10 Figures de I 'Autre dans le román québécois Marilyn Randall, Lori Saint-Martin, Antoine Sirois et David Trott. Je remercie également mes enfants et mes beaux-enfants pour leur intérět soutenu et leurs questions passionnantes- John jr., Neil, Jennifer, Danielle et Matthew. Je suis reconnaissante á Guy Champagne de sa generositě intellectuelle ainsi qu'ä Isabelle Tousignant et á Marie-Andrée ĽAllier de leur excellent travail pour la preparation du manuscrit. Enfin, je remercie John pour avoir tout accompagnc. INTRODUCTION S'il y a une problématique qui s'inscrit dans ce qu'on appelle « l'air du temps », c'est bien celie de ľaltérité. Comme ľaffirme Hans-Jürgen Lüsebrink, le rapport dialectique entre identite personnelle, collective et perception de l'Autre représente une des composantes essentielles des discours littéraires et culturels contempo-rains (1996 : 51-66). S'il est certain que le concept ďalté-rité a toujours existé dans toutes les cultures á travers les äges, comme ľa démontré Julia Kristeva (1988), il se pose de facon particuliěrement aiguě et pertinente dans la société actuelle, dans sa littérature et ses discours scientifiques. Comme nous le savons, ľaltérité est un sujet abor- >s dable par le biais de nombreuses theories littéraires telies ľherméneutique, la narratologie, la psychocritique et le feminisme qui en dévoilent des aspects différents. Aussi tout projet visant á élucider cette question se doit-il ď en cerner les paramětres, ď en définir les objectifs et le cadre méthodologique. Ma reflexion n'aborde pas le phéno-měne d'un point de vue philosophique ou socioculturel et eile ne pretend pas pouvoir répondre á toutes les questions. Elle vise plutôt la representation du personnage Autre dans le román québécois. S'inspirant de theories sémiotiques et narrotologiques, son but est de répondre á quelques interrogations fondamentales. Comment savons-nous qu'un personnage particulier est Autre par rapport ä ďautres personnages ou á un groupe dominant ? Autrement dit, quelles sont les strategies discursives 12 Figures de ľ Autre dans le román québěcois opératoires dans la mise en discours de ľaltérité ? En outre, quels sont les enjeux conceptuels de ľaltérité ďun personnage ? Un personnage soi-disant« different » de la norme, que ce soit par la nationalité, la race ou les cir-constances sociales, est-il nécessairement Autre dans une société donnée ? Quelle est, au fond, la base conceptuelle de ľaltérité ? Réside-t-elle dans le binarisme, á savoir la relation entre deux personnes, ou bien implique-t-elle le rapport ďune personne á une unite plus grande comme celie ďun groupe ? Et surtout: ľaltérité est-elle un phé-noméne determinant et recurrent dans le champ littéraire du román québécois ? Qui est ľ Autre, au juste, dans cette littérature et en quoi son altérité est-elle productrice de sens et révélatrice de mutations socioculturelles ? Pour répondre á ces questions, cette etude s'organise de la fa?on suivante. Le premier chapitre présente les bases notionnelles et théoriques du sujet en examinant tout d'abord le concept de ľaltérité. Plusieurs mises en garde s'imposent, particuliěrement en ce qui concerne l'essentialisme et le stereotype. Je souligne le fait que, tributaire d'un processus de construction idéologique et discursive, toute altérité est relationnelle, variable, mou-vante et susceptible de modifications: n'importe quel personnage peut se voir attribuer un statut ď altérité dans un contexte particulier. Par ailleurs, j'examine ľ aspect relationnel de la notion ď altérité (si a est different de b, b est forcément different de a) en fonction du concept in-contournable de groupe de reference. Enfin, je m'attarde á la distinction capitale qu'il faut établir entre les notions de difference et d'altérité. En plus d'un examen des bases conceptuelles de ľaltérité, le premier chapitre propose une typologie des principales strategies opératoires dans la mise en discours de l'Autre. Car étant donné que ľaltérité d'un personnage n'existe que dans la mesure oú le texte la construit comme Introduction 13 telle, il y a lieu de définir et d'examiner les principaux mécanismes de cette construction. Les cinq chapitres suivants puisent dans le grand champ littéraire canadien-francais et québécois pour analyser de facon détaillée des romans oú figure un personnage Autre important. II s'agit, á vrai dire, d'un trajet ä travers les époques : il commence avec ľune des premieres oeuvres du corpus romanesque canadien-francais -Les anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé -pour se terminer avec des oeuvres contemporaines de la littérature migrante, en ľ occurrence La Québécoite de Regine Robin et Le pavilion des miroirs de Sergio Kokis. Chaque analyse reste toujours sensible aux modalités et aux modifications du paradigme de ľaltérité et vise á mettre en evidence la complexité du concept en abordant des problématiques différentes. De nature fondamentale-ment heuristique, les analyses s'averent avant tout des questionnements du concept et de ses enjeux á la furniere de textes littéraires publiés á des époques différentes ; immanentes, tout en s'inspirant de certains travaux consa-crés á ľaltérité, elles en sondent les bases conceptuelles, en démontent les mécanismes discursifs pour en inter-roger les configurations symboliques. Bref, dans ľespoir de cerner comment le román québécois dit l'Autre et ce qu'il en dit, ces analyses sont á ľécoute des voix composites, multiples et variées de ľaltérité. Les romans étudiés traitent en effet de notions non seulement fondamentales, mais également heterogenes. Nous verrons que Les anciens Canadiens soulěve la question épineuse de la distinction entre la difference et ľaltérité alors que Le Survenant de Germaine Guěvremont pose de facon percutante le phénoměne de projection inherent á ľaltérité. Si, en outre, Kamouraska ď Anne Hébert dramatise de maniere magistrále la question de l'Autre en soi, Volkswagen blues de Jacques Poulin et La 14 Figures de I 'Autre dans le román québécois petite fille qui aimait trop les allumettes de Gaétan Soucy renouvellent la notion de ľaltérité en la rattachant au métissage et á la sexuation. Quant á La Québécoite et au Pavillon des miroirs, ils rompent avec une longue tradition littéraire - vieille de pres de 150 ans - selon laquelle le personnage Autre est l'objet d'un discours : modifiant de facon radicale la representation de ľaltérité, ils situent l'Autre comme sujet du discours, sujet souvent aliéné et