Entre le joual de force et le joual de fierté: un joual de combat Christine Portelance Le monde n'est pas un exotisme: je voulais me l'approprier par les mots, nommer pour posséder, Jacques Renaud j Pour mettre en perspective les ceuvres emblémariques de ľ«époque du joual» dont il est question dans ce colloque, il convient d'examiner en premier Heu ľextension sémantique du mot joual lui-méme. Ce mot renvoie ďabord ä une certaine pronunciation dont les aires — Basse-Normandie, Maine, Picardie, Aunis, etc. — correspondent aux lieux de provenance de nombreux colons francais2, avec, en profil, ľépi-neuse question de la genese du francais québécois. Il est attests depuis 1930 dans ľexpression parier joual3, mais ne se 1. Jacques Renaud, Le cassé et mitres nouvelles, Montreal, Parti pris, 1977, p. 156. 2. La carte des aires de pronunciation joual distribuce aux participants est celie reproduite par Helene Cajolet-Laganiere et Pierre Martel, La qua-lite de la Icrngue ait Quebec, Quebec, Institut québécois de recherche sur la culture, coll. «Diagnostic», 1995, p. 73. 3. II connait, depuis, les derives suivants: jottaler, joualiser, joualisanl, -ante, joitaiisme, joualilc, jouakux, joualonais, jouahmk. répand dans ľ usage au Québec qu'ä partir de la publication des Insolences du frere Untel en 1960, ouvrage qui, on le sait, déclencha ce qu'il est dorénavant convenu ďappeler la que-relle du joual4. Comparons maintenant le traitement lexicographique qu'en offrent un dictionnaire frangais et un dictionnaire qué-bécois: Mot utilise au Québec pour designer globalement les écarts (phonétiques, lexieaux, syntaxiques; anglicismes) du francais populaire canadien, soit pour les stigmatiser soit pour en faire un symbole ďidentité. (Le Petit Robert 1, Paris, 1991) Varieté de francais québécois qui est caractérisée par un ensemble de traits (surtout phonétiques et lexieaux) considé-rés comme incorrects ou mauvais et qui est identifié au parier des classes populaires. (Dictionnaire du francais Plus, Montreal, 1988) Les deux definitions illustrent ä leur maniere la difficile, voire impossible fache de rédiger un ouvrage lexicographique qui soit neutře sur le pian idéologique. Nonobstant ľassociation des mots Québec et canadien susceptible certes ďen faire sour-ciller plusieurs, e'est la notion ďécart qui nous apparait la plus lourde ďéquivoques. Dans Le Petit Robert 2, on se garde bien de specifier au detriment de quelle varieté linguistique se fait ľécart; on mentionne, par contre, et un sens péjoratif et un sens mélioratif. Non-ingérence, mais non-indifférence. Dans le Plus, le joual est présenté comme une varieté du francos québécois, comme une sous-variété done. Or l'existence d'un francais québécois, comme ensemble d'usages et non comme ensemble ďécarts, est loin de faire ľunanimité dans la société québécoise. Ä cet égard, les nombreuses chroniques de langage5 ainsi que les polémiques suscitées par chaque pa- 4. Pour un développement encyclopédique de joual, voir le Dictionnaire du francais Plus. A ľ usage des francophones ď Amérique, Montreal, CEC, 1988. 5. André Clas (dir.), Bibliographie des chroniques de langage publiées dans la presse au Canada, vol. I: 1950-1970, vol. 11: 1876-1950, Observatoire du rution d'un dictionnaire d'usages québécois témoignent d'une reelle obsession de la langue au Québec, obsession qu'on ne peut éviter de rapprocher d'une quéte identitaire6 au sein de laquelle le joual des années soixante aurait fait figure de ca talyseur7. Une telle insécurité linguistique soulěve non seulement les passions, mais également quelques questions. De quelle sorte de langue avons-nous été en mesure de nous écarter ? Y aurait-il eu en Canada une «belle langue » dont nous nous se-rions éloignés ? Faut-il y voir le mythe d'un paradis linguistique perdu, d'ou dériverait ľodyssée identitaire québécoise ? Ä la recherche d'une langue perdue: la perióde