Pierre Vadeboncceur Né ä Strathmore (íle de Montreal), Pierre Vadeboncoeur obtient un baccalauréat ěs arts au College Jean-de-Brébeuf en 1940 et une licence en droit ä l'Université de Montreal en 1943. Conseiller syn-dical ä la Confederation des syndicats nationaux (CSN), il prend part aux luttes ouvriěres du Québec. Déjä dans les années cinquante, ses articles et ses essais, parus dans des journaux et périodiques comme Čité libre, Pani Pris, Liberté, Socialisme, Maintenant, Lejour et í_e Devoir, attestent de son engagement politique. En 1963,Vadeboncceur signe La Ligne du risque, qui reprend un certain nombre de ces écrits. La Ligne du risque — 1963 « Car la vérité triomphe ä ciel ouvert... » La Ligne du risque réunit six essais écrits entre 1945 et 1962. Ľauteur y fait la promotion du nationalisme québécois qui doit fixer la limite qui viendra séparer le passe du present. Les citations placées en épigraphe sont révélatrices ä bien des égards: l'une est de Lionel Groulx (►►► p. 97), l'autre de Paul-Emile Borduas... (►►► p. 145). Une ligne, je le souhaite, divisera désormais notre petit monde ; ce sera celie de ľaffirmation, la ligne du risque, la ligne du parti net, la ligne de la réponse sans ambages. La jeunesse est actuellement sollicitée par le désir de donner satisfaction ä son besoin d'une parole claire. La vérité sans 5 condition, voilä de quoi nous avons été frustrés, si bien qu'il n'y a peut-étre pas de lieu au monde (sauf les pays totalitaires) ou, si un homme parle, on le soupconne autant qu'ici de réserver une part de sa pensée. Nous donnons constamment l'impression de nous exprimer en presence de quelque témoin génant. Cest un assez joli scandale que presque personne ici ne soit 10 totalement vrai. Je ne pense pas que dans un tel climat, vérités et contre-vérités puissent aboutir. On finit par avoir mal au cceur de tant de maquillage. On espěre, pour l'honneur de l'homme, que n'importe quelle parcelle de vérité, méme agglutinée ďerreurs enormes, sorte enfin de quelque bouche, directement, spontanément, entiěrement, violemment, de 15 n'importe quelle fac,on, mais sans ménagement ni quartier, afin qu'on puisse au moins une fois ici toucher ä la pensée ďun étre humain et prendre idée de ce que c'est que le choix d'une liberté. Car la vérité triomphe ä ciel ouvert, dans une bataille. Le choix d'une liberté, dans n'importe quelle direction, est toujours un haut exemple pour 1'esprit. J'entendais l'autre soir 20 ä la television un prétre qui avait fait du bagne. Ľhistoire de sa faiblesse et de sa vérité était bouleversante. Peu de ses confreres le sont. Je parle comme si le choix d'une liberté n'avait jamais eu lieu, chez nous. Cela est faux ; du moins, c'est exagéré et fait pour mieux marquer le trait. Cela a lieu en realite, depuis quelques années, surtout chez les jeunes, qui 25 ont tout a risquer, rien ä perdre, pas méme une méthode... Chez eux, toutefois, cela m'impressionne un peu moins, parce que la jeunesse est 205 ďune disponibilitě totale et facile ä mettre en ceuvre. La jeunesse est plus casse-cou, mais son experience est encore trop mince pour que ses gestes aient tout le sens qu'ils prendraient plus tard. Mais il y a eu un maitre, dont 30 tout le mouvement actuel pourrait relever. Cest Paul-Émile Borduas. Borduas fut le premier ä rompre radicalement. Sa rupture fut totale. II ne rompit pas pour rompre ; il le fit pour étre seul et sans témoin devant la vérité. Notre histoire spirituelle recommence ä lui. II a tout donne ce qu'il avait recu ; donne au bazar, jeté. Plus de subterfuge ; rien plutôt. Il lui fal- 35 kit jeter le manche apres la cognée, tout laisser tomber. Peu importe d'oii ľon part; les artistes savent l'importance d'un point de depart arbitraire. Si nous devons étre jugés, nous ne le serons pas sur le point d'oii nous partons dans les téněbres de ľunivers ; les hommes d'Église devraient savoir cela. Borduas fut le premier ä se reconnaítre dans ľobscurité totale et ä assumer 40 son vrai dénuement, comme le Querry dont je parlais plus haut. II fut un étre spirituel de ce temps. II lui fallait tout abandonner, parce que tout était organise ; il lui fallait tout révoquer en doute, parce que chaque parcelle de la vérité tenait dans un systéme. Des ťhéologiens, qui sont souvent des moralistes ä bon marché, vous diront qu'il y a ľorgueil, mais