La publication de cef ouvrage a été rendue possible grace ä í aide financiere du ministére des Communications du Canada, du Conseil des Arts du Canada et du ministére de !a Culture et des Communications du Quebec. © XYZ éditeur 1781, rue Saint-Hubert Montreal (Québec) H2L3Z1 Telephone: 5U.525J21.70 Télécopieur: 514525.7537 et Sergio Kokis Depot legal: 2e triinestre 1995 Bibíiothéque nationale du Canada Bibliothěque nationale du Quebec 1SBN2-892Ö1-142-3 Distribution en librairie: Dimédia ine 539, boulevard Lcbeau Ville Saint-Laurent (Québec) H4N 1S2 Telephone: 5U.33Ó.39.41 Télécopieur: 514.331.39.10 Conception typographique et montage: Édiscript enr. Maquette de la couverture: Zirva! Design Tableau de la couverture: Sergio Kokis Sergio Kokis roman éditeur Romanich! 1 Je suis encore petit. Lili aime se frotíer contre moi 1'aprěs-midi quand on fait la siestě. Elle ôte ses culottes qui sentent fort en disant que c'est parce que le bébé a fait pipi dessus. Cest bon et irritant ä ía fois; je me laisse faire sans protester. Je la trouve jolie, ma petite taňte, surtout lorsqu'elle ne se fache pas, quelle soupire et me serre entre ses jambes moites. La chaleur de la chambre fermée et une fatigue étrange me poussent vers le sommeil. Ca sent le bébé qui dort, la sueur et les culottes de Lili. Lorsque je me reveille, quelle nest plus íä, je ne me souviens de rien. Seules les odeurs persistent, mélangées ä celíe de la moisissure qui envahit les murs. Le soleil frappe de biais les battants fermés des jalousies et tisse des raies brillantes de poussiere dans la pénombre humide. Trěs forte envie de pisser. Le méme jeu se repete presque touš les jours; ensuite je me lěve las, paresseux. II n'y a rien ä faire dans cette maison, pas de jouets, Je tralne sous íes lits ou je regarde par la fenétre, c'est tout. Le bébé est encore trop jeune pour jouer et mon frěre aíné n'aime pas mes jeux. C'est comme ca depuis ioujours, nous sommes un ensemble éparpiílé. Plus tard, le bébé sera un peu plus mon compagnon, surtout les fois oü le grand 1'aura frappé. Nous vivons touš entassés lis dorment lis sont tous couches lis dorment Profondément Manuel Bandeira ĹE PAVILLON DES MIRQIRS 13 des limonades. Pendant ce temps, je ramasse des capsules de biěre pour ma collection, en m eloignant sans quelle sen apercoive. Je vais bavarder avec les ivrognes attablés, ceux qui ne sont pas méchants, qui savent que je suis avec Lili. Děs que j ai mes boites ä cigares, que mes poches sont pleines de capsules et que j'ai bu ma limonáde, alors je commence ä trouver le temps long. Si long que parfois je m'endors dans un coin en attendant quelle ait fini de bavarder. Pauvre Uli, ces sorties lepui-sent. Nous revenons touš les deux par les rues vides, ä pas rapides parce qui! est tard, que je m'endors et quelle est nerveuse. Je ramene mon butin, content de la soirée. Lili ne recoit que des paquets de cigarettes. Cest plus petit, done plus pratique pour les garcons qui les mettent dans les poches de sa jupe, bien au fond, en la chafouillant. Chacun ses jouets. Lili me íaisse perplexe. Je ne sais jamais ce qu'il faut faire pour éviter quelle ne se fache. J'ignore ce qui pro-voque ses colěres, mais íl vaut mieux que je m'éloigne. A ďautres moments, eile peut étre gentille comme tout, alors que je m'attends plutôt ä recevoir une bonne raclée. Tiens, ä la féte de saint Antoine, par exempíe. Nous y allons chaque année. Cest un endroit qui fait peur. Le couvent du Largo da Carioca est une espěce de grande forteresse qui s'éleve ä pic au-dessus de la place, sans fenétres, en stuc jaunätre, presque une prison. Le jour de la féte, trěs tôt le matin, la place est envahie par une multitude de femmes gémissantes. Elles y vont pour prier et pour toucher le bas de la robe du saint, en caressant les cuisses de plätre de la statue. Les moines font semblant de ne pas voir ces choses. Un peu par pi-tie devant leur désespoir. Mais aussi parce qu'elles rem-plissent lecuelle de billets froissés et humides de sueur provenant des bas-fonds de leur lingerie. Tout le monde 12 iE PA VILLON DPS M1R0IRS dans ľappartement et nous dormons dans la méme chambre; seule Lili dort par terre dans le salon. Mais íl manque quelque' chose pour que ca fasse une famílie. Chacun paraít oceupé ä son propre ennui. Lili vit avec nous, mais ses quinze ans la poussent vers la rue. Děs quelle a fini d'aider ma mere, eile sort pour respirer. Souvent aussi le soir, lorsque l'avenue est vide d'autos et que les bars ne sont pas encore fermés. Elle vit dans une irritation constante, quelque chose de physique qui la fait se facher děs quelle n'a plus le bébé dans les bras. Elle est sa marraine. Le parrain est saint Antoine, celuí des causes perdues, pour que Lili se trouve un mari le plus vite possible. Cest étrange comme parfois eíle peut étre si douce lorsqu'elle n'est pas la proie de ses tentations. Mais e'est plutôt rare. Comme it vaut mieux quelle ne sorte pas seule, et que le bébé encombre en ces occasions, eile m'emmene dans ses promenades nocturnes. Jaime beaucoup ca, méme s'il faut rester trěs sage et ne pas avoir l'air d'etre dans le chemin des autres. Je me laisse faire car je sais que le vendeur de cigarettes va me donner des boites de cigares vides pour jouer, derriěre le comptoir, pendant qu'il s'assoit avec Lili. De belles boites qui sentent bon, en bois rouge, entourées ď etiquettes colorées. Chaque fois j'en empörte quelques-unes, pour moi et pour ľaíné. Entre nos mains, elles deviennent des bateaux, des autobus, des maisons ou méme des monstres. let, ca sent trěs fort le tabac, et aussi la sciure de bois qui couvre le plancher et la vieille biěre qui coule encore des tonneaux empilés. Faut pas trop me salir, ni trop parier. Mais ä mesure qu'ils se mettent ä rire et ä se chatouiíler, iís m'oublient tout ä fait. Les clients qui boi-vent sont parfois bruyants, il y en a méme qui se bat-tent. D'autres connaissent aussi Lili et viennent lui offrir LE PÁVIU.QN DES MIROIRS 15 les cheveux tandis que j'essaie de ne pas perdre mes sou-liers. Une liorreur ä nen. plus finir, jusqua ce qu'on at-teigne enfrn la petite passerelíe métallique. je m'attends toujours au pire, et j y ai droit en effet: on me donne des tapes sur le cräne, des coups de coudes osseux dans le visage, on me pince les bras et le dos. Littéraíement écrasé par des masses graisseuses comprimées dans les tissus et les gaines, je me sens alors comme les morceaux de canne ä sucre entre les engrenages de la presse ä jus. Mais je survis. Bien que mes agissements ralentissent leur progression, je ne suis pas vraiment puni en consequence. Trěs curieux. A la maison, je peux pourtant re-cevoir de méchantes raclées sans méme savoir pour-quoi. Je pense que les affaires du cosur ramollissent les femmes, comme dít mon pere. Et qu'en plus la féte de saint Antoine est une chose sacrée, comme ma mere réplique toujours pour contrer le sourire blasphématoire du vieux. Peut-étre un melange de tout ca. II y a aussi, sans doute, la disposition ä la charite qu'apporte la proximité de cette statue de plätre peinte en couleurs roses sous la soutane de bure. Je crois que s'il y avait des hommes dans la foule, ca tournerait au meurtre. Mais entre femmes, chacune se contente de pousser en se pensant meilíeure que la voisine. La vague continue, morose et puissante ä la fois, comme une baieine égarée dans un marécage. Toutes sortes de femmes, riches et pauvres, jeunes et vieilles; seules les Noires les plus miserables ont du rester ä la maison pour travailler. Le temps passe, la sueur colle les cheveux sur le front, je me laisse empörter sans plus résister. Un dernier moment de bagarre pour atteindre la passereile et cest la montée le long du mur, déjä plus dvilisée, avec des regards triomphants et dédaigneux vers la foule qui 14 If PAVILLON DES MIROIRS sa.it que c'est ä saint Antoine qu'il faut s'adresser quand on veut un homme, íl est trěs efficace. Et chez nous, par-mi les sceurs de ma mere et ses amies, il est ľobjet ďune fidélité ä toute épreuve. La preuve, Íl est le parrain du bébé. Et c'est peut-étre pour ca que Lili ne lache pas le petit. Elles se sentent un peu génées ďaller seuies ä cette kermesse des vieilles filles, alors elles men font toujours profiter. Levénement n'est pas sans danger, car la fouíe se bouscule beaucoup. Cest une masse feminine fondant au soíeil, bigarrée et nerveuse. Poriant des couleurs voyantes, elles sont toutes voilées: voile blane pour les vierges, noir pour les veuves et les femmes mariées, bleu pour les autres. Les maris se fáchent quand leurs femmes vont voir le saint, mais c'est plus fort qu'elles. II faut attendre longtemps avant de pouvoir sappro-eher de í'escaHer du couvent oü se forme enfin une queue plus organisée. Comme je suis petit, je me fais éeraser děs le debut par ďénormes fesses, des seins qui m'assaillent de toutes parts. Je suis piétiné, palpé, enve-loppé ďodeurs penetrantes, tout en essayant de m'accro-'cher aux jupes de mes tantes pour ne pas étre empörte par ce flot haletant Puis il y a cette chaleur qui avive ľimpatience des femmes, ce soleil ä pic et, pire encore, cette vision si désagréable de toutes celieš qui sont arrivées plus tot et qui montent déjä la mince échelle vers ľintérieur de la muraille. C'est le sauve-qui-peut. Comme si la foule devenait une formidable bete, jalouse de la place des premieres arrivées, se débattant de peur que le saint ne soit déjä bouŕfé tout cru lorsque arrivera son tour. La poussée se fait alors par vagues successives, telle une marée déchaínée. Évidemment, je megare, je disparais, je traíne, ii faut revenir me chercher, je suis empörte au loin pendant que les tantes essaient de me tirer ä nouveau vers elles. On m'écartele, on me griffe, on m'attrape par :L______£rft4WÜ0N DESMIROIRS se presse encore sur la place. On arrange les voiles, on essuie la sueur, les visages se recomposent, les mains se collent en príěre et on m'oublie. Soudain ľobscurité totale remplace le soleil aveu-glant. Le couloir est frais comme un souterrain, étroít, sinistra meme. La pression des venires derriěre ma fete ďenfant s'aíténue et j'ai froid dans le dos. Le bavardage cesse. Le visage severe, les femmes se mettent ä prier et ä rever. L'image du mále adoré ilíuminée par les cierges forme déja une tache jaune au fond du long passage. Dans cette approche lente, effleurant les parois étroites, ma téte devíent lourde: odeur ďencens, fumée de chan-delles, tout ca méíé aux parfums Sucres, aux relents de sueur et á d a utřes choses encore. Mes yeux brülent de plus en plus parce que j'essuie les larmes avec mes mains moites, et la fumée devient plus épaisse ä mesure qu'on s approche du saint. Je le vois mal. Son visage et le petit Jesus qu'il tient dans les bras disparaíssent presque pármi les mains avides tata n t ses pieds, cherchant á montér sous ía bure. frénétiques. Den bas je vois nettemenf les mains des femmes qui sont ä ma hauteur, qui descendent íe long des jupes en pressant les cuisses, le sexe, tremblantes. Lili a envíe de faire pipí et eile se tord les jambes en embrassant les pieds du saint. L'image se laisse faire, fair beat, mais les visages des femmes prennent de drôíes de formes, hagards, les coins des lěvres un peu tordus, par-fois les langues pendantes et les yeux dans le vague. Le moment est grave, je sens la tension dans l'air. Le moine reste impassible ä côté de l'image, en tendant í ecu eile et en marmonnant des trues en latin pour ne pas succom-ber á la tentation. On me tire soudain vers l'avant avec des gestes brusques, rampant le charme de mes premiers moments ĹE PA VILLON DES MIROIRS YJ mystiques. Je me sens un peu mal ä l'aise et j'ai peur, sans savoir au juste de quoi. Seloignant du saint, la co-hue débouche dans ľéglise pour la príěre. Je suis alors laissé ä moi-meme; je fläne parmi le troupeau en regardant les images, les sculptures, les peintures et les reflets ďor de cet intéríeur baroque. Sous la lumiěre pále, les cierges scíntillent face aux étoiles dorées des murs bleus. On respire mieux. Dans le silence, un murmure de priěres soupirées comme la pluie qui cesse. Parfois un vagissernent qui sechappe ďune de ces tétes voilées en contrition, lointain, suivi de son echo apaisant. L'acte est accompli par ce désir mélancolique ďun prince charmant qui habite chaque pensée. Je déambule, curíeux, découvrant Ía beauté des líeux, tátant les bancs scuíptés, poliš par de nombreuses generations de culs insatisfaits. Les images ä ľintérieur de leurs niches ondoient dans le clair-obscur des cierges tremblotants, pendant que ľen-cens répand ses effets narcotiques sur les paupíěres lasses. Nous partons ä pas lourds par lautre porte du couvent sans que les femmes se souviennent de mes méfaits. Elles sont devenues irěs gentilles, douces. Et on m'offre merne une glace qui coule le long des doigts, visqueuse sous la chaleur du soleil. 2 La chaleur moite d'autrefois n'existe plus que dans ma memoire. Ici les fleurs de givre couvrent les vitres ďune dentelle épaisse, grise, qu'il faut gratter avec insistance et qui s'embue aussitôt. Le froid intense des longs janviers. Pas de neige. Les rues sont ďune couleur indéterminée, blane sale des glaces tassées, ici et la des taches oere de rouille et d'urine. Un mince vernis de bitume patine le tout, égalisant les surfaces et arron-dissant le coin des trottoirs. Urie vieille neige d'il y a longtemps est restée lä, durcie, pressée, lissée. Les reflets sont mats; parfois quelques plaques cassées, épaisses, exhibent des arétes féroces. Le ciel est d une couleur vieux plomb oxydé, mais il ne tombe rien. Le solei! de travers qui tranche le monde en diagonales se fait rare pendant cet hiver. Vu de ľintérieur, tout semble fige. Mais je sais que le vent est lä. II est toujours la. Hormis le cliquetis spora-dique du chauffage, le silence est total. Si total qu'il prend la forme d'un bourdonnement sourd dans ma téte. Si j'y préte attention, le bruit du tabac qui brüle dans ma cigarette devient clair corarae un feu de brous-sailles. Je reste ainsi enterré dans un sous-sol, protege par les fondations de la maison couvertes de glace. Cest comme si le monde n'existait plus. LE PAVILLON DES MIROIRS 19 Le facteur est déjä passé, je ľai vu. En fait, je le guet-tais; je ľattendais comme toujours, rien que pour me montrer prét, pour ne pas sursauter si jamais des lettres arrivent. Mais il ne m'apporte rien, sauf les factures et les dépliants pubíicitaires. Malgré ca, je ľattends et je suis toujours décu. II n'y a personne pour mecrire. La der-niěre lettre de íä-bas, il y a au moins quinze ans que je l'ai recue. J'ai beau commander des livres par la poste, ce nest jamais comme des lettres. Je ne sais méme plus quelle sorte de lettre me ferait plaisir, ní ce que je peux attendre. Des nouvelles étranges, des revelations, quel-qu'un qui se souvienne, ou encore une invitation que je refuserais par habitude. N'importe quoi, pourvu que ce soit une lettre personnelle. Mais rien. Alors, je le guette, un peu géné de le faire. Une fois qu'il est passé, je peux rester en paix. Pour oublier ma deception, je réchauffe un autre café et j'allume une cigarette. Je regarde encore par la fenétre. Le monde gris et sans contrastes de ľhiver est fige, suspendu dans une sorte de ouate vaporeuse. II ressemble dune certaine facon aux quelques vieilles photographies que je conserve de mon enfance, elles aussi figées, flétríes. J'ai beau scruter ces cliches couleur sépia, mon passé de-meure fermé. Tous les efforts de la memoire ne pro-duisent qu'un pale reflet de ce qui fut. Méme ľimage de celui qui est moi me reste étrangěre, artificielle. II est vrai que j'ai fini par ressentir une certaine tendresse en-vers ce petit garcon, par le trouver en quelque sorte sympathique, sans plus. Ces photos sont la seule preuve que cette enfance a bei et bien existé, quelque part, dans le temps, loin de la vision froide qui me parvient par la fenétre givrée. Dans cette existence d'exilé qui est la mienne, seules certaines images mentales ínsolites gardent les couleurs 20 LE PAVILLON DES MIROIRS et le mouvement qu'elles avaient au moment oü elles se sont imprimées dans mon esprit. Comme des trauma-tismes. II n'y a plus de récit qui les accompagne, le passé vécu s'est estompé, mais curieusement ces images qui m'obsedent sont restées ďune exuberance sauvage. Ces spectres, cette legion de personnages vibrants de lu-miěre m'assaillent ä tout instant pour exiger reparation. Certains hurlent, se contorsionnant ä la maniere des paralytiques, ou restent accroupis, se cramponnant á leur corps dans une souffrance silencieuse et pathétique. D'autres ne sont que des visages, des déguisements. Parfois c est le carnaval, parfois le caréme. De nombreux cadavres: des corps inertes, des morts anonymes dans un decor sans pompe. Froids, gris aux reflets cobalt, ou vert de chrome tournant au violet. II y a des enfants, beaucoup d'enfants avec des ventres gonflés et des corps rachitiques. Qui rient pourtant et qui courent, ä la facon des vrais enfants. Des pustules, des dents cariées, des nez qui coulent. Celui-ci suce un morceau de sucre brun, cet autre tend la main vers une filierte déjä génée malgré la robe qui montre ses fesses. Des vieilles toutes sěches qui sentent le tabac, la sueur et le café. Tout ca et des milliers d'autres images se mettent en branie děs que je ferme les yeux, inlassablement, dans un fandango infernal. Cest drôle comme ľextérieur des choses peut étre si peu important compare ä ce qu'on voit les ------yettxHfermésr------------------------------------------ Je baisse les stores pour ne pas étre dérangé. Mon travail est clandestin. Sous la lumiére crue des réflec-teurs, je peux alors me consacrer ä mon vice. Cest ainsi que j'ai réussi ä les dompter, ces images, qui sont si rébarbatives devant les artifices de la raison. Je les peins. Jen fait des feux follets: en devenant une päle lumiére, la pourriture sous-jacente perd un peu de son energie. ĹE PAVILLON DES MIROIRS 21 Autrefois elles me tenaient entiérement. J etais leur creature. Elles apparaissaient á leur gré sans que je puisse me défendre, toujours ä ľimproviste. La poussiere fine du temps qui brouille les details de la memoire n'était pas süffisante pour les rejeter dans le passé. Plus main-tenant. En devenant objets plastiques, mes images se sont disciplinées. Je reste, certes, un peu éparpillé. Malgré ľapparence extérieure posée que je me donne, ľin-térieur demeure trop mouvant. Toujours possédé, car les images ne se taisent pas; elles refusent de glisser en ar-riére, comme une sorte de mauvaise conscience Interpellant le present, ou une depression ä ľenvers. Mon atelier est dispose de telle facon que je reste dans un coin sombre, assis á ma table pour recevoir les reflets directs des peintures. Tout s'illumine alors dans ma rétine. La fumée du tabac contribue á créer des effets sur les surfaces figées; un peu comme la chaleur qui montait du sol brülant semblait mouiller les formes sous le soleil de lá-bas. Ces tableaux posés contre les murs sont autant de masques derriěre lesquels je me place pour capter ces visions qui se dérobent, qui se sous-traient tout en se dévoilant. Certes, cette lumiére figée, purement reflétée, nest pas la vie. Elle nest qu'une sorte de theatre, une pure abstraction, mais les images des revenants peuvent ainsi apparaitre, et je ne suffoque plus. Le seul artifice que j'ai trouvé. —La paix avee ces ébíouissements^uime hantent a été faite au prix de tout le reste. Cela ne m'a pas trop couté puisque, ďaussi loin que je me souvienne, j'ai toujours été un homme des souvenirs. Un prisonnier des cinemas imaginaires, sans envie de m'évader. Les murs, je les porte en moi. Méme si je fais attention au present, cest toujours en le confrontant aux images du passé; ä tel point que le nouveau finit par perdre son 22 LE PAVILLON DES MIROIRS intérét J eprouvais, jadis, un certain désir de sortir de ma solitude. Je me contente maintenant de passer inapercu, de fuir les sollicitations, de faire le caméléon, de ne pas trop prendre au sérieux les ardeurs de mes semblables. La solitude, derriěre une apparence de marionnette, constitue la seule position confortable dans mon cas. Pendant ce temps, mes images extériorisées sur des surfaces peintes deviennent moins étrangěres, presque miennes, benignes en fin de compte car je suis ä leur service. Baisser les stores de ľatelier, cest comme fermer les yeux pour me laisser glisser vers un réel plus briliant, pour fuir dans un monde oú la grisaille disparaít, oú la couleur des tableaux avive et rechauffe ľair ambiant. Le fatras qui m entoure est formidable: une collection ďimages bien reelles qui s'amoncellent ä la facon dun gigantesque carnaval. Partout. Contre les murs, les unes sur les autres, enroulées ou encore tendues, empilées, enfermées dans des boítes, ficelées dans des classeurs, dessinées, gravées, peintes, esquissées, lavées, sěches ou encore brillantes ďhuile, sur des plaques de bois ou de zinc, sur de la toile, du papier ou d enormes panneaux de bois presse. Des vagues gribouillis de mon enfance j'ai glissé, sans méme m'en rendre compte, vers cette jungle colorée, habitée par des multitudes de reflets humains. Mon sous-sol devient ainsi pyramide, enfer-mant le cortege funěbre de mes images metamorpho-sees en simples momies colorées. Dans cette activité solitaire, d'autres apparitions se créent par un effet d'excitation mutuelle. En devenant faiseur d'images pour canaliser le flot de cette inonda-tion stagnante, j'en fait un torrent. Qu'importe ? Maintenant je travaille sans méme y penser, la téte vide, en laissant les choses se succéder automatiquement. J'ap- ĹE PAVILLON DES MIROIRS 23 plique le frein ici et la pour ne pas perdre le contrôle, par peur de devenir fou. Cela se crée tout seul. Et je me Iaisse bercer par le mouvement, comme autrefois je suivais le courant couché au fond ďune chaloupe: je touche ä peine les rames pour ne pas revenir vers la berge ni m ecraser contre les rochers. 3 M on pere ne veut ríen savoir des histoires de négres ní de cures. Cest pour ca que je ne peux pas parier avec lui. Les autres non pius ne veulent pas répondre á mes questions. Je suis trop petit. Si je continue ä parier de ces choses, je recevrai une raclée com-me je le mérite. Espěce de dévergondé! Mais les femmes ne s'occupent pas de moi et crient seulement en passant, sans haine. Elles sont trop con-tentes de la visíte au monastěre, süres de trouver un man durant ľannée. Un vrai marí, épousé ä leglise et pour íoujours. Robe blanche, nuit de noces de vierge et ľenvie gravée dans les yeux de toutes les autres, qui res-teront vieilles filles ou pire encore. Parce qu'en fait depuis hier Ü est certain que ľhomme viendra, la Noire édentée ľa garanti. Ma mere questionne, gourmande, curieuse des details, histoire de savoir si ľamant promis la veilíe correspond bien au mari qu'enverra saínt Antoine. Elle veut tout savoir, et les amies discutent ä n'en plus finir: ľenvie ďuriner, les sensations éprouvées en touchant les cuísses du saint, les pensées durant la priěre, la couleur des yeux du moine qui recevait ľar-gent, s'il étaít beau, s'il était poilu... Tout ce bavardage ponctué de rires nerveux et de petits cris, entrecoupé de plusieurs visites aux toilettes. H faut que Lili prenne de ĹE PAVILLON DES MIROIRS 25 ľeau sucrée parce quelle n'en peut plus; toute cette fatigue, la vivacité de ses désirs, ces sensations fortes vont finir par déclencher une crise. - Vite, de ľeau sucrée. Une infusion! Non, plutôt la bouteille ďéther. Pour la calmer... Vite! cette pauvrette se meurt! Ah, ces hommes, quelle malediction, quelle ingratitude... Va-ťen, petit dévergondé; qu'esťce que tu fais lá, tout le temps ä nous espionner? Méchant! Tes tout le temps dans le chemin des autres. Ä fouiner comme ca, tu finiras mai... Sournois, effronté! On me cogne un peu sur le cräne, quelques tapes au hasard pour que je m ecarte. Rien de bien grave. Ce n'est pas aprěs moi qu elles en ont. Cest la crainte d'etre une fois de plus décues malgré les nouveaux réves qui foi-sonnent depuis hier soir. Parce que la Noire édentée ne blague pas. Avec eile, cest du sérieux, des affaires intimes avec les esprits de la macumba* ■. ca touche direc-tement le corps et eile voit ľhomme promis au fond du verre. Je ľai vu de mes propres yeux ä un moment ou elles étaient trop distraites au cours du rituel. Ca fait un peu peur aussi, mais pas autant que la foule des femmes aux abords du couvent. Plutôt étrange, comme une sorte de peur des fantômes, car les yeux de la vieiíle se met-tent á rouler, eile parle une langue bizarre et ses seins saniment lorsquelle danse. Les femmes de la maison, surtout ma měře, semblent croire davantage ä cette vieille quau moine. Je ne sais pas pourquoi mais, moi, j'ai plus peur de la visíte au couvent. La vieille mamuše. Toute la journée ďhier a été consacrée ä ľattendre, ä preparer des choses ä manger et ä surveiller les nuages dans le ciel. II faut la lune, c'est trěs important. S'il pleut, tout est gáché; ca mouille * Culte animiste afro-brésilien (riíuel nago ou yoruba). 20 iE PAVILLON DES MIROIKS ei ca ramollit avant l'heure. La vieille ne peut alors rien voir. Ou bien ľhomme des réves ne pénětre pas. Je me suis eíforcé de faire le bon garcon pour qu'elles m'ou-blient. Et děs que la vieille est arrivée, elles m'ont tout ä fait oublié. line vieille énorme, noire comme un telephone, et avec de gros yeux qui deviennent encore plus saillants quand eile me regarde. Des yeux rouges, presque bruns, mais pas méchants; surtout lorsquelle rit avec ses rares dents tachetées de bleu, Un rire colossal et grave qui surprend et fait sursauter. Je ne la regarde que de loin. Ses gencives roses aussi sont énormes, se déta-chant sur le fond noir de la peau comme une fleur mouiliée. Tout le reste est blanc, la couleur des esprits: sa robe, ses souliers, sa culotte quelle montre en se-couant ses jupěs pour se rafraichir; tout, méme les pains au tapioca quelle a apporíés. Des gaieties bizarres, que les femmes font chauffer encore ä la poéle pour qu'elles deviennent toutes sěches et qui, selon ma mere, goütent l'hostie. Biancs aussi les tissus- qu'elles étendent partout pour marcher nu-pieds pendant le rituel de la Noire. Tout a lieu sur le balcon arriěre, lä oü ľon étend le finge pour le faire sécher, ä côté de ľarmoire ä glace et du réduit oü dort Maria, la bonne. Cest ä ciel ouvert pour qu'on voie les étoiles. Tout le monde est content, ca va marcher, comme chaque année lorsqu'il ne pleut pas, ä coup súr. La négresse attire chez nous d'autres femmes encore, d'autres amies de ma mere et des cuisi-niěres du voisinage. Cest une specialisté de ľeau de lune, une chose trěs sérieuse qui a lieu la veille de la fete de saint Antoine. Dans ľeau iíluminée par la lune, la Noire fait apparaltre le visage de ľhomme promis, ou bien elfe designe celui qui est secrětement amoureux. Peut-étre bien quelle est capable de rendre un homme amoureux, je n'en suis pas sür. iE PA VILLON DES MIROIKS 27 Eíles se pressent tout autour, déjä íard dans la nuit, toutes lumíěres éteintes. D'abord des chandelles sont al-lumées dans'les coins de la piece. Leur lueur faible, mouvante, Jette des ombres mobiles sur les murs děs que la Noire se met ä danser. Elle se déplace en chan-tant autour d'une large bassine que Maria utilise pour se laver. Mais la, Maria n'est pas dedans, et ľeau de la bassine est trěs claire, brillante, d'une couleur jaune, puis bleu foncé děs qu'elles éteignent les chandelles. De sa voix rauque aux tons geignards, la vieille emprisonne alors la lune dans cette eau qui devient sacrée comme celle que bénit le cure. Seuíement ľeau báníte de ľéglise, il ne faut pas pisser dedans ni en frotter entre les cuisses; on en effleure ä peine le visage, lorsqu'on fait íe signe de croix, Ľeau de íune est plus forte, comme une sorte de reměde de pharmacíe qu'il faut utiliser avec soín. Ensuíte la Noire fait quelques príěres et verse le blane dun oeuf dans la bassine. Les autres femmes ralíu-ment les chandelles, et méme plus de chandelles encore, pour bien voir. La bouche de la Noire se met alors ä briller, rouge ďincantations. Ä ce moment precis, une des femmes s'accroupit et urine quelques gouttes dans la bassine. Elle lěve bien sa jupe pour ne pas se mouil-ler, en montrant ses fesses et sa chose pleines d'ombres et de reflets ďeau de lune. Lorsqu'elles sont plusieurs ä vouloir un homme, on doit mettre de ľeau dans d'autres bassines, des assiettes ou des verres, pour qu'aucune ne melange son homme avec celui d'une autre. Cela cause parfois de drôles ďíncidents: eíles sont trop nerveuses, se bousculent, renversent ľeau sacrée et pissent par íerre. Cest alors que je risque le plus d'etre découvert, quand je ne peux m'empécher de rire, et les coups peu-vent étre terribles. On m'expulse, et c'esí certain que ma 28 iE PA VILLON DES MIROIÜS mere va me fouetter, car il ne faut pas se moquer des choses sacrées. - Crux credo, cette peste va finir en enfer! Fils du demon ! Satan! Parfois, ce n'est mSme pas moi qui ai ri. Mais mon grand frěre se cache plus vite, sechappant innocem-menf pendant que je suis trop occupé ä distinguer íes details dans ľobscurité. Ou alors, j'oublie le danger et je m'approche trop pour regarder les formes que prend le blanc d'ceuf dans le melange d'eau et de pipi. Si mon frěre se met ä rire, je suis perdu au milieu de cette horde de femmes nerveuses, en plein chemin des coups et des ongles vengeurs. Mais si je ne suis pas surpris ä ces moments critiques, tout se pásse bien: les femmes ne voient plus rien parce quelles sont trěs contentes de ce que ía Noire voit dans les pots ďeau de lune. De sa voix grave, eile décrit en detail les hommes, discutant avec chacune et les aidant ä découvrir, ä se rappeler un visage, ou ä associer la description ä celie ďun commis des environs. Chauffeur de camion aussi, policier ou pompier, voire proprié-taire de bar. Les esprits sechauffent, on discute fort. Parfois ľhomme en question est déjä maríé; Íl faudra demander d'autres services ä la Noire pour que ľélue ait la voie libre. Des choses plus secretes, ä voix basse, oü ma mere prend un ascendant certain car eile connalt plein d'autres Noires. Ľambiance se détend malgré tout parce que la Noire édentée est trěs joviale; eile sait parier et donner des details intimes. Elle peut vanter les mérites de ľhomme imaginaire comme ie fait le bou-cher lorsqu'il cherche ä vendre une poule trop sěche. Tout ä ľopposé du pauvre moine qui ne marmonne qu'en latin, sans méme regarder les poitrines et les fesses qui palpitent. La Noire ne s'avoue vaincue que LE PAVILLON DES MIROIRS 29 trěs rarement, devant íe mauvais augure dune eau de lune ayant pris un aspect opaque, laiteux. Ses yeux sont quand méme percants. Lorsqu'elle ne peut pas donner de details, cest malgré tout evident qu'un homme est la. Un homme se dévoilant tímidement, qui demande que la femme soit plus courageuse, quelle se montre davan-tage, ca ne depend que d'elle... Les autres consolent la malheureuse en lui donnant des conseils pour mieux se faire valoir, en lui disant que c'est peut-étre un tel, qu'il l'aime en secret, qu'il faut aller le děni eher en bougeant mieux les fesses, en souriant avec ia langue dehors. Dans ie feu de la conversation, les confidences fusent, avec des rires pouffés. Les plus expérimentées instrui-sent les plus jeunes des choses de la seduction, des choses du bas du corps, de ce qu'il faut faire en donnant {'impression qu'on se laisse faire. Les hommes aiment ca... Mon pere ne cesse de répéter que les femmes sont des bétes connes, qu'il ne tolěre pas de macumba chez lui, et qu'elles sont toutes des putes, ä commencer par Lili. £a doit l'agacer un peu, les crises de ma petite tante. Elle montre ses culottes ä longueur de journée et eile ne ferme jamais la porte des toilettes. Et puis chez nous, c'est toujours plein d'amies de ma mere, d'autres tantes aussi, qui vont et viennent, plus ägées que Lili, mais beaucoup plus jeunes que ma mere. Lorsqu'elles sont ä la maison, en de longues visites qui peuvent durer des mois, les culottes et les souti ens-gorge traínent partout Des peignoirs ouverts, des cuisses qu'on rase, des poitrines ä ľaír pendant qu'on s'épile, le va-et-vient ä la sortie de la douche. Et ca s'agite pas mal; ca crie, ca se met ä pleurer ou ca s'enferme děs la moindre remarque de mon pere. II faut alors qu'il aille consoler, il faut qu'il s'excuse. Et il le fait si bien que ma mere se met ä crier 30 iE PA VILLON DES MIROIRS des obscénítés á ses sosurs, menacant de les mettre toutes ä la porte et assurant qu'elíes ne sont que des dé-vergondées, qu'elles vont toutes finír tuberculeuses, sy-philitiques... Ce sont des moments assez difficiles, dan-gereux mérne, et les enfants se cachent comme ils peuvent pendant que mon pere en profite pour sortir faire un tour. Ma planque ä moi, c'est sous le grand lit de la chambre, oü je me glisse rapidement en faisant dispa-raítre dun coup le monde entier. Jusqua ce que les espríts se calment. Du fond de mon trou, je ne vois que des pieds, les gros moutons de poussiere et les toiles d'araignee. Mais en fermant trěs fort les paupiěres, je peux faire apparaftre toutes sortes de choses, des gens, méme des couleurs et des lumiěres si je presse les or-bites avec mes poings fermés. Ainsi, tout seul, protégé par ľobscuríté, je me laisse tant amuser par les choses qui défilent dans ma téte que je finis par ne plus distin-guer les choses du dehors. Ou je les melange pour en faire des nouvelles. C'est mon eau de lune ä moi. Je sais aussi quelle nest pas sans danger, qu'il faut sen melier parce quelle fait dormir comme le parfum engourdis-sant de certaines fleurs. Et si je m'endors, lä je suis cuit, attrapé en train de faire un mauvais coup, rien que pour faire expres, pour faire mourir ma pauvre mere d'une crise cardiaque... Elles me tirent par les pieds, par les cheveux, m'arrachant avec violence de ma cachette, un vrai cauchemar. Ce n'esi qu'apres la punition que je peux me rendre compte de mon méfaít. Bétise tout sim-plemeni, manque d'attention, manque d'habitude encore qui me fait céder au sommeil sans surveiller le monde extérieur. Leur crise passée, les larmes séchées, elles se rendent compte qu'il manque une des trois pestes, la pire, la plus sournoise, qui a du aller vers la rue pour se LE PA VILLON DES MIROIRS 31 cacher, pour faire expres, pour donner des soucis. Elles crient en me cherchani dans le logis minuscule, dans les couloirs de ľimmeuble, en ameutant les voisines. Chaque fois le méme cirque qui fait tant plaisir ä mon frěre: íuí se souvient toujours de ma cachette. Ií faut bien se venger sur quelqu'un, passer la rage qui les ronge; ca soulage de punir un voyou pris sur le fait. íl faut que je fasse attention. Ueau de lune est dange-reuse. Faut pas non plus en parier, apprendre ä la garder pour moi tout seul, l'enfermer derriěre mes yeux en ser-rant les dents pour quelle ne coule pas. íl ne faut pas que je m'oublie. Mon frěre m'a déjä frappé plusieurs fois ä cause de mes histoires ďaraígnées. II a méme arraché la page dun livre illustre de mon pere, seulement parce qu'il y avait lä un monštre qui lui faisait peur. II est vrai que je lui courais aprěs avec le livre ouvert, pour lui faire peur rien qu'un peu. íl ľa arrachée et ľa jetée par la fenétre. Voilä partie la seule arme que j'avaís contre lui. Elle me manque, cette image de l'ogre qui tenait par les cheveux sa tete coupée, comme une lanterne. J'ai beau l'imiter en marchant vers mon frěre, ca n'a pas le méme effet. Avec les femmes non plus il ne sert ä rien de vouloir parier; elles n ecoutent pas, elles regardent ailleurs, en-nuyées. C'est le médecin qui m'a appris ä me taire. II n'avait pas ľair méchant pourtant, avec son visage tout rouge de grand-pěre. Ma mere a surement conspire quelque chose avec lui, en disant que je suis trop maigre. que je dors partout. Je respire mal aussi durant la nuit, et parfois je suffoque tant que je me biesse en grattant les murs avec mes ongles, Pour rien, seulement pour me changer les idées. Parce que la nuit j'ai peur des fan-tômes qui sont sous les lits. La nuit, la chambre est com-plětement remplie par le grand lit de mes parents et par les deux lits de camp, le mien et celui de mon frěre. En 32 ĹE PAVILLON DES MIROIRS bas c'est comme une immense caverne, sombre, que je /' peux entrevoir á travers les sangles. Je me mets en boule pour éviter que les esprits ne me tirent les pieds. Les esprits viennent toujours tirer les pieds des enfants mediants. Durant le jour, je vais moi-měme sous le lit, et mes histoires ne me font pas peur. Mais la nuit, comme je dors mal, je reste seul avec les fantômes. J'ai fait la bétise de raconter ca au médecin. II voulait savoir pourquoi je m etouffais. Mine de rien il m'a laissé parier, ľair trěs intéressé de celui qui s'y connaít en esprits et en monstres. Je suis tellement peu habitué á ce qu'on mecoute que dans lelan je crois avoir exagéré: pour montrer que je n'avais pas peur des fantômes, ni des Noires, ni de la lune. II a du tout rapporter ä ma mere. A la visitě suivante, il m'a attache sur une chaise avec des courroies de cuir et, pendant que l'infirmiere me tenait la téte, il m'a arraché les amygdales ä froid. Je le vois encore avec son sourire faux derriěre le miroir rond. De son trou, il regarde ma bouche ouverte empri-sonnée par le mors métallique. II essaie de me tromper, en disant que ca ne fera pas mal, qu'il faut étre un homme, qu'il y a des choses plus graves dans la vie. Mais ca fait trěs mal. Je räle en m'étouffant avec les pinces, je bave du sang. II me montre enfin une amyg-dale, triomphant. Au fond du crachoir émaillé, les taches rouges se mélangent aux caillots noirs qui brillent,aux gazes iode.es, aux .piqür-es de rouille, a u bleu foncé et sanguinolent ďune amygdale. Lautre n'est pas la; j'ai du ľavaler en toussant. C'a été terrible comme punition, mais ca m'a servi de lecon. Le plus drôle, c'est que mon frěre a subi le méme traitement, juste aprěs moi et sans savoir pourquoi. C'est la tradition chez nous: on punit toutes les pestes sans se de-mander ä qui la faute. ĹE PA VILLON DES MIROIRS 33 Le grand frěre n'est pas mediant, seulement il ne faut pas le provoquer. II semble méme un peu triste par moments,un peu perdu. C'est alors qu'il recherche ma compagnie pour jouer ou pour regarder la rue. Mes histoires l'agacent, l'ennuient; il perd vite intérét et il veut les changer ä sa facon pour que ca fasse plus beau. Je résiste un peu et puis je le laisse faire, sachant bien que ce n'est plus de mon histoire qu'on est en train de parier. Ca ne fait rien. Le temps passe malgré tout pour moi aussi. II fait la méme chose quand on joue, mélangeant tout chaque fois, sans méthode: les soldats avec les animaux, les automobiles avec les navires, comme s'il n'était pas capable de se concentrer et de suivre une seule histoire. Děs qu'il a une envie, il faut la satisfaire aussitôt, et s'il veut que ses chevaux se proměnění parmi les avions, personne ne peut discuter. J'essaie de lui montrer que ca ne va pas ensemble. II répond qu'il n'y a pas assez d'autos dans les images découpées, alors qu'il y a de beaux chevaux ou des bicyclettes, des arbres de Noěl, n'importe quoi. II faut absolument que toutes ses images entrent dans le jeu. Et s'il se fache, il risque de me frapper. Mais surtout il va arréter sur-le-champ de jouer, ce qui est pire. II est incapable de s'absorber dans quelque chose comme moi, íl ne prend rien au sé-rieux. C'est pour ca que nos jeux ne durent jamais longtemps. II a appris ä me faire marcher, peut-étre en me regardant jouer tout seul. II sait que j'ai du :plaisir méme si 9a paraít bete aux yeux des autres. C'est plus fort que moi. Cela m'agace, bien sür, et parfois je sou-haite étre aussi dégagé que lui: étre capable d'inter-rompre un jeu seulement parce que l'autre ne veut pas me donner une de ses images. Je me dis que la pro-chaine fois je vais le surprendre. Mais c'est toujours lui qui se désintéresse le premier. Ou bien c'est moi qui lui 34 LE PAVILLON DESMIROIRS en donne le pretexte, en refusant de céder mes choses, bétement, ou ďéchanger. Pourtant cest lui qui a le premier choix en tout. Parce qu'il est le plus vieux, mon pere le repete souvent. Cest comme ca dans la vie; c'est lui qui aura ía responsabilité de la familíe si jamais les parents ne sont plus lá. Pas maíntenant, i! est encore trop petit et ce sont les tantes ou la bonne qui nous disent quoi faire quand les autres sorient. Mais plus tard. Et il va faire de grandes choses, tout le monde le saif. II est done normal qu'il choisisse le premier. De toute facon, quand il ne veut plus ses choses, il me les donne, n'est-ce pas ? Pour ses vieux vétements, q.a ne me fait rien, mais pour les images et les boítes de cigares, je fais sem-blant de ne pas étre décu. J'apporte beaucoup de boítes pareiiles, et des collections enormes de capsules de biěre, comme ca je ne sors pas perdant au moment du partage. Pour les images, cest un peu plus difficile parce que les revues sont rares chez nous. Rien que des choses ďamour, des photoromans ou des trues de mode. Ma mere copie les robes des revues pour ses clientes ou eile sen inspire pour en inventer de nouvelles; c'est pour ca qu'il ne faut pas les découper. On finit cependant par hériter des photoromans une fois qu'ils ont été Jus et re-lus, plies, froissés, prétés ä toutes les voisines, découpés si les hommes sont beaux, embrassés, roulés pour tuer les mouches, regardés encore lorsqu'il n'y en a pas d'au-tres, mis par terre au moment de cirer le plancher, -e-t lorsqu'il reste des pages aprěs que Maria a fini de couper le poisson sur le comptoir de la cuisine. Nous avons ainsi peu d'images. Et ce ne sont pas toujours des choses pour les enfants car les tantes n'aiment ni la guerre, ni les bétes, ni le cirque, ní les camions, ni les bandits. Elles n'aiment que les hommes qui embrassent les femmes, les filles qui pleurent, les femmes qui se maquillent, les ĹE PA VILLON DES MIROIRS 35 histoires de bébés. Mon pere nachěte pas de revues; il dit que c'est juste pour les femmes paresseuses et déver-gondées. II ne lit que le journal du dimanche. Parfois, j'apporte des revues ramassées dans le bar, ou dont le commis des tabacs ne veut plus. Mos collections s'enrichissent alors d'images de chevaux de course, de camions, de policiers et de gens tués. Ou bien les clientes de ma mere nous laissent des illustres qu'elles ont déjä lus, mais qui malheureusernent subisseni le méme sort que les photoromans avant d'etre soumis ä nos ciseaux. Les bonnes images sont done précieuses, et le moment du choix est trěs tendu. Je cache mes intentions, sinon mon frěre va choisir les meines images que moi, J'ai aussi appris ä me montrer contraria, boudeur, méme si je suis trěs content de ce que j'ai obtenu. Sinon il decide qu'il faut refaire le partage. Souvent, la encore je m'oublie. Je me mets ä admirer mes nouvelles images, ä raconter des choses qui me viennent ä la íéte, et du coup il se rend compte qu'il a été leurré. Le plus drôle, c'est que je me mets ä aimer mes images děs que le choix est fait. Je ne sais pas ce qui se passe mais, aus-sitôt qu'elles entrent dans ma collection, tout semble s'harmoniser, comme si j'avais justement attendu ces nouvelles images pour que mes histoires soient plus belles. Lui, il n'est pas aussi heureux; la preuve, c'est qu'il veut faire des échanges quand je me mets ä jouer. Alors, je m'emporte, je ne peux plus.échanger. Ca va dé-pareiller ma collection; et les images qu'il m'offre ne ca-drent pas tout ä fait avec les míennes. Elles finissent tout de merne par cadrer s'il m'oblige ä les échanger, ou s'il se met ä pleurer et que ma mere intervíent en méían-geant toutes nos collections pour partager ä nouveau, équitablement. Parfois je suis si frustré que je passe di-rectement aux coups de poing, engageant une bagarre 30 LE PAVILLON DES MIROIRS qui nous attirera les foudres des femmes. Le pire, c'est qu'en nous punissant elíes déchirent parfois toutes nos images. Et ce n'était pas ca que je vouiais. Je n etais méme pas si fäché que ca; j'ai seulement exagéré ma rage pour me donner íe courage de le frapper. Ces bétíses-lä m'agacent car j'ai ľimpression d'aimer plus mes choses que lui les siennes. Nos jeux finissent done toujours par des disputes et des deceptions. lis entrecoupent de longues périodes d'ennui, chacun seui dans son coin, méme lorsque nous regardons ensemble par la fenétre. Regarder la rue de notre troisiěme étage est d'ailleurs ľactivité ä laquelle tout le monde s'adonne le plus fréquemment. Sauf Maria, qui peut le faire uniquement si eíle a fini son travail ä la cuisine et si ma mere oublie de lui donner d'autres choses ä faire. La venue est trěs large, avec une circulation intense et il y a souvent des accidents. Je peux passer des heures ä compter les automobiles, ou ä tirer avec mes doigts sur toutes les voitures rouges. Mon frěre tire aussi de son côté, mais il compte toujours pius d'autos rouges que moi, Je dis qui! triche; il répond en criant qu'íl y avait bien une auto rouge, ou parfois merne deux ou trois autres. Pendant que je discute, il continue ä tirer en augmentant ses points. II triche éga-lement lorsque nous tirons sur les passagers dans les dé-capotables, en comptant plus de gens qu'il n'y en a, en additionnant trop vite pour que je puisse suivre. Et si je vois avant lui une voiture pleine de passagers, Ü tire en méme temps que moi, sous pretexte que j'avais mal vise et que les gens étaient seuiement blesses. Pour lui, ce qui compte, c'est de gagner, pas de jouer. Mon frěre est en fait totalement different de moi, ä commencer par sa couleur. 11 est plutôt rouge comme mon pere, plus bíanc aussí; ses yeux sont verts et il L.E PAVILLON DBS MIROIRS 37 transpire beaucoup. Nous sommes de la méme taille, mais il est plus fort, plus gros. C'est parce que ma mere me compare ä lui quelle n'arréte pas de dire que je vais mourir tuberculeux. Elle a une veritable obsession de la tuberculose, méme si personne ne sait au juste ce quest la tuberculose. Pour eile, je suis maigre, pale; et comme eile me voit un peu réveur, eile concíut que je suis malade. C'est vrai que ma peau et mes yeux sont plus foncés. Tout le monde m'appelle -sie Noir*. Longtemps ca m'a írrité. Puis je me suis habiíué. Maintenant, j'éprouve merne une sorte de fierté, comme si noir voulait dire en fait quel que chose de tendre, de special. C'est que je sais trěs bien que je ne suis pas noir. En tout cas, pas comme les Noires de la cuisine. C'est le méme mot mais ca ne veut pas dire la méme chose dans ma téte. Quand mon pere m'appelle «le Noir*, ca n'a rien ä voir avec ce qu'il veut dire lorsqu'ií affirme que les Noirs sont comme des bétes. Ma mere par contre dit «negre» au lieu de «Noir» si eile veut parier des Noirs. Eile ajoute: «Le negre, lors-qu'il ne saíit pas ä ľentrée, salit ä la sortie.» Ce n est pas facile ä comprendre puisque toutes ses amies noires ne sont pas des něgres; eile les aime beaucoup et les res-pecte. Negre, c'est pour celíeS quelle naime pas, comme peste, démon, diable, sorcier, Satan, chose mauvaise, dé-vergondé, crux credo, Vierge Marie, syphilitique, fils de chien, rachitique, miserable. Si eile me court aprěs avec le fouet et que je réussisse ä m'échapper, alors eile peut m'appeler «negre», plutôt «petit negre*: «Viens icí petit negre, dévergondé, tu veux tuer ta mere, hein, peste sale?» «Tuberculeux», c'est pour quand eile s'irrite ä cause de ma toux. Elle ne peut pas supporter que je tousse, méme si c'est en avalant de travers. Les autres peuvent tousser ä volonte. 38 iE PAVILLON DES MIROIRS Mon pere ne m'appelle jamais «negre», et son «Noir* est assez agréable á entendre; je sais alors que je peux i'approcher, qu'ii veut me montrer quelque chose d'inté-ressant, ou qu'il veut me consoler. H est ďailíeurs trěs fier qu'il n'y ait pas de negre dans sa famille, et il íe repete souvent pour agacer ma mere. Cest un homme grand et fort, blond, les yeux bleus, moustache en brosse, et que les voisins appellent «1'Allemand». II aime bien raconter tout ce qu'il fait de different des Noirs et des mulátres; il dít qu'ils travaillent comme des cochons. Tandis que, lui, il est ouvríer qualifié, électricien; il sait méme réparer les postes de radio. II est capable de lire des livres, il a une belle écriture et une signature toute compliquée. II n'a pas pu étudier longtemps parce que sa famille ľa mis ä la porte quand son pere est mort, et que sa mere voulait se remarier. Mais il n'a pas fait comme les něgres, Íl a étudié par correspondance, ce qui est peut-étre mieux parce qu'on doit apprendre tout seui; on ne recoit pas tout.deja mäché dans la bouche comme les paresseux. Touš les voisins le respectent; seules les tantes disent du mal de lui en son absence. Ma mere est bien plus petite que lui, presque plus petite que nous, et c'est plutôt eile qu'on devrait appeler «la Noire». Elle se maquille beaucoup pour sortir, avec des couleurs éclatantes qui font ressortir ses cheveux foncés. Les tantes et ses amies disent quelle est gitane; ca la rend toute souriante, fiěre. Je ne comprends pas ca_ non plus, car elie me menace souvent avec les gitanes, en disant qu'elles volent les mauvais enfants et qu'elles lisent l'avenir dans les íntestins ouverts des bébés. Chaque fois qu'une gitane passe pres de nous dans la rue, ma mere ľarréte pour bavarder, sans faire attention ä nous. Lili s'approche ä son tour, méme si eile a le bébé dans les bras. Les gitanes sont encore plus foncées que iE PAVILLON DES MIROIRS 39 ma mere; elles sont sales et vont nu-pieds, mais ne sem-blent pas s'occuper des enfants. Elles en ont beaucoup elles-mémes, des filles surtout, qui entourent ma mere et les tantes pour participer aux sorcelíeries. Peut-étre que íeurs petits garoons sont manges tout de suite, ou qu'on les garde bien enfermés en attendant le moment de re-garder dans leurs boyaux. Comme dans l'histoire du petit Hans, que les tantes aiment raconter souvent pour prouver qu'on peut vraiment abandonner les garcons niéchants, et ne plus revenir les chercher. Mon pere se fache quand il entend cette histoire, et il me dit que ce sont des mensonges de femmes, qu'on peut recevoir des raclées, c'est pour notre bien, mais qu'il ne va pas laisser les femmes nous abandonner. Que c'est défendu: suffit d'appeler la police et elles vont en prison. Mon frěre dit la méme chose; il !e dit aussi aux femmes parce qu'il na pas peur. II menace de tout raconter ä mon pere et elles se mettent ä crier, mais sans le punir. je me sens quand méme concerné par ces menaces. Je suis certain qu'elles ne donneront jamais mon frěre aux gitanes, puisqu'il va se mettre ä crier et qu'apres mon pere va tuer tout le monde. Le bébé non plus; elles ľaiment trop, et Lili a besoin de lui pour rester en bonnes relations avec saint Antoine. Mais si jamais elles décident de me donner, je ne sais pas ce que je pourrais faire. Alors, j evite de trop m'approcher des gitanes. Je les regarde de loin, prét ä m'enfuir en courant. Je crains aussi les clochards parce qu'ils attrapent les enfants et les emportent dans leurs sacs pleins de vieux journaux. Mais ils sont moins dangereux pour moi, car les femmes ne s'en approchent pas non plus; elles en ont peur. Je ne les aime pas, mais jen ai moins peur que des gitanes. Si je íes regarde attentivement, ils me semblent un peu tristes, ou bien ils se mettent ä rire et ä 40 l£ PÁ VILLON DES MIROIRS faire de drôles de grimaces. H y en a qui cherchent ä m'amuser, comme celui qui boit au fond du bar et qui m'a déjä donne des revues. II reste lä longtemps aprěs avoir vidé son verre, en attendant que le Portugais du comptoir ou qu'un client lui en offre un autre. Paribis, il se met ä chanter. S'il nest pas trop ivre et s'il ne pisse pas ä terre, les gens lui foutent ia paix. Lui aussi, il a un sac plein de vieux journaux. Mon frěre n'aime pas sortir le soir, et de toute facon íes tantes préfěrent qu'il ne vienne pas. 11 est trop presse, ne sait pas attendre. Aussitôt dehors, ií veut déjä rece-voir ce qu'on lui a promts pour qu'il se tienne tranquilie. Ou il veut quelque chose d'autre, tout de suite. U n'aime pas le bar parce que cest trop sale; et s'il faut marcher, il veut déjä rentrer parce qui! est fatigue. Si Lili se fache, il menace de tout raconter ä la maison; ca la rend ner-veuse, et ses amis de mauvaise humeur. fi ne sait pas se promener. II demande tout le temps ou on va, si c'est encore loin, pourquoi il faut y aller, qu'est-ce qu'il y a de si drôle... II emmerde expres puisqu'il sait trěs bien qu'on ne va jamais nulle part. On ne fait que se balader pour passer le temps. Et s'il nous accompagne, ce n'est pas bon pour moi non plus parce qu'alors 1'ambiance se fait lourde. Le bébé ne vient pas parce qu'il est petit et qu'il encombre. Ma mere dit qu'on pourrait penser que c'est le fíls ä Lili, et que fa ferait pute. J'y vais seul. Comme Maria participe aussi ä la conversation, je suis vite oubíié. Si je les suis sans dévier ni trainer, et si je n'ouvre pas la bouche, personne ne se fache. Elles aiment aller vers la place Tiradentes, en traver-sant ľavenue et en suivant le chemin du tramway par la rue An dra das. C'est une rue étroíte, mal éclairée, bor-dée de vieilles maisons portugaises. Le soir, les bars sont presque vides, avec des clients paresseux qui dégustent LE PAVILLON DES MIROIRS 41 encore quelques biěres avant de rentrer. Elles s'arrétent ici et lä pour bavarder avec des amies qui se joignent parfois ä la promenade. Ou bien on rencontre un groupe d'hommes, et elles se perdent en presentations, en rires, en regards ennuyés mais trěs scrutateurs, avec une nervositě croissante et beaucoup de jalousie. Alors c'est rate pour moi car on n'ira pas loin. Je reste lä, en attendant ďétre complětement oubíié, puis je vais m'as-seoir sur le trottoir pour regarder les blattes et les rats / qui sortent du caniveau. Quand les hommes les invitení /■ dans un bar, c'est mieux, ä cause des gens intéressants qui racontent des histoires ou qui abandonnent des revues pleines ďímages. On m'offre parfois de ía biěre su-crée; les femmes sont contentes et elles acceptent des verres ä leur tour. Pendant qu'ils s'amusent, je remplis mes poches de capsules, ou je ramasse des sous-verre qui, le lendemain, deviendront des soucoupes volantes en partance de notre fenětre. Leurs amis ne sont pas fameux. Rien d'autre ne semble les intéresser que de parier ďamour, ou de faire des remarques sur la beauté des femmes, íeurs cheveux, et d'aufres histoires idiotes. Trěs rarement des commen-taires víte escamotés sur le football. Fauí pas déplaire aux femmes. Ce sont des commis, des garcons de table ďautres bars, rien ďexcitant. II n'y a ni marin ni pilote, pas meme des débardeurs, des contrebandiers, des ban- / dits. Surtout pas de pompiers ou de policiers. Alors ils nont rien ä raconter. lis se regardent et sourient, en attendant que la soirée passe ou qu'un miracle arrive. Mes tantes adorent ca. Lorsqu'elles ne rencontrent personne, la promenade peut étre plus longue. C'est clair qu'elles trouvent ca moins interessant. Je vois leurs regards qui cherchent partout, avides, au lieu de se divertir avec le paysage, 42 1,E PA VILLON DES MIROIRS avec les poubelles qui débordent, les chats qui chassent ou les couples qui se frottent dans íes entrees sombres, Peu importe, ca m'amuse de sortir de la maison. Et plus cest loin, mieux cest. Au bout de la rue Andradas, il y a la petite place Sao Francisco dont je sais qu'on approche juste en sentant sa forte odeur de café. II y a lä un bar ou ľon torréfie ie café avant de le servir au comptoir; il parfume les alentours méme lorsqu'il est fermé. Cet endroit me fait penser ä mon pere: il s'y arréte chaque fois pour boire quelques tasses en fumant sa cigarette, trěs lentement, le regard distrait vers les tramways qui passent. II est bien different des femmes dans sa facon de regarder íes choses. Leurs regards ä elles ne sont jamais désíntéres-sés, comme si tout ce qui existe devait servir de miroir. Nous continuons notre balade en bífurquant sur la rue des theatres, pour voir les gens bien habillés qui sor-tent des representations. Cest une rue plus large, illumi-née et décorée par les affiches des salles de spectacle, oü on voit des costumes exotiques, des Smokings, et oú puí-lulent les travestis. Les femmes ne s'arrétent pas; cette rue n'est qu'un lieu de passage pour nous, histoire d'ali-menter le réve. Elles paraissent génées de leurs robes qui ne paient pas de mine sous ces lumiěres scin-tillantes. Leur objectif est la place Tiradentes, un peu plus loin, lieu de dancings populaires, de femmes en costumes trop serrés et au maquilSage violet rehaussant íe teint mulätre. Cest une grande place pleine de bars ouverts toute la nuit, avec sa legion de marins, de sol-dats et de vagabonds. Ici les lumiěres sont moins crues, mais la musique des orchestres de danse rechauffe l'at-mosphěre. Tous les bancs sont occupés; méme sur le ga-zon autour de la statue du martyr, il y a des gens assis, d'autres couches, des couples et des groupes de clo- ĹE PAVILLON DES MIROIRS 43 chards. Les bonnes et les cuisiniěres des alentours s'y donnent rendez-vous pour se montrer. Mes tantes cher-chent aussi ä plonger dans ce monde, timidement, dans l'espoir de se faire des amis qui íes aměneront danser. On se croirait dans une fěte foraine, avec des orgues de barbarie, des marchands ambulants de pop-corn, de ca-cahuětes griilées, de barbe-ä-papa, de gíaces aux cou-leurs surnaturelles, dont ľodeur rehausse la senteur des aisselíes sucrées par les parfums bon marché. Sous la íumiěre des lampes ä acetyléne, la vaseline brülee des chevelures lissées au fer chaud prend un reflet verdätre, donnant un aspect de masque mortuaire aux visages trop poudrés. Beaucoup ďhommes sont en uniforme, méme les pompiers et les facteurs, puisque cest comme ca que íes femmes les trouvent plus beaux. D'autres pa-voisent avec des costumes blancs, des chapeaux et de larges cravates multicolores. Mais la plupart passent inapercus, leurs habits se confondant avec la lumiěre nocturne et la grisaille des maisons. Ici et lá des lampes rouges ou bleues annoncent les dancings par un halo blafard sur les feuilles des arbres. La foule se déplace nonchalamment. Parfois un ivrogne passe auprěs de moi en clamant des obscénités, ou une folle, ou un clo-chard qui me montre sa face pleine de suie sous les cheveux collés de graisse. Des badauds fatigues et des mendiants dorment sur les bancs. Je finis aussi par m'as-spupir dans un coin. Ensuite les femmes me raménent ä la maison comme un somnambule. 