angoissé qui affirme que le «je» est effectivement un Autre. Les chapitres analytiques sont suivis d'un repertoire des romans canadiens-frangais et québécois1 qui contien-nent un personnage principal qui est Autre par rapport á un groupe de reference. Les romans y sont regroupés selon des categories établies á partir de la nature de ľaltérité des personnages. Loin d'etre précongues, celles-ci ont été formées á la suite du long travail de recensement que constitue un repertoire. Chaque román mentionné dans le repertoire est accompagné d'un bref résumé identifiant ľaltérité du personnage. Envisage comme un complement aux analyses et un outil pour les chercheurs, le repertoire a pour but de saisir ľampleur du phénoměne de ľaltérité dans le roman québécois, d'en dégager les categories principales et d'en cerner les modifications au cours des années. Autrement dit, le repertoire répond aux questions suivantes. Qui est l'Autre dans la littérature québécoise ? Certains types ďaltérité sont-ils plus frequents que d'autres ? Certains sont-ils méme récurrents ? Par ailleurs, y a-t-il des 1. La designation des romans sous les rubriques « canadien francais » et « québécois » respecte ľusage admis selon lequel la littérature publiée á partir des années 1960 est reconnue comme étant québécoise plutôt que canadienne-francaise. Pour ne pas alourdir inutilement le texte, j'utiliserai toutefois fréquemment ľexpression le roman québécois pour designer toute la production romanesque. Introduction 15 époques propices á la representation de ľaltérité ? Est-ce que certaines formes ďaltérité sont reliées á des décen-nies particuliěres ? En terminant cette etude, je donne accěs, aux chercheurs, á une banque de données consacrée á ľaltérité dans le roman québécois. Je signále les renseignements nécessaires pour consulter cette banque constituée par mon équipe de recherche. Cette banque représente une version informatisée du repertoire. Mais tandis que le repertoire offre des renseignements concrets en établis-sant une classification et des resumes, la banque de données présente des elements analytiques interactifs rat-tachés á ľaltérité d'un personnage. Comme cette source de renseignements est informatisée, les chercheurs pour-ront trouver rapidement un nombre important de données, par exemple tous les romans d'un auteur qui contiennent un personnage Autre ; les romans qui contiennent un personnage Autre particulier, comme un Amérindien ou un Metis. En outre, les chercheurs intéressés par des questions de periodicite pourront repérer les romans publiés á une certaine époque, dans chaque catégorie, alors que ceux qui travaillent sur la question du genre sexuel par exemple pourront rechercher les personnages masculins ou féminins dans un groupe particulier. En interrogeant le concept de ľaltérité, fondamental á la nature humaine et á sa littérature, par le truchement d'analyses de sa representation dans le roman québécois et de données bibliographiques, cette etude espére contri-buer aux débats consacrés á la question la plus complexe de notre époque. Car, comme nous le rappelle pertinem-ment Erie Landowski, loin d'etre dissemblables, presence de l'Autre et presence de soi se confondent dans l'adve-nue du sens (1997 : 11). CHAPITRE I Pour une poétique du personnage de I 'Autre Le personnage de l'Autre, si souvent évoqué par la critique contemporaine, représente, si ľ on veut bien tenir compte de sa complexité formelle et signifiante, le lieu d'une interrogation. Interrogation tout d'abord sur son statut ontologique, car la question de savoir ce que représente la notion de l'Autre est susceptible de nombreux malentendus. Tout lecteur, par exemple, qui tient pour acquis que l'Autre fictif appartient nécessairement á une catégorie regroupant des figures telies que celieš de ľétranger, de ľAmérindien, du fou, du nomade, du crimi-nel, reste bien en decá de la subtilité du concept, de la -x varieté et du potentiel de ses actualisations. Qui plus est, la précarité du statut ontologique de l'Autre est liée á la question des formes discursives. Car se méprendre sur l'essence de ce que représente l'Autre fictif, c'est ignorer la gamme de strategies discursives opératoires dans sa representation littéraire. Pour le dire autrement, c'est oublier que tout personnage fictif - comme tout étre humain - peut se voir attribuer (ou s'attribuer soi-měme) un statut ďaltérité. Et au-delá des notions d'essence et de formes discursives demeure la question, rarement sérieusement envisagée, de l'enjeu immense de la presence de l'Autre, de tout Autre, dans le texte romanesque. Tenant compte de ces interrogations, ce chapitre vise á poser quelques j alons d'une poétique du personnage de 18 Figures de I 'Autre dans le román québécois l'Autre. La premiere partie, ďordre plutôt general, abor-dera les raisons de ľ importance de la notion de l'Autre dans les discours contemporains. Je discuterai ensuite certaines considerations conceptuelles liées á la signification de ľaltérité. Dans un troisiěme temps, j'examinerai les strategies de mise en discours de l'Autre, notamment les conditions de son emergence. Pour terminer, je m'atta-cherai á la question primordiale de la signification de l'Autre, c'est-á-dire á sa puissance de revelation et ďalté-ration dans la fiction. ALTÉRITÉ ET MUTATIONS SOCIALES Rappeions d'abord que cette etude ne s'attache pas au concept de ľaltérité au sens philosophique que lui attri-buent, par exemple, Paul Ricoeur (1990) et Emmanuel Levinas (1995). Ce n'est pas en effet la question de la formation de sa propre identite par rapport á autmi - á tout autre - qui fait ľ objet de ce chapitre, mais plutôt celie de la construction de l'Autre dans le discours romanesque. Revenons done á notre interrogation. Pourquoi le concept de l'Autre fait-il depuis plusieurs années l'objet de discussions intenses dans de nombreuses disciplines (littérature, philosophie, sociologie, études féministes, anthropologic, etc.) ? Les causes de ce développement sont multiples et variées. Certes, les mouvements socio-politiques de decolonisation et ď affirmation de la difference des années 1950 et 1960 ont eu un impact determinant sur la prise en compte de ľaltérité dans de nombreuses disciplines. En méme temps, les grands mouvements de migration de notre époque, qui remettent en question les concepts de nation et de citoyenneté, ont sus-cité de nombreuses reflexions philosophiques, éthiques et culturelles sur la question de l'Autre. Ces mutations ont produit des