\; ' -' Monique LaRué L'arpenteur et le navigateur Editions Fides CÉTUQ MONTREAL CENTRE D ETUDES QUEBECOISES UNIVERSITĚ DE MONTREAL Cette Conference de Monique LaRue était inscrite, en mars 1996, au programme des Conferences Jarislowsky organisées par Ie Centre ďétudes québécoises (CÉTUQ) de 1'Université de Montreal de 1992. Présentées annuellemcnt, ces series de causeries ont propose des reflexions sur la mouvance culturelle qui caractérise notre époque, sur l'incertirude et le brouillage des identités et sur l'ensemble des transferts et échanges culturels qui peuvent concerner la culture et la littérature québécoises contemporaines. Ces conferences ont été rendues possibles grace á une Subvention accordée au CÉTUQ par M. Stephen Jarislowsky. Données de catalogage avaní publication (Canada) LaRue, Monique Ľarpenteur et le navigateur (Les grandes conferences) Publ. en collab. avec: CÉTUQ. ISBN 2-7621-1919-7 1. Littérature et societě. 2. Écrivains - Pensée politique et sociale. 3. Écrivains canadiens-francais - Québec (Province). I. Universitě de Montreal. Centre ďétudes québécoises. II. Titre III. Collection. PN51.L344 1996 801'.3 C96-941205-3 Depot legal: 4" trimestre 1996 Bibliothěque nationale du Québec © CÉTUQ et Monique LaRue, 1996. Cet ouvrage est distribué par les Editions Fides, 165, rue Deslauriers, Saint-Laurent H4N 2S4 tel.: (514) 745-4290, téléc: (514) 745-4299 Les Editions Fides bénéficient de ľappui du Conseil des arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC). J'accepte les invitations comme celle-ci par principe, pour rester en contact avec le savoir, ce qui ne va pas de soi pour ľanimal médiatique qu'est devenu ľécri-vain. Parce qu'il m'importe surtout, dans cet environne-ment marchand, de conserver mon identite d'écrivain. Or ľécrivain n'est pas écrivain s'il n'est pas capable de penser sa société d'une maniere ou d'une autre; et il existe une infinite de maniéres de penser sa société. Remarquez que le projet d'écrire ne donne en soi aucune competence pour penser la société. Mais ľécrivain est un intellectuel. Merne dans les derniers retran-chements du silence et de la solitude, celui qui éerit vit parmi les hommes. II est «ľobligé du monde» comme dit Hannah Arendt. La littérature ne ľexempte de rien. La question de la transculture, qui est ľobjet de ces Conferences, a acquis des titres de noblesse en littérature et je pourrais vous entretenir assez confortable-ment de la beauté et de la fécondité du métissage, de l'hybridation, de ľimpureté littéraires. Mais il me sem-ble que cette question n'a pas que des visages nobles et qu'elle ne se joue pas uniquement sur le plan esthétique. 5 MONIQUE LARUE ii Or si la pratique du roman m'a appris quelque chose, c'est bien á me colleter au reel, á m'y cramponner et á i y revenir sans cesse pour le saisir, car les mots, c'est connu mais on ľoublie si vite, peuvent nous empörter I loin de la realite, et ce n'est pas ce que nous voulons faire ici. Le roman, comme la pensée, nait ďévéne-ments, prives ou publics, dont il cherche le sens en les racontant, et qui lui donnent prise sur le monde, sur son époque. Une exigence qui, si ľon y pense bien, est d'or- i dre moral. J'accepte les invitations mais ensuite je regrette, car il m'est devenu beaucoup plus facile ďécrire un roman que de penser ou, plutôt, le roman est devenu ma maniere de penser. Seulement, une fois que les ro-mans sont écrits, il faut les publier. La littérature est un acte et le monde attend le roman au detour. Je partirai de choses aussi triviales que celles-lá. D'un exemple. De la transculture vécue dans la realite des institutions lit— téraires, dans les lancements, les officines culturelles oú circulent les écrivains et oú j'entends des propos qui, moins percutants que ceux de monsieur Jacques Parizeau le soir du referendum, réveillent cependant des demons voisins. Ainsi ai-je eu derniěrement ľoccasion de parier avec un écrivain que ľon pourrait identifier comme québécois de souche, une chose que je répugne á faire et que pourtant la realite m'oblige á faire. Je préférerais presque dire que cet écrivain est un écrivain canadien- 6 L'ARPENTEUR ET LE NAVIGATEUR francais pour le caractériser, pour souligner le sentiment «ďhéroique antériorité» qui anime, dit Louis Hémon, les Canadiens francais. Je pourrais encore utiliser la chanson de Claude Gauthier et dire qu'il est de nationalité québécoise-francaise. Ou parier de citoyen de «vieil éta-blissement». Que de circonvolutions pour exprimer la chose la plus simple du monde et qui pourtant ne s'écrit qu'avec resistance au clavier de mon ordinateur: cet écrivain, comme moi-méme, est quelqu'un dont les parents, les grands-parents et la plupart des ancětres, quoique assurément pas tous, descendent des Francais. Une chose que, peut-étre, nous devrions oublier. J'y viendrai. Un jour que nous devisions, c'était peu de temps aprěs le referendum, cet écrivain en est venu, je ne sais plus comment mais ďune maniere que je n'ai pas aimée, arrogante, provocatrice, ä me démontrer que nos institutions littéraires sont en train de se laisser envahir par les écrivains