4 T"\ ěs que les couleurs arrivent ä mes yeux dans le \-S coin sombre de ľatelier, le passé se met á danser dans mon esprit Comme lorsque je fermais hs yeux dans mon lit, au retour des promenades. Parmí ces es-paces glacés qui m'entourent, il mest d'autant plus facile de m'abandonner ä ces voyages imaginaires. Mainte-nant que je sais dompter les images en leur donnant une forme plastique, je peux davantage en tirer profit. Cela na pas été facile au debut. Surtout que je suis arrive en pensant que c'était provisoire, pour faire un peu d'argent et repartir. Cest ce que je me disais. Id, ä 1'étranger. je n'ai méme pas vu passer les premiers hi-vers; tout était si nouveau, si confortable, tranquille. Je me suis laissé aller ä cette ambiance detendues blanches. Comme je venais du tourbillon, ce calme m'a sé-duit. Peu ä peu cependant, un processus insolite s'est mis en marche, discret et extrémement efficace: accepter d'etre étranger, exile. Considérer toutes choses comme provisoires, etre autre derriere mes apparences, me perdre dans ces rues propres et presque désertes, pármi ces gens qui m'étaient inconnus. Tolérer que les choses autour de moi ne soient pas les vraies choses, qu'elles soient autres que ce qu'elles sont pour moi. Lentement, en m'habituant, sans passages brusques, puisque de fait L.E PAVILLON DES MIROIRS 45 j'étais leur étranger. Presque comme des vacances, en attendant un peu et encore un peu plus. Je me revois ä la sortie de ľaéroport, metonnant de la taille enorme des automobiles, de i'apparence moderne de cette grande ville oü je pouvais enfin me perdre, passer inapercu. Rien ne m'y attachait, aucun souvenir, au-cune souffrance. Ľétranger porte un masque ďappa-rence anodine pour étre accepté, pour qu'on le laísse en paix. II n'est pas sur des autres, ni prét ä abandonner sa nature profonde. H joue un jeu pour s'intégrer. Par ľori-fice des orbites il essaie ďapprendre ä son corps cette danse qu'il singe mais qu'ií ne ressent pas. Tel un negre sur une patinoire, je m'agitais, maladroit et déséquiíibré, cherchant ä ne pas étre ridicule ä leurs yeux. Rien que pour un certain temps, en attendant que les choses se tassent lä-bas. Ľexil m'a alors permis de découvrir que je ne souf-frais pas comme les autres, qu'au contraire j'avais tou-jours été étranger, partout. Possédant le mimétísme spontane des ětres de nulle part, j'enfílaís la carapace protectrice derriěre laquelíe je pouvais regarder ä loísir et collectionner mes visions, je me suis ainsi mís ä glis-ser peu ä peu, sans en prendre conscience, content seu-lement de glisser, ďobéir ä cette tendance naturelle. Un retour en quelque sorte du petit garcon curieux ďautre-fois. Sauf que le monde perdait désormais de sa substance. IÍ m'apparaissait toujours comme un spectacle continuel, certes, mais chaque fois plus pauvre compare aux images de mon esprit. Ces derníěres semblaient gagner de ľautonomíe, se combinant entre elles pour en former de nouvelles, s'imposant comme une algebře au long de toutes ces années. Peut-étre que le prolongemení des vacances en exil a pu accentuer le processus, ou le rendre définitíí par 46 iE PAVILLON DES MIROIRS l'effet d'une deprivation sensorielle. Cest ce que je me disais au debut, soucieux encore d'appartenir a la société de mes semblables, engage et compatissant. Plus main-tenant. Je me suis mis ä ľécoute exclusive de mes images, mabandonnant ä leur charme dans ľespoir de retrouver quelque chose de palpable. Je consacre tout mon temps et mes biens ä cette activité qui peut pa-raitre absurde. Mais rien d'autre n'a pu capter mon inté-rét dans ce nouveau pays. On dirait que, sans en etre conscient, je suis venu id pour retrouver une solitude propíce ä mes reveries, pour donner libre cours ä mon passé. Avec le temps et le savoir-faire, mes tableaux sont devenus de plus en plus grands. Autrefois je devais encore appreridre le metier, me batíre avec les images qui se dérobaient en me hantant. J'étais trop prisonnier de la realite environnante, je cherchais a copier les choses au lieu de les fuir. Mais lentement, ä mesure que je me dépouillaís de mes apparences, les tableaux ont pris forme. lis se sont structures de maniere plus complexe, se transíormant en réseaux serrés d'images en interaction, prétes á déborder les dimensions de mes premieres tentatives. Les surfaces se sont agrandies, se multipliant souvent en plusieurs panneaux trop grands pour étre assembles dans mon espace trop restreint. Aujourďhui ces images extériorisées encombrent toute la place, ľeffet est schizophrene et je ne peux pas en disposer. J'ai déjä eu ľidée de les détruíre, tous ces tableaux, évidemment. Parce que j'en détruis plusieurs, chaque fois que ľun ďeux secarte de ľimage originale. Surtout au debut, j'en. détruisais trěs souvent. Cest d'aií-leurs trěs agréable de peindre sur un panneau apprété par une peinture que je n'aime pas. Ca donne du mordant ä la surface. Puis je les tourne contre le mur pour Le pa villon des miroirs 47 qu'ils arréíent de me tourmenter. Ľimage est alors captive, épinglée, étiquetée, comme un rat qui n'est plus nuisibíe, domestiqué presque, mais surtout privé de vie sur un présentoir, sous la mention ratus ratus, ou ratus norvegtcus. Je les cache et je les conserve comme souvenir de ce qui tut. Si mes tableaux ne se vendent pas, ce nést pas la faute du public, bien sür. Ni de personne ďailleurs. Je suis le premier ä reconnaitre qu'ils sont étranges, peu décoratife, trop agressifs. Et pourquoi done quelqu'un qui n'est pas hanté par mes images serait-il oblige de les re-garder, ou de les exposer chez íui ? J'ai decide tout seul de ies faire; on ne m'a jamais encourage dans ce sens, bien au contraire. Un tableau, ce n'est pas comme un poěme que ľon peut lire et oublier lorsque notre etat in-time se modifie. Un tableau, cest un objet; il s'imprime dans le quotidien et s'impose k notre regard. II faut aussi le posséder, cet objet encombrant qui coüte eher et qui ne va pas forcément avec les couleurs des rídeaux. Je sais tout ca et je m'en flehe. Autrefois j'avais encore des velléités de communication et j'acceptais de les montrer. Mais c'était toujours la méme deception, pour moi et pour les autres. lis ne s'attendaient pas ä ces visages qui hurient, ä ces mains enormes, ces yeux qui regardent. Tout mon peuple maigre, excessif, torture se meťtait ä danser malgré moi, rendant le dessin plus obsessif et les diagonales plus nerveuses. Et ce manque de nébuíeux qui ne laisse pas de lieu de fuite, qui viole le regard comme une affiche de police. Tout génaŕt mes visiteurs. Je me sentais encore plus mal ä ľaise de devoir expli-quer les legendes ou les references historiques que personne ne connaissait, les citations de poěmes que personne n'avait lus. Leurs commentaires étaient déplacés, avec des silences lourds comme lorsque quelqu'un n'ose 48 iE PA VILLON DES MIROIRS pas demander oü sont les toilettes. Le pire, cetaient les reflexions béates sur íe malheur des pauvres gens, sur le tiers monde ou, lorsque trop angoissés, ils poussaient la bienséance jusqu a suggérer des interpretations sauvages sur ma propre personne. Trěs penible, en effet. Je ne sais pas vraiment quoi faire dans ces situations, quand je dois arréter de parier, si je dois montrer d'au-tres tableaux, comment je devrais abréger la visitě. Heu-reusement que les gens savent réagir, qu'ils sont mon-dains, jouant avec le regard et le corps pour changer de sujet, s'extasiant sur tin objet quelconque de mon atelier pour dévier des tableaux. Ou aiors sachant que je viens de lä-bas, ils bifurquent sur le carnaval ou la samba: - Les belles plages, hein ? Voilk tout, mon vieux; faut pas sen faire... Les tristes tropiques. J'ai déjä passé une semaine ä Acapulco, ou en Jamai'que, ou a un Club Mé-díterranée, je ne m'en souviens plus... en tout cas, des gens trěs gentils, des enfants merveilleux qui vendent du jus ä la plage. liens, mon beau-frěre a adopté une petite Chinoise. II faut surtout savoir marchanden Děs qu'ils voient que tu es étranger, ils augmentent les prix. Mais íä-bas on ne voyait pas de misěre ni de mendiants. Le soleil tout le temps, la boisson ä volonte, leur joie de vivre dans la danse... Que répondreľ Leur casser la gueuíe, me mettre ä faire quelques pas de samba, ou violer sur-le-champ la femme du visiteur qui me regarde avec une envie ďuri-ner? C'est un dur metier, ľ exil. 5 Chez nous ľambiance est lourde, visqueuse, avec une menace qui plane toujours dans lain Les disputes ne changent rien ä la routine, elles en font partie. Mon pere travaille beaucoup et nest presque jamais lä; il sort tôt le matin et ne revient que tard dans la nuit. Les gens de la maíson ne se parlent pas de la journée. Puis nous allons dormir. On me reveille parce qu'il faut faire les lits. Maria me donne un morceau de pain en guise de petit dejeuner, et ľennui recommence jusqu'au soir. Je ne sais pas au juste ce que font les autres, ä com-mencer par mon pere. Chaque fois qu'il sort, c'est pour aller travailler, méme s'il est bien habillé et qu'il met son chapeau blanc, en nous embrassant, sans tenir compte des injures de ma mere. Elle crie parfois qu'il va voir sa pute. Ma mere, eile sort seulement pour sortir, seule ou avec ses amies, en nous disant de rester bien sages, de ne pas causer de soutis. Elle se maquilie avec eníhou-siasme et arrange soigneusement ses cheveux, sa robe et ses seins qui débordent. Souvent nous dormons lors-qu'ils rentrent Si eile ne sort pas, ses amies peuvent ve-nir essayer les robes quelle leur fait, ou bien des clien-tes, qui finissent aussi par devenir des amies et par sortir avec eile. Lá encore, il faut rester sages parce que les clientes n'aiment pas le bruit, Ses amies sont aussi trěs 50 iE PAVILLON DES MIROIRS niaquiüees et parfumées. En les regardant de pres, je peux voir ia couclie de fard qui craque aux plis du visage, les poils de la moustache qu'elles blanchissent au peroxyde, les coulures de crayon noir qui se mélangent ä la sueur et noircissent encore plus les poches sous les yeux. II arrive qu'elles décident de se maquiller ä nou-veau, ou ďapprendre ä Lili comment faire pour paraítre plus femme. Le résultat final depend un peu de cha-cune, raais ca fait toujours un peu comme les clowns du cirque, ou comme les gens mediants pendant le carna-val. Elles se déshabillent pour essayer les robes, et en profitent pour montrer les marques bleues qui cons-tellent leurs cuisses ou pour comparer leurs culottes. Les pires sont celles qui aiment m'embrasser. De vraies sorciěres. Elles commencent par me palper avec leurs mains aux ongles recourbés, puis m'attrapent solidement. Pris au dépourvu, je subis la vision effrayante de leur visage qui s'écrase contre le mien en le barbouillant de rouge ä lěvres, je sens leur langue qui mouiüe, l'haleine lourde et acide. íl y en a une qui a lair complětement folle; eile se met ä crier et ä chanter děs quelle arrive. Sa bouche gigantesque laisse voir denormes dents en or. Et eile lěche sans cesse la peinture de ses lěvres en ľétalant sur son menton. Ma mere la respecte et la laisse faire, méme lorsqu'elle se met ä beugler des refrains publici-taires de la radio mélés ä des airs ďopéra. En plus, cette folle adore me faire peur en me fixant avec ses yeux mediants, quelle sait faire bouger au méme rythme que sa langue. Une fois eile a sorti son sein tout ridé et m'a couru aprěs, en disant quelle voulait me faire téter. D'autres sont moins bavardes et trěs sěches, lair severe et presse, jetant par terre les robes dont elles ne sont pas contentes. Celles-lä ne veulent pas nous voir parce qu'elles n'aiment pas les enfants. On nous en- lE PAVILLON DES MIROIRS 5-í ferine dans la chambre. Parfois, nous sommes refoulés dans la cuisine, quand elles viennent avec leurs messieurs et qu'elles préfěrent essayer les robes dans la chambre ä coucher. Cest comme ca, les amies de ma mere. Elles se joi-gnent aux tantes pour prendre le café et pour parier des hommes qu'elles connaissent. Je n'ai jamais vu la pute de mon pere puisqu'elle ne vient pas chez nous. J'ai méme de la difficuíté ä imaginer comment eile est, mais je aois quelle est belle et quelle n'a pas besoin de se maquiller. En tout cas, ma mere et mes tantes ne ľai-ment pas. Le monde de mon pere est bien different. Son atelier est plein de choses interessantes. Des fils partout, des outils et des pieces électriques éparpillés, des resistances en mica qui brilíent comme des bijoux. Cest un vrais fouilis de boítes et de lampes, de radios éventrées, ďappareils empílés les uns sur les autres. Quand il est lä, il parle encore moins, trěs concentre, penché sur son travail, avec ses rares cheveux défaits. II a un apprenti qui ľaide, un drôle de garcon au visage de singe, qui sourit tout le temps et qui n'a pas l'air trěs futé. J'y suis alle ä quelques reprises parce que ma mere et Lili vou-laient se promener aux environs de la place Republica. On y va encore plus souvent depuis qu'elles ont décou-vert un centre de spiritisme dans le méme immeuble que 1'atelier de mon pere. Cest lui qui en a parlé ä la maison, qui nous a décrit le bruit qu'Üs font la nuit, du-rant leurs ceremonies. II a raconté ces choses en riant parce qu'il ne croit pas aux histoires de macumba. Mais ces voisins ne le dérangent pas du tout parce que ce sont des gens pacifiques, qui ne tolěrent pas d'immora-lité chez eux; méme qu'ils ont fait appel ä ses services pour installer 1 eclairage dun autel plein d'images. 52 LE PAVILLON DES MlROIRS Ce récit a vite captive ma mere, ľamenant ä conclure que la place Repubíica est définitivement un bon endroit pour se promener. Elle na pas tort. Cest un pare trěs grand, plein d'arbres, juste en face de la gare centrale. Le soir, il est fréquenté par des couples qui s'embrassent ou qui se montent dessus, en ronflant et gémissant comme s'ils setouffaient. Beaucoup de clochards aussi, des filles qui attendent, des gens qui se reposent en buvant, et des vieilles qui donnent ä manger aux chats. Farce qu'il y a des chats partout, des chats maigres, un peu sauvages et nerveux ä force de fuir le vendeur de brochettes grillées. Tout le monde sait que c'est du chat grille; le vendeur ľannonce lui-méme en miauiant. Les clients pourtant se íěchent les doigts. On ne men a jamais donne parce que le chat transmet des maladies, et que de toute facon c'est un gaspillage de manger dans la rue si on a déjä soupé ä la maison. Ces grillades sur le charbon sentent si bon que les femmes s'arrétent souvent pour regarder avec en-vie, tout en faisant remarquer que c'est dégueulasse de manger ces sales betes. D'autres vendeurs ambulants s'installent autour, avec leurs lampes qui attirent une legion de papillons de nuit. Les couples viennent se res-taurer, puis ils retournent vers les buissons. Au debut, nous pouvions courir ä volonte dans le pare pendant que les femmes allaient au centre de spiritisme. Mon frěre n'aímait pas qu'elíes nous laissent seuls parce qu'il a peur des morts. Et des chats aussi, un peu, car ies chats mangent les morts. C'est qu'il y a souvent des morts dans ce pare, comme les clochards étendus, qui commencent ä puer en attendant le fourgon de la morgue. Ou des gens blesses dans des bagarres. J'ai méme vu une femme avec la jupe reíevée jusqu'au ventre, avec du sang noir entre les jambes; seule sa těte était recouverte ďun journal. Les gens restent autour ä LE PA VILLON DES MlROIRS 53 discuter, et personne ne nous empěche de regarder. C'est bien étrange un cadavre; ca ressemble ä quelqu'un qui dort, mais on voit bien qu'il est morí. Parfois c'est la position du corps qui est inhabituelle, la bouche ouverte d'une drôTe de maniere, les yeux quasi fermés ou on voit le blane un peu bleuätre. La couleur de leur peau aussi, grise et jaune sous la lueur des chandeües. Les morts m'ont toujours intéressé, plus encore que les chats ou les clochards. Chaque fois, il faut que j'aille voir, méme si je sais que je vais y penser tout le temps, et que, le soir, je vais avoir peur qu'il vienne me tirer les pieds. Mon frěre n'aime pas sen approcher; it dit que c'est dangereux, que les mouches viennent ensuite nous voler autour, et que c'est comme si nous avions touché le cadavre. Quand on y pense, c'est vrai que c'est un peu dégoútant. Mais je ne peux pas résister. C'est ďaílleurs en bonne partie ä cause des morts qu'il ne veut plus venir. Méme si quelquefois nous nous cachions bien comme il faut au fond d'un buisson pour voir les hommes montér les filles. Elíes se débattaient et j'avais peur qu'ils les étranglent ou qu'ils nous décou-vrent lá, ä espionner. Mon frěre a menace de tout racon-ter ä la maison si elles nous laissaient encore seuls. Alors il n'est plus venu, et ca a été pire pour moi. II faut désormais que j'attende dans le vestibule du centre de spiritisme. C'est une salle trěs grande, bien plus grande que 1'ate-lier de mon pere, dans laquelle ils ont aménagé un vestibule de fortune. Les demi-murs de planches sont bas et laissent passer les bruits. J'ai vraiment peur parce que les gens dans la salle se taisent, et que la voix rauque du prětre prend des intonations sinistres pour amadouer l'esprit qui sen vient. J'ai beau m'accroupir sous le banc, en me bouchant les oreilles et en fermant les yeux, le 54 iE PAVILLON DES MIR.0IR5 sommeil ne vient pas. J'entends méme le fantome lors-qu'Ü commence ä crier comme un vrai fantóme. Puis il faut que je regarde un peu, de peur qu'íl ne sorte de la salle pour venir m'attraper sous le banc. II y a les ombres des gens sur les murs, et ma mere dít souvení que les ombres des morts restent autour des vivants tant que ľesprit ne s'est pas vengé. Alors je pense aux morts du pare tout proche, qui savent que je les ai regardés, et qui me regardent maintenant pour se venger. Et voílä que les gens recommencent ä chanter, ou ä danser en ren-versant les chaises; les femmes críent, le prétre appelle encore d'autres esprits. Ca peut durer longtemps car chaque femme paye pour que le fantóme de son choix apparaisse, et des fantômes ä qui on n'a rien demandé se pointenťparfois ä ľimproviste. lis ont de drôles de voix, les esprits, pareilles aux gé-missements des hommes lorsqu'ils montent les filles dans le pare. Comme s'ils avaient envie de tousser mais que ca raclait dans leur gorge. Ca ne doit pas étre facile detre fantóme, et ca doit faire trěs mal. On le voit bien ä la facon qu'iís oní de crier. Ma mere dit que cest important de parier avec eux, qu'ils savent un tas de choses que nous ne savons pas, qu'ils peuvent nous aider, si nous les aidons ä notre tour, en priant et en faisant des choses de spiritisme. Mon pere pense que ce sont des histoires de femmes connes et de něgres ignorants. Elle n'aime pas qu'il parle comme ca des esprits, et eile ré-torque que cest pour ca qu'il est dans une merde pa-reille, que nous sommes tous dans la misěre. Cest difficile pour moi de comprendre. Nous ne sommes pas miserables comme les clochards, mais e'est certain qu'il y a quelque chose qui ne va pas bien chez nous. Accroupi sous le banc, je préfěre que les fantômes ne m'aident pas, qu'ils ne s'approchent pas. Dans ma tete, je LE PAVILLON DES MIROIRS 55 leur promets de prier pour eux s'ils me fouíent la paix. Je sais qu'ils sont méchants, tout en ombres qui se déro-bent pour faire peur, pour me surprendre. Les femmes au contraire paraissent aimer ces seances; elies en res-sortent toutes contentes, un peu excitées, avec l'envie de faire pipi. J'ai tellement peur quand je vais lä qu'ensuite je suis épuisé et je dors profondément durant la nuit. La fois suivante, j'y retourne encore car tout cela mature. Děs qu'elles me laissent seul, je me cache de nouveau sous le banc et tout recommence. Mon pere me rassure parfois, en imitant le bruit des esprits. II m'a dit que je ne dois pas croire non plus le Hvre avec des images de ľenfer, que ce sont des dessins pour faire peur aux gens. Des dessins trěs noirs, avec des montagnes, des írous, de ľeau et du feu, plein de fantômes et de demons qui les enfourchent. II sait que j'aime beaucoup ce livre, méme s'il ne faut pas parce que tous les gens sont deshabilles. II l'a cache le jour oú mon frěre a arraché une page, ä cause de ľogre. Mais de temps ä autre il me iaisse le regarder encore. Les ombres des images ressemblent aux ombres sur le mur dans le centre de spiritisme; íl fait trěs noir et les fantômes souf-frent beaucoup. Ma měře pense toujours que ce sont des photos de ľenfer, et eile a trěs peur de ce livre. Pas mon pere. II aime regarder les images méme s'il ne comprend pas trěs bien ce qui est raconté la-dedans. En tout cas, il est sür que ce sont des choses inventées par les cures, pour exploiter les femmes et les pousser ä aller ä la messe. Mon pere se moque de ma mere, mais il ne ľem-péche pas de faire ses choses de macumba. Elle prepare des paquets lorsqu'Ü n'est pas lä, en cachette parce qu'il n'aime pas le gaspillage. Avec la grosse Noire, eile 56 LE PAVILLON DES MIROIRS emballe des trues á manger, une bouteille de cachaga*, des cigares et des gáteaux, quelle fait bénir dans un autre centre de spiritisme. Puis eile va déposer son pa~ quet ä un carrefour de la ville, grossissant le nombre de paquets que les pauvres consacrent aux esprits. Ma mere explique que ce sont des offrandes pour demander quelque chose, des dépéches comme les gens les appel-lent; si les esprits sont contents, ils vont exaucer ses vceux. Mon pere trouve qu'il ne faut rien attendre d'esprits ivrognes, buveurs de cachaca. II ajoute que les femmes ne demandent jamais rien de bon pour personne, qu'elles ne veulent que se faire du mal les unes aux autres. Ma měře se fache aussi parce quelle sait que papa récupěre les bouteilles de cachaca et les cigares dans d'autres paquets qu'il trouve, surtout s'ils sont de sa marque préférée. Je ľa i déjä vu faire au cours de la promenade du dimanche, et rien de mal ne lui est arrive Seulement íl ne faut pas toucher ä la nourríture ni aux gáteaux, parce que les femmes les empoisonnent, ou elles mettent des saletés dedans. Cest vrai. Une fois, j'ai entendu ma mere demander ä la Noire de lui procurer un placenta pour faire une dépéche speciale au nom dune de ses amies. Je ne sais pas trop ce quest un placenta, mais ä leur facon den parier j'ai comprís que c'est une chose dégoutante, une espěce de pieuvre ou ďintes-tin. La voísine de la Noire avait attrapé un placenta et eile était tombée tres malade, toute maigre ä cause du sang qui coulait sans arret. On dit que celui qui donne un coup de pied dans un paquet de macumba va mou-rir dans ľannée. Mon pere n'est pas d'accord avec ca non plus; il m'a expliqué que ce sont des histoires pour éviter que tout le monde fasse des Urs au but avec les Eau-de-vie de canne ä Sucre. LE PA VILLON DES MIROIRS 57 dépéches. Parce que dans notre pays on a la passion du football, et ce n'est pas facile de résister ä un paquet bien place. Le pere et la mere ne sont d'accord sur presque rien. Mais les gens respectent les avis de mon pere, tandis que ma mere doit toujours attendre les Noires pour sa-voir quoi faire. Puis le pere sait réparer toutes sortes de choses: radios, grille-pain, coussins chauffants pour les femmes qui ont mal au ventre, lampes, cireuses de plancher, et méme auréoles lumineuses des statuettes de saints. íl sait aussi faire des piqüres quand on est malade. Les femmes de l'immeuble font appel ä ses services, comme ca elles n'ont pas besoin de montrer leurs fesses au commis de ia pharmacie, qui est complěte-ment tare. Une fois il m'a emmené chez une Portugaise parce que son marí n'était pas la et que ce n'étaít pas bien qu'il y aille tout seul. Cette femme habite un peu plus loin dans la rue; c'est un logis dans une cour intérieure trěs humide et pleine de cages ďoiseaux. La couleur vert-gris du stuc se méiangeait ä la mousse qui sortait des dalles du plancher et des pots de fleurs; avec Ia lu-miěre pále filtrant du plafond vitré, cetait comme dans une forét. Ca sentait les legumes bouillis et les cabinets. La Portugaise était jolie, mais eile parlait nerveusement parce quelle ne voulait pas que mon pere voie ses fesses. Elle voulait qu'il fasse la ptqüre ä travers sa cu-loíte bouffante. Mais il s'est fache. Elle a víte obéi. Dun air sérieux, il a chauffé ľaiguille pour la steriliser, sans méme regarder la robe de chambre qui était tres ouverte. Avec des gestes precis, íl a cassé ľampoule, remplí la se-ringue, fait jaillir quelques gouttes en l'air et imbibe le coton ďéther. La Portugaise s'est penchée sur la table comme pour recevoir une fessée, presque couchée. Elle 58 iE PAVILLON DES M1R0IRS a baissé sa culotte en dégageant un cul énorme. Plus blanc encore que ses jambes ä demi écartées, ef séparé par une fente noire, velue. 11 a täte les fesses pour cher-cher une prise solide, eí vian! Dans la chair. Elle souf-flait comme un fantome. Nouveau frottis, ei voilä qu'il lui flanque une tape refentissante sur lautre fesse. Au lieu de pleurer, la Portugaise s'est mise ä rire, contente, en se tournant vers lui avec touš ses poils noirs sur le ventre blanc. Et remontant lentement sa culotte, les yeux baíssés, eile a dit merci, ajoutant que ca n'avait pas fait mal, que ses piqüres éíaient bien bonnes. Ca m'a étonné quelle ne pleure pas, surtout aprěs la tape, mais cest comme ca, les femmes. Méme qu'eíle a voulu ďau-tres piqüres par la suite. Mais Íl y va désormais seul parce que maintenant il la connalt. Cetíe Portugaise n'a pas ľair trěs malade; pourtant ma měře dit qu eile est sy-phílitique. Le pire, cest la tuberculose. Trois frěres de ma mere sont morts tuberculeux; eile le repete souvent pour montrer qu'elle s'y connait. Et comme je tousse, eile pense que, moi aussi, je suis faibíe des poumons. Plus je tousse, pius eile se fache. La nuit, cest terrible; ca em-péche les autres de dormir et ca lui rappelie tout le temps que cest contagieux. Ses fréres aussi toussaient durant la nuit. Lorsque je ne tousse pas, je reste éveillé quand méme parce que ca metouffe, et alors je pense aux fantômes. Parfois, eile me secoue pour me donner du café avec du beurre, ce qui caime la toux, ou encore d'autres infusions trěs bonnes pour les poumons et qu'elle achěte dans les boutiques d'herbes comme le lui conseiilent ses amies. Elle a une passion pour les tisanes de toutes sortes, pour le foie, pour les intestins, pour la tele, contre les vers, le mauvais sang ou les influences des esprits. Méme si le gout est affreux, il est inutile de L.E PAVILLON DES MIROtRS 50 rechigner parce qu'elle s'arme de son fouet, en veritable sorciěre, pour nous protéger contre les maledictions de ľau-delä. A cause de ma tuberculose, j'ai droit ä tout un tas de choses speciales, des doubles doses de feuilles macérées, de peaux de poisson séchées, méme des trues si dégoútants que mon pere ľempéche parfois de m'en donner. Cest peut-étre grace ä touš ces remědes que ma santé est si bonne; ä part ma tuberculose, je ne suis jamais malade. Tandis que mon frěre et le bebe souffrent beaueoup de douleurs aux oreilles, au ventre ou de la fiěvre. Cest ä cause de la tuberculose que je connais si bien le dispensaire public, avec tous ces gens trěs malades. Je n'aime pas y aller, mais ma mere m'y oblige. Mes frěres viennent rarement parce que leur peau enfle aprěs le vaccin, prouvant qu'ils ne sont pas tuberculeux. La mienne non. j'ai beau gratter tant que je peux, rien ne s'infecte, pas la moindre rougeur. Ma měře dit que mon sang ne combat pas les microbes, que tout rentre dans moi sans que je réagisse. Les médedns lui répondent que ce n'est pas vrai, que je suis bien vacdné. Rien ne la convainc; et votlä qu'un mois plus tard eile me ramene pour un nouveau vaccin. Les médedns ne veulent plus me faire de B.C.G.; ils disent que ce n'est pas bon, que ce n'est pas de la vitamine, et ils se mettent en colěre lors-qu'ils la reconnaissent. Je redoute ces visites. Un vrai cauchemar. Elle me reveille tot le matin, déjä irritée parce qu'on va étre en retard. II ne faut rien manger. Je m'habille encore ä moitié endormi, et nous voííä en che-min pour prendre le tramway vers le port. Cest un beau voyage, avec un tas de choses ä voir, mais je reste ín-quieí. Pas que le vaccin fasse mai, non, je sais que cest superficíel; ca démange un peu, ía peau qui gonfíe n'est pas belie ä voir, mais e'est tout. Cest le dispensaire que Ó0 iE PAVILLON DES MIKOIRS je n'aíme pas. Peut-ětre qu'un jour iis vont lui donner raison et que je vais devoir rester lä, toute la vie, comme ses frěres qui ont été gardés au sanatorium jusqua leur mort. Je vois bien ä quel point eile est décue chaque fois que nous revenons ä la maison et que je ne suis pas as-sez tuberculeux pour les médecins. Alors, eile raconte partout que ce sont des vauriens, qu'ils ne soignent que les riches, qu'ils n'y connaissent rien. Suffit de me regarded Ca saute aux yeux que je suis comme ses frěres. Du coup, les gens me regardent avec crainte parce que je suis contagieux. Le dispensaire est toujours entouré d'une foule de miserables qui font la queue aux portes. Surtout des femmes et des enfants car les hommes ne sont pas sou-vent malades, sauf les vieux et les syphílitiques. Une fois qu'on entre, cest trěs sale; les couloirs sont trěs som-bres. Les portes vítrées laissent voir des salles ďattente remplies de regards souffrants et fatigues, de pleurs d'en-fants, de bébés rachŕtiques et verdatres que les měres al-laitent parfois de leurs seins flasques. Je peux observer ä loisir denormes pieds gonflés par la chaleur et les lon-gues marches, les orteils qui débordent des sandaíes / étroites, parfois rien que des moignons. Des vieiíles en masse, recroquevtllées, aux yeux vitreux, qui semblent pleurer continueílement en cachant leur toux dans des tissus froissés. Tout prend la teinte jaune pisse des murs carrelés. Les ínfirmiěres s'affairent, irritées contre les gens qui attendent. Aux relents dether, ďiode et de substances aměres se mélangent ceux de sueur, de moi-sissure et de methane des usines environnantes. De temps ä autre, un médecin passe, nonchalant, ľair supé-rieur, sans regarder personne. On doit attendre long-temps parce que íes numéros sont appelés trěs lente-ment, et que le nôtre n'est pas prét d'etre críé. Ma mere iE PAVILLON DESMIROIRS 6í - - __—— _____----___------____-------___---_ me plante íä et sen va voir les autres salles, ä la recherche' des ínfirmiěres quelle connaít et qui sont au couraní de mbn probléme. Elle fait plus confiance aux infirm/ěres parce que quelques-unes sont de son avis au sujet Ide la tuberculose. II y en a aussi qui peuvent me donr/er un B.C.G. en cachette, ou ďautres remědes encore/qui sont bons pour ies poumons mais que les mé-deqins ne connaissent pas. Chaque fois, cest le méme cirque. Ca finit par des discussions interminables entre má mere et le médecin. Nous repartons enfin, sans B.C.G. mais pleins de conseils sur le repos, la nourriture abondante, le soleil et les vitamines. Ma mere boude ppndant que je cache mon soulagement derríěre des airs de grand malade, pour lui donner raison. Et bouche cousue, histoire de passer inapercu, car eile croit que je risque d'infecter tout le monde. Tout ce qui compte pour moi, c'est de reprendre le trartiway dans la direction opposée. lis sont grands, les tramways, verts et rempHs ä craquer de grappes hu-mairí\es accrochées un peu partout. Les marches sont hautes, difficiles ä montér, et íl faut faire vite parce que le conducteur n'attend pas longtemps aux arrets. Des mains inconnues me hissent ä bord; je me faufile pour rester debout entre les bancs et regarder dehors. Cest beau, un tramway, roulant sur les rails comme un gros insecte pendu ä des fils. Le soír, ils lächent des étincelles bleues et vertes aux croisements, avec une fumée bían-chátre comme celle des cigarettes. Puis le vent frais rentre de partout. Les rues et les facades défilent tout pres de mes yeux, lentement pour que je puisse tout voir, tout goüter. Voilä de nouveau le canal Mangue qui s'approche avec ses puanteurs de soufre et ďiode, ses algues, son eau päteuse parsemée de déchets bruns et de taches d'huile. Le long de la grande avenue, il y a 02 iE PAVILLON DES MIROIRS píusieurs magasins de tissus; leurs marchandises expo-sées sur les trottoirs font comme une decoration de foire. II y a aussi les commerces de casseroles avec leurs reflets ďaluminium neuf et de pots de cuivre. Des usines, des entrepots, des garages, des brasseries aux odeurs fortes. Dans les rues transversales, je peux entrevoir les clients qui attendent devant les bordels de ce quartier qu'on appelle aussi le Mangue. D'ailleurs, il ne faut pas que je prononce le mot «Mangue* ä la maison parce que ce n'est pas beau. Qa déclenche le rire chez les tantes, les regards, les chuchotements, méme í'envie de pisser. Elles n'aiment pas penser qu'on habite pres du Mangue; et si quelques-unes de leurs amies y habitent, elles disent qu'elles viennent de la zone. Cest mieux. Lili a une envie folie ďalíer voir comment c'est. De loin seulement Moi, j'ai envie de voir de pres, car tous ces gens semblent se promener comme dans une fete, et personne ne sait me dire ce qu'ils font lä. Ma mere dít souvent des autres femmes qu'elles vont finir au Mangue. Dans le tramway, je vois bien ľintérét des passagers, parfois des blagues ou des sifflements, quand on passe par lä. Puis on arrive ä la place Republica, pieine de gens et sans fantóme. Voilä ensuite la place Tira-dentes, si encombrée de commerces et si différente lorsque les lumiěres des dancings sont éťeintes. Cest déjä presque chez nous. Je me sens soulagé ďavoir échappé ä la tubercuíose pour quelques mois encore. Nos dimanches par contre sont bien meilleurs, comme s'ils étaient éclairés. II fait toujours beau le di-manche, et ca se voít děs le réveil. Nous sortons avec mon pere, entre hommes. II nous prepare le petit dejeuner ä sa maniere, tout bien organise, les tartines au beurre et ä la confiture disposées méthodiquement et coupées en triangles. II nous regarde manger en sou- Le PAVILLON DES MIROIRS 03 riant, comme s'ií nous voyait pour la premiere fois, en insistant pour qu'on en reprenne encore. Les femmes ne s'approchent pas, se font discretes. Nous avons nos habits du dimanche et lui son appareil-phoio, et un cigare au bee. tes rues sont vides, fraľches; seuls quelques Portugals siaffairent ä laver leurs bars. Nous marchons len-tementlpour regarder, sans but Papa examine tout: les paquets de macumba, les clochards qui dorment, les morts dans le chemin. Les vitrines, les autos qui passeni, les afficjhes sur les murs, les poubelles qui débordent, les pigeons, ou le pressoir du kiosque de jus de canne ä sucre, töfit est pour lui objet dune observation minu-tieuse. S'il achěte le journal, nous nous attablons au bar Avmida, bien ä l'ombre, juste ä côté de ľentrée du tramway. II commande un gin-tonic pour lui et des limo-nades pour nous, avec des chips bien salées. Ses gestes sont alors lents et posés, il a ľair absent, son regard ef-fleurant ä peine la surface des choses. 13 aime regarder la vie, qu'il dit, pour voir le temps passer. Bien. calé sur ma chaise, j'apprends ä mon tour comment on doit regarder les choses. Je ľobserve longuement pendant qu'il feuil-lette le journal, mais je ne suis pas capable de dire ä quoi il pense. Quand je le lui demande, il me répond qu'il ne pense ä rien. Puis nous continuons la promenade en nous diri-geant vers la place Quinze, oü se trouve l'embarcadere des bateaux de Niteroi. Ľentreoôt de poissons déeage de fortes odeurs, et la mer est jonchée de saletés qui flottent au rytlime des vagues. Le marché public domine la place avec ses couleurs éciatantes, ses odeurs sucrées et ses escadrons de mouches. Cest un endroit animé, bruyant, recouvert de tentes sous lesquelles les commer-cants offrent leur marchandise en eriant. Les stands de poisson m'atíirent spécialement, et je peux m'attarder 04 iE PAVILLON DES MIROIRS tant que je veux pour regarder íes commis qui décou-pent íes chairs, qui pésent les pieuvres dégoulinantes, les tas de sardines et les paniers de crabes aux pinces agressives, bleu et mauve, parmí les algues. Puis les montagnes de noix de coco aux chevelures brunes, des regimes de bananes visqueuses côtoyant les piles d'ana-nas. Les femmes s'affairent pármi les stands ä täter et ä marchander avec les Portugais, tout en se laissant par-fois, íci et lá, täter ä leur tour par des mains discretes, Comme les mouches, une légíon ďenfants miserables rode partout pour offrir aux dames de porter leurs colis. Quelques enfants se déplacent dans des chariots improvises, poussés par les plus grands, sans cacher leurs in- / firmités ni leurs membres estropiés, avec de larges sou-rires rouges en bee de íiěvre, ä peine habiliés dans leurs haillons. D'autres courent, en taquinant les muläíresses / et en chapardant allégrement Etonné, je regarde ces enfants vagabonds et je me compare ä eux en silence, la téte envahie par des sentiments divers. Mon pere n'a rien ä acheter, il vient seulement pour goüter au spectacle, pour se méler ä la foule en plon-geant dans cette fete des sens. II dévie ensuite vers íe bord de l'eau, ou sont accostées les chaloupes des pě-cheurs. Les vendeurs de crabes cuits et de sardines grillées apprétent leur marchandise sur des grils et dans de grosses marmites remplies ďeau de mer. Mon pere aime beaueoup les crabes. II s'arréte toujours ici pour ba-., varder et manger des erustacés, en nous apprenant ä les aimer aussi, assis sur des caisses en bois. On n'en mange jamais ä la maison car ma mere dit que les crabes sont des bétes qui mangent les noyés. Ca reste un secret entre nous. Plus tard, si ma mere fait une crise lorsqu'elle dé-couvre une vieille pince de crabe que j'ai gardée pour ma collection, il sourit en me faisant un clin ďceil. iE PAVILLON DES MIROIRS 65 Au retour, Íl s'arréte toujours pour acheter des bonbons, j'aime les bonbons, mais chez mon pere c'est une vraie passion. II est trés amateur de sucreries de toutes sortes; méme quand il mange sa salade de fruits, il la saupoudre dune grande quantité de sucre. Le soir, en li-sant son journal, il engloutit touš ses bonbons, et aussi des gäteaux faits ä la maison, enrobes de mélasse. Son sourire est alors des plus taquins. Le dimanche, il peut aussi nous emmener au Jardin botanique. C'est sa promenade préférée, la mienne aussi. On peut se perdre au milieu des bois et des sentiers qui n'en finissent plus. La il n'est pas question de courir ni de s'exciter; mon pere exige ľattention ä tout. Et Íl adore nous montrer un tas de choses exotiques, depuis les plantes, les fleurs, les insectes, jusqu'aux fruits étranges qui! nous laisse goüter. íl surveille les moindres details comme si c'étaít son propre jardin. Pour nous photographier, il cherche des endroits precis, en étudiant avec soin la pose pendant que nous restons immobiles. Pour lui, c'est le moment le plus intense de la promenade. Moi, ce que je préfěre, c'est regarder les cactus et les plantes carnivores. Je peux rester le temps qu'il faut pour observer; il n'est jamais presse et ií regarde lui aussi. Ou alors on découvre des insectes bizarres, des graines pour ma collection et des nids de fourmís. II aime donner ä manger aux poissons du lac, pour les-quels il apporte chaque fois du pain sec. Le repas du dimanche est le seul qui réunit tout le monde: poule cuite dans une sauce grasse. Papa se fait des aperitifs avec de la cachaca et des fruits, qu'il sirote lentement en écoutant des airs ďopéra. Le son n'est pas trés bon; il faut qu'il se colle ä la radio pour bien entendre, surtout si ce sont ses préférés qui chantent, Gigli ou Chaliapine. Puis, c'est le silence ä table jusqu'au 66 iE PAVILLON DES MIR01RS dessert. Ä la maison, íl a ľair d'avoir perdu la voix; et il n'aime pas non plus que les autres parlení. II dit que ca gäche la digestion. Puis ce sera la longue soiree, ennuyeuse, silencieuse. Mon pere lit le journal. Ma mere déchiffre pénibíement ce qui est écrit sur ia page des recettes, des moděles de robes, ľhoroscope et ďautres choses de bonnes femmes. Je suis par terre, ou dans la caverne du grand lit ä regar-der les illustrations du journal. Ces soirees sont intermi-nables, d'un goüt fade; le mutisme des gens est si épais que je peux le voir, l'entendre méme lorsque je les re-garde lire. J'ai parfois ľimpression qu'ils vont crier..Mais ils ne font que bäiller. Je fernie alors les yeux pour re-voir la viíle, les couleurs qui se mélent, les arbres et les insectes qui dorment déjä. Et j'essaie de ne pas penser aux paquets de macumba pour ne pas attirer la vengeance des esprits. 6 Quand je suis enfermé dans mon atelier, loin de la foule et de la mode, mon esprit dívague. Les choses de la journée s'estompent et ce qui importe vrai-ment prend le dessus. Les pensées suivent toutes seules le„mouvement des images. Le temps passe sans que je m'eňxapercoive; le cendrier se remplit et les pipes éteintesYalígnent en une sorte de sablier de cendres. Je classe mes\mages ou je les compare aux tableaux qui leur ressemblfent. M'abandonnant aux souvenirs, je re-construis alors mes choses comme dans une exposition imaginaire. Les vrais tableaux ne comptent plus, je ne les regarde méme pas. Ils ne sont plus que des capsules vides d'images domtotées, étrangers désormais au processus vivant de mor* esprit Tout ce travail de reverie suscite ä son tour ľapparítion ďautres images. Mainte-nant cela ne me hante plus; ces chaínes interagissent .de facon feutrée, comme dans im ßlm au ralenii. Cest qu'avec le temps les images sont devenues moins hos-tiles au langage. II m'arrive de les faire apparaítre ac-compagnées de mythes, d archetypes ou de personnages rencontres au cours de mes lectures. D'autres fois, je me sers de certaines idées pour saisir une image jusqu'alors trop impatiente, trop mouvante. Sans toutefois chercher ä la comprendre ni a me comprendre. Le processus 68 Le PA VILLON DES MIROIRS semble toujours extérieur ä ma personne, et il garde une grande part dequivoque, de hasard et depouvante. II m'échappe en grande partie et reste soumis au gouffre des souvenirs. Mnemosyne, la déesse de la peinture est aprěs tout memoire. Et le champ de la conscience n'est pas un champ, un Heu; sa topologie est plutôt fluide, comme la lumiěre, obéissant ä une dynamique propre d eclairages et d'obscurcissements concomitants. Mais en leur attribuant un sens littéraire, je peux parfois les sur-prendre. Tel un pěcheur, j'ai appris ä tendre les filets, les piěges de la raison, pour mieux les attraper. Les poěmes et les mythes me servent d'appát; et de par leur essence feminine, les images se laissent séduire. Contentes de ces déguisements ou appellations nouvelles, elles s'abandonňent aíors ä mes désirs de colíectionneur. Aux plus indociles, j'offre un Prométhee; et voilä que je cueille ce prisonnier au fond de la cellule sale du poste de police, le corps inerte et les yeux bríllants. Avec le thěme d'Hiroshima, j'attrape ďun seul coup une legion de cadavres, de morts anonymes étendus dans les rues de ma jeunesse; et j ajoute encore les gens d'un dispen-saire public et les families réfugiées de la sécheresse, qui attendent pour vendre leurs fillettes. D'un Sisyphe je fais des hordes qui portent des sacs comme des fourmis en migration. Avec des pieta, je čapte le regard penetrant d'enfants abandonnés qui jugent les passants. Un Job ä lui tout seul me permet de figer des centaines de blessures et de malformations exposées au soleií. Jérémie devient un clochard fou qui haňte mon esprit depuis longtemps, et que je n'osais pas affronter sans ce support. La Vierge Marie aussi, qui se melange ä Vénus, ä Veronique et ä la femme de 1'Apocalypse, pour m'ai-der ä saisir cette prostttuée si jolie qui m'a appris ä faire ľamour. D un Lazare je fais le réveil penible du clochard iE PAVILLON DES MIROIRS 69 qui rernue dans un coin dune large cour ä déchets, oü i'allais chasser les rats. Danaé pute et mulätresse; Pierrot iunaire qui huŕle comme un chien perdu; Leda et son eyerie du carnaval, s'embrassant dans les buissons du pare public. Marsyas en torture, Suzanne et les vieux clochards. La Mort me sert ä figer le carnaval, ies masques et les rictus de douíeur d'un bataillon de miserables qui dansent jusqua ľépuisement. Des clowns, des clowns a n'en plus finir, qui rient aux iarmes avec leurs bouches dégoulinantes comme une folle chantant des airs ďopéra. Orphée me ramene ľimage d'un negre guí-\tariste au sourire édenté, qui racontait des histoires de bagarres au rasoir. Tout me sert dans ce colin-maillard imaginaire: Thérěse d'Avila, la folie d'Espagne, Abel et Jacob, Marsyas et l'esclave scythe, le critique dart et le cadre intermediate; les filles de Lot, la mere Courage et la femme de Putiphar. Le pape, naturell em ent; tout seul enitrain de se masturber ou entouré de fíděles assoiffés dejbonheur. Mais aussi le petit Jesus, saint Antoine etíGanyměde, Galilee et Hamlet, la reine Victoria, Thatcher et Sapho de Beauvoir. Méme si je sais que ce nest pas gentil, que ce nest pas comme ca qu'il faut fa'ire de i'art. Je n'y peux rien. Depuis que j'ai appris ä tŕaquer mes images, toutes les armes sont bonnes. Elles tleviennent vaniteuses, dociles, fiěres d'entrer de la sorte /dans un monde de culture et de civilisation. Cest que je ./' viens de loin. D'un Heu ou ces choses savantes n'exis-taient pas. Mes images sont restées naives et sauvages, Sans les raffinements et les maquillages de ce monde d'ici. Lorsqu'elles m'assaillent en se dérobant ä mes efforts de dessinateur, je fais appel aux armes évoluées, comme les cures qui traquaient les Indiens avec le crucifix. La peinture n'est d'ailleurs que déguisement, trom-perie et artifice. Par ía suite, mes héros grecs, mes 70 ĹE PAVILLON DES MIROIRS poěmes et m es saints ont tous Fair de clochards, de réfu-giés, de putains et d'enfants rachitiques. Tant pis, c'est lä le lot de ľimmigré; il n'a de langage que celui qu'il em-prunte, pour montrer des choses qui ne sont pas mon-trables. Qui parle encore de l'homme qui tient ä bout de bras le cadavre de son enfant ? Oü sont montrés les Laocoon qui se font enrouler par les chaínes de la faim, ou les Sisyphe transportant leurs bidons d'eau sur les pentes de la favela ? Le lexique et la grammaire vien-nent des métropoles étrangěres, on n'y peut rien. Qu'importe ? Mon but est de les faire taire, toutes ces images. D'y mettre un peu d'ordre, ne fut-ce qu'en les masquant par des déguisements étrangers. Puis, je les tourne contre le mur et je passe ä d'autres. L'illusion de faire de vráís tableaux s'est estompée avec le temps et avec les échecs. fl ne reste que cette activité solitaire, parce qu'en affaires de passion Zarathoustra a visé plus juste que le Grand Timonier. Je ne rage plus contre ľart, je ne critique plus ce qui- se passe dans leurs galeries. Cest leur affaire, aux gens d'id. Jevíte de la sorte le di-lemme des peintres, ä qui ľon demande en premier lieu s'ils vendent beaucoup de tableaux. Comme si l'on de-mandait ä quelqu'un, dont la fille cadette fait ses premiers pas comme pute, si eile a beaucoup de clients. II est vrai que j'ai aussi mes périodes de décourage-ment, mes moments de doute, oü j'aimerais avoir quelques certitudes pour me donner un peu confiance. Je tourne en rond, amer envers quelque chose que je ne peux pas préciser, en attendant quelque chose qui n'ar-live jamais. Aprěs chaque tableau, c'est comme aprěs le passage du facteur: il n'arrive rien. Méme s'il est trěs réussi, si ľimage a été captée dans son essence, rien ne reste. Ses cris muets et ses gifles froides rejoignent les autres tableaux dans mon depot. Pour que ce soit autre- LE PAVILLON DES MIROIRS 71 ment, il aurait falíu choisir un moyen ďexpressíon plus efficace pour graver le reel, comme la grenade ou la mitraillette. Cela netait pas dans ma nature. Et le travail de groupe, les equipages et les assemblées cadrent mal avec mon temperament solitaire, taciturne. Je sais trěs bien les murmures de revolte qui se dégagent de toutes ces images emprisonnées, de ces charniers aux visages étrangers, de ces corps disloqués aprěs les crues et les éboulements, desséchés par un soleil implacable, Ou les xyeux de chien battu dun certain enfant qui se sont graves en moi comme une camisole de force. Si je continue ä peindre, c'est sans illusion aucune, pour le seul plaisir de les voir hors de ma téte. \ i í 7 Je suis trěs heureux ä ľécole. Cest beaucoup míeux que ce que j'avais imagine. La, personne ne me con-naľt, et la maítresse ne semble pas me remarquer pármi les autre5. Elle se fache, naturellement, tout autant et aussi souvent que ma mere, mais contre toute la ciasse, pour qu'on ne chahute pas. Et eile ne me tape les doigts avec la regle de bois que si j'ai fait quelque chose de vraiment mal. Jaime surtout ľécole ä cause des autres enfants; c'est la premiere fois que j'ai des compagnons de mon age. II y en a tellement et ils sont tous si dif-férents que parfois la maítresse me surprend complě-tement absorbé ä les observer. Elle trouve que je suis toujours endormi, dans la lune, mais ce nest pas grave. Des fois, eile peuí méme rire de ma distraction, et je me rends compte quelle ne me trouve pas méchant. Elíe se moque de moi lorsqu'elle me voit regarder les filíes, en disant que je suis amoureux. je les trouve toutes trěs jo-lies, comme les poupées des magasins de jouets: trěs sages, bien coiffées, avec des maniěres lentes et des fa-cons de regarder de côté qui me laissent inquiet. Je n'avais jamais vu de fílles comme ca. Elles m'attirent tellement que je me fais souvent surprendre, et tous les autres riení. Mais ä la recreation, je nose pas les appro-cher, restant plutôt avec les garcons pour jouer ou pour LE PAVILLON DES MIROJRS 73 me battre. Les filles ne jouent pas; elles se tiennent en groupes serrés pour danser ou pour rire de nous, mais ä distance. Mes camarades ne les approchent pas non plus, sauf rarement pour les bousculer durant une course. Je crois qu'ils les craignent comme moi et, s'íls ne les regardent pas autant, c'est parce qu'ils sont habitues aux filles, ou qu'ils ont des sceurs. La journée passe si vite que déjä il fauí se mettre en rang pour reprendre ľautobus. II fait un long trajet, dé-posant les enfants au compte-gouttes dans toute la ville. / G'est nous qui y restons le plus longtemps, y montant les premiers le matin et en descendant les derniers le soir. Cela nous vaut une promenade merveilleuse, pleine de bavardages, de cris et ďendroits oil je ne suis jamais allé. Les quartiers trěs propres oü habitent mes camarades sont fascinants, des endroits pleins d'arbres, qui ont l'air plus frais que notre avenue. La plage aussi, avec de beaux ímmeubles, des jardins, des balancoires. Ils/attendent ľautobus accompagnés de bonnes en uniforme, impeccables et presque blanches. Ou bien ce sont leurs měres, qui sont souvent joíies comme les femmes des photoromans, et douces aussi. Méme que les garcons sont génés lorsqu'eües les embrassent avant de /montér dans ľautobus. Ca me fait un effet un peu bi-/ zarre car j'arrive déjä ä en reconnaítre quelques-unes, / attendant le moment de les voir au loin. Je pense ä elles / le soir, ďune drôle de facon. Puis Íl y a notre chauffeur, un Noír trěs fort qui n'est pas méchant: il rit tout le temps, ii chante avec nous, il insulte les autres chauffeurs et fonce děs que le feu passe au vert II m'appelle / par mon nom, et le soir il en profite souvent pour faire un brin de causette avec ma taňte Lili. II ne se fache jamais, méme si on se penche par la fenétre pour cracher sur les passants. 74 Le pavilion des miroirs Ä ľécole, ií y a des maneges tout neufs qu'on n'a pas le droit d'utiliser. Nous jouons dans la cour arriěre qui est trěs grande, en terre battue, juste en bas dune favela Les pauvres ne descendent pas par la ä cause de la cloture et du rocher ä pic. Mais on peut les voir lä-haut, surtout les femmes qui étendent le línge sur les cordes, et, en fixant le del, on voit des cerfs-volants. Mes cama-rades racontent des bistoires de bandits qui habitent la favela et qui font peur aux maítresses dans la rue. On joue alors ä des jeux de voleurs poursuivis par la police, et ca finit souvent en bagarres et en jambes écorchées Pendant ce temps, je ne vois presque pas raon frěre. íl est chez les plus grands, et il n'aime pas me parier. Cest tant mieux, Je ne veux pas qu'il raconte ä la maison qu'il m'a vu me battre ou que j'ai été puni, ä genoux sur les graines de mais. Notre šalie de classe est trěs sombre, ä peine éclairée par les fenétres ouvertes. La maítresse n'allume jamais les lumiěres. Les pupitres sont en rangées serrées et, ä ma place au fond, je peux m'amuser tant que je veux, sans me faire remarquer. Dailíeurs, s'il n'y a pas trop de bruit, la maítresse ne sen fait pas. Elle passe de longs moments ä fumer en silence ou ä lire, pendant qu'on dessine des lettres dans le cahier de calligraphic On se met alors ä dessiner sur les pupitres, qui sont recouverts de gravures de toutes sortes, grattées ou entaillées ä la lame de rasoir. Cest amüsant d'examiner les dessíns sur les pupitres, et íl nous arrive de changer de place pour voir les dessins des autres: des noms, des bonhommes, des bites enormes, des cons poilus, des fesses toutes rondes ou en forme de iune, jusqu'ä des choses qu'on narrive pas encore ä lire. Comme chacun a sa plume et son encrier, nous pouvons aussi jouer avec de ľencre, ou mettre des craies dedans pour qu'elles deviennent LE PA VILLON DES MIROIRS 75 bleues et päteuses. Ä la fin de la journée, mes doigís sont complětement barbouíllés, et mes lěvres toutes bleues ä force de me nettoyer avec de ia salive. II me faut faire trěs attention parce que ma mere n'aime pas les taches sur le pantalon. Le materiel de certains de mes copains m'impres-sionne beaucoup. Leurs cartables de cuir souple contien-nent de vrais trésors: des plumes colorées, des gommes, des crayons de couleur trěs beaux dans des boítes mé-talliques, des cahiers ä couverture cartonnée, des com-pas, des équerres et ďautres trucs nouveaux. Moi, je n'apporte que mon cahier et mon sandwich au fromage. Ďautres enfants ont des boítes speciales pour leurs collations, avec bouteille thermos et des contenants pour la saucisse et le dessert. Ä ľheure du repas, ils dédaignent méme le the qu'on nous sert et s'achetent des Coca-Cola qi'ils boivent en rotant. Ceux qui sont comme moi, qui ne possědent pas beaucoup de choses, regardent eux aussi les copains plus fortunes, discrětement. II y en a cependant qui ne se génent pas, quétant gentiment ou proférant des menaces: ils obtiennent aínsí un fond de /bouteille de limonáde, la moitié ďun gäteau ou toute ' une saucisse. Je nose pas encore, mais ce n'est pas l'en-vie qui men manque. Si on m'offre quelque chose, j'in-ventc des prétextes pour refuser. Les riches sont géné-reux parce qu'ils ont trop de nourriture; il ne faut pas qu'ils rapportent leur collation ä la maison, méme s'ils n'ont pas envie de tout manger. Parfois, ils ne mangent rien, se contentant des boissons et des bonbons, et ils jettent le reste. Ils peuvent ä ľoccasion acheter une bonne place dans les jeux organises en donnant leurs repas aux plus forts. Ou si personne ne leur parle, Üs oí-frent leur dessert en disant qu'ils n'en ont plus envie. Ils ont trěs peur qu'on leur vole leurs plumes, ce qui est 76 iE PAVILLON DES M1R0IRS comprehensible parce que méme moi j'ai envie de les voler. Lorsqu'ils me les prétent, rien que pour essayer, je trouve bien difficile de les leur rendre. Surtout qu'ils en ont tellement, ca ne ferait presque pas de difference. Ce nest pas bien de voler; méme avoir envie de voler, ce n'est déjä pas gentil. Aiors, je ne fais qu'imaginer que moi aussi, j'ai beaucoup de crayons de couleur, ou que le copain les a perdus et que je les ai trouvés... Aller ä lecole, c'est méme mieux que de sortir le di manche. Maintenant la vie ä la maison parařt plus calme, ma mere moins exaspérée. Děs que ľautobus ar rive, c'est comme si je devenais un autre garcon, plus joyeux, pletn ďentraín. Je ne comprends pas certains de mes camarades qui pleurent ou qui hésitent ä se séparer de leur mere,' qui refusent de montér dans ľautobus. lis sont de mauvaise humeur tout le long du trajet, et ils restent craintifs durant la recreation. Pas moi. D'abord personne ne se rend compte que je suis tuberculeux, ou bien ca n'a pas ďimportance. La maítresse ne dit rien quand je tousse. Puis, comme je suis plus grand que mes camarades, ils disent que je suis fort et me choisis-sent pour touš les jeux. Je peux courir partout sans crainte de déranger car les maítresses s'occupent entre elles pendant qu'on joue. II y a des enfants tristes qui restent caches dans les coins en attendant de rentrer en classe, qui ont toujours peur de se salir, qui seloignent si les plus grands disent des obscénités. Guelques-uns_ ont l'air malade. Ils refusent d'aller aux toilettes et ils souffrent en silence toute la journée. C'est vrai que les toilettes sont trěs sales, avec de la pisse partout, sans papier pour s'essuyer ni siege pour s'asseoir. C'est si dégou-tant que tout le monde fait debout; ca pue énormément et ca attire les mouches. On a ainsi une bonne excuse pour pisser au fond de la cour; et lä, nous pouvons faire iE PAVILLON DES MIROÍRS JJ des paris pour voir celui qui pisse le plus loin. II y en a qui se retiennent longtemps, histoire de pisser dru et, si on les fait trop rire, ils pissent dans leur pantalon. Mais personne ne se fache vraiment, et les bagarres ne durent jamais longtemps. Les filles n'aiment pas les disputes ni le manque de respect. Elles courent avertir les maítresses děs qu'un garcon essaie de les regarder aux toilettes, ou quand quelqu'un a aťtrapé un crapaud pour le jeter au milieu de leur danse. Mais le plus souvent, nous regions seuls nos affaires, et nous évitons d'approcher les filíes méme si elles nous narguent. Quelques-unes sont de vraies pestes, souvent les plus jolies. Elles savent ce qu'il faut faire'pour nous faire punir et nous tirent la langue děs que ijious sommes revenus en classe. D'autres sont plus effacees, peureuses, sans rien pour que je me souvienne deli es. Une chose est sure, les filles sentent bon. Méme lorsqu'elles sont trempées de sueur. íl est trěs agréable de síasseoir au méme pupitre quune fille aprěs la recreation. Ca fait báiller. Cest un copain qui me ľa fait remarques Un garcon étrange, presque aveugle, aux lunettes épaisses, qui doit approcher tous les objets de son visage comme s'il allait les sentir. Ii est maigre et pale, Mais trěs bavard pour raconter des histoires drôles. II ne gait pas quoi dire quand je le questionne sur ses yeux, et il croit voir aussi bien que les autres. Je l'observe souvent en train de déambuler dans 3a cour, désorienté, se cognant ou longeant les murs, les yeux et la bouche trěs ouverts. Les filles sont gentÜles avec lui parce qu'elles ne savent pas ce qui! nous raconte. C'est drôíe, et souvent vrai, comme la senteur des filles, ou la facon dont elles vont aux toilettes. Je le sais parce que Lili ne ferme jamais la porte lorsqu'elle va pisser. Tout un monde, les filles. 