changements considerables dans la société, notamment dans une ville comme Toronto qui, dans une Pour une poétique du personnage de I 'Autre 19 periodě ďune dizaine ď années, a perdu son statut de ville anglo-saxonne pour devenir la ville la plus cosmopolite au monde (selon les statistiques des Nations Unies). Ces changements ont de toute evidence une influence pro-fonde sur notre facon de réfléchir á des notions telies que ľ identite, la difference, ľaltérité, et ce, pas seulement en termes de race ou ďethnie. Car ce qui nous préoccupe actuellement, ce qui sollicite notre attention, á cause de ľ immense changement culturel que nous vivons, c'est véritablement ľenjeu de la question de ľaltérité. En plus des migrations, on constate, comme le signále Hans-Jürgen Lüsebrink (1996 : 62), une mise en relation généralisée des cultures á travers le tourisme de masse, la diffusion de la television, sans oublier les phénoménes de la traduction et du livre de poche qui rendent accessibles des pans entiers de culture jadis inaccessibles. Pour le dire autrement, plus que jamais, ľ experience de ľaltérité est vécue et appréhendée par une grande partie de la population occidentale au moyen des voyages, des médias, et de la lecture. Par ailleurs, sur le pian épistémologique, ľaltérité - pour toutes les raisons déjá mentionnées, en plus des grands changements technologiques de notre époque - s'inscrit au sein de la postmodernité. D'une post-modernité que Jean-Francois Lyotard (1979) et beaucoup ďautres apres lui ont caractérisée par la remise en question des grandes vérités (les métarécits), par le désir et la nécessité de trouver de nouvelles legitimations. Dans cette remise en question, qui induit un bouleversement des valeurs, sont valorises les petits récits, c'est-á-dire tout ce qui constitue la « marge ». Aussi dans de nom-breux lieux, dont celui de la connaissance, y a-t-il une redistribution symbolique du pouvoir entre le centre et la marge, comme en témoigne par exemple, á ľheure ac-tuelle, un certain décentrement de la littérature de France, au profit des littératures francophones, jadis dites 20 Figures de I 'Autre dans le román québécois mineures. Enfin, depuis les années 1970, la pensée féministe a remis en question la notion de ľaltérité de la femme, remise en question qui touche aux fondements de la construction ontologique et sociale de l'Autre. Dans ce nouveau contexte socioculturel et épisté-mologique, ce n'est pas uniquement la notion de l'Autre qui est en jeu, mais également celie du moi et de son identite. D'oú la remise en cause de stereotypes sexuels qui ont subi de profonds changements dans la société (pěres au foyer; femmes camionneurs) et dans la litté-rature (presence du thěme de ľandrogénéité et renverse-ment des rôles sexuels). Par ailleurs, ľhomosexualité, autrefois un sujet tabou, fait partie de thématiques contemporaines dans de nombreuses formes artistiques. Est-ce á dire que la question de l'Autre est un concept nouveau propre á notre monde contemporain ? Certaine-ment pas. Mais comme toute grande problématique, ľaltérité vit des moments faibles et des moments forts, et de nos jours eile représenté incontestablement un défi majeur á nos paradigmes critiques, philosophiques et sociaux. LE CONCEPT DE LAUTRE Que signifie le concept de l'Autre dans la littérature ? Cette question presuppose que ľon puisse identifier l'Autre comme formation discursive et culturelle ; identification qui ne peut s'effectuer sans faire le proces des notions d'essentialisme et de stereotypes sociaux. Prenons comme exemple la figure de l'Amérindien. Une longue tradition littéraire, depuis les écrits sur la découverte du Nouveau Monde jusqu'aux récits de voyages, sans oublier la littérature contemporaine, le représenté comme étant Autre. Paolo Carile (1987) nous rappelle qu'á l'origine, les marques les plus significatives de ľaltérité du «sauvage» étaient la nudité, le Pour unepoétique du personnage de l'Autre 21 nomadisme, le tatouage, la polygamie et les rites reli-gieux. Ces caractéristiques, qui distinguaient l'Amérin-dien de ľhomme blane, étaient fréquemment percues de fa$on negative parce qu'elles remettaient en question ľ ordre social, culturel et religieux des commentateurs occidentaux. Mais nous savons que l'Amérindien a également été représenté de facon positive par des écrivains tels que Ronsard et Rousseau qui valorisaient certains aspects de la vie des Amérindiens, ä savoir la simplicité, la liberie et la proximité de la nature. Cet exemple est trés important, car il révéle que ľon peut attribuer á l'Autre, selon la maniere dont on en objective ľaltérité, des valeurs positives ou negatives. II découle de cette consta-tation qu'aucune forme ďaltérité ne peut étre investie ďun contenu ou ďune valeur fixe, immuable, essentialiste. II s'ensuit, en s'attachant toujours á ľ exemple de l'Amérindien dans son rapport á ľhomme blane, que l'Autre n'est susceptible d'etre saisi que par le biais de relations qui marquent une difference. Comme l'affir-ment Algirdas Greimas et Joseph Courtés : « Ľaltérité est un concept non définissable qui s'oppose á un autre du méme genre, ľ identite : ce couple peut étre au moins interdéfini par la relation de presupposition réciproque » (1979 : 13). De méme, Francois Hartog insiste sur la dualite inhérente au concept ďaltérité : Dire I 'autre, c 'est le poser comme different, c 'est poser qu 'il y a deux termes & et h et que a n'est pas b [...]. Mais la difference ne devient interessante qu 'ä partir du moment oil a. et b entrent dans un méme systéme. [...] Des lors que la difference est dite ou transcrite, eile devient significative, puisqu 'eile est prise dans les systémes de la langue et de ľécriture (1980 : 225 ; souligné dans le texte). Aussi faut-il retenir comme premier principe que ľaltérité est un concept relationnel qui se définit uniquement par opposition á un terme du méme genre. 