Réjean Ducharme L'avalée des avalés (incipit) Tout m'avale. Quand j'ai les yeux fermés, c'est par mon ventre que je suis avalée, c'est dans mon ventre que j'étouffe. Quand j'ai les yeux ouverts, c'est par ce que je vois que je suis avalée, c'est dans le ventre de ce que je vois que je suffoque. Je suis avalée par le fleuve trop grand, par le ciel trop haut, par les fleurs trop fragiles, par les papillons trop craintifs, par le visage trop beau de ma mere. Le visage de ma mere est beau pour rien. S'il était laid, il serait laid pour rien. Les visages, beaux ou laids, ne servent `a rien. On regarde un visage, un papillon, une fleur, et ça nous travaille, puis ça nous irrite. Si on se laisse faire, ça nous désespere. Il ne devrait pas y avoir de visages, de papillons, de fleurs. Que j'aie les yeux ouverts ou fermés, je suis englobée : il n'y a plus assez d'air tout `a coup, mon cœur se serre, la peur me saisit. L'été, les arbres sont habillés. L'hiver, les arbres sont nus comme des vers. Ils disent que les morts mangent les pissenlits par la racine. Le jardinier a trouvé deux vieux tonneaux dans son grenier. Savez-vous ce qu'il en a fait ? Il les a sciés en deux pour en faire quatre seaux. Il en a mis un sur la plage, et trois dans le champ. Quand il pleut, la pluie reste prise dedans. Quand ils ont soif, les oiseaux s'arretent de voler et viennent y boire. Je suis seule et j'ai peur. Quand j'ai faim, je mange des pissenlits par la racine et ça se passe. Quand j'ai soif, je plonge mon visage dans l'un des seaux et j'aspire. Mes cheveux déboulent dans l'eau. J'aspire et Ça se passe : je n'ai plus soif, c'est comme si je n'avais jamais eu soif. On aimerait avoir aussi soif qu'il y a d'eau dans le fleuve. Mais on boit un verre d'eau et on n'a plus soif. L'hiver, quand j'ai froid, je rentre et je mets mon gros chandail bleu. Je ressors, je recommence `a jouer dans la neige, et je n'ai plus froid. L'été, quand j'ai chaud, j'enleve ma robe. Ma robe ne me colle plus `a la peau et je suis bien, et je me mets `a courir. On court dans le sable. On court, on court. Puis on a moins envie de courir. On est ennuyé de courir. On s'arrete, on s'assoit et on s'enterre les jambes. On se couche et on s'enterre tout le corps. Puis on est fatigué de jouer dans le sable. On ne sait plus quoi faire. On regarde, tout autour, comme si on cherchait. On regarde, on regarde. On ne voit rien de bon. Si on fait attention quand on regarde comme ça, on s'aperçoit que ce qu'on regarde nous fait mal, qu'on est seul et qu'on a peur. On ne peut rien contre la solitude et la peur. Rien ne peut aider. La faim et la soif ont leurs pissenlits et leurs eaux de pluie. La solitude et la peur n'ont rien. Plus on essaie de les calmer, plus elles se démenent, plus elles crient, plus elles brulent. L'azur s'écroule, les continents s'abîment : on reste dans le vide, seul. Je suis seule. Je n'ai qu'`a me fermer les yeux pour m'en apercevoir. Quand on veut savoir ou on est, on se ferme les yeux. On est l`a ou on est quand on a les yeux fermés : on est dans le noir et dans le vide. Il y a ma mere, mon pere, mon frere Christian, Constance Chlore. Mais ils ne sont pas l`a ou je suis quand j'ai les yeux fermés. L`a ou je suis quand j'ai les yeux fermés, il n'y a personne, il n'y a jamais que moi. Il ne faut pas s'occuper des autres : ils sont ailleurs. Quand je parle ou que je joue avec les autres, je sens bien qu'ils sont `a l'extérieur, qu'ils ne peuvent pas entrer ou je suis et que je ne peux pas entrer ou ils sont. Je sais bien qu'aussitôt que leurs voix ne m'empecheront plus d'entendre mon silence, la solitude et la peur me reprendront. Il ne faut pas s'occuper de ce qui arrive `a la surface de la terre et `a la surface de l'eau. Ça ne change rien `a ce qui se passe dans le noir et dans le vide, l`a ou on est. Il ne se passe rien dans le noir et dans le vide. Ça attend, tout le temps. Ça attend qu'on fasse quelque chose pour que ça se passe, pour en sortir. Les autres, c'est loin. Les autres, ça se