Ill Tirés de sources diverses, les textes de cette partie ont en commun de dire ľaliénation culturelle des Québécois; il importait — et de fagon pressante á ľépoque — de revendiquer la Uberte, au risque ďéchouer, et de pouvoir répondre personnellement de ses actions devant le tribunal de la défaite. Chose etonnante que ľactualité persistante de ces articles... R.L. 67 LA FATIGUE CULTURELLE DU CANADA FRANCAIS "II faut des nations pleinement conscientes, pour une terre totale" (i). Teilhard de Chardin Un relativisme qui ne s'avoue pas lui-méme imprěgne ľesprit de touš nos "penseurs", si bien que, sauf une minorite prudente qui réussit ä garder une position dégagée ou neutře, chaque homme qui veut comprendre le probléme canadien-francais subit une vivisection mentale par laquelle on essaie de voir de quel côté, au fond, il se range. Aussitôt qu'on a opéré la coupe savante des cerveaux, on conteste aux penseurs tout pouvoir de conhaissance parce que, désormais et une fois pour toutes, on connaít leurs conditionnements. Nos hommes de science eux-mémes ont encourage ce relativisme qui, inévitablement, se retourne contre leur propre entreprise; ainsi, inutile de préter attention ä ce que dit un Michel Brunet, historien de ľécole "nationaliste" ou bien, selon une optique divergente, ä un Jean-Charles Falardeau, sociologue de ľécole dite "du pere Lévesque", et confédéraliste avoué. Les etiquettes, pour étre parfois moins grossiéres ou plus rationalisées, sont exclusives, et je connais fort peu de journalistes ou ďuniversitaires qui ne soient pas ainsi brutalement référés ä leur groupe idéologique determinant et impermeable. La pensée se trouve du coup taxée d'un coefficient de représentativité qui fait que, réduite ä une tendance ou ä une école, eile se trouve dépossédée de toute efficacité dialectique. Un dialogue de sourds s'est ainsi établi au Canada frangais entre des penseurs qui, en réduisant leurs interlocuteurs ä des produits conditionnés, nous enlevent du méme coup tout espoir en ce qui concerne leur propre puissance d'intellection. Bien que je refuse, pour ma part, qu'un penseur puisse parier dogmatiquement du reel comme s'il détenait, pour le décrire, un point de vue privilégié et totalement objectif, je ne veux pas entrer, d'autre part, dans cette petite guerre des (1) Oeuvres de Teilhard de Chardin, tome V, p. 74. 69 tendances ideologiques et accuser les autres de représenter un fragment du reel alors qu'ils tentent de me le faire comprendre dans son entier. La partie serait trop facile. Et aussi, je confere ä Facte de penser un certain pouvoir ďélucidation que nul conditionnement ne peut résumer. En ďautres termes, la vraie dialectique est dialogue et non pas parallélisme de deux monologues. II est encore possible de penser, et cet acte si important, méme s'il est accompli par un "adversaire" social ou politique, ne doit pas étre considéré comme un cantique accessible aux seuls adeptes de la religion de celui qui le chante. Ľadversaire peut découvrir autant de vérité et peut comprendre autant de reel que celui qui est de "mon" côté ou de "ma" tendance. Cest dans cette dialectique entre des tendances-situations qu'il importe de définir ces situations, et non en dehors d'elle ou au-dessus. La lutte dialectique est génératrice de lucidité et de logique, mais, chose certaine, eile ne saurait toutefois descendre au niveau de l'opposition entre deux partis politiques qui, comme on le sait, se situent d'eux-memes en dehors de toute entreprise de comprehension. La partisa-nerie politique est un mode d'action, non un mode de penser; au mieux, les partis se veulent "idéologieux", c'est-ä-dire embrigadés dans un systéme pré-congu de la société et dont ľabsence de failles serait de nature á nous renseigner sur sa précarité ou son idéalisme. Si je prends ces precautions, c'est que je tiens á marquer clairement que ľétude que j'entreprends, ä partir ďun article de Pierre Elliott Trudeau sur "La nouvelle trahison des clercs" '2\ n'est ni exempte de motivations, ni ďautre part une tentative sournoise de prouver que la pensée de Trudeau n'est que le reflet plus ou moins briliant ďune tendance différente de celie qui me définirait ! Son article témoigne d'un effort precis de raisonnement qu'il me déplairait de voir assimilé á un "reflexe conditionné" de partisan ou d'anti-séparatiste. (2) In Cite libre, numero 46, avril 1962. 70 Le nationalisme et la guerre Cette pensée tranchante m'est d'abord apparue comme un edifice logique assez coherent, bien articulé et d'un style vigoureux. Et puisque Pierre Elliott Trudeau situe sa recherche sur le pian de la raison, c'est ä ce niveau méme que je m'efforcerai de dialoguer avec lui. Le nationalisme, je le reconnais avec lui, a souvent été une chose detestable, sinon méme innommable : les crimes commis en son nom sont peut-étre pires que ceux, fort célébres, qu'on a commis au nom de la liberté. Les guerres ont ponctué, au siécle dernier, ľéveil des nationalités et ont souillé gravement toutes les formes possibles du nationalisme et touš les systěmes de pensée qui s'en réclament. "... cette idée a été cause de ce que les guerres soient devenues de plus en plus totales depuis deux siěcles : c'est done cette idée que je combats ici... Les guerres inter-nationales ne prendront fin que dans le fondement de l'Etat. Quant aux guerres inter-Etatiques, elles ne cesseront que si les Etats renoncent ä cet attribut dont l'essence méme les rend exclusifs et intolérants : la souveraineté" *3'- Le lien établi entre les guerres et le nationalisme ("1'idée de Nation-Etat") ne semble pas trěs sür (4). La convergence de ces deux faits, méme répétée ä plusieurs exemplaires, ne fonde pas pour autant un lien de causalité reelle. La resurgence des guerres pose un probléme philosophique qu'il serait trop facile de circonscrire dans sa coincidence avec les vagues de nationalismes ou les irruptions ď "étatisme" religieux ou idéologique. La guerre est l'extension collective, sinon mondiale, de la notion de conflit; et je suis pres de croire que si on étudiait (3) P. E. Trudeau, idem. (4) Les guerres "nationalistes" du 19ěme siěcle sont parfois attribuées, en remontant la chafne des "causes", au Congrěs de Vienne de 1815, premier "sommet" pour la paix : "A Vienne, la carte de l'Europe est refaite. Mais la liberté, l'esprit des nationalités, le droit des peuples sont tenus ä ľécart de cette construction. L'acte final de Vienne contient le germe des guerres qui vont ensanglanter la deuxiěme moitié du XIXe siěcle. Les nationalités opprimées dans leur élan accentueront la discorde entre les gouvernements et les peuples." Felix Ponteil, 1'Eveil des nationalités et le mouvement liberal, P.U.F., Paris, I960, p. 4. 71 scientifiquement la guerre (ce qui me semble aussi urgent que de vouloir la paix), on y trouverait peut-étre des fondements d'explications qui concernent le phénoměne humain global. Jusqu'ä maintenant les penseurs ont pris parti contre la guerre ou bien ont imagine des plans de paix (ľabbé de Saint-Pierre en 1713, Jérémie Bentham en 1789), mais, chose curieuse, peu d'entre eux ont applique leur esprit ä étudier le phénoměne de la guerre. Une sorte de refoulement social ou individuel pousse l'homme de science ä se voiler la face devant la guerre. II a fallu des siěcles et un homme lucide pour isoler la terre du cosmos, et quelques siěcles encore avant qu'un certain docteur viennois fasse du subconscient, irrigué par le sexe, un objet ďétude; de la méme facon, la guerre provoque encore des prises de position, des emotions, des embrigadements chez les hommes de science, mais fort peu de lucidité. Si bien que ce phénoměne, un des plus dévastateurs dans l'histoire de l'homme ^\ se trouve pour ainsi dire á la merci de toutes les explications hätives et partielles : les guerres sont causées par Dieu, les Juifs, les conflits économiques, les assassinats de princes, les families royales, les fabricants de canons, les nationalismes, etc., selon le but idéologique que se propose celui qui utilise la guerre comme argument. Ainsi, dans Particle de Trudeau, la guerre est invoquée comme une consequence du nationalisme, sans, pour autant, que l'auteur explicite la correlation qui existe entre ce micro-phénoměne (ľémergence des Nations-Etats) et son gigantesque corollaire, la guerre, qui a ensanglanté ľhumanité depuis ses débuts. Si la pensée doit dépasser les apparences et chercher, sous des coincidences incontestables mais peut-étre événementielles, un réseau profond et exhaustif d'explications, il ne faut pas se servir ďune causalité á rabais. Le lien causal établi entre les guerres et les nationalismes est léger et minimise 1'importance du phénoměne de la guerre. Comment done de si petites crises (5) "Le professeur Wright note qu'entre 1482 et 1941, c'est-ä-dire entre le traité ď Arras qui consacrait le succěs des efforts de Louis XV et en fait la fin de la féodalité, et ľentrée des Etats-Unis dans la Deuxiěme Guerre mondiale, on peut compter 278 guerres et 700 millions de victimes directes." General Gallois, cite par Louis Armand, dans ľ laidoyerpour ľavenir, Caiman-Levy, 1961, p. 146. 