22 Figures de I"Autre dans le román québécois Par ailleurs, ľ Autre n'est pas un concept constant, inalterable ou invariable, mais une construction idéolo-gique, sociale et discursive sujette á de profondes modifications selon le contexte. Si, dans de nombreux textes littéraires, ľAmérindien ou ľlnuit représente incontesta-blement une figure de ľ Autre, il n'est pas voué á ce genre de representation. Dans le román Agaguk de ľécrivain québécois Yves Thériault (1958) par exemple, c'est ľhomme blane et non pas ľlnuit qui est ľAutre. C'est dire, pour reprendre la formule d'Éric Landowski, qu'au-eune position dans un texte n'est donnée par avance et qu'elle est toujours variable (1997 : 47-48). Ce principe tient pour toute figure ďaltérité que ľ on puisse imaginer (le gitan, ľétranger, la prostituée, le charlatan, le criminel, etc.). A ce titre, ľoeuvre de Jean Genet est exemplaire en ce qu'elle refuse au criminel un statut ďaltérité. Pourtant, ľ aspect relationnel de la notion ďaltérité n'est pas sans poser un probléme conceptuel. Car si, comme ľaffirme Hartog, dire ľAutre, c'est poser que a n'est pas b, c'est aussi poser que b n'est pas a. D'oú une certaine tautologie finement exprimée dans ľaphorisme « chaeun est le barbare de ľautre ». Pour souligner la réversibilité du concept, on n'a qu'á imaginer comment un discours amérindien aurait représenté ľhomme blane. C'est pourquoi ľaspect relationnel de ľaltérité posé en termes de deux unites s'avére insuffisant pour ľanalyse du personnage de ľAutre dans la fiction. Prenons ľexem-ple d'Aurélie Caron dans Kamouraska d'Anne Hébert (1970). Étant métisse de sang noir, servantě, et ayant des meeurs faciles, il est evident qu'elle se distingue d'Élisa-beth d'Aulniéres, jeune femme blanche, issue ďune bonne famille. Mais on ne peut préciser sur le plan relationnel laquelle de ces deux femmes est susceptible de représenter la figure de ľAutre sans tenir compte d'un contexte plus large. On peut aisément imaginer que dans Pour une poétique du personnage de I 'Autre 23 le milieu qu'Aurélie fréquente (en dehors de la ville de Sorel, dans la nature sauvage), c'est Elisabeth et non pas Aurélie qui est différente. Par contre, dans la société bourgeoise canadienne-francaise de Sorel, c'est Aurélie qui est Autre. Afin d'identifier le personnage de ľAutre, il est nécessaire de dépasser la relation binaire entre unites analogues pour passer á la notion, posée par Landowski, de groupe de reference (1997 : 45-86), groupe qui peut étre social, religieux, politique, familial, ethnique, etc. Ainsi dans Kamouraska, ľaltérité des personnages est entiěrement déterminée par la definition du groupe de reference. Dans la mesure ou celui-ci représente la société catholique, conservatrice de Sorel, ce sera non seulement Aurélie, mais également le docteur américain, George Nelson, jadis protestant, qui deviendront Autres. II faut done souligner que ľaspect relationnel de ľaltérité d'un personnage est gouverné par une structure plus englobante qu'une opposition entre a et b. II s'agit plutôt ďune structure qui surdétermine la nature de la relation binaire en multipliant l'un des deux termes pour former un groupe de reference : Groupe de reference b a a a aaaa aaa aa Altérité II est important de souligner cependant que, loin d'etre homogene, le concept de groupe de reference est en 24 Figures de ľ Autre dans le román québécois realite diffus et mouvant. S XI est vrai que dans un roman on peut généralement reconnaitre les caractéristiques du groupe social dominant qui établit les normes culturelles, cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas des sous-groupes au sein merne du groupe dominant. Dans Volkswagen blues de Jacques Poulin (1984), par exemple, c'est la société blanche, nord-américaine qui représente le groupe de reference auquel se mesure, la plupart du temps, le personnage metis, Pitsémine1. On sait pourtant á quel point ce groupe immense contient de nombreux sous-groupes tant dans la catégorie des Amérindiens (ou diverses tribus sont representees) que dans le monde des Occidentaux ou différentes classes sociales et différentes ethnies sont décrites. Aussi, la notion de groupe de reference est-elle surtout utile et, en fait, nécessaire pour determiner la norme - sociale, culturelle, politique, etc. - qui rěgne dans un univers romanesque donné. Car une chose est cer-taine : quelle qu'elle soit, cette norme détient un pouvoir de legitimation. En effet, le groupe de reference est celui qui établira les codes sociaux et en décidera les paramě-tres ; c'est lui qui valorisera certains attributs hérités ou acquis. D'oü, comme le démontre Landowski, son pouvoir d'admission, ď assimilation, de segregation ou d'ex-clusion sur ceux qui seront percus comme étant différénts (1997 : 45-86). Si le personnage de ľAutre ne peut se définir en soi, mais uniquement en rapport avec une unite plus grande dont il représente un écart, il pose toujours un défi conceptuel. A la base de ce défi reside la nécessité de distinguer les notions de difference et ďaltérité. En effet, on trouve fréquemment dans un roman un ou plusieurs 1. Ce roman illustre trěs bien la complexité de la notion de groupe de reference, car Pitsémine souffre de son altérité non seulement á ľégard des Blancs, mais aussi des Indiens. Dans ce cas, c'est la race amérindienne, dont eile se sent exclue, qui représente le groupe de reference. Pour une poétique du personnage de I 'Autre 25 personnages qui se distinguent de la norme sociale ou culturelle sans pour cela représenter une veritable altérité. Si une difference est posée, comme dans le cas d'un domestique ou d'un voyageur étranger, eile est en quelque sorte neutralisée dans le discours. Autrement dit, eile est sans aucune pertinence. Quelle est alors la distinction entre difference et altérité ? Les travaux de Landowski apportent á cette question une mise au point importante (1997 : 15-44). En suivant le théoricien, rappelons d'abord que la notion de difference est essentielle au fonctionnement du systéme cognitif. Elle permet de constituer des unites signifiantes comme jour/nuit, homme/femme, froid/chaud, etc. Mais comment, dans ces systěmes ď opposition, passons-nous de la notion de difference á celie ďaltérité ? Pour répondre á cette question, prenons un exemple trěs simple. II est, á touš les égards, manifeste qu'il y a une difference entre les yeux bleus et les yeux bruns, entre les cheveux blonds et les cheveux noirs et que, généralement, cette difference est sans importance, sans signification. Comment se fait-il alors qu'une difference dans la cou-leur de la peau (noire, blanche, brune) ait pu créer, dans de nombreuses cultures, des exclusions et des conflits sanglants ? De toute evidence, le groupe de reference, habituellement le groupe dominant, fixe l'inventaire des traits différentiels qui serviront á construire les « figures de ľAutre » ; construction qui produit souvent des systěmes de segregation. Ľ exclusion de certaines races et des femmes des institutions de savoir et de pouvoir, dans le monde occidental, pendant des siěcles en est un exemple frappant. L'enjeu ainsi est non pas la difference, mais le contenu spécifique qui lui est assigné. Or, comme le souligne Landowski, le contenu impose relěve presque toujours de l'arbitraire : 26 Figures de I 'Autre dans le román québécois Ce qui sépare le groupe de reference des groupes qu 'ilpose par rapport á lui-méme comme étrangers, comme autres ou comme deviants, ce n 'est jamais en effet, «tout simple-ment» ni une difference de substance produite par des dysfonctionnements sociaux, ni méme quelque hétérogéněitě préétablie en nature [...]