78 LE PAVILLON DES MIROIRS Les soirees aussi sont plus agréables depuis que nous allons ä ľécole. Nous avons ä peine le temps de manger et de faire nos devoirs dans nos cahiers de calligraphie, que cest déjä ľheure ďaller se coucher. Par contre, les jours fériés et les vacances sont plus penibles, encore plus longs et ennuyeux. II me semble que íecole, les ca-marades et la senteur des fiííes sont venus gácher le plaisir de regarder par la fenétre. Seuls les accidents m'amusent encore un peu. Sur ľavenue, il y a cons-tamment des catastrophes: des accrochages, des gens renversés ou des pauvres tombés du tramway. Nous pouvons tout voir de notre fenétre, suriout que l'ambu-lance prend du temps ä arriver et que les policiers ne touchent ä rien. lis se contentent d'aller chercher le pharmacien pour les premiers soins, ou bien ils détour-nent la circulation pour ne pas déranger le mort. Pendant ce temps, le corps reste la, étendu, dans des poses parfois étranges, livide. Les gens s'affairent autour, allant et venant entre les bars et le bíessé, avec une bouteille dether ou de ľeau sucrée. Les morts restent encore plus longtemps, et les gens allument des chandelles car ľam-bulance ne les ramasse pas. L'infirmier s'excuse, un peu contraria, et repart vite. On apporte des journaux pour couvrir !e visage du mort, on place des chandelles en > croix autour de lui, les gens retournent vers les bars / pour regarder en se désaltérant. La police repart ä son tour et le flot de voitures dévíe tout seul. Le fourgon d« la morgue se fait attendre longtemps, parfois toute^la journée, parce qu'il y a beaucoup de morts dans la ville. Toutes sortes de morts. Le calme revenu, les femmes descendent pour mieux voir, pour demander des details. On m'emmene pour avoir de la compagnie, et on m'ou-blie dans l'excitation des bavardages. Les aspects du mort se fixent dans mon esprit, sa position, ses rictus, la LE PAVILLON DES MIROIRS 79 saleté et la couleur que prend la peau ä mesure que la chaleur du jour fait son travail. Les gens autour parlent de fatalitě; ils disent que son heure était arrivée, que rien ne sert de fuir son destin parce qu'il est écrit quelque part, que Dieu écrit droit sur des lignes qui nous semblent de travers. Qu'il faut prier, que cest peut-étre mieux pour ie mort d'etre ainsi íibéré une fois pour toutes de cette vallée de larmes. Les autres approuvent gravement par des signes de téte, tout en sirotant de la biěre en compagnie des femmes énervées. Les femmes aiment beaucoup ce genre de propos et les hommes en profitent pour faire connaissance, pour rire un peu, pour offrir des cigarettes qu'elíes fument en imitant les heroines des photoromans. Mon pere aussi aime regarder les morts. Mais il pré-fére les examiner de pres, en s'approchant comme si le mort était une plante du Jardin botanique. II soulěve le journal pour observer le visage, attentivement et avec autorite, sans aucune crainte. II ne dit rien et íl n'ap-prouve pas les propos sur la fatalitě. II se borne ä regarder un peu, et repart ensuite, en me serrant la main pour me rassurer. On voit souvent des morts au cours de la promenade du dimanche, particuliěrement au bord de ľeau. Ils éciiouent la parmí les saíetés qui flot-tent, apportés par le couraní de la baie qui longe íe rem-blai de pierres. Les pécheurs voní les chercher, ou ils les repoussent vers le large s'ils sont trop abímés. Plus souvent les cadavres s'accrochent aux pierres et restent la, se mouvant doucement avec les vagues, décorés ďal-gues. On peut voir, partout sur leur corps, le travail des crabes et les marques des chocs contre les rochers. Certains sont ravages comme le Christ du Vendredi saint. Les corps de femmes attirent naturellement plus ďínté-rét et plus d'affluence, des commentaires ä profusion, 80 LE PAVILLON DES MIROIRS des blagues; c'est rare qu'ils soient repousses vers le large. Les groupes se forment, s'assoient un peu autour, et les vendeurs de crabes et de sardines font de bonnes affaires avec cette clientele inopinée. Tous ces morts, touš ces accidentés, noyés, blesses, clochards, femmes nues ou bébés verdätres ne surpren-. nent plus personne. Ce sont ies morts des autres. La nuit venue, ce ne sont pas nos pieds qu'ils viendront ü'rer J'éprouve malgré tout une petite crainte, surtout lors-qu'ils ne sont pas beaux ä voir eí qu'ils prennent des allures éíranges dans mon imagination. Mais je m'habi-tue. Avec le temps, leurs formes deviennent simplement interessantes. De notre fenétre sur l'avenue Vargas, nous avons aussi une trěs' belle vue sur le defilé militaire. Le 7 sep-tembre, c'est le jour de la fete nationale. Les gens dans la rue doivent se contenter des gradins de fortune en plein soleil. Trěs tôt le matin, nous sommes reveilles par le bruit des préparatifs: les ouvriers qui nettoient, les camions, les canons qui cliqueítent, les troupeaux de che-vaux et les chars d'assaut Puis arrive la foule des soldats qui se bousculent pour former les rangs. Un manege gi-gantesque qui sent le carburant, le crottin et la poussiere. Plein de banníěres et detendards, de fanfares étin-celantes et de drapeaux nationaux. Chez nous, c'est une veritable fete. Les amis viennent regarder, les voisins se pointent pour demander de la glace, on décapsule des bíěres et on mange sur le pouce. Dans la rue, les gens s'agitent autour des bars trop pleins, et ies enfants bran-dissent des drapeaux ou des girouettes vert et jaune. Une espěce de carnaval au rythme des marches mili-taires. L'ambiance devient de plus en plus joyeuse, au grand dépiaisir des officiers ventrus. Les gens évoquent nos faits d'armes, depuis le Paraguay jusqu'ä la victoire LE PAVILLON DES MIROIRS 81 contre les Allemands. Aussi, le courage de ces braves soldats, metis pour la piupart, c'est sür, mais imbattables au champ d'honneur. Quelle race! Puis on chanie l'hymne national pendant que les enfants rient des che-vaux qui pissent. Qa nous fait penser aux tantes et ä ľeau de lune. Les femmes restent bouche cousue face aux choses de la guerre, et poussent de longs soupirs devant cette formidable armée de maris en puissance . qui defile virilement. Ca leur donne encore envie de 'faire pipi, et ies blagues gaillardes reprennent de plus belle pendant que ma mere dit ce quelle pense du dé-Vp-gondage. La chaleur se fait plus lourde ä mesure que lá, matinée avance, et le défilé perd de plus en plus de son intérét; il devient répétitif, on n'en voit plus que les aspects ridicules. Les uniformes font trop guignol, les soldats ressemblent de plus en plus aux cadavres, le rythme des fanfares fait regretter le carnaval; on re-marque davantage la bedaine et les doubles mentons ,aes officiers, et méme l'ennemi allemand est oublié. Le /passage du president Vargas dans sa Rolls décapotable suscite un dernier sursaut d'enthousiasme, puis c'est fichu. Les femmes se préparent ä aller sur la place Repu-blica, pour se meter aux soldats aprěs le defile. Seuls mon frěre et moi restons pour voir la fin. II aime beau-coup la vie militaire. II se met au garde-a-vous, salue le drapeau et se plaint de mon indifference. Je n'arrive pas ä prendre tout ca au sérieux, ni ä avoir des sentiments patriotiques. Lorsque les autres chantent l'hymne ou sa-luent, je ne peux pas m'empécher de les regarder, de les observer. C'est peut-étre pour ca que les soldats me pa-raissent aussi ridicules que les couleurs de notre drapeau. Une fois, j'ai dit cela ä mon frěre, et il m'a répondu que j etais un traitre ä la patrie. o 8 II est curieux de penser ä toutes ces choses, ä ces visages si precis qui sont restés dans mon esprit sous forme de cicatrices, isolés du mouvement de la vie. Quand je regarde mes tableaux, le processus s'inverse et je peux alors retourner en arriěre. Les scenes oubhées, apparemment effacées ä jamais, renaissent avec la net-tete ďun film. Měme si le thěme du tableau semble distinct de ce que j'ai vécu, il me révěíe encore des choses, ravive mes souvenirs et me-transporte vers le passé. J'y reconnais les visages de mon enfance, les maquillages des femmes, les rictus des morts, la couleur et la lumiere des situations precises. II m'a fallu créer de toutes pieces cet énorme réseau d'ombres et de taches d'encre pour degager enfin les décombres ďune memoire jusqu'alors ensevelie. Dans ce cheminement, celui qui se croyait íibre se reconnaít enfín simple creature de ses propres determinations. Comme ces larves infectées par des., ceufs de moucherons qui croient devenir papillons, mais qui ne sont en fait que des nids et de la nourriture pour des parasites sans couleur ni elegance. Voilä ce que jeprouve en ravivant des choses que je me suis pour-tant efforcé ďoubíier. Ľidentité nouveíle, si durement acquise s'est révélée étre un piěge. Et je m'abandonne désormais, volontairemení, au personnage d'une farce Le pa vsllon des miroiks 83 née dans ies yeux d'un enfant solitaire. Tout ce travail pour arriver au point de depart, tous ces tableaux pour revenir au petit garcon que je voulais enterrer. Les gens autour de moi ne s'en rendent pas compte puisque ma carapace est devenue extremement solide, polie par les frottements du hasard; mes masques successifs se sont stratifies et mes extrémités sont coupantes. Un reptile en quelque sorte, qui se protege sous un bouclier ďécailles acérées parce que son corps cache reste trop mou. De ce Soldat aveugle au milieu des estropjes, dans un tableau aux vapeurs toxiques, réapparaít mon camarade ďécole, celui-lä meine qui m'avait raconté que les řilles sentent bon. Ou ce tableau, oü j'ai voulu symboHser ľexil, qui s'avere représenter fidělement les noyés dra-p'ís ďalgues multicolores. Tous ces homm es-machines, ces marionnettes, ces mécaniques disloquées et les pou-pées démembrées que je croyais étre des allegories de l'aíiénation, ne sont en fait que les cadavres des rues, les .íantômes revenus pour me tirer les pieds dans ce pays ,/froid. Mes epouvantails sont des soldats qui se mettent / en rangs; mon agitateur n'est qu'un des nombreux ca-/ melots qui vendent ä ía sauvette leur pacotille de con-trebande. Mes salles de gare aux multitudes figées se rcduisent aux scenes d'un dispensaire public. Mon homme fusillé, déséquilibré en chute libre n'est que mon pere vacillant sur ses échafaudages de fortune. Les femmes du Mangue reviennent nombreuses, accompa-gnées de mégěres ŕardées, de Sainte Vierge décolletées et de saint Antoine assaillis par des hordes déchique-tantes. Des oběses se proměnění nonchalamment parmí les maigres aux regards de convoítise, pendant que des vieux bourgeois ímpuissants tátent la chair de demoiselles en quéte ďavenir. Et cette maternité créole, quelque peu hiératique, n'est en realite que la jeune boniche, 84 iE PA VILLON DES MIROIRS avec bébé et enceinte de nouveau, qui rend visíte ä ma mere pour se faire pardonner. Pour les couleurs, cest encore plus sournois. Je me rends compte que ce rose-violet trěs délicat que j'utilise pour les cernes du visage dune fillette m'a été révélé par la couleur des gencives ďun cadavre reste trop long-temps au soleil. On que le vert päle des yeux ďune mu-lätresse provient de la peau dune Blanche noyée. Si je m'extasie sur les effets d'un crépuscule que je viens de réussir, immédiatement les pustules ecchymotiques ďune jambe oubliée remontent ä ma conscience pour revendiquer son arc-en-ciel. De fait, ces rouges, jaunes, verts et indigos étaient déjä lä, et beaucoup plus beaux encore sous la lumiěre du soleil. Les tons reflétés par le pourpre sur lě visage d'un cardinal sont les mémes que les rougeurs d'un ivrogne obscene de mon enfance. Ses yeux, aussi, et le meme sourire lubrique conviennent au cardinal Ľivoire émacié d'un Christ sort directement de la päleur du travesti Ambrosio, íui-méme trěs reíigieux dans ses evocations scabreuses concernant la vigueur de la verge divine. Et la rondeur brillante de cette téte de mort se découvrant sous un voile bleu me ramene la courbe du sein ďune joiie maman qui se dégrafait pour allaiter en baissant les yeux. II est ainsi trěs difficile de garder le fil de ses idées, surtout tard dans la nuit. Ce tourbiilon, aggravé par les effets de l'exposition prolonged ä la lumiěre artificieíle, ne se laisse noyer que dans ľalcool. Sinon les éblouissements derriěre les yeux fer-més m'empéchenť tout ä fait de dormir. Ces éclats de lumiěre sur fond noir semblent venir eux aussi ďautrefois, aíors qu'ils étaient melanges aux senteurs de soufre et de phosphore. lis sont les feux d'ar-tifice de mon enfance, si pauvres et si attendus par les yeux assoiffés de couleurs. Mon pere aimait les feux, iE PAVILLON DES MIROIRS 85 que nous ailions acheter ä la Saint-Jean aux petites ca-banes érigées un peu partout dans la ville. Les cabanes étaient eíles-mémes multicolores pour attirer le regard et le désir. II achetait toujours les plus modestes, mais avec le souci de la varieté. Puis, Íl les allumait en m'appre-nant ä tenir ces multitudes ďexplosions scintillantes: les verts sulfureux et cuivrés, les jaunes presque blane de magnesium, les roses et les pourpres de cadmium pále comme les papiers des bonbons trop chers. Fasciné par les flammes se reflétant dans les yeux qui me regar-daient, je risquais ä chaque fois de me brüler. La fumée blanche de ces aílumettes magiques semblait agir leomme un bäume sur ma toux, comme ce fut d'ailleurs e cas du tabac děs que je partis de la maison. Ce :harme était aÜmente par les explosions des petards, par jle sifflement des fusees, la floraison des büches enfiam-,;mées et íe tourbiilon des feux circuíaíres. Papa nous em-rnenait ensuite voir les gens faire d'autres feux, ou lächer des ballons en papier de Chine qui se balancaient en montant dans le ciel noir. On avait tout le temps, méme qu'il ne řaííařt pas rentrer de bonne heure. Le solstice ďhíver était ľoccasion d'autres ceremonies rap-pelant la celebration de la lune, mais plus secretes, aux porieš fermées pour que les enfants ne viennent pas déranger. Nous voguions ainsi dans la nuit ä la recherche des lumiěres colorées. Les mémes couleurs que je retrouve parfois briliant dans mon atelier. Soudain ma pipe semble distiller le soufre, et le tableau en cours devíent feux de Bengale. Ces feux qui furent ľobjet de ma premiere convoitise, si intense que je m'étonne de ne pas étre devenu incendiaire. 9 Maintenaní que je sais déjä lire, ils ont decide de nous changer d ecoíe et de nous preparer ä la premiere communion. Je ne vois pas le rapport, mais c'est ainsi. Peut-étre pour qu'on apprenne de nouvelles choses. Mon pere dit que l'anglais est important dans la vie, que c'est la langue de la réussite. Touš les produits qu'il achate pour son travail ont des noms anglais: Sylvania, General Electric, Westinghouse et d'autres encore que je ne sais pas dire. Les gens qui parient plu-sieurs langues réussissent facilement; méme s'ils sont ci-reurs de chaussures, ils deviendront riches. Mon pere sait un tas d'histoires de ce genre, qui se passent en Amérique du Nord et qui parient de pauvres ouvriers trěs courageux: ils inventent des choses modernes et de-viennent patrons parce qu'ils savent l'anglais. Papa croit beaucoup aux inventions; il est sür qu'un jour il va de-venir riche comme les Américains. Cest pour ca qu'il nous envoie apprendre l'anglais au college Anglo-Americano. Mon frere et moi, nous savons qu'il se trompe. Dans ce college, personne ne parle anglais, et les mattresses sont pareilíes ä celieš de notre ancienne école. Cest un grand college au bord de la mer, avec une piscine, un gymnase rempli dequipement pour le sport, et plusieurs autobus pour transporter les élěves. iE PAVILLON DESMIROIRS 87 / / Sauf que je ne crois pas que ca été un bon changement. C'est un endroit piein de tromperies, et íes maitresses se fächent tout le temps. Qa commence dans l'autobus, oü une surveillante trěs stricte nous empéche méme de parier; les voyages sont moins agréables et durent peu de temps. Et puis le beau gymnase, c'est comme le manege de ľancienne écoie: faut pas le salir. Seuls les en-fants dont les parents payent un supplement peuvent utiliser le materiel. Les autres se fimitent ä courir autour \et ä regarder. Je voudrais bien que ma mere me paye pies lecons de boxe ou d'escrime, mais eile dit que le fait i^e payer ce nouveau college est déjä un sacrifice, que je ne suis qu'un ingrat et que je vais finir comme apprenti vjendeur chez les Portugals. La piscine aussi nous est in-terdite. La cour est grise comme les uniformes qu'il faut porter, et on n'a pas le droit de courir ni de se disperser aar les surveillants n'aiment pas íe désordre. Méme íes filles ne dansent pas. Elles se contentent de petites pro- /menades en cercle pour nous regarder avec des airs su-/ périeurs. Les autres garcons írouvent ca bien naturel, et personne ne pisse dehors. Le pire c'est que, parmi tant d'enfants riches, la maítresse m'a déjä remarqué. Cest que je n'ai pas le materiel scoíaire present; ma mere n'a pas voulu me ľacheter. Puis ils ne servent pas de thé parce qu'ils vendent des Coca-Cola; les autres n'ont qua boíre de ľeau. Mes camarades me semblent moins fami-liers. Les filles sont plus belles encore, leurs maniéres plus réveuses et leurs odeurs plus délícates. Elles m'adoucissent, m'attristent et m'enragent ä la fois. Durant les cours, je suis celui qui se fait toujours sur-prendre en train de regarder par la fenétre au lieu ďécouter avec attention. Si la maítresse meloigne de la fenétre, je m'absorbe dans une autre occupation tout aussi interessante: j'examine les craquelures de la ú 88 ĹE PA VILLON DES MIROIRS peinture sur les murs, le visage de mes camarades, les cheveux des filles, les rares marques sur les pupitres. Elle a fini par s'habituer. D'autant plus que mes notes sont bonnes. Comme je ne pense ä rien, tout ce que dit la maítresse se fixe automatiquement dans ma memoire, et je peux tout répéter si eile me questionne. Je ne sais pas trop a quoi riment les choses quelle raconte, mais eile paraít satisfaite de ce que je réponds. Cest plus difficile lorsqu'elle regarde la propreté du travail écríí, car je fais des dégäts avec ma plume. Les autres ont des stylos qui ne coulent pas. II y a encore la qualíté, la presentation de ľexercice et la varieté des illustrations qu'il faut trouver a la maison. J'essaie de ne plus penser ä ces choses, me contentant des notes quelle me donne. De toute facon, eile ne peut plus me reprocher de ne pas coller ďiílustrations sur mes devoirs depuis quelle ma interdit ďutiliser celieš des photoromans. Ä lecole, mes nombreuses amours restent secretes. Rien que dans ma classe il y a au moins trois filíes dont je suis amoureux. Je peux regarder ces joíis visages toute la journée sans arriver ä en déchiffrer le secret. Chaque fois, ils révělent de nouveaux regards, des sou-rires ou des moues qui n etaient pas lä avant Cest evident que les filles se rendent compte de ma curiosité, méme si j'essaie de la cacher en faisant semblant detre distrait Elles semblent avoir la capacité de capter mon regard sans tourner les yeux, ou de ľattirer malgré moi. Ja i déjä fait ľexpérience de regarder les garcons, et ils ne s'en rendent pas compte. Mais les filles me sur-prennent chaque fois, méme celieš dont je ne suis pas amoureux. Elíes se retournent aussitôt, ou bien de-viennent inquiětes, commencent ä bouger, comme irri-tées par un insecte qui tournerait autour ďelle. Puis elies sourient, avec des battements de paupiěres, et j'ai ľim- Le PAVILLON DES hUROIRS 89 pression que leurs yeux acquiérent ainsi un éclat parti-culíer. Regarder les filles est peut-étre la chose qui m'oc-cupe le plus dans cette nouvelle école. Je ne sais pas pourquoi, mais ca me rend un peu triste. Faire des taches ďencre sur du papier buvard est une autre activité que j'aime. Mon compagnon de pupitre possěde un beau tampon buvard en bois, avec plusieurs feuilles de papier attachées les unes sur les autres et une . poignée en metal pour le tenir. Mais comme il est trop .presse, il ne fait qu'étendre ľencre, en élargissant la tache qu'il voulait pomper. Ses travaux sont done pleins de taches et son buvard aussi. Comme il ne supporte pks de voir ses feuilles de buvard sales, íl les remplace scuvent et me donne les anciennes. II me fait parfois ca-dcau de feuilles presque blanches, rien que pour voir ce que je suis capable de faire avec la plume et ľencre. L'ef-fet est spectaculaire: en bougeant lentement la plume, j/obtiens toutes sortes de spirales, de taches rondes et de /trainees. Puis ca devient des formes sinistres, des fan-/ tômes, des arbres ou des ínsectes. La maítresse ne dit / rien parce quelle croit que je travaille comme eile ľa / demandé; et eile préfěre que j'aie. du papier buvard pour íimiter les dégäts de ma plume. Děs que j'ai fíní mes exercices, et je me dépéche maintenant, je me mets ä ľceuvre. Mon voisin possěde aussi plusieurs stylos avec des eneres de différentes couleurs qu'il n'a pas le droit ďutiliser en classe, car seules les maľtresses peuvent écrire en rouge, en vert ou en violet. H accepte de me les préter pour coloríer mes taches, puis il les sěche avec son buvard pour voir les impressions ä ľenvers. Parfois, ÍÍ me laisse dessiner directement sur les feuilles attachées au buvard, en les mouillant avec ľenerier ou en aspergeant directement avec le stylo. Cest trěs salissant. Mais quaiid on enlěve successivement les feuilles, la 90 iE PAVILLON DES MIR01RS gradation des taclies d'encre s'estompant ä chaque couche produit des choses formidables. Avec l'avantage certain qu'ensuite il me donnera toutes les feuilles sales. Je peux les retravailler ä ma guise, les encrer encore ou les mouiller avec la salive pour étendre davantage les taches. J'ai done une grande collection de feuilles de bu-vard, toutes trěs belles. La premiere communion a été aussi décevante que le changement decole. Pour ma mere, les choses de la religion, e'est comme l'anglais pour mon pere: la cíé de la réussite. Elle ne cache pas son désir de voir un de ses fils devenir prétre. Heureusement mon pere n'aime pas les cures. IÍ est protestant, et il n'aime pas les pasteurs non plus, ni rien qui traite de religion. IÍ dit que la religion, e'est comme la macumba, des choses de femmes et. de gens ignorants. Ma mere n'aime pas la facon dont mon ptie parle des choses sacrées, et eile a réussi ä íe convainere que c'était bon pour nous ďaller chez les cures. H savait bien qu'on se rendrait compte finalement que e'est lui qui a raison. Ma měře fréquente ľéglise Sainte-Rita-de-Cassia, tout pres de chez nous. Elle y va chaque dimanche, et parfois meme durant ía semaíne quand eile a commandé une messe funěbre pour ses frěres. Le cure lui a parle des cours de catéchisme, et eile a tout de suite trouvé que cetait ma planche de salut. Ľhostie pour les garcons malades, c'est comme íe baptéme pour les bébés: ca,„ éviíe ľenfer. Mon frěre n'est pas malade, mais Íl a déjä läge de faire sa communion. Touš les samedis aprěs-midi, nous allons done ä leglise pour prier, puis au catéchisme dans la cour de la sacristie. Ľéglise est jolie, plus encore que celie de saint Antoine, toute bien déco-rée de bleu et ďor, avec pleín ďimages de sainte Rita et de la Vierge. Elles se ressemblent ďaiUeurs comme deux ĹE PAVILLON DES MIROIRS 91 sceurs, sauf que la Vierge a toujours son bébé avec eile et que Rita n'est pas mariée. Parfois la Vierge préte Jesus ä Rita parce qu'il y a un serpent par terre, et Rita fait un peu comme Lili. Et ca ne fait pas pute, car Rita est une sainte. Je confonds souvent les deux, et je risque ďadresser ma priěre ä ľune en pensant que c'est lautre. Elles ont de petits pieds jolis qui dépassent de la robe. £a m'étonne qu'il n'y ait pas de fete oü les hommes pourraient toucher leurs jambes pour demander des fa-veurs. Les cours de catéchisme sont donnés par Giovanni, le eure Italien qui ne parle pas bien notre langue. Ii se fait aider par une jeune fille, Aurora, sínon les enfants ne comprennent rien. Mon pere dit que les cures savent séduire les femmes et c'est bien vrai parce que mademoiselle Aurora est vraiment amoureuse de Giovanni. Mais il n'a pas l'air de s'en rendre compte malgré les regards quelle lui lance, surtout lorsqu'il est énervé ä cause de nos bétises. Je trouve cette mademoiselle Aurora trěs jolie; eile ressemble aux images de la Vierge et de Rita. Je trouve que ses jambes et ses petits pieds font penser ä ceux d'une sainte. Parfois eile est un peu poilue; mais quand eile est rasée, la ressemblance est re-marquable. En plus eile est douce, et ne se fache jamais contre nous. Les autres enfants sont trěs bruyants, agités; ils viennent de la rue Acre, pres du port, et ils se con-naissent déjä. Quelques-uns sont devenus mes copains, et me racontent des choses étonnantes sur le eure et la maitresse: qu'ils sont amoureux et qu'ils s'embrassent dans la sacristie aprěs les cours, Ou bien ils disent des obscénités ä voix haute, sans aueune crainte. Ils courent entre les bancs, chapardent les biscuits et se ruent vers les rafraíchissements avant měme que la lecon soit finie. D'autres apportent des bííles pour jouer tranquillement 92 ĹE PAVILLON DES MIROIRS dans un coin. Ca ne sert ä rien d ecouter Je cure et la demoiselle, on n'y comprend rien. II faut plutôt apprendra par cceur: on doit étre gentil, aller ä la messe le di-manche, respecter le cure, aimer nos parents, ne pas dire de cochonneries, ne pas avoir de mauvaises pensées, ne pas voler, ni tuer, ni mentir, ni se cacher dans 1 eglise. Le reste, ce sont des choses pour adultes que nos parents nous feront reciter. Pour ne pas me tromper ni rien ou-bíier, je repete simplement la liste entiére de péchés qu'on m'a fait apprendre par cceur, y compris le péché de la chair. Parce que dans notre langue on utilise le rrienie mot pour nommer ce péché et la viande, et que mon pere insiste pour qu'on ne mange pas de poisson le vendredi, rien que pour montrer qu'il n'aime pas les cures. Giovanni n'accepte pas ca et, chaque fois que j'avoue le péché de la chair, il me donne des baffés. Les autres enfants préférent ne rien dire ä ce sujet, au risque de voir ľhostie saigner dans leur bouche. Je ne raconte pas ces choses ä la maison pour ne pas donner raison ä ma mere. Les penitences, cest comme ca, ií faut les en-caisser en silence. Giovanni dit que nous sommes tous pervertis, que rien de bon ne va nous arriver. Mais ä la derniére minute, il a accepté de nous donner la communion, méme si on avait ri et sifflé pendant le film sur Maria Goretti. II avait decide de nous montrer ce film pour nous recompenser ä ía fin des cours. Trěs excites ä ľidée de voir un film, nous nous réjouissioris d'avance en évo-quant nos héros préférés, Tom Mix, Tarzan, Zorro et Flash Gordon. Mais Giovanni nous avait menti. Le film sur la Goretti n'était pas pour les enfants: un film sinistra, pour cures et bonnes femmes, dont la peílicule cassait sans arret. Le chahut dans la saíle était indescrip-tible car la Goretti, une fille laide et saínte nitouche, se ĹE PA VILLON DES MIROIRS 93 faisait prier pour embrasser le pauvre paysan. Ou eile était amoureuse d'un autre, ou eile voulait devenir bonne sceur, on n'a pas tout ä fait compris. Méme avec sa face de conne, eile l'avait peut-ětre trahi, et c'est pour ca qu'il voulait la tuer. Les enfants criaient des obscé-nités en faisant des bruits de pets, enrages contre ce film idiot. Le paysan netait pas costaud ni beau; la Goretti n'était méme pas capable de se trouver un mec decent. ■. Une catastrophe. Mademoiselle Aurora pleurait, et \c était bien fait pour Giovanni. Ca lui apprendra ä mentir aux enfants! A mon grand étonnement, mon pere ne nous a pas punis. D aprěs lui, tout ca prouve bien que les cures sont des dévergondés, qu'ils ne pensent qua p^rvertir les petits garcons en ieur montrant des hi^toires de cul. II nous a presque défendu de retourner ä í eglise. Ma mere a préféré garder le silence, car elíe avait des intentions secretes. / Le jour de la communion, j'ai aussí été décu par l/hostie, dont j'avais tant entendu parier. Un simple /morceau de mie aplati, päteux et sans aucun effet contre /ma tuberculose. Chez nous, Us ont fait un gäteau, et nous avons été photographies en habit blanc. C'est tout. Ensuite nous sommes tombés dans un piěge, mon frěre et moi. Tout a commence par 1'oblígation ďaller ä la messe le dimanche, en compagnie de ma mere. Mon pere se borne ä nous saíuer, en nous disant de prier pour son á me, et il sort seul. Finies nos promenades du dimanche. Les messes sont longues, chantées et rempÜes de sara-bandes; la foule bigote se précipite, mecrase et m'em-péche de bien voir. Je ne peux pas suívre les mouve-ments du prétre, et je dois me contenter de regarder les statues en píátre et les peintures. Les pieds de la Vierge me fascinent de plus en plus ä mesure qu'augmente ma VILLON DES MIROIRS fréquentation des choses religieuses. Cela me rend un peu confus. II faut aimer la Vierge, c'est súr, mais parfois j'ai ľimpression de ľaímer un peu comme s'aiment ies gens des photoromans. Puis j'aime aussi quelques filles ä lecoie. La confusion augmente d'autant plus que le bruit que font les vieilles avec la bouche pendant la priére, en claquant les dentiers, me fait infailliblement penser ä mes tantes se lavant sur le bidet. Et je les melange avec la Vierge. Ou je pense á sainte Rita aux toilettes, la porte ouverte, et j'entends le bruit que ca fait. Ce nest pas gentil, je le sais bien; il ne faut pas que j'en parle aux autres. L'ambiance de la messe fait naítre des pensées de plus en plus étranges dans ma těte. L'effet terriblement endormant des priěres est amplifié par la senteur d'encens et le murmure des fideles. Malgré tout, je sors de lá léger, en etat de grace, comme un automate. Je ne regrette méme plus alors d'etre privé de la promenade avec mon pere. J'ai seulement envie d'aller me coucher. Mon frěre ressent la méme lassitude, mais il pretend que c'est ľeffet de ľhostie. Ma měře finit par avouer ses véritables intentions. Elle a réussi ä entrer en contact avec le vieux cure de la paroisse, le chanoine Bezerril. Avec lui, elie a tout conspire d'avance. Le chanoine est un personnage oběse, avec un air méchant, qui ne s'íntéresse qu'aux Portugals riches de la paroisse. Entre lui et Giovanni, le contraste est aussi frappant qu'entre le Gros et le Maigre au cinema, parce que Giovanni est trěs maigre dans sa soutane noire, et qu'il aime les enfants lorsqu'il n'est pas au confessionnal. Bezerril au contraire est souvent en blanc, / et il garde tout le temps son étole pour se donner des airs, comme un militaire. Giovanni a l'air pauvre et il ne s'occupe pas de la decoration de leglise ni des places ré-servées dans l'enceinte de l'autel. Bezerril, lui, trouve que LE PAVILLON DESM1ROIRS 95 c'est trěs important, d'autant plus que les gens payent íes fleurs ä part et que ca enrichit la paroisse. C'est d'ailleurs la decoration qui est ä l'origine de tous mes problěmes. Bezerril cherchait deux garcons pour tenir les candélabres d'argent. je ne sais pas ce que ma mere a manigancé avec lui, mais nous avons été engages comme aides ďenfants de chceur. - Grands, blonds et innocents comme des anges, a dit Bezerril en nous accueillant. II y a beaucoup de choses qu'il nous faut apprendre sur le tas. D'abord étre ä ľheure pour enfiler la soutane ,et se peigner. Puis descendre ä la sacristie aider Giovanni ä s'habiiler pour la petite messe. Un cure n'est pas capable de s'habiiler tout seul; si on ne lui passe pas le bon vétement, il reste fige dans son geste, il ne bouge pas d'un poil. Ou bien il crie. 11 ne faut pas non plus jaisser les choses tomber par terre parce que c'est sacré, /et ii doit alors les embrasser malgré la poussiere du / plancher. Puis allumer les candélabres et l'escorter dans leglise. Faire marcher l'encensoir sans trop de fumée et sans interrompre la messe, tout en se mettant ä genoux au bon moment. Faire tinter la clochette, mais seulement lorsqu'il le faut. Ne pas se chamailler, ni faire des boulettes avec la cire qui coule des cierges. Porter le gros livre sans tomber ni oublier la genuflexion, et ne pas se mettre entre íe eure et l'autel. Ne pas dévisager les gens qui prient, ne pas se eurer le nez, ne pas rire. Ni tousser quand tout le monde est ä genoux et que le prétre joue avec la grosse hostie. Si le bedeau n'est pas la, il faut aussi manipuler les petites bouteilles ďeau et de vin, puis tenir ľassiette pour que ľhostie ne tombe pas de la bouche des gens durant la communion. Giovanni nous aide ä la petite messe; il nous dit quoi faire ou il le fait lui-méme, sans se fachet Puis ce 96 iE PAVILLON DES MIROIRS n'est pas grave si on se trompe parce que ľégíise est presque vide; il n'y a que les vieilles en noir qui n'ai-ment pas la fouie. Mais avec Bezerril, pour la messe solenneile de dix heures, c'est un veritable cauchemar. L'église est pleine ä craquer, le chceur et l'orgue s'accor-dent et s'entraínent, Bezerril a des palpitations parce qu'il n'arrive pas ä s'habiller en relisant son homélie. Et il porte des vétements spéciaux, qu'il faut sortir de ľar-moíre et brosser avant qu'il les enfile. Uair est lourd. Les gens bavardent ä haute voix et se pressent vers ľautel, poussés par ceux qui veulent encore entrer. Certains se disputent les meilleures places, des femmes s'engueu-lent. II nous faut ouvrir un chemin avec nos candéla-bres et affronter ces regards avides, sans montrer nos larmes ni la'fatigue. Bezerril crie aprěs nous parce que la fumée est trop épaisse, maís je n'y peux rien. Comme j'ai ouvert les trous de-l'encensoir au maximum pour bien l'allumer, l'appareil est chauffé ä bloc, et la fumée lacrymogěne se dégage en faisant disparaítre toute leglíse autour de moí. Si je ľagite, c'est encore pire. Les chaínes devíennent trop brülantes pour mes mains. Le bedeau court ä mon secours et je m'efface. La foule remue et soupire, voílá Bezerril qui attaque le rituel avec sa prestance habituelle. Je reste dans un coin, ä moitié endormi. Mon frěre aussi pivote lentement sur ses pieds, de facon rythmique, comme une toupie. Je dois employer tous mes artifices pour ne üas tomber, pour résister jusqu'ä ľhomélie. Tout le monde s'assoit alors pour écouter la voix grave et mielleuse du chanoine. II aime parier, répéter souvent les mémes choses en abu-sant des pauses, histoire ďendormir encore plus les fiddles afin que le bedeau ait tout le temps qu'il faut pour faire la quéte. Les Portugals se montrent généreux et, du haut de son ambon, Bezerril surveille et salue de la téte iE PA ViLLON DES MIROIRS 97 les donateurs d'importance. Sans perdre le fil de son discours. Le sac noir du bedeau s'alourdit au bout de la perche, et son itinéraire determine la durée du sermon. Les fiděles suivent le sac des yeux pour soupeser la succession des aumônes, en admirant les gestes des com-mercants. Ca avance avec une lenteur visqueuse, au contentement des spectateurs. La deuxiěme partie de la messe s'enchaíne alors avec le chceur qui s'égosille pármi les froufrous des robes se préparant pour les genuflexions. Les trues sérieux se mettent en branie, les coups de clochettes qu'il ne faut pas oublier, le silence. Bezerril fouille dans le tabernacle pour sortir la grosse hostie et bénir le ciboire. II mar-monne lelévation tout en surveillant íe bon dosage de vin, et le voilá qui communie ä grands mouvements de Sevres et de joues, exaetement comme ceux qui boivent de la cachaca dans les bars en grignotant des bouts de sardine grillée. II savoure son hostie en fermant les yeux et en plissant la bouche au moment ďavaler. Puis c'est le tour des autres, et je ľaccompagne avec mon assiette en or. Ah, ces bouches ouvertes, des gouffres! Les lan-gues tendues, les yeux fermés, des airs beats et idiots! Je ne peux pas m'empécher de tout observer attentive-ment: la salive, les dents, les plombages, les taches de ta-bac, les gencives rouges des édentés... II y a ceux qui ouvrent trop la bouche, lubriques et gourmands; d'au-tres sont si timides que Bezerril doit carrément enfoncer ľhostie entre leurs lěvres. Et ies filles aux airs innocents sous les voiles blancs, qui présentent de délicieuses pe-tites langues roses, comme les pieds sortant sous la robe de la Vierge. Ces filles me dérangent davantage que l'horreur des vieilles bouches ä la peau plissée. Ce réseau de rides entremélées, accentuées par la poussiere noire, la poudre épaisse et la sueur, me fait penser aux 98 iE I'A VILLON DES MSROIRS gravures du livre sur ľenfer. Les os paraissent vouioir percer la peau cireuse des vieilles qui mächent goulü-ment ľhostie avec leurs gencives castagnettes, ébraníées par des tics nerveux. Puis c'est le tour des hommes, des Portugais bien habillés qui tiennent leur chapeau entre leurs mains croisées et dont les faces bleuatres de barbe rasée laissent voir des milliers de points noirs sur fond päle. Des cheveux brillantinés qui luisent a la lueur des chandelles, des cols trop serrés ďoů emergent des masses de graisse. Avec leurs langues épaisses et le blane des yeux ä travers les paupiěres plíssées, ils ont l'air de pendus. Ensuite les pauvres, génés d'etre lá, cé-dant le passage et communiant en dernier. Lorsqu'il y a trop de mqnde, ils ne reeoivent que des bouts d'hostie, car Bezerril se met ä casser les rondelles de peur qu'il n'y en ait pas assez. Les pauvres avancent la téte basse, mal větus et sans cravate; les voiles de leurs femmes sont plus épais et décolorés par les lavages successifs. L'encens se melange alors ä ľaigreur des aísselles et aux haleines fétides. La ceremonie tire ä sa fin. Quelques acrobaties supplémentaires, le Ite missa est, et pendant que les hommes sortent, les femmes se mettent ä genoux pour la priěre collective. La merne chose chaque dimanche. Děs le debut, j'ai compris que je n'aime pas la religion. Ma mere par contre est ravie. Elle assiste aux deux messes, rien que pour nous voir. Elle croit que nous sommes des espěces/ de depéches chréíiennes quelle envoie ä ľau-deíä. Que ca va regier touš ses problěmes. Mon pere se tait. Une fois, comme le bedeau n'était pas la, nous avons du nous débrouiller tout seuls pour la grande messe. Tout a été de travers, ä commencer par mon frěre qui a laissé tomber le gros livre par terre en trébuchant sur íe tapis. Je me suis brüte avec l'encensoir, et ca faisait terri- LF. PAVILLON DES MIROIRS 99 blement mal. J'ai aussi hésité lorsqu'il fallait verser le vin, et j'ai mis trop ďeau. La face toute rouge, Bezerril a vociféré: «Du vin!» Je me suis enfui a la sacristie pour cacher mes larmes et il a du se servir tout seul. Mon frěre non plus ne voulait pas retourner á í eglise le dimanche suivant. Le pere Giovanni nous a consoles en disant que e'esi toujours difficile au debut, qu'il nous faut prier, ne pas entretenir de haíne dans notre cceur, pardonner. Mot ce n'est pas de la haine que je ressens, mais de la peur et de la honte. Une fois encore ma mere a manoeuvre pour nous convaincre, et eile a promis que ľéglíse va désormais payer pour nos services. Que nous allons pouvoir ache-ter un beau cadeau. Elle a tout arrange avec Bezerril, puis avec mon pere. Le chanoine a insisté: il lui faut ab-solument deux enfants blonds pour le decor. II lui a peut-étre merne offert un rabais sur les messes funěbres. Dorénavant nous ne serons plus obliges d'aider pour la messe; nous aurons juste ä tenir les candéiabres, l'encensoir et l'assiette. Mais, trěs maíin, Íl a réussi ä inclure dans ľaffaire notre presence aux ceremonies de la Se-maine sainte et les neuvaines du mois de Marie. Le Vendredi saint dépasse toute mesure. J'ai telíe-ment peur que je ne suis merne pas capable de prier. Des tíssus noirs bordés de fil ďargent remplacent les tis-sus violets, cachant méme Íe crucifix et le tabernacle, fl y a quatre chandelles par terre au milieu de í'auteí. Nos candéiabres sont éteints. Nous avancons lentement en procession funěbre. Ľéglise est silencíeuse mais, par le ronronnement sourd de íeurs príěres et les sanglots qu'elles étouffent, je devine toutes les vieilles en noir qui nous guettent dans í'obscurité. Nos pas résonnent dans la nef. Ce n'est qu'au dernier moment que je vois ce qui est étendu par terre. La je ne peux plus reculer. 100 iE PAVILLON DFSMIROIRS Un Christ enorme, comme une vraie personne, cloué ä une croix en bois, plein de sang et de strieš de fouet brillant ä la lueur des chandelíes. Son visage ressemble ä celui des cadavres, les gouttes rouges qui sortent de sa couronne ďépines ont vraiment fair de couler. Je suis paralyse de peur, incapable de détourner mon regard, et je crains qu'il ne bouge. Bezerril et Giovanni se mettent ä genoux et embrassent ses pieds. Nous aussi, un de chaque côté. Maiheureusement je suis du côté droit et, si ie Christ ouvre les yeux, Ü va tout de suite me regarder. Personne ne prie parce que Bezerril nous a dit qu'il faut méditer sur la passion. Je ne sais pas ce que ca veut dire méditer, et les seules passions que je connais, ce sont les histoires de mes tantes avec leurs amoureux. Je préfěre fermer les yeux et me faire oublier, rester immobile, ne pas pleurer, ne penser ä rien, en répétant seulement que je demande pardon et que je ne le ferai plus. Sans arret. Puis mes genoux commencent ä me faire mal. J'ai un peu moins peur, surtout lorsque je vois mon frěre de lautre côté, qui ferme tres fort les yeux. Le murmure des vieilles devient plus distinct dans cette immobílité, et je me risque ä examiner le Christ. Ce n'est pas un vrai ca-davre mais ca y ressemble beaucoup. Je n'avais jamais vu cette statue dans ľéglíse. Bezerril la garde sans doute pour les jours sombres, ou pour la montrer aux Portugals lorsqu'ils ne veulent pas payer. Cest malgré tout une statue trěs belle, beaucoup plus belle que les autres, et eile a ľaír trěs lourde. Dommage que je ne puisse pas la voir ä 3a lumiěre. Les vétements ont l'air d'etre en vrai tissu, et les clous sont bien enfoncés dans les paumes osseuses. Seuls les poils sont tous tassés en masses épaisses et, malgré la peinture, je vois que ce ne sont pas de vrais poils. Le reste fait tout ä fait cadavre. H a un nombril trěs brillant, que j eviíe de regarder parce que se \ iE PAVILLON DES WROIRS 101 poser des questions sur le nombril du Christ est une hé-résie, une méchanceté. Cest la demoiselle du catéchisme qui ľa dit. Je fixe plutôt son visage, ou les marques de fouet qui sont presque vraies. Pius je l'observe et moins j'ai peur. Cest toujours ainsi, j'ai peur au debut, lorsque je suis surpris. Puis je m'intéresse aux choses, je me concentre, et ca me donne méme une espěce de plaisir. Bezerril m'a félicité de mon attitude devaní la souf- france du Christ. II m'a vu le regarder et il a dit ä ma mere que j'étais comme illumine par une vision. Ma mere est toute fiěre parce quelle voit lä le signe dune . vocation. Moi aussi, je suis content car mon frěre est trěs . jaloux de ne pas avoir été illumine. II se defend en I disant qu'on doit méditer les yeux fermés. Ce qui est vrai, parce que les femmes des photoromans ferment les ;yeux lorsqu'elles ont une passion. Mais cette fois, il a ,i perdu. Je n'ai pas médíté; j'étais illumine, ce qui est ' mieux. Puis je sais trěs bien qu'il a eu peur et que c'est pour ca qu'il a fermé les yeux, pas par passion. Mon pere n'aime pas ces choses et íl est parti souper en ville. Manger un steak pour célébrer le careme, qu'il m'a dit en me faisant un clin d'ceil. Rien que pour se venger de ma mere. Nous avons travaillé durant tout le mois de mai pour ies louanges ä la Vierge Marie. En plus des messes trěs longues, nous avons du aller tous les soirs ä 1 eglise afin de participer aux priěres des neuvaines. Ce sont des trucs différents des messes parce qu'il n'y a pas de regle fixe. On se borne ä reciter ďinnombrables Avé Maria en suivant le curé, mais de facon plus frénétíque encore que pendant la Semaine sainte. Plus vite aussi, histoire de battre des records pour plaire ä la Vierge, sans trop tenir compte de ce qui est dit. Chacun semble tenir ses propres paris, et ca fait un chahut formidable. Parfois la 102 Le pavilion des miroirs priěre est interrompue par des chants du genre Avzt, Aveee, Avz Mariüaaa, ce qui permet aux vieilles de se lais-ser aller ä leurs fantaisies lyriques. Car, pendant les messes, elles n'ont pas le droit de chanter, sinon le chceur serait tout désaccordé et ca ne ferait pas beau. Leurs crís et leurs vagissements résonnent alors partout dans ľéglise presque vide, pendant que le cure Giovanni essuie la salive qui écume aux coins de ses lěvres. Ä mesure que la priěre avance, les participants s'exaítent de plus en plus; quelques vieilles se lévent en trem-blant, ďautres se secouent, renversent la téte en arriěre ou pressent leurs mains jointes entre les cuisses. Les yeux fermés, la bouche grande ouverte et le corps se-coué par les fantômes, tout ä fait comme dans les séances de spiritisme. Je suis trop endormi pour avoir peur et, depuis longtemps, j'ai perdu le compte de mes priěres. La confusion est généralisée. II y en a méme qui prient pendant les chants en troublant la concentration des autres. Mes doigts égrěnent le chapeíet ä toute allure, sans égard pour le rythme des priěres. Mon corps semble divisé en parties autonomes; la douleur dans mes genoux me paraít lointaine, pendant que mes yeux fixent les vieilles. Une torpeur progressive gagne mes bras et mes jambes et, comme les autres, j'entre en etat de grace. Les petíts pieds de la Vierge s'effacent, ľeau de lune de sainte Rita est définitivement oubliée, la passion du Christ pour mes tantes s'estompe, et tout devient pä-teux comme 1'hostie dans la bouche. Les soirees finis-sent par des báillemenís continuels qui m'empéchent de bien faire mes devoirs decole. Pendant tout le mois de mai, nous nous sommes ainsi dévoués ä la Vierge, dans la seule attente du ca-deau promis. jour aprěs jour nous avons réve ä des jouets comme ceux qu'on voit dans la vitríne du Bazar LE PAVILLON DES MIROIRS 103 Frances, rue Carioca. Nous les avons méme choisis en secret et, pour une fois, mon frěre et moi avons été complices de quelque chose. Mais lorsque Bezerril a payé, ma mere nous a encore trahis: le cadeau tant attendu a pris la forme ďun paletot pour chacun. 11 faut désormais le mettre touš les dimanches, raeme quand il fait chaud, et faire attention ä ne pas le salir. Nous cachons notre deception derriěre la certitude que les cures sont vrai-ment des malíns. Heureusement, mon pere a decide que notre experience des choses sacrées a déjä bien assez dure. Cette fois, il reste intransigeant devant les boude-ries et les menaces de ma mere. Plus ďéglise, dit-il, ce nest pas ca qui forme les garcons. Ä force de chantage, ma mere réussit de temps ä autre ä nous entraíner aux messes funěbres, rien que pour entendre le cure pro-noncer le nom de ses frěres au milieu des mots latins. Mais eile n'insiste plus trop. Mon pere a peut-étre menace de casser la gueule ä tous ies cures, car méme nos vocations ne sont plus mentionnees. Seul le paletot reste lá, rapetissant ä mesure que je grandis. 10 Ma découverte de la peinture fut tardive. Je ne me souviens pas ďavoír eu, dans ma jeunesse, des inclinations de ce côté. Méme maintenant, malgré tous ces tableaux qui m'entourent, je ressens cette activité comme quelque chose d'artificiel. A la maison, il n'y avait pas de tableaux, ni d'ailleurs aucune image sur les murs. Les seuls peintres étaient les peintres en bailment. Les images qui m'entouraient étaient les illustrations de revues, les aí-Ěiches publicitaires des tramways, les saints de ľéglise, les dessins ä la plume un peu fantastiques des carriers litté-raires des journaux. Parfoís des caricatures, aux traits mordants et grotesques, dont je ne comprenais pas le sens. Les livres decole ne contenaient que la carte du pays, le bla-son et quelques vagues scenes patriotiques mal dessinées. Je dessinais, certes, comme tous ies enfants qui n'ont pas beaucoup de jouets. Les murs de ľappartement étaient sales et i'on ne se souciait pas des graffiti. Tout autour du telephone d'ailleurs les notes, les numéros, les gribouiílis géométriques s'accumulaient en couches successives, ses-tompant vers les limites de la longueur du fil. Les marques des mains se confondaient avec ľocre de ía peinture jaunie par les années. Mes dessins se perdaient aínsi dans la saleté generale, disparaissant sans laisser de trace au fur et ä mesure que les vieilles choses étaient jetées. Ou que LE PAVILLON DES MIROIRS 105 la saleté des mouches recouvrait les murs. Cette activité si commune chez les enfants ne me disttnguait pas de mes frěres. Pour autant que je me souvienne, mes dessins n étaient pas particuliěrement jolis ni imaginaü'fs. Les vraies figures, ceíies qui correspondent ä mes images mentales ďaujourďhui, venaient toutes du dehors. Je les captais avec les yeux, sans ľaide des mains. Les visages dans ľautobus, les coins sombres du couloir, les grosses blattes qui couraient sur le plancher humide de la cuisine děs qu'on ailumait Ía lumiěre. Ou le livreur de glace ä bicydette avec ses longues tenailles, les biocs de glace dégoulinant dans du papier journal, et son visage marqué par ía variole. La téte chauve de mon pere, ma mere courbée sur la machine ä coudre, ľombre du mannequin décapité sur les murs. Puis les rues, les gens de toutes les couleurs, les moisissures luxuriantes, le mouvement de la mer, les detritus et íes marches publics. Nous sommes alles quelquefois au cirque, la seuie manifestation artistique dans notre entourage. Les troupes ambulantes montaient íeurs tentes sur ies terrains vagues du côté de la gare. Des spectacles modestes mais pleins de couleurs et declat pour les yeux des enfants. Dans la noirceur, les paillettes et la peau des dan-seuses s'illuminaient comme des feux de Bengale. La representation des fauves, des clowns et des acrobates sur les kiosques me semblait étre dune perfection coíossale. Leurs affiches collées sur les murs de la ville m'ont peut-étre plus fascine que tous les musées que j'ai plus tard visités. Mais tout cela étaít bien loin de ma vie, dans un monde de rěves auquel je n'accéderais jamais. Le carnaval par contre était toujours ä ma portée, juste devant nos fenétres, le long de ľavenue Vargas. Ca commencait par la decoration des rues, par les échafau-dages installés autour des poteaux, les sculptures en 10Ó I.E PÁ VILLON DES MIROIRS papier mäché, les étendards, les gradíns pour les specta-teurs. Mes tantes s'affairaient ä preparer leurs déguise-ments, trés excitées depuis des mois par la perspective de la féte. Une odeur singuíiere planait dans le logis, celie de la peinture or et argent tirant un peu sur le violet, qu'elles appelaient la «pourprine». £a sentait la tein-ture noire des cordonniers et ľon pouvait distinguer les minuscules flocons argentés en suspension, qui pre-naient des reflets presque rouges Selon ľangle de la lu-miěre. Elles ne se contentaient pas ďen peindre leurs souíiers; tout était pretexte ä ľutilisation de cette couleur magique, capable de transformer n'importe quel chiffon en déguisement luxueux. Une fois, je me suis měme retrouvé metallise de la téte aux pieds aprěs que mon frěre m'eüt donne ľídée de voler íe flacon pour ľessayer sur la peau. Juste un peu. Cetait si beau que je me suis laissé aller de ía měme facon qu'avec les encres sur le buvard. Cette «pourprine* séchait vite, avec des emanations qui donnaient íe vertige, un peu comme ľéther •ťavec lequel mes tantes se frottaíent la gorge avant de ■ i dormir. Je devais avoir le měme sourire béat lorsque je me suis reveille dans la baignoire aíors qu'elles me ia-vaient avec de ľessence, en mecorchant la peau et en criant que j'allais mourir. Elles étaient trěs fáchées de me voir couvert de peinture comme un Soulier de carnavál. Méme mes cheveux, qu'elles ont fini par raser. / Pendant le carnaval, l'odeur dether prenait le/dessus ä cause des flacons métalliques que ľon vendait partout, remplis d'un melange ďéther et de chloroforme. Ces bouteilies * lance-parfum * furent la source de mes premieres ivresses. Encore aujourd'hui, en humant le verre vide de vodka abandonné la veille, je crois reconnaitre des effluves de ce parfum. Du parfum lui-měme, ou peut-etre de l'odeur aigre et aměre que prenait ľhaíeine LE PAVILLON DES MIROIRS \07 des femmes lorsqu'elles avaient tenu longtemps le mouchou imbibe contre le visage. Leur peau devenait extrě-mement pale, presque ivoire, les orbites légčrement verdätres, tandis que de joHes gouttelettes de sueur per-laient sur le front et le pourtour des íěvres. Elles se lais-saient alors caresser et s'abandonnaient avec beaucoup de lassitude, en murmurant dune voix päteuse. Toutes ces choses me reviennent associées ä la sueur des corps et aux parfums aigris par tant de danse, á l'odeur de la salive et á la vision des yeux injectés de rouge. Děs le debut, ce «lance-parfum» fut pour moi plus que le jet glacé ou la senteur sucrée dont parlaient les affiches de la compagníe Rhodia. Pour tout le monde ďailleurs, car le jet était plutôt dirigé vers les mouchoirs ou la bouche ouverte. Ä la limite sur les fesses ou les seins que Ton voulait ainsi ínviter ä partager le méme mouchoir. L'arôme éther-sueur dominait le carnaval, Tout se drapait de couleurs. Les femmes essayaient interminablement leurs costumes, en ajoutant des turbans, des pieces de monnaie en laiton, des paillettes, du fard et encore de la «pourprine k Dans l'avenue se mul-tipliaient les kiosques pour la vente de masques, de «lance-parfum», des paquets de Serpentins et de con-fettis. Tout éciatait sous íe soleil et ía chaleur de ľété, et les contrastes étaient marqués par des ombres presque bleues. L'aspect graphique était accentué par le décou-page précis de masques de toutes sortes, partículiěre-ment les noirs des tétes de mort et des demons. Des masques parfois trěs impressionnants, comme le pirusäo*, entouré ďailes de vampire, entiěrement rouge, et dont la bouche s'ouvrait sur une langue enorme. D'autres étaient plus déíicats, recouverts de satin et constellés de Grosse bite. 108 iE PAVILLON DES MIROIRS paillettes. La plupart cependant étaient primitifs, suggé-rant ä peine le personnage par les traits grossiers des peintures ä ľeau sur du papier máché. La transpiration les faisait coller ä la peau, et ils se défaisaient en pate ä mesure que la fete avancait Les déguisements de morí étaient les plus nombreux, les plus faciles ä exécuter et peut-étre les plus famiiiers. Děs midi, le samedi, les premiers groupes de danseurs commencaient ä apparaítre dans ľavenue fermée ä la circulation, ľexcitation gagnait peu ä peu tous les habitants de la maison, sauf mon pere. II aimait le car-navaí, mais ä sa facon. II paraissait séduit par le spectacle de la méme maniere qu'il s'intéressaŕt ä tout ce qui était nouveau. Fasciné, mais en n'y prenant part qu'avec ses yeux. Je ne ľai jamais vu déguisé. Par contre, Íl s'in-téressait beaucoup aux déguisements dans la rue; il atti-rait notre attention sur les plus grotesques et lubriques, sans ríen vouloir perdre du spectacle. Les femmes, au contraire, se transformaient radicalement, avec de grosses épaísseurs de fard, les ventres ä ľair et les jupes entrouvertes pour faciliter le mouvement des cuisses. Ľavenue se remplissait ensuite de groupes plus organises qui apportaient leur propre musique, avec des costumes semblables et des rythmes parfois éíranges. La/ foule suivait plutôt les musiciens improvises qui enyi-hissaient en masses compactes les rues et les allées laterales: les fanfares dépareillées, les sífflets et les pércus: sions de toutes sortes se mélangeaient, cacophoniques en surface, mais sur un battement de fond ďallure sou-terraine. La féte commencait alors ä prendre corps, en-voütante, en interaction étroite avec les bars, oü la biěre et la cachaca coulaient ä flots. Les hommes pissaíent contre les murs, joyeux, et tous avaient ľair de se con-naitre. LE PAVILLON DES MWOIRS 109 Le tumulte envahissait notre fenétre sous la forme ďun bruit sourd et saccadé. Den haut, je percevais la foule massive se déplacant en flots étroits comme des Serpentins, sentremelant les uns aux autres pour former une brousse humaine toute en lianes sautillantes. Lorsque j'étais dans la rue, je ne pouvaís voir que les jambes des danseurs, et je devaís m'accrocher aux adultes pour ne pas étre empörte. Ou bien je grimpais sur les épaules de mon pere, au-dessus de la masse, comme ä la surface dune mer musicale. Poussée par cette marée, toute la ville confluait vers ľavenue Rio Branco; et la multitude se tassait lä, presque immobile, compacte, mais secouée par les profondeurs en commotions verticales. Chacun avancait trěs lentement, se frot-tant aux autres corps, humani toutes les senteurs, presse par des amas de chair exposée et transpirante. Les déguisements se faisaient plus nombreux ä mesure que le samedi devenait dímanche. La plupart trěs pauvres, grossiěrement improvises par de simples signes extérieurs. Comme ceux des travestis, réduits aux énormes mamelíes en caoutchouc dans le soutien-gorge, ä la jupette et au rouge ä lěvres malgré la moustache et le corps poilu. Souvent ils se contentaient seulement de bigoudis sur la téte pour parodier tout le ritueí feminin. Et ca sautait en balancant les mamelles et en se frottant aux femmes avec de drôles de gestes, comme s'ils com-paraient leurs attributs anatomíques. Dautres se dégui-saient en bébé: torse nu, sucette au bee, couches colos-sales et bonnet sur la tete. Les bébés avaient parfois de grosses bouillottes remplies de cachaca et coiffées dune tétine. Les contorsions obscěnes accompagnées depressions vulgaires étaient applaudies par la foule, se répétant interminablement. Píusieurs se déplacaient en groupes, déguisés en squelettes et masques ďune téte de 110 iE PAVILLON DES MIROIRS mori, en agítant íeurs draps telies des marionnettes affo-lées. lis tenaient ä la main des petits cercueils dans les-quels se trouvait soit une bouteille de cachaca, soit une poupée dont le gros pénis bougeait comme le bras ďun metronome. Tous semblaient déchaínés ďhilarité, sau-tant autour des femmes et des enfants ä la fois pour danser et représenter. Suivaient les groupes de vampires, tout aussi lubriques avec leurs capes noires, ou les demons rouges, dont la queue pointue sortait par en avant. Les maquillages les plus stupéfiants côtoyaient les badigeonnages scabreux et les signes indécents. Ici et lä, des originaux exhibaient des costumes fabriqués avec des capsules de biěre ou des cartouches de cigarettes. Des gorilles poilus se penchaient vers moi, me sou-levaient et m'entraínatent au milieu des danseurs. D'autres déguisés en grosses négresses, brillants de pom-made noire, présentaient des poupées aux passants en criant que c'étaient íeurs bätards. La viíle s'ouvrait ainsi pour servir de théätre ä une légion ďartistes naifs ayant attendu toute ľannée ce moment de gloire. Entraínée par le rythme, la masse poussait dans toutes les directions, sautant sur place ou courant pour former des cotillons sauvages. Les femmes, parfois ä peine voilées de gaze, faisaient onduler leur ventre, le/ nombril ä ľair et la langue gourmande. Qt faisait vibrer leurs fesses dune facon magnifique, tout contre morí visage, je revois des doigts penetrants, des ventres^ui se frottent, des mains sur des seins, des fesses empoignées comme des melons ďeau. En tourbillon, sous la lumiěre erue des projecteurs. Soudain la course, la bousculade, la foule qui crie, les coups qui partent, la bagarre qui éclate pármi les rires et les chants. Un corps qui court en regardant craintivement en arriěre; un autre reste sur place, recroquevillé et se tenant le visage entre les LE PAVILLON DES MIROIRS \\\ mains, le rouge coulant le long des bras et sous les coudes. Les gestes vifs des danseurs qui sen mélent; les policiers arrogants qui accourent en brandissani des gourdins pour ouvrir le passage. On emměne le blessé. Le cercle vide se referme ä nouveau comme iorsque l'eau engloutit un caillou, les vagues concentriques dis-paraissant dans les rythmes et les danses paralleles. Je me sentais étourdi de palpitations, la bouche sěche. De ľasphalte montait une poussiere épaisse qui remplissait les narines et qui faisait tousser. Cetait une multitude de maigres; seules quelques femmes présentaient une opulence aux fesses et au ventre, mais flasques et ondoyants. Cetait le carnavai des pauvres, dans les rues, interdits de séjour dans les clubs prives ou les hotels du bord de la mer. £a ressem-blait ä de la joie, mais en plus automatique, en moins ressenti: une espěce de désir de bonheur uniquement, que ľon poursuit sans pouvoir ľatteindre. Une frénésie devenant mouvement spontane, qui fait glisser ľesprit sur une pente angoissante. Une fuite en avant dont les joueurs finissent par accepter d'etre dupes. Une sorte de désespoir trěs entraínant. Ä ľinstar de mes images devenant tableaux, les gens dansaient leur détresse, et le ré-sultat final était surprenant. je pouvais lire la fatigue sur les visages au fur et á mesure que la nuit avancait, que le dimanche devenait lundi. Les visages paraissaient plus maigres, blémes; les maquillages avaient ľair plus grotesques, les mouve-ments plus dísloqués. Dans les rues laterales, on pouvait voir des gens étendus par terre, accotés aux murs, épui-sés. D'autres avaient les yeux hagards et gisaient dans des flaques d'urine. Des hommes et des femmes, les premieres victimes. La morgue et les hôpitaux publics ramassaient les corps aux premieres lueurs du matin. 