immigrants, á ses yeux trop appréciés, pour ne pas dire injustement privilégiés par les jurys littéraires. Cet écrivain n'avait pas prisé, par exemple, les multiples honneurs échus ľan dernier au seul Sergio Kokis, ni les succěs récents de Ying Cheng ou de David Homel. Que ces trois remarquables écrivains m'excu-sent de se voir mělés ici á nos chicanes de famille. S'il ne s'agissait que de jalousie d'auteur, il ne vaudrait pas la peine que je vous en parle. Mais le raisonnement de cet écrivain allait plus loin. As-tu remarqué, me deman- 7 M ONI QU E LARUE dait-il, qu'une generation toute récente ďécrivains immigrants écrit des oeuvres qui n'ont rien á voir avec ce qu'on a toujours appelé la littérature québécoise, des oeuvres qui ne s'inscrivent ďaucune maniere dans son histoire, dans la logique de son développement, qui ne poursuivent pas sa recherche ďidentité, ne reprennent pas son réseau de references, sa dynamique intertex-tuelle, son imaginaire, qui n'intégrent á leur écriture aucune des caractéristiques linguistiques issues de la demarche stylistique propre á la littérature québécoise, rien en somme de ce qui fait sa singularité au sein des littératures de la francophonie? Ne trouves-tu pas, me disait-il encore, qu'il serait aberrant que ces écrivains dont l'ceuvre ne se rattache ni par le contenu ni par la forme ni par le cadre au discours de notre littérature, soient autorisés á représenter la littérature québécoise á ľétranger, dans les colloques concernant la littérature québécoise, dans les stands québécois des foires et salons du livre étrangers, etc. Ces écrivains, affirmait avec de plus en plus d'assurance mon interlocuteur, ne devraient pas étre invites plus souvent qu'á leur tour á participer á nos institutions littéraires, á agir comme membres de jurys de bourses de creation et de subventions aux éditeurs, car ce sont des institutions que nous avons chěrement gagnées et mises sur pied, alors qu'eux ne font qu'arriver ici pour repartir aussitôt, avec leurs trois passeports, publier ailleurs, aprěs avoir profite de notre systéme, car tout le monde sait qu'il est 8 L'ARPENTEUR ET LE NAVIGATEUR impossible de faire publier un premier livre á Paris, et, de plus, moins naifs, plus ruses que nous, ces écrivains ont tendance á se coopter. lis sont plus sensibles aux problématiques étrangéres qu'á la nôtre; en realite, tu le sais bien, ils ne nous lisent pas et ils ne connaissent pas nos auteurs du passe, ils ne connaissent pas notre littérature, n'en font pas partie et ne veulent pas en faire partie, pas merne en racontant leur passage vers notre société ou leur experience de notre littérature, comme le faisaient naguére les écrivains migrants. Nous sommes en train de nous faire voler nos prix littéraires, car ces prix n'ont de sens que dans le contexte de la littérature québécoise, soutenait-il. Par mauvaise conscience, par rectitude politique, par reflexe de colonises minoritaires, nous nous laissons usurper notre littérature, nous avons cessé d'as-sumer son sens, son histoire, sa spécificité, son avenir. J'étais fort mal á ľaise, mais je ne savais pas comment lui répondre. Ce n'était pas la premiére fois que j'entendais de tels propos. Souvent dans des jurys, la question avait été sinon soulevée, du moins sous-enten-due. Quelle absurditě, me disais-je! Allons-nous faire venir, dans les jurys littéraires, des sociologues, des eth-nologues, des demographies? La transculture est une noble idée, mais dans la réalité, méme chez les esthetes, c'est plutôt et encore le sentiment ethnique qui prime. Admettons que je connaisse assez cet écrivain pour affirmer qu'il ne parlait pas uniquement par inté-rét mais qu'il était aussi animé, quelque part, comme on 9 MONIQUE LARUE dit, par le sentiment qu'une menace pěserait non settlement sur lui en tant qu'individu subvenuonné, mais sur ľidentité ďune littérature québécoise distincte, et par consequent sur les institutions qui appuient certe littérature et sans lesquelles eile n'existerait pas. II n'en reste pas moins, me disais-je, que mon collěgue est en train de balancer des concepts aussí chers aux écrivains que la liberté de pensée, la liberté d'éditer, bref, la liberté ďexpression; il est en train, me disais-je, de proposer ni plus ni moins qu'une forme de censure détournée ou inavouée d'une catégorie d'écrivains, et cela selon une logique qui n'est en rien fondée sur des arguments moraux, mais bien sur des critéres purement et simple-ment ethnico-culturels. Si cette conversation a continue á me hanter, c'est cependant parce que j'étais incapable de nier que ce que cet écrivain disait restait, en un certain sens, exact. Et une romanciěre ne doit jamais, au grand jamais, nier les faits ni les atténuer ou les interpreter en fonction de ses idées ou de ses propres idéaux. II est vrai que nous avons donne á la littérature québécoise, me disais-je, la mission de nous servir de patrie et de fondement identitaire, et qu'elle arrive maintenant á un carrefour, tout comme notre société. Son label, son appellation contrôlée, son identite sont appelés á évoluer, sinon á se dissoudre. Les