. En réalité, les differences perti-nentes, celles sur la base desquelles se cristallisent les véri-tables sentiments identitaires, ne sont jamais entierement tracées par avance : elles n 'existent que dans la mesure oil ■ les sujets les construisent et que sous la forme qu 'Us leur donnent. Avant cela, il n'y a á vrai dire, entre les identités, en formation, que de pures differences positionnelles, presque indéterminées quant aux contenus des unites qu'elles opposent (1997 : 25-26 : souligné dans le texte). Groupe de reference aaa a a a a aaa b Difference De ce principe découle une constatation importante pour l'analyse du personnage de l'Autre dans la fiction. Ä ľinstar du processus de determination sociale évoqué par Landowski, il est evident que l'Autre dans la fiction est une construction du discours. Reconnaitre l'Autre, l'ap-préhender, le lire, c'est étre sensible, ä un premier niveau, á la nature arbitraire de ľaltérité et, á un deuxiěme niveau, á ľensemble des strategies textuelles qui en gouvernent la~ forme et le sens. II est evident, comme nous le verrons, que la figure de l'Autre peut étre positive ou negative et souvent les deux á la fois ; qu'elle n'est ni stable ni fixe, mais mouvante. Par ailleurs, ľaltérité peut également Pour unepoétique du personnage de l'Autre 27 impliquer une construction de la part ďun sujet á ľégard d'ain groupe de reference. Dans ce cas, c'est l'individu qui tient á se distinguer du groupe de reference auquel il ne veut pas appartenir, c'est lui ou eile qui marque sa difference de traits pertinents. Enfin, signalons une autre position ďaltérité rarement évoquée. Comme Lucie Hotte (2000) ľa finement démontré, il s'agit du processus d'in-différenciation selon lequel le groupe de reference refuse d'attribuer ou bien nie carrément á un groupe ou á un personnage quelconque - dans le cas étudié, il s'agit des Franco-Ontariens - sa spécificité, ä savoir son altérité. Ce refus influe évidemment sur la question identitaire. Résumons les notions conceptuelles qui sous-tendent la representation de l'Autre fictif: ' 1. L'Autre est une notion relationnelle qui se définit par opposition á un autre terme. 2. Pour que la difference inhérente á ľaltérité soit significative, eile implique la presence d'un groupe de reference dont se démarque l'Autre. 3. II importe de distinguer entre difference et altérité. L'enjeu ne reside pas dans la difference, mais dans ľaltérité. Le groupe de reference dresse l'inventaire des traits pertinents qui constituent ľaltérité d'un personnage. 4. Tributaire d'un processus de construction idéolo-gique, toute altérité est variable, mouvante et susceptible de renversements. Elle n'est marquee d'aucune immanence et peut étre dotée de traits positifs ou négatifs, euphoriques ou disphoriques dans un méme espace social ou discursif. 5. Si, dans la vie réelle, ľaltérité d'un individu est .r déterminée par la société qui l'entoure, le personnage de l'Autre est, de méme, tout entier gouverné par les dispositifs du texte. 28 Figures de l'Autmdans le mmanquébécois FORMES DISCURSIVES Quels sont les precedes á ľoeuvre dans la mise en discours de ľ Autre ? Si celui-ci est une construction discursive, susceptible de modifications, quelles sont les strategies principals qui en marquent ľaltérité ? Comme nous venons de le constater, l'Autre représente nécessai-rement un écart par rapport á un groupe de reference. D'oú l'importance de noter, de prime abord, les traits constitutifs de ce groupe. Qu'il s'agisse des habitants du Chenal du Moine dans Le Survenant de Germaine Guěvremont ([1945] 1989), des Canadiens francais catholiques dans Kamouraska, des Québécois pure laine dans La Québécoite de Regine Robin ([1983] 1993), la > description de la constitution du groupe de reference et de ses valeurs est primordiale pour identifier les traits du personnage de l'Autre. Plus ces traits sont distincts de ceux du groupe de reference, plus l'enjeu est important. D'oú la difference de la portée de ľaltérité entre un personnage comme Aurélie Caron dans Kamouraska et celui d'Archibald de Locheill dans Les anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé ([1863] 1970). Dans le cas ď Aurélie, ľ écart qui la distingue des gens de Sorel est maximal, surdéterminé merne, étant lié á la race, au statut social (eile est domestique) et au comportement (eile se proměně pieds nus, fume la pipe et vit avec son « oncle »). Dans Les anciens Canadiens, par contre, au depart la difference entre Archibald et le groupe de reference est minimale, puisque le jeune homme est catholique, éduqué par les Jésuites, sans oublier le fait que sa mere était Francaise. II est clair, par ailleurs, que la constitution du groupe de reference et les precedes d'exclusion et d'in-clusion qui le caractérisent sont sujets á modification au cours d'un roman. D'ou l'essentiel du drame du prota-, goniste des Anciens Canadiens. Pour une poétique du personnage de I 'Autre 29 Quelle que soit la formation du groupe de reference, ľaltérité d'un personnage est en grande partie gouvernée par Yénonciation. Ľaltérité presuppose en effet un énon-cant qui la designe comme teile et la dote de traits particuliers. Autrement dit, pour cerner la spécificité du personnage de l'Autre, pour en determiner l'enjeu signifiant, il faut poser la question : qui dit ľaltérité ? Dans ce contexte, on peut distinguer, comme le souligne Simon Harel (1989 : 47), deux categories de récits : 1) celui oú il y a mise á distance de l'Autre (une voix narrative le pergoit, le définit et le raconte comme dans le cas de la majorite des remans publiés au Québec avant les années 1960); 2) celui oú l'Autre est le sujet énoncant (c'est le cas de beaucoup de récits migrants contempo-rains comme La Québécoite); dans tels textes, c'est le sujet du discours qui se dit« autre » faisant souvent inter-venir, comme le souligne Harel, une « instance jugeante » par rapport au groupe dominant (1989 : 47). Certains récits, en outre, presentent les deux positions : dans Kamouraska, par exemple, ľaltérité de George Nelson s'exprime á la fois par la voix narrative et par les propos du personnage. Si dire l'Autre, c'est le-presenter comme tel par le tru-chement de ľénonciation, la lecture de nombreux romans révěle que Vespace est une autre stratégie capitale pour marquer ľaltérité d'un personnage. II est en fait difficile de penser ä un personnage Autre qui n'est pas associé á une spatialité distincte de celie du groupe de reference. II faut reconnaitre, toutefois, que les modalités de cet écart sont nombreuses et variées. Fréquemment, l'Autre est un étranger dont l'origine méme le rattache á ce que Harel appelle ľextra-territorialité2. Mentionnons quelques cas : 2. Voir surtout le chapitre IV, « L'Amerique ossuaire », Harel, 1989 : 159-207. 