on peut leur 45 répondre qu'il y a aussi la kcheté et le mensonge. Rejoindre les téněbres peut étre un acte de vérité. Le point ďarrivée non plus ne sert pas néces- sairement ä juger un homme. Ces deux choses sont tout a fait relatives. [...] Borduas s'en est remis complětement ä ľesprit. II a tout joué. Le Canada francais moderne commence avec lui. II nous a donne un enseignement 50 capital qui nous manquait. II a délié en nous la liberie. Son role est mal connu. L'histoire n'a pas encore adopté Borduas. Il n'en n est pas moins sur qu'il fut ľexacte réponse ä notre probléme séculaire de k liberté de ľesprit. N'entendez point licence. Entendez liberté, entendez désir, soif, fidélité. Entendez amour, réponse a ľappel, droiture, intran- 55 sigeance, vocation, flamme. II s'est mis sur la route. Dans notre culture con-trainte, oil domine ľempéchement, dans notre petite civilisation apeurée et prise de toutes parts, il a, rompant toutes les amarres, introduit le principe d'une singuliěre animation. II a posé l'exemple d'un acte. II s'est avancé jusqu'au bout de sa pensée. II a fait ľexpérience complete de sa part de 60 vérité. II nous a totalement légué ce qu'il savait. II mourut aprěs avoir tout dit. Enfin quelqu'un avait tout livré. VADEBONCCEUR, Pierre, La Ligne du risque, coll. « Constantes », Montreal, Hurtubise HMH, 1963, p. 184-187. LECTURE MÉTHOD1QUE 1. De quelle « ligne » est-il question dans cet I'extrait > Par cette ligne, que propose Vadeboncoeur ? Contre qui, contre quoi s'élěve-t-il ? 2. Selon ľauteur, que devons-nous principalement á Paul-Émile Borduas '. Qu'est-ce que le peintre a propose > Contre qui et contre quoi s'est-il élevé ? 3. Ä partir de vos réponses aux deux premieres questions, établissez maintenant la structure du texte. Quels buts ľauteur semble-t-il y poursuivre '. 206 Né en 1937 Ä Portrait: Pierre Vallieres ; photo Josée Lambert, Ponopresse Internationale inc. Pierre Vallieres Pierre Vallieres est né ä Montreal. Des études écourtées — il quitte le College de Chambly aprěs la rhétorique — ľamenent tôt ä tra-vailler. II sera libraire de I960 ä 1961, aprěs avoir fait une année de noviciát chez les Franciscains ä Québec. Ä la méme époque, Vallieres signe des articles dans Le Devoir et dans Cite libre. Sans emploijl séjourne quelque temps en France. De retour au Québec, il devient journaliste ä La Presse, puis ä Cite libre. En 1964, il participe ä la fondation de Revolution québécoise et collabore ensuite ä Parti pris. II adhérera au Front de liberation du Québec (FLQ). Ä ľautomne 1966, il est arrété ä New York, au cours ďune manifestation orga-nisée par les membres du FLQ. En proces ä Montreal pour homicide involontaire,Vallieres est condamné ä la prison ä perpétuité. Cependant, un nou-veau jugement ľacquitte en 1970. II reprend sa carriére de journaliste et d ecrivain et publie des articles et des essais politiques, dont Le Québec impossible (1977) et La Liberté en friche (1979). Fondateur du comité de solidarite Québec-Bosnie, Vallieres séjourne trois mois ä Sarajevo, durant ľété 1995. Negres blancs d'Amérique — 1968 < lis ne se doutent méme pas qu'ils sont, eux aussi, des něgres... » Něgres blancs d'Amérique porte un sous-titre třes révélateur: Autobiographie précoce ďun « terroriste » québécois. Le livre, rédigé en prison, « est ďabord un acte politique f.. J écrit avec mon ventre autant quavec ma tete » précisera ľauteur. Dans le premier chapitre, Vallieres explique les raisonspour lesquelles il a choisi ce titre. Etre un « négre », ce n'est pas étre un homme en Amérique, mais étre ľesclave de quelqu'un. Pour le riche Blanc de ľ Amérique yankee, le « négre » est un sous-homme. Méme les pauvres Blancs considérent le « négre » comme inférieur ä eux. Ils disent: « travailler dur comme un 5 négre », « sentir mauvais comme un négre », « étre dangereux comme un négre », « étre ignorant comme un négre »... Trés souvent, ils ne se doutent méme pas qu'ils sont, eux aussi, des négres, des esclaves, des « négres blancs ». Le racisme blane leur cache la realite, en leur donnant ľoccasion de mépriser un inférieur, de ľécraser mentalement, ou de le prendre en 10 pitie. Mais les pauvres blancs qui méprisent ainsi le Noir sont doublement négres, car ils sont victimes d'une alienation de plus, le racisme, qui, loin de les libérer, les emprisonne dans