querelles ďadministrateurs ne m'intéres-sent pas, mais le fond de la question ne peut me laisser indifferente, me disais-je, et ľattitude vindicative de 10 L'ARPENTEUR ET LE NAVIGATEUR mon collěgue ne peut m'échapper. Notre littérature a jusqu'ä maintenant été l'expression d'un monde com-mun, d'une experience commune et relativement homogene, et nous ne nous sommes pas souvent demandé ce qu'était un écrivain québécois. Si, politiquement, nous ne pouvons maintenant penser notre société que comme un monde heterogene, pluriel, divers et cosmopolite, alors, sur le pian littéraire, quelle sera cette littérature québécoise? Parlera-t-on encore de littérature nationale? Comment penser la greffe de cette littérature telle qu'elle existe jusqu'á ce jour, avec la littérature telle que la concoit ľautre ou une littérature autre, inconnue, ä inventer? La diversité de perspectives forme-t-elle encore «une» littérature, une littérature spécifique pármi d'autres littératures distinctes, ou aurons-nous bientôt autant de littératures que de groupes ethniques? II ne fait pas un instant de doute dans mon esprit que nous devons effectuer le partage de nos subventions avec tout citoyen, quelle que soit son origine ou sa conception de l'art, et que nos jurys doivent soigneuse-ment refiéter la composition désormais heterogene du monde artistique. II est moins facile de concevoir la transformation de notre littérature, son passage de ľhomogene á ľhétérogene, si un tel passage doit avoir lieu. Car le voulons-nous? Aprěs ce que j'avais entendu, je pouvais en douter. Ces questions, pour répétitives qu'elles soient, ne peuvent certainement pas étre élu-dées, ni étre explorées et résolues par d'autres person- 11 MONIQUE LARUE nes que celieš qui pratiquent ľart de ľécriture et qui publient leurs oeuvres, me disais-je, méme s'il s'agit de questions détestables et envenimées, qui n'ont rien á voir avec ce que j'aime dans la littérature et dans ľécriture. Depuis vingt ans, aprěs tout, me disais-je, j'ai fait, par amour de la littérature, bien des choses que je n'aime pas, comme me laisser maquiller par une ma-quilleuse ou poser en studio. Et méme si ce genre de debat m'effraie, quelque chose au fond de ma conscience m'oblige á admettre que je ne puis prétendre faire de la littérature et laisser ce genre de probléme hors de mon champ ďactivité ou de reflexion. Ľécrivain dont je vous parle n'est ni un fasciste ni un imbecile ni un insensible. II n'est pas non plus isolé, ni sans influence. Cest tout simplement un écrivain qui épouse la logique ethnique de sa société et la logique minoritaire de sa culture, et qui en perpétue la tradition sous forme de ressentiment. Ses propos n'étaient pas sans me rappeler les sentiments mélés qui ont accueilli Maria Chapdelaine, román ďici écrit par un étranger, ou encore les phrases fameuses de ľabbé Casgrain: «Nous aurons une littérature indigene, ayant son cachet propre, original, portant vivement l'empreinte de notre peuple, en un mot, une littérature nationale [...] eile sera le miroir fiděle de notre petit peuple.» En tant que corpus autonome et homogene concentre sur l'expres-sion identitaire, la littérature québécoise apparait, á la lumiére du present, prendre ses racines dans une con- 12 L'ARPENTEUR ET LE NAVIGATEUR ception ethnique de la société, vision qui modělerait depuis longtemps sa definition. Les spécialistes que je suis allée lire pour tenter de clarifier mes idées définis-sent le groupe ethnique par un sentiment d'apparte-nance lié á ľascendance et ä la descendance; les traits principaux ďun groupe ethnique sont la langue, la religion, les origines nationales. Les membres du groupe ethnique tendraient á rester ä ľintérieur des frontiéres de leur groupe. Le langage étant la maison et la seule patrie de ľécrivain, me disais-je, il est normal et inevitable que ľécrivain s'identifie prioritairement ä la langue dans et avec laquelle il écrit. II est normal et frequent qu'il s'identifie au groupe linguistique correspondant á cette langue et qu'il se sente le devoir ou le goüt de défendre les droits de ce groupe pour en défendre la langue et la culture. Ľécrivain a toujours été le barde, le coryphée de sa tribu. Ľécriture est locale dans sa langue, langue et nation sont intimement liées. Et plus encore, me disais-je, ľécrivain est aussi un scribe, un étre de memoire. Quand on pretend faire de la littérature, on pretend écrire des livres concus pour durer et destines non pas á une consummation immediate, mais á une lecture complexe, disséminée dans le temps. Le livre, tel que l'utilise la littérature, transcende les generations. Ľécrivain est done quelqu'un qui recon-nait la profondeur du passé, son action sur nos consciences et sur le present. Ľécrivain ne serait pas écrivain s'il n'avait pas accédé á une conscience historique. 