franchise Quelle langue parlait-on en Nouvelle-France ? Pour tenter de répondre ä cette question, Mougeon et Beniak8, deux Unguis tes de Toronto, ont pris ľinitiative de réunir des spécia-listes s'intéressant ä la genese du francais québécois, mais ne partageant pas les mémes hypotheses. Ľouvrage collectif présenté trois scénarii génétiques qui n'épuisent cependant pas le sujet, faute de données empiriques. Une premiére hypo-these veut que les colons débarquant en Amérique parlaient déjä francais, soit comme locuteurs natifs, soit comme patoi-sants bilingues. Ce scenario de la dédialectalisation, these dé-fendue principalement par le phonologue Y.-C. Morin ä partir de solides bases empiriques, propose done un alignement sur le frangais central norme avec un remplacement des francais moderne et contemporain, Departement de linguistique et de philologie, Universitě de Montreal, 1976. 6. Voir ľexcellent ouvrage synthěse de Chantal Bouchard (La langue et le nombril. Histoire d'une obsession québécoise, Montreal, Fides, 1998) sur les rapports langue-identité au Québec, publié aprés le colloque. 7. En effet, c'est ä partir des années soixante que les questions linguisti-ques ont peu ä peu envahi la scene politique. Voir la «Chronologie» dans cet ouvrage. 8. R. Mougeon et É. Beniak (dir.), Les origines du francais québécois, Sainte-Foy, Presses de ľUniversité Laval, 1994. TI---------ĽMBFJiMAliyUUo UC L«r,rwVuĽ, i^u juunu» formes propres aux parlers régionaux par les formes cöncur-rentes parlées par ľélite de la colonie. Pierre Barbaud9 pretend au contraire, c'est le scenario de dialectalisation du francos, qu'en Nouvelle-France le frangais central norme se trouve mätiné de différents patois, dont certains sont incom-préhensibles pour des locuteurs franqais. Enfin, sUggérée par Mougeon et Beniak eux-mémes, une troisiěme hypöthese, plausible bien qu'aucune etude ne vienne ľétayer par une demonstration rigoureuse: une cohabitation du francais central norme et de parlers régionaux sans dialectalisation, ni dédia-lectalisation. Le scenario du statu quo. Chose certaine, quel que soit le scenario envisage, les au-teurs des recherches sur la genese du francais québécois s'en-tendent pour dire que ce franqais s'est constitué par ün brassage unique et original formant un ensemble unifié, coherent et distinct. Par ailleurs, que ce soit par l'apprentissage du francais en France ou en Amérique, l'unification linguistiqUe s'est faite trěs tôt sur le territoire, et bien avant la France10 qui devra attendre 1'apres-guerre avant de ne voir arriver ä ľécole communale que des enfants parlant francais11. En outre, les patois ont subsisté en France jusque dans les années soixante. Un peuple québécois plus francais que le peuple francais! Une telle position prend également en ligne de compte les données de scolarisation de la population. En Nouvelle-France, si 80 % de la bourgeoisie est alphabétisée, 47% du peuple contre 20 % en France ľest également. De plus, les arguments de la these du francais appris avant le depart pour le Nouveau-Monde s'appuient sur les conditions d'immigration Pierre Barbaud, Le choc des patois en Nouvelle-France, Sillery, Presses de l'Université du Québec, 1984. La France de la fin du xviie siěcle (28 millions d'habitants) est une veritable tour de Babel ou une trentaine de patois se côtoient. Plus de 6 millions d'habitants sont incapables de tenir une conversation suivie en langue nationale et seulement 3 millions la parlent puremertt et slftt-plement (Helene Cajolet-Laganiěre et Pierre Martel, ouvr. cite; p. 41). Cette situation n'a pas empéché le francais de devenir une langue de prestige dans le domaine des arts et des sciences, et de s'imposer comme langue internationale dans le monde diplomatique. Claude Duneton, Parier croauant, Paris, Stock, 1973. des colons, lesquels, issus principalement de milieux urbains plus fortement