4.2. Georges Eekhoud (1854-1927) L’autre grand représentant du mouvement naturaliste belge est sans aucun doute G. Eekhoud A. Biographie Eekhoud est né en 1854 `a Anvers d’une famille de riches bourgeois flamands. Durant ses études, il aura De Coster comme professeur `a l’École militaire. Abandonnant ses études, il va mener une vie de boheme : il commence `a fréquenter les milieux littéraires de Belgique et de France ou il fait notamment la connaissance de Verlaine et de Zola. Ayant dilapidé une partie de sa fortune, il s’engage dans une carriere journalistique et littéraire en devenant un des collaborateurs de La Jeune Belgique, dont il se sépara en 1895 pour créer une revue plus sociale, Le Coq Rouge, avec Émile Verhaeren et Eugene Demolder. Il était membre du Parti Ouvrier Belge. Son engagement social va se traduire fortement dans ses récits. Ses romans les plus célebres sont Kees Doorik (son premier roman paru en 1883, ), La Nouvelle Carthage (1888), son chef-d’œuvre, et Escal-Vigor qui fit scandale car il traite de l’homosexualité. Il écrivit également plusieurs recueils de nouvelles : Le Cycle patibulaire, Kermesses, Nouvelles Kermesses, Mes Communions (dont nous avons tiré le texte). Parallelement `a sa participation `a la revue Jeune Belgique, Eekhoud s’essaya `a la poésie (Myrtes et Cypres, 1876) avant de découvrir le roman, genre dans lequel il devait composer la partie la plus personnelle de son œuvre. On lui doit en outre des contes et des nouvelles. Influencé par le romancier d’expression néerlandaise Hendrik Conscience, auquel il consacra une étude, Eekhoud s’inscrivit d’abord dans la mouvance régionaliste, meme si son premier roman, Kees Doorik[1], qui décrit la région des Polders (1883), possédait certains traits naturalistes inspirés par Zola (déterminisme de la race, de l’hérédité et du milieu). L’écriture « du terroir » selon Eekhoud, contrairement `a ce qu’elle était pour Camille Lemonnier, se transforma peu `a peu, `a partir de themes ruraux, pour aller vers une évocation de la société industrielle et de ses marges. En outre, subissant peut-etre l’influence du grand styliste qu’était Flaubert, il se constitua progressivement un langage propre : il utilise des néologismes (mais dans une moindre mesure que Lemonnier), de termes issus du patois flamand (surtout pour évoquer la vie quotidienne) et de mots rares ( ~ Lemonnier) : il est un des représentants du style coruscant. A travers ses récits successifs[2], on peut d’ailleurs mesurer son évolution vers un engagement plus fort, `a la fois social et personnel. Il aborda aussi le theme de l’homosexualité pour laquelle il montre une espece de fascination[3], en particulier dans Escal-Vigor, roman `a cause duquel il eut `a supporter des attaques virulentes. Mais Eekhoud s’intéresse également `a l’anarchisme, au pacifisme,… L’œuvre d’Eekhoud est une opposition `a toutes les formes de la vie bourgeoise de son temps Il poursuivit sa peinture de la marginalité dans la société industrielle avec L’Autre vue (1904), Les Libertins d’Anvers (1912), Dernieres Kermesses (1920), Le Terroir incarné (1922). B. La Nouvelle Carthage Ce roman est qualifié par certains comme « l’un des meilleurs romans naturalistes belges ». En général, on le considere comme son chef-d’œuvre. Pour ce livre, on lui attribuera le Prix Quinquennal en 1893. § Contexte et commentaires d’extraits Le roman s’ouvre sur l’enterrement de Jacques Paridael, ouvrier. Son fils, Laurent Paridael, désormais orphelin, est recueilli par un oncle, Guillaume Dobouzier, riche industriel anversois. Durant l’enterrement, Dobouziez donne au garçon «(…) une piece de vingt francs, une autre de cinq et une autre de vingt sous. La