INTRODUCTION Comme l'Amérique en general, le Canada et le Québec sont des pays ď immigration. Pendant long-temps, la presence d'immigrants n'a pas change le statut des deux peuples colonisateurs et fondateurs (concept dont les politiciens canadiens d'aujourd'hui ne veulent plus entendre parier), les Frangais et les Anglais. Depuis la fin de la derniěre guerre, ľarrivée plus importante d'immigrants et de réfugiés a modifié considérablement la composition de la population canadienne et québécoise et, de ce fait, soulevé des problěmes ď ordre démographique, linguistique, scolaire et politique. Des questions plus fondamentales ont alors surgi, qui concernent ľidentite, la nationalité, Vassimilation ou la marginalisation, Yethnicité ou ľ'ethnicisation, et le pluralisme culturel. Pour promou-voir le bilinguisme, le multilinguisme (promotion des langues autochtones, entre autres) ou I'unilinguisme, le biculturalisme ou le multiculturalisme, le Canada et le Québec ont mis sur pied diverses commissions d'en-quéte gouvernementales, lesquelles ont, d'une part, donne naissance á des legislations sur les deux langues officielles (1968), sur le multiculturalisme (1971 et 1988), sur le francais comme langue officielle du Québec (1977, la loi 101), et, d'autre part, apporté des 9 CES ÉTRANGERS DU DEDANS réponses, dont ľune a été la reconnaissance et la promotion des cultures autochtones et autres, qui ont fait passer les « deux solitudes1 » á plusieurs2. Ainsi, ces autres solitudes, les étrangers du dedans3, sont deve-nues des solitudes multiples. De ces immigrants au Canada et au Québec, certains sont devenus des écrivains et leurs oeuvres ont pris place dans ce qu'on appelle les littératures canadienne, de langue anglaise, et québécoise, de langue francaise. Ces littératures ont été á la fois informées et transfor-mées par ces apports successifs. On en est méme arrive á parier d'un apport spécifique des « communautés culturelles », ou des « minorités visibles », comme les designe la loi sur le multiculturalisme de 1971. Depuis la derniěre guerre, cette composante ethnoculturelle des deux littératures prend la forme d'une nouvelle (autre) quéte ďidentité qui s'accroche, par l'utilisation de la langue ď expression et des mémes institutions littéraires, scolaires, académiques et culturelles, á celie des deux groupes, l'un anglophone et majoritaire, ľau-tre francophone et minontaire. La premiere nécessité pour l'immigrant est l'utilisation d'une des deux lan-gues officielles. Les écrivains issus des diverses communautés culturelles se partagent en fonction de 1. Ce terme vient de Hugh MacLennan, Two Solitudes, New York, Duell, Sloan and Pearce, 1945. Ce roman, plusieurs fois réédité et traduit dans plus d'une dizaine de langues, présente des personnages des deux communautés francaise et anglaise de Montreal qui étaient impénétra-bles, qui s'ignoraient l'une l'autre. 2. Filippo Salvátore parle de « ľ ére des trois solitudes » dans La fresque Mussolini, Montreal, Guernica, 1985, p. 198. II designe lá le groupe des écrivains québécois ďorigine italienne. 3. Cest le titre ďun ouvrage annoncé en 1988 par Émile Ollivier, en collaboration avec Vietor Piché et Micheline Barii, qui devait paraitre aux Editions CIDHICA. 10 INTRODUCTION deux pratiques: soit ils éerivent dans leur langue maternelle et sont renvoyés au domaine littéraire de celle-ci (allemande, italienne, grecque, etc.), et leurs oeuvres s'y intěgrent et constituent ainsi un corpus canadien distinct de celui des deux littératures ; soit ils adoptent l'une des deux langues et se conferment ou non aux courants, traditions et mouvements littéraires de la langue choisie. Dans ce dernier cas, ľécrivain néo-canadien ou néo-québécois prend en compte tout ce qui touche á la littérature, la thématique, la mythologie, la symbolique, les genres, ľécriture, et entre ainsi dans une relation dialectique avec la realite socio-culturelle de la littérature en question. L'oeuvre littéraire, sous ce rapport, est un moyen de savoir sur la littérature elle-méme et sur ce qu'elle contient, sur son pouvoir d'exprimer le reel dans toute son extension, sur ses facultés de dévoilement de ce qui se cache derriěre les stereotypes, les cliches et les images toutes faites4. Elle devient ce lieu de « regard » sur soi et sur les autres, oü se rencontrent le merne et le different, le familier et ľétranger, le proche et le loin-tain. Ľ etude de ce phénoměne particulier pose le probléme de ľidentité culturelle, du métissage des cultures, des langues en concurrence ou en contact (langue d'origine/langue d'adoption), des liens théma-tiques entre les oeuvres des Néo-Canadiens et des Canadiens, des Néo-Québécois et des Québécois, de la comparaison entre la situation sociale, institutionnelle et professionnelle des écrivains d'origine ethnique et des écrivains issus de la tradition nationale des 4. Voir Daniel Castillo Durante, « Les enjeux de ľaltérité et la littérature », dans Francoise Tetu de Labsade (dir.), Littérature et dialogue interculturel, Québec, Presses de l'Université Laval, 1997, p. 3-16. 11 CES ÉTRANGERS DU DEDANS littératures dominantes. Au fond, ľécrivain immigré et ľécrivain issu de son sol natal se situent dans le méme contexte littéraire, mais leur approche et leur point de vue different selon des modalités ou des positions qui les rendent ou complémentaires ou autonomes. Mais, dans la pratique, tout peut se passer autrement, surtout si ľon étudie la question d'un point de vue historique. II a paru utile de cerner les interrelations entre les oeuvres et les auteurs des deux parties qui composent désormais la littérature québécoise, et plus particuliě-rement ďévaluer cet apport, que nous appelons « eth-noculturel» pour les besoins de ľexposé, au systéme de certe littérature. Cest ľobjet de la présente étude qui se situe dans une periodě assez longue de ľhistoire littéraire, de 1937 á 1997, periodě qui se subdivise en moments que justifiera ľ analyse de ce corpus singulier de littérature. Mais ľ originalite de notre travail vient du fait qu'il met en lumiěre cet apport ethnoculturel dans toutes ses dimensions - littéraire, esthétique, sociale, politique - comme la composante d'un tout qui est la littérature québécoise. Le terme « systéme » a été note quelques lignes plus haut. Cest dans certe perspective théorique que nous nous situons. Comme nous traitons d'organismes vivants, nous sommes en presence ďunités dynamiques, intentionnelles et organi-ques, qui, précisément á cause de ces caractěres, ont tendance á s'organiser en fonction de ľ ensemble dont elles font partie. Děs qu'il y a changement dans cette organisation, le systéme se trouve modifié, transformé. Cest ce qui se produit dans le systéme social propre-ment dit oú tout apport nouveau, au plan du droit, de la religion, des liberies, de la nature, de ľ argent, des loi-sirs, et ainsi de suite, vient perturber