francisés, restaient souvent cantonnés dans un port des mois durant avant d'entreprendre la grande traver-sée, ce qui laissait tout le loisir ä ceux qui ne le parlaient pas d'apprendre le francais. Les données du francais acadien mon-trent de surcroit que la communauté acadienne, ä cause de la deportation, n'aurait pas eu le temps de laisser tomber les patois et d'apprendre sur place le francais qu'on lui connait. Ce francais de la Nouvelle-France n'est certes pas le lecte frangais de prestige parce que ses racines sont celles du peuple, mais c'est la langue parlée par tous. II est done legitime de croire que l'empreinte dans la memoire collective d'une unite culturelle et linguistique ä preserver n'est pas une simple chimére. La conquéte anglaise et aprěs Cette perióde sera examinee sous deux angles: les reven-dications des nationaux, comme on les appelle ä ľépoque, et les témoignages ďétrangers venus en Canada12. Děs 1763, une petition envoyée au roi d'Angleterre, signée par quatre-vingt-dix-sept notables, revendique le droit de con-server le systéme de lois francais et ďoceuper des emplois dans ľadministration — tout en restant catholiques malgré le ser-ment du test13 exigé pour de tels emplois — et ce, courbettes obligent, tout en assurant ä Sa Majesté «la plus respectueuse soumission» de ses «plus fiděles Sujets14». C'est ainsi qu'avec ľActe de Québec15 de 1774, aprěs une décennie de revendica-tions et en échange d'une «loyauté inviolable», les nationaux conservent avocats, notaires, Code civil francais et liberie reli-gieuse. La langue franchise se taille ainsi, de maniere plutôt in-sidieuse, une place « publique », sans pour autant que jamais il 12. Capros Guy Bouthillier et Jean Meynaud, Le choc des langues au Québec, 1760-1970, Montreal, Presses de l'Université du Québec, 1972. 13. Ce serment, incompatible avec le catholicisme, déniait ľautorité papale et la transsubstantiation des espěces (eucharistie). 14. Guy Bouthillier et Jean Meynaud, ouvr. čité, p. 97-99. 15. Cet Acte ne corttient aucune disposition linguistique^gpiQ,^ geňS?-^. du QUEBEC en soit fait explicitement état. En effet, il ne serait pas venu ä ľesprit des nationaux de réclamer des garanties formelles pour une langue parlée par ľimmense majorite1(S. Or cette belie majorite aurait pu fondre comme neige au soleil si le pian d'assi-milntion cle I high Finley, par uxemp'e, .wait pu se réaliser. Pour asseoir ses visées assimilatrices, ce dernier avait concu le projet ďinstaurer pour les Canadiens un systéme ďécoles anglaises gratuit; ce pian aurait pu fonctionner, n'eut été le probléme in-contournable du recrutement de maitres ďécole anglopho-nes... et catholiques. La foi fut alors bei et bien gardienne de la langue. Signalons tout de merne que dans la correspondance de ce Finley apparaít pour la premiére fois ľidée, soutenue par certains défenseurs des droits des nationaux, que les Canadiens francais puissent servir de rempart contre la menace améri-caine. II ne suffit peut-étre pas toujours d'avoir la foi! Au xixe siécle, la plupart des témoignages des visiteurs étrangers font état ďune vie bien francaise. Tocqueville, en 1831, dira du Québec qu'il est la partie de l'Amérique qui res-semble le plus á l'Europe. II observe que si la majorite est francaise, la classe dirigeante, détentrice de toutes les entre-prises commerciales, est anglaise. La langue parlée dans la rue est le francais, mais toutes les enseignes sont en anglais. Premiers problémes d'affichage d'une série... interminable comme un casse-téte chinois. Quant ä la qualité de la langue, Tocqueville note que l'unique journal francais, Le Canadien — dont le contenu ressemble ä sa devise: « Notre religion, notre langue, nos lois » —, est écrit dans un style commun et pré-sente de nombreux anglicismes ainsi que des tournures étran-ges. II le compare pourtant ä des joumaux du canton de Vaud en Suisse! Ä la suite d'une