72 historiques pourraient-elles engendrer un phénoměne terrible et mystérieux qui s'est manifeste á l'homme bien avant les nations et qui dépasse, par son extension méme, les super-nations modernes ? (6) La condamnation méme justifiée de la guerre ne remplacera jamais sa saisie rationnelle par l'esprit humain; il en a été ainsi du sexe pendant longtemps... La guerre, événement décrié, destructeur, dangereux, n'a provoqué que des attitudes de combat (refus, volonte de paix, condamnation), mais fort peu d'attitudes scientifiques. La guerre totale pose un probléme philosophique ä l'homme, et ce dernier, préoccupé jadis par une "totalite" jamais remise en question, doit aujourd'hui étudier la guerre comme il cherche ä comprendre la mort et, pour cela sans doute, cesser de voir en la guerre un mal pur et indifférencié. Objet de scandale et de conferences de paix, la guerre doit passer au champ ďétude de l'homme et ne plus servir d'argument rapide dont la malicité interne et trop peu contestee sert d'assommoir ä la pensée. Le "subsconscient" de la paix La guerre est le mystěre philosophique ä élucider. Liée intimement ä la spécificité de l'homme, la guerre en constitue une des fonetions, et cela devrait, dans l'esprit des penseurs, réhabiliter cette fonetion "honteuse" entre toutes mais qui, si eile est considérée comme fonetion, se trouverait du coup nantie de touš les attributs contradictoires et ambivalents des fonetions humaines. II serait, en tout cas, difficile de penser ä la paix sans reconnaitre l'importance de son "subconscient" ténébreux. (6) Pierre Elliott Trudeau mentionne aussi, comme autre cause exterieure de la guerre, la technologie moderne. Sur ce point, il fait une inversion causale. La correlation technologie-guerre me paraft fonetionner dans l'autre sens : c'est la guerre, assurément, qui a créé l'outil et non celui-ci qui a engendré la guerre. L'outil toutefois a du agir, en retour, pour perfectionner ou étendre les moyens de destruction, mais on ne saurait accabler le progres technique qui, sur le plan fonctionnel, peut aussi bien servir que détruire. Ľ en va ainsi du feu. 73 Qui sait si nos historiens de demain n'engloberont pas dans la notion de guerre les conferences sur le désarmement comme celle de Geneve par exemple ? Car, de toute evidence, cette conference exprime un conflit dont l'objet est la cessation de tout conflit arme. Elle est, en quelque sorte, une variante de la guerre qui, intégrée ä la collection de toutes les autres variantes dont l'histoire regorge, peut aider ä nous faire comprendre la guerre comme un phénoměne general lié á la communication entre deux groupes quelle que soit la dimension de ceux-ci. Si tel était le cas, et puisque la diplomatie de Geneve ou les affrontements verbaux ä l'O.N.U. définiraient la guerre avec autant de nécessité que les batailles militaires, il faudrait en arriver ä ne plus concevoir la guerre univoquement comme une catastrophe mais comme un affrontement qui, dans ses derives les plus apaisés, se réduirait peut-étre au dialogue (7*. Les sociétés dites "primitives", éprises ďunanimité, exorcisaient les dissensions par un rituel ďaffrontement et de combat réglementé ("Autrement dit, pas de minorite", écrit Claude Lévi-Strauss; et j'espére qu'on ne m'accusera pas ici de solliciter sa pensée !). "En gros, ces sociétés sont égalitaires, de type mécanique, regies par la regle ďunanimité... Au contraire, les civilises fabriquent beaucoup d'ordre, mais ils fabriquent aussi beaucoup d'entropie : conflits sociaux, luttes politiques, toutes choses contre lesquelles nous avons vu que les primitifs se prémunissent... Le grand probléme de la civilisation a done été de maintenir un écart... Elles utilisent pour leur fonetion-nement une difference de potentiel, laquelle se trouve réalisée par différentes formes de hierarchie sociale... Nous avons vu cet écart s'établir avec ľesclavage, puis avec le servage, ensuite par la formation d'un proletariat. Mais, comme la lutte ouvriére tend, dans une certaine mesure, ä égaliser le niveau, notre société a du partir ä la découverte de nouveaux écarts différentiels, avec le colonialisme, avec les politiques dites impérialistes, c'est-ä-dire chercher constamment au sein merne de la société, ou par ľassujettissement de peuples (7) Je trouve dans Teilhard de Chardin cette phrase : "... la vraie paix n'est pas la cessation ni le contraire de la guerre, eile est bien plutót une forme naturellement sublimée de celle-ci." Oeuvre de Pierre Teilhard de Chardin, tome V, p. 196. 74 conquis, á réaliser un écart entre un groupe dominant et un groupe domine : mais cet écart est toujours provisoire..." ^8^ Selon cette vision, les "écarts" individuels vite résorbés par un rituel dans une société primitive, le sont, au niveau des grandes sociétés modernes, par des luttes collectives et, de plus en plus, au prix de vies humaines. Ces écarts entre classes, états ou groupes d'états ou cultures sont les germes de toutes les luttes futures quelles que soient les formes, militaires ou parlementaires ou ideologiques, que prendront ces luttes. Ľ"écart" engendre la lutte; il fonde ainsi, par sa metamorphose protéenne indéfinie et toujours nouvelle, la dialectique, en recreant indéfiniment les deux termes éloignés (écartés) qui tendront logiquement ä s'égaliser. Cette inégalité basique de toute civilisation ne peut etre éliminée que par le transfert de ľinégalité sur un troisiěme terme : la nature. Somme toute, la puissance ne serait plus fonction de la moindre puissance d'un autre groupe humain, mais partagée avec lui en tant que fonction comme puissance sur l'inertie, ce qui revient á dire que le probléme du désarmement ne peut se concevoir en dehors d'une revolution totale de toutes les sociétés qui, ayant purge puis dépassé leur tension contre le terme supérieur d'opposition, égalisées done en quelque sorte et sur tous les plans, pourraient commencer ä se définir en fonction d'un nouveau terme dialectique : la nature, ou le cosmos. Les états ou les groupes tels qu'ils sont coneus, ne sauraient désarmer devant les groupes qui, par un écart quelconque, les forcent ä se définir comme des contraires. Pour débarrasser les groupes de cette vocation á la contradiction et ä la lutte, íl faut d'abord supprimer l'écart originel entre les groupes. C'est faire fausse route que de demander ä des groupes constitués en groupe inégaux, inférieurs ou écartés de sauter une étape du processus dialectique qui regit měme les ensembles internationaux. II n'y a pas de raccourci possible pour passer de ľinfériorité, ressentie collectivement, ä la collaboration d'égal ä égal. A moins, peut-étre, que ce raccourci ne soit la suppression pure et simple du groupe en question en situation quelconque de minorite. "En měme (8) Claude Lévi-Strauss, Entretiens avec Claude. Lévi-Strauss^ Paris, 1961, Julliard, pp. 41-45. 75 temps que l'on nous invite ä construire la civilisation de l'universel, on nous demande de renoncer ä notre culture...", a dit Leopold Senghor, nous rappelant ainsi que l'"universel" ne doit exister que grace ä la participation libre et active de touš les elements particuliers qui auront choisi de le créer. Si les particularismes sont vraiment des extravagances ou des caprices insolites, ils ne résisteront pas longtemps aux "excommunications" dont ils sont 1'objet. "Si l'on nous avait donné ľexemple ďun pays qui, pour étre plus progressiste que les autres, ait renoncé unilatéra-lement ä la culture nationale, ä son passé — pour mieux s'universaliser, nous pourrions suivre cet exemple. Mais cela n'existe pas encore... Nous nous soucions ďélaborer une culture nationale qui serait tout simplement, pour nous, un rempart de sécurité, en attendant que la sécurité de toute notre planete soit realisable" (9^. Nationalisme vs mondialisation La guerre, me dira-t-on, nous éloigne de notre point de depart. Non, et voici pourquoi. Si je me suis ďabord arrété au chapitre II de l'article de Pierre Elliott Trudeau oú il établit la correlation causale nationalismes-guerres, c'est que cette premiere défaillance dialectique m'est apparue, paradoxa-lement, la plus difficile á déceler. De fait, l'argument du nationalisme générateur de guerres est trěs efficace sur les esprits et, ďautre part, ä cause méme de son "evidence" historique, se discute trěs mal. Cest un argument qui impose le silence dans un salon et qui, apparemment fonde sur des faits (quoi de plus incontestable, n'est-ce pas ?), ne révěle pas subitement sa vulnérabilité dialectique. II provoque ľémotion chez celui qui le recoit et, par consequent, masque celle de celui qui ľutilise. Ľémotivité au sujet de la guerre a quelque chose de noble, de grand, d'excusable et, mieux encore, constitue le fondement de la pensée pacifisté et humanitaire. Mais ce n'en est pas moins de ľémotivité que je crois reconnaítre dans la pensée de Pierre Elliott Trudeau, (9) Cheikh Anta Diop, in Presence Africaine, numero 24-25, 1959, p. 376. 