112 If. pavilion desmiroirs Parents et amis couraient ensuite les salles ďurgence ä la recherche des disparus; lis suivaient les longues files de dviěres et de corps empilés, scrutant sans pudeur les visages encore déguísés. Tous avaient lair infiniment pathétique, comme des clowns qui pleurent: pommettes brillantes de sueur sur fond émacié, cernes profonds, le-vres sěches, cheveux colíés parsemés de confettis. L'en-semble était complete par de vrais pansements rouges et blancs décorant des íétes de mort, de gros bébés ivres, des demons mélancoliques, des travestís sévěres ou des colombines vioíées. Personne ne sortait le lundi; des gens venaient méme chez nous, comme pour le defilé militaire. Cetait la nuit des écoies de samba, dont les corteges conti-nuaient parfois ä défiler jusqu'au lendemain matin. D'immenses projecteurs de ľarmée transformaient la nuit en midi bleuätre aux contrastes puissants, faisant éclater les satins multicolores, les paillettes, les miroirs, les cuivres et les corps mouillés. Les sons, les musiques, les cris, tout se fondait alors en un seul battement sourd, qui faisait vibrer le sol et les cages thoraciques. Vu ďen haut, c'était comme une immense fourmiliěre sautil-lante, aux mille lumiěres, comme un seul organisme. La poussiere montait jusqua nos fenétres, apportant avec elie un melange de sueur, ďéther, de parium rassis, ďha-leine de femme et ďacétyíěne. Puis encore ľaigreur de-' la biěre, le sucré de la cachaca et les aisselles suifu-reuses. Tout en couleurs brillantes, en reflets de torses entrelacés, en éclat de cuivres et de tambours joyeuse-ment déguisés. Je ne voyais plus les visages, ni la souf-france, seulement une masse se débattant en clairs-obscurs violents, comme dans L'enfer de Doré. Pour Mardi gras, le désespoir était ä son comble. Les derniers sursauts avant de faire face au carěme de ľannée LE PAVILLON DES MIROIRS 113 entiěre. La masse paraissait déjä moins compacte, dévas-tée par la fatigue et ľivresse. Chez nous aussi, les signes annoncant la fin de la féte éíaient perceptibles: I'irritation croissante, le goüt amer dans la bouche et la certitude que rien n'aurait change le lendemain matin. Sur ľave-nue, les déguisements intéressants se faisaient plus rares, les groupes de danseurs plus hétéroclites et agressifs, les bars débordant d'ivrognes. C'était le moment de la mélan-colie agitée, de la féte ronfíante, de ľabondance de corps étendus sur le trottoir. Le defilé des chars aliégoriques clô-turait le carnaval: d'énormes sculptures en carton et papier mäché, trěs naives, aux tons pastel, tirées par des camions. Quelques satires politjques édulcorées, des episodes de ľhistoire nationale, des Indiens, des esclaves qui se libéraient ou des hommages aux grands compositeurs de musique populaire. Puis les projecteurs s'éteignaient sur la foule hagarde, désorientée, qui se reti-raít sílencieusement. Ces masses jusqu'alors trépidantes, prétes ä tout sous le charme de la musique, ces masses fondaient, informes, s ecoulant vers la niisere et le quoti-dien. L'avenue se vidait lentement, et déjä les éboueurs accompagnés de camions-citernes avancaient pour effa-cer les traces de ľíllusion. Je me souviens des intenses reflets bleus, méíés a des mauves brillants tirant sur le rouge, presque roses sur le fond noir de ľasphalte mouillé. Cetaient les premieres lueurs du mercredi des Cendres. Cela fait si longtemps que mes souvenirs semblent avoir páli. Seules les odeurs et les vibrations me vien-nent encore clairement ä ľesprit, surtout lorsque mes verres vides s'alignent tard dans la nuit. Le silence boreal du dehors laisse émerger quelque part le battement des tambours, la foule qui saute, trěs loin dans le fond de ma memoire. Peut-étre n'est-ce que le battement du cceur, mais tout de merne... 11 A force ďaller chez les syphilííiques, mon pere a at-trapé le typhus. Cest Lili qui ľa dit. Les femmes sont contrariées parce qu'il derange le carnaval. Elles sont trěs nerveuses car elles ont peur qu'il meure. Qt va salir encore plus la maison, puis ca va coüter de ľargent pour ľenterrer. Déjä qu'il faut payer le médecin et les pi-qúres faítes par le pharmacien. Tout ca me rend triste, et je suis aussi effrayé que les autres. Mon frěre ne parle pas parce qu'il craint ďattraper le typhus ä son tour. Cest plein de gens chez nous; les voisins viennent pour offrir de ľaide et en profitent pour regarder le defilé des écoles de samba. Une infirmiere du dispensaire nous rend visitě chaque jour, accompagnée dun polirier, car mon pere est trěs contagieux, et il faudra l'emmener mourir dans un hôpitaí. Le policier a í'air ďaimer ľam-biance de la maison; il bavarde avec les femmes et il est / gentil avec moi. IÍ dit qu'il n'a pas peur du typhus, que/ ce n'est pas grave car mon pere est costaud. Les tantes sortent parfois avec lui pour regarder !e carnaval mais, nous, nous devons rester bien sages au salon. Cette année, personne ne s'est déguisé. Ca m'irrite de voir les gens qui dansent dans la rue pendant que mon pere est couché. Le carnaval fait un bruit de tonnerre; il entre malgré tout par les fenétres et par le sourire des If PAVILLON DES MIROIRS 115 femmes lorsqu'elies reviennent d'en bas. Mon pere est étendu tout seul sur le grand lit, maigre, plus vert que jaune; sa barbe et ses yeux cernés font un contraste étrange avec la páleur de son teint II est nu. II faut le laver continuellement avec de ľeau glacée. Puis il transpire et tremble de froid malgré la chaleur qu'il fait. Ses pieds sont devenus enormes, pointant vers la fenétre comme s'ils avaient envie d'aller danser au carnaval. Des guenilles ta-chées de goudron sont rapportées de la chambre pour étre bouillies dans la marmite. L'eau iaiteuse, mélangée au creosote, dégage des vapeurs comme lorsqu'on asperge le sol pour tuer les blattes. Le médecin est gros et énergique, avec un air trěs sérieux, surtout quand il se lave avec de l'alcool en sortant de la chambre. II n'aime pas du tout le typhus, ni la fiěvre de mon pere; il répěte qu'il faudra le transporter ailleurs, qu'une maison si petite n'est pas ľendroit approprié pour un malade qui a le typhus. L'infir-miěre est en train de chercher un hôpítaí pour le placer, mais ce n'est pas facile ä cause des blesses du carnaval. Lorsque je le regarde étendu, inerte et marmonnant tout seul, j'ai envie de pleurer. íl n'est pas méchant, mon pere. Ce n'est pas de sa faute s'il derange le carnaval. S'il meurt, qui va s'occuper de tout, gagner de ľargent, em-pécher ma mere de nous envoyer chez les cures, ou qui va nous emmener en promenade pour nous montrer comment sont les choses? Maintenant le carnaval est fíni. Cest devenu plus calme chez nous. La santé de mon pere s'améliore; il peut déjä parier avec moi. II me console en me disant que ce n'est pas vraí qu'ii va mourir. Et il sourit; j'ai beau le nier, ií sait quand méme que j'ai eu peur. Cest la faute du médecin qui vouiait ľhospitaliser. Mon pere a bien fait de rester ä la maison, parce que les gens qui vont ä ľhôpital ne reviennent plus chez eux. 116 iE PA VILLON DES MIROIRS Les femmes risquent toujours de nous laisser seuís quelque part, decouter n'importe qui et de prendre des decisions idiotes. Si queiqu'un ne leur cut pas quoi faire, elles senervent et font des betises. Comme la nuit oü mon pere est tombé d'un échafaudage. Cetait tout pres de son atelier de la place Republics. Ma mere m'avait emmené le rejoindre aprěs la seance de spiritisme. Jetais fatigue, cetait tard, mais j'y allais avec plaisir car je suis toujours soulagé lorsque je m'en vais de chez les fan-tômes. Et puis j'aime beaucoup visiter les chantiers de mon pere; il y a toutes sortes de choses qui traínent, que je ramasse pour mes collections, et ca m'amuse de le regarder travailler. Cette fois-la, son apprenti était dej ä parti, et mon pere avait presque fini de réparer un plafond. Dans le bar encore en construction, les murs étaient nus, et ľendroit encombré ďéchafaudages. J'ex-plorais le chantier pendant que ma mere aidait mon pere en lui passant les tubes fluorescents. Puis je me suis assis dans un coin, ä moitié endormi; je me contentais de le regarder. Cest aíors qu'il est tombé. De trěs haut. Je ne sais pas pourquoi, mais ses gestes sont tout ä coup de-venus grotesques, comme ceux d'un pantin; de son visage tordu est sorti un cri rauque, et Íl a semblé sus-pendu en ľair ľespace d'un instant. Puis sa chute s'est arrétée net sur le plancher de ciment. Tout est reste au ralenti dans ma memoire. Son corps était lä, étalé, trěsy pále, immobilise dans une pose bizarre, les yeux ferměs. Si different de mon pere de touš les jours. Je ľobservais, étonné, pendant que ma mere criait. Les portes étaient řermées, nous étions seuls, mais eile criait quand méme, en récitant toutes les priěres quelle a ľhabitude de répé-ter. Sa voix était peut-étre un peu plus aigué, et ses credo, crux, Vierge Marie, Jesus sortaient un peu bafouillés. Cela a duré un bon moment. Comme il ne bougeait tou- Le pa villon des miroirs j Yj jours pas, eile a fíní par sortir dans la rue en criant et en agitant les bras. Je suis reste auprěs de lui pour le sur-veiller. Son visage était froid et humide mais ií n'y avait pas de sang. Je me sentais lésé, vide. Mon pere avait ľair abandonné, sans pouvoir dire aux autres quoi faire. Puis des gens sont accourus, dont un soldát accompagné ďune mulätresse. II a pris les choses en main pendant que sa femme donnait de ľeau ä ma mere. Papa a repris connaissance, encore pale et transplant beaucoup sur son front chauve. II avait ľair de souffrir lorsqu'iís ľont fait asseoir, mais il a souri pour rassurer tout le monde. , Le Soldat et d'autres gens l'ont aide ä aller ä ľhôpital, de \ lautre côté de la place. Ma mere était dans touš ses états; 1 eile a ameuté 1'immeuble entier avec ses histoíres ďhor- I reur. Quand papa est revenu de ľhôpital, il s'est quand i méme moqué de la nervositě des femmes. Ií m'a laissé / examiner le plätre sur son bras. Et en sirotant une bonne / cachaca, il nous a parle jusqua trěs tard des blesses qu'il / avait vus ä ľurgence de ľhôpital public. Děs le lende-main, il est retourné ä son chantier car il naime pas que les autres soient deranges par sa faute. Mon pere est toujours ainsi, rien ne semble le pertur-ber. Méme sil ne gagne pas beaucoup d'argent, ce qui embéte beaucoup les femmes. Elles se plaignent de lui, de son insouciance, dísant que nous allons finir dans la misěre, que ce n'est pas une vie de continuer comme ca. II n'a pas ľair ďécouter leurs grognements et, quand il les regarde, elles se taisent. Boudeuses, fächées et ímpa-tientes de le voir partir pour pouvoir continuer ä se plaindre. II sen fiche. Ou bien il s'est simplement résigné en attendant son heure. Seules les histoires de réussite industrielle, d'inventions et de brevets ľintéressent. íl est radíeux lorsqu'ií parle de son entreprise, et qu'il nous raconte qu'il va devenir célébre gráce ä ses inventions 118 LE PAVILLON DES MIROIRS révolutionnaires concernant ľéclairage. íl a lu que les Américains sont en avance sur tout le monde parce qu'ils font la standardisation de leurs fabriques, et qu'ils ofirent des garanties sur íeurs produits pour que les gens n'aient pas peur de les acheter. lis font breveter leurs secrets, tout le monde achěte ce qu'ils fabriquent, et ä la fin ils sont trěs riches. Pas comme les Noirs d'ici, qui tra-vaillent n'importe comment et qui ne respectent pas les gens. Cest pour ca que notre pays nest pas riche. Mon pere est aussi trěs fier de l'Allemagne, mais il n'en parle pas beaucoup parce que les Allemands ont perdu la guerre, et que les journaux disent qu'ils sont méchants. D'ailleurs, il n'est pas Allemand, méme si sa Bible est écríte en allemand. Cette Bible est trěs belle, avec ses ca-ractéres différents des nôtres, épais, pointus, ďune appa-rence ancienne. íl ne la lit jamais parce qu'il n'aime pas les choses deglise. II ne parle pas non plus de son pere, Waldemar, qui était pasteur luthérien, sauf pour dire qu'il n'était pas dévergondé comme les cures. Waldemar était aussi fermier et il élevait sa famille, comme un vrai homme. Ils sont tous venus comme immigrants ďun pays étrange, la Lettonie, quand mon pere était encore bébé. Au debut mon pere était heureux car il pouvait jouer, aller ä ľécole et, le dimanche, regarder Waldemar battre tous les autres Lettons aux échecs. Mais ca n'a pas / duré longtemps. Un jour, Waldemar a été tué. Papa n'aime pas parier de ces choses, et je ne sais pas pour-quoi on a décidé de tuer son pere, si c'a été dans un duel. Peut-étre bien qu'il y a eu une histoire de femmes, comme cest souvent le cas íorsque les hommes se bat-tent. Ensuite tout a mal tourné pour mon pere. Ses oncles se sont mis ä le maltraiter, et il a été chassé de la maison quand sa mere a décidé de se remaríer. Karl, son LE PAVILLON DES MíROIRS 110 beau-pěre, un petit víeux trěs gentil, était menuisier et sculpteur de portes deglise. Mais ä ľépoque il ne voulaít rien savoir de mon pere parce que les temps étaient ain-si faits: le fils du premier mari dérangeaít trop la concentration de ía veuve. Ä cause de ces événements, mon pere a du devenir apprenti et n'a pas pu étudier. Depuis lors, il sait que les études sont importaníes. £a fait que, si nous sommes dans la merde maintenant, les femmes n'ont qua s'en prendre ä eiles-mémes: si Waldemar n'avait pas été tué, mon pere aurait fait des études et il seraít riche. Mon pere pense que les immigrants peuvent réussir ä partir de rien, méme s'ils ne sont pas Américains. I! y croit peut-étre plus encore que mes tantes ä leur eau de kine. Non seulement il y croit, mais Íl travaille active-ment dans ce sens. En plus des installations éíectriques, il s'occupe de ses inventions. Ce n'est pas facile parce qu'ii faut du temps libre, de í'argent; il travaille sans arret et ne gagne pas beaucoup. Au debut cest comme ca, méme s'ii a débuté il y a longtemps. Parfois les débuts sont longs. II travaille trěs bien pour que les clients soient satisfaits, et pour amélíorer sa reputation. II achěte les meílleurs matériaux et n'économise jamais sur la main-ďceuvre. A la fin, íl ne lui reste presque pas d'ar-gent pour payer son apprenti; souvent il doit aussi em-prunter pour regier le prix des matériaux. Si les clients ne payent pas vite - et il ne faut pas non plus quéman-der comme si on était un miserable -, il doit íravailler ä salaire jusqua ce qu'il ait ramassé assez d'argent pour rouvrir son atelier. Mais il ne se décourage jamais. Parfois il arrive ä la maison plein d'enthousiasme, en expli-quant ä tout le monde les difficultés que pose son nou-veau chantier, comment il a pu résoudre les problěmes techniques, le peril des échafaudages, tout y passe. íl 120 iE PAVILLON DES MIR01RS parle sans arret, fait des blagues, raconte des anecdotes. Mais je vois qu'il cherche ainsi ä éviter le regard répro-bateur de ma mere et íe commérage des tantes. Cest que plus son enthousiasme est grand, plus il va avoir de problěmes ďargent. Souvent ces merveiíleux chantiers sont ceux qui vont l'endetter ie plus longtemps. Chaque fois, il est sür que son nouveau client va étre si content qu'il va lui en envoyer plusieurs autres, trěs riches ceux-lä, et qu'il pourra enfin se consacrer ä son entreprise. II ie dit si bien qu'il finit par convaincre tout le monde. Tout le monde sauf ma mere qui a une vision trop mes-quine des choses. Mais lorsqu'il a entrepris une täche, personne ne réussit ä gächer sa bonne humeur. H lui reste aprěs tout la consolation ďavoir une renommée de travailleur sérieux, «qui a de la parole, contrairement ä certains qui gagnent leur vie en trompant les gens avec des cochonneries». Ma měře se tait, enragée. je ne sais pas si ma mere a raison. Je préfěre quelle ait tort, méme si notre vie ne change pas. Cest vrai que les affaires de papa vont toujours mal, mais sa bonne humeur me fait du bien. Dans le fond, je crois que c'est lui qui a raison d'etre comme il est. En tout cas, íl part travailler tous les jours de bonne heure, et reste souvent trěs tard dans son atelier. Et puis, Íl est respecté partout oü il va; si ses clients le trouvent fou comme le pense, ma mere, ils n'ont pas le courage de le lui dire de viye voix. Ils semblent au contraire trěs satisfaits de sop/tra-vail et rassurés par les explications qu'il leur donne. Lorsqu'il m'emmene visiter ses chantiers, íes clients sont gentils avec moi, m'offrent une limonáde et lui font des éloges. Si quelqu'un se plaint de quelque chose, le voilä qui monte aussitôt sur des tables ou des échafaudages de fortune pour réparer la panne, pour surveiller la qualité du travail et faire ainsi valoir sa garantie. Le iE PAVILLON DES MIRQIRS 121 dimanche, Íl oriente parfois discrětement la promenade vers un de ces chantiers, rien que pour verifier quelque detail important qui ne peut pas attendre le lendemain. Mais aussi pour nous montrer ce qu'il est en train de faire. Durant la semaine, on ne peut pas y aller parce que notre presence dérangeraít ľatmosphere de travail, en donnant ľímpression aux clients que son entreprise est artisanale. II déteste ce mot. II croit au contraire aux principes de la standardisation. Je ne comprends pas bien ce que c'est, mais ca exige que les enfants soient discrets, qu'ils ne fassent pas de bétises lorsqu'ils visitent les chantiers. Pour les femmes, c'est encore pire parce qu'elles se mettraient ä trop parier, ä se plaindre de leur mari, et finiraient peut-étre méme par faire les déver-gondées. II leur interdit formellement de venir le voir sur les chantiers. Méme si elles ont quelque chose de trěs important ä lui dire, il faut qu'elles attendent son retour ä la maison. II dit que, de toute facon, il n'y a aucun avantage ä apprendre trop tôt les mauvaises nouvelies, que, si ies femmes savaient attendre, n'importe quoi fini-rait par s'arranger, qu'elles s'énervent pour rien parce que ce sont des fainéantes. De leur côté, elles sen fi-chent, car elles n'ont aucune envie ďaller voir les chantiers. Elles préfěrent ďautres sortes de metiers, comme actrice de cinéma, hôtesse de ľaír ou danseuse de theatre musical. Mais, étant donne que ces emplois sont dif-ficiles ä trouver, elles doivent attendre pour voir ce qui va se presenter. Mon pere prétend qu'elles attendení plutôt des hommes avec de ľargent, qu'elles ne veulent pas ďouvriers honnétes parce qu'elles sont trop vani-teuses. Ces discussions ne ménent ä rien et gáchent les soirées en déclenchant des engueulades terribíes. Papa est convaincu que ľillumination par tubes fluo-rescents est la chose la plus moderne qui soit. Non 122 iE PAVILLON DES MIROIRS seulement moderne et promise ä un avenir fulgurant, mais aussi révolutionnajre ä cause de la pellicule mys-térieuse que ces tubes contiennent. Eile se distingue par sa íumiě-re bleuätre, bon marché et pas trěs chaude. Mais comme toutes les choses étranges, cette pellicule blanche est aussi dangereuse. Ií met tout le monde en garde contre les coupures qu'on pourrait se faire en manipulant ä la iégěre les vieux tubes. Si on se coupe et que ía poussiere Manche entre dans la peau, la blessure ne ticatrisera jamais! Cest quelque chose de radioactif comme les bombes. De la haute technologie! La méde-cine eíle-méme est impuissante devant cette découverte des Américains. D'apres mon pere, si les ampoules ín-candescentes sont encore en usage, c'est parce que les gens sorit bétes et retrogrades. En Amérique du Nord, tout est converti ä la fluorescence. Í1 installe alors ses tubes dans touš ses chantiers; ensuite měrae les Portugals sont convaincus que c'est beaucoup mieux. Aprěs son passage, tout devient bieuätre, et les cernes sous les yeux sont plus marques. Comme dans un aquarium. Les iampes fluorescentes n'ont qu'un seul inconvenient: elíes sont encombrantes, trop lourdes ä cause dune piece noire ä ľintérieur, et ne conviennent qu'aux instal-/ lations fixes. Qa été le point de depart qui a conduit mon pere ä sa découverte originale. Depuis longtemps Íl révait ďappareiis portatifs, légers, qui donneraient le coup de gráce ä ľampoule incandescente. A force de manipulations risquées et ďexpériences diverses, il est arrive ä in-venter justement ce produit indispensable. Aprěs de nombreux essais, il a substitué la piece noire par une resistance en mica, créant ainsi le systéme parfait: un tube de petites dimensions, une bolte métallique avec des crochets, le fii et une prise, et voilä quest né le RW-2. Baptise de ses initiales. Pourquoi 2? II m'a expliqué qu'une U PAVILLON DES MIROIRS 123 invention doit suivre les moděles américains, et que le numero 1 est toujours reserve aux moděles expérimen-taux, hors commerce. Les Américains sont si sérieux que, parfois, ils font plusieurs moděles expérimentaux, et que le produit final a pour numero 8, 25, voire 500 í Q'a été un vrai coup de chance qu'il réussisse děs le premier essai. Ensuite íl a eu ľidée ďutiliser le vernis ä ongles de ma mere pour couvrir íes vis de fixation de ses boftiers metali iques. Comme ca il peut donner une garantie a vie pour chaque appareil, ce qui est une chose nouveüe dans notre pays. Cette garantie est attestée par 1 etiquette collée au dos de ľappareil, pourvu que le sceau du fabricant soit intact. Cest-ä-dire que, si quelqu'un gratte le vernis ä ongles sur les tétes de vis pour fouifler dans le secret de son invention, la garantie est automatiquement annulée. Protection du secret industriel. En suivant toujours ľexempie des pays avancés, it a fait breveter son invention pour éviter que íes étrangers ne viennent la voler. Les débuts soní trěs longs. II doit continuer ä installer leclairage des plafonds des bars pour pouvoir faire pro-gresser sa fabrique. Juste en attendant que le nouveau produit gagne définitívement sa place dans toutes les maisons. Ce qui nest pas facile dans un pays retrograde qui ne respecte pas la technologie, oü les gens se fíchent de tout ce qui est sérieux. Lorsqu'il n'a pas de travail, il va voir les marchands d'articles électríques en apporiant des échantillons de son invention, qu'il peint lui-méme de diverses cou-íeurs. Souvent les magasins acceptent d'en prendre quelques-uns en consignation. Les appareils sont ensuite íivrés par un fonctionnaire de son entreprise, cest-ä-dire son apprenti. Mon pere l'accompagne sans se montrer, et il ne le laisse seul qu'au moment de la livrai-son au client, parce que le garcon n'est pas trěs futé. II 124 LE PAVILLON DES MIROIRS risquerait de se tromper, ou pire encore. II ne faut pas que papa y aille íui-méme, car cela fait trop artisanal. Le commercant doit sentir ľimportance de ľentreprise pour pouvoir avoir confiance dans le produit. Mon pere se proměně dans toute la ville pour montrer ses échan-tillons, pour discuter affaires, et trěs rarement pour se faire payer les appareils vendus. En fait, ils ne se ven-dent pas trěs bien. Sürement que la population ne les connait pas encore. Mais ä force de publicite, bientôt ca marchera mieux. Papa insiste pour que les marchands soient plus persuasifs, il donne ľexemple des Améri-cains, Íl prodáme la valeur de sa garantie. Garantie ä vie! Mais de toute evidence les gens sont moins pas-sionnés que ľinventeur. Quand il' y a des appareils défectueux, papa va les chercher lui-méme au magasin, et merne chez les ache-teurs, quelle que soit la distance. II dit que le service aprěs vente est sacré, que cest la cíé de son succěs, que ca met en jeu ľhonneur de sa garantie. Les rares fois oů le vernis ä ongles est gratté ou ía vis déplacée, il se met dans une colěre terrible, refusant de reprendre ľappareil, et réclamant des frais pour compenser la violation du secret industriel, II met les gens en garde contre tous les dangers qu'ils encourent, il leur parle de ses brevets, et les prévient qu'ils risquent méme de mourir par inad-vertance ä cause de ľintérieur complexe des RW-2. Au7 contraire, lorsque le sceau est intact, il exuite, rassurj^le client et promet le retour rapide de cet outil indispensable. En effet, děs le lendemain un appareil neuf de la méme couleur est livré chez le client, et mon pere garde ceíui qui est défectueux pour y opérer une autopsie mi-nutieuse, ä la recherche d'innovations possibles. Heu-reusement que les lampes ne se cassent pas souvent, sinon il aurait fait faillite děs le debut. ÍE PA VILLON DES MIROIRS 125 D'autres produits ont été créés, dans la méme ligne que la fluorescence, comme le RW-Vis, destine á étre vissé ä la place de ľampoule incandescente. Puis des trues pour les machines ä coudre, pour illuminer les au-tels, jusqu'aux enseignes lumineuses des bars. Ce dernier domaine en particulier passíonne mon pere, puis-qu'il peut s'attaquer ä un ennemi tout autant méprisé que les ampoules incandescentes, soit le néon. II n'a jamais aimé les enseignes au néon. Hles sont trop artísa-nal&s, peu elegantes, indiserětes. II les trouve abomi-nables comparativement aux enseignes en plastique moulé des compagníes américaines. fl a commence ses . recherches en utiiisant de minces feuilles de plastique i colore, qu'il ílluminait au moyen de lampes fluores-, centes. II lui en fallait beaucoup, pour apprendre ä com-: biner les couleurs, sans perdre la force de la lumiěre. H / en profitait alors pour découper des fenétres multi-/ coiores qu'il apposait sur nos automobiles, sur des boítes vides pour faire des jeux d'ombres ou encore des ciné-matographes rudimentaires. Ma měře ne voyaJt pas ca dun bon ceil, surtout parce qu'il achetait de plus en plus de plastiques. Et puis íl s'amusait tellement avec moi et mon frěre qu'il négligeait ses travaux ďélectricien. Elle étaií ďavis qu'il devait se spécialiser dans ľillumination des boítes, et laisser ä d'autres les images publicitaires. II na rien voulu savoir de tel. D'abord parce qu'il aime trop ses plastiques colorés, ensuite parce qu'un inven-teur ne va pas abandonner son invention comme ca, au premier venu. Maintenant qu'il s'est specialise dans les plastiques colorés, il lui faut un atelier plus grand. Un de ses amis lui a construit un four pour mouler les acryliques, et son réve va enfin devenir realite. II ľa installé dans une vieille maison de banlieue, trěs loin, spacieuse et qui 126 Le PAVILLON des miroirs coüte pour ainsi dire rien du tout. II s'est aussi acheté une vieille fourgonnette pour transporter ses enseignes. Un autre de ses amis, passionné de mécanique celui-lä, ľa aidé ä ía rafistoler et ä refaire le moteur. Repeinte, eile a ľair presque neuve. Le menuisier qui a fait le four pour les plastiques a aussi rembourré les banquettes de la fourgonnette, et mon pere est trěs fíer du véhicule of-ficiel de son entreprise. Nous sommes contents parce qu'il nous balade en auto le dimanche lorsqu'il n'a rien ä faire. Sauf qu'il doit travailler beaucoup, ä cause des prix trěs bas qu'il est oblige de demander pour ses enseignes. Sinon les gens achětent directement aux com-pagnies étrangěres. Et puis les acryliques sont plus chers, et Íl doit en avoir un stock énorme pour se mettre ä ľabri des changements de prix. Dommage que les Por-tugais des bars hésitent ä se défaire de leurs néons, par pure ignorance. Mon pere est quand méme confiant car íl sent que cette fusion du fluorescent, du plastíque et de la publicite est ce qu'il y a de plus moderne. Les femmes s'ínquietent du temps que ca va prendre pour qu'il commence ä rembourser ses emprunts. Elles prétendent qu'il va faire faillite, qu'un de ces jours la police va venir saisir les meubles et ľemmener en prison. Ou bien qu'il agit comme un enfant, en jouant avec des plastiques plutôt que de travailler comme simple ou-vrier. Méme lorsqu'il vend une enseigne, qu'il apporte des cadeaux, qu'il est tout content, lä encore elles disent que ca ne va pas durer. Comme si elles avaient envie que ca ne dure pas. La vie devient une sorte de guerre pour savoir qui aura raison. Papa ne s'avoue pas vaincu. Quand je crois percevoir de la tristesse dans son regard, ou de la fatigue, c'est seulement parce que je ľobserve sans qu'il sen rende compte. Děs qu'il se sait regardé, Íl redevient souriant, me fait des clins d'ceil, me raconte ĹE PAVILLON DES MIROIRS 127 des choses sur les plastiques. Je trouve dommage qu'il ne réussisse pas plus víte; plus le temps passe, plus il devient triste. íl ne se fache pas, non, et Íl répond de moins en moins aux questions de ma mere. Ses silences deviennent longs lorsqu'i! se mord la lěvre ďun air absent. Parfois, il ne réussit plus á sourire complětement: seule sa bouche se tord un peu ďun côté, sans que les yeux se plissent comme lorsqu'on est vraiment content. Je saís qu'il est triste parce qu'il ressemble ä un clown qui pi eure. 12 Mes premiers essais de dessin n'avaíent rien ä voir avec ce que je fais aujourd'hui. A cette époque, mes rapports avec mon pere étaiení déjä complětement transformés. Je venais de sortir ďun long séjour en institution qui avait plus ou moins fait de moi un adolescent cynique. J'avais compris que jetais entiérement seul. Si je gardais encore mes illusions, je n'en parlais plus. Mes etudes se poursuivaient sans grand but, píutôt par habitude. Je rentrais souvent tard ä la maison, et les silences ne me dérangeaient pas; les autres non plus ne s'ínquié-taient guěre de mes étaís ďäme. Mon pere s'entétait toujours dans ses réves, mais il étaít plus discret, humi-lié, íégěrement éloigné du réel. Je gardais envers lui un sentiment proche de la pitié, teinté ďune vague reconnaissance pour les bons moments du passé. II était em-bourbé dans une existence fade, incapable de prendre/ des initiatives pour la transformer. Son hypothétiqtíe entreprise était sa bouée de sauvetage; il soignait encore son apparence en se déguisant en homme d'affaires, mais c était evident que !a mere avait gagné. II peignait ses cartes d'affaires pour les distribuer in-iassablement dans toute la ville, sans résultat tangible. II trouvait que ses cartes étaient plus belles en couleurs, et il les coloriait ä ľencre. Lorsqu'il était seul ä travailler sur iE PAVILLON DES MIROIRS 120 la table de ía cuisine et que je restais pour l'aider, son souríre géne en disait long. II avait peu de patience pour ce travail déíicat, et je prenais sa place pour qu'il puisse se reposer. U m'en apportait de gros paquets, en insistant ou en boudant jusqu'ä ce que je me mette ä les colorier. Par la suite, il m'a aussi demandé de faire les plans pour ľinstallation de ses rares enseignes. II économisait ainsi les frais d'un dessinateur. J'avais simplement ä inventer des signatures de dessinateurs imaginaires, et le bureau des licences de la ville approuvait sans verifier. Mes dessins architecturaux realises ä partir de ses propres . notes sur le detail des facades étaient peu fiables. Mais je les faisais proprement et donnaís ä leur presentation un semblant de vérité en copiant des trucs sur les an-ciens permis. Ces dessins m'agacaient. Mon pere était toujours presse, me les amenait ä la derniére minute, /me demandait de les modifier Selon l'humeur des / clients, et le plus souvent je devais trafiquer l'apparence des facades pour que les enseignes aient une allure ré-glementaire. Ce fut ä cause de ce travail qu'il a offert de me payer des cours de dessin pubiicitaire pendant quelques mois. Gomes, son dessinateur de longue date, partageait un bureau sur la place Tiradentes avec un horloger. Cetait un local des plus intéressants, dans un bätiment trés vieux, avec un escalier en bois branlant qui débouchait sur le palier occupé par divers artisans. Ľhorloger occu-pait une des pieces, et il sous-louait un coin de son es-pace pour la table ä dessin de Gomes. Aucun d'eux ne travaillait beaucoup et, děs qu'un client arrivait, íes autres interrompaient leurs affaires pour venir bavarder. Gomes faisait un peu de tout, depuis l'illustration de iivres jusqu'aux affiches publicitaires, des encarts pour les annonces des journaux, des listes de prix pour les 130 If PAVILLON DES MIRO!RS commercants des environs, et tout ce qui avait trait au graphisme bon marché. 11 possédaít de vieux diction-naires illustres d'oü il puisait les moděles pour ses creations. Cétait un petit honíme trěs maigre, avec une mince moustache en brosse et des yeux percants. II avait des opinions arrétées sur n'importe quoi, et jouis-sait ainsi du respect des clients et des autres artisans. Les clients étaient ďailíeurs bien hétéroclites: des commercants ou des petits entrepreneurs comme mon pere, des auteurs de brochures sur la cuisine ou ľhoméopathie, des précheurs bibliques soucieux de bien presenter leurs feuillets de prosélytisme, et méme des poětes iné-dits désirant des illustrations pour leur couverture en at-tente dediteur. Un jour, j'ai rencontre chez Gomes un eminent pröfesseur de psychiatrie, déjä senile, qui ľen-gueulait au sujet d'une vignette devant figurer dans ľun de ses ouvrages publies ä compte ďauteur. II avait com-mandé des dessins de narcisses, et Gornes lui avait fait des lys penchés. Uillustre professeur était dans touš ses états, rouge de colěre, et il prenait les artisans ä témoin, bavant et protestant qu'un narcisse nést pas un lys pen-ché. Gomes argumentait ä son tour, dictíonnaire en main pour défendre sa creation. Une autre fois, un vieux bonhomme tout maigre et mal habillé m'a été présenté comme étant le grand artiste Seth. II était ľau-teur d'un album de dessins ä la plume, des trues trěs tor/ turés dans une veine érotico-astrologique. Mon pěre/en avait recu un exemplaire, et il s'y référait lorsquil vou-lait me convaincre de dessiner ses plans. Ce fut Gomes qui suggéra ä mon pere de me faire étudier le dessin. Cest qu'il était parfois débordé, et mon pere devenait impatient. Lorsque je regarde mes tableaux, méme ceux ďil y a vingt ans, je ne retrouve au-eune trace de l'enseignement qu'essayait de nous trans- LE PAVILLON DES MIROIRS 131 jnettre l'Argentin du cours de dessin publicitaire. C etait un cours du soir mal organise, oü ľon devait copier in-lassablement les dessins des revues étrangěres: bou-teilies de Coca-Cola, annonces de cigarettes, automobiles eritourées de families souriantes, mais surtout des lettres de touš les styles possibles. J'ai abandonné le jour oú le professeur s'est mis en téte de nous faire coloríer ä la gouache les bouteilles dégoulinantes de buée. Je pense méme que ce cours m'a dégouté du dessin pour long-temps. Plusieurs années se sont écoulées, durant íesquelles '., je n'ai aucunement pensé ä m'occuper dart. H m'est ar- '; rivé de dessíner des affiches politiques durant mon sé- !jour ä ľuniversíté. De petites choses naives, avec ici et lä !des caricatures de militaires aux faces simiesques, de i gros capítalistes en costume trois-piěces. Mes rudiments / de lettrage surtout étaient mis a profit car les messages étaient nombreux, littéraires et bourrés de citations. Nous étions si jeunes, si généreux. Puis ce fut l'exil. D'abord l'Europe, ensuite ici, toujours ä la recherche de quelque chose qui me manquait. Cette condition que je prolongeais sans y penser me paraissaít de plus en plus agréable. Seul enfin, j'ai commence ä m'intéresser ä des choses sans importance, par pur plaisir. Auparavant, j'avais un besoin coniinuel de me justifier, de suivre des chemíns ardus, de trouver un sens aux étres et aux choses. La coherence de mes actes semblait toujours en mal de preuves, et ľinsécurité de base n etait jamais complěte-ment cachée. Cette légěreté nouvelle ressemblaít certes ä celie du naufragé qui échoue sur une íle deserte. Eile est tout de méme confortable. Je ía eultive depuis lors avec soin malgré les efforts quelle me coüte en termes d'or-gaiiisation rigide de travail, de barriěres tenaces contre 132 iE PAVILLON DES MIROIRS mes semblables. Cest dans ce cadre que je me suis sur-pris ä dessiner. Sans aucun but, simplement pour dessiner chaque fois mieux, en dépit du fait que le dessin n'a jamais eu le moindre rapport avec ma vie publique. J'ai commence en copiant des livres, puis j'ai fré-quenté des ateliers pour prattquer le modele vivant. Peu ä peu, mes essais se sont améliorés, le trait est devenu plus libre, le mouvement des gestes et des idées a acquis une vie propre. Je travaillais surtout le corps humain, complétant mes travaux, avec le temps, par ľ etude de planches anatomiques. Parfois 1'image des cadavres de mon enfance me venait ä l'esprit de facon fugace, et je reconnaissais ici et lä des noyés, des scenes de la morgue et des clochards. Ou encore les fillettes attendant les chauffeurs au bord de la grande route. J'ai dé-couvert ainsi un plaisk certain dans la contemplation de cette machine humaine, devenue objet de recherches pour les yeux et le crayon. Cette activité s'accompagnait fréquemment de souvenirs divers, encore désordonnés, mais chaque fois plus presents. Mon passé se faisait de la sorte plus pressant, et il s'imposait sous la forme de scenes d'enfance, d'odeurs, de saveurs, et méme de cer-taines expressions langagiéres complětement oubliées. Ces choses que je croyais définitivement écartées de mon esprit par l'exil me revenaient avec une familiarité presque attendrissante. / L'art moderně, ľart ä ía mode ne m'a jamais úeryáit Ce netait pas ce que je voulais faire. Quelques visites dans les gaíeríes ont ďailleurs suffi pour me convaincre que je n'y trouverais rien qui me convienne. La structure de mes dessins m'orientait déjä vers ďautres expressions. Les abstraits, minimalistes, pops et compagnie appartiennent ä un monde different du mien. Cette opposition m'a permis de suspendre tout jugement sur iE PAVILLON DES MIROIRS 133 mon activité. J'allais dans des ateliers de danse moderne pour faire des etudes de masses et de gestes. Comme j etais discret et que j'avais pris ľhabítude de distribuer mes dessins ä la fin des séances, ma presence était bien tolérée. Je pratiquais aussi devant le poste de television, en remplíssant des bottins téléphoniques ďesquisses ďathlětes, de joueurs de hockey ou de danseurs. Parfois, je passais ainsi des heures devant ľappareil, le son coupé pour ne pas me laisser distraire, m'amusant énor-mément avec les mouvements et les allures des gens. Puis je copiais des os, des feuilles sěches, des boules de papier froissé, des tissus plies, en finissant par des personnages étranges qui apparaissaient ďeux-mémes lorsque je tombais de fatigue. La gravure, que j'ai apprise dans les livres, est devenue en peu de temps le débouché naturel pour mes dessins, leur justification. Ce qui paraissait tout ä fait absurde devenait ainsi coherent: je dessinais pour pouvoir graver. Cette constatation naive me faisait du bien car la gravure me semblait un passe-temps plus sérieux, plein de techniques chimiques et d'outiis intéressants. Et puis la gravure n'est pas une discipline autonome; si le dessin est solide, la force des effets graphiques ne tarde pas ä se manifester. L'espace des plaques avait ľavantage ďinteragir avec ľimagerie mentale, en rehaussant cette derniěre, en la stimulant. Mes souvenirs se sont ainsi activés de maniere nouvelle, et de plus en plus ďimages, devenues trěs précises, se sont mises ä m'assaillir ä tout moment. C'était la rupture des digues. Longtemps je me suis interdit ľusage des couleurs. Les noirs et les gris me satisfaisaient pleinement En realite, j'obéissais píuíôt ä une crainte sourde devant les impulsions soupconnées, que je n'osais pas encore affronter. 134 iE PA VILLON DES MIROSRS La Xylographie en particulier me fascine ä cause des plans massifs taillés au couteau japonais et nettoyés ä la gouge. Le procédé ďimpression directe qui semble rele-ver de ľalchimie ajoutait un mystěre supplémentaire ä mon activité. Le long travail de taille me convenait, en dégageant complětement mon esprit pour la reverie. La satisfaction de manipuler des ciseaux aussi tranchants que mon rasoir, la resistance du bois, la minutie des gestes, tout cela me rassurait J'ai měme fréquenté un atelier de sculpture sur bois pour affiner mes mouve-ments auprěs dun veritable artisan. Seul, le tirage m'en-nuyait dans tout son processus. Aprěs la premiere épreuve réussie, j'abandonnais la plaque pour m'occu-per d'autres failles. J'ai aussi pratique un peu la pointe sěche et ľeau-forte, maís sans grande passion. Le résultat final n etait pas radicalement different des dessins. Le prix des papiers m'interdisait les beaux tirages et me rappelait ľabsurdité de ľentreprise. A cette époque, j'ai fait la connaissance d'un artiste ďici, Moe Reinbíatt, qui m'a beaucoup aide. C'était un vieil homme trěs vigoureux, fiis d'immigrants, et d'une certaine maniere détaché des courants artistiques nord-américains. Un type formidable. II avait passé toute sa i vie ä travailler la peinture et la gravure et, maígré ia / force de son art, il n'avait pas atteint la renommée ni Iß confort auxquels ií était en droit ďaspirer. Au lieu detre amer ou de táter de ľabsírait, cet homme paraissait gagner en energie chaque jour, créant des ceuvres trěs fortes, tout seul, pendant que plusieurs de ses anciens étudiants pavoisaient dans les galeries, toujours ä l'affüt des modes, subventionnés et entretenus comme des cocottes. Reinblatt paraissait avoir atteint une sorte de sagesse ironique, mais ses remarques précises ne lais-saient place ä aucun compromis. Notre rencontre iE PAVILLON DES MIROIRS 135 fortuite s'est vite transformée en amitíé. Comme une sorte de mentor, il paraissait découvrir avant moi les choses qui me hantaient, et il me poussait ä accepter ma voie. Maígré la difference dage, une complicate s'est éta-blie, sans que nous ayons jamais parle de nos vies pri-vées. Rien qu'en observant ma facon de dessiner, mes (hemes et mes reactions, il pouvait percevoir tout le tourbillon qui couvait. Son enthousiasme n'a pas fléchi durant les trois années oů j'ai fréquenté son atelier de modele vivant. Sa mort soudaine m'a prívé du seul ami que j'ai eu dans ce pays d'exil, Vers la fin, connaissant déjä la ! nature de son mal, íl semblait presse de me donner ses i derniers encouragements. De retour d'un voyage au i Mexíque, il évoquait la force des tableaux d'Orozco pour í s'assurer que j'avais bien compris le message. Notre der-niěre rencontre, le jour de sa mort, dans un pavilion si-nistre ďhôpital, m'a fait 1'effet d'une consigne symboli-que. Ma täche était de faire des tableaux, mes tableaux, sans aucun autre souci, comme il ľavait íuí-méme fait tout au long de sa vie. Derriěre la porte fermée, sous le dráp qui cachaít sa dépouilie, j'ai cru qu'il riait encore avec plaisir, et répétait pour m'encourager, en ľac-compagnant de son geste familier avec le poing fermé: «Not strong enough, my young friend, you can do better. Don't be afraid. It's only paper. The others won't catch the meaning, anyway h Je me suis mis ä peindre á ce moment precis, et les couleurs m'ont aussitôt enivré. J'expérimentaís les harmonies comme dans un banquet, me gavant et me soü-lant. Les dessins s'empilaient, plus nombreux encore, plus imaginatifs el indépendants de mes esquisses du debut. Les portraits se suivaient les uns les autres, de toutes sortes de gens, dans toutes les gammes de 136 1.E PAVILLON DES MIROIRS souffrance et ďhilarité. Les images de mon enfance s'im-posaient davantage, gagnant un éclat ironique avec les pigments. J'avais moins besoin de retoucher, particuliě-rement sur les panneaux en bois, oil la spatule liběre les gestes et tranche les formes comme la gouge. J'abandon-nais définitivement les vernís, et mes pochades en cou-leurs pures devenaient gravures. Ľoutíl de travail était prét, mais les tableaux restaient continuellement en decä des images originales. Queíque chose manquait. Je cherchais les souvenirs en pensant pouvoir attraper ce qui me hantait, mais en vain. Maintenant je sais que les souvenirs sont ďun autre ordre, trěs littéraires, aux contours bien marques, quoique fades comme des récits. Les images dans ma tete au contraíre se dérobent, puis se présentent ä ľimproviste pour me surprendre. Comme des spectres. Elles ne sont pas fixes dans le decor de la conscience, se mouvant en avant et en arriěre, fuyant et ne respectant pas les dimensions du champ reel. Un seul visage peui apparaítre enorme, se détachant du fond comme dans les miroirs déformants. Ou une petite blessure sur une main peut dominer ía main entiěre, qui se fond ä son tour dans le paysage lointain. Un corps étendu sur les rochers peut surgir dans les moindres details, meme si la scene est vue ä distance: le corps allant et venant, faiy sant voir ici les pores de la peau ou la saleté des ongles, se fondant au loin avec les rochers en une sorjeae masse grise. Comme si je pouvais percevoir símultané-ment touš les plans de la figure centrale pendant que, dans mon souvenir, je m'approche de la plage. Les mots que j'avais autrefois entendus bien avant ďaíler voir le corps - «íl y a un noyé sur la plage!» - accompagnent l'image mouvante du cadavre, méme si je me rappelle qu'il m'avait fallu plus d'un quart d'heure pour arriver LE PAVILLON DES MIROIRS 137 jusque-lä. Une sorte de souvenir ayant sa vie propre, avec ä la fois les details et la vue ďensembíe: les mots cries, le soleil trěs chaud, le vent sale de la mer, I'attrou-pement au loin, l'approche craintive, la masse étendue sur les rochers, le visage du mort, le sable fin qui rem-plissait ses narines, le melange d'horreur et de curiosité. Rien ä voir avec la logique du langage ou de ľespace, plutôt le traumatisme d'un accident. Tel visage gras et maquillé qui s'approche comme un train lorsqu'on est au bord des rails, et qui disparalt dans un fracas infernal. La verrue sur le menton du sténographe prend des proportions formidables, écrasant presque le souvenir des militaires qui s'affairent ä confondre ľinterrogé. Puis, ils ! se mettent ä fumer, transpirant autour du col, et leurs i joues se gonflent en sucant les cigarettes ä bout filtre, / pendant que la verrue disparalt pour céder la place ä 1 eclat de la bague décorant le poing qui cogne. Ou encore le panier de fruits odorants, rouge, vert et jaune, sous le cieí bleu et le violet de 1'intéríeur de ía cabane. Tout se fond, les fruits, la fatigue, les cordes noíres de tahač ä macher et les moucherons verts sur le visage de ľenfant rachitique. Je peux localiser tout cela par le souvenir, je peux reconstituer la scene et son histoire, mais ces efforts n'ont pas de prise sur l'image qui m'obsede. Le premier tableau veritable, conduit par une image, s'est impose ä moi de facon inopínée, clandestine, comme s'il me donnait une lecon. Alors que je dessinais des gestes, la configuration des Hgnes sur le papier m'a conduit ä percevoir un corps étendu, mal dessiné. La position des membres était écartelée, peu naturelle; il pa-raissait estropié comme un corps soumis ä une secousse trop vioieníe. Ce dessin ne correspondait pas tout ä fait ä la representation d'un corps humain. La pose me fasci-nait pourtant, par sa singularité et par ses proportions 138 iE PAVILLON DES MIROIRS inusitées. J'ai repris l'esquisse malgré moi, renforcant dé-libérément certains aspects insoHtes, retravaíllant la těte et structurant le tout un peu au hasard selon l'espace de la feuille de papier. Méme sans ľaimer, je me sentais incapable de le jeter. J'ai fini par le transposer tel quel sur un large panneau, en refrénant mon envie de corriger ses formes bizarres. Mon malaise ne cédait pas; i! y avait lá une contradiction flagrante. Je me suis mís ä íe peindre. Le sentiment detrangeté est demeuré intact du-rant toute la nuit qua dure ľ execution du tableau. J'avais la nette impression de gaspiller du materiel, sans savoir au juste ce que je faisais, comme dans un jeu. Je me laissais empörter, et je ne me souviens pas ď avoir été fatigue, ni tendu. Une fois ie tableau fini, l'impres-sion ďerreuř géométrique et de dislocation était plus forte encore. Je ne comprenais toujours pas pourquoi, mais íe tableau me plaisait. Tout en buvant quelques verres de vodka en son honneur, je percevais nettement sa double nature. Tantôt, cetait la bizarrerie du dessin, ľerreur des proportions qui prenaient le dessus; tantôt cétait la forme de ľensemble, le plaisir de ľavoir fait qui primaient. Je me sentais un peu soulagé ďavoir résisté ä l'envie de corriger le dessin, de l'avoir entrepris presque comme une boutade. Mes sentiments étaient cependant ambivalents, et ce fut avec une impression aměre dans7 la bouche que je suis alle me coucher quelques heuŕes avant le matin. / Toute la journée, il est reste dans mon esprit; plus j'y pensais, plus j'étais insatisfaít, décu. Ľidée de base était bonne, mais il aurait fallu reprendre le dessin. De retour ä la maison, le soir aprěs le travail, j'étais decide ä tout recommencer. Mais aussitôt que j'eus donne de la lu-miěre, le tableau continua declater, imposant son existence propre, indépendant désormais de mon travail. Je LE PAVILLON DPS MIROSRS 139 ne pouvais plus le retoucher. Je l'ai alors examine ä la facon ďun spectateur passif. II me plaisait chaque fois da vantage, mais ce nétait pas un tableau ä moi. Sou-dain, comme lorsqu'on nous apprend quelque chose qu'on a déja su longtemps auparavant, ľimage originelle m'est apparue. Trés nette, toute en couleurs; méme le vent chaud de cet aprés-mtdi oublié est redevenu vi-vant Seule ľhorreur de la scéne n'existait pas. Elle était devenue tableau et ne me hantaií plus. Cetait une journée chaude, en fin d'apres-midi, avec un soleií bas qui ne touchait plus les rails du chemin de fer. Mon pere et moi revenions de son atelier, dans la banlieue de Quintino, le long de la voie ferrée de la compagnie Centrale. Une banlieue pauvre entourée de collines vídes, peu peuplée. Nous allíons prendre ľauto-bus pour rentrer ä la maison. II m'emmenait parfois ä son travail; je passais la journée ä jouer sur les terrains vagues ou ä ľobserver pendant qu'il fabriquait ses appa-reíls électriques. Ce jour-lä, il avait fermé de bonne heure et nous longions maintenant le muret qui sépa-rait la rue des rails. J'ai vu la chose bien avant mon pere: une sorte de paquet, avec des bras et des jambes places n'importe comment, plus éparpillé qu'écrasé. Cetait un homme étendu ä côté des rails, comme une marionnette tombée ä la renverse. II ne bougeait pas mais ses membres étaient animés d'un tremblement spasmodique. Sa téte intacte reposait sur une flaque de sang, les bras curieusement dresses, une jambe beau-coup plus longue que lautre. La torsion du tronc était étrange, comme sí, couché, il avait voulu faire une reverence. Je me suis approché, les yeux fixes sur la chose. Lorsque je me suis arrété, mon pere ľa apercu ä son tour. Nous sommes restés ainsi un bon moment ä observer ce voyageur tombé du train. Sur les rails, un peu en 140 iE PAVILLON DES MIROIRS bas de la rue, séparé de nous par ä peine quelques metres, son corps refusait de mourir, protestant en spasmes contre la misěre des baníieues. Les membres complětement disloqués, en position bizarre, tout seul. Mon pere m'a dit que les corps prennent parfois plus de temps ä mourir que ies gens, comme les oies qu'on dé-capite. Mais qu'il ne souffrait plus. II venait ä peine de tomber du train qui nous avait croisés un instant auparavant. Dans cette courbe qui allégeait si souvent le convoi trop chargé de grappes ďouvriers. II y avait la un poteau un peu plus rapproché des rails. Lorsque le train attaquait trop vite la courbe, ou qu'il était trop chargé, Íl arrivait qu'un des voyageurs soít happé. Mon pere avait déjä vu la scéne ä d'autres occasions, et le fait était bíen connu des' autorités du chemin de fer. Aprěs tout, ce n etaient que des pauvres, trop presses ďarriver chez eux, parfois aprěs deux heures de trajet. Le maígre sa-laire, les trains bondés et souvent en retard, la peur des voleurs, la fatigue de la journée, la famílie, la misěre. Ac-crochés comme des fourmis autour des wagons, ils tom-baient, anonymes et solitaires. Voilä mon tableau, ľimage de ce que j'avais vu il y avait si longtemps. I! avait aussi queíque chose de mon pere, par terre, ľair endormi et tordu, aprěs sa chute dans une nuit loir taine, place Republica. 13 Depuis que nous allons ä ľécole, il y a beaucoup de changements á ía maison. Ils ne sont pas venus ďun coup, mais je les remarque de plus en plus. Ma mere semble avoir abandonné la couture. Ses clientes continuent ä venir chez nous, plus jeunes, criardes, trés maquillées. Maintenant, elles viennent pour bavarder ou pour chercher ma měře. Eíles sortent souvent pour aller rendre visitě ä d'autres clientes, et ma mere se fait faire de nouvelles robes par une de ses copines. Elle se maquille plus et se montre moins irritable, peut-étre parce quelle sort souvent le soir. Mon pere lui aussi sort davantage. Nous restons la plupart du temps seuls avec Lili. La petite tante par contre est plus nerveuse, in-quiěte; lorsqu'elle ne rencontre pas ses amis, eile dit quelle étouffe, quelle na pas ďappétit, que son sommeil est mauvais. Ou bien eile est toute lasse, pensive, se lais-sant tremper des heures entiěres dans la baignoire ä lire ses photoromans. L'armoire ä glace a été remplacée par un réfrigérateur tout neuf qui ronronne á longueur de journée, Les visi-teurs sirotent des limonades froides ou se frottent la gorge avec des cubes de gíace. Les enfants sont un peu oubliés, et je ne suis plus aussi souvent dans le chemin des autres. Lorsqu'on arrive de ľécole, il faut rester en bas 142 iE PAVILLON DES MIROIRS dans la rue, pour jouer sagement en attendant. Cest qu'il n'y a personne ä la maison; ou bien ce n'est pas le moment de montér. Les tantes aussi se font plus discretes; eiles sortent ou elles doivent rester en haut pour aider ma mere ä faire le ménage. Děs que j'ai depose mon sac decole dans la loge du concierge, je suis libre de me pro-mener ä ma guise. Je sais que je n'ai pas le droit de m eloigner, qu'eíles vont se fächer si elles ne me trouvent pas. Elles disent que je suis un vagabond, que ma manie de m'enfuir va me porter malchance. Mais c'est plus fort que moi: je ne suis pas capable de rester assis ä attendre comme le fait mon frěre. II déteste ne pas pouvoir montér tout de suite, et il s'assoit lä, boudant et grognant sans méme remarquer si je meloigne ou pas. Les rues m'atti-rent trop. Je' finis par m'approcher pour mieux voir les choses, vers les magasins, íes bars, rien que pour observer les gens, les camions qui déchargent íeur marchandise ou la devanture du marchand d'oiseaux. Pas pour mal faire, non, et presque malgré moi. Elles tardent ä venir et je m'absorbe dans le spectacle. Ensuite, elles se fächent, bien emmerdées de devoir venir me chercher, m'accu-sant de touš les torts puisque j'emmene le petit frěre dans mes promenades. II préfěre me suivre que de rester ä attendre le retour de sa marraine. Lili lui dít qu'il doit ětre sage sil veut avoir un bonbon, qu'il n'a pas le droit de faire comme cette peste qui s'enfuit tout le temps pour vagabonded Mais le petit ne comprend pas. II est trop content de venir avec moi regarder les cages d'oiseaux. Les femmes me frappent moins, comme si elles avaient des choses plus imporíantes ä faire. Far contre, elles repetent sans cesse les mémes recriminations, assurant que les enfants sont un veritable malheur, qu'ils ne savent pas appretier tout le dévouement des parents ni les en remercier et qu'un de ces jours on ne iE PAVILLON DES MIROIRS 143 viendra plus nous chercher. II est aussi question de m'envoyer en maison de correction pour que j'apprenne ä étre gentil, ou encore de me donner en adoption ä une famille portugaise, pour que j'apprenne ä travailler. Le soir, ľambiance ä la maison est plus calme, puisque les gens se parlent de moins en moins. Lautre nouveauté, c'est que nous allons passer Íes va-cances scolaires dans la famille de ma mere. Je sais que ce ne sera pas bien, mais ils ne veulent pas en discuter. lis ont tout prepare d'avance. A commencer par ma mere, qui n'arréte pas de vanter sa ville sans aucun motif, ni de dire que la grand-mere nous aime beaucoup et quelle desire tant nous voir, que les tantes seront gentries, que nous allons faire de belles promenades, et aussi que je pourrai bien manger pour guérir ma tuber-culose. Elle ajoute, certes, que le froid humide de lä-bas n'est pas trěs bon pour moi, qu'il faudra me méfier et bien me protéger parce que ses frěres sont morts juste-ment ä cause de cette humiditě. N'empeche que le voyage nous fera du bien, que nous pourrons passer toutes les vacances ä nous amuser. Malheureusement eile ne pourra pas y rester, quel dommage, a cause de son travail et aussi parce qu'il y a beaucoup de ménage á faire dans notre nouveile maison. Parce qu'en plus nous allons aussi déménager. Dans un bei appartement, pres de la mer, avec beaucoup ďespace, et nous serons trěs heureux. Surtout il n'est pas question que je reste ä trainer dans la rue, ä vagabonder durant toutes les vacances. Tout ca dit ďune maniere vague, entremélé de remarques sur notre ingratitude envers notre famille qui nous offre de si belles vacances, pendant que d'autres n'hésitent pas ä simplement abandonner leurs enfants. La famílie de ma mere habite Säo Paulo, en plein centre-ville, tout pres de la halle aux fruits et aux 144 iE PAVILLON DES MIROIRS légumes. Cest un quartier piein detrangers, de Syriens, d'Italiens et de Japonais, d'oü émanent de fortes senteurs ďépices, de gäteaux au miel, accompagnées de tout le brouhaha du grand marché central. Je me sens complě-tement dépaysé au milieu de ces couleurs, ces bruits, ces rues jonchées de detritus autour des immeubles gris, Les gens ont ľair ď avoir la peau plus blanche que chez nous; ils sont aussi plus gras, plus nerveux. Du commerce partout. Les passants s'affairent autour des nom-breux camions qui déchargent leur marchandise, et les chariots ä bras passent dans tous les sens en créant denormes embouteillages. Une petite pluie fine qui ne cesse jamais rend blafarde la lumiěre des enseignes des magasins. Puis l'immeuble, avec son entree pompeuse d'autrefois envahie par la poussiere, un ascenseur an-cien, lugubre et bruyant avec ses porieš métalliques. Nous voila enfin chez ma mere! Děs ľentrée, ca sent la femme renfermée. Les hommes sont morts, partis depuis longtemps. La horde de vieilles filles entoure la grand-mere qui se laisse faire avec des airs boudeurs. Parfüms penetrants, senteurs de fard, beaucoup de linge intime séchant sur les cordes, corps féminins accotés ä des fauteuils ou étendus en poses lasses. 