30 Figures de I'Autre dans le román québécois le protagonisté des Anciens Canadiern est ďorigine écos-saise ; Nelson dans Kamouraska est un loyaliste améri-cain réŕugié au Québec alors que le personnage principal de La Québécoite est une juive Franchise, d'origine polonaise, établie á Montreal. Mais comme si ľespace originaire ne suffisait pas á démarquer ľaltérité du per-' sonnage, comme si le texte était voué á en répéter le sens, la difference spatiale se répercute généralement á d'autres niveaux du discours. Ajoutons quelques exemples pour démontrer ce qui constitue en fait une surdétermination de la production de ľaltérité par le biais des dimensions spatiales. Dire que le personnage d'Archibald de Locheill provient d'un espace autre, á savoir l'Écosse, c'est rester bien en decä de la puissance signifiante de cette structure. Car cette difference spatiale est de toute evidence peu pertinente jusqu'á f ce que le jeune homme soit oblige de faire partie ď une expedition menée par l'Angleterre contre la Nouvelle-France. La difference spatiale se voit děs lors dotée de significations dont les consequences seront aussi lourdes que tragiques. De méme, c'est moins le fait que le pays d'origine du narrateur du Pavillon des miroirs de Sergio Kokis (1995) soit le Brésil que l'empreinte de cet espace dans sa memoire et, par lá méme, son identite qui contrí-buent á la construction de son altérité. Et s'il est vrai, pour dormer un autre exemple, que I'espace marque de fagon decisive le personnage principal de La petite fille qui aimait trop les allumettes de Gaétan Soucy (1998), dans la mesure ou son isolement total du monde reel contribue á la différencier des jeunes gens de son äge et aussi des villageois, c'est la spécificité de cet espace claustré et malsain qui est á la source de son altérité. De méme, dans Kamouraska, ľaltérité de George Nelson n'est pas seulement mise en evidence par les allusions fréquentes á son origine américaine (celle-ci étant Pour une poétique du personnage de ľ Autre 31 susceptible d'atténuation étant donne qu'á titre de fils d'une famille loyaliste il s'était réŕugié au Québec lors de son enfance), car ľespace dans ľintrigue met continuelle-ment en relief le statut Autre du personnage en le situant dans un lieu marginal. Méme s'il est médecin, Nelson n'habite pas dans la ville de Sorel, mais plutôt dans « une cabane de bois, au milieu de la Campagne, plate et deserte. La lisiere de la'forét a ľhorizon » (Hébert, 1970 : 130). Son espace est ainsi rattaché, d'une part, á une extra-territorialité, pour reprendre ľ expression de Harel, et, ď autre part, il est associé á la nature inhabitée et sauvage qui représente ľenvers de ľespace civilisé de Sorel. Si, pour^ verifier ľhypothése de ľimportance des dimensions spatiales dans la construction de ľaltérité, on se réfěre á un autre román, on trouve le méme fonctionnement: la protagonisté de La Québécoite vit dans des espaces multiples et imaginaires, presents et passes, qui se transforment en fin de compte en des non-lieux qui entérinent pour ainsi dire ses sentiments ď alienation et d'exil. Aussi peut-on postuler qu'il existe un lien métonymique entre ľaltérité d'un personnage et son inscription dans I'espace. Sur le plan conceptuel, cependant, la relation causale de ce lien n'est pas facile á determiner tant le statut ď altérité est fréquemment rattaché d'un point de vue reel et sym-bolique á une dimension spatiale, ainsi qu'en témoignent des lieux tels que la prison, ľasile, le couvent, le bordel, les ghettos et les taudis. Opératoire au niveau de ľespace, ľaltérité se construit également par la description des traits physiques, vesti-mentaires, langagiers et onomastiques du personnage de l'Autre. Ces traits se démarquent naturellement de ceux du groupe de reference. La distinction peut étre maximale ou minimale, ce qui importe c'est qu'il y ait une difference qui servira comme un des critěres visibles de ľaltérité du personnage. Pour démontrer le fonctionnement de 32 Figures de ľ Autre dans le román québécois ce procédé, prenons, pour commencer, deux cas, sur lesquels je reviendrai plus loin : Aurélie Caron et George Nelson dans Kamouraska. En ce qui concerne les traits physiques, Aurélie se distingue de touš les personnages dans le román, oů eile est ďailleurs la seule Métisse dans un univers peuplé de personnages blancs. Comme pour souligner cette difference, le texte mentionne son visage kalmouk, ses cheveux crépus, sa grosse bouche. De méme, son habillement est different de la norme car eile porte une petite robe indienne et se proměně pieds nus. Qui plus est, eile fume la pipe. Quant á son langage, il se distingue de celui de la classe bourgeoise, á laquelle appartient Elisabeth, par ľemploi ďexpressions telies que « mon dou ». { A premiere vue, ľaltérité physique et vestimentaire de Nelson dans Kamouraska semble á peine marquee surtout en comparaison de celie d'Aurélie Caron. Pourtant, une lecture attentive du román révěle, encore une fois, que le personnage Autre est doté de traits physiques distinctifs. Nelson se démarque des hommes du milieu par son visage basané, son ombre noire, ses cheveux, sa barbe, ses cils noirs. Méme son cheval est noir. Or, dans un processus de symbolisation, le noir devient un signe du mal relié á la passion, á la rage et á la démesure. Seules les dents du docteur sont blanches, mais cette difference est sans aucune importance puisque ces dents, « pointues comme des crocs » (Hébert, 1970 : 130), décělent une animalité néfaste. De méme, les vétements de Nelson sont distincts de la norme et děs lors suspects dans cette communauté homogene : « Le maintien et ľhabillement de