76 c'est-a-dire une attitude personnelle univoque et tendue devant un sujet donné. Cette émotivité, manifeste dans le chapitre II intitule "L'optique historique", me parait avoir deux composantes majeures : d'abord, une rationalisation abusive (soit une causalité établie entre deux ordres de faits peu comparables l'un á l'autre : les "nationalismes" et les guerres (10); et une surévaluation de ce qui ne peut étre, á ce niveau d'explication, qu'une coincidence dont le degré reel d'"interaction" est reel mais assez limite; puis, deuxiěmement, une attitude qui se caractérise par un refus de penser la guerre et par une volonte de ne penser que la paix. Ce scheme "structural" comporte des corollaires évidents : par exemple, la guerre menacant desormais d'etre "mondiale", la paix doit étre "mondialisante". Second corollaire : cette surévaluation de la "mondialisation" de la paix á organiser et de la guerre á conjurer implique une devaluation de tout particularisme qui, dans une telle optique, ne peut étre compris que comme un freinage du processus de pacification mondiale, done comme un facteur négatif ou du moins "retrograde". De lá ä dire que le mal (les guerres) vient du morcellement et le bien (la paix mondiale, le désarmement universel) de la mondialisation, il n'y a qu'un pas qui, dans le déroulement de l'article, est préalablement franchi puisque e'est au debut de l'article que le couple nationalismes-guerres est évoqué. La mondialisation ä laquelle nous convie l'auteur comporte logiquement le rejet de ce qui la contrarie au premier chef, soit le nationalisme qui va dans le sens du rétrécissement plutôt que de ľélargissement. II est done logique, selon cette structuration, de frapper tout nationalisme d'un coefficient régressif et presque maléfique. La seule attenuation apportée ä ce jugement se trouve incluse dans la notion de transition appliquée au phénoměne nation : "Elles tiennent ä un stade transitoire de l'histoire du monde" í11). Si tel est le cas, on ne peut plus considérer les nationalismes comme porteurs des guerres (10) "Le concept de nation... e'est un concept qui pourrit tout", p. 6, idem. (11) Idem, p. 15. futures. On doit logiquement isoler ces deux termes et il serait měme possible de considérer certains nationalismes, les plus isolationnalistes ou les insulaires, comme des manifestations politiques ďun désir ďéchapper aux jeux des forces et des puissances dont la degeneration se traduit en termes de guerres. De plus, s'il y a transition, cela doit étre dans une direction qui, dévalorisant la nation parce qu'elle est transitoire, implique qu'une "plus-value" existentielle est liée au fait de n'étre pas transitoire. Mais pourquoi ? Car la vie humaine aussi est transitoire. Et par rapport ä quoi la realite nationale ou étatique est-elle transitoire ? Ou se trouve le terme de comparaison et en quoi sa réalité sera-t-elle supérieure ä toutes les autres ? S'il s'agit de Dieu, je ne discute plus. Mais si ce terme supérieur est le monde ou měme le cosmos, qui me dit que ces réalités ne sont pas elles aussi transitoires ? La paix transcendantale A cet égard, la pensée pacifisté nous offre un exemple quotidien de "mondialisation" dialectique : "C'est un engagement qui transcende tous ceux que l'on peut avoir envers une patrie, un systéme économique ou une religion, parce que les patries, les systěmes économiques et les religions n'ont de sens que si l'homme continue... Les pacifistes ne succombent done pas ä une emotion facile ou ä un idéaľisme puéril : ils obéissent ä la plus froide logique et ils s'attaquent au seul probléme dont la solution est préalable ä celie de tous les autres" (12). Si, comme le veulent les pacifistes, le monde se trouve en etat d'urgence, toute activité qui ne s'inscrit pas dans le sens de cette peur se trouve dévaluée et paraít, ä la limite, assez dérisoire. Ce raisonnement a été souvent formule : il consiste ä valoriser la dereliction atomique et ä frapper ďinauthenticité toute autre interrogation vitale. Ľangoisse "pacifisté" s'affirme comme prioritaire sur toute autre forme de question. (12) André Langevin, "Einstein et la paix", le Nouveau Journal, Montreal, avril 1962. 78 Au nom d'une paix positive, on finit par nier toute demarche qui n'est pas la recherche de cette paix, ce qui équivaut á une néantisation prémonitoire de toute problématique qui échappe ä cette situation d'urgence. De lä, le paeifisme conclut implicitement ä l'inimportance de toute autre problématique; il néantise ä priori toute autre Philosophie. Au nom ďun projet de paix dont ľéchec serait fatal au monde, on provoque la peur de cet échec, dont l'envers philosophique est le détachement de la réalité quotidienne. Et cette peur du néant atomique préoccupe jalousement celui qui ľéprouve et combat tout autre engagement au réel devenu, par sa néantisation anticipée, une duperie sans importance, un sursis tout au plus. Ľangoisse philosophique se nourrit de tout. C'est une attitude mentale qui consomme beaucoup de symboles et de justifications. Ce serait une erreur de ne voir dans les mouvements pacifistes contemporains que des attitudes strictement politiques. La bombe "totale" pose á tous les hommes de la terre la question de "ľétre et du néant du monde"; eile élargit au cosmos une antique hesitation qui dans le passé concernait seulement la vie individuelle et done conférait implicitement une réalité imperturbable au reste du monde. Je veux la paix, moi aussi, mais me refuse, au nom de ce ciel politique, ä dévaluer tout ce qui n'est pas étranger á cette mystique. Qui dit pacifisme dit peur de la bombe et cette peur, si efficace soit-elle politiquement, contient une ambiguľté philosophique *13'. Mais revenons au nationalisme. Les nations sont des concepts Faut-il cesser de faire des revolutions parce qu'on sait, de toute eternite ou presque, que les revolutions passent ? Faut-il, au nom de grands corps politiques fédératifs ou (13) "Cette peur de la guerre fatale, cette peur qui ne voit de reměde ä la guerre que dans une peur accrue de la guerre, c'est cela qui empoisonne l'atmosphere autour de nous." Oeuvres de Pierre Teilhard de Chardin, tome V, p. 191. 79 impériaux qui, eux aussi, sombreront au fond des äges, condamner des entreprises ou des revolutions qui finiront bien par finir ? Si le nationalisme de quelque groupe que ce soit, sénégalais ou canadien-frangais, est retrograde, j'ose croire que c'est pour d'autres raisons que la pérennité de la Communauté frangaise ou la supériorité inhérente ä un grand ensemble comme la Confederation sur un petit ensemble comme l'Etat du Québec. Ce serait alors parce que le nationalisme engendre des guerres ? Je crois avoir démontré la fragilité de cette correlation entre le nationalisme et la guerre. Ce serait done parce que le nationalisme va fatalement vers la droite sociale-politique ? C'est lä préjuger d'une orientation future d'apres d'anciennes aventures politiques; et rien ne m'oblige ä croire que la réalité de demain sera selon celle, regrettable j'en conviens, d'hier et d'avant-hier. Je ne crois pas plus ä l'essence prédéterminée des peuples que je crois ä celle des personnes; en politique, une doctrine essentialiste ne peut conclure qu'ä ľimmobilisme. Les peuples n'ont pas d'essence. Pendant un temps donne d'observation, ils peuvent se caractériser par des attitudes ou des institutions spécifiques; mais cela n'est pas une essence. Les peuples sont ontologiquement indéterminés, et cette indétermination est le fondement méme de leur liberté. L'histoire á venir d'un groupe humain n'est pas fatale, eile est imprévisible. "Un homme se définit par son projet", a dit Jean-Paul Sartre. Un peuple aussi. Le nationalisme serait condamnable parce qu'il préconise un rétrécissement communautaire alors que le mouvement de l'Histoire va dans le sens d'une mondialisation irreversible ? A cela, je dirai que ľhumanité offre ä l'historien une belle anthologie de chutes d'empires : Alexandre, Gengis Khan, Soliman le magnifique, Mahomet, Franz Joseph, Hadrien, César, Victoria... ont proclamé la pérennité d'empires polyethniques et polyculturels qui se sont tous également rétrécis. II se pourrait bien alors, si l'histoire avec un grand "H" a un sens, que ce soit dans le rétrécissement qu'on le trouve avec autant de preuves irréfutables ä ľappui que dans ľintégration planétaire et mondiale. Mais je cherche encore pourquoi le nationalisme, selon Trudeau, et plus particuliěrement son expression séparatiste actuelle au 80 Canada francais, est un ferment de regression historique, sociale, humaine et logique ? La Nation-Etat est-elle un piěge odieux dans lequel les meilleurs elements de gauche se font prendre bétement parce qu'ils sont émotifs ? Ce concept comporte-t-il une sorte d'ipséité maléfique et intrinsěquement negative qu'il convient de bannir de nos esprits ä tout jamais comme une des "phases transitoires" de ľhumanité, comme d'autres ont eu ä sublimer ľanthropophagie ? Voilä la question ä laquelle Pierre Elliott Trudeau consacre une réponse briliante, rhétori-quement convaincante et qui, pourtant, me parait une question-charade ou, mieux, un piěge dialectique. Je m'explique. En posant comme prémisse que le séparatisme postule la Nation-Etat, il est relativement facile sinon agréable de réfuter cette aspiration de la Nation canadienne-francaise ä se transmuer en Nation-Etat. Or, précisément, la Nation-Etat est un concept vraiment périmé qui ne correspond ni ä la réalité ni aux derniéres données de la science. La nation n'est pas, comme le laisse entendre Trudeau, une réalité ethnique. II n'y a plus d'ethnies, ou alors fort peu. Les déplacements de population, ľimmigration, les assimilations (que Jacques Henripin qualifie justement de "transferts linguistiques") ont produit une interpénétration des ethnies dont un des résultats incontestables, au Canada francais par exemple, est le regroupement non plus selon le principe de l'origine ethnique (la race, comme on disait encore il y a vingt-cinq ans), mais selon l'appartenance á un groupe culturel ^14^ homogene dont la seule spécificité verifiable se trouve au niveau linguistique. II suffit de regarder autour de soi, pármi les gens qu'on connait, pour dénombrer rapidement le nombre de Canadiens francais pure laine : ils ne sont pas les seuls "vrais" Canadiens francais ! Les Mackay, (14) La notion de culture, d'apres E.B. Tylor, est : "That complex whole which includes knowledge, belief, art, morals, laws, custom, and any other capabilities and habits acquired by man as a member of society", Primitive culture, Londres 1871, vol. I, p. 1. Plus pres de nous, CI. Lévis-Strauss precise : "Le langage est ä la fois le fait culturel par excellence et celui par ľintermédiaire duquel toutes les formes de la vie sociale s'établissent et se perpétuent." Anthropologie structurale, Paris, 1958, p. 392. 