Marie-Claire Blais Marie-Claire Blais est née dans la paroisse Saint-Fiděle, ä Québec. La situation financiere de sa famille ľoblige ä abandonner trěs tôt ses études pour aller travailler. Grace ä quelques cours suivis ä l'Université Laval et aux encouragements de certains maTtres, Blais publie son premier roman, La Belle Bete, en 1959. Une bourse octroyée par la fondation Guggenheim lui permet de se consacrer ä ľécriture. Elle s'installe alors ä Cape Cod, dans le Massachusetts. Lorsque parait Une saison dans la vie d'Emmanuel en 1965, le livre est aussitôt salué par la critique. Ľannée suivante, I'ceuvre est consacrée par le prix France-Canada et le prix Médicis. Plusieurs écrits suivront: romans, récits, pieces de theatre. L'auteure est reconnue tant au Canada qu'á ľétranger; touš ses romans sont traduits en anglais. Blais recevra de nom-breuses recompenses dont le prix Athanase-David, en 1982, pour ľensemble de son oeuvre. Dix ans plus tard, eile est élue ä l'Académie royale de langue et de littérature francaise de Belgique. Une saison dans la vie d'Emmanuel — 1965 « La recompense, c'était moi... » D'apres Jacques Chessex, Une saison dans la vie d'Emmanuel représente, mal-gré sa critique acerbe de la religion, « I'illusion ďune parfaite cosmogonie : un ciel, une terre oň se damner, sous nos pieds les flammes de l'Enfer »'. C'est sur cette terre que nah Emmanuel, et que vit Jean Le Maigre, le narrateur de ľex-trait suivant. Děs ma naissance, j'ai eu le front couronné de poux ! Un poete, s'écria mon pere, dans un élan de joie. Grand-Měre, un poete! lis s'ap-prochěrent de mon berceau et me contemplěrent en silence. Mon regard brillait déjä ďun feu sombre et tourmenté. Mes yeux jetaient partout dans la chambre des flammes de génie. « Qu'il est beau, dit ma mere, qu'il est gras, et qu'il sent bon ! Quelle jolie bouche ! Quel beau front! » Je baillais de vanité, comme j en avais le droit. Un front couvert de poux et baignant dans les ordures ! Triste terre ! Rentrées des champs par la porte de la cuisine, les Muses aux grosses joues me voilaient le ciel de leur dos noirci par le soleil. Ai'e, comme je pleurals, en touchant ma téte chauve... Je ne peux pas penser ä ma vie sans que ľencre coule abondamment de ma plume impatiente. Tuberculos Tuberculorum, quel destin miserable pour un garcon doué comme toi, oh ! le maigre Jean, toi que les rats ont grignoté par les pieds... Pivoine est mort Pivoine est mort Ä table tout le monde Mais heureusement, Pivoine était mort la veille et me cédait la place, trěs gentiment. Mon pauvre frěre avait été empörte par ľépi... ľapi... ľapoca- 4. De la liberation ä la Uberte. 4. Ľaventure de ľécriture. BLAIS. 20 lypse... ľépilepsie quoi, quelques heures avant ma naissance, ce qui permit ä tout le monde ď avoir un bon repas avec M. le Curé aprěs les funérailles. Pivoine retourna ä la terre sans se plaindre et moi j'en sortis en criant. Mais non seulement je criais, mais ma mere criait eile aussi de douleur, et pour recouvrir nos cris, mon pere égorgeait joyeusement un cochon dans 25 ľétable! Quelle journée ! Le sang coulait en abondance, et dans sa petite boíte noire sous la terre, Pivoine (Joseph-Aimé) dormait paisiblement et ne se souvenait plus de nous. — Un ange de plus dans le ciel, dit M. le Curé. Dieu vous aime pour vous punir comme ca ! 30 Ma mere hocha la téte : — Mais, M. le Cure, c'est le deuxiéme en une année. — Ah ! Comme Dieu vous recompense, dit M. le Cure. M. le Cure m'a admiré děs ce jour-lä. La recompense, c'était moi. Combien on m'avait attendu ! Combien on m'avait desire! Comme on 35 avait besoin de moi! J'arrivais juste ä temps pour plaire ä mes parents. « Une benediction du ciel », dit M. le Curé. // est vert, il est vert Maman, Dieu va nous le prendre Ltd aussi. 40 - Héloíse, dit M. le Cure, mangez en paix, mon enfant. La petite Héloíse avait beaucoup pleuré sur la tombe de Pivoine et ses yeux étaient rouges, encore. — Elle est trop sensible, dit M. le Cure en lui caressant la téte. II faut quelle aille au couvent. 45 — Mais comme il est vert, dit Héloíse, se tortillant sur sa chaise pour mieux me regarder. Vert comme un céleri, dit Héloíse. M. le Curé avait vu le signe du miracle ä mon front. — Qui sait, une future vocation ? Les oreilles sont longues, il sera intelligent. Trěs intelligent. 50 — L'essentiel, cest de pouvoir traire les vaches et couper le bois, dit mon pere, sěchement. Joseph-Aimé est jnort Joseph-Aimé est mort, dit ma mere. Et eile se moucha ä grand bruit. 55 — Consolez-vous en pensant au futur, dit M. le Curé. Ne regardez pas en arriěre. Cet enfant-la va rougir avant de faire son premier péché mortel, je vous le dis. Et pour les péchés, je rny connais, celui-ci, Dieu lui pardonne, il en commettra beaucoup. BLAIS, Marie-Claire, Une saison dam la vie d'Emmannel, coll. « Boréal compact », Montreal, Boreal, 1991, p. 63-65. LECTURE MÉTHODIQUE 1. Quel role le Cure joue-t-il dans cet extrait ? Montrez I'ironie qu'affiche Blais lorsqu'elle brosse le portrait du representant de ľomnipotent clergé. 