ľensemble de la société. II en est de méme pour la littérature et la 12 INTRODUCTION culture, si on les considěre comme des systěmes, ce qu'elles sont en vérité5. Les deux sont en effet des acti-vités structurées, des modes de comportement et des habitus qui sont coutumiers dans une société donnée. Cest done le modele social qui, dans ce cas, permet de préciser les caractěres de ce systéme littéraire et/ou culturel dont les facons ďagir, de se comporter sont le fait ď interactions entre individus et groupes ďindi-vidus, de contraintes, de coercition ou de connivence, et des regies, tacites ou non, qui régissent les compor-tements et les fonetionnements en société. En ce sens, ľétude des systěmes peut devenir ľétude des sociétés et de tout ce qui touche á la dynamique sociale. Dans le cas qui nous oceupe, il ne s'agit pas de décrire les écrivains et les ceuvres immigrants comme un simple agregát ď agents isolés et de productions successives juxtaposées les unes aux autres, mais au contraire de les prendre comme un systéme de production, de circulation et de reception, c'est-á-dire que les agents et les produits, ou les systěmes ď agents et de produits sont autant de forces qui, en se posant, s'op-posant et se composant, confěrent au tout (ici la littérature québécoise) une structure spécifique qui change d'un moment donné du temps á un autre. Rappeions pour les besoins de la cause quelques notions. D'abord, qui dit systéme dit ensemble ď elements qui peuvent étre naturels, physiques, humains, intellectuels et 5. George O. Wright écrit que ľétude des systěmes est une étude de la culture et que celle-ci inclut les activités, les comportements et les facons de s'exprimer en société (« A General Procedure for Systems Study », dans Stanford L. Optner (dir.), Systems Analysis, Baltimore, Penguin Books, 1973). « The proper study of systems is a study of culture [...] in order to include the activities, the behavior patterns and the artefacts customary in the society » (p. 92-93). 13 CES ÉTRANGERS DU DEDANS autres ; qui dít systéme dit également organisation, assemblage de ces elements et les types ď assemblage qui constituent un fonctionnement ou un comportement de l'ensemble. Le systéme implique une série de regies, de codes, de demarches, qui dependent des relations et des interrelations existant entre les elements. Le modele de fonctionnement, conceptuel, structurel ou materiel qui se dégage permet de généraliser le comportement du systéme donne, c'est-á-dire de comprendre sa f aeon de s'organiser, de se transformer, de s'orienter vers une plus grande complexité, une interdépendance ou une différenciation ďordre hiérarchique, causal, synchronique ou pratique. La problématique generale de ľ etude pose done la question en termes de rapports entre les elements du systéme de la littérature québécoise : comment ce nou-vel element« ethnoculturel », qui vient s'ajouter, trans-forme et modifie le systéme lui-méme tout entier ? En effet, les données textuelles, formelles, génériques, historiques, thématiques, et toutes celieš apportées par ces écritures « autres » (sociales, morales, politiques), changent le visage et le paysage de la littérature ainsi que son champ propre et la structure de ce champ. H s'établit done un rapport de force entre les elements ainsi identifies qui fait ressortir les convergences et les divergences, fondamentalement de nature culturelle, et prend des formes diverses et successives que ľon a identifiées en termes ďuniculturel, de pluriculturel, ď' interculturel et de transculturel, lesquels coiffent nos quarre périodes-chapitres. L'uniculturel est le regne de la culture dominante et de son emprise sur tout ce qui arrive de ľextérieur, s'y joint ou s'y accroche. Dans ce sens, les voix culturelles d'origine et celieš qui viennent d'ailleurs sont á l'unis- INTRODUCTION son. C'est l'ere de l'assimilation ou, mieux, celle ou les écrivains nouvellement arrives dans le paysage litté-raire intégrent harmonieusement ľ institution, adoptent les regies et les normes en usage pour ľécriture, les genres, les choix de carriěre littéraire. Les écrivains de certe premiére époque n'apportent pas avec eux des formes, des mouvements ou des écritures inconnus du milieu québécois, ils confortent plutôt des tendances vers le renouvellement de la littérature, ou le renforce-ment des institutions littéraires. Certe action n'empé-che pas que la contribution ethnoculturelle ait une originalite et marque une difference, mais celles-ci ne sont pas percjues comme modifiant le systéme ou le faisant dévier de sa course. Le systéme vit en vase clos : il integre, il digěre, mais n'est pas modifié substantiellement par les données nouvelles. Du point de vue de l'analyste, il se réduit comme un tout á la somme de ses parties. L'uniculturel dont on parle ici est un point de depart vers ď autres développements du systéme, car ľéquilibre qu'il suppose ne peut demeu-rer indéfiniment, étant donne la nature dynamique des elements qui composent l'ensemble ou le tout. Au contraire, mais toujours dans le méme sens, le pluriculturel met les voix culturelles en polyphonie. Proche de « multiculturel», qui a d'abord un sens politique, nous avons préféré le terme « pluriculturel », que nous expliquerons plus loin, dans le premier cha-pitre. Pluriculturel caractérise le systéme littéraire par une presence plus visible de voix divergentes qui s'af-firment dans et en dehors de la littérature québécoise. La diversité culturelle s'affiche comme organisée, mais sans toutefois se poser comme heterogene. Le systéme commence á prendre de la complexité, en raison de ces nécessités ďéchanges et de relations nouvelles 14 CES ÉTRANGERS DU DEDANS á ľintérieur du tout systémique. Imprévisibles et improbables au moment oú elles se produisent, ces actions sont objet de connaissance aprés coup par ceux qui découvrent les types ďorganisations en cause, les fonctions qui s'imposent et se maintiennent ou non en place. L'idée ďinfluence ďéléments sur ďautres n'existe pas directement dans certe deuxiéme phase du développement des rapports entre écrivains néo-québécois et québécois. Les changements et les initiatives chevauchent et se déploient dans touš les sens mais jamais, ou encore peu, entre eux. Le type ďétude qui s'impose consiste á regarder les faits, á fournir les points de vue pour les interroger de plus pres et á découvrir leur fonctionnement, á savoir les méca-nismes de leur formation et de leurs liaisons. L'interculturel pose en face ľune de ľautre des cultures en presence et montre les processus par les-quels l'une quitte sa place pour integrer ľautre ou la transformer. La problématique interculturelle suppose la perception, d'une part, de ľautre comme membre ďune méme organisation sociale, morale, politique ou littéraire et, ď autre part, de la complexité des modes de coexistence dans un espace commun ď action. Ainsi se