ľétranger [...] m'ont convaincu que ce n'était pas un homme du commun. [...] Cet homme-la n'est pas canadien» (Hébert, 1970 : 208). Enfin, le nom - George Nelson -trahit, dans la société canadienne-francaise de Sorel, une origine anglophone de la méme facon que son langage Pour une poétique du personnage de I 'Autre 33 garde la trace d'un accent américain. Comme le souligne Hartog, ľenjeu de cet écart est fort significatif: « ľaltérité du nom n'est en effet que la métonymie de ľaltérité des peuples » (1980 : 257). Anglophone, étranger, Autre, Nelson le restera jusqu'á la fin de ľintrigue, lorsque, chassé du milieu canadien-francais, poursuivi par la justice, il fuira aux États-Unis. Qu'il s'agisse d'un cas evident comme celui d'Aurélie Caron ou d'un exemple de prime abord atténué tel le personnage de Nelson, l'Autre romanesque est doté de traits visibles accusant sa difference par rapport au groupe de reference. Si des romans comme Kamouraska exploitent cette dimension á fond, d'autres investiront la difference au moyen d'un detail, comme le chapeau qui caractérise Stevens, le meurtrier, dans Les fous de Bassan d^Anne Hébert (1982), ou, pour passer ä un exemple positif, la grande main « en étoile » qui distingue le personnage du Survenant des gens de son milieu. II s'avere ainsi que, pour accéder á une puissance discursive, ľaltérité marque toujours ľ identite physique du personnage. Détaché de toute consideration ontologique, ce processus crée manifestement des liens entre le paraitre et ľétre de celui et celie que la fiction designe comme étant Autre. - De la description physique des personnages á la presence de strategies rhétoriques pour construire ľaltérité, il n'y a qu'un pas tant le premier niveau est modalisé par le second. Or, selon Hartog, la rhétorique est un outil extrémement puissant dans la mise en discours de ľ Autre. Qu'il s'agisse du principe d'inversion qui rend ľaltérité aisée á appréhender et« permet de comprendre, de rendre compte, de dormer sens á une altérité qui sans cela reste-rait opaque » (Hartog, 1980 : 227); de la comparaison qui « est filet que jette le narrateur dans les eaux de ľaltérité » (Hartog, 1980 : 237) en établissant des ressem-blances et des differences, ou encore de ľ analogie qui 34 Figures de I 'Autre dans le román québécois rend intelligible la difference entre I'Autre et le méme, la rhétorique permet de rassembler les « regies opératoires de la fabrication de ľ autre » (Hartog, 1980 : 224)3. Loin d'etre arbitraires, ces precedes sous-tendent la conception de ľaltérité du théoricien : « dire I'Autre c'est le poser comme different, c'est poser qu'il y a deux termes a et b et que a n'est pas b » (Hartog, 1980 : 225), puisque l'inversion, la comparaison et l'analogie reposent sur des systěmes binaires. La lecture de certains romans contemporains confirme ľ importance de la rhétorique comme stratégie de representation de I'Autre. Mais il s'avere que loin d'etre autonome, la rhétorique est reliée aux dimensions spatiales, á la description des personnages et méme, dans certains cas, á ľénonciation. De ce point de vue, á la difference de Hartog, je percois la rhétorique comme une structure qui renforce la mise en discours de ľaltérité. Pour mettre ceci en evidence, revenons aux personnages ď Aurélie Caron et de George Nelson. Comme nous le verrons plus loin, ils sont touš les deux associés á la boue, á l'eau et á la nature sauvage, bref á un réseau ď images qui permettent au texte d'exprimer les notions de désir et de vié sauvage, voire de passion débridée. Qui plus est, ľinstinct maléfique de ces personnages est métaphorisé par la repetition du motif du noir. Par le biais de ces différéntes figures, de leur dissemination discursive, le texte met en pleine lumiěre le statut Autre de ces personnages. Mais pour atteindre une plenitude signi-fiante, c'est-á-dire pour accéder ä ce que Hartog appelle une rhétorique de ľaltérité, ce réseau doit s'inscrire au sein d'autres structures. Ce n'est en effet qu'en corroborant les marques énonciatives, spatiales et physiques 3. Hartog precise dans ce méme passage que « la comparaison a place dans une rhétorique de ľaltérité oů eile intervient comme procédé de traduction ». Pour unepoétique du personnage de I'Autre 35 qui construisent ľaltérité du personnage que le discours rhétorique est á méme de dire et de signifier I'Autre. Pour s'en convaincre, on n'a qu'á s'imaginer l'his-toire racontée, non pas par Elisabeth d'Aulnieres, mais par Aurélie ou par George Nelson qui projetteraient sur leur espace ambiant leur propre point de vue. Děs lors, les figures participant au registre de la nature sauvage pren-draient un tout autre sens : elles pourraient méme s'inscrire dans un réseau positif. Par ailleurs, il faut souligner que la rhétorique n'est pas une, constante dans la mise en discours de I'Autre. Certains romans, comme La Québé-coite, n'expriment pas ľaltérité de la protagonisté par le biais de strategies rhétoriques, mais misent plutôt sur d'autres formes discursives. De méme, si le lien posé entre la notion ďaltérité et celieš ďétrangeté et de folie est assez frequent dans les romans ou I'Autre fait l'objet du discours, il ne représente pas une constante. Néanmoins dans certams romans, tout se passe comme si, en se démarquant de l'ordre social, I'Autre basculait de plain-pied dans les domaines de l'illicite, de ľirréel ou de la démence. Nelson, par exem-ple, est considéré par certains comme étant un « diable américain » (Hébert, 1970 : 114) qui a le pouvoir de mau-dire les mamelles des femmes : « La nourrice de mon second f ils s'est tarie brusquement [...]. Jure que c'est la faute du docteur qui lui a jeté un sort» (Hébert, 1970 : 114). La protagonisté dans La petite fille qui aimait trop les aílumettes est percue comme étant folie par le cure du village, á cause de son comportement bizarre : « Elle est folle ou eile est possédée » (Soucy, [1998] 2000 : 72). Ce lien entre ľaltérité, ľétrangeté et la folie est évi-demment lourd de significations et de consequences. Ce qu'il met en pleine lumiěre, c'est évidemment la peur de I'Autre : peur de ce qui dépasse les limites acceptables de ľaltérité ; peur aussi de se detacher á tout jamais, par le 36 Figures de ľ Autre dans le román québěcois truchement de l'Autre, du groupe de reference, du nous-mémes qui confere au sujet son identite et son apparte-nance. Julia Kristeva a bien mis en evidence le lien exis-tant entre l'Autre'et le concept freudien ďinquiétante étrangeté qui est reliée á nos craintes infantiles de ľ Autre, c'est-á-dire l'Autre de la mort, ľAutre de la femme, l'Autre de la pulsion immaitrisable (1988 : 283). La littérature migrante met fréquemment en discours le personnage de ľAutre, notamment ses sentiments lies á ľ exil, par Véclatement des structures discursives. Dans La Québécoite, par exemple, le discours de la narratrice a pour finalité ďexprimer son sentiment ďaltérité : Quelle angoisse certains aprěs-midi - Québécité -québécitude -je suis autre. Je n 'appartiens pas á ce Nous si fréquemment utilise ici - Nous autres [...]