premiere étant pour le plateau de l’offrande ; le reste pour les queteurs. Mais cet enfant, décidément aussi gauche qu’il en avait l’air, s’embrouilla dans la répartition de ses aumônes et donna, contrairement `a l’usage, la piece d’or au représentant des pauvres, les cinq francs au marguillier, et les vingt sous au curé[4].» Il est méprisé et mal `a l’aise dans cette famille bourgeoise qui ne lui accorde qu’un petit coin de grenier pour chambre. Rapidement, Laurent s’éprend de sa cousine Régine, surnommée Gina, qui « ne voit et ne verra jamais en lui qu’un « paysan »). Laissé `a lui-meme dans son grenier, Gina étant « trop demoiselle pour s’amuser avec ce gamin », Laurent regardait par la fenetre s’étendre la ville devant lui. C’est qu’au-del`a de l’intrigue, le personnage central du roman est la ville d’Anvers : c’est la métropole qui est motif récurrent de l’ensemble du récit. Passionné par l’usine, Paridael va faire connaissance avec les ouvriers de l’entreprise de son oncle qui vivent dans la misere. Il comprend l’exploitation des ouvriers par la bourgeoisie. Extrait n° 1 Dans le roman, une série d’épisodes montrent le fossé qui se creuse entre le héros et sa famille d’adoption : quand il voit l’Escaut lors d’une excursion, Paridael se souvient de son pere et de son enfance heureuse alors que les bourgeois qui l’accompagnent pensent `a l’usine que l’on pourrait ouvrir sur ses rives. Les ouvriers de Dobouzier sont tyrannisés par Freddy Béjard, un etre cruel et mauvais, symbole d’une bourgeoisie mesquine et égoiste. Ce dernier qui traîne également une réputation de négrier[5] devient l‘époux de Gina. Extrait n° 2 Entre-temps, Laurent quitte sa famille adoptive. Logeant `a Anvers, il renoue avec sa ville natale et retrouve d’anciens amis de son pere. Il se découvre des affinités avec les voyous (« des instincts d’irrégulier et de réfractaire[6] couvaient[7] en lui »). La transgression du héros quittant le monde bourgeois s’effectue en deux temps, comme le fait remarquer P. Aron : « Derriere les classes laborieuses, se cachent les ‘classes dangereuses’. L’itinéraire de Laurent débouche d’abord sur le monde ouvrier, mais n’y demeure qu’un instant. » C’est dans la troisieme partie, alors que Laurent est devenu totalement indépendant, qu’il va se faire frere des voyous : apres le naufrage d’un navire (prémédité par Béjard, comme il l’apprendra plus tard) sur lequel avaient embarqué ses amis, il se décide `a cette seconde transgression qui le mene vers le monde des voyous. Extrait n° 3 Laurent Paridael se rapproche de plus en plus des parias[8]. Il quitte le centre-ville pour aller s’installer dans la banlieue malfamée[9] d’Anvers. Il prend ensuite les habitudes des sous-prolétaires. La métamorphose est complete. Laurent descend les échelons de la société et voue une haine de plus en plus forte envers les gens tels que Béjard. Mais il ne parvient pas `a hair Gina, cette femme conformiste et symbole de l’esprit bourgeois. Laurent, pressentant que Béjard rend sa femme malheureuse, décide d’éliminer ce dernier. La fabrique de cartouches que Béjard avait en hâte aménagée en dépit de toute regle de sécurité explose dans un incendie. Laurent accomplit son destin en arretant le lâche patron qui prend la fuite et en le poussant vers le feu, ayant dans l’esprit de « venger Regina, venger Anvers, venger les petiots[10] de la cartoucherie ». Agissant ainsi, il se condamne `a bruler avec lui. Quelle importance ? Gina l’a quand meme repoussé. Laurent Paridael renonce au monde de l’anti-bourgeoisie et accepte de se suicider pourvu que Gina retrouve le bonheur… Extraits de La Nouvelle Carthage Extrait n° 1 Laurent assimila aux pires engins de