situent en relation dynamique et stratégique le natif, ou le representant de la dominante, et ľ immigrant, considéré comme « autre ». S'institue ainsi un rapport á ľaltérité, souvent nourri de malentendus et ďambi-guíté, qui font de celle-ci une « excentricite », un dé-placement vers la périphérie, voire hors ďelle. Ce rapport peut aussi tendre vers le rapprochement, lui aussi nourri d'une volonte ď assimilation ou ď integration, qui suppose la « mort» de ľautre, son annihilation au profit de soi ou d'une culture « globale », un mouve-ment qui tend á faire passer ľhétérogéne á ľhomo- ' INTRODUCTION gene. L'identité et son double dichotomique, ľaltérité, sont au fondement de l'interculturel en ce sens qu'elles établissent les sentiments ďappartenance internes et subjectifs ainsi que les traits ď identite externes et objectifs. Ces deux modes ď identification complé-mentaires s'avérent les générateurs de deux côtés ďune méme médaille, celie de l'interculturel. Le transculturel, par contre, est la traversée des cultures en presence, les deux á la fois, une altérité culturelle vécue comme un passage dans et á travers ľautre. La psychologie dite « crosscultural » présente plusieurs approches qui permettent de préciser le sens á dormer á ce terme de transculturel. Ľapproche abstraite considéré que ľautre n'existe pas ; ľapproche realisté, que les differences effacent ľautre ; ľapproche universaliste, que les mécanismes en cause canalisent les differences. Ce sont en gros ce que nous venons de décrire sous la forme de l'uni-, du pluri- et de l'interculturel. Ľapproche constructiviste tente de créer des rapports dynamiques entre l'un et ľautre, un veritable alter egotisme qui ne se contente pas de recevoir mais de vivre ľautre. Certe attitude est fondée sur la fascination de ľautre et la volonte de le pénétrer, de le faire soi et de se faire lui. La demarche conduit du dehors, oú se situaient les approches précédentes, au dedans, pour mieux « réaliser » (au sens anglais du terme, rendre present) ľ Autre. Elle entraine alors que ľon abandonne de part et d'autre certaines certitudes identitaires qui bloquent les passages afin que s'établissent des transferts culturels entre les composantes ou les elements du systéme. Ainsi, pour prendre ľexemple de notre etude, les écrivains néo-québécois forcent les écrivains québécois á s'identifier eux-mémes, non seulement par rapport au reste du 16 17 CES ÉTRANGERS DU DEDANS Canada, de ľAmérique, voire de la France ou de ľ Europe, ce qui rut le cas dans leur histoire littéraire, mais aussi á ľintérieur de leurs frontiěres provinciales ou nationales, grace á cette partie étrangěre, de plus en plus visible, de leur littérature qui désormais se définit elle-méme par son étrangeté. D'une part, la thématique « québécoise » se trouve déplacée par cet apport vers une sortie des limites du territoire, de la couleur locale, inscrivant une nécessité pour les écrivains québécois de regarder ailleurs, de se tourner vers un au-delá d'eux-mémes et de pouvoir situer leurs oeuvres dans cet ailleurs. D'autre part, ľ experimentation formelle venue en partie de ľécriture immigrante et de ľécriture migrante apparait comme une solution de continuité dans la tradition existante. Tel est le parcours que nous proposons au lecteur de cet ouvrage. II s'agit en somme ďune enquéte conduisant á identifier ou non une frontiere á ľintérieur du systéme de la littérature québécoise, une fřontiěre qui, si eile existe, est durant cette perióde de 1937 á 1997, un facteur de separation ou de dépassement, une frontiere qui bloque le passage ou laisse pénétrer dans un autre lieu, moyennant certains passeports. Cette etude nous améne á voir ce passé récent comme un patrimoine á connaitre, mais aussi et surtout á le reprogrammer de facon á ce que les Québécois, litté-raires ou non, puissent s'y reconnaitre tels qu'en eux-mémes ils sont devenus. Au terme, nous proposons une reflexion sur soi, sur nous, les uns et les autres et sur notre situation á tous dans le monde. Un projet d'une telle envergure ne peut aboutir á des résultats valables sans une demarche elle-méme fondée sur des outils appropriés. Embrassant soixante ans d'histoire littéraire (1937-1997), s'intéressant á la ; INTRODUCTION fois aux oeuvres et aux auteurs québécois et néo-québécois, prenant en compte toutes les données socio-littéraires propres á élucider la problématique systémi-que en cause, il fallait recourir á ľinformatique, non pas pour étre « moderne » ou « dans le vent», mais pour rendre possible et valable une enquéte de cette nature. II nous faut done ici expliquer nos modes de recherche et nos facons de procéder, dont on trouvera tout au long de ce travail les renvois et les exemples. Tout d'abord, il faut préciser les limites et la selection de notre corpus. En pratique, nous avons pris en compte á peu pres tous les auteurs, méme si les oeuvres de chacun d'eux n'ont pas fait ľ objet d'une etude extensive. Le premier critére de choix d'un écrivain est celui de son emigration au Québec, aux fins d'y rester, méme s'il n'y demeure que quelques années. Le deuxiéme est la publication ď au moins une oeuvre au Québec, méme si plusieurs autres se trouvent édités au pays natal ou ailleurs, particuliérement en France. Troi-siéme critére, ľ oeuvre doit avoir été écrite directement en francais. Toute traduction d'une oeuvre publiée au Québec, d'un écrivain immigrant vivant au Québec, ne fait pas partie de notre corpus. Cest le cas, par exem-ple, d'Alberto Kurapel, qui participe trés activement á la vie littéraire ď ici. Nous avons déjá dit: vivant au Québec ; notre dernier critére s'en tient strictement au territoire de la Province, de maniere á respecter, autant que faire se peut, les visées de nos collégues qui récla-ment en Ontario une littérature franco-ontarienne et au Nouveau-Brunswick, une littérature acadienne. Dans son Anthologie de la littérature franco-ontarienne, René Dionne donne ses eritěres pour ľétablissement de ce «corpus de littérature franco-ontarienne», lesquels se raménent á la naissance de ľécrivain, en 18 19 CES ÉTRANGERS DU DEDANS Ontario, hors de la province ou á ľétranger, á sa residence en Ontario oů il a écrit, sinon publié, la plupart de ses ceuvres6. Toutefois, il était difficile pour nous de ne pas retenir Nairn Kattan, qui, méme s'il a fait car-riěre au Conseil des Arts ď Ottawa, a garde sa residence á Montreal, oú il a publié toute son ceuvre. De méme, pour Gérard Étienne, qui a ďabord vécu á Montreal et ailleurs en province, avant ď aller á Moncton, oú il est professeur ďuniversité. Pour ľétude de ce corpus, nous disposons d'un premier outil, encore á mettre au point, soit une Banque de données ďhistoire littéraire du Québec (BDHLQ), une sorte ďencyclopédie informatique des données litté-raires depuis 1764 (débuts de ľlmprimerie á Québec) jusqu'á nos jours. L'origine de cette Banque est une collaboration dans le cadre des échanges de la cooperation franco-québécoise, subventionnés par les deux gouvernements de France et du Québec, entre une équipe de Paris III Sorbonne nouvelle, sous la direction d'Henri Béhar, titulaire du Centre d'audio-visuel et informatique, et ďune équipe du Centre de recherche en littérature québécoise de ľuniversité Laval, dirigée par Clement Moisan et Renate Hildebrand. Les deux Banques, francaise et québécoise (BDHLF7 et BDHLQ), regroupent des informations sur environ 800 auteurs francais et 2 500 oeuvres littéraires pour la BDHLF, et 500 auteurs québécois et 1 300 ceuvres lit- 6. René Dionne, Anthologie de la littérature franco-ontarienne. Des origines ä nos jours, Sudbury, Prise de Parole, 1995, p. 10. C'est pourquoi nous n'avons pas retenu, par exemple, Marguerite Andersen ou Alexandre Amprimoz. 