visíte ä un tribunal, il dira des avo-cats qu'ils sont sans talent, qu'ils parlent avec un accent nor-mand populaire, que leur style est vulgaire, bourré d'anglicis-mes et d'étrangetés. Et d'en conclure: L'ensemble du tableau a quelque chose de bizarre, d'inco-hérent, de burlesque méme. Le fond de l'impression qu'il 16. Seul Chartier de Lotbiniěre, quelque part entre 1763 et 1774, demanda ä Westminster un statut d'unilinguisme franqais pour le Québec. faisait naítre était cependant triste. Je n'ai jamais été plus convaincu qu'en sortant de lä que le plus grand et le plus irremediable malheur pour un peuple c'est d'etre conquis17. Ľacaclémicien Jean-Jacques Ampere, le fils de l'autre, de passage au Québec en 1851, s'étonne de l'affichage alors bilin-gue ou le francais, minoritaire, apparait altere et corrompu par ľ anglais. Par ailleurs, il s'émerveille de tournures enten-dues, telies que « un méchant bateau », y reconnaissant la langue de Moliěre: « Pôur retrouver Vivantes dans la langue les traditions du Grand Siécle, il faut aller au Canada18.» L'anecdote suivante est representative des préjugés qu'entretiennent les Anglo-Canadiens ä ľégard du francais padé au Canada. Elle illustre cette croyance, qui perdure19, d'une langue informe, incomprehensible pour les Francais du vieux continent. En 1862, une certaine Lady Monk demande ä un visiteur francais, Emmanuel Blain de Saint-Aubin, s'il parle, of course, le Parisian French. Le francais parle ici, lui dit-elle, est un abominable patois. Le visiteur réplique qu'il ne parle surtout pas le francais de Paris, qu'on ne peut comparer d'ailleurs qu'ä l'anglais des Cockneys londoniens, et il ajoute qu'ä instruction égale les locuteurs canadiens se comparent tout ä fait ä ceux de la France. Les ouvriers et les agriculteurs d'ici maitrisent mieux leur langue que le peuple francais parce qu'ils sont plus scolarisés, affirme-t-il de surcroit20. Lady Monk venait de goüter ä ľesprit francais 21. 17. Guy Bouthillier et Jean Meynaud, ouvr. cite, p. 141. 18. Md., p. 165. 19. En poste pendant quelques années dans une universitě ontarienne, j'eus un jour la surprise, alors que je mentionnais un recent séjour en France, de me faire demander si j'arrivais ä me faire comprendre des Francois. J'ai pu constater par la suite que cette attitude était loin d'etre exceptionnelle, ce qui variait étant ľarrogance ou l'ignorance de mes interlocuteurs. J'en suis venue ä croire que le plus grand tabou linguis-tique des Canadiens anglais, et vraisemblablement le secret le mieux garde, est peut-étre leurs propres traumatismes linguistiques en débar-quant ä Londres... 20. Le taux de scolarisation au Quebec est pourtant trěs faible ä ľépoque. Cette reaction ne saurait s'expliquer autrement que par la faible franci-sation du peuple franqais, plutôt patoisant. 21. Dans Guy Bouthillier et Jean Meynaud, ouvr. cite, p. 166. Devenir minoritaire Si la vaste majorite constitute par la population francophone était de nature ä conforter les colons francos au moment de la conquéte anglaise, la loi du nombre, se retournant, allait finir par renverser la situation. En effet, les conquérants (pour ľessentiel: ľarmée, du personnel politique et peu de colons) sont d'abord minoritaires. Par la suite, la colonisation change peu ä peu le paysage linguistique: en 1851, 40% de la population de Quebec est anglophone et, ä Montreal, les an-glophones y forment la majorite de 1831 ä 1861. Avant ľunion du Haut et du Bas-Canada, le Haut-Canada compte 400 000 anglophones, le Bas-Canada 450 000 francophones et 150 000 anglophones. Avec ľimmigration, la majorite, dorénavant ac-quise avec l'Union, ira, année aprěs année, s'accroissant. Cette perióde est marquee par une scolarisation trěs fai-ble. Selon les données fournies par Corbeil22, le taux de fré-quentation scolaire des francophones, au milieu du xixe siěcle, n'est que de 4,4%. Les colleges