13 MONIQUE LARUE Si ce que les sociologues appellent conscience ethnique est marquee par ľappartenance á un groupe défini par la langue,. par ľascendance et par la descendance, ľécrivain a naturellement une conscience ethnique, me disais-je, dont il peut, ou non, faire un element important de son ceuvre. Chaque fois que j'écris «je», il y a dans ce «je» la cohorte des «je» qui m'ont précédée, la voix et ľexpérience des morts qui, de generation en generation, m'ont transmis leur maniere d'aimer, de sentir, de craindre ou d'embrasser la vie, ce qu'on appelle la sensibilité. La littérature ne peut qu'étre la memoire ou l'inscription de ce «nous» immemorial disperse et transformé á travers les paroles individuelles du present, et la nôtre a certainement fait de cette filiation un determinant majeur. Mais si le Québec doit devenir une société fondée, comme l'explique Fernand Dumont, non plus sur la nationalité au sens ethnique, mais sur la nationalité civile, sur des Raisons communes, comment concevoir une littérature fondée sur des «raisons communes»? Qu'en pensent les écrivains que mon ami fus-tige? Sont-ils, comme il le prétend, désintéressés á cons-truire un monde commun, une littérature commune? Les deux d'ailleurs sont loin ďaller de conserve. Ce que mon collěgue déplorait, en un sens, c'est que l'immigrant n'ait pas oublié, lui non plus. Ce qu'il deplore, c'est en quelque sorte ce que les sociologues appelleraient la faible force ďassimilation de la littérature québécoise. Mon ami écrivain nie aux autres le 14 ĽARPENTEUR ET LE NAVIGATEUR droit de penser la littérature différemment, de ne pas la penser, par exemple, de maniere ethnique. II leur de-mande de s'ethniciser un peu, d'entrer dans notre clan et de porter nos couleurs! Si ces écrivains immigrants veulent faire partie de la littérature québécoise, dit im-plicitement mon ami, qu'ils la lisent et qu'ils en assimi-lent le contenu. Ce qu'on appelle l'assimilation consiste ä faire renoncer les minorités ethniques ä leur culture ďorigine en faveur des comportements et valeurs du groupe dominant. On appelle ethnic revival le chemin inverse. Ce que mon ami demande implicitement aux écrivains immigrants, c'est ce que demande la société québécoise aux Néo-Québécois: de s'assimiler, d'oublier d'ou ils viennent, ce qu'ils sont, me disais-je. Et si ils nous demandaient de renoncer ä notre ethnic revival} Chacun demanderait ä ľautre d'oublier! En ce cas, il faudrait, me disais-je, terrifiée par ma propre pensée, changer notre devise nationale! Ľécrivain dont je vous parle est un artiste, et je tiens Louis-Ferdinand Celine pour une des plus gran-des sensibilités de notre temps, pour un immense artiste. Que la sensibilité élevée jusqu'au génie ait pu, dans le cas de Céline, cohabiter toute une vie avec le plus grand aveuglement politique reste á mes yeux un des mystěres de la nature humaine, un fait dont nous devons tirer la lecon. Le sentiment que ľhomogénéité du passé est menacée par ľimmigration: voilä la crainte qu'exprime mon collěgue pour sa littérature, tout 15 MONIQUE LARUE comme la ressentait Louis-Ferdinand Celine pour sa langue et pour son pays dans les années 1930 á Paris. Devant ce genre de menace, les plus grandes sensibili-tés, les sujets qui ressentent de la maniere la plus aigue leur appartenance ä une communauté et á une langue, sont susceptibles d'ouvrir les écluses de la raison et de sombrer dans la haine et dans ľirrationnel. II n'y a pas de petits événements, de cas sans importance. Dans ľidéal, dans le monde des génies de la lit-térature, celui de Nabokov, que je cite maintenant, on sait que «la famille universelle des écrivains de talent ignore les barriěres nationales, de méme que le lecteur doué est une figure universelle qui échappe aux lois spatiales ou temporelles». II est vrai que ces questions d'appartenance et ďidentité, qu'une vision ethnique de la littérature, ne concernent que trěs peu ľauthentique et solitaire exigence d'un individu qui entreprend et poursuit, á ľorée du xxie siécle, une demarche littéraire en toute connaissance de cause. Si la littérature québé-coise n'était que la recherche de réponses aux questions: qu'est-ce qu'une littérature nationale quand le mot nation change de sens et ne recouvre plus la méme realite? qu'est-ce qu'un écrivain québécois maintenant? j'aurais depuis longtemps abandonné sa fréquentation, comme ľont d'ailleurs fait certains de mes amis, excel-lents lecteurs, génés par la frilosité de notre littérature, car le lecteur jouit d'une beaucoup plus grande liberie que ľécrivain. 16 ĽARPENTEUR ET LE NAVIGATEUR II ne me viendrait jamais á ľidée, en effet, de faire de la politique. Pourtant, publier au Quebec, qu'on le veuille ou non, c'est, entre autres problěmes plus ou moins insolubles, étre confronté ä celui-lá, si detestable soit-il. Un écrivain vit pármi les hommes, et la littérature est un espace commun, par consequent un espace politique. Certains des «écrivains de talent» dont parle Nabokov ont sans doute le pouvoir ďignorer les barriěres nationales, me disais-je, grand bien leur fasse. Mais s'il n'y avait pas de littératures nationales, il n'y aurait ac-tuellement de par le monde qu'un trěs petit nombre ďécrivains, comme Salman Rushdie, Umberto Eco, Vargas Llosa, Alvaro Mutis ou Milan Kundera, au nombre desquels figureraient peut-étre un ou deux de nos compatriotes, je ne sais. Mais chose