7. Voir pour la Banque francaise : Henri Béhar, Michel Bernard et Jean-Pierre Goldenstein, « La banque de données ďhistoire littéraire: principes, pédagogie, perspectives », TEXTE, Revue de critique et de théorie littéraire (Toronto), n° 12, 1992, p. 219-257. 20 INTRODUCTION téraires pour la BDHLQ, mais aussi sur tout ce qui est mis en jeu habituellement dans la pratique de ľhistoire littéraire : mouvements, prix, traductions, événements historiques, revues, rééditions et ainsi de suite. Les BDHLF et BDHLQ fournissent pour chaque ceuvre indexée les données suivantes : auteur, titre, date de la premiére edition, genre8, éditeur de ľédition originale, de la ou des rééditions, avec indication des prefaces (et de leur auteur) ou des introductions. Pour la fiche auteur, les elements notes sont les suivants : nom (ou partie du nom), prénom, ville et region de naissance et de décés, profession, mouvement auquel il appartient, prix remporté pour ľensemble de ľoeuvre, etc. Le logi-ciel ď exploitation utilise pour la saisie et la maintenance de la banque est Access, un systéme de gestion de bases de données relationnelles qui permet d'opérer des manipulations beaucoup plus complexes sur les données, dans le but de permettre des recherches tant sur les faits littéraires eux-mémes que sur les contenus des oeuvres, grace, en particulier, á un thesaurus thé-matique. Dans la BDHLQ se retrouvent des écrivains et des ceuvres dits « néo-québécois », en particulier ceux qui font partie de notre present travail, soit de 1937 á nos jours. Nous les avons isolés, pour les fins de cette recherche et avons ajouté un nombre considerable de données, dont plusieurs auteurs et oeuvres, la notation du lieu de naissance de ľécrivain, ľannée de l'immigration et son parcours, afin de constituer cette deuxiěme Banque de données ďhistoire littéraire néo-québécoise (BDHLNQ) qui pourra étre mise en 8. Avec codification ä trois niveaux : I- vers, prose, mixte, indéfini; II- Theatre, fiction, poesie, idées, discours intime, indéfini; III- Roman, nouvelles, contes, autobiographie, philosophie, histoire, essai, bande des-sinée, satire, etc., en somme touš les sous-genres des niveaux precedents. 21 CES ÉTRANGERS DU DEDANS relation avec ľautre (BDHLQ), en vue de produire des requétes sur les questions posées par notre problé-matique, soit: ľapport des écrivains néo-québécois au systéme de la littérature québécoise ; les relations et interrelations entre les écrivains québécois et néo-québécois, entre leurs ceuvres, leur thématique et ainsi de suite. On verra, dans les chapitres II á V, quelle utilisation nous faisons de ces outils et des résultats qu'ils permettent de produire. En particulier, le croisement des données rend compte des mutations en cause, marque les points de rupture ou de changement correspondant á des périodes données, et surtout nour-rissent les analyses et les questionnements de nos quarre chapitres-périodes. Car il s'agit bien d'un territoire á (re)découvrir et nos Banques doivent servir á le parcourir en tous sens et á en établir la cartographie la plus exacte possible. CHAPITRE I LA LITTÉRATURE DANS LE PAYSAGE MULTICULTUREL DUQUÉBEC Les sociétés canadienne et québécoise ont été abon-damment étudiées du point de vue de leur caractěre multilingue et multiculturel. Le Québec en particulier a fait l'objet d'une attention particuliěre du fait que depuis quelques décennies, ľarrivée importante d'im-migrants venus de tous les coins du monde a posé á cette communauté, majoritaire chez eile mais minori-taire au Canada, des problěmes nouveaux d'ordres démographique, linguistique, scolaire et autres. Pour le montrer, il faut recourir aux statistiques qui sont par nature ennuyeuses mais aussi révélatrices. Déjá, en 1971, pres de 20 % de la population de Montreal était d'origine autre que franchise ou britannique. Aujour-d'hui, cette proportion dépasse les 30 %. Lors du méme recensement, la population du Toronto metropolitám était á 43 % non britannique ; aujourďhui, plus de la moitié des habitants de la ville de Toronto sont d'origine autre que britannique et francaise. Si ľon remonte plus loin dans le temps, on constate qu'en 23 CÉS'ÉTRANGERS DU DEDANS 1871, 8 % seulement de la population du Canada n'ap-partenait pas aux deux groupes fondateurs ; en 1971, un siěcle plus tard, cette proportion était passée á 26 %. Au recensement de 1991, la proportion des non-Britanniques et non-Francais était de pres de 40 %. En raison de la natalité plus importante des immigrants et de la dénatalité des Québécois, on prévoyait en 1997 que vers ľan 2000, 50 % des élěves de la Commission scolaire de Montreal ne seront pas de descendance francaise. Mais déjá, dans certaines écoles de Montreal, la grande majorite des élěves, allant parfois jusqu'á 90 % et plus, ne sont pas des Québécois de souche. Toutes les parties du monde y sont representees et on y parle des dizaines de langues différentes. Dans le quartier Côte-des-Neiges, qu'on appelle «le quartier aux 110 langues », les enfants qui ont fréquenté les écoles publiques québécoises font le lien entre leurs parents et le Québec francais ou la société d'accueil. Quand ľemployé d'Hydro-Québec, le facteur, le policier ou le fonctionnaire de ľassurance-emploi se pointe, ce sont les enfants qui traduisent leur demande aux parents1. Cest ľ immigration qui a joué ce role de renverse-ment des proportions. Comme les États-Unis, le Canada est un pays d'immigration dont on peut retracer quatre grandes périodes depuis les débuts de la Federation de 1867. Jusqu'en 1896, on observe peu de changements ; du recensement de 1871 á celui de 1901, les statistiques montrent une augmentation de 8 % á 10 % des immigrants venant d'autres pays que la France et ľ Angleterre. La perióde suivante marque une 1. Voir le premier de quatre reportages de Serge Truffaut, « Le quartier aux 110 langues », Le Devoir, Cahier A, samedi 29 et dimanche 30 novembre 1997, p. 1 et 12. 