classiques accueillent alors moins de 1 % de la population. En 1910, 82% des élěves se re-trouvent dans les trois premieres années, et moins de 1% poursuivent jusqu'en 8e année et au-delä. En 1927, une commission ďenquéte évalue ä 94% la proportion des élěves qui interrompent leurs études en 6e année. Une telle situation a fait dire ä plusieurs qu'au Québec, avant 1960, on se dépé-chait ďapprendre ä lire, ä écrire et ä compter pour au plus vite quitter les bancs ďécole. Rural au xixe, le Québec s'urbanise avec le xxe siěcle. Minoritaire et peu instruit, le peuple apprendra ä travailler dans une langue étrangěre: celie des patrons. Vulnerable hors de la tradition rurale conservatrice, la perception qu'il a de lui-méme ne pourra dans ces conditions que se dégrader. 22. Jean-Claude Corbeil, Ľaménagement linguistique, Québec, Regie de la langue francaise, Éditeur officiel du Québec, 1974, p. 14-18. Miroir, ô miroir, dis-moi... Si certains étrangers de passage louent la qualité de la langue, des critiques en dénoncenť la deterioration tout au long de la deuxiěme moitié du xixe siěcle par le biais de chroni-ques, dans les journaux surtout: celles d'Arthur Buies, d'Os-car Dunn ou de Jules-Paul Tardivel, pour ne nommer que les plus connues. Au cours de ľannée 1865, Arthur Buies publie des listes de barbarismes parmi lesquels on retrouve des tour-nures pourtant bien franchises. En effet, il condamne par exemple ľantéposition de méchant23, comme dans «il fait un méchant temps », le méme tour qui faisait s'exclamer Jean-Jacques Ampere. II faut comprendre que l'anglais a fait de nombreux emprunts au francais au fil de son evolution24 et qu'ainsi bien des archaismes peuvent facilement étre confon-dus avec des anglicismes. En outre, ľabsence ďéchanges cultures avec la France se fait cruellement sentir. Plus tard, Jean-Marie Laurence25 dénoncera de tels abus critiques, les attribuant ä un trop grand fanatisme et ä de la pure ignorance linguistique. Cette chasse aux anglicismes, métamorphosée en reelle phobie dans les années 1970 avec les hambourgeois, gaminet, flaneurs et autres croustilles26, nous la devons, entre autres, ä Tardivel, auteur d'une brochure intitulée L'angli-cisme, voilä ľennemi. La méme année (1880), Dunn publie un Glossaire franco-canadien, ouvrage de 1750 entrées27. Dans une etude sur ľautoperception linguistique ä partir de chroniques de langage28, Chantal Bouchard29 distingue 23. Dans Guy Bouthillier et Jean Meynaud, ouvr. cite, p. 185. Cet emploi subsiste toujours en francais dans un registre littéraire. 24. Voir F. Mackenzie, Les relations de l'Angleterre et de la France d'aprés le vo-cabulaire, tomes I et II, Paris, Droz, 1939. 25. Jean-Marie Laurence, Notrefrangais sur le vif, Montreal, Centre de psychologie et de pédagogie, 1947. 26. Equivalents proposes par l'Office de la langue franchise pour hamburger, t-shirt, loafers et chips. 27. II y eut également d'autres publications plus modestes, comme celle de ľabbé Caron, Petit vocabulaíre h ľ usage des Canadiern frangais. 28. Voir André Clas, ouvr. cite. 29. Chantal Bouchard, ouvr. cite. trois périodes; eile note une perception negative qui va de 1879 ä 1910, perióde dont on vient de parier, suivie, de 1910 ä 1940, ďune revalorisation de la langue du terroir, moins contaminée par ľ anglais pour des raisons evidentes. Periode de repli sur soi. Acceptation de la défaite et du statu quo. Děs lors, la celebration de la terre et des valeurs traditionnelles a pour effet de laisser « au conquérant anglais l'initiative du commerce et de l'industrialisation30». Bouchard observe qu'il ne s'agit en fait que ďune sorte d'interlude puisque cette perception rede-vient, de 1940 ä 1970, plus negative que jamais lorsque l'ou-vrier remplace le paysan comme classe populaire, lorsque les campagnes se vident au profit des villes, avec comme point culminant, on s'en doute, la fameuse quercllc du joual. Qu'une