certaine, la majorite des écrivains qui écrivent actuellement de par le monde n'existerait pas. Ces écrivains ne publieraient pas dans leur langue respective; ils ne pourraient pas pratiquer, chacun dans leur culture, le metier ďécrivain. Et alors, on peut se demander si Rushdie, Eco, Llosa, Mutis ou Kundera existeraient. Peut-ětre que oui. Peut-étre la littérature est-elle děs maintenant planétaire et mondiale, internationalisée, peut-ětre a-t-elle aboli les frontiěres, comme cela s'est passé immédiatement, semble-t-il, dans l'univers de l'Internet. Mais je n'en suis pas süre. Ce dont je suis süre, par contre, pour avoir pas mal fait, je crois, le tour du monde de ľédition en fran- 17 MONIQUE LARUE cais, c'est que les barriěres nationales, que j'estime, comme Nabokov, avoir un sens secondaire en littéra-ture, existent et ont beaucoup de sens dans le monde du livre. Or la littérature n'est pas dissociable du livre. Qu'est-ce que la littérature, sans le véhicule du livre? En tant qu'écrivain qui publie, je suis obligee d'admettre que cela n'existe pas. Sauf á accepter que la littérature soit dorénavant regie par les lois de ľédition internationale, et non par celieš de ľart, il n'est pas possible, pour un écrivain, actuellement, ďéchapper á son inclusion, au moins sur le plan editorial, dans une littérature nationale. II devient par consequent passablement important, pour nous écrivains, de nous demander ce que nous entendons par littérature québécoise et ce que nous voulons qu'elle devienne, de nous demander si la littérature québécoise est líée á ce point au devenir politique du Québec qu'elle perdrait son identite si le peuple québécois n'arrivait pas á ľindépendance politique, de nous demander ce que nous entendons par écrivain québécois. Selon mon collěgue, vous ľaurez deviné, il est clair que ľindépendance du Québec favoriserait, ou favorisera, ľémergence de la littérature québécoise dans le monde des lettres internationales, et il est clair que la situation politique et culturelle ambigué du Québec occulte actuellement, sur le plan international, la littérature québécoise. La solution serait d'ordre politique. Mais, tout comme il n'y a pas de solutions intellectuelles 18 L'ARPENTEUR ET LE NAVIGATEUR á des problěmes émotifs, il n'y a pas non plus de solutions politiques á des problěmes littéraires. Comment une littérature procěde-t-elle done á sa «désethnicisation»? II y a chez ľ écrivain, comme en tout ětre humain, bien d'autres determinants que l'appartenance ethni-que. II existe surtout, en chaque veritable artiste, une force absolument contraire á celle-lá, qui lui fait éprou-ver le besoin de s'arracher á la terre natale, ä sa famille, á la dimension ethnique de la langue et á toute attache pour naviguer vers l'ailleurs, vers le nouveau, vers l'in-connu. Est-ce que toute ceuvre d'art, toute creation authentique, ne commencent pas plutôt par un arrache-ment que par un enracinement, et cela depuis Platon jusqu'ä notre époque, puisqu'on peut maintenant s'arracher á la totalite de la realite elle-méme simplement en revétant des gants et un casque pour voguer sur la mer sans frontiéres du cyberespace et de la virtualité? II ne s'agit pas évidemment dans ce cas d'art, mais de faits techniques que nous devons quand méme penser. L'ac-tualité nous montre qu'il n'y a plus de frontiéres nationales qui tiennent dans le cyberespace, que le droit ter-restre y est impossible á appliquer, et qu'il n'y a done probablement plus lieu de transporter avec soi une chose aussi liée au culte de la terre et au culte des morts qu'une conscience ethnique, me disais-je. L'artiste est celui qui «part pour partir», a dit depuis longtemps Baudelaire, «cceur léger, semblable au ballon [...] joyeux de fuir une patrie infame». II y a plus que jamais en tout 19 MONIQUE LARUE écrivain la conscience que ľidentité ethnique est ou sera bientôt obsolete, et que le culte de ľethnicité est le nou-vel opium des peuples. Ainsi serait de plus en plus realisable ľidéal des Lumiěres, dont ľesprit a eu tant de mal á s'exporter chez nous, ou encore devrions-nous maintenant plus que jamais étre attentif ä la parole nietzschéenne: «Je n'ai trouvé nulle part de patrie, dit Zarathoustra, et je ne suis qu'un errant en toute ville et en partance sur tous les seuils. [...] je suis exile des parries et des terres maternelles. Ainsi je n'aime plus que le pays de mes enfants, ľinexploré, au plus lointain des mers; á ma voile, c'est celui-lá que je commande de chercher et de chercher.» Heureux les philosophes, me disais-je, qui ne connaissent pas de frontiěres nationales. Deux personnages se partagent et s'arrachent no-tre äme, se mit alors ä imaginer la romanciěre en moi. L'un est arpenteur et vient du xixe siěcle, et l'autre est navigateur et tire vers le xxic siěcle. L'arpenteur est un homme qui a la passion de la mesure, un homme qui s'attache á la terre, un homme du territoire. II arpente en Européen les territoires vierges, les espaces d'Amé-rique. II dit: j'ai mesuré ceci, je ľai arpenté, ceci est á moi, ici tu ne passes pas. II crée des frontiěres. II pose des bornes, des