11 y a partout des bibelots sur des nappe-rons en dentelle. Des images naives sur les murs entou-rent ľénorme photo du premier mort de la tuberculosa un genre de photo coloriée ä ia main, aux tons pastel ti-rant vers les bleus celestes. Des Christ aussi, la peau lisse, la barbe taillée et peignée, lěvres carmin et regard réveur. Puis une image de la Cěne, pareille ä celieš que distribuent les eures. Dans chaque chambre, il y a une large coíffeuse avec un grand miroir biseauté; les tiroirs débordent ďobjets de maquillage, de peignes et brasses enchevétrés de cheveux, de paquets de cigarettes enta- Le Pavillon des miroirs 145 més, de bijoux et autres quincailleries diverses. Des piles de photoromans. Les grandes armoires exhalent des odeurs de napfrtaííne, de parfum vieilii, de souliers, de moisissure et de vetements sales. Les lits sont drapés de lourdes couvertures aux couleurs satinées; il y a plein de lampes aux abat-jour soyeux et plissés, entourés de dentelle. Les tantes ont des regards vagues; elles som\ maí peignées, en chemise de nuít, et elíes baíancentv leurs savates ä pompon sur la pointe des orteils. Je recois tout ca comme une secousse inattendue. Par la fe-nétre, je vois la rue, mais surtout les appartements den face, pareils ä celui-ci, pleins de filíes, de femmes et de vieilles aux fenétres. Tout le monde a ľair ďattendre pa-resseusement ľarrivée de quelque chose. Děs le vestibule, cette viscosité nous assaílle par des embrassades, des mains qui palpent avec des exclamations et des grimaces forcées de contentement. Je suis frotté aux fards, pique par des ongles vernis, étouŕfé par des chevelures défaites aux odeurs de chemises de nuit. Mais les tantes ne seternisent pas. Elles retournení vite s'occuper des ongles, des cheveux, de la peau du visage ou des poils des jambes. Je peux alors explorer ä ma guise. L'ennui est si puissant que ľair semble poisseux. Je me rends aussitôt compte qu'il n'y a rien ici qui puisse intéresser un enfant. La salle de bain toujours occupée est encombrée de vétements, de serviettes, de pots et fla-cons de toutes sortes, un péíe-měíe incroyable dans lequel seules les tantes ont ľair de se retrouver. Tout le monde se met ä la fenétre pour regarder la rue, surtout pour nous mettre au courant de ce qui se passe dans les appartements d'en face. Et j'ai la curieuse impression que les gens den face sont en train de samuser de la meme facon avec notre arrivée. Les femmes passent la journée ä jouer aux cartes, toutes seules ou en groupes, 146 ĹE PAVILLQN DES MIROIRS ďinterminables parties oü eíles parient qu'un tel va arriver ou qu'un commercant du marché se děcidera en-fin ä íes inviter ä sortir. Les nombreux horoscopes sont soigneusement étudiés et commentés, les cartes du ciel sont épluchées ä la recherche ďhommes caches et de rencontres imprévues. Děs la fin de ľapres-midi, le silence total est de mise: on écoute les feuilletons radio-phoníques qui se succědent jusqua tard dans la nuit. Les lumiěres sont éteintes, les tantes rivées au poste de radio, et seul le feu des cigarettes révěle la tension latente. Les soupirs sporadiques aussi. Les envies d'uri-ner sont difficilement maľtrisées jusqua la pause publi-citaire, et lä elles courent toutes aux toilettes, s'enfer-mant ä plusieurs. Pas un seul iivre dans la maison. Et puis, il faut áppeler les tantes par ďautres prénoms: elles en changent souvent, histoire ďépater les divers soupirants, ou simpiement pour faire changement, com-me les actrices des photoromans. Lili devient Maria Helena ou Dorinha; jini devient Vera ou Angela, en fonction de son visiteur. Sylvia se change en Laura, et curieusement ma mere se fait appeler Ligia. Au debut, elles chuchotent beaucoup entre elles, ou parient en langage code, parce que ce ne sont pas des choses pour les oreilles des enfants. Mais cela non plus ne dure pas. Au bout de quelques jours, elles ne se génent plus, et nous semblons déjá faire partie des meubles. Les conversations dévoilent alors des details étonnants concer-nant ľintimité des amoureux. Je découvre aussi des choses formidables pendant qu elles se rasent les jambes et les aisselles, peignoir ouvert et culottes rapiécées, ou encore pendant qu elles se grattent. Mais tout devient si répétitif que j'ai continuellement envie de bäiíler. La grand-mere qui nous aíme tant n'a pas í'air de nous remarquer beaucoup. Elle n'est pas méchante, non, Le pa villon des miroirs U7 píutôt effacée comme un petit enfant boudeur. Elíe se réfugie dans la cuisine pour preparer des repas ä longueur de journee. Les tantes l'attrapent de temps á autre pour 1'habiller, la maquiller ou friser ses longs cheveux blancs. Elle feint alors de se fach er, crie un peu et se debat, mais seulement pour la forme. Elle paraít aimer ces jeux de poupée et, si eile proteste, cest seulement pour pouvoir setonner ensuite devant son image dans le mí-roir. Je trouve que les tantes y vont un peu fort; la vieiile ressemble parfois á une momíe peínte en clown, surtout sa bouche ridée quelles doívent éttrer pour éten-dre le rouge ä lěvres violet. Puis, sous la couche de poudre, ses rides se mettent ä craquer de partout comme la boue sous le sol eil. La grand-mere se prend au jeu, devient coquette, élargit le decollete et se laisse poudrer la gorge, pendant que les tantes Uli gonflent les seins par le bas avec des tissus enroulés ä sa taille. La vieiile perd alors touš ses scrupules: eile lěve sa jupe, esquisse quelques pas lourds en faisant des moues avec les lěvres. Son corps énorme se trémousse, le visage congestions. Puis eile retombe sur le lit, suffoquée par la haute pression. Et eile masse ses jambes variqueuses en se plaignant de son grand äge. Les tantes s'amusent foliem ent ä ces jeux, et elles se déguisent ä leur tour pour danser. On mange beaucoup, en effet, peut-ětre pour contrer la tuberculose. Mais aussi parce qu'il n'y a rien ďautre ä faire. Les tantes ont beaucoup ďappétit; comme elles mangent peu aux repas pour ne pas grossir, elles gri-gnotent ensuite toutes sortes de choses, continuellement. Le seul oncle qui a survécu ä la tuberculose vient toujours pour manger le midi, rendre visíte ä la grand-mere et se faire gäter. II est petit, maigrichon, et ca ne m'étonne pas que les autres soient morts. Ľoncle est 148 LE PAVILLON DES MIROIRS encore jeune, ä peine plus vieux que Uli, mais il se donne de grands airs lorsqu'il parle de ses affaires en fu-mant des cigarettes américaines. Je trouve qu'il prend aussi des poses de photoromans, surtout pour inhaler la fumée en grimacant, la bouche trěs ouverte. Les tantes le méprisent parce qui! sort avec des femmes qu'elles n'ai-ment pas. Mais elles lui prétent quand méme de ľar~ gent. Les amis des tantes viennent aussi de temps ä autre pour le souper. II y en a méme qui restent pour coucher, en attendant l'ouverture du marché, tôt le matin. J'ai été étonné la premiere fois que je ies ai vus. D'apres la conversation des tantes, je les croyais différents et plus jeunes, semblables aux photos de revues. Mais non. lis sont bien plus vieux, souvent mal rasés, et quelques-uns franchement oběses. Elles disent qu'ils sont dans les affaires, ce qui est une autre facon de dire qu'ils transported des legumes vers d'autres villes dans leurs camions. Mon pere pense que ce sont tout bonnement des chauffeurs, lis sont riches, c'est vrai, et ils ne se génent pas pour montrer íeurs portefeuilles bourrés de billets, ce qui provoque une grande nervositě chez les femmes. II faut qu'ils aient toujours beaucoup d'argent comptant sur eux parce que les legumes se vendent ä la criée, et aussi parce que les filles aiment dépenser. ils rient en exhibant leurs dents en or, et ils se vantent en évoquant les dangers de la route, les bagarres, les femmes. Mais les tantes n'aiment pas toujours ces facons; elles soupi-rent, chuchotent, boudent, et voilä que 1'une d'elles s'en-ferme dans la chambre en pieurant et ne veut plus ou-vrir. L'amoureux gesticule, mal ä l'aise, pendant que les autres tantes essaient d'arranger les choses. Elles la con-soíent jusqua ce que íe chauffeur se decide ä s'excuser, ä dire des mots gentils. Des reconciliations, des ruptures, ÍE PAVILLON DES MIROIRS I49 des cadeaux, de nouveaux amoureux, mais toujours la méme langueur. U ne faut jamais mentionner le nom du grand-pěre. II est mort, sans doute, Íl y a trěs longtemps, et c'est mieux de ne pas en parier, Mon pere nous a bien avertis avant de partir. Mais mon frěre, qui cherche toujours ä se faire remarquer, n'a pas su se taire: il a méme cru bon de dire que tout ca n'est rien d'autre que des mensonges. Les tantes sont devenues furieuses et il a recu des coups, ce qui est bien fait pour lui. Tout en pieurant, íl a ajouté que le grand-pěre est vivant, et que chaque Noel mes parents lui envoient une carte au couvent ou il s'est retire. Les tantes étaient íivídes de rage, la grand-měre s'est mise ä suffoquer, et le reste de la journée s'est passé dans une lourdeur terrible. C'est vrai ce qu'il a dit, mais ce n'est pas súr que le vieux Themistocle soit encore vivant. II n'a jamais répondu ä nos cartes de Noel. Mon frěre aime avoir le dernier mot, rien que pour montrer qu'il en sait plus que íes autres. Moi, je ne veux pas parier du grand-pěre puisque je crois qu a sa place je serais parti aussi. Mais pas dans un couvent. Ca donne un peu raison aux tantes lorsqu'elles disent que Themistocle est devenu fou. Et lá mon frěre ne sait pas quoi répondre. Le soir les tantes étaient encore fächées; dans leur rancune elles se sont mises ä dire que beaucoup d'hommes sont des fous, qu'ils sont íncapables ďapprécier la vie ou de gagner de l'argent. Et que certaines femmes sont des idiotes de rester accrochées ä des types corame ca. Et que ce n'est pas étonnant que ma mere souffre autant, la pauvre, puisque, lorsqu'elle étaií encore jeune et jolie, eile n'a trouvé rien de mieux ä faire que de croire ä des inventions farfelues. Plutôt que de goüter š la vraie vie, avec un vrai homme. Mais ca seulement une fois que mon frěre étaít parti se coucher, de peur qu'il ne raconte 150 ĹE PAVILLON DES MIROIRS k mon pere. Tandis que, moi, elles savent bien que je ne comprends pas ces choses-lä. Les vacances se déroulent ainsi, interminables ei somnolentes. Je finis par connaítre routes les versions possibles de la vie des voisines d'en face. Je peux měme reconnaítre les hommes qu'elles aiment ou ha'issent dans la foule du marché. Je connais touš les camions, et je sais un tas de choses sur íes chauffeurs, měme sur ceux qui ne viennent pas chez íes tantes. J'ai appris ä jouer aux cartes, mais je ne suis pas encore capable de faire les jeux de patience aussi bien que mon frěre. Les tantes sortent souvent avec íe petit, pour le montrer. Si-non il dort. Cest comme chez nous, mais pire. Nous n'avons pas apporté nos jouets et, depuis que j'ai conriu lecole, je n'aime plus rester sous les íits.. Ďe toute facon, comment jouer dans cette maison encombrée et sombre, oü nous sommes effectivement dans le chemin de tout le monde? Et oü nous risquons au moindre geste de renverser les bibelots. Jobserve les femmes se farder, ou parier, ou s'habilíer, des activités qui, selon mon pere, dévoiient ľarí secret et millénaire de la tromperie. La moindre ride est objet ďhorreur; íes boutons, les points noírs sont traqués avec acharnement par des ongles trop longs et vernis de rouges fantaisistes. Les ciís sont implacablement courbés, les sourcils arra-chés pour étre ensuite dessinés au crayon. Tout ca dans une odeur de liquides visqueux pour les cheveux. Měme la bonne entre dans la danse, se faisant lisser les cheveux crépus avec un peigne métallique chaud, dans de fortes emanations de funiée, de poíl brulé et de graisse frite. II ne me reste done rien ďautre ä faire que de fermer les yeux pour voir les choses apparaitre. Comme je n'ai pas le courage de jeter les pots de fíeurs de la fenětre sur la tete des passants, je me borne ä les ĹE PAVILLON DES MIROIRS 151 voir tomber dans mon imagination. Ou bien je mets le feu dans ľimmeubíe d'en face pour que viennent les pompiers; je peux trés bien voir íes yeux pleíns de paníque des voisines íorsqu'elles sautent dans le vide, enveloppées de flammes rouges en guise de maquillage. Je fais revenir le vieux Themistocle complétement fou, avec une barbe énorme, et il rosse íoutes íes tantes avec un candéíabre en argent qui! fait tourner au-dessus de sa tete. Jini devient la femme étripée du feuilleton radio-phonique; e'est le chauffeur aux dents en or qui la dé-pěce dans la chambre, avec le gros couteau. Comme la grand-mere lorsqu'elle découpe le pouíet. Je pense aussi comment ce serait si íes femmes étaient mortes de tu-berculose, la grand-měre partie au couvent, et si les hommes étaient touš restés lä. Mais ca, cest bien difficile a imaginer. Je rěve quand měme aux tantes setouffant ä ieur tour, tuberculeuses. En jouant de la sorte et en les regardant, j'ai appris que les autres ne peuvent pas sa-voir ce qui se passe dans ma téte. Elles me trouvent trěs gentil lorsque je reste ainsi silencieux. Les belles vacances touchent ä leur fin, mon pere est arrive pour nous ramener. H profite du voyage pour visiter la place commerciale, comme il dit, pour faire des contacts et vendre ses appareils. Les tantes s'animent en sa presence, deviennent gentilles et bavardes. Jaime sor-tir avec mon pere malgré le temps perdu ä convaincre les commercants des avantages de la fluorescence. II sait se promener. Au marché, nous nous perdons dans la ri-chesse des odeurs et des couleurs, parmí les fruits, les al-lées entiěres ďétals de poissons, de cages ďanimaux et de boutiques ďarticles pour la macumba. Avec lui, on ne s'ennuie jamais. Puis, il s'arrete chaque fois pour re-garder les vitrines, particuliěrement celieš ďarmes ä feu et de couteaux. II me parle des pistolets qu'il a possédés 152 LE PAVILLON DES MIROIRS autrefois, lorsqu'il était jeune, et il sait expliquer un tas de choses. 11 aime tout autant les outils de travail; íl les caresse des yeux, et se promet souvent qu'un jour il achětera une de ces belles foreuses électriques qui vien-nent des États-Unis. £a ne lui fait rien de ne pas pou-voir acheter les choses; il se proměně pour le plaisir de découvrir. Une enorme pile de pastěques, et voüä qu'il s'arréte en contemplation, les yeux grands ouverts, le sourire aux lěvres, en faisant des commentaires enthou-siastes. II peut aussi bien s'arréter devant les commer-cants japonais qui font íeurs comptes ä ľaide ďun abaque. Sans aucune géne, il les observe attentivement, curieux. Les Japonais ne se fächent pas, au contraire; ils sourient et marmonnent des choses incompréhensibles. Mon pere s'amuse de ce qu'il voit, comme si tout n'était qu'un cirque. Ou alors il examine les poissons ďun étaí, tätant la chair, passant un doigt sur les dents pour voir si elles sont coupantes, et discutant avec le commis sur la provenance de tel ou tel fruit de mer. íl goüte les cre-vettes salées directement des tonneaux, et les vendeurs lui en offrent encore dautres, tant ils sont contents de faire un brin de causette. Cest étrange comme les gens semblent apprécier sa compagnie lorsqu'il n'est pas en train de vouloir les convertir ä la fluorescence. Les tantes et la grand-měre au coníraire sont nerveuses, craintives; avec elles, Íl faut retourner vite ä la maison, et on ne s'arréte que pour des conversations ä voix basse avec des amies ou des amoureux. Soulagés, nous quittons enfin cet endroit, aprěs une séance frénétique d'embrassades, de cris et d'excla-mations, avec les tantes exaltées clamant leur grand amour pour ces neveux si gentils, si intelligents. Eiles repetent qu'il faudra revenir íe plus vite possible, pour rester plus longtemps encore, pour reprendre nos belles LE PAVILLON DES MIROIRS 153 promenades, les parties de cartes et les délicieuses conversations. Que tous ensemble nous irons souvent au ci-metiěre, pour admirer les tombeaux en marbre qu'elles ont commandés pour les frěres tuberculeux. De vrais mausolées! Děs le retour de cet horrible voyage, les événements se précipitent, ä grande allure. Ma měře avaít parle du déménagement sans trop de precision. Mais voilä quelle a mis son projet ä execution pendant qu'on était chez la grand-měre, et nous ne retrouvons pas la vieille maison. Le nouvel appartement est vraiment grand, avec deux chambres ä coucher; il est tout propre et il ne faut pas toucher aux murs pour ne pas salir la peinture. II ne faut pas non plus courir pour ne pas faire de marques sur ie plancher. Dans sa hate, ma mere a decide que nous ne sommes plus des enfants et qu'il netait pas nécessaire par consequent d'emporter les boftes avec nos collections. Nos jouets non plus n'ont pas suivi parce qu'il ne fallait pas salir notre chambre avec des vieilles choses, ni encombrer les armoíres. Mais la petite place toute proche, avec ses balancoires, et le bar plein de clients nous font oublier ces details. Et puis on a la mer tout ä côté, měme s'il n'y a pas de plage; c'est un embarcaděre en pierre comme ceiui de la place Quinze, Je peux maintenant regarder tous les jours les bateaux et les pé-cheurs, ou rester seul dans ia rue, car ce n'est pas dange-reux pour les enfants. IÍ suffit de revenir ä ľheure du souper. Ma měře préfěre d'ailleurs que nous restions loin de la maison, ä cause de son travail. Ou bien eile doit sortir, et alors nous ne pouvons pas rester seuls. Le quartier est calme le soir, aprěs la fermeture des bureaux. Mais durant le jour, il y a pas mai de mouve-ment ä cause des banques et des ministěres. De notre fenétre, nous pouvons voir une jolie rue, avec des 154 iE PAVILLON DES MIROIRS arbres; juste en face i! y a ľ Academie des lettres, avec son jardin fermé rempíi de chats. Des vieilles aux allures de folies leur apportent ä manger en miaulant. Sinon, ils passent leur temps ä manger les gros rats qui se proměnění dans la cour arriěre de notre immeuble. Cest drôle, les nouveaux meubles sont aussi tarabis-cotés que ceux de chez ía grand-mere. L'appartement est tout aussi sombre, encombré, et les couvertures des lits sont satinées. Ma mere a aussi pris goüt aux dentelles et aux abat-jour. Heureusement qu'il y a la rue. De toute facon, nous passons trěs peu de temps ä la maison; aprés 1 ecole je peux me promener tant que je veux. Le soir aussi, puisque mon pere travaílle de plus en pius tard, et qu'il ne rentre plus pour souper. Tout s'esť passé vraiment vite. Je me sens libre comme jamais. Ma tuberculose, eile aussi, paraít définiti-vement oubliée. Je dors mieux, ma měře ne parle plus du dispensaire et eile a abandonné ses tisanes. Son nou-veau travail 1'occupe beaucoup, et le soir eile est plus calme, plus gentille. Qa confirme la théorie de mon pere voulant que les femmes oisives sécrětent la bile et la méchanceté. Elle ne me surveille plus pour me sur-prendre. II n'y a plus personne pour nous dire quoi faire, car Lili est restée chez la grand-měre pour se ma-rier avec un commercant de legumes. Ma mere dit quelle est trěs heureuse et que l'homme quelle a trouvé fait beaucoup d'argent avec son camion, qu'il est sérieux et qu'íí adore Lili. Les autres tantes affirment qu'il boit eí qu'il dépense son argent avec les femmes. Cest parce qu'elles sont jalouses. Mon pere dit que si Lili ne fait pas la conne, eile finira par bátir une famille. Sinon son chauffeur va lui apprendre: il est Ture, et toutes ses sceurs ä lui vont pouvoir surveiller Lili, pour quelle ne fasse pas la pute. LE PAVILLON DES MIROIRS 155 Juste devant 1'embarcaděre commence le remblai, ä perte de vue, desert, pour gagner du terrain sur la baie. Cest comme Un immense champ, plein de pierres, qui s'avance lentement vers le large. Je peux l'explorer tous les jours sans étre dérangé. II ne reste qďune petite anse de mer pleine de saletés, oú accostent les chaloupes. Le matin, de bonne heure, les pécheurs arrivent de leurs excursions au-delä des rochers du remblai. Ils apportent les prises pour les bars des environs, et les gens du voi-sinage viennent aussi en acheter. Les rochers sont assez loin, comme des riots, et ä marée basse on peut méme s'y rendre par une longue passereile de pierre. Tout au bout, d'autres gens s'instalient pour pécher, ä la ligne ou au filet, et ca m'amuse de regarder les bancs de sardines, lis ramassent aussi des moules, qu'ils font cuire sur des feux improvises. L'eau est trěs propre, et on peut se bai-gner, mais Ü faut savoir nager, car il n'y a pas de sable et cest trěs profond. Les plongeurs scrutent íes trous entre les pierres avec leurs harpons, pour chasser les pieuvres, les mérous, les raíes et les langoustes. Au debut, javais un peu peur ďy aller. Je eraignais encore d'etre surpris ou de devoir avouer. Plus maintenant. Je me proměně trěs loin, ou je joue des heures durant parmi les monta-gnes de detritus du remblai. Avec mes nouveaux cama-rades de la rue, nous allons parfoís jusqu'ä la pointe des rochers pour manger des moules. Ma mere ne s'apercoit de rien. Eile me croit volontiers lorsque je lui assure que je suis reste sur la petite place, ä jouer sagement sur les baiancoires. Les enfants du voisinage sont de bons copains; ils forment une bande bien organisée pour faire des coups formidables. lis connaissent trěs bien le remblai, et ils sont les amis des pécheurs, des concierges et des laveurs d'autos. II y a aussi des vagabonds qui vendent de la 156 iE PAVILLON DES M1R0IRS marijuana et qui se réunissent le soir dans la cour pour jouer aux cartes. Des gens trěs gentils, qui nous ont accepted immédiatement parmi eux. Le petit frere est encore trop petit pour nous suivre dans toutes les promenades, mais il est aussi heureux que nous de cette liberie nouvelle. II nous accompagne chaque fois qu'il n'y a pas trop de danger. Sinon, Ü attend dans les balan-coires avec les autres petits. Car si nous allons chaparder des choses, il faut pouvoir courir vite avant que les com-mis ne sen rendent compte. Nous restons parfois sur la petite place pour jouer aux billes. A cause du bar, Íl y a toujours de l'animation. Le soir, le zinc sanime avec les clients qui viennent boire et bavarder, les ivrognes, les vagabonds qui racon-tent des histoíres incroyables. II y a aussi des bagarres. Et personne ne se fache si nous restons lä pour regarder. Mais le meilleur de tout, c'est la cour intérieure, au milieu des immeubles. Une cour trěs grande, sombre, remplie de déchets et ďeau stagnante. On y entre par trois voütes qui servent de passage aux camions de ra-massage des ordures. Cest plein de recoins, d'escaliers condamnés, de trappes ä déchets qui sont le refuge de plusieurs clochards, hommes et femmes. Le soir, seule la lumiěre faible des immeubles éclaire les piles de caisses et de cartons abandonnés. Les clochards arrivent fatigues ou déjä ivres, avec leurs sacs de jute, leurs paquets et leurs fripes. Ils ont des loques sales, le visage couveri de suie, les souliers dépareillés; leurs cheveux et leur barbe sont graisseux, ieur peau est souvent grise. ils ont tous l'air trěs gros ä cause des vétements qu'ils portent les uns par-dessus les autres, collés de saleté. Ils cherchent leurs places préférées, ce qui cause parfois des bagarres soudaines, des cris et des poursuites. On les reconnait vite ä leurs habitudes, ä íeur facon de LE PAVILLON DES MIR.01RS 157 s'entourer avec de vieux journaux ou de se cacher sous des piles de cartons. Parfois, le matin, il y en a un qui n'arrive plus äse lever; ií reste lä toute la journée, jus-qua ce que la puanteur avertisse qu'il est devenu cha-rogne. Les clochards n'arrivent pas tous en méme temps. Les premiers venus en profitent pour explorer la cour et les recoins des autres ä la recherche de la nourriture restée dans les trappes. Puis, ils s'installent lourdement, allu-ment parfois des chandelles, mangent, fument et boi-vent encore. Ils ne se parlent jamais, si ce n'est pour s'injurier, en blasphémant de leurs voix päteuses. Nous les observons, bien caches dans le noir, ou nous allons en groupe fouiller ä notre tour, en faisant comrne si on ne les voyaít pas. La nuit, au moment de rentrer ä la maíson, je peux couper a travers la cour pour les voir endormis. Ils sont comme de grosses boules de tissu et de papier dans chaque recoin, qui s'animent seulement pour écarter les rats autour de leurs sacs. Les vagabonds qui jouent aux cartes nous rassurent en disant qu'ils sont trop ivres pour nous courir aprěs, qu'ils sont inof-fensífs. Les plus malades pissent et chient sans bouger de ieur place; le matin, leur coin est puant et attire les mouches. Ceux-Íä disparaissent vite, laissant leur coin ä des nouveaux, plus frais. Ou bien ils sont ramassés par le fourgon de la morgue, leurs sacs disperses ä coups de pied, car le préposé est enrage de voir des trues si dé~ goütants. Les habitants des appartements qui donnent sur la cour ne les aiment pas non plus, surtout quand ils font du bruit ou quand ils meurent et que le fourgon oublie de venir les chercher. C'est vrat que, parfois, ils dérangent, ces clochards. Un jour, un couple s'est installé sous une chute ä ordures. Tous les clochards étaient excites, et méme les clients du 158 if PAVILLON DES MIROIRS bar venaient pour les voir faire ľamour pármi les jour-naux. La femme était tout échevelée et eile criait contre son homme, en ľécorchant avec ses ongles. Elle allait ensuiíe rendre visitě aux autres clochards, et finissait par se rouler avec eux, les uns aprěs les autres. Puis eile re-tournait vers son compagnon, le poussant du pied pour entrer dans les sacs. Les bagarres faisaient un bruit terrible ä cause de ľécho. Touš les soirs. La police a fini par venir, et íe man de la folie a été arrété; il était en train de crier pendant que les autres couraient, et il s'est fait avoir. La clocharde a fini par disparaítre eile aussi ä un moment donné. Elle avait choisi un autre compagnon pour dormir, mais celui-ci \a frappait si fort qu'elle n'avait plus envte de bouger. Son visage était souvent en sang, sěs vétements déchirés, et eile ne criait plus st fort. Un jour, eile n'est plus revenue. Je peux découvrir un tas ďautres choses amüsantes dans ia cour, pármi les déchets éparpillés. Les gens ne se gěnent pas pour y jeter leurs ordures ménagěres, direc-tement de leurs fenětres. Et ďautres trues encore, comme des serviettes pleines de sang, des capotes usagées, des culottes, ie cadavre d'un chien presque sec, des pigeons déchiquetés ou des pattes de poule qu'une cuisiniěre aura jetées d'un geste distrait. Les bureaux environnants ont aussi leur part dans ce fatras: piles de dossiers, caisses de vieilles ampoules électriques, accumuiateurs suintants d'acide, rouleaux de vieux tissu, cordages, meubíes cassés et baignoires rouillées. line fois, un bébé mort a été abandonné lä, soigneusement déposé au centre de la cour, avec plein de tripes tachées de sang comme sil était une dépéche de macumba. Cetait peut-étre juste pour embéter les gens des immeubles, parce qu'ensuite la police est venue questionner les concierges, méme s'ií était evident que le bébé n'avait pas if PAVILLON DES MIROIRS 159 été jeté den haut. Et puis ilya les rats, beaucoup de rats, trěs gros, agiles, et qui courent des trappes aux bouches degout. Jai toujours aimé observer les rats. Les chasser aussi. Mais ce n'est pas facile de les avoir en lancant des pierres car ils se méfient lorsqu'ils courent. Pourtant les chats de ľ Academie des lettres viennent dans la cour et les attrapent facilement. Le chat reste pres de la sortie de l'égout, íapi, paralyse dans ľattente. Le rat met son mu-seau chauve dehors, en humant ľair et en lancant des regards nerveux, juste en face du chat mais sans le voir. II sort alors la tete, confiant, puis le corps, en amorcant une petite course jusqua un autre trou, Pun bond elegant, le chat maigre saisit le rat, sans sarréter, poursui-vant ses mouvements lents comme s'il ne sentait pas le corps pendu par le cou entre ses crocs. Nous restons émerveiliés, tout un attroupement d'enfants dans le noir pour admirer la chasse et applaudir les chats. Le bruit de nos paris ne les derange pas, ni méme le fait que íes rats sont enormes. On. dka.it une guerre entre chats et rats; plus les chats viennent chasser, plus íl y a de rats dans la cour. Ils sont si nombreux et si effrontés qu'ils mon-tent le long des chutes ä ordures, se faufilant par les trappes parfois jusqu'aux appartements! Mon pere dit que les rats, c'est comme les mouches: ils vivent de la puanteur tropicale. En fait, c'est plutôt la faute aux gars des camions, qui se contentent de ramasser les gros morceaux avec leurs pelles et qui éparpillent le reste. Pour ma mere, ľimportant est que je parte de bonne heure. Elle me donne de l'argent et je peux m'acheter un gäteau ä la noix de coco chez i'Espagnol de la petite boulangerie. Ce n'est pas eher parce qu'il est au milieu de la cour, envahi par les mouches. II est tellement oceupé ä bavarder avec les mulätresses qu'il me laisse prendre moi-méme le gäteau que je veux. Je peux ainsi Ido LE PA VILLON DES MIROIRS en chaparder deux ou trois en plus sans qu'il sen aper-coive. Cest pour ca que je préfěre y alier tot, lorsque les femmes sont toutes íä pour les achats du matin. Sinon, il n'a rien ä faire et choisit lui-méme mon gäteau, toujours le plus petit. Puis je vais m'asseoir sur la petite place ou regarder les pécheurs. Quelquefois, les vieilíes folles viennent de bonne heure au bar pour réclamer un verre de cachaca, en perturbant ľambiance des petíts dejeuners. Si le Portugals ne veut pas leur donner ä boire, alors elles lévent leurs jupes pour montrer leurs parties noires de suie, ou elles pissent par terre et ca déclenche des bagarres. Avec le temps, je peux méme parier avec mes copains pour savoir lequel des habitues du bar de-viendra clochard. II arrive que ľun deux soit de plus en plus ivre, puis il revient avec des habits chaque fois plus sales, négligé, les cheveux en broussaille, les mains qui tremblent et le pas marin. Surtout ies yeux, qui sont pleins de veines rouges, brouíllés par les larmes qui ne tombent pas. Leur sourire est mou, leurs dents se cou-vrent dune päte jaune, et ils se mettent ä baver en prenant de moins en moinS la peine de s'essuyer. Un beau matin, ils se réveilíent sur place, cherchent querelle aux autres clients, et bientôt ils ne reviennent plus. Le bar attire une foule d'autres gens: des vendeurs ambulants avec leurs paniers de fruits, le livreur de viandes sur son tricycíe, les preneurs de pans, les trafi-quants de cigarettes et les policiers revenant de leurs rondes sur le remblai. Tous ces gens restent la ä bavar-der, racontant des histoires aux pécheurs et aux laveurs ďautos. Aprěs le café du matin, c'est bientôt ľheure de la biěre, puis celie de ľapéritif, et la matinee passe trěs vite. Mes copains viennent jouer aux billes, au football, et je m'absorbe tellement dans le jeu que parfois j'arrive en retard pour le repas de midi. La encore ma mere est iE PAVILLON DES MIROIRS \fa devenue plus tolerante, si préoccupée par tout ce qu'il y a ä faire ä la maison quelle sen fout si je mange froid, vite, pour repartir aussitôt. Je connais maintenant tous les habitués de la place, méme les vagabonds qui jouent aux cartes. On dit que ce sont des gens dangereux; je les ai vus se battre au ra-soir et fuir la police. On dit aussi qu'ils volent, qu'ils vendent de la marijuana et qu'ils ont d'autres combines encore. Mais ils sont toujours gentils avec les enfants, et ils ne se font pas prier pour raconter leurs aventures. Ils vont et viennent, sans qu'on sache exactement ce qu'ils font lorsqu'iis disparaissent pendant un certain temps. On dit qu'ils sont en prison, ou en cavale; souvent ä leur retour, ils ont des histoires extravagantes ä raconter. Ils reviennent comme si rien ne s'était passe et se remet-tent ä aller a la péche le matin, ä vagabonder et ä jouer aux cartes le soir. Nous sommes fiers de penser qu'ils sont aussi nos copains. On se sent en sécurité quand ils sont la. Comme Pernambuco, par exemple; c'est un Metis maigre, tout en muscles, la peau tannée et un éternel cigare entre ses dents pourries. Malgré ses cheveux blancs, il saute comme un chat: il fait des sauts périíleux en arriěre et retombe sur ses pieds sans lächer son mé-got. II rit aux éclats ä propos ďun rien, toujours l'air content malgré la vie difficile. Les flics ne le laissent pas en paix; ils cherchent ä le coincer pour mettre fin au jeu ciandestin dans la cour. Avec les descentes fréquentes, Pernambuco devient de plus en plus méfiant. Les autres lui disent que c'est läge, qu'il devrait trouver une vieille pour se faire entretenir. Mais juste pour le taquiner. II est encore agile. Tout le bar a bien vu comment il pou-vait sauter sur ses jambes maigres pármi les gourdins des agents lorsque la police a fermé les entrees de la cour pour surprendre la bande. Ses camarades de jeu, 1Ó2 LE PAVILLON DES MIROIRS LE PAVILLON DES MIROIRS 163 tous plus jeunes que lui, ont été tabassés comme i\ raut, I puis tralnés comme des guenilles jusqu'aux fourgons. j Pernambuco criaií, effrayé, et Íl a merne perdu son mé- j got, mais la police ne ľa pas eu. Aprěs la bagarre, les po- l liciers ont bu ä l'ceil au comptoir du Portugais; méme \ eux se sont moqués des cris aigus de Pernambuco, mais ils ne le haissent pas. Russo est un peu jaloux de lui parce qu'il est gros et l qu'il ne court pas vite. II a recu une bonne bastonnade j durant cette fameuse descente mais, děs le lendemain, ij j était de retour ä son poste de laveur d'autos. Les gens disent qu'il ne risque rien parce que c'est un délateur; la police ne ľarréte que pour ía forme, méme si íes coups qu'il recoit sont pour de vrai. Comme il est jaloux de Pernambuco, Íl dit aux autres que les flics ne cherchent pas ä arréter íe vieux, au contraire, qu'ils viennent seule- ment pour lui donner une lecon et s'amuser avec ses j sauts ďurubu. Russo dit aussi que Ses policiers veulent j seulement ľargent des joueurs, rien ďautre. Cest vrai j que chaque fois ils commencent par ramasser ľargent et ] ia marijuana, en íaíssant souvent les joueurs courir. í Peut-étre qu'il a raison, puisque Pernambuco boit parfois j avec les poiíciers; et le Portugais du bar, fach é de ne pas I se faire payer, dit qu'ils font des coups ensemble. "] Pernambuco ment sans doute, lui aussi, mais ses his- •-! toires sont quand méme de vraíes aventures. Tandis que ; j Russo est trop paresseux pour aller ä la péche et préfěre__J laver des autos, se contentant des pourboires qu'il recoit. v:; í II n'est méme pas russe; on ľappelle comme ca ä cause ; j de sa moustache ä la Staline. Cest un bon gars quand .íy méme, a sa facon. II prend en charge toute ľorganisation :v;) de la féte de la Saint-Jean, au point de payer de sa >íj poche les feux et la decoration. Et puis il s'amuse .Sri comme s'il était un enfant. .;.;.s|i Maluco, par contre, est un vrai petit enfant attardé. Rien qua sa téte on voit tout de suite qu'il est idiot. C'est un géant noir, eifrayant pour ceux qui ne le connaissent pas, surtout lorsqu'il essuie la bave au coin de sa bouche ďun revers de la main. Sa presence écarte tous les in-trus. En fait, il n'est pas mediant; il se met ä rire děs qu'il voit les enfants, sans jamais comprendre les choses que nous disons pour le taquiner. IÍ fait des yeux étonnés, grands ouverts comme sa bouche édentée. Malgré son apparence, il n'est pas clochard. U travaille pour les concierges, en faisant le ménage des immeubles ä bureaux. On lui donne un cubicule pour dormir. II ne boit pas; son seul plaisir est de fumer de la marijuana, pour aller ensuite se faire voler les gains de sa journée par les autres joueurs. Monsieur Domicio, un des gars les plus respectés, est concierge attitré. En plus de la surveillance, il doit faire le menage et rendre d'autres petits services spéciaux dans son immeuble de putes, juste ä côté de la faculté de philosophie. On ľappelle Nego Pau entre nous, mais seulement entre nous, car il commande le respect. II connaít plein d'histoires de femmes et des choses trěs drôles sur les gens de ľimmeuble. II accorde des attentions particuliěres ä plusieurs dames des environs, et ce n'est pas pour rien qu'on ľappelle Nego Pau; en fait tout le monde sait que ca veut dire Nego Pau dejegue*. Sans se vanter, Domicio avoue étre un specialisté de la consolation; et Íl n a aucune honte ä dire qu'il ne refuse pas non plus de servir les homosexuels capables de payer. Et personne ne rit, parce qu'il est aussi grand que Maluco, et plus costaud encore. Le couturier Ambrosio, par exemple, est un de ses clients, on le sait, mais on reste * Negre verge ďäne. 1Ó4 iE PAVILLON DES MIROIRS discrets. Domicio n'aime pas !e manque de respect; méme les dames ne cherclient pas ä le compromettre lorsqu'il est au bar avec ses copains. Ambrosio a d'ail-leurs intérét ä rester efface parce qu'il est maigrichon, chétif, dune couieur jaune qui semble avoir coulé de ses cheveux teints, et extrémement efféminé. Le couturier ne salue que les enfants, mais toujours a distance, de peur de se faire agresser ä cause de ses remarques obscěnes qu'il accompagne de coups de langue. Parfois Íl se comporte mieux, saluant sans dévergondage, pour nous raconter ses histoires ďamour. Qa finit en general par des choses drôles et indécentes, dont ií sort toujours perdant ä cause de sa passion pour les horames vio-lents. Cest ainsi qu'un jour quelqu'un a decide de le mettre en contact avec monsieur Domicio, rien que pour conřírmer le bien-fondé de sa reputation. Domicio est toujours reste discret la-dessus, disant qu'il avait seu-lement parle plomberie et nettoyage avec Ambrosio, Mais le couturier, qui est trop bavard, a encore accru la renommée de Nego Pau avec plein ďévocations de saints, de martyrs et de comparaísons avec le bois de la Croix. Parce qu'Ambrosio est aussi trěs religieux. II ne manque jamais une messe de dimanche ä 1 eglise Sainte-Luzie, toujours vetu de blane, la couieur des vierges. Negäo est un des personnages les plus sympathy ques. Touš les enfants ľaiment beaucoup. Méme s'ilest déjä adulte, e'est plutôt un copain ä nous. II est báti comme un gorilie, plus large que haut, surmonté dune petite téte aux traits de singe. Noir comme le charbon et innocent comme une fleur. II n'est pas trěs intelligent, e'est vrai, mais fort comme un beeuf. Et toujours prět ä jouer et ä faire les exploits les plus incroyables pour se faire accepter des enfants. iE PAVILLON DES MIROIRS í 65 - Negäo, déplace le bane! Voilä Negäo qui enjambe le bane en granit et le porte au milieu du trottoir, pour nous faire plaisir. - Negäo, déplace le poteau! Et, trěs content, Negäo empoigne le poteau de circulation lesté ďun bloc de ciment. - Dune seule main, Negäo, tríche pas! Et Negäo ie souléve d'un seul bras, le visage violet, mais sans lächer prise. - Negäo, montre au Portugais que tu manges des blattes! Et Negäo attrape immédiatement quelques blattes en déplacant les íourds tonneaux qui sont toujours empilés devant le bar. II choisit les plus grasses et poilues, lon-gues de cinq centimetres, et les mäche encore Vivantes. La premiere fois que je ľai vu faire, j'ai failli vomir. Maintenant je suis habitué. Puis, il reste plante devant le comptoir, en écartant les lévres pour bien montrer qu'il ne triche pas. Le Portugais lui donne une bouteílle de Coca-Cola pour qu'il parte sur-le-champ, sinon les, clients vont faire un scandale. Negäo ne boit jamais d'alcool, «e'est mauvais pour ľentraínement*. II s'en-traíne aux poids et haltéres au club Boqueirao, oú íl est connu sous son nom, Antonínho. Mais il se surnomme luí-méme Negäo, pour nous impressionner. II vit chez une dame, a la fois comme homme ä tout faire, garcon de courses et filleul, pour le menage et pour ie lit. Mais il n'aime pas qu'on en parle; il le nie, ľair innocent et les yeux baissés: «La madame est trěs gentille, eile ne demande pas de cochonneries ä Antoninho.» ha dame en question est d'ailleurs trěs jalouse, et eile peut faire des crises s'il parle á d'autres dames. Comme il est ser-viable, il y en a toujours une pour lui demander une fa-veur: déplacer une armoire, porter les sacs du marché, 166 iE PAVILLON DES MIROIRS ouvrir un robinet trop serré. Tout est pretexte pour invi-ter Negäo ä montér, voir s'il est capable. Nous sommes une dizaine d'enfants. Les plus grands nous apprennent ä regarder les seins des filles, ils nous mettent au courant de toutes les choses indéceníes qui peuvent exister, et nous expliquent les histoires compli-quées que les clients du bar n'ont pas jugé bon de tra-duire. J'apprends alors ce que la sceur ďun tel fait avec tel autre, ou ce quelle aurait fait volontiers si eile n etait pas si orgueilieuse. Puis que la mere dun certain copain est encore trop jolie pour se contenter de son man, qui est petit, chauve et ventru. Je parfais de cette maniere mon instruction, en saisissant mieux les choses, en y in-corporant meme quelques details sur les mceurs de ma famille. Des choses que je garde naturellement pour moi puisque peu ä peu je commence ä avoir honte. Mon pere semble de plus en plus amer. II n'aime pas cet endroit, ni les ordures, ni les voisins. II dit que ce sont des hypocrites, qu'ils se donnent des apparences respectables, mais que leurs vies ressemblent aux égouts. Je ne sais pas pourquoi. N'empéche que j'aime bien cette cour et le remblai. Je me sens libre, et ce dé-ménagement a été une bonne chose pour moi. 14 Les langues étrangěres me semblaient pleines de pro-messes, d'intonations penetrantes, de racines propres ä dévoiler ľinconnu. Ou encore, je les croyais riches ďun savoir millénaire, duquel je me trouvaís coupé par ma situation tropicale. Leurs diffícultés aux allures insoliíes suggéraient ľaventure, les cargos en parlance charges de vagabonds. Tout depart signifiait ä mes yeux la décou-verte de ľidentité, ou plutôt la redécouverte puisque je la soupconnaís cachée, entiěre et achevée sous la couche des habitudes quotidiennes. Cette identite était sürement quelque part, ailleurs. Je ne savais pas encore quelle nest jamais acquise, se confondant dans la trame des gestes du passe. L'inconfort de ma situation d'enfant se manifestait sous la forme de refus, de negation de cette méme situation dont je me disais alors quelle netait pas la mienne. Maintenant que je suis alle partout, je me rends bien compte que la langue n'a aucune importance. Je peux dire mon malaise ou mon désir en piusieurs idiomes, mais tout cela n'est que forme, simple algebře. La réalité elíe-měme varie, mais nous éprouvons sans cesse nos propres sentiments. Et je sais désormais que, jusqua la fin, les réves, les caresses et les crís de douleur jaillissent uni-quement dans la premiere langue. Dans celie qui a compté, et qui nous a poussés ä en apprendre ďautres. 1Ó8 iE FAVILLON DES MIROIRS Cette habitude de me trouver sans cesse en dehors de ma situation est trop ancrée, trop ancienne. Je reconnais dans tous mes souvenirs ce donjuanisme existentiel. Cest peut-étre lä ľaspect primordial de cette identite fuyante que j'essaie de retracer en révisant le passé. line sorte d'insatisfaction avec les choses telies qu'elles sont, me conduisant naturellement ä les regarder comrae un spectacle changeant, comme une imagerie mentale. Une tendance spontanée ä privilegier les representations au detriment des choses concretes, comme si ä chaque moment je pouvais mieux placer ľordre des événements, arranger ce qui était imparfait, sans égard aux exagéra-tions ni aux deformations. II m'est cependant difficile d'en retracer exactement ľorigine, puisque mes frěres netaient pas ainsi faits. Je reconnais par contre que mes parents étaient doués dun certain méprís pour la realite, chacun ä sa facon. Sauf que ma mere ne se contentait pas de reves; plus pratique, eile trichait ouvertement pour transformer les choses et utilisait le theatre comme une politicienne. Mon pere semblait respecter davan-tage le texte de son role, poursuivant íe spectacle malgré les avatars du public ou de la salle. Mais chez tous les deux, le déguísement était la caractéristique la plus im-portante. lis disaient des choses pour en signifier d'au-tres, et Ion se trompait toujours en s'attachant au sens propre. Les inventions, ľeau de lune, les maquillages, les clients de la maison, ľentreprise avec sa garantie éter-nelle, tout ca n etait que du langage, representation sym-bolique du Mangue, équilíbre précaire entre la cour ä déchets et la facade donnant sur í'Académie des lettres. Pármi les clients du bar, ü y en a eu un qui m'a parti-culiěrement marqué. Peut-etre qu'il a incarné ä lui tout seul, et dans un court laps de temps, ľessence merne de cette double nature qui s'imposait ä moi. C'était un U Pá VIUON DES MIROIRS 169 ivrogne dage moyen, le visage bouffi, tout rouge, avec un nez violet et des yeux larmoyants. Lors de ses premieres apparitions, il gardait encore une allure respectable, !es habits froíssés mais pas trop sales. Ses mains tremblaient iorsqu'il ienait ie verre et sa parole päteuse trahissait í'intoxication. Sauf que ce qu'il disait se tenait encore. Son discours était merne dune qualité certaine, les phrases bien agencées et le vocabulaire fouiílé, chose rare pármi les habitues du bar. II se disait professeur, en ajoutant qu'il avait tout perdu ä cause de ľalcool et des femmes. Aprěs quelques verres, il se mettait ä reciter des poěmes avec des gestes exagérés, en figeant les poses ďune maniere artificielle. On ľappelait simplement Camélias, ä cause d'une chanson qu'il répétait inlassa-blement děs que son état ďébriété était assez avancé. Je n'ai jamais su son nom. II disait qu'il n'en avait pas ou qu'il l'avait abandonné avec le reste, pour se réduire tout entier ä la chanson sur íes camélias et les roses. Et cu-rieusement c'était vrai. Les premiers soirs, il parlaít encore avec les autres buveurs, racontait des faits divers, récitait ses poěmes et, peu ä peu, il arrivait á ía chanson. Ä mesure que les jours passaient son ivresse était plus soutenue; ses vétements se salissaient, ses tremblements devenaient des secousses et son langage se détériorait. íl parlait moins, buvait plus vite, en sautant directement des poěmes aux obscénités, pour arriver aux camélias de son obsession. La derniěre fois qu'ü est venu au bar, aprěs quelques jours d'absence oü ľon commencait ä se poser des questions sur sa fin, Íl était en toques. II est arrive trěs tard, déjá complětement ivre, et sans argent pour se payer ä boire. II tenait ä peine debout, les yeux vitreux. Mais il y avait dans son visage quelque chose de nouveau, il paraissait illumine d'une passion intense. II n etait plus grotesque mais presque beau. Les clients 170 iE PAVILLON DES KÍIROIRS qui attendaient le spectacle luí ont of£ert ä boire. Tout en vidant les verres, il gardait le silence dans une posture distante, comrne s'íl était sur une scene de theatre. Le public s'impatíenfaít, mais Camélias buvait toujours si-lencieusement, le regard exalte, fier, comme si cetaít le plus beau soir de sa vie. Le Portugals a fini par lui servir la cachaca dans un gros verre ä biěre, qu'il a posé sur le comptoir avec une légěre reverence. Camélias a répon-du ä ía salutation, s'est saisi du verre en tremblotant et ľa vidé ä moítié. Puis íl s'est mis ä chanter sa chanson. Cette fois, tout le monde a été saisi, paralyse par le char-me malgré sa voix complětement détraquée. L'homme était en fait tout entier devenu chanson, et il vibrait dune energie étrange. Méme les paroles jusqu'alors trop naives et mielleuses paraissaient prendre un sens nou-veau en sortant de sa bouche déformée. II a chanté longtemps devant le public muet et captif, comme ä la messe. Souriant encore malgré les larmes, il a vidé le verre ďune main süre. Et ií s'est remis ä chanter les mémes couplets, qu'il répétait inlassablement, la voix cassée demotion. Ce n'était plus un ivrogne, ce n 'était plus une chansonnette; c'était un homme devenu chanson. Comme ces motnes du Vietnam qui n'étaient plus des moines en s'immolant, mais des torches. Mon malaise ne cessait de croltre et il chantait toujours. J'avais envíe de píeurer moi aussi, ou de lui demander ďarreter. Les autres baissaient la tete. II chantait de facon que sa chanson s'imprime définitivement dans nos cer-veaux. Puis, il nous a tourné le dos et il est parti, sachant qu'il venait de nous montrer une chose inoubliable. Un homme devenu chanson, apres tant de tentatives. II n'est plus jamais revenu. Les clients oní dit qu'il était mori cette nuit-lä méme, ä quelques rues de chez nous, S'il est vraiment mort, comment se fait-il qu'il soit reste LE PAVILLON DES MÍROIRS 171 si vivant, tandis que les autres vivants sont disparus ä jamais ? Cette confusion, entre le langage et íe reel m'a toujours fascine. Le contenu de la chanson n'avaít aucune importance, ni son choix, ni son histoire. Seul le réve comptaít. D'autres, moins merveilleux que Camélias, me captivaient par leurs récits, mineurs certes, mais pleins de fantaisie pour camoufier le mensonge et le trivial. Je m'inventaís moi-méme des aventures ou des person-nages pour m'accompagner dans les promenades au remblai, les transformant de la sorte en expeditions té-méraires. Ou, lorsque je jouats avec mes camarades, ce qui pour eux n etaít qu'activité physique de courses de-venait pour moi aventures diverses. Je déployais dans ma téte des voleurs redoutables, des vagabonds dange-reux, des persecutes et des héros. Lorsque mes copains se lassaient des jeux, j'éprouvais une grande deception, car pour moi ľhistoire n'était pas encore finie, et je ne pouvais pas le dire. Doli ma predilection pour les promenades solitaires, qui ne dépendaient que de moi. J'ai toujours été ainsi, accompagné de Lautre, de mon double, ce moi-méme mystérieux et pliable, apte ä rece-voir l'ensemble de mes fantasmes. Un excellent compa-gnon qui ne me décoit pas, méme dans les moments les plus tristes. Seule mon habitude de parier tout seul tra-hit cette double nature, mais je dis alors que je suis un réveur, et ca ne paraít presque pas. Puis du jour au íendemain je me suis trouvé entiěre-ment dégagé: enfermé dans un internát et libre d'etre moi-méme, de réver ä volonte, perdu dans la foule des autres enfants. Sans histoire, sans famílie, sans passé. Non seulement ces choses-lä ne comptaient plus, mais il était de mauvais augure den parier. Les autres enfants avaient des histoíres ä oublier, eux aussi, et its se 172 U PA VILLON DES MIROIRS montraient distants lorsque leurs parents venaient leur rendre visitě. D'aucuns refusaient carrément de !es voir, sechappant dans la forét ou en ville jusqua la fin de la visitě. Merne ceux qui montraient un attachement quelconque envers la famille paraissaient génés en compagnie des leurs. Les miens ne sont venus qu'une seule fois la-bas, plus par curiosité que pour nous voir, et d'ailleurs je me suis arrange pour que mes copains ne le sachent pas. Tous ces enfants plus ou moins sales, en uniformes gris, dégageaient une étrange sensation de sécurité. Quelques-uns cherchaient encore ä garder des bribes ďidentité en portant sous la veste un foulard ou un pull-over rapporté de la maison. Cette petite minorite trahissait un 'attachement opiniätre ä la vie du dehors, ä la famille, et souvent c'étaient les mémes qui pleuraient durant la nuit. Par une attraction naturelle, ils formaient des groupuscules isolés et craintifs, qui étaient la cible de quolibets et degressions. La masse cependant dispa-raissait derriěre la toile grise. Pas d'endroit pour cacher des affaires personneíles, les cahiers et les stylos sembla-bíes, les poches étroites servant ä planquer les mégots. le me trouvais ainsi, pour la premiere fois, dans un monde auquel jetais depuis longtemps adapté. Mainte-nant cetaient les autres qui étaient mal prís, ceux qui n'avaient pas le mimétisme nécessaíre pour se con-fondre avec la grisaille, et qui montraient grotesquement ieurs plumes face aux agresseurs. En les observant, je pouvais comprendre quelque chose de leur souffrance, mais sans Sympathie ni désir de m'en approcher. Les coups recus dans le passé payaient désormais leurs divi-dendes; c'était au tour des autres de faire leur carapace. L'anonymat de la masse et la Stereotypie de ía routine avaient ľeffet étrange ďélargir la voüte cranienne. LE PAVILLON DES MIROIRS 173 Ceci se traduisait chez la plupart de mes camarades par un ennui profond, qu'iis cherchaient en vain ä com-battre par ľívresse des exploits locomoteurs. £a courait partout, ca jouait au football, ca se battait ä n'en plus finir. Je faisais comme les autres, par pur besoin animal detirer mes muscles aprěs les longues heures de cíasse. H ne metait pas difficile ďapprendre et, avec ľénorme quantité de temps consacrée aux etudes, presque tous réussissaient ä suivre le ryíhme. Seul íe réve coupait lepaisseur de ľennui, les moins doués pour la fantaisíe devant subir ľendormissement jour aprés jour comme une lourde punítion. Méme les courses, les jeux et les bagarres devenaient répétitifs íorsqu'ils n'étaient pas ap-puyés de ľintérieur par une fantaisíe quelconque. Peu de semaines aprěs le debut des classes, une fois la nou-veauté tarie, plusieurs déambulaient déjä comme des zombis, en répétant les mémes gestes ou en s'endor-mant dans les coins. Pour sauver la foule de ľapathie, il y avait le cinéma deux fois par semaine. Les films étaient choisis avec le souci de plaire aux professeurs et ä leurs families: toute la gamme des productions américaines et européennes ďavant et ďaprěs-guerre, des films noirs pour la plupart, sans censure et trěs stimulants pour nos tetes d'enfants. Une semaine aprěs lautre, píongé dans ľobscurité, je faisais connaissance avec des personnages de l'Alle-magne occupée, des faussaires, agents secrets ou equipages en lutte contre les sous-marins. Trěs souvent aussi des histoires de prisons, et nous nous transportions avec grand plaisir vers Sing Sing, Alcatraz ou San Quentin. Des femmes grandioses ä profusion: Bergman, Crawford, Dietrich, Garbo, cigarette aux iěvres et furnée en spirales suivant les cheveux qui tombaient sur la moitié du visage. Je sortais des projections en etat de grace. Comme 174 iE PAVILLON DES MIROIRS d'autres copains qui avaient les yeux brillants et l'air sérieux, je n etais plus moi-méme, mais bien un detenu qui complotaií, un trafiquant qui échappait au cercle des agents américains. J'allais chercher refuge au-delä du terrain de football en attendant la siréne du couvre-feu, enroulé dans ma cape, entiěrement absorbé dans mes pensées. Dans le noir, ľair frais, la cigarette passée de main en main, je revivais le film ä ma maniere, en le modifiant pour que ce soit plus parfait. Le college deve-nait un pénitencier, les arbres se changeaíent en ruines de Hambourg, les copains au loin arboraient les pyjamas rayés des detenus ou les cirés des sbires. Bogart échangeait son role avec le méchant du film, et les com-missaires du peuple en vestes de cuir prenaient leur revanche dahs ma tete, en partant avec les belles femmes. Les fiiies qui habitaient mes souvenirs apparaissaient alors ä mes côtés pour m'accompagner pármi les ruines et pour m'offrir des cigarettes achetées au marché noir, Aucun souci de la realite n'était nécessaire dans ces nuits de solitude. J'allais ensuiíe me coucher, en luttant contre le sommeil pour profiter encore de mes réves éveillés. Les centaines de films tout au long de ces années ďenfermement m'ont aidé ä bascuíer du reel vers le lan-gage, quel qu'il soit. Le monde prenait peu ä peu un sens iudique, détaché, et le quotidien s'ajustait pour con-tribuer ä la richesse de mon imagination. Je renforcais ainsi ma position de spectateur d'un cirque chimérique, en meme temps que je développais la capacité de regar-der mes semblables comme s'ils étaient des marionnettes. Ceci n'était ďailleurs pas trěs difficile, car la majorite se montrait incapable de profiter des ouvertures oniri-ques. A peine le film fini, ils retombaient lourdement dans le concret, courant ou improvisant des matchs de iE PA VILLON DES MIROIRS 175 foot pour passer le temps jusqu'au couvre-feu. Incapa-bles de transcender quoi que ce soit. En tout point semblables aux gens qui m'entourent aujourd'hui, aprěs toutes ces années. Le reve, c'est quelque chose que ľon ne peut ni acquérir ni abandonner, comme une marque de Cain; Íl fait des errants condamnés ä parcourir la Terre sans souffrir du moment present. II valait alors la peine de garder le bonbon que ľon nous donnait juste avant le film, cette chose si rare, en s'efforcant de ne pas succomber ä la tentation malgré les bruíssements de papier tout autour entre les doigts de ceux qui s'appré-taíent ä le déguster. Tout cet effort pour 1 echanger en-suite contre une demi-cigarette que je fumais jusqua me brüler les doigts, encens pour les rěves. Plus encore que par les films, le monde du large m'a été révélé par la lecture. Uénorme bibliothěque de ľin-ternat m'intimidait au debut: tous ces livres d'un seul coup et ne pas savoir par oü commencer! Je n'avais jamais lu un livre de ma vie. La bibliothécaíre était une vieille fille trěs maternelíe, assez jolie et génée de sa grosse poitrine quelle comprimait dans un costume boutonné jusqu'au cou. Ainsi protegee des regards, eile se permettait de nous aimer, en nous guidant sans au-cune censure vers les auteurs les plus excitants. Méme ceux qui n etaient pas trěs recommandables, dont eile parlait á voix basse, avec un éclat juvenile dans les yeux. je découvrais lä une source inépuisable de vies paralleles que je pouvais désormais essayer ä ma guise, mélanger pour en créer d'autres, ou les refaire tant que je voulais. Ce qu'on lit n'apparait heureusement pas sur le visage. C'était non seulement permis, mais encourage par les professeurs. Sauf ceux de gymnastíque, qui y voyaient un risque de deformation du caractére et un danger pour la jeunesse. Ils n'osaient cependant pas le 176 Li PAVILLON DES MIR.OIRS proclamer trěs fort, et ils n'avaient deja pas trop dem-prise sur moi. J'ai pris ďassaut les rayons avec la seule méthode possible, soit chaque auteur par ľceuvre complete, en ratissant tout ce qui était poíicier, aventures, toujours ä la recherche des plus marginaux, des plus in-solites. Le rapport ä la lecture divisařt les enfants ďune maniere plus radicale encore que tout le reste. Certains H-saient peu, mais respectaient quand méme íes livres, en se contentant des récits ŕaits par les copains. La grande majorite restait ä ľécart, confondant la lecture avec les vieiiles rengaines théoriques répétées par les professeurs durant les cours de portugais. Ceux-lä devaient ainsi vi-vre au jour le jour, combattant la mort dans 1 ame par la sueur. Sans'solitude, comme des animaux. Ils se dépen-saient physiquement, ľennui collé au corps comme un brouíllard visqueux, la tete vide, en se plaignant conti-nuelíement d'etre lä, avec la masturbation pour seul somnifěre. Ils parlaient peu, iís quétaient la solidarite pour pouvoir survivre et, souvent, offraíent ä la ronde leurs cigarettes et leurs gourmandises en échange ďun brin d'imaginatíon. II y en avait qui étaient préts ä tout pour partir de lä, ďautres qui ne cessaient de gémir tout en se conformant aux regies. Moi, j etais profondément heureux. Sans ľavouer ouveríement, bien súr, puisque c 'était quand méme une prison. J'y étais sans ľétre tout ä fait, la tete toujours ailleurs, de plus en plus enrichi par les jeux du langage. Les autres mondes, les autres vies, les autres moi comptaient davantage, comme les autres families, et plus tard les autres langues. 