* * * Elles marchent ! Dans le silence du matin, le bruit des machines fait vibrer légěrement le plancher. Thomas ne tient pas en place. II monte au deuxiěme, aspire l'odeur que dégage la päte en tournant, jette un coup ď ceil par les fenétres du fond qui donnent sur le fleuve, parle aux ouvriers, plaisante avec les filles préposées ä l'empaquetage, retourne dans la salle ou, au milieu, tróne un four qui lui parait immense, auprěs de celui de la boulangerie de son pere, redescend ä ľ entrepot et déambule pármi les gros sacs remplis de farine, de sucre et de chocolat en poudre. II éprouve ľenvie de toucher, de palper et de goüter les biscuits qui refroidissent sur les grandes plaques, mais il se contraint et retourne ä son bureau. Bientôt, le camion va arriver, puis les hommes vont charger les caisses et partiront les porter aux clients. « Les biscuits Bouchées ont du succěs. » Thomas relit une fois de plus le slogan publicitaire qu'il avait 173 fait imprimer sur des larges bandes de carton, fixées sur son mur. Adam avait proteste. - De notre nom de Boucherville, un bon nom de Canadiens, établis depuis toujours au pays, tu viens de faire une sorte de caricature. -Mais voyons papa, s'était objecté Thomas. Cela ne serait pas plus convenable de fabriquer des biscuits de Boucherville. Cest trop long et pour mettre une annonce dans les journaux, cela coüterait beaucoup plus eher, sans parier des inscriptions sur les paquets. Pense ä cela surtout. L'essentiel, e'est qu'on utilise ta recette, ton invention, ton melange et ta facon de décorer avec un fruit confit. -Oh, laisse done, s'était fache Adam. Les biscuits fabriqués dans une usine ne peuvent pas avoir le meme goüt que les miens. Inutile de me jeter de la poudre aux yeux. Je ne suis pas né ďhier ! Le seul argument susceptible de convainere Adam fut celui de Léo Durand qui, tout en ayant acheté le restaurant Drury's, avait décidé néanmoins de garder son ancien nom. Puisque monsieur Durand, agissait ainsi, cela signifiait que son fils avait peut-étre raison de tenir ä ses biscuits « Bouchées ». II n'en reste pas moins qu'Adam refusa de fermer la boulangerie avant la fin de ľannée. Comme par le passé, il continua done ä faire ses pains et ses tartes, ä bavarder avec ses clients et ä dormir peu la nuit. Mado travaille avec lui et il lui verse un salaire. Thomas étale ses papiers sur la table. Ľ achat de la machinerie avait englouti ce que le notaire du docteur Leroy leur avait donne, ä eux trois, mais, gráce ä Léo Durand, Thomas a obtenu un pret ä court terme, ce qui lui permet ďattendre les rentrées de fonds. Certains clients payent sur reception, ďautres demandent des délais... Thomas soupire, allume une cigarette, inserit les deux derniěres commandes qu'il vient de recevoir et passe dans la piece ä côté. En fait, ce ne sont que deux réduits poussiéreux, meublés de tables boiteuses et de chaises achetées ä la vente-bénéfice de la Société Saint-Vincent-de-Paul, mais pour Joseph, comme pour Thomas et surtout pour Mado, ce sont « les bureaux de la direction ». 174 - Crois-tu qu'on va étre en mesure de faire la paie, vendredi ? demande Thomas ä Joseph. - Je ne sais pas encore. Cela dépendra de ce qui va rentrer en caisse ďici lä. Cest drôle, pour la premiere fois de ma vie, je realise qu'il est plus facile de faire le travail pour lequel on recoit son salaire que d'en avoir un ou il faut payer les autres. L'odeur de la biěre flotte dans l'air et Thomas remarque que deux bouteilles vides trainent dans le coin, derriěre la chaise de son frěre, bien qu'il ne soit que neuf heures du matin... II a envie de faire une remarque, mais se retient et sort. Justement, quelqu'un arrive dans la cour. - Comme 5a, tu ne veux plus te commettre avec moi, dit Sam en descendant du camion. Pourtant, je croyais te faire plaisir en te rendant visitě entre deux livraisons. - Sam ! s'écrit Thomas, ravi ! Viens vite que je te montre notre usine. On va faire le tour du propriétaire et ensuite je ťemměne ä mon bureau. -Je n'ai pas beaucoup de temps, proteste Sam pour la forme, mais, curieux, il suit Thomas, pénětre ä ľin-térieur et monte ä ľétage. Les voilä en train de passer ä côté du grand four. Thomas attrape au vol un biscuit, le fait goüter ä Sam et demande ä la femme qui fait des paquets de preparer une commande speciale pour son ami. Au