24 LA LITTÉRATURE DANS LE PAYSAGE MULTICULTUREL DU QUÉBEC recrudescence de ľ immigration : de 1896 á 1914, la politique du Premier Ministře Wilfrid Laurier aměne au Canada trois millions d'immigrants, ľannée record étant 1913 quand 400 000 nouveaux immigrants arri-vent au Canada. De ces trois millions d'immigrants, 1 250 000 viennent d'Angleterre, 1 million des États-Unis et le reste, 750 000, de l'Europe de Fest et de l'Europe centrale, dont l'Ukraine, la Pologne, la Rou-manie et la Russie. Durant Fentre-deux-guerres, la troisiěme perióde, ľ immigration ŕut réduite en raison de la guerre de 1914-1918 et de Faprěs-guerre. Dans les années vingt, la plupart des immigrants s'installent dans les centres industriels de l'Ontario et du Québec. En raison d'une politique de preference accordée ä certains pays, ľimmigration venant de l'Orient rat inter-dite (la Chine) ou limitée (le Japon). La crise écono-mique et la depression, aprěs le crash boursier de 1929, ont entrainé un excédent de F emigration sur ľimmigration de 100 000 durant les années 1930. La quatriěme periodě, aprěs la derniěre guerre, est caractérisée par une trěs grande diversification des immigrants en termes ď education, de metiers ou professions et d'ori-gine ethnique. En 1947, 65 % de touš les immigrants arrivaient de ľ Angleterre, 13 % des États-Unis, 8 % de la Pologne et 4 % des Pays-Bas. Seulement 10 % venaient d'ailleurs. En 1975, environ 16 % venaient de l'Angleterre et 9 % des États-Unis, contre 43 % ď Asie, ď Afrique et des Caraibes. Durant cette perióde, nombre de réfugiés en provenance d'Asie (Vietnam, Chine) et d'Europe de l'est (surtout de Hongrie), ont accru le nombre des immigrants traditionnels. Une derniěre chose á noter est le faible taux d'immigration de France : de 1926 aux années 1980, de 2 % á un peu plus de 4 %. Aprěs la Deuxiěme Guerre mondiale, les 25 CES ÉTRANGERS DU DEDANS immigrants venus s'installer au Québec ont été peu integres et assimilés. Par exemple, dans les années 70, seulement 25 % des enfants de parents italiens fréquen-taient les écoles francaises de Montreal, méme s'ils étaient de religion catholique. C'est pour changer cette situation que la Loi 101, adoptee par le gouvernement du Parti québécois en 1977, imposait aux enfants d'im-migrants de s'inscrire dans des écoles de langue fran-caise, de maniere ä restreindre leur fréquentation des écoles anglaises2. De ces immigrants, 82 % vivent á Montreal. La question de ľethnicité et du pluralisme culturel qui, depuis quelques décennies, est un sujet de débats dans les sciences sociales, s'impose done au Canada et au Québec. Elle implique le probléme de ľidentité, different selon les groupes : pour les immigrants, ľidentité ďorigine á conserver ou á convertir dans une des langues ou des cultures du pays ď adoption ou selon ďautres composantes ou situations ; pour les Québécois francophones, ľidentité á preserver ou á appro-fondir, selon un renforcement de la langue francaise ou des valeurs nationales. La quéte ďidentités, au pluriel, est un theme qui a pris une importance decisive durant les derniěres décennies, non seulement en Amérique, mais partout dans le monde. D'abord nationale, ľidentité est devenue culturelle et met en scéne des traits caractéristiques de ľethnie, de la nation, de la commu- 2. D'apres Richard Y. Bourhis, des 6 500 000 Québécois en 1986, 2,5 % étaient ďorigine italienne, 1,3 % ďorigine juive, 0,7 % ďorigine grecque, 0,6 % ďorigine portuguaise, 0,4 % ďorigine allemande et chinoise, 0,2 % ďorigine hai'tienne et vietnamienne (« Ethnic and Language Attitudes in Québec », dans J.W. Berry and J.A. Laponce (dir.), Ethnicity and Culture in Canada. The Research Landscape, Toronto, The University of Toronto Press, 1994, p. 322-360). 2£ LA LITTÉRATURE DANS LE PAYSAGE MULTICTJLTUREL DU QUÉBEC nauté comme telle, mais aussi de ľindividu par rapport á un autre ou á ďautres. D'oú la difficulté de définir ľidentité au delá des lieux communs sur le flegme bri-tannique, les profondeurs de ľäme slave, le spiritua-lisme asiatique et autres idées reeues. Děs qu'on commence á aceumuler des details sur un peuple ou une ethnie, la censure qu'entraine la « rectitude politique » déploie les accusations de racisme et de xenophobic II n'empéche qu'il existe une multiplicité ďidentités revendiquées de nos jours, qui ont souvent un caractere ethnique et/ou national. Au Québec, on peut noter quarre groupes oú ľidentité apparait comme une source de preoccupations diverses et multiples. Chez les autochtones, d'abord, les premier habitants de l'Amérique, qu'on nomme désormais les Amérindiens, la recherche d'identité passe par des reclamations territoriales, la revendication de gouvernements autonomes, la reconnaissance de droits ancestraux. Ils ne séparent plus désormais la culture du reste de la vie économique et politique. Cela se remarque surtout dans le fait que depuis quelques décennies, des mem-bres de leurs groupes ont acquis une formation dans les universités québécoises et canadiennes et font servir leur maitrise du savoir au développement des connais-sances sur leur vie ancestrale, leur histoire, leurs traditions. C'est le cas de George Sioui, par exemple, diplome de l'Université Laval, dont les theses ont révo-lutionné ľhistoire de la nation huronne3, que ľon ne connaissait alors que par les récits des historiens blancs. Ľun des représentants de ce renouveau est Bernard 3. Georges Sioui, Pour une autohistoire amérindienne : essai sur les fondements ď une morale sociale, preface de Bruce G. Trigger, Québec, Presses de l'Université Laval, 1989. 27 CES ÉTRANGERS DU DEDANS Assiniwi, lui aussi diplome universitaire, commenta-teur, historien et ethnologue, scripteur de radio et dramaturge. Dans touš ses écrits, il n'est question que des siens, les Indiens d'Amérique, et notamment des Al-gonquins4. L'identité culturelle canadienne de langue anglaise, eile, est une identite á conquérir ou á reconquérir, menacée par sa proximité avec les États-Unis. Le cas des Anglophones de Montreal est parti-culier, qui doivent lutter sur deux fronts : ďabord celui du Québec francophone et du reste du Canada anglophone, oú ils ne sont pas toujours entendus et, ensuite, celui des États-Unis dont ils doivent contrer l'invasion culturelle sous toutes ses formes. Un colloque sur « Le Québec anglais », organise par ľUniversité de Montreal en avril 1977, auquel participaient des écrivains montréalais de langue anglaise, tels Gail Scott, Linda Leith et Robert Majzels, en arrivait á la conclusion qu'écrire en anglais et vivre au Québec est une situation plutôt schizophrénique. Influences par la presence massive du francais dans leur perception du monde et par consequent dans leur style, les écrivains anglo-phones de Montreal sont considérés par le milieu litté-raire canadien, dont le centre est á Toronto, comme écrivant et parlant un anglais different, sinon distinct, comme serait distincte au Canada la société québé-coise5. L'identité culturelle québécoise, pour sa part, 4. Bernard Assiniwi, Histoire des Indiens du Haut et du Bas Canada, Montreal, Leméac, 1973-1974, 3 vol.; Lexique des noms in-diens du Canada : les noms géographiques, Montreal, Leméac, 1996 ; Le bras coupé, Montreal, Leméac, 1976, ľhistoire ďun petit Algonquin Makwa ; II n'y a plus d'Indiens, Montreal, Leméac, 1983, une piece de theatre qui met en scene le drame du peuple indien. 