15 II fait froid ici ä ľinternat. Mais nous n'avons pas le droit de fermer les volets. Cest mieux pour la santé. Et ga éciaire un peu la chambre malgré la nuit. Les étoi-Jes jettent une lueur sur la montagne en faisant un pay-sage d'ombres oú les arbres paraissent crier. Tout semble mort. Notre dortoir est plongé dans une noirceur inquié-tante, avec le bruit de ceux qui ronflent, ďautres qui pleurent sous les couvertures ou qui marmonnent dans leurs reves. Mes cinq camarades de chambre sont silen-cieux, peut-étre méme trop, surtout les nuits oü je n'aí pas sommeil. Notre chambre est juste au milieu du long couloir, loin des toilettes, et je me retiens méme si j'ai trěs envie. D'ailleurs, personne n'y va durant la nuit, ici dans le dortoir des petíts. íl fait trop sombre. La nuit, les autres ont ľair de cadavres, et ils font des bruits de fan-tômes en respirant. Certains prennent des poses comme s'iis étaient estropiés, rälant par les bouches béantes; ďautres se recroquevilíent pour se protéger. On ne parle pas de ces choses durant le jour, mais lorsque vient la nuit je me souviens que je suis un enfant. Je peux regarder longtemps dehors, les yeux presque fermés au cas ou on voudrait me surprendre. Parce qu'on na pas le droit de ne pas dormir la nuit. Cest mauvais pour la santé. D'habitude, je dors bien. Mais 178 iE PAVILLON DES MIROIRS parfois le froid qui entre par la fenétre me reveille, et de mon lit den haut j'ai une vue plongeante sur le pare. £a compense pour le froid et pour la difficuité ä bien tirer les draps le matin. Ceux d'en bas ont moins de mal ä faire leur lit. Les surveillants sont trěs stricts sur ces choses, parce quil faut que les petits apprennent ä étre responsables. Surtout au debut. Les professeurs däsent que nous avons trop de mauvaises habitudes, que ce n est pas pour nos beaux yeux qu'on nous a envoyés ici. Ils disent qu'ils vont nous mater pour qu'on devienne des adultes. Cest pour ca aussi qu'ils nous obligent ä prendre des douches froides: les vrais hommes sont ca-pables de résister et de se laver merne si ca fait mal. Le froid reveille les muscles et la volonte. On a si mal qu'on a des crampes et des maux de téte, comme lors-qu'on mange une glace trop vite. Aíors touš les petits puent. Ils ne nous donnent des sous-vétements de re-change que le samedi. Certains copains peuvent passer tout le mois Sans se laver. Moi aussi j'ai peur de la douche froide; j'essaie de tricher en me lavant de temps ä autre avec une serviette. Ca ne fait pas adulte ä leurs yeux, mais c'est mieux que rien. De toute facon, ils sont menteurs, comme tous les adultes qui cherchent ä bien paraítre aux yeux des enfants. Mon frěre m'a raconté que les grands ne se laissent pas faire, qu'ils ouvrent eux-mémes ľeau chaude. íl parait que les surveillants et les professeurs préférent se baigner dans leurs baignoires, bien enfermés dans leurs appartements. Ils ont ľair ďavoir plus peur de ľeau froide que nous. Puis, ils ferment leurs fenétres pour avoir chaud la nuit, et cest la femme de menage qui fait íeur lit. Lorsque je suis ainsí tout seul, je pense aux clochards qui dorment parmi leurs sacs, entre les rats et la pisse. C'est vrai que la-bas il fait plus chaud qu'ici dans les LE PAVILLON DES MIROIRS 179 montagnes, mais tout de měme. Ils sont courageux, les clochards. Quand je ferme íes yeux, personne ne peut voir ce que je pense. Je suis seulement un des petits. L'important, c'est de me taire, parce qu'ainsi ils me foutent la paix. Je trouve trěs bien d'etre ici. Mais je ne le dis pas, pour ne pas attirer ľattention sur moi. Et je trouve qu'on mange bien, tant qu'on veut. Les copains se plaignent et regrettent ce qu'ils mangeaient ä la mai-son. Pas moi. Jai méme un peu honte de manger avec autant ďappétit. Je ne regrette pas la vie lä-bas, bien au contraire. Mais depuis que je suis arrive ici, je pense souvent ä ce qui s'est passé, ä tous les bouleversements aprěs le dé-ménagement dans le nouvel appartement. Tout parais-sait si bon, je me sentais si libre. Plus question de la lourdeur ni des craintes qui me serraient autrefois la gorge au point de m'empécher de respirer. Tout ce qui comptait, c etait de sortir vite du lit, ďavaler le café et de partir manger dehors le pain du petit dejeuner. Pour aller jouer. Ma mere semblait trěs affairée dans la nou-velle maison; il ne fallait pas que les enfants restent au-tour, pour déranger. Je men fichais. Mon frěre rälait toujours; il ne voulait pas sortir parce qu'il pleuvait, ou parce que les autres enfants ne sortaient pas si tot. Je le laissais 3ä et je partais avec le petit. J'avais encore peur qu'ils interdisent mes promenades, ou qu'ils me sur-veillent. Mon frěre exaspérait la mere et les tantes avec toutes ses questions. Elles finissaient par le mettre dehors, en fermant la porte ä cle pour qu'il ne puisse pas revenir. Ensuite, íl se fáchait contre moi parce qu'il ne m'avait pas trouve, et qu'il avait du rester seul. Cetait sans importance, car personne ne lui demandait de me surveiller. Et quand il racontait des mensonges ou qu'il rapportait que j'étais allé trop loin, jusqu'au bout du 180 LE PAVILLON DES MIROIRS remblai, ma měře ne réagissait pas. Maintenant eile me croyait volontiers lorsque je disais que ce n'était pas vrai, que je restais bien sage sur la petite place ä jouer dans les balancoires, que je ne traversais jamais les rues et qu'au contraire cetait lui qui voulait sans cesse me convaincre de rentrer ä la maison. Elle me croyait d'au-tant plus que j etais toujours prét ä partir, et que j'accep-tais de m'occuper du petit frěre, comme un bon garcon. Au debut, j'étais trop attiré par la rue pour m'aperce-voir que, malgré ía grandeur de notre nouvelle maison, ľespace vital setait rétľéci de facon radicale. Chez nous, la porte restait fermée, et ma mere nous avait bien aver-tis de ne pas sonner, car eile ne serait pas la. Mais mon frěre savait quelle était lä, et il s'amusait ä sonner ä la porte. íl se'sentait exclu, revolte contre tous les change-ments. II montait et remontait ä tout propos; je le per-dais de vue en poursuívant mes promenades. Le petit et moi, on fouillait dans les caísses vides de la cour, puis on aliait vers la mer regarder les pécheurs, et le temps passait. Cest vrai que parfois 1'ennui nous gagnait, comme lorsqu'il pleuvait et qu'il fallait resier sous les auvents. On jouait aux échecs, mais le petit nest pas bon et íl n'aime pas perdre. Quand venait le temps d'al-ler ä ľécole, c'était plus facile puisqu'on ne rentrait que le soir. Sinon, nous pouvions revenir pour le repas de midi, mais il fallait attendre dans la petite piece atte-nante ä la cuisine, manger vite et repartir. Les portes du salon et des chambres restaíent fermées. Ma mere disait quelle avait de la visitě ou qu'il ne fallait pas salir; puis eile a cessé de nous donner des explications. Puis, il y a une bonne qui est apparue dans le decor pour aider ma mere, Belinha. Cest une mulátresse trěs jolie, qui se maquille et qui est trěs soignee- Eile n'esí pas méchante, non, mais eile nous regarde de haut, LE PA VILLON DES MiROSRS 181 comme si noire presence la dérangeait. Pepuis que Lili était revenue chez nous - le mariage avec le chauffeur n'a dure que- quelques mois -, eile restait souvent ä la cuisine pour fumer une cigarette et nous tenir compa-gnie. Puis eile repartait au salon en fermant la porte. On sonnait ä ľentrée, et il nous fallait attendre, ou sortir vite par la porte de derriěre. Chaque fois qu'on sonnait, cetait le tumulte, et les visiteurs paraissaient de plus en plus nombreux. Comme d'habitude, je me contentais de regarder, sans poser de questions; j'attendais. Tot ou tard, je fini-rais par comprendre pourquoi Belinha ramenait tout ce linge sale des chambres et ľempilait dans le réduit. Laver des draps et des serviettes était devenu une mánie chez nous; eile les changeait sans cesse, merne tard le soir, avant ľarrivée de mon pere. D'ailleurs depuis le dé~ ménagement, il n'était presque plus ä la maison; il tra-vaillait davantage lui aussi, méme la nuit, et il attendait toujours la fin de ľagitation pour se montrer. La nuit et le dimanche, nous pouvions circuler librement dans tout ľappartement, mais ľhabitude de sortir était deve-nue si forte que nous faisíons comme si la porte était encore fermée. Finies les promenades du dimanche avec mon pere. Nous étions devenus comme les boules de biliard lorsque le premier joueur ouvre la partie en cas-sant le tas. Chacun de son côté, sans devoir donner ďex-plications. Le malaise de mon frěre était de plus en plus evident. Moi aussi, je sentaís qu'il ne fallait pas que les copains viennent chez nous. Mon frěre inventait les mémes excuses: que ma mere ne voulait pas, ou quelle travaillait, quelle devait coudre pour les clientes, n'importe quoi; íe but, cetait de ne pas attirer ľattention. Lorsque Domicio racontait des histoires de couples et de putes dans son 182 iE PAVILLON DES M1R01RS immeuble, ca ressemblait étrangement ä ce qui se pas-sait chez nous. Jusqu'au jour de ľaccident du petit. Un accident bete, une coupure de rien du tout avec le couvercle dune boite de conserve alors que nous jouions ä faire des rivieres dans la boue. La blessure saignait beaucoup, le petit était íivide, les passants sen sont mélés, sa main a été enroulée dans une chemise, il fallait le faire soigner. Je pensais que ma mere n'était pas ä la maison, mais mon frěre est quand méme monté la chercher, et eile est partie avec le blessé ä ľhôpital. Dans ľénervement, mon frěre ma confié que toutes ces histoires netaient pas vraies, quelle était tout le temps ä la maison et que cetait nous quelle ne voulait pas voir. Nous sommes re-montés touš les'deux. Leternelle cuisine. Belinha nous a dit qu'on devait rester assis et bien sages ä cause de ľaccident, que ma mere allait se facher parce qu'on avait laissé le petit sans surveillance. Les amies de ma mere, en visíte au salon, sont alors venues nous voir pour de-mander des details sur la blessure. Trois jolies femmes, jeunes, maquillées comme Belinha, gentilles, et habillées trěs légěrement ä cause de la chaleur: robes de chambre, chemises de nuit, pieds nus dans les savates. Lili aussi semblait avoir chaud. Le regard un peu fatigue, elles fu-maient avec des poses lascives. Mon frěre est reste muet, boudeur, sans aucun égard pour íeur gentillesse. Puis, comme il voulait alier dans la chambre et que Lili ľ en empéchait, il s'est mis ä crier contre les femmes. Je ne saisissais pas bien ce qu'il voulait dire, mais cela a mis Lili dans une veritable fureur. Elle lui répondait que cetait du travail, pour nous, et qu'elle-méme travaillait fort pour preparer le bain des clients qui venaient chez nous se rafraľchir durant la journée. Quelque chose comme ca, pour expliquer que ma mere tenait une If PAVILLON DES MIROIRS 183 í maison de bains». Avec la chaleur qu'il faisait, les gens payaient pour venir prendre une douche durant les escapades du travail. Ou ils habitaient trop loin, je ne me souviens plus. Qa avait Fair coherent; ca pouvait méme expliquer la presence de ces belles femmes presque dés-habillées qui attendaient sürement pour aller se dou-cher. Mais mon frěre ne marchait pas. II s'est mis ä crier que Lili était une pute comme les autres, et quelle rece-vait des hommes sur son lit ä lui! Ca alors ! La bagarre a éclaté, féroce, Lili cherchant ä le griffer pendant que les femmes s'enfermaient dans le salon. Heureusement qu'on sonnaít ä la porte. Lili est partie et nous en avons profite pour nous échapper, car méme Belinha avait ľaír de vouloir nous tuer. Mon frěre avait peut-étre dit quelle était pute, eile aussi. Je sentais que c'était du sérieux, que cette bagarre allait se retourner contre nous. Mais la curiosité m'exci-tait. II a fallu faire píusíeurs fois le tour du páté de mai-sons avant que mon frěre se calme pour tout m'expli-quer. Et quelle explication! Une seule question restait en suspens: est-ce que ma mere le faisait aussi? II ne le savait pas. Elle a l'air d'etre un peu trop vieille pour faire la pute, surtout en comparaison de celieš qui étaient la. Kimporte qui aurait choisi une des jeunes femmes, ou Belinha, méme Lili ä la rigueur. Mais on ne sait jamais. Pomicio, qui s'y connaít en putes, raconte que certaines vieilles sont trěs vicieuses et qu'eiles attirent encore pas mal de clients ä cause de leur savoir-faire. Nous avions eu peur pour rien. Le soir, tout était tranquille, et ľaccident du petit n'a pas eu de suites. Comme si rien ne setait passé. L'ambiance était quand méme lourde, parce que chacun savait que l'autre savait. Sauf que ma mere s'est mise ä parier plus ouvertement des clients, des bains, du linge sale et de la nécessité 184 iE PAVILLON DES MIR01RS d'etre discrets. Elle gagnait ainsi, d'une certaine maniere, notre complicité. Méme mon frěre ne räiait plus. Nous n'avions pas envie ďentendre ses explications, et eile n'avait plus besoin de tout cacher. Les baigneuses nous soní devenues familiěres, celieš de la journée de ľaccident et ďautres encore. Parfois, elles attendaient avec nous ä la cuisine lorsque les clients venaient déjä escortés de leurs propres compa-gnes de douche. Des filles en general trěs gentilles, sou-vent negligees dans le boutonnage, sans les airs supé-rieurs de Belinha, et qui paraissaient s'ennuyer autant que nous. Leur ressemblance avec les tantes était frappante. Non pas tant les visages, car je les trouvais plus joiies, moins méchantes, mais les poses, la maniere de fumer, íes regards de côté sans tourner la téte, ou encore les noms sophistiqués aux saveurs de photoromans. Elles sen foutaient quand mon regard était surpris ia ou il ne fallait pas, et elles me passaient des cigarettes comme si j etais un copain. Puis nous avons fini par en-trevoir quelques clients dans le va-et-vient des portes et des filles. Parfois, en insistant, nous pouvions aller cher-cher des choses dans notre chambre, entre deux clients. Ou bien tout était range, les draps propres, nos lits rap-prochés, la lumiěre tamisée, ou bien cetait le péle-méle des odeurs de transpiration, des serviettes froissées, de la chaleur humide comme durant les siestes que je faisais quand j'étais petit. Je ressortais un peu dégouté et plus curieux encore, regardant ensuite les filles avec un inté-rět tout ä fait singuiier. Comme si tout dun coup, j etais en train de me transformer, ďaimer les filles d'une autre facon, presque comme j'aimais la Vierge Marie et sainte Rita. Ces souvenirs me dérangent souvent la nuit, depuis que je suis ici ä l'internat. Je pense aux filles de la rue, si iE PAVILLON DES MIROIKS 185 orgueilleuses et qui n'ont jamais voulu jouer avec nous. Mais lorsque le froid m'empéche de dormir, alors elles se mettent ä faire des poses dans ma téte, croisent leurs jambes et me regardent de côté comme si nous étions eri train ďattendre dans la cuisine. La vie a continue, aprěs ľaccident du petit, presque comme eile étaíí avant. Mais la rue, les promenades au remblai et la cour ä déchets ne me donnaient plus autant de plaisir. II y avait comme un danger dans ľair, une crainte continuelle que les autres le sachent. Parce que, mon frěre et moi, nous avions beau nous taire, faire comme si de rien n'était, si ca venait ä sebruiter je de-viendrais fils de pute... Les histoires de Domício aussi devenaient moins drôíes. Et nous évitions de croiser Paulo, le concierge de notre immeuble, car il était de plus en plus copain avec Lili. II ne pouvait pas ignorer oü allaient tous ces gens. Quant ä mon pere, j'évitais carrément de le regarder, et j'avais le sentiment qu'il en faisait autant. Je préfěre ne pas penser au role qu'il joue dans toute cette histoire, et j'ai peur qu'un jour il se decide ä me raconter lui aussi des histoires de maison de bains. En ce sens, mon depart pour l'internat a été un soula-gement. Ici, les professeurs sont trěs différents, générale-ment irritables et toujours prets ä se venger. II ne faut pas se faire remarquer. Les plus ridicules sont ceux qui enseignent les langues parce que ce sont ďanciens cures qui ne savent pas encore cacher leurs maniěres quand iís s'énervent. Mais ici, on n'est pas puni ä cause de la reverie, seulement si on derange le prof en posant des questions idiotes. Quelques-uns ďentre eux sont méme trěs jaloux de leur matiěre, et ils peuvent devenir méchants si un élěve répond á une question qu'ils jugent difficile. Alors il faut hésiter beaucoup avant de 18ó If PAVILLON DES MIROIRS répondre ou ne répondre qua moitié. íl parait que cest bon pour former la jeunesse au respect, comme la douche froide. Avec les profs de gym, c'est encore different, peut-étre parce qu'ils haissent ďautres types d'enfants. lis repěrent ceux qui ont le corps fragile, ou trop gros, pour ensuite les persécuter en s'attirant la Sympathie du reste de la classe. Le football est le seul sport qui compte ä leurs yeux, le seul qui forme les hommes. Comme je suis gardien de but, je me fais discret, car ils se méŕient des solitaires. Cest ľesprit ďéquipe qui doit compter. En realite, ce n'est que de la paresse de leur part. Pour le foot ils n'ont pas besoin d'etre la. II leur suffit de nous passer le ballon et, qu'il pleuve ou pas, ils ont la paix, Olavo, par exemple, s'enferme dans son bureau et ne veut pas étre derange. II est brícoleur, passionné de constructions avec des coquillages et des cailloux. II a appris ä les faire pendant la guerre, ou il était surveillant dans une prison. Entre nous, on ľappelle «le geôlier». A force de ne rien faire, Olavo grossit; ca le rend aigri et il peste contre nos natures paresseuses, Je me méfie parti-culiěrement de lui parce qu'il sait que je triche; il n'aime pas que je fume et Íl s'attendait ä ce que je fasse queíque chose de mieux que simple gardien de but II n'aime pas que 1'élěve soutienne son regard, et trouve bien dom-mage que nous ne soyons pas des soldats. Ca ne sert ä rien de vouloir s'expliquer parce qu'il ne sait pas disaster; il se fache děs qu'il soupconne la moindre insubordination. Ä tout coup, il faut reconnaitre qu'on a tort. II aime que le repentir soit sincere. Quelques copains sont devenus des spécialístes du repentir sincere, et Olavo est bien content d'eux. Surtout s'ils aiment le foot. On passe la majeure partie du temps ä étudier. Mais s'il n'y a pas de chahut, les profs nous foutent la paix. If PAVILLON DES MIROIRS 187 Quelques-uns sont de vraies mauviettes, et ils ont peur de nous; comme Xavier qui sait qu'on raconte des co-chonneries au prétre sourd durant la confession, mais ne dit rien. Méme la foís oü Palhares s'est masturbé en classe pour tenir un pari, Xavier a fait comme s'ü ne le voyait pas, de peur de devoir prendre position. Palhares s'est arrété im média tem ent, bien sür, et il a perdu le pari ä cause de l'inhibition. Xavier est alors devenu tout rouge, et il a bafouillé jusqu a la fin de son cours, mais il na rien fait. Le samedi, les cours h'ntssent ä midi, et le temps ne passe pas vite jusqu'au dimanche. Méme la bibliothěque est fermée. II y en a qui dorment toute la journée dans un coin en attendant l'ouverture des dortoirs. L'am-biance est lourde et beaucoup de bagarres ont lieu sans aucun motif. L'ennui pousse les éléves ä se provoquer, les coups partent sans qu'on le veuille, surtout les jours de pluie. Les souliers ne sont pas étanches, on a froid et envie de bouger, ia lumiěre est grise. On sort quand méme et on revient plein de boue. On finit malgré soi par avoir envie de se battre. Parfois deux bons copains se sautent dessus, se cassent la gueule tout en le regret-tant, car bien souvent ils n'arrivent méme plus ä se souvenir de ce qui a motive la bagarre. Mais quand la ba-garre éclate, il est impossible de ľarréter, de faire la paix, de s'excuser. C'est trop tard. Celui qui recule recoit une raclée; et puis les autres ne le respectent plus, et il n'a pas fini de se faire provoquer. Alors on prend paríi, les copains nous poussent á ne pas nous laisser faire, ils ex-citent les adversaires en fermant le cercle pour voir le spectacle. Par moments, c'est plus fort que moi, et il arrive que je me batte plus souvent qua mon tour. Mon frěre aussi me pousse lorsque ses copains me provo-quent; comme je suis grand, méme les plus vieux sen 188 iE PA VÍLLON DES MÍROIRS prennent á moi, et il faut que je me défende. D'autres fois, ce sont des trues bétes, comme quand je refuse ď aller jouer parce que je suis en train de lire. Ou encore quand je fais un bon arret et qu'íls crient au penalty seulement parce que j'ai du pousser un peu quelques joueurs pour arréter le ballon... Les plus petits ne se font jamais provoquer et leur vie est plus facile. Aprěs chaque bagarre, je me promets ne plus m'énerver ä ľavenir, de ne plus répondre. Mais je m'oublie. Si quel-qu'un a le malheur de prononcer le maudit «fiís de pute», lä je ne me contrôle plus, Íl faut qu'il encaisse. Méme s'il est plus fort, que je vais recevoir une volée, je lui saute dessus. D'autres vont parlementer longtemps, s'insulter, en tolerant plusieurs «fits de pute» avant de passer aux mains. Pas moi. Ii y a des élěves qui sont carrément fous. Je ne parle pas des épileptiques, qui font des crises effrayantes, mais qui sont de bons copains lorsqu'ils reviennent ä la vie. Je pense aux vrais fous. Mucio en est un. H avait i'air bien normal au debut, quand on ne savait pas encore que cetait le frěre de Toninho. Toninho est un excellent camarade, trěs bon en classe, gentii, et le meilleur de iequipe de foot. Mais il est mulätre; et on n'avait pas du tout fait le rapport avec Mucio qui est blond. II n'y avait que les profs qui étaient au courant. Mucio est renfro-gné, peureux, Ü pleure quand il a envie ďaller aux toilettes et que le prof le fait attendre. Ses notes ne sont pas mauvaises, mais Toninho le bat toujours. Un jour, Ibsen, le chef des profs, qui est trěs malin, a demandé ä Mucio si lui et son frěre avaient le méme pere. Rien que pour emmerder Mucio. Alors tout le monde a su. Ca n'a pas du tout derange Toninho, ou bien il n'a rien laissé voir, ce qui est encore mieux. Mais depuis ce jour, Mucio fait des crises en classe: il crie, il vomit et il fait semblant de LE PAVILLON DES MIROIRS 189 sevanouir. Et ca n'arréte plus, fl a fallu que les parents viennent le voir. Toninho a été transfere dans une autre classe, mais ca n'a rien change. Mucio fait le vide autour de lui, surtout que maintenant il a le droit de recevoir des gäteaux envoyés par ses parents, et qu'il a peur de devoir les partager. II les avale presque sans mácher pour éviter íe regard des copains; puis il vomit en pleine classe et fait mine de perdre connaissance en imitant les épileptiques. On sait qu'il joue ía comédie. Une fois, Campos, qui est gardien de but dans Iequipe des profes-seurs, lui a applique une gifle retentissante, histoire de le réveiller de ses vapeurs. L'effet a été immédiat, Si cetait de lepilepsie, ca n'aurait pas marché. Mucio est malheu-reux, ca se voit, mais dune maniere qui n'attire pas la pi-tie. II cherche aussi ä tirer avantage de ses crises, et en profite pour frapper les autres: si on réagit, il sevanouit. Alors on doit cogner vite, avant qu'il tombe. Quand il fait beau, j'oublie les bagarres et la haine. Les autres aussi sont plus calmes. On peut aller partout; íe terrain est immense, isolé dans les montagnes. Jaime bien suivre en amont un petit cours d'eau qui descend des rochers ä travers la forét. Cest une rigole sale qui s etale en lacs et en marécages lorsqu'il a trop plu. II y a plein de tétards dans ces fiaques, parfois méme des serpents trěs jobs, émaillés de rouge et jaune. Je cons-truis des barrages et je fais la chasse aux crapauds. Dans la forét, íl y a des grottes formées par ďancíens éboule-ments, oů on peut descendre en imaginant des choses formidables. Je reviens de ces promenades avec un ap-pétiť du tonnerre, et il est rare qu'il reste quoi que ce soit sur la table. On est toujours tellement affamés qu'au debut certains arrivaient en courant et cracbaient sur les haricots, dans ľespoir de dégoúter íes autres et de pou-voir alors tout manger. Puis les huit élěves de chaque 190 I.E PAVILLON DES MIROIRS table ont pris l'habitude de cracher en méme temps dans les soupiěres, pour qu'on soit quitte et que tout le monde mange. Aiors ca ne servait plus ä rien et les era-chats ont cessé. La cuisine est un monde ä part dont on nous interdit ľaccés de peur qu'on pille tout. Les cuisiniers sont tou-jours de bonne humeur et, si nous ne sommes pas trop nombreux, ils nous distribuent ce qui reste durant 1'aprěs-midi. Le samedi, on peut aussi se divertir en regardant Ponciano tuer les poules pour le repas du di-manche. Cest le plus costaud des cuisiniers, et il aime donner le spectacle aux élěves. II suffit de ne pas faire trop de bruit, car les profs n'aiment pas trop qu'on s'inté-resse ä ca. Ponciano roule les yeux et fait des mimiques á mesure qu'il prend de la vitesse pour achever la cen-taine de poules. Sa facon de faire est trěs impression-nante. II plonge la main dans la cage pour attraper une poule, puis il la coince sous son aisselle gauche, comme une carabine. Dun coup sec-de la main droite il lui ar-rache la těte. Le corps part ďun côté, la téte de lautre, et déjä sa main cherche ä nouveau dans la cage, automati-quement. Des gestes rapides et bien enchaínés, qu'il repete soigneusement jusqu'ä ce que toutes les cages soíent vides. Cest quelque chose ä voir! Nous restons jusqu'ä la fin, impressionnés par les couleurs de plus en plus éclatantes ä mesure que le carnage se poursuit: des giclées rouges en avant, des giclées verdätres en arriěre. le tout parsemé de plumes collées sur le torse noir du cuisinier. II a ľair d'un Indien derriěre son large sourire aux dents blanches. La piscine est un vivier ä crapauds. Ca fait des an-nées que l'eau n'a pas été changée. Ľeau de la pluie s'est mélangée avec la boue qui coule des rochers, tapissant le fond d'une masse brune d'oü montent des algues un ĹE PAVILLON DES MIROIRS 191 peu sinistres. Les carreaux sont recouverts de vegetations gluantes aux reflets huileux qui se confondent avec les Serpentins gélatineux des ceufs de crapauds et les myriades de tétards. De gros crapauds morts flottent ä la surface lorsque le niveau d'eau est trop bas, parce qu'ils n'arrivent plus ä sauter et meurent noyés. Ou bien il s'agit des victimes de nos expeditions de chasse qui remontent ä la surface le lendemain. Le samedi aprěs-midi, il y a toujours des élěves autour de la piscine, armes de pierres et de batons pour guetter le gibier am-phibien. De temps ä autre il se passe quelque chose ďinsolite pour rompre la routine. Comme lorsque la mere de Lauro s'est suicidée. Lauro était un gars oběse, dégoutant, avec une face de pore, et personne ne le respeetait. Sa mauvaise reputation venait en partie de sa mere, qui l'embrassait comme un bébé lorsque nous prenions le train pour revenir au college. Cetait une femme grosse et criarde, qui cherchait ä bavarder avec les autres élěves et avec les parents, en demandant protection pour son fits et racontant sa vie ä qui voulait l'entendre. Elle dísait tout haut quelle était une femme du monde, avec beau-coup de connaissances pármi les politiciens et les artistes de la radio, et eile ajouíait souvent quelle buvait comme une rate. Pourquoi une rate, on ne l'a jamais su. Cest ainsi qu'on a commence ä appeler Lauro «la rate-soule», ou simplement «la rate», II avait honte de sa mere, mais il cherchait quand méme ä la défendre. Un gars sans aucune importance. Et voilä qu'un jour, il est devenu le centre de l'attention parce que sa mere était morte. Lorsqu'il a appris la nouvelle, on était tous contents pour lui, et on a decide que, dorénavant, il serait «la rate-crevée *. II était un peu hébété, et il s'est mis ä raconter qui! savait quelle allait se tuer, qu'il s'attendait 192 LE PAVILLON DES MIROÍRS méme ä apprendre sa mort ďun jour ä lautre car eile lui avait écrit une lettre d'adieu. Les profs ne voulaient pas le laisser seul, de peur qu'ü ne se tue ä son tour. Au groupe de copains qui ľentouraíent pour ľaider ä faire sa valise, Ü révélait des details intimes scabreux, qui ren-daient ce suicide encore moins regrettable. Mais il ne s'arrétait pas, il fallait qu'il raconte encore, et encore. Méme les profs restaient bouche bée face ä ce que la rate avait jusqu'alors cache. Les copains essayaient de lui faire comprendre que cetait mieux ainsi, quelle ne ľembéterait plus, qu'il n'aurait plus besoin d'avoir honte. Mais en vain. II est parti ía journée méme et n'est plus revenu. Les commentaires et les hypotheses ont dure quelques jours, chacun pensant secrětement ä sa propre mere ou aux avantages que lui procurerait le suicide de ses parents. Je me suis mis ä la place de la rate pour imaginer comment je réagirais ä une pareille nouvelle, me demandant si mon frěre se mettrait ä dire des con-neries. Mais mon seul souei était de savoir si je serais oblige de quitter ľinternat. Ľémotion s'est estompée as-sez vite, et déjä le dimanche suivant la chapelle était vide parce que les profs avaient dit que la messe serait en souvenir de la rate-soüle. Parfois les professeurs décident de faire un couloir polonais pour punir un élěve ďune faute grave, ou sim-plement pour mettre un peu d'ambiance. Si le fautif se laisse faire, son délit est pardonné. Mais ce n'est pas..... drôle. lis choisissent vingt autres élěves, tous ä peu pres de la taille du coupable, qu'ils font se mettre en deux rangées face ä face. Le gars doit alors passer au pas entre les deux rangées pendant que les autres lui tapent des-sus, aussi fort qu'Üs peuvent. S'il essaie de courir, c'est pire, car alors on a le droit de le faire tomber et de ie co-gner par terre. Qa cause des disputes puisque ensuite il LE PAVILLON DES MIROÍRS 193 cherche ä se venger de certains de ses agresseurs, ceux qu'ü est sür de pouvoir assommer. Olavo n'aime pas le couloir polonais ä cause de son caractěre désordonné; il dit que ca fait plus peur que mal, et souvent le coupable n'est pas puni comme il se doit. II préfěre le saute-mouton, qui ne fait pas saigner et qui assure une bonne correction, tout en permettant au mouton de réfléchir entre les coups. II choisit vingt élěves lui aussi, le nom-bre vingt étant le nombre officiel des punitions, méme si dans les films les pelotons ďexécution sont formes de douze soldats seulement. Douze, c'est trop peu. Alors le mouton se penche, torse nu, en offrant son dos aux puissantes tapes des vingt executants. Ceux-ci se doi-vent de chauffer convenabiement la victime avant de sauter. Olavo aime l'ordre et la justice; il peut ainsi verifier si les tapes sont bien données, pour éviter que les copains ne fassent semblant. Á la fin, le mouton est sans le souffle. £a dure bien plus longtemps, mais děs qu'il remet sa chemise on ne voit plus les marques. C'était peut-étre la méthode qu'il utilisait dans sa prison, si efficace que tout le monde préfěre le couloir polonais. II s'y connait en punitions, Olavo, je dois l'avouer. j'ai du quelquefois passer par le couloir polonais, et c'est vrai que ca fait plus peur que mal. Tandis que les gars qui ont vécu ľexpérience du mouton passent parfois des jours entiers éloignés des autres, craintifs et silen-cieux. Quand je suis dans la bibliothěque, il n'y a ni deception ni temps mort, et ľinternat tout entier disparaít. Les couieurs sont plus belles, les gens mieux dermis, et les choses se déroulent d'une facon bien plus interessante que dans la vie. Le temps fuit. Et lorsque la siréne me fait sursauter, c'est á chaque fois comme si je sortais dun réve. Ma téte est exaítée, et il ne tíent qua moi que le 194 iE PAVILLON DES MIROIRS monde se transforme. La foule des élěves devient tout dun coup une bande de musulmans sauvages, la cour est le bazar oü gueftent les surveíllants sanguinaires qui me cherchent. Je me faufile, invisible pármi les lianes de cette jungíe épaisse, súr de moi, sentant la presence ras-surante de mon Browning sous le chandaií. Je me dissi-mule encore dans la nuit menacante, hors des murs de cette forteresse, oü complotent des groupes de trafí-quants enturbannés. Et je fume une derníere cigarette légěrement parfumée de kif avant de rentrer dans les rangs pour le dernier contrôle, avant d'etre enfermé dans une cellule humide parmí les tortures. Jusqua demain. 16 M es tableaux rappellent étrangement les inventions de mon pere et, comme lui, je m'entéte ä les faire. II avait peut-ětre lu trop de choses sur le capita-lisme américain, au lieu de faire comme Quichotte et se limiter ä la chevaíerie. Quant ä moi, děs le debut, ľidée ďexil me fascinait; mon jeu était celui de ľétranger. J'avais toujours reve de partir; mes personnages imagi-naires débordaient sans cesse la situation actuelle vers des virtuaíítés que je croyais ouvertes. La lumiěre des grands espaces nie semblait partículierement briliante parce que je ne savaís pas en decomposer les elements. Cest ainsi qu'un jour je suis parti pour de bon. En pensant maintenant ä tous ces departs, ľímage de \a cour ä déchets me revient ä la memoire. Un petit vieux aux lunettes épaisses habitait un des immeubles. Tous le savaient célébre; un silence respectueux se faisait lors-qu'il passaít de son pas calme. C'était ie poete Manuel Bandeira. On ne savait pas grand-chose de íui, sauf que cétaít quelqu'un ďimportant et qu'il avait écrit des petitions poétiques pour que la municipalitě fasse nettoyer la cour. II ľavait quaíifiée de marais immonde et de foyer ďinfection. Ses souhaits sont restés lettre morte malgré son siěge ä l'Académie des lettres. Bien plus tard, j'ai appris ä aimer sa poésie, sa familiarité avec la mort. 19Ó Le PAVILLON DES MIROIRS íl décrivait le souvenir comrae ľéveil dun enfant durant la nuit, pendant que les autres dorment profondément. Cest une image bien juste. Et si je me demande mainte-nant oü sont íes autres, la cour, 3e rembíai, mes putes et mes amours, je sais qu'ils dorment profondément. Et je suis seul. Ils ont pris racine de facon si opiniátre que 1 etranger partant en exil portait sans le savoir dans son flanc les germes ďune impossibilité absolue de se fixer. Les horizons me semblaient ouverts; Íl s'agissait simple-ment de partír de lä. J'ignorais alors que je verrais tous les nouveaux paysages ä travers le kaleidoscope du Mangue, du carnaval et des murs suintants, vert-de-gris et saumätres de la cour ä déchets. Sans intention de re-venir, je devenais done un homme de nulle part. Je n'ai jamais revu la' cour, ce n'est pas nécessaire. Elle est tout le temps avec moi-méme si les autres dorment profondément. De sa fenétre, le poete Bandeira pouvaít voir ľaéro-port, et il a écrit qu'il y puisait des lecons quotidiennes de depart. Cétait une figure de style pour parier de la mort. Mais j'étaís trop jeune pour restreindre ainsi le concept de depart. Je croyaís alors que íes embarque-ments et les envois relevaient seulement du domaine de ľespace. Le temps se réduisait pour moi au décaíage horaire. La tráme de ľexistence metait inconnue, et je suivais ses méandres en me pensant tisseur. Beaucoup de choses s etaient passées depuis mes premiers essais de dessin. Ľétudiant ďuniversité s'était transformé spontanément en militant politique, pour le simple plaisir de Taction et pour les charmes de la clandestine. Les relations de camaraderie que j'avais avec ďautres exaltés comme moi me donnaient ľimpression de sortir de ma solitude, de trouver un sens global ä la vie. Ce netait qu'un mirage. D'abord j'ai subi le choc de LE PAVILLON DES MIROIRS 197 mes illusions de progres social avec !e quotídien des mé-dioerités individuelles. La passivité naturelle des masses íaborieuses a aussi vite fait de mapprendre qu'il ne faut pas vouloir trop changer les choses, car on risque de les empirer. D'ailleurs, je me sentais déjä plus ä ľaise dans le monde des abstractions. Le concret ne me touchait que sous la forme de jouissance pour les yeux. La téte rem-plie de theories sotgneusement isolées de la vrate vie, je cachais mon écceurement sous la ferme decision de croire au progres. Et je me plaisais alors ä penser que j'étais un voyageur avec peu de bagages. Un camarade m'avait reproché d'aimer píus les masses que les individus. Mais íl avait disparu bien vite pour aller chercher refuge chez ses riches parents lorsque la police s'était mise ä nous chercher. D'autres parlaient encore de lendemains qui chantent, tout en s'occupant de leur present immédiat. J'avais si bien su couper les ponts et m'enfoncer dans la merde jusqu'au cou que mon depart semblait une nécessíté de fait ä mes propres yeux. J'y étais obiigé, et tout ä fait ravi de cette obligation. Aujourd'hui, je comprends mieux ce processus de cache-cache; ä quelques reprises, j'ai méme pu ľobserver dans le sourire complice d'autres exiles qui dissimulent des étrangers ou des bátards sous íeurs masques de bannis. L'exií n'est un dur metier que lorsqu'on vieillit; comme le metier de vivre n'est difficile que si l'on a besoin des autres pour se sentir vivant. Rien de ceía le jour de mon vrai depart. J etais impatient de sentir le décalage horaire, rassuré par tout ľespace qui se mettrait entre moi et la vie antérieure. Comme une ivresse: quelques instants ä peine aprěs le décollage, l'avion avait déjä traverse i'Atlantique. Escale ä Dakar au petit matin. Le ciel cobalt tirant sur le gris mettait en relief la savane vert chrome sous 1'air 198 iE PA VILLON DES MIROIRS lourd. Un aéroport vide qui m'a semblé particuliěrement moderně. Des gens trěs noirs, trěs longs, aux allures elegantes, raíentis, me faisaient découvrir une négritude différente de celie que j'avaís connue dans mon pays. Leurs gestes et leurs mímiques ne se laissaient pas Hre par mes yeux. Cétait ľétranger, au-dessus de t'Equateur, mais encore une simple escale que j'ai laissée derriěre moi sans trop faire attention. Rome au debut de ľaprés-midi. II faisait chaud. La iu-miěre étincelait ďune palette infinie de tons ocres que je ne connaissais pas. Méme les blancs des marbres étaient jaunätres comme íe carreíage des toilettes de mon internát. Les rues me semblaient presque vides, sans le mouvement nerveux ni ľempressement des pays tropicaux. A la pension oü je suis descendu, les gens étaient accueillants, sans toutefois cacher leur crainte que je ne puisse pas payer la note. lis me don-naient des conseils et ils avaient ľair de se soucier de ma sécurité. Ce detail m'a paru tout ä fait risible. J'étais enfín ä ľétranger, inconnu et noyé dans le flot, sans passé. La ville me semblait petite, tassée sur elle-méme comme pour protéger les marbres en ruine et les ocres qui s'effritaient. En déambulant par íes rues étroites, je ressentais une delicate fraícheur qui venait des pierres du pavé et des eaux coulant un peu partout. Pas de moisissures verdätres ni de flaques stagnantes. Dans ies recoins, ca pouvait certes sentir ľurine, mais jamais la pourriture comme chez moi. Presque pas de mouches. Ueau sale dont étaient remplíes les fontaines me parais-sait limpíde, plus attirante encore que celie ďune piscine interdíte dans une école de mon enfance. Les pieces de monnaie jetées par les groupes ďidíots améri-cains briílaient avec des accents cuivrés imitant le LE PAVILLON DES MIROIRS 199 chlore. La biěre fade m'a permis de découvrir les déli-cieux vinš blancs. Comme tout le monde, je suis allé visiter ie Vatican; et lä, pour la premiere fois de ma vie, j'ai vu des ceuvres d'art. La presence presque palpitante de la Pietä aux chairs roses m'a fait une impression par-ticuliěrement étrange. Le choc a été si fort que je suis reste depuis íors un peu amoureux de cette Vierge sensuelle sous ses draperies de marbre. Elle semblait si jeune, si éloignée de ce que je connaissais comme souf-france, quelle avait ľair de se donner au regard des pas-sants. Les petits pieds des Vierge du passé s'interpo-saient malicieusement, et je ne pouvais pas m'empécher de voir la femme dans le bloc de marbre. Comme la Marie du temps oü j'allais ä ľéglise, celle-ci paraissait étre la maítresse du Christ quelle tenait dans les bras. La měme lassitude que celle de Mars et de Vénus dans le tableau de Botticelli. Une impression sournoise, celle que la jeune femme ne faisait qu'attendre le réveil de cet homme las qui la prendrait une fois de plus, s'im-miscait entre moi et ía sculpture. Les images me bouleversaient singulierement, mais le Vatican tout entier m'a laissé une impression de foire. Toutes les Vierge et leurs cohortes de jeunes filfes me sembiaient destinées avant tout ä guider ďune main sure la priěre nocturne des garcons et des cures. Les images baroques de mon enfance, quoique moins par-faites, exprimaient ä mon avis une nature plus souf-frante, plus mystique. Ä Rome, les églises me parais-saient dépouillées, moins oppressantes avec leurs marbres polis, presque comme des halls de banques. Les mines de la ville se marient avec les églises, et j'avais continuellement le soupcon qu'il s'agissait de mines deglises. Comme si, de tout temps, les Romains avaient été catholiques, ä leur facon: sans pathétique, sans 200 ĹE PAVILLON DES MIKOIRS souffrance, sans misěre ni melange de races. Les rues étaient habítées par des gens blancs; les rares Noirs me semblaient blancs, eux aussi, ä cause de leurs habits et de leurs corps blen nourris. On aurait dit que les automobiles étaient toutes neuves, et elles s'arrétaient aux feux de circulation avec une discipline presque ma-gique. Plus merveilleux encore, elles laissaient passer les piétons! Je cherchais malgré moi 3es contrastes, je com-parais les gens et je m'étonnais sans cesse de ľallure uniforme des choses. Tout avait ľair propre, les jardins aux plans géométriques, les ruines ä leur place. Les rictus de haine, les haillons, les estropiés et les miserables faisaient défaut dans cette vilíe harmonieuse. Merne les ouvriers et les vieux avaient ľair d'etre en vacances. Je me disais qu'ií me faudrait un peu de temps pour, m'adapter, pour perdre mes ceillěres tropicales. Je m'envolai ensuite vers la France, ou j'allais vivre quelques années grace ä des bourses ďéíudes. Le thěme de ces etudes n'avait ríen ä voir avec ce que j'avais étu-dié jusqu'alors, ni avec ľart. On m'aurait donne une bourse pour étudier en administration ou en theologie que je serais parti quand méme. Je vouíais une bourse, n'importe iaqueile; ľimportant, cetait de partir au plus vite. A Paris, j'ai eu la méme impression de colonie de vacances. Ii y avait, certes, un peu plus detrangers et de peaux basanées regardant parfois la réaíité avec un air aussi étonné que le mien, ä la recherche de coins caches, de surfaces moins lisses. Ou qui riaient discrětement dune facon un peu sarcastique devant l'assurance naive des autres étudiants. Les pierres me paraissaient plus belles cependant, leur vieillesse moins entretenue, plus pierres que le stuc et plus nobles que le marbre. Mais plus encore qua Rome, ies choses étaient irréelles. Le LE PAVILLON DES MIROIRS 201 contraste entre la vie, le mouvement des rues, les vi-trines, failure des gens et ce qui attirait mon regard était frappant. Tout icí était representation symbolisée, artifice du langage: les musées pleins ďimages, les immeubles délimités par les styles, les librairies remplies de livres, les antiquaires, la conversation des gens, le verbiage des professeurs, la Seine sale dont on dísait des merveiíles, le contraste entre les mythes culinaires et le quotidien des cantines universitäres. Des indications historiques accro-chées un peu partout pour attirer le touriste, sans aucun égard ä ľhistoire concrete de chaque habitant. Des contradictions et des non-sens ä vous couper le souffle, cohabitant harmonieusement dans un discours répétítif aux mille facettes et mots ďesprit. Malgré ma comprehension du francais, je me rendais sans cesse compte de mon incapacité ä dire íes mémes choses que les autres. Les visages dans le metro, ľodeur des gens, leur quotidien, leurs gestes, grimaces et stereotypies de langage rendaient mon dépaysement chaque fois plus profond. Leur existence si pauvre était enrobée dune couche épaisse de déguisements aílégoriques, ä la facon ďun gateau sec au glacage somptueux. Le fard trop lourd des femmes de mon enfance, les masques du carnaval et les travestis me venaient ä ľesprit aux moments les moins propices. Je perdais souvent de vue ľensemble de la situation pour m'attarder sur une mimique particuliére, une tirade trahissant ľinsécurité quelle voulaít cacher, ou ďautres mondanités qui metaient étrangěres. Jetaís tout ä fait fasciné par ces couches successives d'accoutre-ments dissimulant des nudités. La réalité se dérobait, se voilait ďapparences fugaces et de vapeurs de discours. J'avais ľimpression de regarder un spectacle fantastique, une danse de spectres, et je craignais parfois, surtout dans la fatigue des longues soirees, de voir arriver le 202 iE PAVILLON DES MIROIRS moment oú les visages se déchireraient et oü tomberaient les masques visqueux, découvrant ainsi ďautres cadavres que ceux de mon enfance. En pensant ä cela, je com-prends la fascination des Francais pour le surrealisme. A Paris, je rencontrai quelques camarades partis avant moi, et déjä bien avancés dans l'art de passer inapercus en Europe. Un art complexe, auquel Sud-Américains et Africains s'adonnaíent avec empresse-ment. J'ai connu un Portugals qui vivait ä Strasbourg depuis son adolescence et qui maítrisaít comme nul autre le role de Francais. II était toujours sérieux et sur-veillait sans répit sa propre personne, comme s'ií était sur une scene. Lorsque nous étions seuís, il se détendait, souriant, heureux de parier sa langue et ďéchanger des souvenirs ä ľabri des regards indiscrets. Puis il s'ajustait de nouveau ä son double, et ľon n'aurait su dire lequeí des deux était le vrai. En observant ces pantomimes, et parfois merne ma facon maladroite de les imiter, la rupture se faisait de plus en plus profonde dans le sentiment que j'avais de mon identite. Nous discutions beaucoup du s tru crura li sme ä la mode, de ľamour des masses envers le Grand Timonier, de la revolution culturelle en Chine, des torts du révi-sionnisme, de ía forclusion du nom du pere et d'autres trues folkloriques qui paraissaient alors si essentiels. Je ne pouvais cependant pas m'empecher de lorgner les seins de mes camarades ies plus sérieuses, et mon regard vagabond captait souvent des choses qu'il ne fallait pas. Je m'efforcais de suivre le jeu théátral des autres, mais il devenaít chaque fois plus clair que mon habit d'étranger me collait ä ía peau. Mes bagages, en fait, n'étaient pas aussi légers que je ľavais vouíu au depart. J'apprenais des choses plus essentielles en regardant íes maniěres des professeurs, les étudiants parlant de iE PAVILLON DES MIROIRS 203 leur propre vie, les gestes spontanes. Je les comparais avec de multiples situations de mon passe, essayant ďimaginer comment les gens réagiraient en tel ou tel moment critique. Ces jeux imaginaires m'ont de tout temps plu davantage que les choses sérieuses. Parfois aussi mon passé revenaít ä la surface, parti culiěrement au cours des visites aux musées. Certaines peintures avaient la propríété ínsolíte de mettre en branie mes souvenirs, en déclenchant ľapparition d'images men-tales complětement éloignées du sujet de la toile. Des scenes anciennes m'assaillaient ä la sortie de ľexpo-sition, et j'étais incapable de determiner lequel des tableaux les avait sollicitées. Mais ä coup sür les peintures en étaient responsabíes. Un petit detail de la surface pouvaít aítirer mon regard de facon insistante, et se transformer aussítôt en morceau ďun souvenir éloígné. D'autres fois, le thěme lui-méme ou les personnages se transformaient dans ma tete, et je me retrouvaís ä comparer ce qui était devant moi avec les visages d'autrefois. Quelques peintres anciens savaient traquer les rides, les expressions et les intentions d'une maniere si precise, si indiscrete, que leurs ceuvres dépassaient ä mes yeux la valeur esthétique ďautres plus reconnues. Je n'arrivais pas ä déveíopper un regard purement plastique devant les tableaux, mais je gardais ce jeu pour moi, de peur de passer pour un idiot. Mon respect devant íeur pouvoir grandissait chaque jour. Cette propríété qu'avait la peinture de tourmenter mes propres souvenirs s'ajoutait au bouleversement que je ressentais devant la masse de mediations culturelles, langagiěres et mondaines tout autour. Parfois j'avais l'impression d'etre un sauvage sorti d'une realite trop concrete vers un monde surnaturel. Mais au lieu de me laisser empörter par son flot formel, comme cetait le cas 204 iE PAVILLON DES MIR01RS de certains camarades qui devenaient subiteraent struc-turalistes, lacaniens ou dandys, je me rebiffais en m'atta-chant aux rats et aux miserables de mon enfance. Mes reflexions sur la peinture auraient ďailleurs été bien dé-placées. Je confondais en outre le pur plaisir du regard avec le bavardage sur les styles, et la confusion s'accen-tuait davantage entre ce que je ressentais et ce qu'il fallait y voir. Les impressionnistes, par exemple, me lais-saient tout ä fait froid avec íeurs petites choses buco- ^ liques en forme de couvercles de boites a bonbons. Les gens s'extasiaient devant les fillettes roses de Renoir, f mais je n etais jamais rassasié des putes de Rouauít, des mulätresses de Gauguin ou des maigres expression-nistes. Peut-étre que la iumiěre des paysages m etait trop étrangěre, sans contrastes, ou encore que je trouvais leurs scenes trop ridicules, leurs villages sans tension. Je meloignais des tableaux vers la ville trop lisse, ar-tificielle comme le jeu formel des cubistes, tarabiscotée de significations qui ne me touchaient pas. Les Halles me rendaient, en plus pale, l'ambiance des marches de mon passé, mais a peine, en tons pastel souvent délavés. Certaines toiles abstraites aux significations si transcen-dantes me rappelaient parfois les tas ďordures, les fia-ques de boue séchée, la texture huileuse des větements des clocliards, le fard gravé sur les rides ou le štuc mine par ía moisissure. Toute 1'ímportance qui était donnée aux facéties des surfaces rendait en quelque sorte plus précieux mes souvenirs des textures reelles et le bour-donnement optique de la pourriture tropicaie. J'avais beau poursuivre ces traces ďévocatíon, la ri-chesse vitale se dérobait. Je demeurais en suspens, plus étranger que jamais, ä la fois sans prise sur ce monde nouveau et sans attache avec ma vie ďautrefois. Ce fut cette impression de déracinement qui m'a poussé ä ce ĹE PAVILLON DES MÍROIRS 205 travail inutile ďaccumulation ďimages peintes. Pour re-trouver la vie. Car si le souvenir a ľair detre constitué de scenes, son-mouvement propre nest en fait que ían-gage formel. II peut retracer certaines choses, en les em-prisonnant dans le filet de la syntaxe lorsquil organise en propositions le liquide du passé. Ces rares prises sont illusoires et sans vie. Les substances palpables disparais-sent dans les ellipses, les personnes se retrouvent simples pronoms, les adverbes et les adjectifs se vident de leur matiěre. Nous ne retrouvons qu'une grille et nous perdons le moelleux des tissus. Le regard en arriěre de l'homme mür est trop usé; il doií se contenter de la corde de ce qui fut étoffe, et le plus souvent fripée. 17 L e dimanche, tout le monde a trěs faim. On dévore le repas en un clin ďceil pour pouvoir partir au plus vite en ville. Ceux qui ont apporté des vétements personnels peuvent les mettre; les autres se contentent de ľuniforme. Si ľun de nous est trop sale, il doit se faire discret ou bien descendre en cachette par la forét. Les profs sont trěs fiers de notre reputation; il ne faut pas quon donne une mauvaise impression du college aux habitants de la ville. Si un gars pue et que ca ne se voie pas, d'accord. Mais si le pantalon est taché de boue, c'est la catastrophe, la retenue. II faut done rester sur ses gardes pour ne pas se faire voler son pantalon le samedi soir; des pantalons et des vestes propres, on n'en a qu'une fois par mois. La ville a ľair morte le dimanche aprěs-midi. Je my sens libre, merne si j'aboutirai inévitablement au cinema, comme les autres, aprěs avoir fait plusieurs fois le tour de la place principále. Le trottoir devant la patisserie Vienna est envahi par les nombreux mangeurs de gáteaux qui se sont faufilés dehors pour étre plus ä ľaise, pendant que la foule se comprime ä ľintérieur en mobilisant toutes les serveuses. Si j attends un peu et si je mapproche discrětement, je peux me faire offrir des morceaux de tarte, ou des gäteaux ä peine mordus dont Le PAVILLON des miroirs 207 les copains trop repus ne veulent plus. Parfois je me sens humilié, écceuré, et je repars en promenade les na-rines inondées ďodeurs de vanille, de chocolat et de fruits trop suerés. Un peu enragé aussi de voir mes copains qui se gavent, et de ne pas avoir le courage de considérer les gateaux dans la poubelle de la méme fa-con que les mégots. Le tabac est une chose sérieuse, tan-dis que les sucreries, c'est de ľenfantillage. Je me déteste alors ďaimer les enfantillages. Dans la file au cinéma, je dois encore me dominer ä cause de l'essaim de vendeurs ambulants venus tenter les enfants: du pop-corn, des cacahuětes grilíées, des caramels, des sucettes ä la mélasse et ďautres merveilles. Avec le temps, j'ai appris ä penser au plaisir que me donnent mes cigarettes, le soir, avant ďaller me coucher, et je réussis ä conserver mon argent. Dans la salle, avant que ne commence íe film, ľambiance est des plus bruyantes. Jen profite pour admirer les filíes de la ville qui se tiennent en groupes serrés. Eíles sont extitées par notre presence, mais font mine de ne pas nous remarquer: elíes paríent fort, se mettent ä rire, s'appeilent ä distance, se bousculent, nous jettent des regards méprisants et chuchotent ä n'en plus fi-nír. Je les trouve trěs jolies. Le souvenir de ces petites bouilies va me hanter durant toute la semaine. Elies vont se méler a mes aventures jusqu a se fondre en un personnage vague, au visage indéfmi, que je renouvellerai le dimanche suivant. J'éprouve une tristesse étrange en regardant les filles, une tristesse mélangée ďun soupcon de rage, lorsque je me rends compte qu'elles ne me remar-quent pas. Le tout s'accompagne d'un parfum de solitude et ressemble eurieusement ä ce que je ressens en voyant les copaíns engíoutír leurs tartes aux fruits. Ca ne fait rien. Id en ville, les films sont toujours en couleurs, et děs que les lumiěres seteignent le monde se transforme. 208 LE PAVILLON DES MIROIRS Ä la sortie du cinema, la grande place est remplie de filles et de couples qui se proměněni Jevíte d'aüer du côté de la patisserie qui déborde de clients, avec ses vi-trines ä nouveau remplies de tartes et de fruits confits. Je me sens exclu de cette abondance, et j'ai déjä fait mon plein de souvenirs. Je retourne au pensionnat en pensant seulement au souper qui nous attend. J'ai mes cigarettes et encore quelques caramels, de quoi finir le dimanche en écoutant les aventures des copains. Je sais qu'eux aussi sont un peu mélancoliques ä cause des filles; et puis ils pensent aux gáteaux mangés ä la hate, qui vont les hanter durant toute la semaine. Nous sommes tous un peu décus chaque fois que nous rentrons ä l'internat. La sortie si attendue finit toujours par ľarrivée aü dortoir, par le lundi qui s'annonce. La puanteur qui monte des toilettes est épouvantabíe, accrue par ľacidŕté des vomissures de ceux qui se sont amusés ä s'enivrer. Pourvu que le film soit bon ce soir, sinon nous allons tous nous endormir trěs tristes. Arrive finalement le jour de rentrer ä la maison. Comme la píupart des camarades, je n'ai rien ä transporter. Pas d'argent non plus. J'entame la íongue descente vers la ville en brulant mes derníers mégots. Le brouil-lard épais mouille le pavé, le rend glissant, et cette marche me reveille un peu. La gare est grise, endormie, avec des reflets verdätres filtrant des lampadaires comme ä travers les ailes dune mouche. Quelques-uns portent leurs propres vétements et se distinguent comme des étrangers parmi la foule en uniforme. Les wagons se rempíissent de gens ensommeillés, ä ľhu-meur maussade. Je ne comprends pas ía joie qu'affichent certains copains ä ľidée de revenir chez eux. Ils se réveíllent peu ä peu de la torpeur du matin, et se mettent ä raconter ce LE PAVILLON DES MIROIRS 209 qu'ils mangeront ä la maison, les sorties ä la plage, les fétes, ou encore ils parlent des filles qu'ils vont rencon-trer. Je les trouve tout ä fait déplacés. J'ai un goüt amer dans la bouche, j'ai peu dormi, et je n'ai pas mangé ä cause de ľheure matinale. D'autres sont comme moi, si-lencieux, concentres sur ie paysage, taritumes. Iís savent peut-étre eux aussi comment se passeront ces congés ridicules et ils ont hate ďen voir la fin. Maintenant les alliances se défont, les groupes se mélangent, des gars qui ne se parlent jamais se mettent ä discuter de la plage, se souvenant qu'ils habitent le méme quartier. La camaraderie s'estompe. Chacun reprend contact avec son propre monde. Si j'apercois mon frére, j evite de lui parier, car lui aussi a ľair d'avoir la bouche sěche. Derniěres salutations mornes á la gare, et nous voilá seuls, Ľanimation des rues me sembíe étrange, bruyante. Puis ľentrée de la cour, qui me paraít plus petite ä chaque retour. Notre immeuble, et enfin la table de la cuisine. Les mémes portes fermées. Ma mere sexaspěre de notre presence trop envahissante et de nos bavardages avec le petit. L'air sent ľennui; Belinha se plaint de devoir nous servir le repas. Elles ont tant de choses ä faire qu'elles finissent par nous pousser dehors. En disant qu'elles étouffent. Cest alors une trěs longue attente du vendredi au lundi matin. Je refais les mémes promenades en surveillant la porte fermée. Cest pire encore, le soir, quand mon pere arrive. Je ne sais pas quoi lui dire; il y a une géne certaine dans nos retrou-vailles, et chacun cherche ä se montrer affaire pour ne pas regarder les autres. Ma mere ne sen fait pas. Elle nous oublie méme tout ä fait lorsqu'elle demande dune facon automatique, en pensant ä autre chose, si nous nous sommes bien amuses avec les autres enfants. De la méme facon distraite, eile peut ajouter que nous 210 U PAVILLON DES MIROIRS sommes chanceux, ou ingrats, puisque ce ne sont pas touš les parents qui envoient leurs enfants dans un si bon internát. Et eile change aussitôt de sujet, sans at-tendre la réponse. Mon pere se cache derríěre son journal. Ma mere a decide une fois pour toutes que nous sommes des enfants, et cette condition nous éloigne á ses yeux, irrémédiablement, du monde des adultes. Avant, cette facon hautaine m'irritait: méprisable, avec son habitude de nous regarder sans nous voir, les idées ailleurs, sous pretexte que nous ne sommes rien ďautre que des enfants. Puis aussi le fait quelle pense que nous ne faisons que jouer; et son attitude lorsqu'elle coupe court ä toute discussion, ou encore quelle interrompt les autres pour donner des avis quelle emit trěs pertinents. Mais je m'habitue. Maintenant eile ne fait que m'agacer légěrement, sans coíěre, parce que moi aussi j'apprends ä ľexelure de mon monde. Je me surprends ä ľexami-ner comme si eile était une chose, pour repérer ses ma-niěres, pour prévoir certains de ses gestes, et a la fin je suis trěs content de ne pas lui ressembler. Jevíte de faire la méme chose avec mon pere, par une sorte de respect naturel, méme s'íl m'arríve aussi de savoir ďavance ce qu'il va dire. Je deviens comme ces serpents qui se dé-pouillent de leur peau pour grandir et qui ľabandon-nent, par terre, sans égard. Sauf que ma peau est ma famílie. Et ils restent la, sans éclat et ratatinés, identiques ä chaque visíte pendant que je continue ä changer. je ressens la méme distance envers les copains de la rue. Je ne suis plus tout ä fait dans le coup, nos souvenirs sont distincts et, encore la, j'ai l'impression qu'ils ne font que se répéter pour tuer le temps. Mes promenades sont plus solitaires encore; je prends plus de soin ä regarder les choses ou ä écouter les histoires des autres pour refaire ma provision de réves. Et j'attends mon /.£ PAVILLON DES MIROIRS 211 retour lä-bas. Je garde mes secrets et je ne me dévoile plus. Ä force de changer de peau, je deviens trěs insensible au monde extérieur. Pendant ies grandes vacances, je suis oblige de m'adapter, d'attendre, de faire comme íes autres. Je passe la plus grande partie du temps ä la plage, sur cette petite bande de sable sale au bout du remblai. Je peux nager autour de ľanse, plonger pour capturer des hippo-campes et des étoiíes de mer dont je ne saurai pas quoí faire, ou simplement m etendre au soleil pour regarder les mulätresses en maillot de bain. Le va-et-vient des chaloupes des pécheurs, les rameurs du club Boqueirao qui s'entraínent tôt le matin, ca fait passer le temps. Au bord des rochers extérieurs, la mer est trěs claire, a cause des courants du large faisant le tour des brise-lames, jus-qua ľaéroport. Bleue et transparente par temps clair, battant íes rochers couverts d'algues vert laitue qui flot-tent comme des méduses au rythme de ľeau. Par temps couvert et venteux, la mer frissonne en vert-gris sous ľécume blanche, comme si le ciel s'abaissait. Rien de trěs fantastique, mais j'en profite pour réver de navires battus par la houle, en voyages périlleux. La brise humide depose sur mes bras une poussiere fine de sel au goüt amer et aventureux. La senteur d'iode noie la puanteur des excrements melanges péle-méle aux pois-sons pourris, aux bouts de sardine, aux tétes de crevettes et aux coquilles de moules que les pécheurs abandon-nent tout le long de la ligne des rochers. Nous y revenons le soir pour regarder les couples qui font ľamour. Les mulätresses du voisinage y cher-chent des clients hätifs avant de rentrer, et les homo-sexuels pauvres s'y cachent pour leurs ébats. Si nous sommes nombreux, nous pouvons méme les déranger, en jetant des pierres et en criant «la police!