Fauťil tuer le mythe René Lévesquel Les sociétés vivent de mythes, autant que ďoxygěne. Les nations créent leurs mythes pour mieux se reconnaitre. Les peuples inventent des mythes aux dimensions de leurs réves, á mesure que meurent ceiix ďhier. Sans legendes, le romantisme serait vite mourant. On dit: «Bah c'est un mythe!» Mais on est bien décu de s'en étre apercu, surtout qu'ä ce moment-lá, trop souvent, le mythe est vide de son contenu, et qu'il pend au bout d'une ficelle comme un ballon á bon marché. J'ai toujours eu, pour les mythes, une admiration inquiěte: n'invente pas un mythe qui veut, car pour en réussir un il faut une telle coincidence entre une personne, son oeuvre, et les aspirations profondes d'un peuple que, depuis ľinvention de la television, c'est aussi difficile á trouver qu'un miracle. En tout pays, le mythe correspond á une telle nécessité psychique cependant, qu'il est interessant de voir comme il décrit bien un peuple, ou ses désirs: ainsi la famille Kennedy, quatuor de force et de joie, rassurait l'Amérique et l'Occident. Le bonheur incarné, l'intelligence (le President ne lisait-il pas plus vite que les autres), la beauté de sa compagne religieusement ä lui, ľargent surtout, cette puissance irremplacable, tout, jusqu'ä ces gouttes de sang francais qui circulaient dans les veines de Jackie, contribuait á transformer une realite de tous les jours en une représentativité qui n'avaít plus den á voir avec ['original, mais tout á voir avec ľimage d'Epinal. On ne sait comment le mythe Kennedy se serait comporté, avec le temps, sous le regard percant, attendri et sympathique des journalistcs du monde entier, mais ľassassinat de Kennedy a fait ďun mythe naissant une image definitive, ä la grecque. La tragédie — absurde — reprenait ses droits. Trop de bonheur, trop de coexistence. Le cavalier blanc ne pouvait impunément tendre une main aux Noirs et l'autre aux communistes. Kennedy mort entra dans le monde de ľimaginaire, accompagné beaucoup plus que par de la compassion, car tendrement des milliers de gens se jurěrent de le venger en élisant un autre Kennedy, un jour. La loi du clan est en effet aussi ancienne que celle du mythe. Ailleurs, sont déjá au niveau des mythes, les Castro, de Gaulle on Nasser, chacun incarnant une forme humaine ďidéal, chacun devenant l'objet d'une religion inventée sur mesure par une société qui ne veut pas mourir, á sa facon. Nous ne voulions pas mourir: nous avons done mythifié Papineau, dont tout le monde voulait la téte. Curieux mythe d'ailleurs, pour un peuple que le clergé désirait soumis, pacifique et catholique: Papineau était en Amérique le romantique belliqueux anticlerical, révant d'une république indépendante et la'íque (le mot eüt-il existé). Papineau parlait bien, pensait juste. Le peuple se ľappropria, et c'est lá ce qui caractérise le plus un mouvement mythique: le sujet n'a plus qu'á obéir. On se mit á vouloir avoir lá téte a Papineau. Mais Papineau, c'est loin: on fétera le 130e anniversaire de la rebellion en 1967. Entre-temps, livrée pieds et poings liés aux serviteurs du vainqueur, la nation s'inventa elle-méme ďautres mythes, puisque ceux-ci ne s'imposent pas (Vichy comme ľabbé Groulx en ont fait la preuve) merne s'ils se nomment des Ormeaux et passent par la sacristie avant ďaller erever. D'ailleurs, qu'on en pense ce qu'on voudra, il faut qu'un mythe meure sans avoir été vraiment vaincu. Autrement, il n'a aucune valeur. Aussi á défaut ďintellectuel ou ďhomme complet, les Canadiens francais choisirent plutôt de mythifier les jambes; commé si la nation entiěre avait eu á participer á ce jeu francais, La téte et les jambes, sorte de Poule aux uľu/s ďor de la télé francaise. Des jambes, mythifions des jambes, au moins elles ne nous trahiront pas, puisque leur force est nôtre et qu'elles ne peuvent penser. On vit done naítre une pléthore ďhommes forts (Monferrand) du style je vous déchire des bottins téléphoniques comme ca, zip, je vous tire un autobus avec les dents, et puis des géants (Beaupré) dont la legende voulait qu'au service des postes, il valait deux facteurs crdinaires: on m'a raconté qu'il pouvait mettre les lettres dans les boítes des portes des deuxiěme et troisiěme étages (toujours