5. L'un des écrivains montréalais de langue anglaise le plus farouchement critique de la société québécoise, de sa culture et de ses 28 LA LITTÉRATURE DANS LE PAYSAGE MULTIGUX.TUREL DU QUÉBEC est une identite en question, toujours en train de se reformuler, une «identite qui cherche á se fermer en permanence et qui, en fait, est toujours ouverte », selon les mots de Régine Robin6. Certe recherche ď identite remonte á fort loin et eile s'est modelée et a évolué tout au cours de ľhistoire du peuple québécois. Nous au-rons amplement la possibilité ďexpliciter la question fundamentale de l'identité franchise en Amérique, qui a toujours alimenté la thématique des ceuvres littéraires et artistiques du Québec. Mais il y a une série ďautres identités en train de naitre, de se définir et de réclamer une place au soleil: celie des allophones ou des communautés culturelles du Québec, de Montreal surtout, une identite multiple et singuliěre á la fois, qui se donne comme nouvelle, étant issue de l'oubli ou de la mise en veilleuse de l'identité ďorigine mais aussi du rappel de celle-ci comme nécessité vitale dans le pays ďaccueil. Cest ici que nous entrons dans le vif de notre sujet. On le voit, ces diverses identités ont Montreal comme champ d'exercice et de recherche principal, et c'est dans ce milieu multiculturel, multilingue et multi-ethnique qu'elles s'alimentent7. La ville sert de creuset oú les cultures d'origine et d'arrivée se trouvent mises en confrontation, en cohabitation ou en conflit. Cest ce contexte aussi, qui renvoie á la réalité présente, au passé ou au pays ďorigine, que les ceuvres littéraires représentent dans toute leur complexité, leur diversité traditions est Mordecai Richler : Oh Canada ! Oh Québec ! Requiem For a Divided Country, Toronto, Penguin Books, 1992. 6. Régine Robin, L 'immense fatigue des pierres, Montreal, XYZ éditeur, 1996, p. 39-40. 7. Voir Pierre Nepveu et Gilles Marcotte (dir.), Montreal imagi-naire. Ville et littérature, Montreal, Fides, 1992. 29 CES ÉTRANGERS DU DEDANS et leur ambiguíté. En ce sens, ľécrivain québécois ďorigine italienne, Marco Micone, parle ďune « culture hybride » ď immigrant et affirme : « Aucune culture ne peut totalement en adopter une autre ni éviter d'etre transformée au contact d'une autre. La culture immigrée est une culture de transition qui, á défaut de pouvoir survivre comme telle, pourra, dans un échange harmonieux, féconder la culture québécoise et ainsi s'y perpétuer8». Loin d'etre une conclusion, cette affirmation est une question posée qui appelle une réponse. Dans tous ces cas, ľhéritage est en cause ainsi que la question de la nationalité oü du nationalisme, qui prennent des orientations différentes, voire contraires, selon les lieux d'appartenance. La nation a d'abord un caractěre contractuel et juridique, puis transitionnel et culturel. Ces deux derniěres qualités sont éminemment actuelles, comme le dit Julia Kristeva : « Culturelle d'abord, parce que la nation est définie [...] comme une série de differences oü l'emporte la mise en va-leurs des droits particuliers (des individus, des families, des groupes, des ethnies, etc.)9». Transitionnelle en-suite, en ce sens que la nation est pensée comme une «série d'ensembles qui, de I'individu á la famille, du pays á l'Europe (on dirait á l'Amérique) et au monde, respecte le particulier si, et seulement si, il s'integre dans un autre particulier, de grandeur supérieure, mais qui á la fois garantit ľexistence du precedent et 1'élěve 8. Marco Micone, « Le palymseste impossible », Le figuier enchanté, Montreal, Leméac, 1992, p. 100. 9. Julia Kristeva, « La nation pour inclure ou exclure ? Une idée fragile et libre », Le Monde, 29 mars 1991, p. 21. 30 LA LITTÉRATURE DANS LE PAYSAGE MULTICULTUREL DU QUÉBEC au respect des nouvelles differences qu'il aurait tendance á censurer sans cette logique10 ». La théorie littéraire et la littérature comparée, comme disciplines, ne sont pas des domaines oü ces reflexions sont étrangěres. La littérature issue de ľ immigration, en effet, montre comment la nation est devenue un critěre inadéquat pour classer les ceuvres ou étudier les relations littéraires et, par consequent, force les chercheurs á reconsidérer les concepts de leurs histoires de la littérature et leur périodisation trop rigide et trop linéaire. En ce sens, la théorie littéraire et la littérature comparée sont amenées á reconnaitre le caractěre exemplaire des littératures de pays comme le Canada - celieš du Tiers-Monde en particulier - oü différentes cultures nationales et différents moděles culturels se rencontrent et remettent en cause l'homo-généité du groupe littéraire dit national, forcant ainsi á reconsidérer ces productions culturelles autres, soit comme des parties du systéme principal, soit comme des méta-systěmes qui reflětent ou non le systéme do- ^ minant. Les demarches doivent alors étre renversées : les anciennes colonies nous apprennent plus sur les canons littéraires de l'Europe que l'inverse. La langue et le langage sont au coeur de la problé-matique des littératures ďorigine ethnique, comme aussi des littératures issues d'une littérature-měre : an-glaise ou francaise. Ces questions se posent tout d'abord au niveau des interrelations socio-politiques. Le groupe minoritaire anglo-québécois de Montreal en est un bon exemple, dont les revendications pour la protection de ses droits linguistiques, surtout depuis 10. Id. Kristeva a fait la genealogie de ľidée de nation depuis les Grecs jusqu'á Freud dans Ětrangers á nous-mémes, Paris, Fayard, 1988. 31 CES ÉTRANGERS DU DEDANS ľ adoption de la Loi 101 (1977), sont ou ne sont pas partagées par les autres groupes de langues différentes. Par exemple, les Juifs askénazes ont adopté la langue anglaise et les points de vue de la minorite anglo-montréalaise concernant ľaffichage bilingue, par exemple, tandis que les Juifs sépharades, ďorigine ma-rocaine ou espagnole, parlent le francais et acceptent plus facilement les restrictions de la Loi 101, qui prodáme le francais comme langue officielle et langue de travail au Québec. Mais á propos ďautres questions, les deux parties de la population juive peuvent s'allier pour défendre une cause commune liée plus direc-tement á la situation ou á la condition juive. Ces contextes particuliers permettent de voir les interferences entre les groupes minoritaires et la majorite francaise ainsi que leurs modes ď expression. lis sont particuliers au Québec, étant donne que ľimmigrant venu au Canada, done en Amérique du nord, sent la né-cessité sinon ľobligation vitale ďapprendre ľanglais pour s'y insérer et y survivre. Le francais est pour lui une langue seconde parce que trěs minoritaire sur le continent, merne si au Québec eile est parlée par la trěs grande majorite des 7 millions ďhabitants. Mais děs qu'il sort des frontiěres du Québec, ľimmigrant sait qu'il devra vivre en anglais. Montreal, en ce sens, oů se concentrent plus de 80 % des immigrants installés dans la Province de Québec, et oú ils vivent dans des sortes de ghettos, est un milieu cosmopolite qui ne les aide pas á s'intégrer au groupe francophone, étant donne aussi ľexistence ďune double structure scolaire, francaise et anglaise, de ľusage officiel du bilinguisme jusqu'en 1977 et merne apres et aussi de la force éco-nomique des industries et commerces américains et canadiens jusqu'á tout récemment. 