81 les Johnson, les Elliott, les Aquin, les Molinari, les O'Harley, les Spénart, les Esposito, les Globenski, etc., en disent long sur ľethnie-nation canadienne-frangaise. Les "transferts linguis-tiques", dont parle Henripin, se sont accomplis ä notre profit comme ä nos dépens, si bien que le noyau de colons immigrés qui a fait la survivance se trouve mélé désormais, sur le plan ethnique, ä tous les apports que l'immigration ou les hasards de ľamour ont donnés ä notre pureté ethnique nationale. De fait, il n'y a plus de nation canadienne-frangaise, mais un groupe culturel-linguistique homogene par la langue. II en ira ainsi des Wolof, des Sérěres et des Peuls du Senegal qui, si rien ne vient interrompre le processus de scolarisation dont le résultat lointain sera d'enfanter un groupe culturel-linguistique d'origine ethnique multiple, deviendront un jour des Sénégalais. Le Canada frangais est polyethnique. Et ce serait pure folie, j'en conviens, de réver pour le Canada frangais d'une Nation-Etat quand précisément la nation canadienne-frangaise a fait place ä une culture globale, cohérente, ä base différentielle linguistique. Qu'on appelle nation ce nouvel agglomérat, je veux bien, mais alors il ne peut plus ětre question de la nation comme du ferment du racisme et de tous ses abominables derives. Ce qui différencie le Canada du Canada frangais, ce n'est pas que le plus grand soit polyethnique et le second mono-ethnique, mais que le premier soit biculturel et le second culturellement homogene (ce qui n'exclut pas, Dieu merci, le pluralisme sous toutes ses formes !). Le couple nation-état que fustige Pierre Elliot Trudeau ne correspond plus ä la realite et ne saurait constituer une ambition sincere que pour une minorite qui, de ce fait, ne réalisera jamais son réve. II serait plus juste de parier d'un etat monoculturel. Si quelques attardés révent encore d'un sang pur canadien-frangais, considérons-les tout bonnement comme des délinquants intellectuels ! Mais il m'apparait injuste de réfuter le séparatisme actuel en le taxant des péchés du racisme et de ľintolérance ethnique. II convient plutôt de ľétudier comme une expression de la culture des Canadiens frangais, en mal d'une plus grande homogénéité. Selon cette perspective, et nous en tenant strictement n i-i á ľétude de ce phénoméne, le nationalisme n'est porteur ni de mal ni de bien á priori : il constitue une sorte de parole communautaire, qu'on demeure libre d'entendre ou de ne pas entendre. On peut le combattre au nom d'une ideologie politique, mais pas au nom de la lucidité et de la science. Le séparatisme d'ailleurs se présente comme une manifestation particuliěre de Vexistant national, mais il n'en est pas la seule, loin de lä. La caractéristique du nationalisme est d'etre une expression politique d'une culture : dans le cas du Canada frangais, ils'agittres nettement d'une aspiration ä la politique. A cause de cela, il apparaít aux non-Canadiens frangais comme un element constitutif du groupe culturel francophone du Canada. En realite, d'autres manifestations feraient aussi bien la preuve de l'existence de ce groupe culturel : les arts, la littérature, la thématique globalisante de nos chercheurs en sciences humaines, et aussi, sans doute, la dynamique linguistique, la démographie, les lüttes sociales, le particula-risme religieux, etc. La culture de la culture , Nous sommes done en presence d'une culture que nous dirons "nationale" dont l'existence, si debile soit-elle, peut étre vérifiée ä partir d'un certain nombre de manifestations. Le séparatisme canadien-frangais n'est qu'une de ces manifestations Constituantes. Sa "force de frappe" est plus grande que celle de toutes les autres formes d'existence culturelle parce qu'elle contient un germe révolutionnaire qui peut remettre en question l'ordre constitutionnel établi ä ľéchelle du Canada. Les Canadiens anglais s'en sont vite apergus qui se sont empresses d'isoler le nationalisme de toutes les autres expressions culturelles du Canada frangais. lis ont encourage, par exemple, avec d'autant plus de générosité et d'efficacité le particularisme artistique des Canadiens frangais que cela augmente ľambiguľté d'un lien que les séparatistes s'efforcent de définir comme univoque et "infériorisant". Obéissant en cela ä un comportement dont on connaft plusieurs analogues en d'autres regions du monde, les Canadiens anglais ont investi beaueoup d'argent et 83 d'attention sincere dans les manifestations "divertissantes" de la culture canadienne-frangaise. lis l'ont fait avec efficacité et empressement, si bien qu'une dichotomie s'est finalement installée dans la conscience des bénéficiaires entre leur allégeance ä un gouvernement federal généreux et leur enracinement peu rentable dans l'humus de leur peuple. Le déchirement a atteint un point douloureux sous le regime mesquin de Duplessis qui, par son attitude intolerante et Partisane, a jeté de nombreux artistes et penseurs dans les bras du gouvernement federal, ce qui veut dire qu'il les a condamnés soit au déchirement sterile, soit ä devenir les porte-parole déracinés d'une culture qui, ä un moment donne, n'avait de prix que pour ceux qui en redoutaient la manifestation totale. Cette situation de fait a eu, entre autres consequences, celle d'influencer l'acception canadienne du mot culture. La culture, en effet, se trouve cantonnée au strict domaine des arts et des sciences humaines; le mot culture s'est contracté pour ne plus contenir que l'aspect artistique et cognitif d'un groupe, alors que, chez les anthropologistes et de nombreux penseurs étrangers, il décrit l'ensemble des modes de comportement et des symboles d'un groupe donné et réfěre ainsi ä une société organique souveraine, ce qui ne veut pas dire fermée. Notre situation politique fédérale-provinciale nous a conduits ä dépolitiser le mot culture ou, plus précisément, ä lui refuser sans hesitation la signification englobante qu'on lui reconnait dans la sémantique contempo-raine. Le rapport Massey a codifié de fagon trěs precise cette reduction de la culture canadienne-frangaise ä son element de connaissance et d'expression artistique et exprime, de ce fait, ä une date oú les grandes oeuvres anthropologiques étaient accessibles et confirmaient une acception opposée du méme terme, un refus de la culture canadienne-frangaise dans sa globalité. II faut dire que les penseurs canadiens-frangais ont accepté ďemblée cette variante et vont jusqu'ä conformer avec zéle leur attitude ä celie du Canada anglais en exhortant les Canadiens frangais ä la qualité et ä la specialisation formaliste, comme pour conjurer ainsi ľexpression d'un vouloir-vivre culturel global. Le probléme n'est done pas de savoir si nos poétes deviendront meilleurs dans un état 84 indépendant et une fois la nation exorbitée du regime politique-émotif qui ľinfériorise, mais bien de savoir si on reconnaít 1'existence reelle de la culture canadienne-frangaise, ou bien si on n'en accepte qu'un fragment limite qui peut s'insérer dans un ensemble politique auquel on attribue une sorte de priorite ďexistence. Une culture globale canadienne-frangaise ne postule aucunement une homogénéité de fait. Une culture, si vivante soit-elle, est constituée d'un résidu ďéléments autochtones et ďéléments empruntés : ces derniers qui, au depart, sont heterogenes, sont finalement assimilés, homogénéisés plus ou moins rapidement et finissant par fonder en realite la culture globale autant que ses elements originels. II en va de méme pour la culture du Canada frangais, déjä pétrie par au moins trois dimensions ďhétérogénéité culturelle : frangaise, britannique, américaine nord-américaine... "Cest parce qu'une culture n'est pas une simple juxtaposition de traits culturels qu'il ne saurait y avoir de culture métisse... Et e'est pour cela aussi qu'une des caractéristiques de la culture, e'est le style, cette marque propre á un peuple et á une époque que l'on retrouve dans tous les domaines oú se manifeste ľactivité de ce peuple ä une époque déterminée... Une objection á cette théorie est que toute culture est un melange ďéléments effroyablement heterogenes. On rappellera le cas de la culture grecque formée ďéléments grecs, mais aussi ďéléments crétois, égyptiens, asiatiques... II est bien vrai que la regie ici est de ľhétéro-généité. Mais attention : cette hétérogénéité n'est pas vécue en tant qu'hétérogénéité... II s'agit d'une hétérogénéité vécue intérieurement comme homogénéité. L'analyse peut bien révéler de ľhétérogéne mais les elements, quelque heterogenes qu'ils soient, sont vécus par la conscience de la communauté comme siens, au méme titre que les elements les plus typiquement autochtones. C'est qu'est intervenu un processus de naturalisation, lequel relěve de la dialectique de ľ"aw?