cours de la visitě, il l'observe ä la dérobée en s'attendant ä des reactions admiratives qui ne viennent pas. Derriěre leur dos, une ouvriere dit ä l'autre : - Moé, j'hai's assez ca les étranges. Cest du monde d'ailleurs, juste bon pour prendre nos jobs. Maudits étranges ! -Tu ľ as entendu ? demande Sam ä Thomas. Vous avez du courage touš les deux, toi et Joseph. Tant que mes soeurs, ma mere et mes frěres tiennent les magasins avec moi, je suis tranquille. Mais chaque fois qu'il me faut engager quelqu'un, ne serait-ce qu'un livreur ou un commis, j'hésite. Cest ma mere qui m'a appris que, lorsqu'on commence ä dépendre des autres, les revenus baissent. 175 - Écoute, Sam, ce sont des pauvres bougres, des braves gens, en fait, mais élevés dans la grande ville. Jamais chez nous, ä la Campagne, on ne s'exprimerait de cette facon. Tu connais mon pere. II ne parle pas ä tort et ä travers, n'a pas cet accent et n'utilise jamais des termes pareils. Moi-méme, j'ai du mal ä m'habituer. Quand je les écoute, je me demande parfois ce qu'ils veulent dire parce que je ne les comprends pas. Ce n'est pas leur faute. lis ont appris tant bien que mal un peu de francais ä ľécole, un peu ď anglais en travaillant et ils en font un melange plutôt penible. - Cest en somme comme le yiddish, se moque Sam, pour les oreilles ďun Allemand ou méme ďun Juif qui connaít bien ľhébreu. Ä la maison, nous parlons hongrois, notre langue maternelle, mais nous avons aussi appris ľhébreu ä ľécole du samedi ; n'empéche que dans les affaires le yiddish est souvent utile. En hébreu, on exprime des idées élevées et nobles. En yiddish, on fait des affaires et on critique les mauvais créanciers. lis entrent dans le bureau de Joseph, et Sam pose sur la table une petite boite en bois, joliment sculptée, peinte de couleurs vives. - Cela vient de mon pays, dit-il. Cest un objet qui porte bonheur selon ma tante. Mais parlons d'affaires. Je vais vous donner une grosse commande ä condition que je puisse étre sur que vous allez respecter les délais de livraison. Dans mes deux épiceries, vos biscuits se vendent bien et cela peut aller en augmentant. Joseph se lěve et dit bétement, comme pour prévenir les questions : -J'ai perdu mon bras gauche dans l'aventure, mais je me débrouille fort bien avec un seul bras. Cela ne me géne plus. Tu peux compter sur Thomas et sur moi. - Nous, les Juifs, nous sommes des pacifistes et nous devons avoir raison, tout compte fait. Notre religion nous defend de faire la guerre. - Qu'est-ce qu'il dit ? demande Joseph ä Thomas. II écoute la traduction, puis fixe de ses yeux, Sam. -Dis-lui, Thomas, que j'ai rencontre ä Madrid beaucoup de Juifs de diverses nationalités qui sont 176 venus du bout du monde pour aider les républicains. J'ai méme travaillé avec un Juif hongrois, communiste, qui s'occupait du recrutement des volontaires. Lors d'une escarmouche, il a été pris et torture par les nationalistes. Ils ľont enterré vivant, parait-il, aprěs lui avoir crevé les yeux. Jusqu'au bout, il a hurlé en hébreu et, comme personne ne parvenait ä le comprendre, ils n'ont pas eu pitié de lui et ne ľont pas achevé. - Laisse, lui ordonne Thomas, je ne veux pas tra-duire. Oublie l'Espagne ! Sam les observe en silence, tantôt ľun et tantôt ľautre. II est difficile de deviner ce qu'il a retenu de leur conversation, mais il est evident qu'il se sent pris ä partie. - Partout, on torture les Juifs, dit-il finalement. En Autriche, les fascistes expulsent des families qui, ne sachant pas ou aller, se réfugient en Pologne en esperant émigrer de la aux Etats-Unis. On ramasse justement des fonds, dans notre communauté, pour leur venir en aide. Ils ne sont ni communistes, ni républicains, ni nationalistes, et pourtant on ne les laisse pas vivre leur existence, chez eux, ä ľendroit ou ils sont établis depuis toujours parce qu'ils sont juifs. Allons, je dois m'en aller. Ä la prochaine... Thomas accompagne Sam dans la cour. -J'ai decide de fermer le magasin de Westmount. Mes frěres m'en veulent, mais ma mere est d'accord. - Pourquoi as-tu fait cela ? s'étonne Thomas. - Les Canadiens anglais ne voulaient pas acheter chez les Juifs. J'ai compris ma lecon. Tant qu'ä perdre de ľargent lä-bas, sur les hauteurs, je préfěre encore développer notre magasin de la rue Saint-Laurent et en ouvrir un autre dans l'est. Ils sont