32 LA L1TTÉRATURE DANS LE PAYSAGE MULTICULTUREL DU QUEBEC Le probléme de la langue au Québec ne se pose pas comme au Canada, ou ne se pose pas de la méme maniere. II est bien entendu que ľimmigrant, de quelque origine qu'il soit, sait qu'il devra vivre en anglais en Amérique, méme s'il parle sa langue á la maison ou qu'il l'utilise dans des écoles qui, en raison du nombre ďélěves de méme groupe ethnique, offrent des legons particuliěres dans la langue maternelle. Dans les parties anglophones du Canada, une fois passé le niveau de ľécole primaire, les étudiants doivent, au High School et á ľuniversité, étudier dans la langue anglaise ďenseignement. Tel n'est pas le cas au Québec, oú avant la derniěre décennie, les enfants ď immigrants fréquentaient en trěs grande majorite les écoles, les colleges et les universités de langue anglaise. Ä Montreal, il existe plusieurs Colleges ďenseignement general et professionnel (Cégeps) de langue anglaise et autant d'universités de ľune et ľautre langue. Les relations interethniques dans ces deux situations linguis-tiques sont de deux sortes, si ľon se réfěre au schéma du sociologue George Eton Simpson11. Au Canada anglais, il y a assimilation, lente ou rapide, des membres du groupe ethnique qui adoptent les moděles sociaux et culrurels du groupe dominant (associations, clubs, organisations, institutions), et qui acceptent plus facilement les mariages mixtes, ce qui á la limite change ľ identite par passage dans la mentalite, les us et coutumes, du groupe majoritaire, en ľ occurrence le peuple fondateur d'origine anglo-britannique. Les processus d'assimilation sont nombreux et nous n'en 11. George Eton Simpson, « Assimilation », dans David L. Sills (dir.), International Encyclopedia of Social Sciences, New York and London, The Macmillan Company and The Free Press, 1968, vol. I, p. 438. 33 CES ÉTRANGERS DU DEDANS ferons pas état ici. Mais il faut savoir que ces change-ments ne sont pas spontanes mais se développent sur une plus ou moins longue durée. Un ancien Gouverneur general du Canada, M. Ray Hnatyshin, ďorigine ukrainienne, constitue un bon exemple, lui qui rut critique pour son unilinguisme anglais au moment de son accession á ce poste qui, normalement, doit étre bilin-gue. Au Québec, au contraire, on peut parier de segregation, en ce sens que les groupes ethniques s'isolent ou se séparent du groupe francophone dominant. Dans ce cas, ou bien un groupe ethnique minoritaire se divise, ainsi qu'on en a vu un exemple avec les Juifs as-kénazes et sépharades de Montreal, ou bien des mem-bres du groupe entrent dans les structures socio-politiques afin de participer á la gestion de l'Etat ou de sociétés d'État ou encore de gouvernements muni-cipaux, comme, par exemple, un ancien ministře des Relations internationales, M. John Ciaccia, ďorigine italienne, ou un ancien ministře de ľimmigration, Christos Sirros, ďorigine grecque, tous deux trilin-gues. Dans chacun de ces domaines ďactivités, ľindi-vidu devient ľexemplaire de la réussite possible de ľethnie. Mais s'il existe une interaction entre des mem-bres du groupe minoritaire et du groupe majoritaire, le modele general adopte deux formes : ľ isolation ou ľintégration. Certe derniére forme, si eile prend le dessus sur ľautre et s'étend ä plusieurs groupes ethniques par rapport au groupe dominant, donne lieu á ce qu'on appelle le « pluralisme », qui permet en principe á tous les membres de la société ďaccéder aux postes de pouvoir, merne si en raison des differences cultu-relles et sociales, le respect, la reconnaissance et ľ aide en ce sens peuvent étre limités. 34 LA LITTÉRATURE DANS LE PAYSAGE MULTICULTUREL DU QUÉBEC Le sens de quelques concepts doit étre precise afin de bien cerner certe question du pluralisme ou de ľethnicité qui s'impose maintenant et met en cause l'histoire, la culture, des experiences singuliěres, des moděles et des relations de groupes et de sociétés, des changements sociaux et culturels plus larges, issus de politiques gouvernementales telies que ľimmigration, le bilinguisme ou l'unilinguisme, le multiculturalisme. Ľ appellation « groupe ethnique » auquel nous avons déjá fait allusion et qu'on a beaucoup malmenée depuis le referendum québécois de 1995, mérite une explication. II s'agit ďune communauté de personnes qui partagent un heritage commun, un sens de l'appar-tenance ä une langue et á une culture. Ainsi, peut-on identifier á Montreal et á Toronto, les minorités grecque, chinoise, italienne, écossaise, hai'tienne, chilienne et autres, et dans l'Ouest, l'importante communauté ukrainienne. Ä cet égard, cinq elements peuvent étre donnés comme les constituants de ce concept-clé : 1) le partage ďun modele culturel et social commun ; 2) le sentiment ďappartenance au groupe et, partant, le sens ďune identite particuliěre ; 3) une interaction significative des membres du groupe avec ď autres membres en dehors de la famille, dans la vie sociale et commu-nautaire, par exemple ; 4) la conscience de la descendance ďune méme nation ou ďancétres de méme origine ; 5) la reconnaissance du groupe par ceux qui n'en font pas partie. Cest ici que se pose la question trěs floue mais trěs concrete de l'appartenance. Dans un contexte singu-lier, on peut se définir ou se designer comme Cana-diens francais ou plutôt maintenant comme Québécois, par rapport aux Canadiens anglais. Mais les Franco-Ontariens, ces descendants de Francais, qui habitent 35 CES ÉTRANGERS DU DEDANS Toronto, Sudbury ou d'autres regions de la Province ď Ontario, peuvent se comparer aux Québécois alors qu'ils se distinguent des Ontariens wasp. Les Cana-diens dans leur ensemble se situent souvent par rapport aux Américains, dont ils sont semblables et différents, les Anglo-Canadiens, plus proches par la langue que les Franco-Canadiens, mais non moins résolus á main-tenir politiquement et culturellement des distances par rapport á la culture américaine. Cest la situation d'ap-partenance qui fait varier ici la relation ou ľ interrelation ďun groupe á ľautre. Les peuples fondateurs, á