/r"(15). Etre ou ne pas étre séparatiste, relěve de ľoption politique et je congois fort bien que des Canadiens frangais (15) Aimé Césaire, "Culture et colonisation", conference prononcée ä la Sorbonne en septembre 1956. 85 qui admettent de faire partie ďune culture globale préfěrent ľinsertion de leur culture dans la Confederation ä tout autre regime d'existence politique. D'ailleurs, personne n'est oblige de faire de la politique pas plus que de s'engager; personne n'est contraint de se prononcer en faveur d'un systéme politique congu en fonction de la totalite de sa culture. Mais sur le plan théorique, cette vision parcellaire signifie le refus de la globalité de la culture du Canada frangais. Dans cette optique, le Separatismen 'est plus rattaché, en bonne relativite, au tout canadien-francais dont il n'est qu'un element, mais confronté ä la Confederation. II devient alors facile de conclure ä son étroitesse en fonction de la mesure fédérale. Le nationalisme canadien-frangais est l'expression normale, sinon prévisible, d'une culture dont on a contesté d'autant plus subtilement la globalité qu'on lui donnait, d'autre part, l'argent nécessaire pour s'offrir des compensations mythiques. Avant méme de porter un jugement de valeur sur nos péchés, nos déficiences, nos fautes ou nos exploits, il importe froidement ďétudier le Canada frangais děs maintenant comme une culture qui, méme décevante, n'en est pas moins globale. Voilä ce qui compte sur le plan de la raison, beaucoup plus que de se préoccuper si le séparatisme d'il y a six mois est déjä éteint. II n'est pas besoin d'etre prophěte pour affirmer que si la culture canadienne-frangaise existe, eile aura toujours tendance á corriger les limites et les "specialisations" dans lesquelles eile se trouve "encapsulée" pour se manifester globalement. Cette culture, éprise de globalité et d'homogénéité, exprime ainsi son vouloir-vivre communautaire. Sinon, on refuse le Canada francais comme tel : on ne luipermetd'existerque dans une Confederation inchangeable, attitude qu'on peut assimiler au "radicalisme négatif comme impossibilité assumée de tolérer le moindre changement au regime" (16). Comment ne pas évoquer ici ceux qui disent aux nationalistes canadiens-francais que touš les "changements" qu'ils désirent sont permis et possibles ä ľintérieur de la constitutionnalité, ce qui est une f agon d'affirmer que tous les "changements" qu'ils désirent sont (16) Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Gallimard, Paris, 1960, p. 715. 86 permis et possibles sauf celui du regime. De par la Constitution canadienne actuelle, celle de 1867, les Canadiens frangais ont tous les pouvoirs nécessaires pour faire du Quebec une société politique oú les valeurs nationales seraient respectées en méme temps que les valeurs proprement humaines connaítraient un essor sans precedent" (17). Nos succěs "exceptionnels" Seule l'abolition de la culture globale canadienne-frangaise peut causer l'euphorie fonctionnelle au sein de la Confederation et permettre ä celle-ci de se développer "normalement" comme un pouvoir central au-dessus de dix provinces administratives et non plus de deux cultures globalisantes. Cette abolition peut s'accomplir de bien des fagons qui ne sont pas sans tolérer la survivance de certains stereotypes culturels canadiens-frangais. En cessant d'etre globale, la culture du Canada frangais imprégnerait, sans danger et de fagon dépolitisée, plusieurs aspects de la vie canadienne. Nous-mémes, de concert cette fois avec nos partenaires anglophones, attachons un certain prix aux survivances folkloriques des tribus amérindiennes. Nous avons méme inventé le snobisme de la goutte de sang indigene qui coulerait dans nos veines, concession raffinée ä une préexistence sauvage et instinctuelle ! En tant que colonisateurs et vainqueurs, nous avons le reflexe d'encourager l'art esquimau, la poterie huronne, la repetition de chants guerriers des peuples dont la culture a cessé d'etre globale et de se manifester comme un vouloir-vivre collectif. Plus 1'attention du majoritaire-vainqueur devient particulariste et pleine de sollicitude, plus eile manifeste qu'il ne redoute plus les manifestations globales de la culture minoritaire. A cet égard, il faut reconnaftre que le Canada anglais est venu bien pres de maitriser définitivement la situation, et il n'est pas dit qu'il n'aura pas raison finalement de notre fatigue culturelle qui est trěs grande. Chaque poussée (17) Pierre Elliott Trudeau, "La nouvelle trahison des clercs", Cite libre, avril 1962, p. 16. 87 nationaliste le prend au dépourvu car il croyait, de bonne foi, avoir regle le probléme; puis, aprěs un temps ďhésitation, ďinquiétude, il se reprend et considěre que, aprěs tout, ľéclatement "nationaliste" du minoritaire était fonde et qu'il faut payer une fois de plus la rangon de ľharmonie, en lui faisant une concession de plus. Ou bien, (il s'agit ďune attitude courante chez certains Canadiens frangais qui réagissent selon ľaxe de déglobalisation culturelle du Canada frangais), il se rassure en disant que le nationalisme se compare ä la fiěvre jaune dont les crises reviennent périodi-quement selon un cycle. La mauvaise conscience et la culpabilité sincere de la premiere attitude et ľexorcisme des menstrues nationalistes théoriques de ľ"éternel retour" expriment la particularité de sa position de majoritaire. On ne domine jamais univo-quement, sinon dans les films policiers ou les westerns. Ľacte de dominer (qui correspond á la position du plus nombreux et du plus fort) finit par géner celui qui l'accomplit, et le pousse ä multiplier les equivoques, ce qui revient ä dire que, par mauvaise conscience reelle, il fait tout en son pouvoir pour camoufler la relation de domination. Le majoritaire, parfois excédé, en arrive ä accuser le minoritaire de le contre-dominer par la fonction de freinage et d'entrave qu'il finit par exercer de fait. Le minoritaire, ainsi accuse d'etre un poids mort, assume de plus en plus douloureusement ce mauvais role. En realite, il tient le mauvais role; il est un empéchement, un boulet de canon, une force d'inertie qui brise continuellement les grands élans de la majorite dynamique par ses revendications et sa susceptibilité, et il le sait <18). Ai-je besoin ďévoquer, dans ce sens, touš les corol-laires psychologiques de la prise de conscience de cette situation minoritaire : l'autopunition, le masochisme, l'auto-dévaluation, la "depression", le manque d'enthousiasme et (18) "... ľimage qu'un peuple se fait de lui-méme n'est pas moins stéréotypée que celie qu'il se fait des autres, car eile procěde des měmes méthodes irrationnelles, arbitraires et irresponsables", Jean Stoctzel, Jeunesse sans Chrysantheme ni sabre, Paris, 1953, p. 15. 88 de vigueur, autant de sous-attitudes dépossédées que des anthropologues ont déjá baptisées de "fatigue culturelle". Le Canada frangais est en etat de fatigue culturelle et, parce qu'il est invariablement fatigue, il devient fatigant. C'est un cercle vicieux. II serait, sans aucun doute, beaucoup plus reposant de cesser d'exister en tant que culture spécifique; et de vendre une fois pour toutes notre äme au Canada anglais pour une bourse du Conseil des Arts ou une reserve paisible sous la protection de la gendarmerie royale. Mais cette assumption culturelle n'est sans doute pas possible, étant donne notre nombre et aussi étant donne ľimprévisible vouloir-vivre qui surgit épisodiquement, avec une puissance inegale, en chacun de nous. Dépolitisé, le Canadien frangais se comporte comme le tenant ďun groupe inimportant devant la grandeur infinie de ce qui le confronte : Dieu, le désarmement mondial, l'enfer et la bombe totale, la Confederation. Cette inimportance sublime est la voie du mysticisme et crée un "ordre" qui, tel un sacrement, frappe ďindignité ceux qui ne sont pas "distingués" par lui. Le nationalisme, revendication profane et presque liée á ľadolescence sacrilege, devient ainsi un péché dont aucun de ses auteurs provisoires n'a réussi á se disculper tout ä fait. C'est une forme ďimpulsion de jeunesse qu'on pardonne quand celui qui y a succombé la considěre, aprěs coup, avec la sérénité ou le repentir de la maturite. Cette pratique impulsive et "verbale" du nationalisme est tolérée, rarement condamnée ä grands cris, ce qui explique qu'elle est devenue, au Canada frangais, un psychodrame cathartique. Cette tolerance měme, c'est une forme accomplie de subordination et fait du nationalisme une sorte d'irruption peccamineuse insérée ä l'avance dans le systéme qu'elle conteste avec incoherence, mais n'ébranle jamais. Nationalistes, oui; pour un temps, comme on traverse l'age ingrat, mais pourvu qu'on finisse par s'occuper un jour de choses plus élevées et qui soient reelles. Le nationalisme, qui étonne d'abord, comme les premiers cris d'adolescence du fils, finit par étre considéré avec sollicitude non seulement par les fédéralistes, mais par touš les Canadiens frangais fatigues ä la seule pensée qu'il faudrait faire un effort pour exister en dehors du systéme 89 d'acceptation et de grandeur que proposent leurs leaders, apôtres de la comprehension, de ľunion, des grands ensembles, de l'urgence des grands problěmes du monde ou de la religion. Ce systéme (aurait-il été pensé qu'il ne serait pas plus coherent!) fonctionne trěs bien et depuis longtemps, et ne comporte nullement la