couche sociale puisse souffrir ďinsécurité linguis-tique, cela s'entend. Lorsque ľensemble ďune communauté est atteint, le mal est profond. Ľélite canadienne-francaise a échoué ä imposer son lecte comme lecte de prestige et la norme linguistique reste définie á ľextérieur de la communauté. Ľélite s'en trouve elle-méme affligée. En ľ absence de prestige économique et politique, de prestige linguistique et culturel, tous les elements se trouvent alors réunis pour pro-voquer, avant l'extinction de voix, une crise ďidentité aiguě. Uancien colon, maintenant colonise, se sent devenir de plus en plus aphone. Querelle de querelle de Brest31! On s'entend généralement pour dire que ľétincelle qui mit le feu aux poudres fut, en réponse a un billet d'André Lauren-deau sur les piětres performances linguistiques des écoliers, la lettre ďun frěre enseignant anonyme32 dénoncant le « parier joual» de ses élěves et les vicissitudes de ľenseignement du francais. Laurendeau la publie en y apposant de son propre chef le pseudonyme de Frěre Un tel, puis Untel. Des dizaines 30. Jean-Claude Corbeil, ouvr. cite, p. 9. 31. Euphémisme hergéen. 32. En novembre 1959. Cette lettre sera suivie ďune douzaine ďautres. de iettres au journal Le Devoir ne tardent pas ä faire echo aux propos incendiaires de ce «prolétaire de la sainte Église33». Et la parution des Insolences34, ľannée suivante, ne fera qu'accen-tuer le mouvement. II n'est plus question de la langue des jeu-nes, mais bien de celie de toute une collectivité. L'ampleur de cette operation ďautocritique est telle qu'elle ne trouve ďéquivalent nulle part ailleurs dans ľhistoire. Le mérite du Frěre Untel est ďavoir enfin nommé un mal infäme décrié de-puis des décennies. Comme si, par transposition, un diagnostic se posait finalement sur le silence économique, politique et culturel. La prise de parole est emotive et, en tant que telle, eile devient la preuve a contrario du pouvoir des mots. Pour faire contrepoids, certains se sont lancés dans des operations de redressement de la langue. C'est le cas, notam-ment, de Jean-Marie Laurence qui, en 1963, posait le diagnostic suivant: Chez nous le souci du «bon langage» tourne souvent ä l'obsession. Nous apportons plus d'importance ä la facon de dire les choses qu'aux choses elles-mémes. Nous nous taisons plutôt que de parier ďune facon imparfaite. Cette inhibition finit par paralyser notre pensée elle-méme. Nous possédons au plus haut degré le complexe des peuples qui dependent ďune metropole au point de vue linguistique35. Uinfluence de Jean-Marie Laurence sur la langue au Québec est indéniable. Parallělement ä une carriěre en education comme professeur, puis comme directeur adjoint des Écoles normales, enfin comme directeur general de ľenseignement du francais au Departement de l'instruction, il ceuvre dans les médias. Titulaire de la chronique linguistique Notre frangais 33. Auto-désignation: voir Jean-Paul Desbiens, Les insolences du frěre Untel, Montreal, Editions de l'Homme, 1960, p. 11. 34. Notre exemplaire de la premiere edition porte ľestampille suivante ďune librairie montréalaise: Pour adulles avertis. 35. Jean-Marie Laurence, C'est-h-dire, Montreal, vol. VII, n° 1, dans Christine Portelance, Etude sociolinguistique d'une pratique terminologi-que. Terminologismes: Radio-Canada, memoire de maítrise, Universitě de Montreal, 1984. sur le vif k Radio-Canada de 1942 ä 1954, il collabore aux emissions de radio La langue bien penám et La parole est ď or de 1954 ä 1964, il anime á la television d'État Langue vivaníe de 1964 ä 1970 et participe, en tant qu'invité regulier, ä Langage de mon pays et Sur le bout de la langue de 1970 ä 1976, année ou il prend sa retraite et qui marque la fin, ä la société d'État, des emissions consacrées au bien-parler. Cest pourquoi on ľassocie généralement ä la langue de Radio-Canada, dont on a long-temps cru, par fierté, qu'elle