jalons. Ses cadastres permettent de lé-guer et de transmettre. Or, qui transmet n'est-il pas du côté de ľécriture? L'arpenteur n'écrit-il pas sur la terre, n'écrit-il pas la terre elle-méme? L'arpenteur rend hu-main le paysage, il le civilise. II approfondit ľidentité de 20 ĽARPENTEUR ET LE NAVIGATEUR ľhomme et du lieu. II crée son habitat, il habite le monde et le modele ä sa maniere. II mesure la superficie des terres par des mesures agraires, nous ramene á nos origines paysannes. II y a toute une vision du Québec, actuellement, qui est une vision ďarpenteurs-géomě-tres, me disais-je. La voix de l'arpenteur dit: nous avons organise ces lieux. Vous qui venez vous y installer, en-trez dans nos rangs. Nous descendons de ces fonda-teurs francais du pays, nous possédons un territoire et une littérature dont nous sommes les héritiers et les ayants droit, et dont nous portons légitimement la conscience historique. Nous venons d'un monde dont nous avons nommé et créé les lieux et les frontiěres, nous sommes une nation: nous avons des origines communes, un passé commun, un monde commun. Mais l'arpenteur moderne, celui de Kafka par exemple, sait qu'on ne possěde jamais rien en vertu de l'origine. L'arpenteur écrivain sait que le proche, le familier, s'éloigne toujours de nous et nous échappe et, si vous me pardonnez une allusion á moi-měme, qu'un í crabe toujours sabote ses lignes et son travail. Le terri- I1 toire est déjá partagé, il ne vous appartient pas, il y avait des gens avant vous, il en est venu aprěs, dit l'autre voix ou la voix des autres. II en viendra toujours, de ces navigateurs, de ces explorateurs qui, comme tout artiste veritable, partent vers l'inconnu pour trouver du nou- • veau, des nomades qui ne s'abaissent pas ä arpenter la j terre et qui savent d'autant plus, maintenant que la pla- j 21 MONIQUE LARUE něte entiěre est arpentée, que la terre est á touš. Le monde est pour toujours et depuis toujours pluriel et les perspectives, multiples. Votre heritage n'est precede d'aucun testament, car aucune generation humaine ne peut comprendre la generation qui ľa précédée, disent ces navigateurs. Nous défendons le droit de chacun ä commencer, et le droit de commencer n'est jamais que celui de naitre, de poursuivre la vie. II n'est autre que la liberté, qu'aucun heritage, aucun testament ni aucun ancétre ne saurait bäillonner. II était déjá, au temps de madame Guěvremont, et il est toujours trěs bien d'etre un Survenant. Quand on voit les Serbes déterrer leurs morts, on se méfie du culte de la terre, me disais-je! Ľancien modele, oú ľon croyait normal que la formule soit décidée une fois pour toutes par les fondateurs et que le role des nouveaux venus soit de se conformer sans question, cette vision du monde n'est pas oubliée; eile existe encore dans nos consciences, et eile est méme de plus en plus source de malaise, alors que nos enfants sont déjá des navigateurs! Et je suis du pays de mes enfants, dit Zarathoustra. Comment ne pas voir que les domaines impossibles á arpenter du monde informatique, que ces horizons, dont nous ne soupconnons pas encore vers quoi ils entrainent ľhumanité, ne peuvent que transformer ä jamais la perception de ce que nous appelons le Quebec et, par consequent, la littérature québécoise? Si bien que ce que nous appelons Québec n'aura bientôt en un sens 22 ĽARPENTEUR ET LE NAVIGATEUR rien ä voir avec ce que monsieur Parizeau appelait il y a si peu longtemps le Québec et avec ce que ľabbé Casgrain appelait «notre petit peuple». Un personnage est toujours l'incarnation d'un mode ďétre-au-monde et ľarpenteur, le navigateur, seraient en quelque sorte les deux faces de notre identite, me disais-je. Une identite n'est jamais simple, jamais homogene, puisque ľidentité est une donnée de la conscience et qu'une conscience c'est du temps et que le temps est mobile. Une memoire et une anticipation se chevauchent, se disputent et s'arrachent toujours le present. C'est probablement ce que veulent dire les sociologues, dans leur langage, avec le concept de la mobilite ethnique, me disais-je. II y a toujours une gradualité des appartenances, disent les sociologues. II y a sans cesse des déplacements de la position d'un indi-vidu au sein des groupes ethniques composant la population. Un enfant n'a jamais le měme sentiment d'ap-partenance ethnique que ses parents. Le «nous» de monsieur Parizeau ne peut done pas ětre exactement le méme que celui de ľabbé Casgrain, et si ľidentité ethnique est une identite transmise, eile est aussi, disent les sociologues, une identite acquise. La nôtre peut aussi bouger. Et puis eile bouge! Si les écrivains ne sont pas capables d'imaginer un monde oú il devient de moins en moins pertinent de se concentrer sur l'expression identitaire et sur l'appartenance ethnique, n'est-il pas normal que les chefs d'Etat et le reste de la population 23 MONIQUE LARUE ne le puissent pas non plus? Peut-étre monsieur Parizeau a-t-il dit ce qu'il a dit parce que les écrivains québécois écrivent ce qu'ils écrivent? Parce que la litté-rature québécoise n'a pas assez ďimagination? II revient certainement