sur le méme palier) sans passer par ľescalier, en tendant í le bras tout simplement. Quel avantage! Et quel mythe sérieux: I fort, fiable comme la poste, avec la sécurité du fonctionnarisme en I plus. Puis ce fut, tout pres de nous, encore une fois les jambes, I Celles de Maurice Richard qui ne nous trahirent pas non plus: I Richard commenca sa carriěre au moment oú ľéquipe montréalaise I portait vraiment, par un transfert émotif, ľépée et le glaive á I Toronto et nous représentait, nous, les porteurs d'eau (cette I expression est en voie de disparition, au fait), comme une petite I armée rouge sous la banniěre tricolore francaise, avec au cceur le H I de Hockey, habitant, habitons, suivant la montée foudroyante de I Rocket, notre mythe á tous, ainsi soit-il. / Mais vint le temps que ca change, au moment méme oü I nous passions du stade rural au palier urbain, et, portée par le I boom économique nord-américain, notre bourgeoisie naissante f avait besoin de quelque chose de plus que Richard, d'un mythe á sa i taille, qui ne soit plus exclusivement des jambes, qui fasse, au fait, I le pont entre ľépoque de Papineau et celle-ci. I I C'était ľäge d'or de la television: le canal 10 n'avait pas I encore čte inventé. Un seul poste, un seul peuple, une seule image, I un seul son: c'est ainsi que naissent les grands moments. Or la I television qui fit un mythe en défit un autre: Richard, dans les I interviews, entre chaque periodě de jeu, faisait triste figure: on I s'apercevait que s'il pouvait porter la destruction dans le camp I ennemi, que s'il avait soulevé la passion et provoqué une erneute, il I n'en restait pas moins incapable d'expliquer pourquoi il fallait faire I ceci ou cela. Et puis il vieillissait. I Sortez-moi ce mythe que je ne saurais voir: on relégua j Richard dans les seules pages sportives et l'on se mit á la recherche [ de celui qui, comme Jean-Baptiste, avait été choisi. r Ni lui, ni nous, ni moi ne le savions alors, qui regardions, I chauffeur de taxi, cultivateur, dentiste ou écrivain, une emission I qui passait trop vite le mardi soir: Point de mire. Avec une I bonhomie et une honnéteté ä toute épreuve, une sorte de professeur á la voix éraillée nous expliquait le monde et ses perils, mais aussi I désamorcait les pires terreurs, rappelant ä chaque fois que des ) hommes exploitaient d'autres hommes et que personne n'est un I dieu. Le mythe du bon professeur au cceur pur est tenace: il suffit [ de voir Mr. Novak ä la télé américaine depuis deux ans. Notre | premier professeur la'ique, ä ľécran, séduisait sans qu'il y paraisse, I et parce que c'était son metier, hommes, femmes et adolescents. II 508 Essais québécois. 1837-1983 se prenait pour un journaliste faisant du digest, il était devenu le premier citoyen á reprendre contact avec les siens par l'intelligence. René Lévesque fut mythifié avant qu'il ne le sache. Choisi candidat liberal, victime de la propagande religieuse qui en faisait un communiste, il se découvrait le héros d'avant une legende. Et je vis des confreres, au reste fort peu fétichistes, quand méme ópingler au mur sa photo, dócoupéc dans le Devoir, un matin. Pour se conformer á la legende, ďailleurs, Lévesque, comme Robin Hood, parcourait son comté accompagné ďun ancien lutteur, Johnny Rougeau. On buvait du lait! La téte et les jambes enfins réunies, le Canadien francais relevait les yeux. Lévesque avait tout pour réussir: il réussit; les gens se défendaient ďy croire tant ils étaient heureux, et jusque dans les tavernes de Montreal on parlait de lui avec admiration. Mise en scene cette voix perdue et retrouvée, ou miracle ďune religion humaine? Mise en scene le fait d'etre né dans la Gaspésie, de ne pas avoir termine son droit, d'etre de petite taille, frondeur, indépendant? Ou plutôt, tout simplement, René Lévesque ne devenait-il pas, sans que personne ľait voulu, ľimage nouvelle du pays, le dernier mythe modeme? Or, je l'ai dit: on n'est pas un mythe impunément. Choisi par l'histoire, on ne peut se soustraire á l'aventure. II ne peut méme étre question de renoncer á ľhistoricité sans trahir. Et quand on trahit on devrait plutôt se pendre, comme disait Jesus, une meule au cou et se jeter dans le canal Lachine á Saint-Henri. Ainsi