sauve, comme les papillons. Un papillon, c'est loin, loin comme le firmament, meme quand on le tient dans sa main. Il ne faut pas s'occuper des papillons. On souffre pour rien. Il n'y a que moi ici. Mon pere est juif, et ma mere catholique. La famille marche mal, ne roule pas sur des roulettes, n'est pas une famille dont le roulement est `a billes. Quand ils se sont mariés, ils se sont mis d'accord sur une sorte de division des enfants qu'ils allaient avoir. Ils ont meme signé un contrat `a ce sujet, devant notaire et devant témoins. Je le sais : j'écoute par le trou de la serrure quand ils se querellent. D'apres leurs arrangements, le premier rejeton va aux catholiques, le deuxieme aux juifs, le troisieme aux catholiques, le quatrieme aux juifs, et ainsi de suite jusqu'au îrente et unieme. Premier rejeton, Christian est `a M^me Einberg, et M^me Einberg l'emmene `a la messe. Second et dernier rejeton, je suis `a M. Einberg, et M. Einberg m'emmene `a la synagogue. Ils nous ont. Ils sont surs qu'ils nous ont. Ils nous ont, ils nous gardent. M^me Einberg a Christian et elle le garde. M. Einberg m'a et il me garde. J'ai mis du temps `a comprendre ça. Ça n'a pas l'air difficile `a comprendre, mais, quand j'étais plus petite, je trouvais que ça ne tenait pas debout, que c'était impossible que mes parents ne puissent pas s'aimer et nous aimer comme je les aimais. M. Einberg voit d'un œil irrité son avoir jouer avec l'avoir de M^me Einberg. Il est sur des charbons ardents quand Christian et moi jouons ensemble. Il pense que M^me Einberg se sert de Christian pour mettre le grappin sur moi, pour me séduire et me voler. M^me Einberg dit que je suis son enfant au meme titre que Christian, qu'une mere a besoin de tous les enfants qu'elle a eus, qu'un petit garçon a besoin de sa petite sœur et qu'une petite fille a besoin de son grand frere. Je fais semblant de jouer le jeu que M. Einberg prétend que M^me Einberg joue. Ça fait enrager M. Einberg. Il tombe sur le dos de M^mc Einberg. Ils se querellent sans arret. Je les regarde faire en cachette. Je les regarde se crier `a la figure. Je les regarde se hair, se hair avec tout ce qu'il peut y avoir de laid dans leurs yeux et dans leurs cœurs. Plus ils se crient `a la figure, plus ils se haissent. Plus ils se haissent, plus ils souffrent. Apres un quart d'heure, ils se haissent tellement que je peux les voir se tordre comme des vers dans le feu, que je peux sentir leurs dents grincer et leurs tempes battre. J'aime ça. Parfois, ça me fait tellement plaisir que je ne peux m'empecher de rire. Haissez-vous, bande de bouffons ! Faites-vous mal, que je vous voie souffrir un peu ! Tordez-vous un peu que je rie ! Ils ont envoyé Christian loin de moi. C'est tout un honneur ! Ils l'ont mis dans une enveloppe et ils l'ont expédié `a un camp de scoutisme. Va faire des B. A., Christian, loin de ta petite sœur vénéneuse ! Quand le temps des vacances arrive, c'est immanquable : il faut qu'il y ait un de nous deux qui parte. Si je ne suis pas envoyée en tournée avec la chorale, Christian est envoyé dans un camp de scoutisme. M^me Einberg n'est pas d'accord. Laissez donc ces enfants tranquilles, espece de fou ! M. Einberg, le maître des départs, ne veut rien savoir, tient son bout. Si tu n'envoies pas ton moutard faire des B. A., j'envoie ma moutarde faire des gammes ! Les voyages déforment la jeunesse ! crie-t-elle. Les voyages forment la jeunesse ! crie-t-il. Je ne suis qu'une fille. Einberg m'a, mais il n'est pas content de m'avoir. Il est jaloux de l'autre. Il aimerait bien mieux avoir Christian. Une fille, ce n'est pas bon, ça ne vaut rien. Ça ne me fait rien. Qu'ils s'arrangent ! J'attends que Christian revienne. Il ne fait jamais rien de méchant. Il ne dit jamais rien de dur. Tout ce qu'il fait et tout ce qu'il dit est doux, doux et triste comme une fleur, comme de l'eau, comme tout ce qui est tranquille et laisse tranquille. Christian est doux comme une chose. Il y a les choses, les animaux et les hommes. Vacherie de vacherie ! Hein ?