disparition du fait frangais au Canada, mais la domestication á touš les niveaux et dans les consciences. La preuve de son efficacité reside dans sa diffusion au Canada frangais oú se trouvent ses meilleurs défenseurs car, en frangais et ľémotion dans la voix, ils persuadent aisément leurs compatriotes de la nécessité de rester canadiens-frangais etprouvent d'un vieux souffle, qu'"il n'en tient qu'á nous de nous faire valoir, car c'est en étant meilleurs qu'on donnera au Canada anglais ľimage d'une culture canadienne-frangaise vigoureuse". "Si le Québec devenait cette province exemplaire, si les hommes y vivaient sous le signe de la liberie et du progres, si la culture y occupait une place de choix, si les universités étaient rayonnantes, et si l'administration publique était la plus progressive du pays — et rien de tout cela ne presuppose une declaration ďindépendance ! — les Canadiens frangais n'auraient plus ä se battre pour imposer le bilinguisme : la connaissance du frangais deviendrait pour ľanglophone un status symbol, cela deviendrait méme un atout pour les affaires et pour l'administration. Ottawa méme serait transformée, par la competence de nos politiques et de nos fonctionnaires" (19\ La logique du systéme semble inconsciemment fidéle ä son but. Est-il besoin ici de faire le point avec ľentreprise, inconsciente sürement, de "déréalisation" du Canada frangais dans sa globalité ? Celui qui veut percer doit renoncer ä ľélan culturel qui lui est donne par le Canada frangais et, au depart, se trouve dans une situation de fatigue culturelle, dragon intérieur dont il doit triompher individuellement comme pour faire la preuve que, par lui, le Canada frangais a droit ä l'existence ! Mais on oublie que cela ne peut se réaliser qu'au (19) Pierre Elliott Trudeau, "La nouvelle trahison des clercs," Cite libre, avril 1962, p. 16. 90 niveau de l'exception, et par consequent, ne valorise que ľindividu car, pour ce qui est de la culture qu'il incarne, sa devaluation se trouve impliquée dans le triomphe "exceptionnel". "... la réussite personnels et localisée tend d'autant plus á se poser pour soi comme moment essentiel que la réussite commune semble plus compromise ou plus éloignée" (2°). La "fonctionnarisation" globale Mais pourquoi faut-il que les Canadiens frangais soient meilleurs ? Pourquoi doivent-ils "percer" pour justifier leur existence ? Cette exhortation ä la superioritě individuelle est présentée comme un défi inevitable qu'il faut relever. Mais ne 1'oublions pas, le culte du défi ne se congoit pas sinon en function d'un obstacle, d'un handicap initial et peut se ramener, en derniěre analyse, ä une épreuve de force ä laquelle est soumis chaque individu. L'exploit seul nous valorise et, selon cette exigence precise, il faut convenir que Maurice Richard a mieux réussi que nos politiciens fédéraux. Nous avons l'esprit sportif sur le plan national et comme nous révons de fabriquer des héros plutôt qu'un état, nous nous efforgons de gagner individuellement des lüttes collectives. Si le défi individuel que chaque Canadien frangais tente en vain de relever depend de la position du groupe canadien-frangais considéré comme totalite, pourquoi faut-il relever ce défi collectif comme s'il était individuel ? Ne serait-il pas logique de répondre collectivement ä une competition collective et de conjurer globalement une menace globale, inhérente ä la situation du Canada frangais par rapport ä son partenaire federal anglophone ? "Si l'Etat canadien a fait si peu de place ä la nationalité canadienne-frangaise, écrit Trudeau, c'est surtout parce que nous ne nous sommes pas rendus indispensables ä la poursuite (20) Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Paris, 1960, p. 572. 91 de sa destinée" (21\ Devenir indispensables ä la destinée de l'Autre, voilä le thěme de ľexorbitation culturelle exprimé avec une rare precision. Cela consiste ä créer dans le groupe majoritaire le besoin du minoritaire, cette "indispensabilité" nous conférant du coup le droit á la dignité minoritaire; ainsi, selon ce scheme que Pierre Elliott Trudeau nous propose, mais qui est familier ä tout consommateur de pensée fédéraliste canadienne-francaise, le groupe minoritaire occuperait intensément et pleinement le "si peu de place" qu'il occupe ou bien en occuperait une plus grande qu'il se serait méritée. En d'autres mots, l'existence du groupe canadien-frangais ne peut se justifier que si, demeurant greffé ä sa majorite anglophone, celle-ci en arrive ä ne plus pouvoir se passer de celui-lä. Au terme de cette evolution courageuse, le Canada frangais détiendrait une meilleure place dans ľétat federal, mais ce ne serait toujours qu'une place, c'est-ä-dire un "role", plus grand ou ä sa mesure. Mais ce role, plus ou moins grand, ne sera toujours qu'un role : sa trajectoire politique serait infléchie d'avance par la majorite qui la lui concéderait et demeurerait fonction d'un ensemble dans lequel il devra nécessairement s'insérer harmonieusement. Selon cette perspective, le Canada frangais détiendrait un role, le premier ä l'occasion, dans une histoire dont il ne serait jamais l'auteur (22). Mais cet avenir héroľque et glorieux ressemble singuliě-rement ä tout notre passé. Le Canada frangais, depuis qu'il est encadré par une structure qu'il n'invente pas, a tenu un "role" au federal, il a occupé courageusement, brillamment (21) Pierre Elliott Trudeau, idem, p. 10. (22) Lord Durham disait vrai, en ce sens, quand i! a ecrit que le Canada frangais était un peuple sans histoire ! ĽHistoire étant évidemment dévolue au peuple canadien-anglais, il ne nous resterait qu'ä la prendre comme on prend un train. Si nous acceptons de jouer un role, si noble soit-il, c'est forcément ä ľintérieur ďune histoire faite par d'autres. On ne peut ä la fois ětre une fonction et ľorganisme qui la régit, une entite culturelle "enrôlée" et une totalite historique. J'emploie ici le mot histoire dans son sens hégélien qui est aussi celui du Star de Montreal ("History in the making"). Pour ce qui est de la science historique, c'est autre chose. Nous en avons une; hélas, eile n'intéresse que nous. 92 ou avec lassitude, une place qui, ni plus ni moins, n'a jamais été qu'ä sa taille. II aurait pu faire mieux, d'accord; mais un fonctionnaire n'est pas un ministře : il est moins engage dans l'affaire, se fatigue vite, ne fait pas de zěle, est plutôt méfiant et pense souvent ä sa retraite. Or, qu'on me pardonne ce lien scolastique, le Canada frangais globalement est "fonction-narisé" : il est employe par de grands patrons inébranlables et justes : I'Etat federal ou I'Eglise catholique et, en choisissant la fonctionnarisation de preference ä sa totalisation, il jouit de tous les avantages de la fonction (salaire, honneurs, sécurité, promotion) et ne connait pas d'autre responsabilité, ni d'autre inconvenient que ceux qui sont inhérents á la subordination de toute fonction ä un organisme. Fidéle ä son contrat d'embauche et sensible ä toutes les douceurs du paternalisme, le Canada frangais, fonctionnaire collectif, ne fait pas d'"histoires" et n'en veut pas avec ses patrons. Un fonctionnaire n'est ni un entrepreneur, ni un politique. Et il me semble qu'un lien existe entre notre manque d'entrepreneurs, établi dans le passé comme un défaut de race, et notre conscription globale et continuelle par de grands employeurs : I'Etat federal qui nous protege contre nous-měmes (lisez : Duplessis) et I'Eglise qui, longtemps, par sa structure pyramidale, nous a tenu lieu ďétat, ä ce point d'ailleurs que le Canada frangais compte beaucoup d'institutions religieuses, un clergé nombreux, qui fonctionne bien, mais n'offre pas, en revanche, un grand exemple de foi, ni de sainteté. Le Canada frangais en tant que tel est un bon fonctionnaire et son comportement regorge, en ce sens, d'indications qui dépassent de beaucoup les analogies : identification au patron, volonte de promotion, conformisme social trěs poussé (qui dit refoulement dit exces !), aptitude marquee á la conciliation, volonte generale ďélever son niveau de vie et, cela achěve cruellement ma comparaison, integration au systéme dont il est une fonction. Ainsi, nos représentants ä Ottawa sont élus "deputes" mais deviennent fonctionnaires une fois rendus sur la fameuse colline parlementaire. L'equivoque est done totale ä leur sujet : ce sont des élus du peuple qui ne peuvent se concevoir eux-mémes, sauf de rares exceptions, que comme des fonctionnaires puisqu'ils représentent un peuple fonetionnarisé ! 