Chaput: lui aussi mythifié, qui chercha, forcant la note, á devenir le Gandhi du Québec, et qui trahit honteusement, sans mourir ni réussir. Les Canadiens francais ne sont pas pres d'oublier Chaput, qui était trop gras peut-étre pour faire un martyr; ayant trahi, Chaput ne peut plus compter sur qui que ce soit: il devient comme la honte bourgeoise dont on ne sait que faire, comme les camps de concentration russes qui entachent la generositě du communisme, comme le clergé espagnol qui avilit le christianisme... C'est un jeu dangereux que celui de la politique: on y laisse sa peau. Castro y donne toute ľénergie de ses trente ans. Kennedy s'écrase dans une voiture ouverte. Et Lévesque? De bon professeur il est devenu ministře honnéte et turbulent, mais Jean Lesage (Victor Hugo grand-pěre, image de sécurité) trěs vite lui a demandé de cesser de jouer les bons révolutionnaires. Lévesque, évidemment, n'est pas Cartouche, et on le voit mal enfourcher un cheval pour Jacques Goilbout d vy diriger une guerre sainte... Porté par la vague... Lévesque n'a pas, non plus, la caisse électorale du puissant parti liberal dans son salon: il n'a pour lui que le réve entier d'un peuple qui ľa mythifié déjá. Que peut-il faire? Lutter, patiemment, arracher ceci et cela, pendant que les avocats libéraux pensent d'abord á cux comme le font cn pays sous-développé les ministres de la semaine? Va-t-il entrainer derriére lui toute la jeunesse dans un effort de lucidité et de civisme? Mais il ne peut étre partout. Va-t-il se contenter d'etre la bonne conscience d'un réformisme délicat? Car c'est bien de cela qu'il s'agit: s'imposer. Ce qui distingue Lévesque de Castro, de Nasser, ou de Charles de Gaulle, ou méme de Kennedy, c'est que ceux-ci se sont imposes par la force des armes (Castro, Nasser) ou de circonstances qui permirent un coup d'Etat ä blane (de Gaulle) ou par une machine multimillion-naire, bien rodée (Kennedy). Lévesque, jusqu'á aujourďhui, s'est contenté de se «laisser porter» par la vague. II lui reste, en fait, á créer, de toutes pieces, une situation qui lui permette ce qu'on pourrait appeler un coup d'Etat. Autrement, je le crains, mieux vaut tuer René Lévesque dans l'ceuf. Lui-méme peut le faire ďailleurs, choisissant de se retirer, vite, et de faire comme ä la télé: un fade out. Etre un mythe impose de telies exigences, exige une telle coincidence entre l'homme, l'oeuvre et le peuple, qu'on n'a plus le droit de tricher, de décevoir. René Lévesque, dernier mythe en lice, le plus moderne, fait le lien avec la tradition: de Papineau á lui, la nation est la méme, ses aspirations aussi completes, sa confiance égale: de Papineau on a fait un dicton. De Lévesque que fera-t-on? Un enterrement magistral ou une revolution?... Bourn Bourn Geoffrion le disait trěs bien: «Tu es lá sur la glace du Forum, ils sont venus 15 000 pour te voir, alors tu ne peux pas leur dire: écoutez, ce soir ca ne me tente pas, retournez done chez vous...» (Le Maclean, novembre 1964, repris dans le Réformiste, pp. 69-73.) Ľ..y>uis quenecois, IHJ/-IVH3 coexistence. Le cavalier blane ne pouvait impunément tendre une main aux Noirs et ľautre aux communistes. Kennedy mort entra dans le monde de ľimaginaire, accompagné beaucoup plus que par de la compassion, car tendrement des milliers de gens se jurěrent de le venger en élisant un autre Kennedy, un jour. La loi du clan est en effet aussi ancienne que celie du mythe. Ailleurs, sont déjá au niveau des mythes, les Castro, de Gaulle ou Nasser, chacun incarnant une forme humaine ďidéal, chacun devenant ľobjet ďune religion inventée sur mesure par une société qui ne veut pas mourir, á sa facon. Nous ne voulions pas mourir: nous avons done mythifié Papineau, dont tout le monde voulait la téte. Curieux mythe ďailleurs, pour un peuple que le clergé désirait soumis, paeifique et catholique: Papineau était en Amérique le romantique belliqueux anticlerical, révant d'une république indépendante et lai'que (le mot eüt-il existé). Papineau parlait bien, pensait juste. Le peuple se ľappropria, et c'est lá ce qui caractérise le plus un mouvement mythique: le sujet n'a plus qu'á obéir. On se mit á vouloir avoir lá téte a Papineau. Mais Papineau, c'est loin: on fétera le 