constituait le seul vrai francais international, un baume sur nos plaies linguistiques36. Ce que ľon connait moins, par ailleurs, c'est le caractěre ambivalent du personnage, tout aussi ambivalent, sur le plan linguisti-que, que certains de nos politiciens. La plupart des téléspectateurs conserveront de lui l'image d'un homme au langage quelque peu précieux et ä qui ils pouvaient difficilement s'identifier, image ä laquelle plu-sieurs ont sürement accolé ľétiquette de puriste. Or Laurence n'est pas tendre envers les moralistes de la langue qu'il quali-fie de la maniere suivante: «ces agressifs», «les maniaques de la faute », « ces correcteurs bornés », «les chicaniers du langage », «les dégustateurs de chiures de mouches », «les auto-ritaires qui ont pris comme modele le pere Fouettard»... et enfin, «les puristes constipés». II résumé ainsi leurs travers: vanité, agressivité, étroitesse, défauts affectifs qui se doublent ďune «lacune d'ordre intellectual: ľignorance de la linguisti-que scientifique». II oppose le travail, descriptif, «d'analyste, de dissecteur et d'anatomiste de la langue » du linguiste ä ce-lui, prescriptif, du grammairien moralisté de la langue37. En faisant ces recherches sur les pratiques terminologiques ä Radio-Canada, nous avons été étonnée de constater qu'avant merne la mise sur pied de départements universitaires de lin-guistique, Laurence faisait découvrir ä ses étudiants de l'École normale (quelque part entre 1938 et 1956) cette science ayant pour objet le langage, et qu'il avait également publié dans C'est-ä-dire, bulletin d'information linguistique de 36. On s'en souvient également comme auteur ďune grammaire scolaire. 37. C'est-ä-dire, vol. VI, n° 6, 1963, dans Christine Portelance, ouvr. cite, p. 15-16. Radio-Canada, une série d'articles sur les idées fondamenta-les de la linguistique — autour de Saussure, Hjelmslev, Ben-veniste, Martinet, Chomsky et cie —, constituant un veritable cours d'introduction ä la linguistique. Jean-Marie Laurence fut également, ä partir de 1963, la figure centrale du Comité de linguistique de Radio-Canada. Ľidée de former un comité de vigilance avait commence ä germer en 1959, et le comité sera créé officiellement en 1960 avec ľobjectif de refranciser la langue de travail ä partir ďune norme qui serait celie du «francais universel». Les membres avaient pour täches la preparation et la diffusion du materiel linguistique nécessaire ä la realisation de cet ob-jectif. Ä partir de 1961, la Société autorisera la diffusion des fiches ä ľextérieur de son enceinte; le nombre ďabonnés grimpera rapidement ä plusieurs milliers. En 1984, le fichier ďun abonné comprendra pres de 3000 fiches, recues en 542 livraisons. Né de ľinquiétude ďune époque, le comité de linguistique représente une des factions importantes du debat linguistique. En effet, dans les travaux du comité se trouve ľébauche ďune méthodologie terminologique qui al-lait plus tard engendrer un organisme de normalisation d'État; c'est ďailleurs ä un membre du comité, Robert Du-buc, que ľon doit le néologisme terminologue pour designer un metier bien québécois. Comment Jean-Marie Laurence, adepte de la linguistique «scientifique», a-t-il pu se plier au travail de prescription? Tout simplement en postulant que la distinction entre linguiste et grammairien n'est pas absolue, la connaissance de la linguistique permettant d'etre «un moralisté de la langue éclairé». Ä son grand dam, il allait devoir admettre qu'entre la théorie et la pratique, il y avait plus que des imponderables. En effet, la philosophic du Comité de linguistique prô-nait l'alignement sur le francais universel. Or un francais commun ä toute la francophonie est une vue de ľesprit. Dans les faits, c'est toujours la varieté de prestige, soutenue par un appareil de reference important (dictionnaires, grammaires, etc.), qui determine la norme — dans notre cas, celie ďune