plus humains, les Canadiens francais et ils apprécient... Remarque, eux aussi sont antisémites, ä leur facon. Je suis alle voir des cultivateurs pour signer des contrats de livraison. C'est ä peine s'ils ont daigné me parier. Pourtant, au lieu d'acheter des legumes qui arrivent des États-Unis, je préférerais m'approvisionner chez eux. - Si tu apprenais ä parier francais, ils te recevraient autrement, constate Thomas. C'est ta faute, pas la leur. 177 - Je vais m'y mettre et on verra bien si tu as raison. D'ici quelques mois, on devrait avoir des fournisseurs permanents. Si cela ne réussit pas, j'abandonne. Je n'ai pas de temps ä perdre. Remarque, je ne sais trop pourquoi je te parle de mes affaires. Vois-tu, Thomas, pour moi, il n'y a que la famille. En dehors de toi, je n'ai pas d'amis, pas de copains, pas de loisirs, pas de joumées libres, pas de vacances et je ne tiens pas ä en avoir. Enfin, ce que je voulais te dire, c'est que... Sam hésite, s'appuie contre son camion et baisse la téte. - Ma mere ne vit que pour nous et pour le travail. J'ai pensé ä lui faire une surprise. En Hongrie, on avait un lopin de terre. On habitait ä la Campagne. II y avait des arbres, des fleurs, des poules... Elle ne se plaint pas ma mere, eile ne dit jamais rien et eile ne demande rien pour eile. Tu ne comprends pas, parce que toi, tu n'as pas de mere et puis toi, tu es marié. Cela doit etre different. Cela change tout. Moi, je ne connais méme pas de filles. Quand le temps viendra, la marieuse va me presenter une femme et je vais ľépouser. C'est comme cela que 5a se passe chez nous. -Ton pere... - Laisse, je préfěre ne pas en parier. II passe ses journées ä la synagogue et, d'ailleurs, il est trěs malade. C'est ä peine si on le voit ä la maison. Méme la nuit, il reste lä-bas, au temple. II prie pour nous tous, nous les Juifs. Thomas est gôné. Jamais Sam ne lui en avait dit autant sur sa vie, ses problěmes et ses intentions. II I'avait toujours connu presse, au-dessus de ses affaires, sür de lui et comme détaché des réalités autres que celieš liées ä son commerce. - Oh ! c'est simple, lui lance brusquement Sam. J'ai economise un peu ď argent sur ce qui me revient. Je ľai place dans des actions et elles ont monté. J'ai de quoi acheter un peu de terre pour ma mere et j'ai trouvé un coin, ä Saint-Agathe. Un coin isolé, au bord d'un lac, entouré d'arbres. La route n'est pas terminée et le prix est trěs raisonnable. Seulement, le propriétaire a refuse mon offre. II ne veut pas vendre ä un Juif. Le cure n'est pas d'accord et les gens dans le voisinage, non plus. 178 Alors, je me suis demandé, si toi, tu ne pourrais pas me rendre service... Acheter ä ton nom... Tu veux bien Thomas ? - Cela va se savoir, dit lentement Thomas. Quand ta mere arrivera lä-bas, ils lui rendront ľ existence difficile. Je sais de quoi je parle. Remarque, je suis prét ä signer le contrat quand tu le voudras, mais je préfěre te mettre en garde. Thomas ne tient pas ä raconter ä Sam comment son oncle Anselme s'était débarrassé, autrefois, d'un Juif qui voulait installer une épicerie au village. Cela avait été une histoire épique oů avec la complicité de tous les habitants, il s'était débrouillé pour répandre le bruit que le Juif allait vendre des produits empoisonnés. Le dimanche, le cure I'avait méme annoncé comme ca, en bavardant avec les gens, aprěs la messe. Thomas avait ri ä gorge déployée quand 1'oncle Anselme avait mime, lors ďune veillée, les reactions du Juif, maís soudain, la, dans la cour de son usine, face ä Sam, il en a honte. - Curieux, ils vendront ä un Canadien anglais, protestant, mais pas ä moi, juif. Pourquoi est-ce ainsi ? Pourtant je suis plus proche ďeux que les riches de Westmount et je les aide ä ma maniere, tandis que ceux de lä-bas les méprisent. -Je signerai le contrat, répěte Thomas, de plus en plus mal ä l'aise, et au besoin j'irai leur parier ä tous, y compris monsieur le cure. - Merci, Thomas. Sam lui tend la main et la secoue avec un air sérieux qui confere ä ce simple geste de solennité d'un pacte. - Ah oui, de ton côté, n'oublie pas ce que je t'ai dit. Avec la famille, on s'arrange toujours, mais quand on commence ä avoir des ouvriers, des étrangers, les choses se gätent. Tôt ou tard, ils vont te traiter comme un patron, un ennemi et ils vont te mettre des batons dans les roues. 179