130e anniversaire de la rebellion en 1967. Entre-temps, livrée pieds et poings liés aux serviteurs du vainqueur, la nation s'inventa elle-méme d'autres mythes, puisque ceux-ci ne s'imposent pas (Vichy comme ľabbé Groulx en ont fait la preuve) merne s'ils se nomment des Ormeaux et passent par la sacristie avant d'aller erever. D'ailleurs, qu'on en pense ce qu'on voudra, il faut qu'un mythe meure sans avoir été vraiment vaincu. Autrement, il n'a aucune valeur. Aussi á défaut d'intellectuel ou d'homme complet, les Canadiens francais choisirent plutôt de mythifier les jam bes; commé si la nation entiére avait eu á participer á ce jeu francais, La tete et lesjambes, sorte de Paule aux aeufs cľor de la tčlé francaise. Des jambes, mythifions des jambes, au moins elles ne nous trahiront pas, puisque leur force est nôtre et qu'elles ne peuvent penser. On vit done naitre une pléthore d'hommes forts (Monferrand) du style je vous déchire des bottins téléphoniques comme ca, zip, je vous tire un autobus avec les dents, et puis des géants (Beaupré) dont la legende voulait qu'au service des postes, il valait deux facteurs crdinaires: on m'a raconté qu'il pouvait mettre les lettres dans les boltes des portes des deuxiěme et troisiěme étages (toujours sur le méme palier) sans passer par ľescalier, en tendant Jacques (lodboul -/v • le bras tout simplement. Quel avantage! Et quel mythe sérieux: fort, fiable comme la poste, avec la sécurité du fonctionnarisme en plus. Puis ce fut, tout pres de nous, encore une fois les jambes, celieš de Maurice Richard qui ne nous trahirent pas non plus: Richard commenca sa carriěre au moment oú ľéquipe montréalaise portait vraiment, par un transfert émotif, ľépée et le glaive á Toronto et nous représentait, nous, les porteurs d'eau (cette expression est en voie de disparition, au fait), comme une petite armée rouge sous la banniěre tricolore francaise, avec au cceur le H de Hockey, habitant, habitons, suivant la montée foudroyante de Rocket, notre mythe á tous, ainsi soit-il. Mais vint le temps que ca change, au moment méme oú nous passions du stade rural au palier urbain, et, portée par le boom économique nord-américain, notre bourgeoisie naissante avait besoin de quelque chose de plus que Richard, d'un mythe á sa taille, qui ne soit plus exclusivement des jambes, qui fasse, au fait, le pont entre ľépoque de Papineau et celle-ci. C'était l'äge d'or de la television: le canal 10 n'avait pas encore čtč inventé. Un seul poste, un seul peuple, une seule image, un seul son: c'est ainsi que naissent les grands moments. Or la television qui fit un mythe en défit un autre: Richard, dans les interviews, entre chaque periodě de jeu, faisait triste figure: on s'apercevait que s'il pouvait porter la destruction dans le camp ennemi, que s'il avait soulevé la passion et provoqué une erneute, il n'en restait pas moins incapable d'expliquer pourquoi il fallait faire ceci ou cela. Et puis il vieillissait. Sortez-moi ce mythe que je ne saurais voir: on relégua Richard dans les seules pages sportives et l'on se mit á la recherche de celui qui, comme Jean-Baptiste, avait été choisi. Ni lni, ni nous, ni moi nc le savions alors, qui regardions, chauffeur de taxi, cultivateur, dentiste ou écrivain, une emission qui passait trop vite le mardi soir: Point de mire. Avec une bonhomie et une honnéteté á toute épreuve, une sorte de professeur á la voix éraillée nous expliquait le monde et ses perils, mais aussi désamorcait les pires terreurs, rappelant á chaque fois que des hommes exploitaient d'autres hommes et que personne n'est un dieu. Le mythe du bon professeur au coeur pur est tenace: il suffit de voir Mr. Novak k la télé américaine depuis deux ans. Notre premier professeur laique, á ľécran, séduisait sans qu'il y paraisse, et parce que c'était son metier, hommes, femmes et adolescents, II 508 Ľsxais québécois, 1837-1983 se prenait pour un journaliste faisant du digest, il était devenu le premier citoyen á reprendre contact avec les siens par l'intelligence. René Lévesque fut mythifié avant qu'il ne le sache. Choisi candidat liberal, victime de la propagande religieuse qui en faisait un communiste, il se découvrait le héros d'avant une legende. Et je vis des confreres, au