*, rien que 212 iE PAVILLON DES MIROIRS pour les voir détaler en remontant leur pantalon, sau-tillant pour ne pas trébucher. Cest que la police vient souvent, en effet; les phares de íeur voiture éteints ä í'entrée de la passerelle, les policiers avancent en silence pour surprendre les gens et leur soutirer de ľargent. Souvent ils profitent aussi des femmes, sans payer. - Sors de lä, vagabond! Baisant en public! Déver-gondé! Le client doit alors déguerpir discrětement sous les cris de ľautorité établie, et il se sent soulagé de ne payer que de son argent, sans éíre embarqué. Si la femme est jolie, eile reste un peu plus, «pour interrogator». Lors-qu'elle est relächée, eile píeure tout bas, et s'en va en rajustant ses jupes, en essuyant ses cuisses, native, de peur que ďautres policiers ne surgissent pour continuer ľenquéte. Les flics ne dérangent pas les pécheurs, merne s'ils sont ä poil dans leurs bateaux en compagnie de fílles. Ceux-ci ont ľair d'etre copains avec les agents de la ronde nocturne, qui vont parfois jusqua leur rendre visitě ä bord pour prendre un verre. S'ü y a des des-centes pour saisir de la marijuana, les pécheurs sont avertis ďavance, et ils s'en vont passer ia nuit ailleurs. Souvent le matin, la voiture de police est encore lá. Soit qu'il y ait un mort trouvé par les pécheurs, soií une filie tuée par un client. Leurs histoires n'intéressent per-sonne, anonymes. Des réglements de compte, des passions perverses et n'importe quoi d'autre. Mais ces corps íargués au hasard, comme des aígues rejetées par la mer, nous changent de la routine. Le plus souvent, ce sont des noyés. Ils échouent dans notre anse, attirant les mouches et dérangeant la baignade. Et restent lä trěs longtemps, attendant que le fourgon se decide ä venir les chercher. Une fois étendus sur les pierres, ils ont un aspect étrange, impersonnel, qui draine inlassablement If PAVILLON DES MIROIRS 213 le regard sans qu'on sache pourquoi. Leur couleur sur-tout est si différente qu'ils ont ľair de poupées de cire. Aprěs le Congrěs eucharistique, le remblai est deve-nu plus interessant ä cause des enormes gradins construes pour la foule venue regarder le pape. Je n'ai pas vu grand-chose de cette féte; il y avait tant de gens que la police a du isoler le terrain, sinon les pauvres au-raient dérangé le spectacle. Les pauvres sont trěs friands de miracles. Comme il y avait une quantité enorme de cures, la population était persuadée que la Vierge allait faire au moins une petite apparition. II ne s'est rien passe. Rien que des messes ä n'en plus finir, des chants et des processions, car chaque cure vouíait ä tout prix dire sa messe ä l'un des nombreux autels. Contraire-ment ä ceux du carnaval et de la Saint-Jean, on ne vendait dans les kiosques que des images et des rosaíres. Cest bien fade, un congrěs eucharistique; ca attire sur-tout ía foule des femmes et des infirmes. Ma mere a dit que c était míeux encore que si Lourdes était venue chez nous, ou méme Fatima, parce qu'avec touš les cures étrangers ca concentrait la foi sur une méme place. Maí-gré ľabsence de la Vierge, ľendroít est done devenu en quelque sorte sanetifié. Les immenses échafaudages sont restés lä, abandon-nés, avec leurs labyrinthes internes, pourrissant au so-íeil. Sous ces gradins, nous sommes bien protégés des regards, ä ľaise pour épíer les couples qui viennent bai-ser en toute tranquillité. Plusieurs clochards y sont ins-tallés en permanence, mais c'est si grand que personne ne nous voit. Le soir, nous arrivons de bonne heure pour trouver les meilleurs postes d'observation, sous les poutres supérieures, oů nous pouvons nous accrocher comme des singes. L'attente n'est jamais longue. Nous les voyons de loin, éclairés par les iumiěres de la viíle 214 iE PAVILLON DES M1R0IRS filtrant ä travers íes trous du bois. Des mouvements rapides, dans de drôles de positions, des gémissements étouffés, des visages grimacants aux yeux fermés. Certains sont presses, craintifs, et repartent presque en courant. D'autres prennent leur temps; et il nous arrive d'avoir envie d'applaudir lorsque la reprise est immediate, l'homme étant capable de recommencer aussitôt malgré ses genoux tremblants. II y a merne des femmes qui arrivent avec deux clients ä la fois, se les faisant ľun aprěs ľautre sans sourciller. Nous restons silencieux. Sauf si ľhomme est géne, s'il n'arrive ä rien et si la femme doit ľaider. La nos rires nous trahissent. II nous faut parfois partir en courant si le gars decide de se ven-ger de notre indiscretion. Mais, le plus souvent, cest le client qui se sauve en entraínant la femme, parce qu'ií ne saít pas combien nous sommes. Une fois, c'a été le viol ďune jeune Noire, un peu loin, dans la pénombre. Deux gars soní venus se planquer sous les gradins. Qa avait 1'air ďune histoire ďho-mosexuels, mais ils ne faisaient qu'attendre. Puis un couple est arrive ä son tour. Ľhomme tirait la füle avec autorite, pour la convaincre. Peut-étre quelle voulait seuíement l'embrasser, se laisser un peu caresser; mais arrivée la, si loin, eile a du se laisser faire. II ľa prise pendant un bon moment, sans bruit ni rien, comme font les amoureux. Ensuite, ií a donne le signal aux deux autres en allumant une cigarette. La fiíle se débat-tait, sanglotait, implorait, mais en vain. Son copain aidait ä la tenir. Aprěs avoir recu quelques coups, eile s'est tue. Méme en suppliant le petit Jesus, eile a du leur céder, Les trois gars l'ont gardée longtemps, se relayant pour aller pisser et fumer, pendant que les autres revenaient ä la charge. Nous sommes restés figés dans nos per-choirs, ia bouche sěche, un peu dégoútés et sans savoir Le pavilion des miroirs 215 quoi faire, comme lorsque nous regardons ä distance les interrogators des policiers. Quelqu'un a eu ľidée d'aller avertir les pěcheurs, mais on n'osait pas bouger. Et puis la filie risquait d'etre violée par d'autres encore, s'ils la trouvaient lä, déjä inerte. Devant íes choses sérieuses, nous redevenons des enfants et notre courage disparaít. Us l'ont enfin tirée hors des gradins, par les bras, en tral-nant ses jambes sur le sable, comme une morte. lis l'ont secouée. En fumant tranquillement, ils ont attendu quelle se íěve. Elle a fíni par obéir. Péníblement, eile s'est mise ä marcher, titubante, ies mains pressant son ventre, un peu en arriěre des trois homines. Ils seloi-gnaient vers les lumiě-res de la ville, au-delä de la croix qui surplombe les échafaudages. Nous sommes rentrés ä notre tour, mal ä ľaise, sans savoir au juste si nous étions du côté des gars ou du côté de la fille. Nos rares congés de fin de semaine passent ä peu pres vite, mais les vacances sont interminables. La repetition identique des choses devíent si écrasante que méme les copains de la rue ne savent plus quoi faire. Puis, le jeu de mon pere est trop evident, et j'ai honte pour lui. Notre presence devient intolerable pour touš ä la mai-son; les bagarres se multiplient, les menaces, les crises de toutes sortes. En particulier pendant les journées trěs chargées, lorsque les clients doivent méme passer par la cuisine pour laisser la place ä d'autres. Ceux qui arrivent n'aiment pas voir ceux qui partent, car les filles sont les mémes; quelques-uns n'aiment pas étre vus, ca leur coupe la fringale. Le pire, c'est que les filles m'intéressent de plus en plus, et ma mere n'aime pas ľinsolence. II nous faut vider les líeux děs le matin, pour aller jouer et, si possible, ne pas montrer le nez de toute la journée. Le petit est docile, Íl sait ce qu'il faut faire. Le grand frere fait des histoíres pour ía forme, le salaud. II a 21ó LE PAVILLON DES MIROIRS conclu une sorte de marché avec ma mere. Elle n'est pas bete. II remonte seul une fois par semaine, trěs discrěte-ment et un peu fache de nos sourires, !es jours plus calmes, lorsque les filles ont du temps libre. Rien que pour faire la conversation, qu'il dit, rien d'autre. Le vei-nard! Je me tais. Je ne suis pas dans le coup, trop jeune. Surtout, je ne sais pas comment il est arrive ä aborder le sujet avec ma mere. Peut-étre que c'est eile qui lui a offer* de coucher avec les filles, pour qu'il la laisse tran-quille. Et ca m'étonnerait quelle me propose la méme chose. Mon frěre est menteur; ca ne sert ä rien de lui de-mander comment ca s'est passé. II répond que c'est la Zuleyca - une fille jolie, raffinée comme une riche et toujours bien habillée ~-, qui le lui a propose, quelle est amoureuse' de lui. II ne raconte jamais les details, mais je sais qu'il ment. C'est vrai qu'il couche avec eile, mais de lá ä dire qu'elle est amoureuse de lui, il y a une marge. Je suis sür que c'est une combine de ma mere, mais comment en profiter? Je trouve assez genante ľidée de marchander avec eile, et je fais comme si de rien n'était en attendant qu'une occasion se présente. Aprěs tout, les filles sont beaucoup plus belles que íes mulätresses du remblai... ca donne des idées. Une fois, mon frěre était sur le point de tout me raconter parce qu'il n'a personne d'autre ä qui en parier. Mais j'ai tout gäché par pur dépit. Je lui ai fait remarquer ä quel point íl était devenu docile, maintenant que ma mere lui fait profiter de la marchandise. íl s'est fäché, et j'ai cru perce-voir qu'il était jaloux de la Zuleyca. II n'a plus voulu rien dire, et depuis il essaie de se cacher lorsqu'íl monte pour ses vísites. Moi, ce n'est pas la Zuleyca que je choisirais, méme si eile est trěs gentille. Je prendrais plutôt Isabel qui a ľair un peu indienne, trěs réveuse; eile ne parle pas LE Pá VILLON DES MIROIRS 217 beaucoup, mais me passe souvent des cigarettes ä peine entamées. Elle dit qu'elle est hôtesse de ľair pour la compagnie Paraense. Je ne sais pas si c'est vrai. Possible. En tout cas, eile ne vient jamais en uniforme, et je trouve ca dommage, car eile auraít beaucoup de succés. Une hôtesse de ľair, ca alors! Tandis que Zuleyca est trop copine avec ma mere; eile doit ensuite tout íuí rapporter. D'autant plus que ma mere est du genre com-rriěre, et qu'elle la questionne sürement, pour en tirer parti contre mon frěre. Alors, je me méfie. De route facon, je dois attendre. Ca ferait trop plaisir ä ma mere si je le lui demandais. Puis il y a mon pere dans l'histoire. Tant que je suis en dehors du coup, je peux encore le regarder, avec ľair de rien. Mais si je ne peux plus me dire que je ne sais rien, je crois que ca va paraítre, que je ne pourrais plus me cacher. Comment le regarder alors ? Je ne crois pas qu'il couche avec ces filles; d'ailleurs il n'est jamais lá lorsqu'elles arrivent. II a peut-étre honte, ou il trouve que c'est trop dégueuíasse pour lui, ce genre de femmes. Qui sait, peut-étre qu'il a beaucoup mieux ailíeurs ? Ce qui est dur avec lui, c'est qu'il ne prend pas position, qu'il fait comme s'il ne savait rien, comme si tout ca n'existait pas. Ca lui est facile, bien sür; il n'est pas lá durant la journée. Mais pour moi, qui doís côíoyer ces belies filles pour ensuite aller me promener nulle part, ce n'est pas drôle. Le petit ne dit rien, méme s'il est trěs attentif quand nous faisons le guet au remblai. Mais il appelle encore les filles «ma-dame», ce qui fait un peu bébé. Des fois, ma mere se montre plus généreuse sans qu'on sache pourquoi, et eile nous donne de ľargent pour aller au cinema. D'autres fois, nous y allons méme sans argent, quand nous sommes un groupe de copains á arriver ensemble au guichet et que quelques-uns 218 Le PAVILLON DES MIROIRS arrivent ä se faufiler sans payer. Uaprěs-midi est alors sauvé; nous pouvons regarder deux ou trois fois de suite le méme film, sans sortir de la salie. On s'amuse ä prévoir les scenes avant qu'elles arrivent, ou ä rire juste avant les passages drôles. Je fixe de la sorte dans ma memoire les films qu'on commentera lorsqu'on n'aura rien ďautre ä faire. Cest la méme chose avec les bandes dessinées, particuliěrement ä ľinternat oü eíles sont lues et relues des dízaines de fois. Nous les connaissons si bien que chacune des images peut étre décortiquée, et U nous arrive de faire des concours oü s'affrontent les experts en capiíaine Marvel, Superman ou Batman. J eprouve ďaííleurs un grand plaisir ä relíre un livre; cu-rieusement, il me captive parfoís davantage qua la premiere lecture. Cest comme s'ií devenait une partie de ma propre vie, glissant de ľimagination au souvenir. Ľhistoire semble devenir plus vivante, de la merne fa-con que mes pensées nocturnes sont plus Vivantes si je pense aux filles que je connais. La plupart des copains sont différents de moi sur ce point: pour míeux imaginer, ils préfěrent les revues avec des photos de femmes nues. Jaime aussi regarder ces revues, lorsque les cama-rades men prétent, merne s'ils arrachent les meilleures pages par simple jalousie. J'y trouve toujours des filles qui me plaísent, mais dans ma tete je dois échanger les visages contre ceux des filles que je connaís. Sinon ca me laisse froid, ca n'active pas ma pensée. Cest pareil avec les iivres, et je me réjouis chaque fois qu'un film repasse ä ľinternat. Les gens qui ne savent pas imaginer ont toujours besoin de choses nouvelles, sinon ils s'en-nuient. Cest pour cette raison aussi que les filles de la cuisine me dérangent davantage que celieš que je vois nues au remblai. Méme si je fais un effort énorme, je LE PAVILLON DES MIROIRS 219 n'arrive pas ä mettre Isabel, Zuleyca ou Beíinha ä la nlace des mulätresses qui baisent sur le sable. Avec elles. ca m'a l'air d'etre different, comme ca doit aussi étre bien different de caresser les filles de mon äge. Ce sont lä des choses trěs étranges. Je peux trěs bien les jmaginer dans mes fantasmes, sauf qu'elles me laissent ému, un peu triste, avec une plus grande envie de les embrasser que de les déshabiíler. Ces sentiments m'as-saillent de plus en plus souvent, et ca me fait réver. Lä encore les copains ne réagissent pas comme moi; ils peuvent blaguer ä tout propos, sans faire les mémes distinctions entre les choses qui me semblent si éloignées. Le metier debout, par exemple, cest un truc dégoutant; tout le monde est ďaccord lä-dessus. Nous aílons le regarder de temps ä autre quand Íl n'y a rien de mieux ä faire, les soirs oů méme le bar est desert, sans ivrognes ni vagabonds pour raconter des histoires. Cest au centre-ville, pres des cinemas, dans une cour comme ía nôtre, une cour tout aussi noire, entourée ďímmeubíes ä bureaux, au coin de Graca Aranha et de Nilo Pecanha. Le soir, tout est vide, et les vieilles putes déchues se tien-nent lä pour les files de clients miserables qui se con-tentent de baiser debout Les femmes sont trop moches, mais ľendroit est assez animé, avec un va-et-vient conti-nuel. Les clients font ca ä la häte, devant les autres qui attendent 3eur tour. Ií y a des dizaines de femmes appuyées contre les murs, la jupe levée jusqu'au ventre, le bassin cambré en avant et les jambes ouvertes pour enlacer le bonhomme. Les clients ne baissent méme pas le pantalon: ils se bornent ä ouvrír la braguette, genoux pliés, foncant de bas en haut. 11 íeur faut faire vite. Ceux qui attendent rouspětent, ou ils encouragent les plus mous pour aecélérer le tempo. Des surveillantes, plus vieilíes ou trop malades, restent ä ľentrée de la cour 220 If PAVILLON DES MIROIRS pour gueííer la police, Parfois, elles avertissent trop tard, et cest la débandade parmí les coups de gourdin. Le metier debout est un spectacle qui bouge ä la verticale; les couples se poussent comme au carnaval, accrochés pour ne pas perdre le rythme ní ľéquilibre, crampés comme s'ils setranglaient. Le changement de client se fait tout aussi naturellement, sans que la femme ait ä baisser sa jupe: paiement discret, le suivant se déboutonnant avant que le precedent ne se sort éloigné ä pas titubants, les ge-noux en puree. Pas question de täter les seins ni de tenir les fesses. La pute enipoigne aussitôt la nouvelle bite comme un pis de vache, pour mettre l'homme en train; eile l'aide avec les mains et se cambre pour facifiter i'ac-couplement. Aussi regle que devant les guichets des bureaux oü les'gens font la file pour payer les taxes. Au bout d'une demi-heure, ca devient ennuyeux et, si nous restons un peu plus longtemps, c'est dans l'es-poir de voir arriver la police, pour assister ä la débandade. Comme un coup de pied dans une fourmiliěre. Tout le monde détale parmí les cris de panique, certains trébuchant dans leur pantalon, d'autres trop ralentis par les spasmes recoivent les coups avec étonnement, les femmes nu-pieds et les jupes encore retroussées s'épar-pilient dans les rues endormies. C'est trěs laid. Malgré tout, il y a des copains qui sont capables de faire des blagues, de s'exciter avec la scene, ou encore d'imaginer qu'ils rencontrent lä les filles auxqueiles ils révent. Un des clients du bar, par exemple, qui est commis dans une banque, vient regarder le metier debout avec nous pour imaginer ainsi la femme qu'il aime. Le pire, c'est qu'il est vraiment amoureux; il se soüle souvent par jalousie, et il raconte ä tout le monde ses peines d'amour. il a quand méme besoin de ces images pour mieux aimer sa fiancee. Ce gars confond tellement les If PAVILLON DES MIROIRS 221 choses qu'ensuite il boit pour oublier les saloperies que la fiile doit faire en son absence. Car avec les details qu'il nous raconte et la vision des femmes coincées contre le mur, il ne peut plus faire confiance ä cette infi-děle. Méme les ébats des clochards dans la cour sont parfois source de fantasmes pour mes camarades. A 1'iníernat, les choses se passent souvent de la méme maniere. Certains copains poussent la gentillesse jusqu'ä décrire ľintimité de leurs sceurs, en sachant trěs bien qu'ils les exposent de la sorte aux viols imaginaires de garcons affamés. Les vrais solitaires sont au contraire silencieux; ils gardent leur monde bien protege du regard des autres. Ce n'est pas seulement une question de romantisme, c'est une question d'imagination. Parce qu'il y a des romantiques qui confondent tout autant les choses. Comme Velho, un copain de ma classe. II est trěs tranquille, un peu trop lent méme dans ses reactions. Une seule chose arrive ä le faire bouger: Brigitte Bardot. II en est trěs amoureux, comme s'il la connaissait personnellement. Sa collection de coupures de journaux concernant son idole est remarquable, dans toutes les poses. Naturellement, il cache les meilleures photos, trop jaloux de voir les copains se rincer ľceíl avec i'objet de sa passion. Mais il ne se fait pas prier pour montrer les autres, les photos plus décentes, qu'il commente avec une fierté certaine en ajoutant des details scabreux. Si on se moque d'elie.ou si les propos deviennent trop co-chons, il se fache; et ses colěres peuvent étre formi-dables. On le laisse tranquille un peu par pitié, car il a de plus en plus ľair déséquilibré. Surtout depuis qu'il a saccagé les toilettes et s'est bíessé les mains. C'était ä cause d'une photo de la Bardot en bikini, volée par un autre copain qui s'est enfermé aux cabinets pour rendre hommage ä la déesse. Velho a perdu complětement la 222 iE PAVILLON DES MIROIRS tete, et íi a défoncé ía porte pour venir au secours de la photo. Pendant la bagarre, comme il ne pouvaii pas sau-ver 1'image, il sen est pris au lavabo et ä la cuvette, en criant qu'il allait détruire ce lieu de perdition, oü l'on avaít viole sa fiancee. II s'est calmé depuis, mais il reste taciturne, toujours attache ä ses photos, sans lesqueiles la muse n'existe pas. II m'est facile de me taire, de ne jamais parier de chez moi. Méme avec mon frěre, je n'aborde pas directement le sujet. Cest une entente tacite. II ne faut pas que ca se sache. Puis j'ai la nette impression que je suis plus riche que les autres en matiěre de souvenirs. Malgré ce qu'ils racontent, je sais qu'ils exagěrent, tandis que les filles de ma cuisine sont bien reelles. Et comme je melange mes amours avčc les visages des filles, en substituant les corps des muíätresses par les peignoirs ouverts des amies de ma mere, il vaut mieux que je ne dise rien. Cest bien long ä passer, ces visites ä la maison. Chaque fois plus long ä mesure que je grandis. Ä ľinternat, je dirige mieux mon imagination. Surtout grace aux livres, qui permettent ä mon esprit de dévier vers des aven-tures plus sérieuses. Lä-bas je suis plus ä ľaise pour tout. Et quand vient la journée du depart, je me sens beau-coup plus soulagé que ma mere, ce qui n'est pas peu dire. Les poches remplies de cigarettes, je me sens libre pour le voyage. Sans valise ni rien d'encombrant, je quitte la cuisine comme si j'allais simplement flaner. Nos adieux sont brefs, ä la sauvette de part et ďautre. Nous nous rendons ä ľembarcadere de la place Quinze, pour traverser la baie en direction de Niteroi. Les vieux bateaux jaunes se remplissent ä ras bord de passagers et ďautomobiles avant de se mettre ä avancer paresseuse-ment, en sifflant et en crachant de la fumée noire char- ít PA VILLON DES MIROIRS 223 pée de suie. La mer calme est sale, jonchée de déchets de toutes sortes qui flottent en suivant le sillon, parmi les immenses taches d'huile couleur arc-en-ciel et les poissons crevés aux reflets méíalliques. La ville disparait lentement entourée de mouettes. J'ai une heure complete pour regarder la mer qui bouge, les reflets qui font mal aux yeux. Chaque fois, c'est comme si je partais en vacances, mais je ne le dis pas, par principe. Tout le monde aime protester conire le fait d'etre enfermé. £a nous donne un certain avantage sur les profs et les sur~ veillants; sans ca ils deviendraient insupportables d'or-gueil. Quoique certains camarades soient vraiment maí~ heureux, en general ceux qui se font accompagner de leurs parents, les mémes qui emměnent des valises remplies de vétements et de victuailles. Ils ne sont pas mé~ chants, seuíement ils se sentent abandonnés. D'ailleurs, děs que commence le voyage, iís se mettent ä distríbuer une partie de leur avoir, ou ils veulent le vendre, his-toire de mettre les copains de leur bord. Puts aussi pour pouvoir manger sans se faire ranconner. D'autres sont comme moi, ravis et pleins ďentrain, sans aucun désir de parier du séjour ä la maison. Nous nous retrouvons nombreux pour la traversée. La camaraderie rompue dans ie train se renoue automa-tiquement, comme si rien ne s etait passé. Les revues de nus et les bandes dessinées circulent, les plus impaiients se hätant de les ííre aussitôt, de peur qu'elles ne dispa-raissent. Pas moi. Je goüte plutôt le voyage. Je sais que ces revues vont passer et repasser dans toutes les mains, jusqua ce qu'on les connaisse par cceur. Nous sommes parfois fouillés ä ľarrivée. On nous confisque surtout la nourriture et les grosses provisions de sucreries; sinon ca pourrit dans les chambres. Mais les revues et les cigarettes passent toujours, méme si nos sous-vétements 224 ĹE PÁ VILLON DES M1R0IRS doivent étre rempÜs au préalable ďune facon si voyante que la fouille devient une farce. Cest encore lá un des aspects de la fameuse soupape dont parle ie prof Rossi, sans laquelle la casserole risquerait ďexploser. Seuls les profs catholiques tolěrent mal les revues pornographt-ques; ils ont peur pour notre vertu, et ils sont trop miěvres pour savoir apprécier les bonnes choses. II arrive parfois qu'un prof plus rigide soit ä ľentrée et qu'il fasse du zěle, plutôt par dépit de nous voir de retour. Mais cest rare. Cette traversée de la baie m'aide ä me nettoyer des choses que je viens de vívre ä la maison, de tout l'ennui qui s'est accumulé en moi. La vue du large met en branie des réves ďaventures qui me détachent de cette vie fade. Je n'ai plus besoin de passer inapercu, ca se fait spontanément. En enfilant ľuniforme gris, je deviens comme ces papillons qui ressembíent aux écorces, bien proteges des regards ennemis. Ici, c'est tout naturel que je sois isoíé dans un coin, muet ä regarder la mer. C'est bien dans les normes d'etre mélancolique lorsqu'on re-tourne au college, ca se comprend. Et personne ne s'avise de venir me déranger; tous savent que je suis comme ca. Ľuniforme me donne une place enüerement ä moi, un role bien défmi qui n'a pas besoin d'etre ex-pliqué. Curieusement, la mer devient plus belie, cette mérae mer qui longe le remblai en transportant les noyés. Maintenant quelle me transporte, j'oublie ies ca-davres, la saleté, ies gradins du congrěs eucharistique, et je me sens ä la fois plus sérieux et plus innocent. Si ca dépendait de moi, le voyage ne finirait plus, setendant au-deiä de la baie, bien plus loin. Tiens, je suivrais ces grands cargos qui font la file pour entrer dans le port, et je repartirais avec eux. Lorsque notre bateau longe un de ces colosses aux coques noires, dégoulinants de LE PAVILLON DES MiROlRS 225 rouille, je me sens ému; les sourcils froncés, je cherche ä distinguer les moindres details. Leurs pavilions, leurs noms exotiques, les ports ďorigine aux écritures étran-aěres, tout en eux me captive et me transporte vers une aeréable nostalgic Le ronronnement de notre pauvre bateau s'amenuise, les gens autour disparaissent, toute la petitesse des choses s'évanouit pour iaisser la place ä des images charmantes. Elíes me serviront longtemps lorsque les autres s'ennuieront lä-haut La gare de Niteroi est vide. Mais le depart tarde parce que la vieiile locomotive crachotant du charbon met du temps ä se decider. Le voyage est long, avec de nom-breux arrets děs que l'ascension sera entamée avec l'aide des crémaillěres. Ce n'est pas grave, personne n'est presse d'arriver. Les provisions sont étalées, les revues passent de main en main, les bousculades commencent, parfois méme les bagarres, histoire de retrouver l'am-biance et de garder son rang. Les copaíns racontent leurs histoires, en exagérant au maximum. Qu'importe? II m'est toujours agréable de participer aux aventures des autres, surtout quand elles se passent dans un monde qui m'est inconnu. íl y en a qui sont membres de clubs prives, oü ils se baignent ä la piscine en compagnie de belles filles; et ils riont pas besoin de rentrer pour manger, puisque le restaurant les accueille sur le compte de leurs parents. II y a des bals dans ces endroits de réve, et ceux qui savent danser disent comme c'est bon de tenir une fille parfumée dans ses bras, de sentir son corps, les soupirs quelle pousse. Je sais que ce n'est pas vrai. II suffit de voir la gueule pleine d'acné de celui qui ra-conte, ou comment lui-měme salive de plaisir rien qua s'écouter. Mais peut-étre qu'il a entendu l'histoire d'un autre, et celui~lä d'un autre encore, et qu'en fin de compte il y a un petit fond de veríte quelque part, lis 22Ó If PAVILLON DES MIROIRS s'emballent avec les récits et en rajoutent encore, don-nant des details sur les baisers des filles, et en particulier sur ce qu'il faut faire en ces occasions pour ne pas pa-raítre ridicule. On écoute attentivement ces lecons, les yeux brillants, la bouche ouverte. Une fille trés éloignée et hypothétique réapparaít ainsi en chaque imagination, aux contours familiers, dévoilant ses charmes dans une intimite profonde. Ca finit par de longs silences tristes. Ou encore la plage, la vraie plage avec des vagues et du sable blane, pas une pointe de rocher et de terre sale comme sur notre remblai. Pas de boniches non plus, rien que de belles filles riches en bikini. Des filles de notre äge ou ä peine plus vieilles, mais pas du tout or-gueilieuses, au contraire. Puis, amoureuses, elles les ac-compagnefit au cinema l'apres-midi; et voilä que les lecons sur ce qu'il faut faire avec sa langue reprennent de plus belle, měme si les avis sont souvent partagés. On ne s'encombre pas de ces details; on veut du contenu, quel qu'il soit. Le voyage est long, et la plupart d'entre nous n'ont jamais vu de pres un club přivé, un restaurant, ni une jolie fille en bikini. II ne faut pas étre trop difficile. La plaine finit ä Macacu. Le convoi fait un long arret pour charger le charbon et remplir le reservoir d'eau de la locomotive. Id, e'est déjä la forét tropicale, avec d enormes arbres entourant la riviere rocailleuse. Macacu est un village minable: le stuc verdätre des vieííles maisons ravagées par ľhumidité se joint ä la mousse épaisse qui coule des toits en tuíles. Cest inondé lors des crues, et le train semble alors flotter comme une íle pármi les maisons. Les habitants s'arrétent pour regarder le train, leur seul spectacle ä ľannée longue. Je ne peux pas imaginer ce qu'ils font le reste du temps ni měme s'ils bougent. lis sont déjä immobiles lorsque nous If PA VILLON DES MIROIRS 227 arrivons, et restent ainsi jusqu'au depart. Seuls les en-fants maigres se meuvent dans ce paysage, sautant de wagon en wagon pour vendre des fruits, des gáteaux ou (jes fritures. lis se dépéchení pour liquider leur mar-chandise, ou pour faire nos commissions dans les bars des environs, ä la recherche de cigarettes et de limo-nades. Des enfants pauvres, en haillons, aux yeux brillants et nerveux, trěs sales. Quelques-uns sont si dif-formes qu'ils font peur et ne réussissent jamais ä écouler les produits de leurs paniers: des becs de liěvre en rictus de sourire-gencives, des culs-de-jatte sautillant sur des moignons, pleins de blessures qu'on devine continuelle-ment grattées, ďénormes tétes sur des jambes minuscules, les ventres gonflés, le reste trěs maígre. Les premieres fois j'ai été saisi, puis je me suis habitué, měme si ä chaque fois ca me géne encore. lis font partie du côté laid de ía vie, qui me rappelle que mes réves ne sont pas tout ä fait complets. lis m'obligent ä me souvenir que je triche. Pour peu de temps. Děs que le train se re-met en marche, que les derniers retardataires sautent ou se décrochent des fenétres, je peux déjä les oublier. Je les range dans un coin sombre de ma tete, en me pro-mettant d'y revenir, un jour, peut-étre. Le convoi rentre dans la forét. Le jour decline, le brouiílard tombe et la lumiěre devient comme du plomb, accentuant le vert des arbres. La locomotive tousse, se racle la gorge, crache des cendres et des char-bons incandescents, ses roues glissent, son corps entier se met ä trembler. Aidée par la crémaíllěre, eile repart péniblement jusqua la prochaine côte trop ä pic. Dans les wagons, les fenétres fermées reflětent nos visages en-tourés par la pénombre du dehors. Le feu des cigarettes brille par intermittence, et nous attendons, somnolents, que le voyage s'acheve. 228 iE PA VILLON DES MIROIRS Une fois en viüe, il nous reste la longue montée vers ľécole. La fouille, ies visages désagréabíement familiers des professeurs qui nous accueillent, irrités. Enfín les dortoirs. Distribution de draps et de serviettes, la file pour les sous-véťements. Puis de nouveau la cour. Une collation de Sandwichs pour la soiree, beaucoup d'agres-sivité dans ľair et une rage vague qui nous envahit tous. Une sorte de deception. D'oü les razzias sauvages dans les provisions des plus fortunes. Rien que pour detruire. On vide ä pleines mains leurs pots de miel, les confitures que leurs meres ont bien rangées dans leurs valises, leurs pains depice qui auraient du durer des mois entiers. lis essaient parfois de réagir, rien que pour ia forme, puis ils acceptent de partager pour en sauver un peu, ou' encore ils pleurent de rage, en silence, au moment oú ils découvrent le désastre. Nous allons tous re-gretter ces gestes au cours des semaines suivantes, ce gaspillage et cette méchanceté, lorsque le méme copain va nous refiler une cigarette. Mais c'est comme ca chaque fois; il faut qu'il se passe quelque chose. Sinon la deception est trop forte, trop triste. Méme une bagarre, ca tue ie temps. 18 Je me souviens de ceíte époque de í'internat comme ďune chute en avant, un déséquilibre semblable ä ceiui de ľenfant qui commence ä marcher. Mes vaíeurs se modifiaient; elles devenaient en queique sorte reelles. Je me laissais entraíner par ce fiux sans savoir au juste oů cela me conduirait. Comme ce que j'ai éprouvé píus tard, en me laissant guider par la sarabande des images qui se transforment en peintures. Je ne faisais que glís-ser, en accueillant la nouveauté comme si eile était une evidence. Et méme si tout s'apparentait ä un jeu, mon attitude était aussi grave que si je m'engageais dans des aventures essentielles. Les risques, les chocs affectifs, ľidentíté qui se structure comme allant de soi et sans qu'on s'en apercoive, le fait de se reconnaítre le méme avec étonnement chaque jour, une insécurité absolue sous des apparences cräneuses, c'est peut-éíre ca la crise dadolescence. Et encore accepter que ce soit ainsi, avec line revolte ä la recherche de cibles, histoire de se situer clairement quelque part, plein de contradictions tout en révant de coherence. Surtout, en cachant une sensibilité enfantine qui nous harcěle subitement, venant de nulle part. Une seule chose m'agacait, qui m'agace toujours ďailleurs malgré les années passées ä me frotter ä mes 230 ĹE PAVILLON DES MIROIRS sembíables. Cest leur manque de sérieux dans tout ce qu'ils entreprennent, qu'ils accompagnent cependant d'un effort continuel pour paraitre responsables du mouvement du monde. lis me décoivent toujours. Je crois ďaiíleurs qu'ä force de mieux connaítre les hommes j'en suis venu ä les mépriser davantage. Je ne pense pas que les gens gagnent ä étre connus, au con-traire des choses, qui nous captivenf encore plus ä me-sure qu'on les approfondit d'un ceil averti. Chez les gens, c'est le sens de leurs actions, leurs intentions profondes qui méritent de rester dans ľobscurité. Tant qu'on les re-garde en tant que choses bougeant dans un paysage, ca peut encore aller, et ca peut méme paraitre beau. Comme des tableaux, par exemple, dans leur anatomie, dans leurs expressions ou dans la chorégraphie de leurs gestes sociaux. S'ils se perdent dans le groupe, ca de-vient une chose, une masse qui bouge, et ca peut paraitre exaltant. C'est que les choses n'ont ďautre sens que leur apparence. Pas les gens. Děs qu'ils se retrou-vent face ä face, les identités refont surface; et alors, la plupart du temps, seules la naivete ou i'ignorance peu-vent cacher leur petitesse. Je ne voyais pas la realite avec autant de clarté ä cette époque-lä. J'étaís plus simple, sans besoin de tout expli-quer. Si un camarade se mettait dans mon chemin, je cherchais ä ľen écarter, pour faire ma place, sans d'autres considerations. Si ce netait pas possible, et si je netais pas en mesure de me défendre, j'encaissais en silence en attendant mon heure. Mes camarades étaient de la měme espěce, en attente, dans les limbes. Mais íes perspectives ďavenir netaient pas alléchantes: ca ne valait pas la peine de vieillir. Le monde des adultes m'apparais-sait definitivem ent comme le monde du souci. Un souci penetrant, corrosif, qui rouillait n'importe quoi ä la facon iE PAVILLON DES MIROIRS 231 d'un Midas dégénéré, transformant toute existence en besogne, tout jeu en amertume, toute passion en ennui. Je ne connaissais pas d'adultes heureux. lis avaient tous de graves problěmes; ils se fächaient ä propos de rien, in-satisfaits de leur propre sort et incapables de changer. Toujours ä la recherche de boucs émissaires pour justi-fier leur paralysie. Ils passaient id et lä par de courtes pé-riodes d'amusement, surpris de leurs propres éclats de rire. Rires qu'ils regrettaient ďaiíleurs aussitôt par des toussotements et des regards sévěres. Mais jamais tout ä fait heureux. Rares étaient ceux qui poursuivaient des buts personnels autres que celui de gagner de ľargent ou ďexercer leur pouvoir sur leurs sembíables. Leurs explications étaient aussi idiotes que ceiles des gens ďici, dans ce pays froid et trěs riebe. Lä-bas cetait la pluie, ou íe soleil trop fort, la mer trop salée. íci c'est la neige, ľhiver ou íe manque ďargent pour continuer ä acheter compulsivement des choses inutiles. Dans les centres commerciaux de cette grande ville vide, íes samedis pro-duisent plus de haine que toutes les guerres du monde. Une haine morcelée, conjugale, comprimée dans leurs maisons confortables ou ils étouffent d'ennui. En attendant Noel ou les vacances. Mes tantes se gavaient de feuilletons radiophoniques, qui sont ici televises. Hormis le sport et ía politique corrompue, seule la peur du vide setale comme un nuage pestilentiel. J'avoue que ces lecons m'ont bien rendu service dans la vie. Mon regard a appris ä chercher les pedes de con-nerie derriěre les facades les plus respectables. Et je m'amuse beaucoup de ía comédie des gens, tout en per-fectionnant ma carapace. La pratique depuis ľinternat m'a enseigné ä jouer ľhonorabie lorsqu'il le fallait, ä faire ľinnocent lorsqu'on m'a ínterrogé, tout en affinant le regard pour ľexercice de ľart du portrait. 232 iE PAVILLON DES MIROIRS Tout au debut, cependant, je ressentais seulement qu'il manquait quelque chose, que la vie ne pouvait ďaucune facon se réduire ä ce que je voyais. Je refusals done, je m'opposais, opiniatre et perplexe. 19 Je suis si content que je n'arrive pas ä m'endormir. Soulagé aussi. Les autres ronflent ou parlent en ré-vant, mais cette nuit il n'y a pas de fantômes. Le souvenir d'Yvonné domine tout le dortoir: ses odeurs, son regard, son corps, ía tendresse avec laquelle eile ma guide. Tout s'esí passé si bien, si doucement, que ľénergie ac-cumulée durant la derniěre semaine m'excite toujours, sans pouvoir se dissiper. Je revois la mine basse de Platon lorsqu'il a du payer; pire encore, lorsqu'il n'a pas voulu choisir une fille ä son tour. II avait peur, il ne pensait qua partir de lä. Lui qui pendant si longtemps nous avait bernés avec ses histoires de femmes passion-nées dans les bordels de luxe... Rien que des men-songes. En realite, il voulait seulement voir ie bordel de la ville en compagnie de quelqu'un, pour pouvoir en-suite se vanter et en profiter pour se moquer de moi de-vant les autres. II ne savait pas que jetais si curieux ni que je ne peux jamais reculer. Puis, il racontait si bien ses histoires, ca semblait si facile, qu'il m'avait rassuré sans le vouloir. Lorsque nous sommes revenus en ville, il a méme payé ä boire, en cherchant ä minimiser sa couardise, mais sa déconfiture était evidente. Sa radio transistor, son briquet Zippo, les amours de sa soeur ou ses souliers faits sur mesure ne lui étaient plus d'aucune 234 LE PAVILLON DES MIROIRS utilitě. Cest moi qui pouvais raconter aux copains. Et c'avait été si bon que je n'avais pas besoin ďexagérer. Platon s'était habitue ä me raconter ses aventures galantes. Cétaient les seules choses qu'il pouvait raconter, puisqu'ici il ne se distingue en rien; il s'ennuie et il quéte la compagnie des autres pour ne pas se sentir seul. Mais ses histoires étaient si pleines de details, si riches qu'il paraissait vraiment s'y connaltre. II se répétait un peu, il se trompait parfois, en confondant les événe-ments que nous connaissions déjä, qu'il avait aupara-vant racontés autrement. Ce netait pas important. II va-riait suffisamment pour alimenter nos imaginations gloutonnes. Puis la semaine derniěre, sans connaltre les raisons personneües de toutes mes questions, et encore la pour se fáire valoir devant les copains, il a rétorqué que dans le fond j'avais trěs peur des femmes. Et que, si j'avais tellement envie d'en savoir plus, je n'avais qua alier chez Sofia, le bordel de la viíle. Mon excuse était ľargent Une trěs bonne excuse ďaiíleurs, car je n'en ai méme jamais assez pour m'acheter des cigarettes. Pour une ibis, j etais content de ne pas étre riche. Une visíte, tout le monde le sait, coüte le prix de dix paquets de cigarettes; et ií faut encore avoir de quoi payer quelques biěres. Platon étant riche, il ne pouvait pas croire ä mon excuse. Cest aussi bien evident que j'avais peur, comme tous les autres ďaiíleurs, qui en parlent souvent mais qui ne vont jamais chez Sofia. Mais je ne 1'aurais pas avoué pour tout ľor du monde. Jen ai méme rajouté, comme c'est mon habitude, pour ne pas perdre la face. Alors, trěs sür de lui, le salaud a offert de tout payer; si j'avais le courage, naturellement. La merde! J'étais coincé. D'autant plus que son offre paraissait si fabu-leuse quelle ne pouvait pas ětre vraie. Les copains, tous puceaux comme moi, en ont profite pour changer de iE PA VILLON DES MIROIRS 235 sujet, de peur que Platon n'offre la tournée. Lui non plus ne pouvait pas reculer, parce qu'il avait aussi sa reputation de riche ä sauvegarder. Nous en sommes restés la. Mais les copains ont veillé ä ce que ca ne tombe pas dans l'oubli. Dimanche aprěs-midi, un peu poussés par les autres, Platon et moi nous sommes mis en route. Gordo, un bon copain ä moi, nous accompagnait pour servir de té-moin. A trois, ca me paraissait plus facile. La mort dans lame, en cherchant ä cacher ma nervositě, je suis des-cendu avec eux comme l'agneau du sacrifice. lis étaient bien ä l'aise, Platon évoquant diverses occasions sembla-bles, dont quelques-unes s'étaient trěs mal passées; le candidal pouvait méme recourir au suicide si sa performance avaií été trop honteuse. Parce qu'un premier échec ne pardonne pas et que les femmes de ce genre sont bien trop salopes, sans parier des maladies qu'on attrape rien qu'en entrant dans la chambre. Des propos inquiétants, qui contrastaient cependant avec ce qui se passait chez moi. Et ca ne pourrait pas ětre pire que le metier debout! Ma bouche était sěche, mon regard vigilant, comme si j'allais sauter en parachute. La longue marche a travers la ville m'a paru désagréablement courte; et j'ai ressenti une pointe d'envie en voyant les copains qui faisaient la queue pour aller au cinema. Je regrettais ma cränerie, mais trop tard. Sofia s'est révélée étre une petite vieille noire, trěs propre, ratatinée et gentille. Sa maison publique est au fond d'une ruelle attenante ä la gare, juste avant la montée du cimetiěre. Un ensemble de maisonnettes basses autour d'une cour remplie de tables, oů les clients attendent en buvant de la biěre. Le soir, Ü y a aussi de la danse; les cheminots et les patients du sanatorium de la marine militaire peuvent y passer la nuit entiěre ä 23ó iE PAVILLON DES M1R.0IRS s'amuser avec les filles. Mais nous sommes arrives trop tôt, et íe personnel venait ä peine de se réveiller. Sofia nous a accueillis comme si nous étions en visitě chez la grand-měre, puis nous a présenté quelques-unes de ses protegees qui sirotaient leur café, encore en chemise de nuit. Qa baillait, ca passait enroulée dans une serviette pour aller se doucher, ca se coiffait en sous-vétements, tout en souriant de nos mines génées. Mais sans mé-chanceté, plus copines que mes tantes, et en faisant semblant de ne pas trop nous remarquer. Un Noir atta-blé devant une biěre nous a fait signe de nous asseoir. Des cigarettes allumées ä la häte, des regards circulates sans rien fixer pour ne pas manquer de respect, des biěres commandées par Platon avec une désinvolture affectée. Le Noir était avenant; en habitue de la place, ÍÍ s'íntéressait ä notre probléme. Au Heu de se taire, Platon lui a tout dit: que jetais puceau, que je ne savaís pas comment faire, que si, malgré tout, j'avais le courage, d'aller jusqu'au bout, il me payerait une filie. Le Noir -c'était un marin du sanatorium - connaissait la fille qu'il me fallait, naturellement, parce que les garcons ti-mides ont besoin dune fille expérimentée. D'ailleurs, il banalisait la chose pour me mettre ä ľaise. Des rires, de nouvelles cigarettes, Mon regard distinguant déjä un peu mieux les filles, elles me paraissaient plus sympa-thiques, moins menacantes. Le Noir a fait des presentations tout en blaguant et en tätant des fesses ä travers le coton léger des chemises de nuít. Platon et Gordo étaient de plus en plus ä ľaise, et ils blaguaient ä leur tour, pendant que j'essayais de sourire aux regards directs que les filles poíntaient sur moi. Quelques-unes setaient assises ä notre table et conversaient comme si de rien n 'était, en laissant voir leurs seins lorsque Platon s'affairait, briquet Zippo trěs actíf, pour allumer les LE PAVILLON DES MIROIRS 237 cigarettes qu'il distribuait ä la ronde. C'était presque comme s'ils m'avaient oublíé, insouciants dans la fraí-cheur de la petite cour. C'était un peu irréel. Ma nervositě ne paraissait pas; ma carcasse bougeait toute seule. Et íes impressions du dehors m'arrivaient trěs détachées les unes des autres, les visages dissociés des mimiques, les sourires indépendants des paroles, dune facon presque comique. J'avais perdu la notion du temps, mais jetais decide ä me dégonfler. Pourquoi pas ? Je suis si jeune, ils auraient compris. J'ai alors apercu une jeune femme assise un peu ä lecart, plus jolie que les autres. Une mulätresse claire, les yeux trěs profonds, qui báillait en me regardant d'un air amusé. Je lui ai souri ä mon tour en montrant toute mon indecision. Elle m'a fait un clin d'ceil, en m'invitant d'un signe de téte, exactement comme si eile voulait me montrer quelque chose de drôle, ou me raconter une blague á l'oreille, rien que pour moi. Elle s'appelait Yvonne, ce qui est un nom distingue pour une pute. Les autres étaient simplement «Chinoise», " Gamine *>, i Cacahuěte», Marialva, Dédé. Pendant ce temps, le Noir avait pris la direction des operations, et il m'exhortait ä choisir une des filles de la table, ou méme deux si je men sentais capable. Elles ne semblaient pas trěs intéressées, trop bavardes, ni méme jolies. Yvonne, au contraire, avait quelque chose de tendre dans son sourire amusé. Lorsque le moment de vérité est venu, je me suis decide ä lui faire un signe de tete. Elle s'est alors approchée comme si děs le debut eile avait su que je venais pour eile. Ses maniěres étaient douces, presque complices; et aprěs s'etre fait allumer une cigarette, eile ľa déposée entre mes lévres ďun geste naturel, semblable ä celui ďlsabel lorsqu'elle doit quitter la cuisine. Je m'apprétais ä la suivre lorsqu'une 238 LE PA VILLON DES MIROIRS peur beaucoup plus profonde m'a saisie, plus reelle, je n'avais pas ďargent. Sürement que le salaud de Platon allait se tirer en me laissant tout seul, peut-étre méme avec ľaccord de mon copain Gordo. Je me suis retourné vers íui: - Cest toi qui paies, non ? Alors paie. Le Noir s'est interpose, conciliant, assurant qu'il ne fallait pas se préoccuper avec ca, qu'on payait aprěs, qu'Yvonne n'était pas si pressée. Rien ä faire, Íl fallait qu'il paie ďavance; je le connaissais trop bien. Platon a payé ä contrecceur, se sentant déjä lésé par mon appa-rence si calme devant le danger, par ľagressivité dans ma voix. Je ne me souviens pas de la chambre ni de rien dans la maison, sáuf que cetait frais, apaisant; ľapres-midi est passé sans que je men apercoive. Yvonne s'est montrée dune infinie douceur děs quelle a eu la certitude que cetait vraiment la premiere fois, que je n'avais méme pas essayé avec mes copines, ni avec des garcons ou avec des chěvres. Elle s'est aíors chargée den faire une chose írěs drôte et exciíante ä la fois. Elle a commence par me guider, en se déshabillant avec pudeur et malice, puis en explorant mon corps. Elle m'a fait méme recom-mencer ä nouveau parce que ca lui faisait plaisir, et que les autres clients ne viendraient que le soir. Je ne sais pas si eile avait du plaisir, mais eile faisait comme si cetait vrai, en me disant des choses amüsantes, en gé-_ missant lorsqu'il le fallait, nie caressant toujours avec une tendresse délideuse. Je pense que s'il y avait un Dieu, Yvonne serait au ciel pour initíer les anges. Je suis sorti trěs amoureux. Mais maintenant lei, cou-ché dans mon lit, je pense quelle a tout símplement voulu me faire la féte, comme ca, par plaisir de me voir apprendre. Elle m'a dit beaucoup de choses jolies, que iE PAVILLON DES MIROIRS 239 merne dans mes meilleurs moments de reverie je n'au-rais pu imaginer, du cceur et du metier ä íui sortir par les yeux, tout en goütant mon corps comme si j eíais Bogart lui-méme. Elle aussi paraissait avoir une grande imagination pour arranger la vie. Puis eile est sortie en-lacée ä moi; et eile a dit aux copains quelle prenait congé pour la journée, trop satisfaite et trop épuisée pour faire encore la pute. Pour la premiere fois, j'aimais toutes les femmes du monde. Jetais heureux, trěs las, et cetait au tour des autres d'etre craintifs. Le Noir invitait Platon ä choisir une fille lui aussi, et celui-ci offrait ä Gordo de lui en payer une. lis commandaient encore des biěres en allumant d'autres cigarettes. II se faisait tard. Gordo n'avait pas i'intention de perdre son pucelage. Platon prétextait que ce netait pas la bonne journée pour lui, qu'il était habitue ä des filles plus belles, qu'il n etait pas du genre ä aimer les mulätresses et qu'en fin de compte lui aussi au-rait voulu alier avec Yvonne. Mais, de plus en plus dégonflé, cetait ä lui maintenant de se sentir comme l'agneau du sacrifice. En plus, il avait peur des maladies. Et il me disait tout bas que ce Noir avait ľair trop dange-reux, comme une espěce de bandit Qu'il valait mieux partir au plus víte avant que la soupe ne devienne trop chaude... II avait payé pour voir le bordel de Sofia, et il ľavaít vu. Cetait le moment de sen aller. J'ai fait le chemin du retour comme sur un nuage, le cceur en féte, trěs généreux sur les details. Jen ai telle-ment dit que Platon s'est promis d'y retourner le di-manche suivant avec Gordo, pour essayer ä son tour une de ces femmes si adorables. Jetais soulagé que ma bra-vaÚQ n'ait pas paru, et je goütais ä ma réussite avec un calme que je ne me connaissais pas. Platon a raconté ä tous les copains combien Yvonne était belie, mais surtout 240 iE PAVILLON DES MIROIRS comment Íl setait fait copain avec un Noir des plus dan-gereux. Maintenant que j'y pense, Yvonne a été le ca-deau de mes treize ans. Un peu en retard, certes, mais merveiileux. Ma féte est passée inapercue íl y a quelques semaines; ici on ne célěbre pas les anniversaires et on ne recoit jamais de cadeau. Sauf pour gagner des pans. La vie continue, et dans le fond je ne me sens pas tout ä fait transformé. Aprěs les premieres semaines, le succěs de mon exploit s'est diíué dans la routine, méme si seulement quelques rares copains se sont decides ä rendre visitě ä Sofia. Platon n'y est toujours pas alíé; ií a méme retire son offre d'inviter Gordo, peut-étre de peur detre oblige d'y retourner. Mais désormais, la nuit, j'ai le souvenir d'Yvonne pour me consoler. Mon Yvonne est d'ailleurs flexible, et se laisse transformer ä ma guise en toutes les fÜles que je veux. Comme eile m'a transformé dans sa tete, pourquoi pas ? Ca me fait de ia peine d'aller en ville et de devoir me contenter du cinema. Je passerais un bien meilleur aprěs-midi si je pouvais aller chez Sofia, entouré de filles, chacune différente ä sa fa-con, sans artifices, comme de vraies copines. Avec ies filles de la ville que je croíse, ce n'est pas la méme chose; je deviens vite attendri ďune maniere étrange, leurs regards me iaissent triste. Mais la nuit, lorsqu'elles viennent dans mon lit, elles gagnent ia franchise du regard d'Yvonne, se déshabilient en copines, et je peux ensuite les oublier plus facilement. N'empéche que de-puis que j'ai rencontre Yvonne je suis plus mélanco-lique; je cherche plus souvent la solitude pour ne penser ä rien, pour regarder le temps qui passe. Avec le temps, il y a de plus en plus de garcons qui s'isoíent comme je le fais ou qui se tiennent en petits groupes fermés. Mon frěre n'est pas revenu au pension-nat cette année, peut-étre parce que le petit frěre devait LE PAVILLON DES MIROIRS 241 venir ä son tour, et il a du en profiter pour marchander un accord quelconque. Maintenant je suis dans le dor-töir des grands, et je ne voís presque jamais le petit. Mais chaque fois, il me donne ľimpression de s'amuser beaucoup ici, sans regret de la vie ä la cuisine. Je me de-mande comment s'adapte lautre lä-bas, lui qui est si nerveux. Mais c'est ce qu'il voulait depuis iongtemps, et il doit avoir ses ratsons. Quand nous allons en congé ä la maison, il a toujours Fair un peu distant, un peu su-périeur, et j'évite de lui poser des questions. Je m'intéresse de moins en moins aux études. Mes notes sont encore assez bonnes. Je réussis sans faire d'ef-forts ou bien je copie les examens des autres, et ca ne parait pas. Les copains aussi semblent plus intéressés par les discussions vagues sur la vie et sur la mort. lis racontent leurs amours ou parlent des filles qu'iis au-raient aimé avoir. Les profs nous Iaissent tranquilles, sans chercher ä nous embrigader dans les activités spor-tives comme ils le faisaient avant. Maintenant qu'on peut sortir les livres de ía bibliothěque, je passe les soirees ä lire, sans heure fixe pour me coucher. S'il y a des parties de basket-ball au gymnase durant la soiree, je peux me faufiler sans étre vu pour aller me balader en vilie avec des copains. Sans but precis, seuiement pour faire quelque chose de défendu. Aussi parce que ca nous fatigue davantage que de rester ä regarder un match. Nous revenons de ces escapades avec le sentiment d'avoir gagné la journée, d'avoir échappé ä la des-tinée commune, ne serait-ce que pour quelques heures. Mes sentiments sont devenus plus confus, et Yvonne n'en est pas la seule cause. Le voyage recent ä Castelo, avec 1 equipe de basket-ball du pensionnat, a contribué a me bouleverser, ä m'attendrir. Mes réves aussi sont devenus confus et je découvre pour la premiere fois une 242 LE PAVILLON DES MIROIRS sensibilité éírange, ires triste. Ce voyage a été un coup de chance pour moi, car je ne fais pas partie de 1 equipe Mais comme cetait pendant les vacances, il y avait peu de candidats. Cest pour ca que Moura et moi avons éíé choisis, méme si nous sommes plus jeunes. Le reste de 1 equipe était forme des plus ágés, et il y avait deux profs pour nous surveiller. L'autobus du pensionnat nous a emmenés le matin, suivant la petite route qui longe la ville en direction du nord. Je n'avais jamais remarque que cette route continuait vers ľintérieur du pays. Elle devient un chemin ires étroit, boueux, qui serpente ä n'en plus finir dans une region montagneuse aux foréts tres denses. Sur la carte, ca paraissait un voyage de quelques heures mais, avec la pluie, c'est devenu un bour-bier. Les villages en chemin étaíent encore plus miserables que Macacu: deserts, rongés par ľhumidité et plongés dans la bruine. Cordeiro, Macuco, Deus-me-Livre, Boa-Sorte, Bom-Destino, Paraiso, Cachoeiro, et ďautres encore que le chauffeur reconnaissait ä peine en pi ein e nuit. Nous avons failli passer tout droit, parce que Casteío se trouve dans une vallée étroite au milieu d'une foret, avec une rue en terre battue et un couvent presque en ruine qui sert toujours de college. Le village était com-plětement endormi. Avec le bruit de l'autobus, les aboie-ments des chiens et notre arrivée ä l'auberge, ia population s'est réveillée pour venir nous regarder. Les gens sortaient en pyjama ou en short, les femmes enroulées dans des couvertures, et restaient lä ä bäiller et ä com-menter ce branle-bas inhabitueí. Le bar a ouvert ses portes, les biéres et la cachaca oní été servies, toujours sans que nous sachions si, oui ou non, nous étions at-tendus. En fait on nous attendait, mais sürement pour le mois suivant, le directeur du college ne se souvenait pas LE PAVILLON DES MIROIRS 243 trěs bien; ou peut-étre que cette visíte n'était qu'ä ľétat de projet, non ? Les pourparlers continuaient, de plus en plus animés. Les gens de ľendroit trouvaient formidable que nous ayons pris cette route, car personne ne passait plus par lä. Nous étions arrives quand méme, et notre chauffeur racontait ä la ronde íes péripéties de sa ran-donnée. Les autres ajoutaient leurs commentaires, détournant la conversation vers la chasse au jaguar et au pore sauvage. Un trěs long bavardage. Pendant ce temps ils demandaient aux families des alentours de nous recevoir, puisque l'auberge n'avait pas suffisam-ment de place pour nous héberger. II n'y avait jamais de visiteurs, sauf les fermiers des environs qui restaient parfois, trop ivres ou désireux de passer la nuit avec une pute. Les gens de Castelo sont finalement arrives ä la conclusion que notre visitě ne pouvait pas étre ajournée. Mon copain et moi avons été cases dans une maison, un peu éloignée du centre du village, une énorme maison en pierre, étonnamment bien entretenue. Cetait un couple qui s'occupait d'une exploitation de canne á sucre grace au concours du ministěre de ľAgriculture. Leurs enfants netaient pas lä en ce moment. D'aiíleurs, toute la maison paraissait vide, avec seulement le couple et une légion de servantes. Le marí et la femme étaient trěs gentils avec nous, nous entourant d'atten-tions comme si nous étions de la famílie. La dáme faisait elle-méme nos lits, eile nous offrait du chocolat le soir, et nous réveillait chaque matin en nous parlant douce-ment. Son mari paraissait trěs content de nous avoir avec lui ä table, mais, comme sa femme, il était trěs dis-cret, sans chercher ä savoir á quelle heure nous allions rentrer, Chaque soir, il y a eu une fete quelque part, sui-vie inexorablement d'une halte au bar, au on nous 244 If PAVILLON DES MIROIRS faisait boire jusqua ľivresse. Les fermiers, les gens du college local, 3e policier et d'autres habitants de prestige étaient bien contents d'avoir un si bon pretexte pour se dívertir en ville. Et ils nous f étaient en consequence. Avec l'intention claire, comme nous l'avons vu ensuite, de décimer notre équipe de basket-ball. Mais sans mé-chanceté, par pur patriotisme. Chaque nuit, la dame nous attendait et, lorsque nous nous couchions, eile venait trěs doucement nous border et nous embrasser sur le front, en chuchotant ä chacun de nous le plus délicieux «bonne nuit, mon petit gar-con*. Puis eile repartait ä pas feutrés, jolie et encore trop jeune pour étre ma mere, mais plus ágée qu'Yvonne. Le matin, eile était de nouveau lä, pour nous réveilíer, en nous regardant dans les yeux d'une facon attendris-sante. Le premier soir, ca nous a étonnés, sans plus. Le deuxiěme soir, nous étions trop ivres, mais eile ría rien remarqué. Le soir suivant, c'a été trop fort; mon copain Moura se sentait ramolli par ces attentions, et il s'est mis ä pleurer lorsqu'eüe ľa embrassé. 