torture et aux plus maléfiques élixirs des inquisiteurs les merveilles tant vantées de la physique et de la chimie industrielle ; il ne vit plus que les revers de cette prospérité manufacturiere dont Gina, de son côté, n’apecevait que la face radieuse et brillante. Il devina les mensonges de ce mot Progres constamment publié par les bourgeois ; les impostures de cette société soi-disant fraternelle et égalitaire, fondée sur un tiers état plus rapace et plus dénaturé que les maîtres féodaux. Et, des ce moment, une pitié profonde, une affection instinctive et absorbante, une sympathie quasi maternelle, presque amoureuse, dont les expansions côtoieraient l’hystérie, le prit aux tréfonds des entrailles, pour l’immense légion des parias, `a commencer par ceux de ses entours, les braves journaliers de l’usine Dobouziez appartenant précisément `a cette excentrique et meme interlope plebe faubourienne grouillant autour du « Moulin de pierre » ; il prit `a jamais le parti de ces lurons délurés et si savoureusement pétris, peinant avec tant de crânerie et bravant chaque jour la maladie, les mutilations, les outils formidables qui se retournaient contre eux, sans perdre un instant leurs manieres rudes et libres, leur familiarité dont le ragout excusait l’indécence[11]. Extrait n° 2 Son pere, comme lui, était directeur des chantiers Fulton lorsque les abus inouis, les actes monstrueux qui s’y commettaient vinrent au grand jour. Cédant on ne sait `a quelle perversion de la fantaisie, assez rare chez les gens du peuple, les ouvriers du chantier s’amusaient `a martyriser leurs jeunes apprentis, en les menaçant de tortures plus atroces encore et meme du trépas s’ils s’avisaient de divulguer ces abominables pratiques ; les souffre-douleur (…) ne parvenaient `a échapper `a ces cruautés qu’en abandonnant `a leurs bourreaux le gros de leur salaire. A la fin pourtant l’affaire transpira. Le scandale fut immense. (…) Le fils du directeur disgrâcié, alors un collégien d’une quinzaine d’années, avait présidé plus d’une fois `a ces spectacles et, au dire des acteurs, en y prenant un certain plaisir. Peu s’en fallut que, dans son effervescence, l’auditoire ne réclamât l’emprisonnement du sournois potache qui s’était bien gardé de dénoncer `a son pere ceux qui lui procuraient de si palpitantes récréations[12]. Extrait n° 3 Son culte pour les chers disparus se confondit bientôt en haine de la société oligarque, non seulement avec l’affection aux simples ouvriers, mais avec une sympathie extreme pour les plus rafalés (sic), les plus honnis, voire les plus socialement déchus des misérables. Il allait enfin donner carriere `a ce besoin d’anarchie qui fermentait en lui depuis sa plus tendre enfance, qui le travaillait jusqu’aux moelles, qui tordait ses moindres fibres amatives. C’est vers les réprouvés terrestres que s’orienterait son immense nostalgie de communion et de tendresse[13]. ------------------------------- [1] Qu’il dédie `a Lemonnier. [2] Les Milices de saint François, 1886 ; Kermesses, 1887 ; La Nouvelle Carthage, 1888 ; Les fusillés de Maline, 1891 ; Le Siecle de Shakespeare, 1893 ; Le Cycle patibulaire, 1895 ; Escal-Vigor, 1899) [3] Il existe des lectures de l’œuvre d’Eekhoud qui s’attachent `a trouver les connotations homosexuelles. [4] G. Eekhoud, La Nouvelle Carthage (coll. Espace Nord, 191), Bruxelles, 2004, p. 10. [5] Marchand d’esclaves [6] Insoumis [7] Etre caché [8] Personne méprisée et mise au ban de la société. [9] Qui est mal fréquenté, qui a mauvaise réputation. [10] Les petits = (ici) les personnes humbles [11] Cfr G. Eekhoud, La Nouvelle Carthage (coll. Espace Nord 191), Bruxelles, 2004, p. 35. [12] Ibid., p. 76-77. [13] Ibid. p. 310-311.