metropole outre-Atlantique. Laurence a beau se presenter en France comme un néologiste hardi, ľétude des fiches du comité montre bien que la néologie ici n'est souvent que tem-poraire. Par exemple, la fiche 195 dénonce «langage machine» comme un calque de l'anglais «machine language» et propose le néologisme «langage ordinationnel», lequel sera remplacé, fiche 446, par... «langage machine ». En appliquant le méme principe, «week-end» et «match de hockey» de-viennent plus « franqais » que « partie de hockey » et « fin de semaine». Cette situation prévaut toujours: récemment, la France préférait l'expression « e-mail» (ou « mail») au néologisme québécois «courriel». On peut s'estimer chanceux d'avoir su résister jusqu'ä maintenant aux shopping, pressing, footing et autres -ing de méme acabit. Comme défenseur du frangais universel que la question de ľéconomie des échanges linguistiques contrarie, Jean-Marie Laurence doit sans cesse ménager la chěvre et le chou. Une situation fort inconfortable. Quant ä la faction « partipriste », eile a saisi toute l'impor-tance d'une prise de parole stimulée, sinon exacerbée par la querelle linguistique; ses écrivains ont trans forme la langue honnie en un instrument de denunciation, d'appropriation et de subversion méme, car on a compris que la langue humi-liée, il fallait« faire avec ». Le mouvement culturel et politique autour du phénoměne joual a fait dire ä Jean-Claude Corbeil qu'on passait d'un joual-mépris ä un joual-fierté. Apportons tout de méme une nuance ä cela. Si ľon peut qualifier de « fiěres » celebrations jouales des manifestations telies que Le Cid maghané, de Réjean Duchařme, ou Ľosstidcho, autour de Robert Charlebois, pour ne donner que ces exemples de 1968 — manifestations dont certaines, il faut bien ľadmettre, ont mene ä quelque aberration, comme La charte de la langue québécoise38 —, la langue des Renaud, Tremblay et Godin apparaít plutôt comme un joual de combat : rétif, fougueux et souffrant ä la fois. « Le joual, c'est une 38. Léandre Bergeron, La charte dela langue québécoise, Montreal, VLB édi-teur, 1981, charte prônant le joual mais écrite en francais standard. Pour une critique bien sentie et écrite en joual, voir Danielle Trudeau, Léandre et son péché, Montreal, Hurtubise HMH, 1982. arme politique, une arme linguistique que le peuple com-prend d'autant plus qu'il l'utilise touš les jours39», dira Michel Tremblay en 1973. Par ailleurs, avant d'etre joualisante, cette littérature est littéraire, c'est-ä-dire qu'elle a le pouvoir de transformer les matériaux linguistiques et d'en transcender les particularités. Si le phénoměne ďoralité est pregnant, on ne peut cependant réduire cette littérature ä la simple transcription d'une langue populaire40. C'est bien, n'est-ce pas, la raison de ce colloque. Corps ä corps linguistiques et operations de redressement de la langue, équilibre de forces répulsives que d'aucuns ap-pelleront incertitude et d'autres, indecision. Cet équilibre en tension, qu'on le veuille ou non, fait partie du paysage fran-c,ais d'Amérique: le mode acrobatique de survivance québécois. Cet exposé, nous en sommes bien consciente, est loin d'avoir fait le tour d'une question sociolinguistique fort com-plexe parce qu'indissociable de l'histoire politique du- Québec. La formule parier joual, on ľa vu, existait bien avant la querelle du joual. Pendant un peu plus d'une décennie, eile fera le plein de sentiments linguistiques souvent contradictoi-res, puis, au fur et ä mesure que le Québec s'affirmera politi-quement, économiquement et culturellement, eile perdra peu ä peu sa charge sémantique pour devenir, de nos jours, une expression quasi folklorique. D'oú la difficulté de définir hic et nunc ce qu'est le joual, et on ne peut que s'en réjouir... 39. Cite par Lise Gauvin, « Littérature et langue parlée au Québec », Études frangaises, Montreal, février 1974, p. 85. 40. Ibid.