aux écrivains et aux artistes de déplacer le point de vue, de se servir de leur imagination, deux operations élémentaires de ľécriture romanesque, me disais-je, car j'aime bien, vous ľ aurez compris, rester sur mon terrain. S'arracher au passe et penser le futur exigent en effet autant et je dirais plus ďimagination que de penser ľidentité á partir du passe, mais ľimagination est une faculté que notre littérature n'a pas tellement valorisée. Imaginer n'est d'ailleurs pas simplement se tourner vers le futur, mais imaginer, quiconque a un jour véritable-ment essayé de composer ce qu'on appelle un «personnage» le sait, imaginer c'est toujours se faire violence pour traverser vers le tout autre, passer une frontiěre. Je ne parle pas tellement ici de ľimagination des surréalis-tes, mais de ľimagination au sens oú la concoivent les philosophies. Imaginer, dit Kant, est une faculté de ľen-tendement, c'est la faculté de rendre present ce qui est absent. De se mettre á la place du tout autre. Ľimagination ainsi comprise est une faculté politique, une faculté morale. II ne s'agit pas tellement de penser ce que pense l'autre, de partager ľimmédiateté de l'autre, de jouer au grand jeu faux de la fusion, et toute personne qui a un jour compose un «personnage» romanesque 24 L'ARPENTEUR ET LE NAVIGATEUR sait bien que le premier devoir du romancier est de respecter le secret de ses personnages, de ne pas en violer ľintimité. II s'agit done plutôt de faire ľeffort d'imaginer ce que serait notre pensée si eile était ailleurs. Kant dit: «s'élever et réfléchir sur son propre jugement ä partir d'un point de vue universel». Ľimagination est done bien ce qui nous permet d'atteindre la pensée du pluriel, d'adopter la multiplicité des perspectives qui fondent l'espace commun, et de concevoir l'autre comme doué et capable de la merne faculté de sortir de soi-méme, le monde comme habite par des consciences capables d'épouser le point de vue de l'autre. N'est-ce pas ce que mon ami écrivain, précisé-ment, dénie aux écrivains migrants? Mon ami écrivain, lui disais-je en pensée, tu t'imagines peut-étre que les auteurs d'origine étrangěre ne peuvent pas s'intégrer, s'assimiler á la littérature québécoise, parce que tu n'ar-rives pas á imaginer quelle serait cette littérature autre-ment, si eile était montréalaise, par exemple, je veux dire, si on tentait d'imaginer réellement ce que pourrait étre une littérature liée á une ville comme Montreal et non pas au groupe ethnique ou á ľhistoire du groupe canadien-francais telle que passée. Et si la voix de l'ar-penteur était tout simplement une voix de province? Si la voix de l'arpenteur était ce qui nous empéche éternel-lement d'accéder ä ľurbanité veritable, au monde véri-tablement pluriel qu'est une ville? La littérature doit étre le miroir de notre petit 25 MONIQUE LARUE peuple, dit ľ abbé Casgrain, soit, mais avait-il pensé que le meilleur des miroirs est toujours fait des autres? Pre- nons la ville de Paris. Nul n'a mieux photographic la ville de Paris en un sens que Robert Doisneau, Francais I de souche, trěs arpenteur, il me semble. Mais nul ne ľa f mieux photographiée non plus que Brassaľ, Atget et [ Kertez, ces immigrants issus ďune tout autre tradition qui ont donne son image á Paris et sans lesquels Paris ne serait pas Paris. Si bien que Paris est indissoluble- ment le Paris de Doisneau et celui de Kertez et de Brassaľ. La question n'est pas, me disais-je, ďétouffer la voix de l'arpenteur ni d'exiger des navigateurs qu'ils se fixent dans nos cadastres. Le navigateur rompt les amarres, largue son passé, mais transporte avec lui sa ; memoire. Le navigateur ne peut se passer pour navi- 1 guer du travail de l'arpenteur. Et un monde de seuls navigateurs serait vide de traces. Si ce n'est pas la littérature qui peut donner á ľétranger la certitude qu'il participe au monde com-mun, mais bien la politique, la littérature peut, par con-tre, travailler á ce que la politique puisse donner á ľétranger la certitude qu'il peut participer au monde commun. La littérature, bien entendu, fait ce qu'elle veut. Personne ne peut empécher des gens comme Louis-Ferdinand Céline ďécrire des chefs-d'oeuvre et de laisser leur imagination, privée de ľaide de la raison, dériver vers la paranoia la plus destructrice. Et je ne sais pas, et nul ne peut dire je crois, s'il eüt mieux valu, ou 26 ĽARPENTEUR ET LE NAVIGATEUR s'il eüt été possible que Louis-Ferdinand Céline füt un autre individu que celui qu'il a été, et s'il eüt pu alors avoir le méme génie littéraire. Cest lá une question in-sensée, méme si nous ne pouvons nous empécher de la poser. Mais l'imagination est la faculté intellectuelle qui nous permet de comprendre que le «nous» des arpenteurs qui parlent en choeur en amont de nos «je» actuels, est étranger, complětement étranger au «je» de ľimmigrant et ä touš les «je» qui parlent en amont de la voix d'un immigrant. Quand des écrivains étrangers écrivent en francais et parlent du «vous» qu'ils percoivent derriére les visages du pays ou de la ville oú ils viennent d'arri-ver, ils s'intégrent, dit-on, á la littérature québécoise