93 Ľexcentricité La clé traditionnelle du succěs du Canada frangais se trouve au dehors, dans une culture heterogene. Nos deputes ä Ottawa et nos écrivains en France, en cherchant ailleurs_ une consecration et leur épanouissement, se sont impose par le fait méme un handicap si grand qu'ils se sont condamnés également ä une seule forme ďaction et de réussite : ľapothéose. Dans les deux cas, ľexil courageux a comporté un revers démoralisant. La percée ä Ottawa et la ratification du talent ä Paris comportent un sacrifice sterile, sinon tout simplement accablant : le déracinement, générateur inépuisable de fatigue culturelle, ou ľexil, le dépaysement, le reniement ne libérent jamais tout ä fait ľindividu de son identite premiere et lui interdisent, en méme temps, la pleine identite á son milieu second. Privé de deux sources, il se trouve ainsi doublement privé de patrie nourriciere : il est deux fois apatride, et cet orphelinage, voulu puis fatal, méme s'il ne se traduit pas par une irrégularité consulaire, est un tenia qui ronge, tandis que l'enracinement, au contraire, est une manducation constante, secrete et finalement enrichissante du sol originel. Me dirait-on que Joyce a écrit Ulysse a cause de son exil, je répondrais que précisément Joyce n'a trouvé un sens ä ľexil que dans un "repaysement" lyrique. Trieste, Paris, Zurich n'ont été pour lui que des tremplins de nostalgie ďoú il a effectué, par une operation mentale délirante ä la fin, un retour quotidien, d'heure en heure, ä son Irlande funěbre. Qu'il ait été inhume quelque part hors de son íle, dans un cimetiěre Suisse, cela semble un accident quand on considěre que son oeuvre entiěre est une resurrection geniale de cette Irlande qu'il n'a jamais revue et qu'il n'aurait pu voir, de ses yeux éteints, s'il y était retourné. II a enfanté son pays natal dans des livres aussi démesurés que son obsession. On peut méme se demander si l'anglais presque incomprehensible dont il a compose pendant son "aveuglement" Finnegans Wake n'est pas l'acte ultime et révolutionnaire de cet exile qui, děs sa jeunesse á Dublin, l'était déjä par la langue devenue "maternelle" qu'on y parlait alors : ľanglais, langue "étran-gěre", historiquement. 94 Ce n'est peut-étre pas tant son propre pays qu'il a fui si rapidement, mais sa propre langue, qu'il reniait en la parlant. II a fui la langue anglaise par ces langues "étrangěres" qu'il enseignait au Berlitz et s'est attache ainsi ä tout ce qu'il y avait ď"étranger" (de non britannique) dans ľanglais. Condamné ä une langue étrangére, il s'est mystérieusement vengé en la rendant étrangére ä elle-méme. Aprés ľavoir soumise totalement et lui avoir prété une sémantique universelle, il s'est appliqué ä la désarticuler jusqu'ä ľincohérence; il ľa décrite ä ce point que, par cette langue éclatée, il a finalement exprimé, mais au seuil de ľincom-municable, une experience douloureuse et passionnelle ďenracinement. Ľutilisation concertée du gaélique, operation qu'il tournait en dérision, ne pouvait lui apparaítre que comme du chauvinisme, soit la preuve méme de la folklorisation et de ľinfériorisation de sa culture. II a plutôt choisi ďépuiser cette langue, "maternelle" mais étrangére ä la fois, par une inflation folie de significations, de contresens, d'origines, de derives si bien que, sous ce flot irresistible et magique de mots "dépaysés", c'est une Irlande natale qui se dévoile, profondément contaminée par les croisements de mots, une Irlande tragique, dérisoire, hésitante, aimée et détestée, une íle finie, patrie retrouvée mais presque impossible. D'autre part, mais je passe ä la refutation d'un Joyce déraciné par une eclipse, Faulkner, Balzac, Flaubert, Baudelaire, Mallarmé, Goethe ont écrit dans leurs pays des oeuvres universelles parce qu'enracinées. Plus on s'identifie ä soi-méme, plus on devient communicable, car c'est au fond de soi-méme qu'on débouche sur ľexpression. La comprehension ne derive pas ďune dépersonnalisation préalable et voulue des interlocuteurs; au contraire, le dialogue est d'autant plus riche que les deux protagonistes sont plus profondément et plus spécialement eux-mémes. A ce compte-lä, la littérature canadienne est d'une pauvreté désolante; nos auteurs, typiquement je dois dire, ont mise sur leur propre "dépaysement", ľont systematise, pour atteindre á ľuniversel. D'autres, les "régionalistes", ont utilise une "authenticité folklorique" et se sont crus ainsi plus canadiens parce qu'ils monnayaient leur enracinement ä 95 rabais ou qu'ils étaient plus simplement médiocres. Ce n'est pas en renchérissant un texte de quelques "fleurs du terroir" que les reporters de Marie-Claire détectent plus vite que nous, qu'un auteur peut s'acquitter de son origine. Parce qu'ils émaillent une phrase, dont l'articulation est apprise, de quelques blasphemes, certains auteurs s'imaginent avoir donne une existence littéraire ä leur pays natal. Cela est désolant parce qu'ils finissent par se voir avec les yeux, avides d'exotisme, des étrangers qui passent deux semaines au Quebec. Ce qui est typique est pro fond et ne saurait s'assimiler ä des stereotypes superficies ni au régionalisme qui, selon moi, n'est enraciné que par la localisation. Le probléme n'est pas ďécrire des histoires qui se passent au Canada, mais d'assumer pleinement et douloureusement toute la difficulté de son identite. Le Canada frangais, comme Fontenelle sur son lit de mort, ressent "une certaine difficulté d'etre". Nos politiciens fédéraux, ayant franchi ľétape premiere de la sublimation dans un grand "tout", sont en etat d'exil émotif continuel, sans quoi d'ailleurs leur situation méme serait ressentie par eux comme un déchirement. lis sont temporisateurs par vocation et nous parlent constamment d'une Confederation qui de fait n'existe pas. Cest un reflexe conditionné : comment pourraient-ils sincěrement s'enraciner dans un Canada frangais que politiquement, par leur presence méme au federal, ils acceptent de sacrifier sur l'autel du plus fort ? Traitres, non ! Nos fédéralistes sont sincéres, de lá leur ambiguľté. Le Canadien frangais est, au sens propre et figure, un agent double. II s'abolit dans ľ"excentricité" et, fatigue, désire atteindre au nirvana politique par voie de dissolution. Le Canadien frangais refuse son centre de gravité, cherche désespérément ailleurs un centre et erre dans touš les labyrinthes qui s'offrent ä lui. Ni chassé, ni persecute, il distance pourtant sans cesse son pays dans un exotisme qui ne le comble jamais. Le mal du pays est ä la fois besoin et refus d'une culture-matriee. Tous ces elans de transcendance vers les grands ensembles politiques, religieux ou cosmo-logiques ne remplaceront jamais ľenracinement; complémen-taires, ils enrichiraient; seuls, ces elans font du Canadien frangais une "personne déplacée". 96 Je suis moi-méme cet homme "typique", errant, exorbité, fatigue de mon identite atavique et condamné á eile. Combien de fois n'ai-je pas refuse la realite immediate qu'est ma propre culture ? J'ai voulu ľexpatriation globale et impunie, j'ai voulu étre étranger á moi-méme, j'ai déréalisé tout ce qui m'entoure et que je reconnais enfin. Aujourd'hui, j'incline á penser que notre existence culturelle peut étre autre chose qu'un défi permanent et que la fatigue peut cesser. Cette fatigue culturelle est un fait, une actualité troublante et douloureuse; mais c'est peut-étre aussi le chemin de l'immanence. Un jour, nous sortirons de cette lutte, vainqueurs ou vaincus. Chose certaine, le combat intérieur, guerre civile individuelle, se poursuit et interdit 1'indifference autant que l'euphorie. La lutte est fatale, mais non sa fin. Le Canada frangais, culture fatiguée et lasse, traverse depuis longtemps un hiver interminable; chaque fois que le soleil perce le toit de nuages qui lui tient lieu de ciel, ce malade affaibli et désabusé se met á espérer de nouveau le printemps. La culture canadienne-frangaise, longtemps agonisante, renait souvent, puis agonise de nouveau et vit ainsi une existence faite de sursauts et d'affaissements. Qu'adviendra-t-il finalement du Canada frangais ? A vrai dire, personne ne le sait vraiment, surtout pas les Canadiens frangais dont 1'ambivalence á ce sujet est typique : ils veulent simultanément céder ä la fatigue culturelle et en triompher, ils préchent dans un méme sermon le renoncement et 1'ambition. Qu'on lise, pour s'en convaincre, les articles de nos grands nationalistes, discours profondément ambigus ou il est difficile de discerner ľexhortation á la revolution de ľappel ä la constitutionnalité, la fougue révolutionnaire de la volonte d'obéir. La culture canadienne-frangaise off re tous les symptômes d'une fatigue extréme : eile aspire ä la fois á la force et au repos, ä ľintensité existentielle et au suicide, ä ľindépendance et ä la dépendance. Ľindépendance ne peut étre considérée que comme levier politique et social d'une culture relativement homogene. Elle n'est pas nécessaire historiquement, pas plus que la culture qui la reclame ne l'est. Elle ne doit pas étre considérée comme un mode d'etre supérieur et privilégié pour une 97 communauté culturelle; mais, chose certaine, 1'indépendance est un mode d'etre culturel tout comme la dépendance. Sur le plan de la connaissance, les modes d'etre ďun groupe culturel donné sont également intéressants. La connaissance se préoccupe des réalités, non des valeurs. * * * FATIGUE DIALECTIQUE 21 "La lutte est intelligibilite . Jean-Paul Sartre Si la situation de tension est inhérente ä la dialectique et que celle-ci oppose deux poles adverses qui se révělent ľun á l'autre dans une situation progressive, c'est commettre un acte de lěse-dialectique que de nier que le Canada est un cas dialectique bien défini, oú se confrontent deux cultures. II est plus logique d'aller dans le sens de cette opposition critique des deux cultures, si l'on veut en arriver ä comprendre quelque chose ä la situation canadienne, que de désaxer la dialectique historique dans laquelle le Canada francais se trouve impliqué, en situant le pole supérieur ä un niveau trés élevé. Ce désaxement logique revient ä dire ceci : "Le Canada francais est bien petit face ä cette realite X... et sa globalité devient particularisme selon ce nouvel ordre de grandeur." Par exemple, on peut écraser dialectiquement le Canadien frangais en lui octroyant comme point de comparaison, soit la grande masse américaine qui nous envahit, soit la menace ďune guerre atomique mondiale, soit ľurgence ďun désarmement mondial, soit ľuniversalité de la religion catholique, soit le socialisme mondial, etc. Ľinvocation ďune realite lointaine et ideale qui accable notre culture revient souvent chez nos ideologues et correspond, pratiquement, á une volonte de voir dans la (23) Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Gallimard, Paris, 1960, p. 753. 