2. Quel type de narrateur rencontre-t-on dans le texte ? Quelles consequences ce choix aura-t-il ? Montrez que cela contribue ä accentuer la tonalité comique que I'auteure semble privilegier. VERS LA DISSERTATION Certains voient chez Blais une reprise de I'univers impitoyable d'Albert Laberge (►►► p. 104). Commentez cette perception. 187 un au ne de Victor-Lévy Beaulieu dine ils en ne íez re-: si er. ies 59. Né en 1945 ▲ Portrait: Victor-Lévy Beaulieu, photographic par Josée Lambert. ! Victor-Lévy Beaulieu est né ä Saint-Jean-de-Dieu (Bas-Saint- Laurent). Aprěs ses études secondares, il signe en 1968 Mémoires ďoutre-tonneau, son premier román. Ľannée suivante paraít Race de monde, qui raconte l'histoire de la famille Beauchemin. Ce román sera présenté sous forme de téléroman á Radio-Canada. De 1972 ä 1978, Beaulieu enseigne la littérature ä l'École nationale de théätre. II fonde en 1976 les editions VLB dont il s'occupera pendant une dizaine ďannées. Par la suite, il publie des romans, des essais, des pieces de théätre et signe des téléromans (ĽHéritage, Montreal PQ). Installé ä Trois-Pistoles depuis 1982, il écrit pour son théätre ďété, et continue de publier. Race de monde — 1969 « J'ai été conduit au poste... » Abel Beauchemin, surnommé Bibi Gomm, écrit dans son journal les péripéties de cette famille de « Gazpésie » qui a déménagé a « Montréal-Mort». Jean-Maurice dit Machine Gun Beauchemin commet un vol ä la banque ou tra-vaillent ses deuxfreres. Machine Gun est un homme ďhonneur. Fiděle ä sa parole, il a cam-briolé la Banque Canadienne Nationale hier, aide en cela par trois acolytes. Tous les quatre étaient masques. Un seul n'était pas arme, soit celui qui recueillait la galette en criant: 5 - Des gros bills! des gros bills ! Personne dans la banque ne s'est oppose ä ľactivité des trois gangsters, quoique tous les guichetiers possédassent dans l'un de leurs tiroirs un pis-tolet chargé dont, il est vrai, ils n'ont jamais appris ä se servir. Seul coup de theatre qui a mis dans tout cela un peu d'animation : une vieille dame s'est 10 évanouie aprěs avoir pissé dans sa keullotte en vovant Machine Gun met-tre tout le monde en joue. Trois mille dollars et des poussiéres qu'ils ont raflés, les gangsters. Hélas ! peut-étre n'en profiteront-ils jamais, les bandits de l'argent, car ils ont été arrétés au sortir de la banque par une dizaine de policiers trěs calmes der-15 riěre leur panneaux de verre blinde. Deux heures plus tard, les portes de la Banque Canadienne Nationale rouvraient comme si de rien n'avait été. - Un fait divers, a dit Ali Fanfaron. Cest un fait divers. Le diner dans la cuisinette de la banque fut animé. A cause de Claude Doirier, de Montréal-Matin et de CJMS, qui se sucait le crayon tout 20 en faisant semblant de prendre des notes. Comment ca s'est passé ? Pas de blesses ? C'est plate, plate, plate. Seulement trois mille dollars, le vol ? Est-ce que 9a valait la peine d'envoyer l'as reporter de Montréal-Matin et de CJMS, oui! 197 - Et vous, Monsieur Beauchemin, vous ne dites rien. Aucune idee quant 25 ä ľidentité des malfaiteurs ? me demanda Claude Doirier. - Cest Machine Gun qui a fait le coup. Machine Gun est mon frěre. Et comme Claude Doirier est trěs intelligent, il a dit: - On a parle d'un complice, serait-ce vous ? Une clameur a secoué la cuisinette. Les policiers ont été appelés. Bip. 30 Bip. Claude Doirier a telephone son scoup ä CJMS. Bip. Bip. Les policiers m'ont mis les menottes, et j'ai été conduit au poste. Interrogatoire. Long. Heureusement que Machine Gun a su convaincre les detectives de mon innocence car sans ca j'aurais couru le risque de pourrir pendant cinq ou dix ans ä Bordeaux. 35 - Qu'est-ce que 9a vous fait d'etre de nouveau un homme libre ? ma demandé Claude Doirier (pire qu'une sangsue, ce reporter) lorsqu'on ma libéré. - En effet, lui ai-je dit, qu'est-ce que 9a vous fait ä vous ? Je ne suis pas retourné ä la maison. Je ne veux plus y retourner. Je vais me 40 louer une chambre et chercher un autre emploi. Mais comment y arriver avec cette satanée publicite mensongěre que me fait Claude Doirier et que colporte Montréal-Matin, comme mouche ä marde, sous les yeux fumiés du bon peuple ? Ce qui m'inquiete le plus, c'est Festa. Depuis trois jours, personne ne 45 répond lorsque j'appelle chez eile. On ne voit Festa nulle part. On ne sait pas ce quelle devient. Méme le Cardinal avoue qu'il n'a pas eu de ses nou-velles depuis un moment. J'en aurai bientôt le cceur net: j'irai chez Festa. BEAULIEU, Victor-Levy, Race de monde, Trois-Pistoles, Editions Trois-Pistoles, 1996, p. 183-184. LECTURE MÉTHODIQUE I. Ä quel type de narrateur I'auteur a-t-il recours I Quel point de vue de narration (focalisation) a-t-il retenu ? 2. Étudiez la langue du narrateur, celle des personnages. Notez ľoriginalité de ľorthographe de certains mots. Le probléme du jouol se pose-t-il ici! 198