. Jenem 'appelle ni Tremblay, ni Gagnon. Merne ma langue respire I'air ďun autre pays (Robin, 1993 : 52). Pour étaler les signes de la difference, le román melange les genres (autobiographie et fiction), multiplie les instances énonciatives (employant le «je», le «tu», le « eile »), confond les temps et les espaces, glisse d'un discours réěl á un discours virtuel (« II serait une fois une immigrante. Elle serait venue de loin - n'ayant jamais été chez eile », Robin, 1993 : 64), et déjoue toute notion de chronologie : « Entre Elle, je et tu confondus pas d'ordre. Ni chronologique, ni logique, ni logis » (Robin, 1993 : 88). Cet éclatement, qui produit un récit en miettes, construit, de fagon magistrále, ľaltérité de celie qui s'ap-pelle, non sans nuance pejorative, la Québécoite. Enfin, en plus des strategies que nous venons d'énu-mérer, certains romans adoptent des formes particuliěres pour renforcer ľaltérité d'un personnage, par exemple la satire et la parodie. Mais quelles que soient les structures employees, il faut souligner que la mise en discours de l'Autre, comme construction textuelle, est toujours \ Pour unepoětique du personnage de l'Autre 37 tributaire d'un processus de surdétermination : si l'Autre est une figure marquee, incontournable pour le lecteur, c'est du á l'accumulation de diverses strategies narratives. L'AUTRE : UNE STRUCTURE SIGNIFIANTE Rester au niveau des formes discursives dans la representation textuelle de l'Autre, c'est rester en decá de la complexité de la question. Car, quel que soit le personnage analyse, c'est ľ impact et la signification de l'Autre dans la fiction qui méritent notre attention. Pour accéder á cette signification, il est essentiel dans un premier temps de préciser ľeffet de l'Autre sur le groupe de reference ou sur le sujet du discours. L'Autre provoque-t-il des senti- ' ments de fascination, qui reflětent une projection de désirs inassouvis, comme dans Kamouraska ou Nelson incarne les passions et les désirs refoulés de la protagonisté Elisabeth ? L'Autre représente-t-il, á ľexemple de la figure de l'Amérindien dans certains romans, la liberie et ľaven-ture ? Ou, au contraire, l'Autre est-il lié á des processus de negation et ďexclusion qui impliquent une ontologisa- $ tion des differences, et qui peuvent aussi étre relies, comme ľ a montré Kristeva, au refoulement de pulsions profondes (1988 : 283) ? Par ailleurs, il faut aussi se demander si l'Autre a une fonction de revelation dans le discours. Met-il au jour des désirs secrets, caches, inavoués ďun iridividu ou d'une société ? Quelle est la fonction de l'Autre dans la dié-gěse ? Est-ce qu'il modifie le cours des événements ? Autrement dit, l'Autre produit-il une alteration événe-mentielle comme c'est le cas dans Les anciens Canadiens et Kamouraska ? Chose certaine, chaque texte littéraire exploite de fagon différente le potentiel signifiant du personnage de l'Autre. 38 Figures de I 'Autre dans le román québécois Mais si l'Autre représente une source de fascination pour le lecteur, s'il est une presence herméneutique dérangeante, c'est qu'il permet ďaccéder á un niveau de sens généralement escamoté dans la fiction. Effecti-vement, c'est au-dela des systěmes visibles d'opposition, qui régissent la construction de l'Autre, que reside fréquemment la puissance signifiante de ľaltérité. Base sur un rapport oppositionnel, le discours a beau multiplier les strategies de mise en difference entre le soi et l'Autre, il a beau insister sur ľécart qui les sépare, quelque part dans le texte une vérité se fait entendre : ce qui s'oppose se relie par la force méme de la logique binaire. II ne faut pas oublier en effet que ľ opposition de deux termes n'est opératoire, comme le rappelle Hartog, que lorsqu'ils en-trent dans un méme systéme (1980 : 225). D'ou le drame veritable de ľaltérité : entre le soi et l'Autre, il existe certes des écarts, mais également des liens. L'Autre en soi, le soi en l'Autre, voilá ce qui regit en realite la relation identité/altérité dans ses aspects les plus menacants (le fou, le mendiant, ľétranger ne sont-il pas, au fond, des figures potentielles de soi ?) et idéalisants (l'Autre n'est-il pas porteur de nos désirs de liberté, de renouvellement et de transcendance ?). C'est précisément dans ce genre de tension, oú se jouent, par l'entremise de l'Autre fictif, á la fois la difference et la ressemblance, ľécart et le rapprochement, que se situe l'enjeu veritable de ľaltérité et la force dynami-que et inépuisable de sa representation dans la littératurc. CHAPITRE II Archibald ou Arche ? Difference et altérité dans Les anciens Canadiens — Je crains, dit Arche, que madame la supérieure ne me reconnaisse pas. — Mille pardons, répliqua la supérieure : vous étes monsieur Archibald Cameron of Locheill. — Vous m'appeliez autrefois Arché, fit le jeune homme. Philippe Aubert de Gaspé, Les anciens Canadiens. Les anciens Canadiens1 de Philippe Aubert de Gaspé détient un statut particulier dans la littérature québécoise. ^ Jacques Allard y voit «le premier grand roman de ľhistoire québécoise » (2000 : 172) alors que pour Gilles Marcotté, c'est« le seul livre de [la] perióde pré-romanes-que auquel nous soyons encore attaches » (1968 : 14). Marcotté renchérit en affirmant: Le livre ď Aubert de Gaspé reste vivant parce que, brisant ' les cadres rigides de ľhistoire apprise, il témoigne, par les chemins tout personnels de la memoire, d'un courage, d'une gaieté, d'un appétit de vivre, qui furentpeut-étre les raisons ■les plus décisives de la survivance canadienne-francaise (1968 : 14-15). 1. Philippe Aubert de Gaspé, Les anciens Canadiens, Montreal, Fides, coll. «Bibliothěque canadienne-francaise», 1970 (premiere edition, 1863). Toutes les references entre parentheses renvoient á ľédition de 1970. f Désormais, elles seront placées entre parentheses á la suite des citations et designees par ľabréviation AC, suivie du numero de la page.