98 culture canadienne-francaise une réalité "réduite". Les grandes réalités appelées au secours par nos penseurs ne sont pas dépourvues de poids ou de signification, mais elles se caractérisent, du point de vue du Canada francais, par un moindre degré d'action dialectique sur sa culture. Par leur demarche, elles déréalisent le Canada frangais qui, sous le coup d'une comparaison accablante, devrait concevoir une grande culpabilité d'exister en tant que tel, alors qu'il y a de si grands problěmes. Une autre fagon de déréaliser le Canada frangais est de n'accepter que sa traduction administrative comme province. "Le Québec est une province comme les autres", ce qui revient ä n'accepter la réalité de la culture canadienne-frangaise que selon les termes légalistes de la Confederation qui régionalise et provincialise cette culture. Ce raisonnement est l'inversion de ľautre selon la grandeur du pole de confrontation, mais le méme, structuralement, en ce qu'il escamote l'axe Canada frangais — Canada anglais qui, historiquement et politiquement, est le plus constitutif, ce qui n'exclut pas les relations pluridimensionnelles du Canada frangais avec le monde et l'histoire. Somme toute, nos penseurs ont á maintes reprises refuse la dialectique historique qui nous définit et ont fait appel á une autre dialectique qui en élargissant la confrontation ou en la rapetissant ä outrance signifiait un refus de considérer le Canada frangais comme une culture globale. Ce refus a constitué la base idéologique de plusieurs systěmes de pensée au Canada. Nos penseurs ont déployé un grand appareil logique pour sortir de la dialectique canadienne-frangaise qui demeure, encore aujourd'hui, épuisante, déprimante, infériorisante pour le Canadien frangais. Le "comment en sortir ?" a été le probléme fundamental de nos penseurs et leurs fuites dialectiques ne font qu'exprimer tragiquement ce goüt morbide pour ľexil dont nos lettres, depuis Crémazie, ne font que retentir. Ce qu'ils ont fui, dans le gaspillage idéologique ou les voyages, c'est une situation intenable de subordination, de mépris de soi et des siens, d'amertume, de fatigue ininterrompue et de désir réaffirmé de ne plus rien entreprendre. Le Canadien frangais se présente souvent, dans ses plus hauts porte-parole, comme un peuple blase qui ne 99 croit ni en lui, ni en rien. Ľautodévaluation a fait son oeuvre, depuis le temps, et s'il fallait n'en citer qu'une preuve, je mentionnerais la surévaluation délirante dans laquelle donne maintenant le Canadien frangais séparatiste. II se bat les flancs, mais il faut dire, ä sa décharge, que s'il ne le fait pas, il risque bien, conditionné comme il ľest ä l'affaissement et á la défaite, de se prendre pour le dernier des idiots, ce que son propre milieu ne manque jamais de lui faire savoir. Le Canada frangais, culture agonisante et fatiguée, se trouve au degré zéro de la politique. Ceux qui ont réussi en politique au Canada frangais, ce sont les a-nationaux, c'est-ä-dire ceux qui "représentaient" le mieux ce peuple déréalisé, parcellisé et dépossédé par surcroít. La réussite de nos politiciens au federal a reposé sur leur déglobalisation culturelle. Leur "inexistence" a été ä ľimage de la culture harnachée qu'ils représentaient et qu'ils se sont ä peu pres tous empresses de "fatiguer" encore plus en la folklorisant, si bien que le gouvernement federal, par sa durée méme, proclame qu'il n'existe plus de tension dialectique entre la culture canadienne-frangaise et ľautre. Le gouvernement federal n'est pas le lieu ďune lutte fondamentale et Constituante; en fait, il ne ľa jamais été, ou si peu. Cette superstructure fédérale, en consacrant ľapaisement politique du Canada frangais, ne résulte pas de la dialectique historique des deux Canada, mais de la volonte de supprimer cette dialectique, si bien qu'Ottawa, capitale entre deux cultures, rěgne en fait sur dix provinces. Le portrait politique du Canada défigure la realite de ľaffrontement de deux cultures et noie cet affrontement dans un regime unitaire déguisé qui légalement considěre le Canada frangais comme une province sur dix. La lutte dialectique entre les deux Canada ne se déroule pas ä Ottawa; eile est "dépolitisée" en ce sens, du moins, que nulle "institution" n'émane ďeľle, ni ne la contient. Cette lutte dialectique se déroule ailleurs, un peu partout et jusqu'au fond des consciences. Ce n'est pas ä nous de dire si eile aboutira, mais il importe de savoir qu'elle continue et qu'elle devient de plus en plus inevitable. La fatigue, si grande soit-elle, n'est pas la mort. * * * i n n ĽUNIVERSALISME On m'aurait mal compris si, au cours de ce texte, on avait cru que je dépréciais ľuniversalisme parce que j'ai tenté de rétablir la realite des phases "transitoires" de l'Histoire, ainsi que ľimportance d'une culture propre ou du "fait national" (24). Ľuniversalisme ne doit évoquer en rien les hegemonies ou les anciens empires, et ne saurait s'édifier sur le cadavre des cultures "nationales" non plus que sur celui des hommes. Je crois sincěrement que ľhumanité est engagée dans une entreprise de convergence et d'union. Mais ce projet d'unanimisation, comme le décrit Senghor d'apres Teilhard de Chardin, doit ressembler, pour s'accomplir, ä un projet d'amour et non de fusion aměre dans une totalisation forcée et sterile. La dialectique d'opposition doit devenir une dialectique d'amour. La coherence universelle ne doit pas se faire au prix de l'abdication de la personne ou des "rameaux humains". Qu'on me permette ici de citer Teilhard de Chardin, dont la pensée me paraít exprimer adéquatement cette reconciliation finale du particulier et du general, de ce qui est "propre" et de ce qui est "universel" : "L'amour a toujours été soigneusement écarté des constructions réalistes et positivistes du Monde. II faudra bien qu'on se decide un jour ä reconnaitre en lui ľénergie fondamentale de la Vie, ou, si l'on préfěre, le seul milieu naturel en quoi puisse se prolonger le mouvement ascendant de revolution. L'amour qui resserre (24) "Marx minimisait le fait national. Les jeunes nationalismes de couleur lui infligent un dementi. Mais lä ou les nationalistes ne veulent voir qu'un phénoměne racial, religieux, politique ou social, Teilhard de Chardin découvre une synthěse "ethnico-politico-culturelle". II conclut : "La subdivision ou unite naturelle d'humanité n'est done ni la seule race des anthropo-logistes, ni les seules nations ou cultures des sociologues; eile est un certain compose des deux, auquel, faute de mieux, je donnerai désormais le nom de rameau humain." (Oeuvres de Pierre Teilhard de Chardin, tome III, p. 284). Et de citer l'exemple de la France." Leopold Sédar Senghor, Pierre Teilhard de Chardin et la politique africaine, Seuil, Paris, 1962, p. 49. 101 sans les confondre ceux qui s'aiment, et l'amour qui leur fait trouver dans ce contact mutuel une exaltation capable, cent fois mieux que tout orgueil solitaire, de susciter au fond ďeux-mémes les plus puissantes et créatives originalités. ĽUnion différencie, disais-je, ceci ayant pour premier résultat de conférer ä un Univers de convergence le pouvoir de prolonger, sans les confondre, les fibres individuelles qu'il rassemble. Dans un Univers de convergence, chaque element trouve son achievement non point directement dans sa propre consommation, mais dans son incorporation au sein d'un pole supérieur de conscience en qui seul il peut entrer en contact avec tous les autres. Par une sorte de retournement dans l'Autre, sa croissance culmine en don et en excentration" (25>. L'union, d'accord ! mais entre des existants qui se reconnaissent mutuellement. Cette union planétaire, dont parle Teilhard de Chardin, ne saurait ressembler á un rěgne constitutionnel des plus forts sur les disparus virtuels ni á la domination d'un tout legal et extérieur sur ses parties. Et je reprends la formule de Teilhard de Chardin : "II f aut des nations pleinement conscientes, pour une terre totale", formule qui m'apparaft plus comme une condition préalable de convergence que comme l'expression d'un universalisme impatient de s'affirmer comme tel, füt-ce aux dépens de toutes les existences ä qui il propose ľextase, mais non le plus-étre individuel sans lequel il deviendrait futile de vouloir s'unir. Le progres continu et irreversible est peut-étre reel, mais selon un tel espace et une mesure si longue du temps humain, que nulle revolution ne peut dogmatiquement décréter que toutes celles qui ne semblent pas la continuer sont de trop ou périmées. Qui done peut se vanter d'avoir ä ce point fait avancer ľhumanité que des entreprises, imprévues par lui, seraient nécessairement des reculs ? Personne ne détient le monopole certain de la revolution et n'a le droit, par consequent, de condamner des revolutions divergentes ou selon une autre trajectoire. "Idéalement, écrit Roland Barthes, (25) Pierre Teilhard de Chardin, Oeuvres, V, pp. 75-76. 102