reste fort peu fétichistes, quand mômc cpinglcr au mur sa photo, decoiipec dans le Devoir, un matin. Pour se conformer á la legende, ďailleurs, Lévesque, comme Robin Hood, parcourait son comté accompagné d'un ancien lutteur, Johnny Rougeau. On buvait du lait! La téte et les jambes enfins réunies, le Canadien francais relevait les yeux. Lévesque avait tout pour réussir: il réussit; les gens se défendaient d'y croire tant ils étaient heureux, et jusque dans les tavernes de Montreal on parlait de lui avec admiration. Mise en scene cette voix perdue et retrouvée, ou miracle d'une religion humaine? Mise en scene le fait d'etre né dans la Gaspésie, de ne pas avoir termine son droit, d'etre de petite taille, frondeur, indépendant? Ou plutôt, tout simplement, René Lévesque ne devenait-il pas, sans que personne 1'ait voulu, l'image nouvelle du pays, le dernier mythe moderně? Or, je l'ai dit: on n'est pas un mythe impunément. Choisi par l'histoire, on ne peut se soustraire á l'aventure. II ne peut méme étre question de renoncer á ľhistoricité sans trahir. Et quand on trahit on devrait plutôt se pendre, comme disait Jesus, une meule au cou et se jeter dans le canal Lachine á Saint-Henri. Ainsi Chaput: lui aussi mythifié, qui chercha, forcant la note, á devenir le Gandhi du Québec, et qui trahit honteusement, sans mourir ni réussir. Les Canadiens francais ne sont pas pres d'oublier Chaput, qui était trop gras peut-étre pour faire un martyr; ayant trahi, Chaput ne peut plus compter sur qui que ce soit: il devient comme la honte bourgeoise dont on ne sait que faire, comme les camps de concentration russes qui entachent la generositě du communisme, comme le clergé espagnol qui avilit le christianisme... C'est un jeu dangereux que celui de la politique: on y laisse sa peau. Castro y donne toute ľénergie de ses trente ans. Kennedy s'écrase dans une voiture ouverte. Et Lévesque? De bon professeur il est devenu ministře honnéte et turbulent, mais Jean Lesage (Victor Hugo grand-pěre, image de sécurité) trés vite lui a demandé de cesser de jouer les bons révolutionnaires. Lévesque, évidemment, n'est pas Cartouche, et on le voit mal enfourcher un cheval pour Jacques Uodbout diriger une guerre sainte... Port é par la vague... Lévesque n'a pas, non plus, la caisse electorate du puissant parti liberal dans son salon: il n'a pour lui que le réve entier d'un peuple qui ľa mythifié déjá. Que peut-il faire? Lutter, patiemment, arracher ceci et cela, pendant que les avocats libéraux pensent d'abord a eux comme 1c font en pays sous-développé les ministres de la semaine? Va-t-il entrainer derriére lui toute la jeunesse dans un effort de lucidité et de civisme? Mais il ne peut étre partout. Va-t-il se contenter d'etre la bonne conscience d'un réformisme délicat? Car c'est bien de cela qu'il s'agit: s'imposer. Ce qui distingue Lévesque de Castro, de Nasser, ou de Charles de Gaulle, ou méme de Kennedy, c'est que ceux-ci se sont imposes par la force des armes (Castro, Nasser) ou de circonstances qui permirent un coup d'Etat á blane (de Gaulle) ou par une machine multimillion-naire, bien rodée (Kennedy). Lévesque, jusqu'á aujourd'hui, s'est contenté de se «laisser porter» par la vague. II lui reste, en fait, á créer, de toutes pieces, une situation qui lui permette ce qu'on pourrait appeler un coup d'Etat. Autrement, je le crains, mieux vaut tuer René Lévesque dans l'ceuf. Lui-méme peut le faire ďailleurs, choisissant de se retirer, vite, et de faire comme ä la télé: un fade out. Etre un mythe impose de telies exigences, exige une telle coincidence entre l'homme, l'ceuvre et le peuple, qu'on n'a plus le droit de tricher, de décevoir. René Lévesque, dernier mythe en lice, le plus moderne, fait le lien avec la tradition: de Papineau ä lui, la nation est la méme, ses aspirations aussi completes, sa confiance égale: de Papineau on a fait un dicton. De Lévesque que ľera-t-on? Un enterrement magistral ou une revolution?... Bourn Bourn Geoffrion le disait trěs bien: «Tu es lá sur la glace du Forum, ils sont venus 15 000 pour te voir, alors tu ne peux pas leur dire: écoutez, ce soir ca ne me tente pas, retournez done chez vous...» (Le Maclean, novembre 1964, repris dans le Réformiste, pp. 69-73.)