un filet de haines ou les paralyse dans la peur d'avoir un jour, ä affronter le Noir dans une guerre civile. Au Québec, les Canadiern francais ne connaissent pas ce racisme irra- 15 tionnel qui a cause tant de tort aux travailleurs blancs et aux travailleurs noirs des Etats-Unis. Ils n'ont aucun mérite ä cela, puisqu'il ny a pas, au Québec, de « probléme noir ». La lutte de liberation entreprise par les Noirs améri-cains n'en suscite pas moins un intérét croissant pármi la population canadi-enne-francaise, car les travailleurs du Québec ont conscience de leur con- 207 LECTURE MÉTHODIQUE 1. Analysez la structure du texte. Quelle est la stratégie utilisée par I'auteur pour arriver ä ses fins? 2. Relevez le parallele queValliěres fait entre les Noirs américains et les Canadiens francais. PARCOURS CULTUREL Quels rapprochements pouvez-vous faire entre le texte de Valliěres et celui de Chamberland (►►► p. 161) ? 20 dition de něgres, ďexploités, de citoyens de seconde classe. Ne sont-ils pas, depuis ľétablissement de la Nouvelle-France, au XVIP siěcle, les valets des impérialistes, les « něgres blancs ďAmérique » ? N'ont-ils pas, tout cornme les Noirs américains, été importés pour servir de main-d'ceuvre ä bon marché dans le Nouveau Monde ? Ce qui les différencie : uniquement la couleur de 25 la peau et le continent ďorigine. Aprěs trois siécles, leur condition est demeurée la méme. lis constituent toujours un reservoir de main-d'ceuvre ä bon marché que les détenteurs de capitaux ont toute liberté de faire travailler ou de réduire au chômage, au gré de leurs intérěts financiers, qu'ils ont toute liberté de mal payer, de maltraiter et de fouler aux pieds, qu'ils ont toute li- 30 berte, selon la loi, de faire matraquer par la police et emprisonner par les juges « dans ľintérét public », quand leurs profits semblent en danger. VALLIĚRES, Pierre, Négres blancs ďAmérique, Montreal, © TYPO, 1994, p. 61-62. ECHO Aimé Césaire (né en 1913) écrit le Cahier d'un retour au pays natal en 1939, de retour en Martinique. Ce long poéme au lyrisme violent dénonce les maitres blancs et chante la négritude. r ô lumiěre amicale ô fraíche source de la lumiěre ceux qui n ont inventé ni la poudre ni la boussole ceux qui n'ont jamais su dompter ni la vapeur ni ; [1'électricité 5 ceux qui n'ont explore ni les mers ni le ciel mais [ceux sans qui la terre ne serait pas la terre gibbosité d'autant plus bienfaisante que la terre [deserte davantage la terre silo oů se preserve et můrit ce que la terre a de plus [terre ma négritude n est pas une pierre, sa surdité ruée [contre la clameur du jour 10 ma négritude n'est pas une taie d'eau morte sur ľceil [mort de la terre ma négritude n'est ni une tour ni une cathédrale eile plonge dans la chair rouge du sol eile plonge dans la chair ardente du ciel ; eile troue ľaccablement opaque de sa droite patience 15 Eia pour le Kaľlcédrat royal! Eia pour ceux qui n'ont jamais rien inventé pour ceux qui n'ont jamais rien explore pour ceux qui n'ont jamais rien dompté mais ils s'abandonnent, saisis, a l'essence de toute [chose ' 20 ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement [de toute chose insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du [monde PARCOURS CULTUREL Ä quelles valeurs peut-on rattacher le mot «négritude», néologisme créé par Césaire? véritablement les fils aínés du monde poreux ä tous les souffles du monde aire fraternelle de tous les souffles du monde lit sans drain de toutes les eaux du monde étincelle du feu sacré du monde chair de la chair du monde palpitant du [mouvement méme du monde! Tiěde petit matin de vertus ancestrales Sang! Sang! tout notre sang ému par le cceur mále [du soleil ceux qui savent la féminité de la lune au corps [d'huile ľexaltation réconciliée de l'antilope et de ľétoile ceux dont la survie chemine en la germination de [l'herbe! Eia parfait cercle du monde et close concordance! Écoutez le monde blane horriblement las de son effort immense ses articulations rebelies craquer sous les étoiles [dures ses raideurs d'acier bleu transpercant la chair [mystique écoute ses victoires proditoires trompeter ses défaites écoute aux alibis grandioses son piětre trébuchement Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naifs! CÉSAIRE, Aimé, Cahier d'un retour au pays natal, Paris, Presence africaine, 1983, p. 46-48.