telle qu'elle s'est développée et dans sa logique méme. Mais si nous respectons ce qu'est la littérature, jusqu'á respecter ľoeuvre de Louis-Ferdinand Céline, si nous respectons ľécrivain jusqu'á ces limites extremes, de quel droit et selon quelle logique pourrions-nous exiger d'un écrivain qu'il parle de nous et á notre maniere! S'il parle de lui, de ses racines étrangěres, de sa memoire, de l'ascendance ou de la memoire génésique qui determine sa vie, de son lieu d'origine et non pas de son lieu d'arrivée, ou s'il construit des personnages, des étres-au-monde dans la conscience desquels la determination ethnique n'existe tout simplement plus, comme c'est le cas pour les personnages qui peuplent toute une partie de la production romanesque du pays situé juste au sud du nôtre, quand un écrivain écrit á ľopposé de ce que 27 MONIQUE LARUE nous avons considéré jusqu'á maintenant comme le propre de notre littérature, cet écrivain appartient á notre littérature, puisqu'il appartient á la littérature. Si-non c'est nous qui ne sommes plus dans la littérature, mon ami écrivain, pensais-je. N'a-t-il pas suffisamment pese sur nos épaules d'etre enfermés dans ľhomogé-néité, dans le monolithisme, dans ľethnicité, dans le collectivisme, de ne méme pas avoir la force de nous arracher á «ľhorreur de nos berceaux»? Imagine ce que serait la littérature québécoise si eile devenait simple-ment littérature, si eile se délestait, sans la nier pour autant, de son identite ethnique, lui disais-je mentale-ment, et si eile devenait vraiment un monde, un lieu ďoú surgissent tous les points de vue et oú s'exprime la diversité en francais en Amérique, si eile servait de tremplin á des écrivains comme Sergio Kokis, Ying Cheng ou David Homel! Ce qui se pose á nous, écrivains, comme probléme, dans les lancements, les jurys, n'est-ce pas tout simplement le probléme du comment vivre ensemble qui se pose á une autre échelle á notre société? Aimerais-tu, mon ami écrivain, lui disais-je mentalement, qu'un jour, dans notre petit pays, on finisse par écrire des choses comme il s'en est écrit ré-cemment en Russie á la mort de Joseph Brodsky? Je vais vous lire maintenant, avant de conclure, cet article paru dans le Monde du vendredi Ier mars, dans la Pravda du 8 février, sous la signature d'Igor Preline. 28 M ĽARPENTEUR ET LE NAVIGATEUR «Aux États-Unis d'Amérique est mort Joseph Brodsky. [...] Moi j'ai é té étonné de ce que les médias aient baptise Joseph Brodsky "grand poete russe" et je me suis posé la question: de quel droit? Je peux me tromper, mais il me semble pourtant que, pour porter ce titre, il ne suffit pas d'etre laureát du prix Nobel. On le sait, le poete en Russie est plus qu'un poete! Brodsky a-t-il mérité un tel titre? Aurait-il dans ses vers chanté la Russie? Ou bien prononcé de bonnes paroles sur le peuple russe? Je ne me rappelle rien de tel... Pouchkine et Essenine ont chanté tout cela et c'est pour cela qu'on les appelle "grands poětes russes". Mais Brodsky, dans le meilleur des cas, on peut l'appeler de "langue russe" et encore avec reticence puisque, ces derniěres années, il écrivait de plus en plus en anglais et qu'on ľenterrera non pas á Saint-Petersbourg, mais á Venise. Quel "Russe" est-il done? Peut-étre que le mieux serait d'ap-peler Brodsky "grand poete juif. N'a-t-il pas dit: "Je suis juif cent pour cent. On ne peut pas étre plus juif que moi"? Les Juifs n'y trouveront rien á redire. Les Russes encore moins.» Que de mesquineries, me direz-vous, que d'odieu-ses et terrifiantes mesquineries! Vous m'excuserez, j'es-pére, ďavoir ce soir attiré votre attention sur des réalités trés peu dignes de la grandeur de ľart, et d'avoir tra-vaillé dans du vieux, dans du trés vieux materiel. Mais vous avez invité une romanciěre. Et le román, vous le savez, commande de débusquer les bons sentiments, 29 MONIQUE LARUE tout comme de prendre le pouls des sociétés, surtout si elles ont tendance á regarder dans le rétroviseur. Cest cependant en tant que simple citoyenne que je souhaite que nous puissions échapper, s'il n'est pas trop tard, au syndrome Pravda. Je ne suis ďailleurs pas la seule á souhaiter qu'il soit encore temps, si j'en crois ľarticle paru dans le Devoir samedi dernier, et dont j'aurais pu au fond reprendre le titre: «Y a-t-il malaise1?» 1. Louise Leduc, «Y a-t-il un malaise?», Le Devoir, 16-17 mars 1996, Cahier D, p. 1 30 Collection GRANDES CONFERENCES Créée par le Musée de la civilisation á Québec, la collection «Grandes conferences» regroupe également des textes de conferences prononcées en d'autres lieux (voir dans la liste qui suit les titres marqués d'un astérisque). ROLAND ARPIN Line école centrée sur ľessentiel * BERTRAND BLANCHET Quelques perspectives pour le Québec de ľan 2000 ANDRÉ BURELLE Le droit ä la difference á ľheure de la globalisation * PIERRE DANSEREAU ) Ľenvers et ľendroit JOEL DE ROSNAY Ľécologie et la vulgarisation scientifique JACQUES T. GODBOUT Le langage du don GISELE HALIMI Droits des hommes et droits des femmes NANCY HUSTON Pour un patriotisme de ľambigúiti * ALBERT JACQUARD Construire une civilisation ternenne