savoir les Anglais venus d'Angleterre ainsi que les Loyalistes arrives des États-Unis aprěs la Revolution américaine de 1776, et les Francais venus de France fonder la colonie et coloniser toute l'Amérique avant de se restreindre au Québec, deviennent alors des concepts qui désignent les deux communautés dont les caractěres linguistiques et culturels les définissent et les constituent abstraitement. Mais ces deux groupes dominants dans leur zone géographique respective ont été transformés par des facteurs comme 1'américani-sation, ľ industrialisation, ľurbanisation et surtout l'immigration, lesquels ont développé chez eux des caractěres particuliers resultant de leur experience canadienne. En assimilant les diverses communautés ethniques, en les integrant partiellement ou totalement, les groupes fondateurs et dominants ont été eux-mémes transformés. Ce phénoměne possěde un nom technique, ľ' ethnicisation : on ne change pas les autres sans se changer soi-méme. En effet, si ľethnicité est définie par rapport aux groupes ethniques nés de l'immigration et de leur filiation aux nations ďorigine, ľidée de nation dans le contexte du pays d'accueil est plus un fait politique 36 LA LITTÉRATURE DANS LE PAYSAGE MULTICULTUREL DU QUÉBEC qu'un fait de civilisation. II s'agit alors d'une forme ď organisation construite autour de ľ État á partir du groupe ethnique dominant et en faveur de ses intéréts. Le pluralisme culturel est de la sorte en contradiction avec la logique méme de l'État-Nation, qui incarne les aspirations des classes dominantes. Dans le cas de l'Amérique du Nord, ľidéologie nationaliste a fonc-tionné d'une double facon contradictoire : par exclusion des Indiens et des Noirs et par inclusion des autres groupes, surtout ceux ďorigine européenne. Le cas du Canada et du Québec présente des particularités. Les communautés ethnoculturelles y conservent une sorte de spécificité reconnue qui conduit dans un premier temps á la folklorisation et par la suite á une integration par paliers ou groupes. La notion de « vertical Mosaic » du théoricien John Porter12 est au Canada le contraire de ce qui se passe aux États-Unis ou, dans la plupart des cas, l'immigration donne lieu á l'assimila-tion pure et simple, ce qui impose l'image d'une mo-saique horizontale. La politique canadienne du multi-culturalisme va dans le sens d'un pluralisme culturel qui vise au développement de la conscience individuelle et collective d'appartenance au Canada, tout en ne niant pas et méme en tendant á maintenir en vie et en forme les valeurs culturelles des groupes ethniques et leurs racines ancestrales. Comme il s'agit d'un multiculturalisme dans un cadre bilingue, francais et anglais, cette politique conduit, en théorie et en pratique, á une double integration des groupes ethno-culturels, d'autant plus que le bilinguisme officiel reste le support d'une assimilation discrete mais evidente. 12. John Porter, The Vertical Mosaic. An Analysis of Social Class and Power in Canada, Toronto, The University of Toronto Press, 1965. 37 ' CES ÉTRANGERS DU DEDANS Le Québec, lui, plus préoccupé par ses rapports avec le groupe dominant anglo-saxon, s'est, jusqu'á récem-ment, peu intéressé aux communautés culturelles. La dénatalité, la baisse constante de la proportion fran-caise dans le Canada, en raison de ľimmigration sur-tout, ont petit á petit amené les Québécois á se préoc-cuper des nouveaux venus et á élaborer des politiques en vue de les integrer. Elles sont exposées entre autres dans Autantdefagons d'etre Québécois13, un document gouvernemental officiel de 1981 qui vise á mettre á profit ľimmigration aux fins du renforcement du poids démographique du Québec dans ľ ensemble du Canada. Du côté des communautés culturelles, on hésite á entrer dans certe voie, jugeant cette politique ďethnocen-trisme ou de resurgence du nationalisme québécois des années de la Revolution tranquille, les années 1960. Pour montrer comment la littérature integre cette situation dans des formes, des thématiques et des conte-nus propres, il faudrait tenir compte des deux grandes littératures du pays, la francaise et l'anglaise. Car en realite, les écrivains des groupes ethniques qui utilisent ľune ou ľ autre langue officielle du Canada y transpo-sent, explicitement ou implicitement, des données vécues dont ils montrent une face souvent cachée au-trement. C'est le cas de nombreux écrivains consacrés et merne canonises dans ľun et ľautre corpus. Un réci-piendaire du Prix du Gouverneur general du Canada dans la catégorie « román », Nino Ricci, d'origine ita-lienne, pour Lives of the Saints14, et un titulaire de 13. Gouvernement du Québec, Autant defagons d'etre Québécois : pian ď action du Gouvernement du Québec á ľ intention des communautés culturelles, Québec, Développement culturel et scientifique, 1981. 14. Nino Ricci, Lives of the Saints, Don Mills, Dunvegan Cormorant Books, 1990. Traduit en francais par Anne Robinovitch, Lesyeux bleus 38 LA LITTÉRATURE ÖANS LE PAYS AGE MULTICULTUREL DU QUÉBEC quatre grands prix15, Sergio Kokis, d'origine brési-lienne, pour Le pavilion des miroirs16, sont deux exem-ples parmi des dizaines. On peut dire que les écrivains des minorités ethniques écrivent davantage dans les deux langues officielles que dans leur langue d'origine et forcément plus dans la langue anglaise. Voici deux autres exemples en littérature canadienne-anglaise. Michael Ondaatje, d'origine sri lankaise, ľauteur de Ľhomme flambé11, a obtenu le Booker Prize, ľéquiva-lent anglais du Goncourt francais ou du Pulitzer amé-ricain. On a tiré du livre un film á grand succěs, ce qui ľa fait connaitre trés largement. Joy Kogawa, une écri-vaine d'origine japonaise, a écrit un román fort commenté, Obasan18, qui explore plusieurs modes ď acculturation á travers une varieté de personnages, dont Stephen, qui a rejeté la langue, la nourriture et les valeurs de la culture japonaise pour embrasser celie de la majorite anglaise (mais il a également une amie québécoise). du serpent, Paris, Denoěl, 1992. Depuis, Ricci a publié deux autres ro-mans qui complětent une trilogie portant sur ľ integration de ces personnages italiens dans le milieu torontois. 15. Prix de l'Académie des lettres du Québec 1994, Grand Prix litté-raire de la Ville de Montreal 1994, Prix Québec-Paris 1995, Prix Desjar-dins 1995. « Livre exuberant qui nous révěle un grand romancier, un sens extraordinaire de la fabulation, de la construction et du rythme, un univers tout á fait inédit dans la littérature québécoise » (Pierre Bourque, make de Montreal, lors de la remise du Prix de la Ville de Montreal). 16. Sergio Kokis, Le pavilion des miroirs, Montreal, XYZ éditeur, 1994. 17. Michael Ondaatje, The English Patient, New York, Vintage Books, 1992. Traduit en francais par Marie-Odile Masek, Ľhomme flambé, Paris, ĽOlivier, 1993. 18. Joy Kogawa, Obasan, Toronto, Lester and Orpen Dennys, 1981. 39