11 n'a jamais eu de mere, et toute cette sollicitude lui a fait perdre pied, dau-tant plus que nous étions encore éméchés et un peu tristes. Moura croit que toutes les měres sont gentilles; il regrette de ne pas avoir connu la sienne, méme si on lui dit que cest peut-ětre mieux comme ca, qu'il peut réver sans en étre décu. D'habitude, il n'a rien dun gars mou, bien au contraire, mais cette dame était si différente que, méme moi, je me sentais tout drôle en sa presence. Comme il pleurait, eile s'est assise ä côté de son lit, et eile lui a dit des choses douces en lui caressant les che-veux: que ce netait rien, que ca allait passer, quelle penseraít ä lui. Qa été pire. En essayant de se maítriser, íl s'est mís ä sangloter de plus belle. Et la dame est restée lä, en silence, ä lui caresser les cheveux. Puis eile s'est LE PA VILLON DES M1R0IRS 245 tournée vers mon lit en me disant quelle penserait aus-si ä moi, qu'il ne fallait pas que je sois triste; et eile m'a embrassé les cheveux. Je ne sais pas ce qui m'a pris, mais moi aussi j'avais les larmes aux yeux. Un melange de tristesse et de tendresse, avec un étrange fond de rage. Elle s'appeíait Maria Lucia. Plus jolie qu'Yvonne, plus douce encore, comme les filles dans mes réves. Moura n'a pas voulu parier de ce qu'il avait ressenti; il a passé toute la journée du lendemain trěs renfermé, comme s'il avaít encore la gueule de bois. Notre visíte ä Casteío n'a dure que quelques jours. Mais le temps a été si rempli que seul maintenant, de retour ä l'internat, je peux commencer ä remettre les morceaux en place. íl y a eu Maria Lucia, dont la tendresse m'a laíssé une sorte de nostalgie ä vide, de je ne sais pas quoi. Puis on aurait dit que touš les habitants du village s étaient ligués pour nous rendre heureux. Pourvu que notre équipe perde la partie. D'ailleurs, cette fameuse partie a failíi faire des morts, et seule la pré-voyance du policier nous a sauvés du massacre. Mais nous ne pouvions pas le savoir, rien n'avait été dit sur cette condition. Pour le reste, chaque matin, les gens du village étaient la pour nous entourer de sollicitude: on ne nous laissait pas payer au bar, nous étions invites dans toutes ies families importantes et les cireurs de chaussures nous poursuivaient pour frotter nos souliers. Ma popularite a d'ailleurs commence avec letonnement du premier cireur de chaussures qui m'a aítrapé, lors-qu'il a constate la taille de mes souliers. En fait ils ne sont pas enormes; pointure 46, comme cest ľhabitude dans la famille de mon pere. Personne n'avait jamais vu des pieds comme les miens; et la, devant ľaggíoméra-tion, il m'a fallu me déchausser pour qu'on s'assure que je ne trichais pas. Mes copains se marraient de mon 24Ó iE PAVILLON DES MIROIRS succěs de cirque, et m'ont aussitôt surnommé «la teneur des blattes». Sur le coup, íorsque j'ai été découvert, jaj eu peur: píusieurs étaient armés, les revolvers accrochés aux ceintures comme dans les films américains, et ils étaient si excites que j'ai cru qu'ils aílaient lyncher quel-qu'un. Ca s'est calmé au bar, mais j'étais encore au centre de l'attention. Puis la féte a repris de plus belle avec ľarrivée d'un jeune homme baraqué comme une armoire. Ils étaient alles le chercher entre-temps; et il est venu, armé lui aussi, pour connaítre celui qui osait avoir les pieds plus grands que les siens. Cetait «Pied de Bceuf *>. En me voyant si jeune, Ü est devenu enthou-siaste ä son tour, surtout quand il a su que nous avions le méme prénom. II est vrai que mes pieds sont plus longs, ce qui a été constate en mensurations successives par divers arbitres. Mais il ne s'appelle pas «Pied de Bceuf* pour rien: ses pieds sont une masse colossale, ronds et calleux, et pour ce qui est du volume ils iais-sent les miens trěs loin derriěre. Son honneur était sauí, et notre prénom comraun atíestait ďune certaine facon son propre prestige. Pied de Bceuf est reste mon meilleur copain durant tout ie séjour. II ma emmené partout dans la ferme de son pere, en insistant pour que je porte ä la ceinture un 38 extrémement lourd et avec une gächette trop dure. J'ai eu beau lui demander de me préter un calibre plus petit parce que mes tírs devenaient dangereux, il n'a rien voulu savoir. lí avait aussi armé plusieurs de mes camarades, et nous sommes tous allés dans la forét pour chasser le jaguar. Une chasse effrayante. íl n'y a plus de jaguar. Les víeux de ľendroit n en ont plus vu depuis au moins un quart de siécle. Mais Pied de Bceuf et ses co-pains tiraient dans toutes les directions, sur n'importe quoi, en exhortaní les autres ä en faire autant. Moi aussi, iE PAVILLON DESMÍROIRS TAI je tirais, en essayant de viser le cieí puisque le recul de nion arme faisait partir les coups sur le côté, au risque de tucr quelqu'un. Pied de Bceuf tirait bien, des deux mains, et il s'amusait ä faire des duels avec les arbres, dégainant en croisé pour déchiqueter les troncs qui ne lui plaisaient pas. Puis nous avons été recus par son voi-sin, un autre planteur de canne, qui nous a regales jus-qu'au milieu de ľaprés-midi avec de la cachaca de son cru. Nous étions complětement ivres quand le repas a été servi. Ivres et armés. Notre hôte, un homme déjä ägé, avait la particularité d'avoir une jeune épouse da peine treize ans, jolie comme un ange. Elle était assise ä ses côtés durant le banquet, et nous pensions quelle était sa fille. Nous la regardions avec beaucoup de plaisir, et les copains ont méme été prodigues en sourires, en toasts et en compliments envers la fillette. Jusqua ce que la bonne lui apporte un bébé, quelle se dégrafe pour allai-ter comme une Vierge Marie, avec les seins les plus blancs qui soient, pendant que le vieux nous faisait re-marquer la robustesse et ľappétit de son fils. Tous ä la table suivaient fascinés les mouvements des lěvres du bébé, gourmands, ľeau ä la bouche, dans un silence de communion par peur de manquer de respect. La ma-man s'offrait ä nos regards, les yeux fermés et la bouche entrouverte, en laissant paraitre ses dents écartées de petite fille. Heureusement que ie fermier ne nous a pas tenú rigueur de notre méprise, sans doute trěs fier de voir sa jeune épouse attirer la convoitise de tous ces étrangers. Le plus drôle, c'est que ses autres fiis étaient aussi grands que nous, et ils setaient montrés aussi sauvages que Pied de Bceuf pendant la chasse. Le soir, de retour en ville, une des families a donne une grande féte en notre honneur. Plus discrete, dans leur propre maison, et sans beuverie. Mais avec 248 iE PAVILLON DES MIROIRS beaucoup de choses ä manger, des fritures et des gateaux ä n'en plus finir. Toutes les filles de bonne fa mi II e y étaient réunies pour nous rencontrer, dans un dé-píoiement de rires, de chuchotements et de froufrous de robes trop rembourrées. Cetait a notre tour d'etre chas-sés. Et, quoique sans revolver, ces filles paraissaient plus armées et plus décídées que Pied de Bceuf et ses co-pains. Cetait trěs agréable d'etre ainsi poursuivis. Elles ne nous ont pas laissé le temps d'etre génés, nous traquant, passionnées, comme si cetait leur derniěre chance de trouver un homme. Je n'avais jamais connu une proximité aussi intense avec des filles. Lorsque j'y pense, la sensation d'ivresse me revient tout entiěre, dans un melange de parfums sucrés, ďhaleine légěre-ment acide aux senteurs de salive et de filleíte, se con-fondant avec les effluves de vanille, de chocolat et de jaunes ďoeuf ä la noix de coco. Dans la chaleur de la salle encombrée, de mignonnes gouttes coulaient sur les fronts et entre les seins. Puis ca se passait des mouchoirs parfumés ä ľeau de Cologne, ca s'éventait, ca soufflait discrětement sur les aisselles et ca courait aux toilettes dans un enjouement strident et avide. Děs notre arrívée, j'ai été attrapé par les filles; sans me laisser le temps de fuir, elles m'ont conduit dans le jardin pour me presenter ä une petite qui était amou-reuse de moi. je ne sais pas en quel honneur, peut-étre quelle m'avait vu en ville. Toutes les autres savaient deja que je íui étais promis, méme si je íaisais semblant de ne pas ětre au couraní. Dans leur téte, elles avaient arrange tout le scenario, et j'ai été ainsi case děs le depart. Ou peut-étre que la fille m avaít gagné dans un ti-rage au sort, ou que Pied de Bceuf lui avait promis de me donner. Pendant ce temps, les copains étaient gavés de sucreries, accrochés pour danser, disputes pour la LE PAVILLON DES MIROIRS 249 conversation en attendant qu'ils montrent leurs preferences. Pas moi. Jétaís ľinviíé de Maria de Lourdes, la jolie fillette toüte petite, maís trěs décidée ä me garder. Aprěs quelques secondes dune géne artificielle, eile m'a pris en sa possession pour le reste du séjour. Elle faisait comme si ca allait de soi, et eile m'a méme grondé de ne pas étre venu lui rendre visitě plus tôt. Sa main ne lä-chait pas la mienne. Elle m'a fait faire le tour de ses parents et amies, pour me presenter, ä la facon ďune veritable fille de fernher; puis eile m'a mis devant une colossale assiette de petits fours et de gáteaux prepares spécialement ä mon intention. Je me sentais plus ivre que íe matin, trěs adouci. Au debut, j'avais cru que ce netait qu'une blague, comme l'histoire de mes pieds. Mais non. Maria de Lourdes me surveillait, eile ne me íächait pas, les autres filles ne s'approchaient qu'avec des sourires complices, et malgré mes protestations il a fallu que je la laisse m'apprendre ä danser. A la fin de la soiree, eile me regardait avec les yeux les plus amou-reux du monde, en me disant des choses romantiques, auxquelles je répondais, en transe. Plus tard, dans le bar, oü j'avais enfin réussi ä re-joindre les copains, j'ai encore été l'objet de blagues. Pied de Boeuf ne comprenait pas comment un gars aussi grand que moi pouvait se laisser prendre par une fille si petite. J'acceptais les verres, le sourire beat. La biěre goü-íait ľhaleine de la fillette mélangée ä la vanille. Je ľai revue le lendemain pour ďautres confidences, main dans la main, derriěre son jardin. Puis le soir, avant la partie de basket-ball, oü I eclaimge rudimentaire nous a permís de nous embrasser en bonne et due forme. La partie elle-méme a été une horreur, je ľai déjä dit. Méme amortis par lalcool nous étions de taille ä les battre. Le plus grand de leur équipe n'arrivaít pas ä mon 250 If PAVILLON DES MIROIRS épaule. Les paniers étaíent d'ailleurs places trop bas pour étre réglementaires. Sans ríen soupconner, nous avons commence par faire montér dangereusement notre score. La foule s'agitait, de plus en plus agressive armée et préte ä défendre ľhonneur du village. Leurs joueurs cognaient de plus en plus fort, l'arbitre ne voyait rien. Mais ils étaient incapables de faire des paniers. Quelques bagarres éclataient ici et lä autour du terrain, la partie fut interrompue parce que les spectateurs ne voulaient pas rendre le ballon, et les cris de haine se fai-saient chaque fois plus irisistants. Des coups de feu par-taient, encore isolés mais bien clairs, et chacun de nos paniers était hue. Notre professeur nous a donne ľordre de ralentir le rythme, mais les autres ne marquaient tou-jours pas de points. Au cours dune interruption, le polici er nous a réunís pour mettre les choses au clair: il se dégageait de toute responsabilité si nous persistions ä humilier de la sorte les habitants du village. II nous or-donnait de perdre, coüte que coüte, quítte ä mettre ie ballon dans notre propre panier. La peur et le sort aidant, nous avons réussi ä retourner completement la situation. Au grand plaisir de ľautre équípe et de la foule enthousiaste. Ils s'en fichaient de nos manoeuvres, de nolre comédie, de nos mímiques de désespoir lorsque nous remettions le ballon entre leurs mains. Ou encore quand nous marquions des buts dans notre panier en feignant de mal contrôíer les sauts pour le retour du ballon. Děs qu'ils eurent deux points d'avance, l'arbitre a sifflé pour signaler la fin de la partie. La joie de ía foule était ä son comble et, faute de feux d'artifice, on déchar-geait les revolvers vers les étoiles. Nous avons été transposes ä dos d'homme, en triomphe jusqu'au bar. La beuverie a dure toute la nuit. Nos adversaires étaíent bien satisfaits de leur victoire, sans rancune, et merne iE PAVILLON DES MIROIRS 251 tiers d'avoir pu rattraper leur retard pour battre une équipe comme la nôtre. Le policier commentait avec le plus grand sérieux le revirement de la situation, en précisant que leur équipe avait l'habitude de se réveiller au milieu de la partie, pour mieux surprendre ľadver-saire. II paraít que ca se passait toujours de cette facon lorsqu'ils jouaient au football contre Ses équipes ad-verses. Mais cetait la premiere fois qu'ils avaient l'occa-sion d'appliquer leur tactique au basket-ball. En fait, cetait la premiere fois qu'ils jouaient un vrai match de basket. La veille au matin, ils cherchaient encore des joueurs et apprenaient en vitesse les regies avant de nous affronter. Mais comme cetait la tradition, ils avaient gagné avec acharnement malgré la marge serrée des points. J'ai revu Maria de Lourdes le lendemain, et encore ie soir pendant la fete d'adieu. Notre couple avait entre-temps acquis la reconnaissance sociale; eile s'appuyait ä mon bras en regardant alentour avec un air de proprié-íaire féodal. Naturellement, je lui ai promis de répondre ä toutes ses lettres, de venir la voir pendant les vacances et de séjourner chez eile pour mieux connaítre sa famílie. N'importe quoi, pourvu quelle continue ä me re-garder avec ses yeux pleins de passion, quelle se colle encore ä moi pendant la danse pour que je sente ses peius seins sur mon ventre. La féte d'adieu s'est terminée au bar. Au matin, Maria Lucia nous a encore embrassés sur le front; son man nous a serré bien fort la main en nous invitant ä revenir. Depuis lors, je ressens un tas de sentiments nou-veaux, aux odeurs insinuantes, et qui me dérangent comme une carence. Le college est devenu bien fade, et dans mes reveries tout est un peu confus. Avec la fin de ľannée qui approche, les journées sont libres pour 252 LE PAVILLON DES MIROIRS qu'on prepare les examens. Mais je ne fais que réve Les dortoirs restent ouverts ä la journée longue, les soi ties en ville se font plus nombreuses et le temps cou! avec une douceur incroyable. Bientot ce sera la fěte, i fin de mon cours secondare, avec les families, des füle les sceurs des copains et la danse. Fattends avec imp; tience, pour la premiere fois. Ca ne va pas etre coram lorsque j'étais avec Maria de Lourdes, je le sais biei mais ca me rend joyeux. Puis apres, quelques jours sei lement ä la maison, le temps d'y passer Noel, et not partons en voyage. Le prof Borborema nous emměn^ visiter le Nord-Est, dont il a tant parle dans ses cours de géographie. Le pere ďun copaín, qui a de gros pistons au gouvernement, nous a promis de nous fournir les vé-hicules, et nöus dormirons dans les garages de la Voirie, le long de la route Rio-Bahia qu'on est en train de cons-truire. Si le temps nous le permet, nous irons jusqu'ä Recife. Je nose pas encore y croire. Tout ľété loin de la cuisine í Cette perspective me fait oublier jusqu'aux filles qui viendront ä la fete. Et tant pis si je n'ai pas de costume pour aller danser. L'uniforme fera faffaire. 20 L'autoportrait est chaque fois un exercice ďhumilité. Le résultat final peut paraltre embelli aux yeux des au-tres; en ie faisant cependant ľartiste a touché plus profon-dément ä sa fracture. S'il a ľair de ne pas trop se massacrer, sií réussit malgré tout ä boucler un semblant ďunité, cest uniquement dans le but de pouvoir continuer ľinvestiga-tion. Comme ľhomme de science, ľartiste utilise des mo-děles, des hypotheses de travail pour chercher son objet qui se dérobe. Chaque nouveau portrait lui permet de ne pas lächer la corde, ďajourner la plongée dans le gouffre. Lui seul connaít le sens de chaque ride, des imperfections, la forme des rictus et les distances par rapport ä soi. Tout comme le spéléologue se guide par les anfractuosités des surfaces souterraines pour mieux poursuivre son exploration. Cest, dune certaine maniere, une chute, puisqu'il n'y a pas de retour, mais une chute íente, un gííssement fait de charmes et permettent de mieux s'approprier les visages de la mort. Sa matiěre est le temps qui passe, grave dans les plis et les cicatrices du visage. La fluídité du temps se perd cependant dans la matiěre, et ce qui reste est figé, da-vantage devitalise ä chaque nouvel essai de ressemblance. On ne garde du mouvement de la vie que la succession de ses autoportraits, tout comme la trace de sang le long dune paroi indique le mouvement dune chute. 254 iE PAVILLON DES MIROIRS >|§ A chaque nouveau portrait, je cherche ä décoíler une "•? nouvelle couche de cette identite faite de rajouts comrrie 3 les vétements d'un clochard. Je ne garde que les tics, les"" ■ S deformations, ľaffaissernent des chairs et les saillies des ;í os. Si je conserve des accessoires, c'est en m'inspiraní de :: Rembrandt, iui qui aimait tant les parures lorsqu'il scru- VV tait les ravages du temps. Mais ces accessoires ne sont lá ;? que pour accentuer l'effet du dévoilemení, pour préciser ía mesure, de la méme facon que le marteau suggěre les dimensions du site sur les photos des géologues. Les portraits sont des moments isolés avec lesquels je souhaite capter la vie. Elle se dérobe cependant, et seuls les moments demeurent. Chaque autoportrait est ainsi unique, en decä du mouvement, imparfait et inachevé. Les observateurs devront les relier les uns aux autres par l'artifice de la chronologie; le collier qu'ils ont l'air de former n'existe qua cause de la ficelle du langage. Derriěre le front qui est peint ä chaque tableau, il n'y a qu'un sem-blant ďunité; en fait seules restent la succession d'images, de preoccupations et ďangoisses réunies par la démesure de vouioir fonder une identite. Et le dernier autoportrait n'acheve rien. Chacun est ainsi son propre échec, dans une descente vers la mort. Voilä son unique beauté. L'exercice a quelque chose d'analogue au déma- '. quilíage de ľacteur seul dans sa loge, aprěs que le spectacle est fini. Et il se fait d'autant mieux que ľartiste est conscient de 1'imperfection de son jeu. II n'y a pas d'auto-._ portrait lorsqu'on est heureux; Íl tombe ä faux, comme ľacteur qui garderait son déguisement dans la vie de tous les jours. Uindividu n'apparaft dans sa finitude que lorsqu'il depose son masque. Les masques sont du registre du mythe, de la durée et de ľharmonie. La mort n'existe que pour ľhomme démaquillé; sinon il se donne encore en spectacle, histrion jusqu'ä la fin pour camoufler sa peur. iE PAVILLON DES MIROIRS 255 Mais s'il est fait avec courage, Facte de se démaquiller souiage son homme. Si ce n'est que par íe mépris envers les spectateurs fascines qui quittent la salle. Ľacteur se sait acteur et, devant le miroir, il renoue avec ľacte méme de jouer la comédie, mais ä rebours cette fois, en se dé-pouillant du mythe pour retrouver sa finitude. Le peintre donne le meilleur de son metier ä chacun de ses portraits, méme s'ils ont l'air de tomber en decä de ses performances les plus spectaculaires, de ses machines les plus grandioses. II le fait seul ä seuí avec la mort, en scrutant son objet comme i'anatomiste qui sait que l'enve-loppe est vide. Du frottement entre la matiěre et ľespoir d'une conscience vient alors cette impression insolite que les autoportraits sont vivants. II est trěs rare qu'un artiste arrive ä cette vibration lumineuse dans un portrait dau-trui. Cest que les autres ne sont jamais aussi proches que notre propre finitude. lis ont l'air de durer, ils font partie du spectacle, on pense qu'iis sont indispensables. Mais děs que la fete est finie, le soir devant le miroir, seul, le crane est lä qui demande notre consideration. Et les autres disparaissent dans le fond de la memoire. Le lendemain, de retour ä la vie, entourés des mouches de la place publique, nous reprenorts l'illusion que les gens sont reels; avec eux les masques sont ä nouveau de mise pour ca-cher notre solitude. La connaissance de ce colin-maillard est peut-étre l'atout le plus important d'un artiste, s'il veut dépasser un tant soit -neu sa condition de marionnette. Le dispensaire public, les bulles de gaz ä la surface du canal Mangue, voilä mes premieres rides. Livrogne Camélias et mes amours esquissent les contours de I'ensemble, le mouvement du geste. Le dessin saccentue singuliěrement avec les gens que j'ai rencontres ä Castelo; plus que leur tendresse, ce fut leur désespoir qui me frappa, leur enfouissement dans la viscosité la 256 iE PAVILLON DES MIROIRS plus bete. Pourquoi ne sortaient-ils pas de ce trou? La journée finissaií inexorabiement au bar, et merne le jeu était soumis aux impératifs de ľimmobilité. Aucun risque, aucune audace. Seul le mythe des jaguars d'au-trefois les faisait encore frémir. Puis ce fui la rencontre de la misěre, face ä face, pendant un long voyage dans le Nord-Est. Une experience cruciale. Mes couleurs, mes Hgnes, fes perspectives fuyantes, les diagonales agressives et le regard frontal des personnages y trouvent leurs origines, j'en suis certain. Aprěs ce voyage, j'ai encore vécu ďautres choses, et avec la měme avidité, en m'empiffrant ďimages ä chaque occasion comme j'en ai l'habitude. Mais je digérais désormais selon le canevas de cette route de misěre. De la měme facon que, lorsque j'aime une femme, ce sont les parfums et un goüt anciens qui connotent mon abandon. Les visages résignés, les plis partant des mains et s'étalant vers les pieds comme des crevasses aprěs la pluie, le sol aride sous le soleil violet par trop de jaunes dans ľaímosphere, et avec ca le bourdonnement des mouches bleues sur le marécage vert des toilettes ä ciel ouvert. Plus le rouge des plaies, toutes sortes de rouges, depuis les muqueuses jusqu'au sang, en passant par ľécarlate de la honte. Une misěre nouvelle, purement animale. Une ignorance complete, et la survie pour seul souci. Sans revolte, avec de ľhumilité et de la resignation, des étres accrochés ä la terre et aux bourgades, les yeux hagards. Avec un respect quasi reíigieux envers les policiers et les chauffeurs, dont la mobilite garaniit le pouvoir. Des gens fondus définitívement dans la maté-rialité du monde, comme des choses, simple décor, et tout ä fait tableaux. Partout le contraste saisissant entre la pauvreté des gens et ľexubérance de la nature, LE PAVILLON DES MIROIRS 257 füt-elle désert, marécage, pustule, panier de fruits, car-casse, bourgeon de sein, tas d'ordures ou enfant estropié. L'homme de la misěre vit dans un monde different de tout ce que Ton connaľt. Les gens ďici ont beau parier de communauté ou de culture autochtone, en jouant les ethnologues en bermuda, ce n'est que de la mau-vaise foi pour éviter de dire la pauvreté et ľignorance. Vouloir protéger le folklore et les modes de vie ances-traux, ne pas vouloir sortir les gens de lä, relěve d'une mentalite de directeur de zoo. Ca fait missionnaire, měme si cest de plus en plus ä la mode. Mais il y a pire: ceux qui n'ont měme pas de prétendue culture ni de folklore pour se cacher, qui ne sont que de la matíěre premiere. Du bétail humain, des volumes dans le pay-sage, au service de petits seigneurs qui se vendent ä leur tour ä d'autres petits seigneurs, successivement, jus-qu'aux rapports abstraits des statistiques. Et notre haine qui s'estompe a mesure que le regard seloigne de la souffrance individuelle. J'ai vu de ces blessures, de ces yeux de bete traquée, tant d'oppression et de patience que je ne peux plus croire ä l'harmonie des petits villages ni ä la sagesse des humbles. Des hommes réduits ä n etre que des signes d'hommes, rien que des épouvantaiis. Cest comme ca que je les ai captés, avec ľillusion lointaine que je cap-tais des hommes comme moi. Ce fut un renouement avec ma propre tuberculose, avec la mort minerále, avec {'exclusion. íls sont revenus me hanter lorsque je suis devenu moi-méme un étranger, pour m'aider ä expri-mer le fait d'etre autre dans le décor des repus. Je les re-produis depuis lors sous la forme ďimages plastiques, pour mieux m'approprier ma propre blessure. Ľengagement social qui, dit-on, existe dans mes ceuvres n'est lä que par le regard des autres, ce regard 258 iE PA VILLON DES MIROIRS qui exprime leur propre malaise. Lorsque je les crée, ce nest pas í'amour des Iiommes qui me guide, mais leur surface extéríeure. Ces muscles qui se crispent en révé-lant des tendons, des squelettes, ces bouches qui crient, toutes ces mains qui pleurent restent malgré tout silen-cieux dans leur forme plastique. Je m'exerce ä les rendre mobiles par la qualité de mon art, pour satisfaíre ma propre peur de la minéralité. Au lieu de formes abs-iraites, je me plais avec les corps humains, l'anatomie et les regards pour accentuer le semblant de conscience chez mes mannequins. Seule i'imagination me relie au désír. Mes innombra-bles modeles, ou tout corps feminin deshabille, ne mobilised en moi que des pulsions plastiques. Je ne ressens de désir veritable qua ľégard des corps que je peux dé-voiler en réve, vis~ä-vis desquels je peux avoir ľillusion qu'ils cachent une identite. Les autres ne sont que des volumes que je me plais á organiser en apparences de corps. Et la souffrance, les rides et ľossature sous-jacente sont un apport essentiel pour la ressemblance du portrait, pour ľillusion de son caractěre. Aprěs tout, l'anatomie extéríeure est le dernier des masques nous prote-geant de la souffrance animale, děs que toutes les autres couches sont eníevées. Et ľhomme de la misěre dans tout ca ľ L'injustice me répugne, c'est lá un souvenir et un reliquat de mon en-fance. Mais plus que l'injustice, la passivité. Et ľhomme de la misěre est si long ä se metíre en branie. Je sais tout ce qui ľopprime, et j eprouve envers íui, děs qu'il se revolte, une Sympathie naturelle, méme si je sais ďavance que ces élans vont encore me décevoir. Quelque chose comme un melange bien dosé ďempathie, de compassion, avec du mépris envers la suffisance des repus. Jen reste généralement la. Mes tableaux me suffisent 21 Nous sornmes seulement neuf copains préts ä parmén voyage. Les autres n'ont pas eu le courage de venir. Ou bien ils avaient des choses plus interessantes ä faire pendant les vacances. Le professeur Borborema surveille les derniers préparatifs avant qu'on s'entasse tous dans la camionnette et la Jeep du ministére de ía Voirie. Les deux chauffeurs qui nous accompagnent pa-raissent bien sympathiques; ils semblent s'amuser au-tant que nous, contents ďavoir été choisis pour se pro-mener tout en gagnant de ľargent pendant ľété. Pintado, un grand roux dage moyen, et Nenem, un jeune Noir, sont tous les deux trěs costauds. Les gens de la Voirie nous ont garanti qu'ils connaissent la route comme leur poche et qu'ils sont assez débrouíllards pour nous tirer de n'importe quel pétrin. Ces considerations ajoutent a. notre impression de partir pour une grande aventure. Le soíeil vient ä peine de se lever sur la plage de Botafogo, avec ses rayons rouges percant la chaleur de ľair. Les rues sont vides. Nous avons häte de gagner la route; la journée s'annonce trěs chaude et, empílés íes uns sur les autres comme nous le sommes, ca va ětre bien inconfortable. Děs les abords des usines de gaz, l'odeur de marais provenant du fond de la baie envahit ľaír. Autour des favelas, les nuages d'urubus s'abattent 2Ó0 If PAVILLON DES MIROSRS sur les montagnes d'ordures dans une ambiance de féte. Fuanteurs d'iode et de methane. Ma chemise colie sur ma peau et sur le siege, pendant que je me laisse péné-trer par les images qui défilent derriěre la vitre. Les ma-sures en équilibre sur les marais semblent entourées d'une vapeur épaisse; on y distingue des essaims d'en-fants presque nus qui jouent sur les planches, lis ont ľair de flotter sur la boue noire des déchets en imitaní les urubus. L'avenue Brasil, Ramos, la plage Caju, la misěre qui se reveille. Puis les raffineries qui semblent, elles aussi, flotter ä la surface des marais. Aprěs Caxias, ľair est plus respirable, la plaine plus verte, et nous lais-sons derriěre nous les brouillards toxiques et les masses d'habi ta nts. Nous traversons des villages moins peuplés, mais encore d'une certaine facon familiers, se ressemblant tous: Alem Paraiba, Leopoldina, Muriaé. D'une misěre diffé-rente de notre misěre urbaine, presque vides, les mai-sons délabrées, la terre battue remplacant le pavé. Les gens vont nu-pieds; ici et lä des mulets charges circuíent parmí les camions. Chaque fois plus de camions, aux baches rouges de poussiere, venant de trěs loin, charges de bétaíl humain, et qu'on nomrae «per-choir de perroquet». Des gens qui aboutiront aux marches ä esclaves des grandes villes du Sud, rouges et poussiéreux comrae des statues, pour y chercher du travail et pour caser leurs fillettes. Caratinga, notre premiere etape. La Jeep a besoin d'un réglage. II n'est pas tard, mais la ville est aussi morte que les autres. Les rues principales sont en pierre, et il y a méme des trottoirs. Děs que ľon bifurque sur les rues laterales, en seloignant de ia grande route, elles de-viennent de simples chemins de terre bordés de ma-sures de boue séchée et aux toits de paille. Toutes ces iE PAVILLON DES MSROIRS 2Ó1 villes me font penser ä des insectes allonges, suivant le parcours de la route principále: gras au milieu, avec les partes laterales en terre battue glissant vers l'indigence. Ce ne sont que des lieux de passage. II importe peu aux camionneurs que la bourgade soit plus ou moins vétuste; le bar-restaurant, la station-service, l'auberge et ie quartier des putes, voilä ce qui compte pour qu'il vaille la peine de s'y arréter. Notre auberge est vide et fraíche avec son plancher de ciment, ses murs blanchis ä la chaux et ses lits de Campagne. Rien ä voir dans la ville; tous les chemins débouchent sur le quartier des íumiěres rouges. Les bordeis sont vides, et měme les bruits de musique paraissent endormis, comme les fillettes maigres qui attendent devant les portes. Le clocher de ľéglise peint en couleur aluminium prend des teintes de cuivre incandescent au coucher du soleil. Leclairage des rues est pratiquement inexistant, et de partout la route se détache comme une série de phares se déplacant ä haute vitesse pármi les nuages de poussiere. Nous jouons aux cartes pour attendre le som~ m eil. Petit déjeuner copieux parce qu'il fera trop chaud pour manger durant la journée. Pendant que nous re-chargeons la Jeep, les gens se rassemblent pour nous contempler comme si nous étions une apparition reli-gieuse. lis sont simpíement lä, sans signe de curiosité, en silence pour participer en quelque sorte a cet événe-ment insolite, avec des visages sérieux, Des enfants immobiles, des fillettes échevelées dévoilant des cuisses maigres sous les robes trop courtes. Ľair du matin est déjä chaud et chargé de poussiere rouge. Ľasphaíte s'arréte ä quelques metres de la sortie de la ville. Nous prenons la veritable route, sans accotement, sans signalisation, peuplée de camions qui avancent 262 LE PAVILLON DES MIROIRS difficilenient. II y a de plus en plus d'accidents inierrom-pant la circulation. Puis les ébouíements nous obíigent ä faire de grands détours par des sentiers de Campagne, en nous guidant par les seules marques des roues dans la boue. Les bars se font rares, les étapes plus longues, et nous devons commencer ä surveiller le carburant Ac-crochés aux pare-chocs des camions apparaíssent deja les barils d'eau et les outres de cuir recouvertes de boue. Nous allons vers ía sécheresse, ä une journée ä peine de la plage Botafogo. Des enfants vendent des fruits le long de la route, et nous commencons ä remarquer les filiertes qui saluent les occupants des véhicuies. Elles sont habillées de hail-Ions, en petits groupes aux abords des villages. Les chiens aussi ont ľair affamés et craintifs, tout comme le betau qui broute l'herbe rachitique des champs. Le pay-sage est tache d'immenses étendues de terre rouge éía-lée ä la surface des savanes, formant des tas qui peuvent parfois s etendre sur des kilometres. Ce sont des nids de saüvas, les fourmis rouges qui déciment systématíque-ment ia vegetation. Comme ía lěpre. Rien ne leur résiste. Les paysans leur abandonnent le terrain pour aller planter aílleurs, jusqua ce qu'elíes s'approchent de nou-veau. Ravage par les feux et les fourmis, le paysage tropical devient désert. Les arbres denudes et noircis res-tent sur place tels des squelettes qui crient sous le soleil. La seule protestation visible. Le vert devient de plus en plus saie, píutôt gris, et ľoxyde de fer sous toutes ses teintes assomme le regard. Les habitants aussi se plient ä cette hierarchie des ocres: leur peau, les vétements sales, les cuirs crus des chapeaux et des sandaíes, jusqu'au violet téte de mort autour des orbites des enfants. Au matin, le contraste de tous ces teints de terre avec 3e bleu du ciel est saisissant, et les nids de fourmis éclatent Li: PA VILLON DES MIROIRS 263 alors comme des taches de sang. Le bleu disparalt ä mesure que le soleil monte pour laisser la place ä ľocre, iüSQuau soir, quand pour un instant les couíeurs re-viennent en des crépuscules spectaculahes. Les gens sont de simples figures immobiles dans le paysage. Ils déřilent derriěre la vitre sans activité aucune, et parais-sent attendre un miracle dont on ne voit pas les signes. Les fiílettes au bord de la route ont les mémes ocres pour parure, nu-pieds, tenant parfois un bébé ou un panier de fruits. Pintado nous explique que ce sont les passagěres des camions. Elles se font transporter dun village ä lautre, et reviennent par le méme moyen. Elles se donnent ä un des chauffeurs dans le lit de la cabine, pendant que lautre conduit. Des petites da peine neuf ans, qui supportent la besogne comme des grandes pour rapporter de quoi manger ä la maison. Sans aucun droit, au risque coniinuel de recevoir des coups ou d'etre je-tées par la fenétre si elles font trop d'histoires. Comme on jette un mégot trop mäché. Des enfants sans jouets et sans sourires, qui ne se sont jamais émerveillées. Prises et larguées au bon plaisir des chauffeurs avant meme detre puběres. Car děs que viendront la grossesse et le bébé rachitique, ce sera la faim. «Faut pas avoir de poils», ajoute Pintado malgré la moue contrariée de Borborema. «Sinon cest déjá femme; ca sert plus. Cest plein de petites putes toutes neuves chaque jour... II faut que ca mange dans les families. Les vieilles, elles restent pour s'occuper des petits. üu bien dans les bordeis, si elles sont jolíes... seulement les meilleures.» Pintado parle lentement, avec de longues pauses, comme s'ií soupesait chaque propos avant de le livrer. 11 nous fait la lecon comme s'il parlait tout seul, mais avec le souci ďattirer notre attention sur les details de la route. Borborema reste silencieux, ä regarder gravement 2Ó4 iE PAVILLON DES MIROJRS le panorama qui défile. S'Ü s'agit dun thěme comme les saiivas ou la sécheresse, íl complete alors les dires du chauffeur par des details techniques. Sinon i! se tait. Pintado est plus competent pour décrire les choses de la vie. Mais Borborema souffre. 11 a beau étre honnéte, ü reste quand méme catholique; et parfois il a ľair ďavoir honte de son Dieu. Nous regardons en silence, avec un sentiment de géne nous aussi, rnalgré la curíosité et nos fantasmes. Mon admiration envers Borborema grandit chaque jour, envers son courage de nous montrer ce que les autres profs ne connaissent que par les livres. Pintado poursuit ses lecons durant les arrets. Dans les bars, il salue les gens et entame des conversations lentes, en monosyllabes et signes de téte. Les merries visages partout, les corps menus aux mains enormes, noueuses et crevassées. Les bouches édentées, aux sou-rires francs et genés ä la fois. lei le calme atavique se confond avec la lenteur des gestes due ä la malnutrition, lis racontent leurs histoires par des juxtapositions et de longues pauses, tout en coupant le tabac en corde avec des couteaux ébréchés. Le geste de rouler les cigarettes dans la paille de mais est particuliérement délicat, les grosses mains aux ongies ravages entourant le tabac avec un soin ďartisan. Leurs muscles sont comme des tendons tirés sur les os, les pommettes percent les visages glabres ďlndiens metis. Les pieds sont aussi crevasses que les mains, encerelés de laniěres de cuir qui tiennent des semelles découpées dans de vieux pneus. Ici et lá, plus rarement, un Noir, en general plus actif que les autres, venu des villes, aíde-mécanicien. Puis les vieillards tout courbés, squeíettiques, aux yeux encore brillants de íarmes, mais souvent aveuglés par des accumulations jaunätres en forme ďanémones. Des vieux qui ne parlent plus, qui restent comme des volumes en iE PAVILLON DES MIROIRS 265 éauiHbre sur des Cannes aussi anciennes que leur corps. Partout des mendiants estropiés, enfants et aduítes, exhi-baiit des moígnons et des plaies entourés de mouches. Luxuriants de varieté et intrusifs, rôdant autour des troupes dans les bars et occupant avec confiance le paysage. Le trachome endémique setend au long de la route, la transformant en une gigantesque cour des miracles aux lunettes de soleií. La patrie est representee par les détachements militaires responsables de l'ordre, permettant aux camions de continuer leur chemin. Des soldats aux tuniques ouvertes, sales et mal rasés, qui manient leurs armes comme des batons, arrogants et préts ä mater les gens. lis boivent sans payer comme s'ils étaient les maitres du monde. Les voyageurs de la sécheresse s etalent comme des troupeaux autour des camions. Empilés parmí íeurs sacs, les visages maigres et trop sérieux, comme s'ils s'étaient habitués ä ne regarder que ľhorizon. íls voyagent assis sur des bancs de bois, entassés, des families entiěres sous les bäches des camions, ä manger de la poussiere durant des semaines en attendant la grande ville du sud. Mais ils peuvent passer encore d'autres semaines abandonnés aux relais iorsque le camion a besoin dune reparation. Stoi'ques et pleins d'espoir. Assis par terre, ils cassent la croüte süencieusement, en puisant dans la farine des sacs avec leurs mains. Peu d'enfants, peu de vieux, quelques fillettes qui connaissent déjä la cabine du chauffeur. La píupart sont des hommes et des femmes jeunes, les yeux plissés, la peau tannée ressemblant au cuir de leurs sandaies. Ils sortent lentement des camions pour setirer les jambes, ankyloses, craignant de rater le depart, mais dune patience infinie devant les toilettes ä ciel ouvert. Leurs enfants rachitiques et ventrus ne semblent pas sa-voir jouer, ne courent pas, ne rient pas. Petits et déjä avec 266 iE PAVILLON DES MIROIRS la méme gravité au fond des yeux. Le regard des pas-sants ne semble pas les troubier, comme sil les traversait sans toucher á la surface triste. Paysans sans terre. Fiers quand méme ďavoir pu économiser ľargent du voyage et de sen aller. lis ne s'approchent des bars que pour de-mander de ľeau, évitant le regard des mendiants. La peur de ne jamais arriver ä la terre promise ne les quitte pas. lis s'identifient ä leurs camions en formant des sortes de tribus ďautodéfense. L'apparence des bars se modifie ä mesure que nous avancons. II y a moins de biěre, mais de plus en plus de cachaca. De toutes les sortes. Les bouteilles sur les étagěres contiennent aussi des herbes, des serpents et des reptiles en infusion, et méme ďautres choses plus étranges encore, aux couleurs jaunátres. Pintado se fait explíquer les vertus thérapeutiques des diverses bouteilles et s'empresse de nous en faire le compte rendu. Ici les bars font office de pharmade, la cachaca étant la liqueur de base de la pharmacopée populaire la plus fantastique qui soit. Méme les noms des maladies que ces potions sont censées guérir nous sont inconnus; «bile sale*, «rate jaune«, «chauffe pisse», «verge molle», «couilles lourdes», «rein tombé», «chiasse noire», «sang lourd». II y a aussi les «poumons rauques» et les catha-res qui me font penser ä ma mere; si nous habitions cette region, eile m'aurait rendu alcoolique. Toutes ces infusions sont bonnes; la preuve, e'est qu'elles se vendent continuellement. Méme celieš qui contiennent des serpents trouvent preneur, pour «durcir la bite des vieux», ou pour la «vessie paresseuse *>. Souvent les bars vendent aussi des articles pour la macumba, livrant une rude concurrence aux rares égíises délabrées. Avec les bordels, ils constituent alors les seuls Heux de culture dans ces parages; par leurs postes de radio le monde ĹE PAVILLON DES M1R0IRS 267 tier se fait connaítre sous la forme de chansons criardes ou de priěres radiophoniques. Au fíl des arr^s dans les garages de la Voirie, nous níongeons íentement vers ľintérieur du pays. Le carbu-rateur de la leep a toujours besoin de réglages, ce qui nous oblige ä faire des étapes plus courtes. Avec beau-coup de temps libre. Les villages ressemblent tous ä la campagne environnante: arides. Le soir, nous faisons d'interminables parties de cartes en écoutant les gens des bars- Les bordels font ľobjet de nos visites guídées, les deux chauffeurs en profitant toujours pour nous ap-nrendre de nouvelles choses. Ce sont d'habitude des maisonnettes aussi pauvres que les autres, en tout point pareilles: sans électrícité, un piancher de ciment ou de terre battue, les chambrettes des femmes ínstaílées au-tour de la cour oü l'on danse les jours de féte. Les filles sont trěs jeunes, encore des enfants, mais avec une ap-parence de vieilles ä cause de la lenteur des gestes, des épaules courbées et des yeux trop enfoncés dans les or-bites. Elles ne se distinguent pas des filiertes qu'on voit au bord de la route, sauf que, parfois, elles gardent les blouses ouvertes, ou qu'elles se mettent du rouge ä lěvres pour se déguiser en putes. Une ambiance trěs triste, désolée, que la presence de camionneurs bavards arrive pourtant ä aviver. Les filles paraissent contentes de nous voir, méme si nous venons seulement en visi-teurs, rien que pour boire un verre en leur compagnie. Ca change quand méme leur routine. Elles sont si jeunes que leurs yeux brillent parfois comme ceux d'un enfant qui joue. Je repars avec un sentiment vague de pitie, mais soulagé de ne pas appartenir ä ce monde si proche de celui des minéraux. Quelque chose de cet ordre, que je ne peux pas mieux définir, mais qui s'em-pare de moi ä mesure que le voyage avance. 2Ó8 Le PAVILLON DES MIROIRS Le paysage change parfois brusquement car nous longeons maintenant les contreforts de la sierra Espinhaco. Quand nous montons un peu, la vegetation devient parfois plus touffue ä cause des vents qui ar-rivent de la mer charges ďhumidité. Mais ces exceptions se font rares. La route á peine carrossable ä pUi-sieurs endroits nous oblige ä attendre que íes tracteurs colmatent les brěches, ou qu'ils aménagent un semblant d'accotement. Nous faisons de plus en plus de longs detours par les champs en friche, en suivant ies traces des camions, et nous rencontrons des villages complěte-ment abandonnés. Toujours entourés par íes étendues bruíées et les níds de fourmis. II nous arrive de rouler la nuit pour profiter de la fraicheur.'éclaírés seulement par les faisceaux des phares. Le del étoilé dans ľair sec est particuliěrement brillant, trěs different de celui que je connaissais jusqu'alors. Les grandes villes de Governador Valadares et de Theofilo Otoni s'averent étre de simples bourgades mornes, envahies par les camions et remplies de stations-service, Leurs bars et leurs bordels, par contre, fonctionnent nuit et jour, drainant les fillettes de toute la region. On ne sait pas ce que font les hommes de í'endroit, puisqu'il n'y a pas d'usine et que leurs champs sont ä peine cultivés. Peut-étre qu'ils sont partis par la route des chauffeurs. Nous foncons ensuite sur le long troncon fraiche-ment trace ä travers champs vers la frontiěre de l'Etat de Bahia. Le decor s'asseche pour de bon. íl nous faut quand méme deux jours pour parcourír les quatre cents kilometres qui nous en séparent puisque les deux seuls troncons de route intacts sont les deux ponts qui traver-sent les fleuves Jequitinhonha et Pardo. Nous entrons maintenant dans le sertäo. Les camions se font plus iE PAVILLON DES MIROIRS 269 rares, le bétail plus maigre, la pauvreté plus nette. Les couleurs disparaissent définitivement. Méme les habits perdent leurs dessins et deviennent du cuir brut. Vítoria da Conquista, la premiére grande ville de Bahia est tout aussi deserte que les bourgades. Les rares bars sont vides, les fenétres closes, les seuls passants sont au bord de la route qui attendent un transport de fortune. Les visages rugueux sont plissés et noirs comme des pru-neaiix. Les rues sablonneuses prennent un aspect lu-naire děs le crépuscuie, et ľécho de nos pas résonne contre les murs effrités. Puis Jequié: cent cinquante kilometres qui n'en fimssent plus sur des orniéres de sable pour trouver une autre ville deserte. Les innombrables encíos pour le bétail sont vides. Tout a ľair ravage par le temps et ľaridité. Le garagiste de la Voirie nous accueille avec plaisir dans les bailments sans véhicules, heureux de cet événement inattendu. Sur les murs, il y a encore de la publicite pour la Campagne électorale du president Vargas, qui s'est suicide il y a trois ans. Nous avons déjä vu ces affiches dans les bars et les bordels; méme le prédécesseur de Vargas, le maréchal Dutra conserve encore sa place d'honneur dans certains établissements. Ces gens ont ľair de garder les affiches politiques comme ils gardent les images bénies, en les oubliant sur les murs. line fois collées, elles restent la, pälissant et se noircissant de sa-letés, les coins écornés tombant en poussiere jaune. De vieilles coupures de presse ou des feuilles entiěres de journaux d'autrefois tapissent souvent les chambres, devenues illisibles, brunies par le temps et se confon-dant avec la boue séchée derriěre le stuc qui s'effrite. Dans la cour du garage, les carcasses de tracteurs archai-ques se tordent toutes seules, écaillées de routlle au so-leil, presque enterrées sous leurs propres décombres. 270 U PAVILLON DES M1ROIRS Des déchets rendus méconnaissables sont éparpillés comme dans le champ de batailie dune guerre révoíue. Ľhéíice de refroidissement ďun vieux radiateur, rouillé pármi les tas ďossements de ľancien abattoir ajoute une note de délabrement marin au paysage sablonneux. Des chěvres maigres grimpent sur ces tas ďordures pour brouter les ronces, indifferentes ä la ferrailie qui se con-fond avec ľocre rouge du latente. Les chěvres dominent le paysage animal de la region. Depuis que nous sommes ä Bahia, on nous sert toujours du bouc au petit dejeuner: grille sur la braise, dégoulinant de graisse. Cest bien dur ä macher, mais délicieux maígré ľodeur forte des animaux trop ágés. Cest ďaiileurs la seule viande qu'on nous sert ä tabie, lorsqu'il y en a, pour ac-compagner le manioc et les haricots. II n'y a pas de fruits ni de legumes. Le café transparent est sucré ä ia cassave broyée; et íí est servi avec une goutte de ca-chaca, histoire de bien réveiller son homme. Nous traversons le fleuve Contas en direction de Fei-ra de Santana. Ä la sortie du pont, les camions sont arrétés, pare-chocs contre pare-chocs ä cause des accidents qui se succědent. Le pont lui-méme est précaire, un peu trop enfoncé dans le lit du fleuve, ce qui oblige les véhicules ä remonter la berge sablonneuse avant de gagner la route. Cest ä cet endroit que nous restons blo-qués dans ľembouteillage. Aussitôt la horde ďenfants miserables qui assaillent les camions nous entourent. lis sont une veritable légion, habitués ä cette place dans une attente organisée et intrusive, aux sons de cris et de lamentations. Des enfants trěs jeunes, irrités, ricanant, se jetant sur les véhicules mains tendues, se bousculant pour garder leur place et poussés en arriěre par ďautres encore. Plusieurs presque nus; les fiílettes avec ä peine un sac de coton en guise de robe courte. Des yeux ĹE PAVILLON DES MlítOIRS 271 enormes, écarquillés et inquisiteurs. Des blessures de toutes sortes, des eczemas qui suppurent sur les mem-bres et la tete, attirant les mouches en plein soleil. Des estropiés, des yeux infectés aux larmes jaunes, des visages aux traits vieilíis, plissés et iivides, piqués de veröle, des ventres enormes sur des jambes maigres, les genoux gonflés. lis sautent sur les pare-chocs pour mieux exhiber ieurs plaies, presque joyeux, comme un carnaval de scélérats. Si nombreux qu'on dirait que tous les enfants de la region se sont rassemblés ďun coup pour exiger reparation. Leur vision se déroule trěs lente-ment derriěre les vitres, comme un réve. lis sont expul-sés des cabines des camions, ďautres sont jetés ä terre et se relěvent en sautillant pour recommencer le siěge; ils courent ďun véhicule ä lautre, se taquinant comme de vrais enfants ou des demons déguisés. Les boiteux se tiennent avec des béquilles de fortune en de grotesques acrobaties. D'autres se tordent de rire ou nous jettent des pierres. Lorsque les camions se remetient en mouve-ment, les enfants redoublent ďardeur, poussant des cris plus aigus, frappant les vitres et crachant au passage dans un bruit de chauve-souris. Ils restent ainsi ímpré-gnés dans ma rétine comme ľacide qui mord le metal trop briliant, pour que la poussiere rouge puisse remplir les tallies de cette gravure brúlante. Le plus vieux pou-vait avoir ä peine sept ou huit ans, juste ä la sortie de Jequié, le grand centre de rassemblement du béíail pour toute la region. Se déroule ensuite la longue route vers Feira de Santana, cette fois sur un terrain plus plat et plus stable. Seule la poussiěre ne disparait pas, ni le soleil qui tape dur en créant des reflets irises et des mirages humides dans les champs. Nous sommes bien silencieux aprěs la vision de í'essaim ďenfants miserables, et chacun de 272 iE PAVILLON DES MIROIRS nous boit en solitaire le paysage sec. Je crois que mes copains aussi se mettent ä la place de ces enfants, éton-nés de ne pas faire partie de ce troupeau, soulagés et songeurs. Et si j etais de lautre bord de la vitre, et s'il me fallait crier de la sorte pour demander la charite, et si... ? Mes sentiments sont trěs confus, melanges dune rage certaine contre tous ces enfants; quelque chose aussi comme la peur, mais avec une envie de les effacer pour qu'ils ne soient pas vrais, pour qu'ils disparaissent de mes souvenirs. Pour que la possíbilité que je sois de lautre côté de la vitre ne soit pas concevable, pas mérae en cauchemar. Borborenia rompt enfín le silence pour nous donner des explications techniques sur íe relief et sur la qualité du sol. II attire notre attention sur des formations ro-cheuses, enormes et trěs anciennes, ayant résisté ä lero-sion et aux chocs de temperature et contenant detranges grottes plates comme des églises futuristes. II s'étend sur les habitudes des gens, ľagriculture de subsistance et sur les types de construction artisanale. Pintado aussi lecoute, intéressé, et il pose ä son tour des questions en deviant sur des considerations morales. En bon prolé-taire. Pintado essaye de dénigrer les gens de ces regions arides, souKgnant leur paresse, leur ignorance, leur pas-sivité. Borborema est lui-méme un homme de la caatin-ga, metis comme les paysans que nous croisons; il est sorti de sa condition par le savoir, sans toutefois sen detacher complětement. 11 ne cherche pas ä contredire Pintado ni ä engager de polémique. íl le fait ďune maniere détournée, en exposant des considerations qui semblent éloignées du sujet, en brossant un tableau plus global et plus concret ä la fois. II ne paraít pas vou-loir convaincre; il veut simplement nous apprendre ä penser. Mais toujours avec une Sympathie certaine Le PA VILLON DES MiROIRS 273 envers la souffrance des gens. II met méme en relief la condition de Pintado pour capter l'essence du sous-développement, ici et dans les grandes villes. Pintado n'aime pas voir les choses sous cet angle; ii tient á sa rage, ä sa revolte spontanée. Mais il sent que Borborema est aussi de son bord, avec plus de patience cependant, et peut-étre avec plus de foi dans la revolte. Lorsqu'il se sent lui aussi pris par les arguments de Borborema et qu'ii se laisse un peu émouvoir par le sort des pauvres, Pintado se tait, mi-boudeur, mi~pensif. Naturellement, les propos de Pintado nous sont plus agréables; ils sont plus clairs, ils lěvent une barriěre confortable entre nous et ce monde, tout en laissant de la place pour la rage et pour les blagues. Sauf que Borborema a raison. La route menant ä Feira de Santana comporte un arret obíigatoire pour tous les véhicules, Milagres. Un vrai miracle en effet que cette bourgade perdue, isolée au beau milieu du chemin comme un tableau d'horreur. On la voit de trěs loin contre le soleil qui descend dans le ciel, brillant dans ía poussiere de la route. Cest un simple élargissement de la chaussée, des deux côtés, comme une large place de stationnement qui se seraít formée ďelle-méme autour du garage. Le sol est imbibé ďhuile et de graisse, comme goudronné par des generations de camions. Les cases et les masures en boue séchée s'alignent en rangs désordonnés autour de cette sorte de place principále, au bord de ia route, cédant la place ä des taudis rudimentaires ä mesure qu'on avance vers la sécheresse sablonneuse des environs. Le garage et íe bar attenant ont ainsi ľair de bétes primitives et languissantes qui se font parasiter par une faune grouil-lante en forme de faveia. Le sens global de ľaggloméra-tion est d'ailleurs celui dune infection, ies miserables installés un peu partout cherchant ä sucer leur maigre 274 iE PA VILLON DES MiROIRS pitance de ce Heu darret ils se sont agglutinés lä, de fa-con anarchique comme une vermine, íimités dans leur nombre par les possibílités du garage, seíiolant et dispa-raissant ä leur tour pour céder la place ä ďautres plus frais. Us y sont pour les aumônes; les fíllettes se vendent dans les cubicules ruinés, les femmes font ä manger ou lavent le Hnge des voyageurs des «perchoirs de perro-quet». Les estropiés et les aveugles se battent entre eux pour attirer un grain de pitie. Děs qu'un camion tombe en panne, ou qu'il ne peut plus avancer, Íl y laisse sa charge humaine plus ou moins clandestinement, avec la promesse de revenir. Quand il n'est pas simplement remorqué dans le secret de la nuít, ni vu, ni connu. Les pauvres payent ďavance leur transport, naifs et ignorants des usages puisqu'ils ne font qu'une seule fois le voyage. Et souvent les chauffeurs ont ďautres choses ä faire que de les transporter durant des semaines. Alors ils tombent en panne. Ou encore ils repartent vides ä toute vitesse, au premier point ďeau, aprěs avoir régalé leurs passagers de bonnes quantités de viande salée. ils repartent ainsi vers ďautres cargaisons, en emmenant parfois les fíllettes les moins maigres. Et ils laissent sur place les passagers qui grossiront ľinfection de Milagres. Quelques hommes jeunes continuent alors la route ä pied, résignés, pendant que les autres dépensent leurs derniěres energies et leurs derniers biens dans ľattente du retour du camion. Puis ils se fondent dans la masse, les filíettes fraíches prenant la place de celieš qui sont deja usees, les femmes moins affamées remplacant celieš de la der-niěre vague, dans un renouvellement constant et quasi biologique. Milagres est un dépotoir de viande humaine ďoú Ion ne sort pas, dans la caatinga, ä mi-chemin entre Jequié et Feira de Santana. Deux ou trois militaires iE PAVILLON DES MIROIRS 275 désabusés veílíent ä ce que les camions ne repartent pas vides, sauf lorsque la place a besoin de nouveaux arri-vants. Pintado connaít bien ce trafic, comme il connaít bien les militaires, et il nous décrit ía situation en quelques mots pendant que íe caporal édenté rigole comme un ivrogne. II paraít que la place est connue de tous les chauffeurs qui en profitent, ä ľoccasion, pour doubler leurs revenus en alimentant les bordeís de Salvador. Les pauvres ľ Ils n'ont aucun droit Et souvent, ils ne se ren-dent merne pas compte de ce qui leur arrive; les pannes mécaniques font partie de la fatalitě, comme la séche-resse, la maladie ou la faim. Nos véhicuíes se garent n'importe comment pármi les families réunies en grappes autour des camions. Les mendiants s'approchent aussítôt, feignant la curiosité mais decides. Les fíllettes esquissent des sourires dans ľespoir de trouver un transport, les měres exhibent des bébés maigres, les chauffeurs nous toisent avec mé-fiance, craignant la concurrence. Pintado et Nenem sa-luent leurs copains et se font reconnaítre. Partout des visages fermés nous étudient avec respect ä ia vue des véhicules du gouvernement Des toilettes ä ciel ouvert dans un coin de la place montent une odeur nauséa-bonde et le bourdonnement de mouches repues. Cest lä que se soulagent tous ceux qui n'ont pas accěs au bar-rcstaurant, comme dans un marais, protégés ä peine par quelques planches de cette liquidité stagnante irisée ďhuiles, noire et bleutée. On dirait ľécoulement d'un puits de pétrole sur le sable du desert. Ä ľentrée du bar, de nombreux aveugles attendent d'etre appelés par les clients qui désirent avoir de la mu-sique. lis restent ensemble, les yeux caches par les lunettes bleues, et s'amusent avec des chansons ä répon-dre qu'ils accompagnent ä la guitare ou ä ľaccordéon. Ils 276 iE PA VILLON DES MIROIRS semblent moins miserables que les autres; leur musique est toujours la bienvenue, soit en route, soit dans le bordel, ä la porte de leglise, ä ľentrée du bar ou ä ľenterre-ment. Leurs jeunes guides, des petits garcons de quatre ou cinq ans, recueilíent les aumônes et s'occupent des aveugles; iis peuvent ainsi survivre s'ils sont jolis et in-telligents. Pintado nous expiique que les aveugles préfě-rent les petits garcons aux fillettes; iis les éíěvent comme des chiens et les pervertissent. On croit que leur cécité développe leur sens du toucher et des caresses, et que certains garcons bien enírainés valent ensuite leur pesant dor dans les bordeis pour connaisseurs de Salvador. Certains s'initient ä leur tour ä ce rythme, avec des guimbardes improvisées, et il arrive qu'ils fuient avec les chauffeurs si ľaveugle ne les traite pas comme il faut. Le bar est une piece trěs vaste, encombrée de chaises et de bancs dépareillés autour d enormes tables. Lair est continuellement enfumé par les emanations de friture des griis sans cheminée. Le plancher est dune couleur indéfinissable, recouvert d'un melange d'huile et de sable qui colle aux semeíles; sur les murs suinte une graisse päteuse. Biěre chaude, cachaca vert jaunätre avec des reflets bleus ou roses selon ľinclinaison du soletl. Nous faisons le tour pour voir Pintado rencontrer de vieilles connaíssances, histoire de s'informer de ľétat de la route, ou pour connaltre les derniers potins de la place depuis son dernier passage. Les pauvres qui n'ont plus ďargent sont entre-temps jetés dehors pour laisser la place aux nouveaux arrivants. Quelques mendiants sont tolérés dans letablissement si leurs moignons sont présentables. Les femmes jeunes circulent librement raéme lorsqu'elles ont des bébés sur le bras et, si elles savent sourire, elles sont invitees ä s'asseoir pármi les chauffeurs. Plusieurs d'entre elles sont ďaiíleurs tassées LE PAVILLON DES MIROIRS 277 dans un coin de la salíe, les blouses ouvertes, les jupes relevees sur les genoux, attendant d'etre appelées. Des fillettes accompagnées de leurs petits řrěres presque nus font le tour de la salle, pour glaner les restes en suppliant d'etre emmenées. Des mouches ä profusion se battent autour des verres de biěre et des paupiěres des bébés. La chaleur insupportable renforce toutes sortes d'odeurs mélangées ä la graisse de bouc dégoulinant des grils. Dehors, en plein soleil, I'air paraft plus respirabíe. La musique des aveugles est trěs dolente et repetitive malgré le grattement irritant du metal sur les ressorts des guimbardes. Autour du garage, des camions fixes sur des pilotis de címent, íes ventres ouverts, laissent couler i'huile sale des moteurs. La foule étalée par terre attend patiemment, les yeux résignés et distants, les jambes gonflées et les torses maigres. Milagres porte bien son nom; Sans église ni bordel, ce nest qu'une étape pour ceux qui peuvent repartir. Les vrais miracles sont rares dans ces deux cents metres ä peine au bord de ía route, dans cette bourgade qui a l'air dune pustule suintante. Pour touš les autres, c'est le terminus, le moment de vérité. La route rouge se poursuit vers le nord, illuminée par íe soleií qui decline et allonge ies ombres de ces hommes en formes de croix. Nous repartons sous ce soleil jaune-vioíet malgré la nuit qui tombe. II nous faudra rouler jusqua demain soir pour atteindre Feira de Santana. Toute la nuit, pour laisser decanter dans la fraí-cheur les impressions acides des miracles dans nos yeux, Pintado et Nenem sont aussi contents de repartir; personne n'aime coucher ä Milagres. Nous ne roulons pas vite, mais le cône des phares nous guide de facon sure. Pintado se souvient de ses sé-jours passes ä Milagres. De sa voix rauque, il débite des 278 iE PAVILLON DES MIROIRS phrases courtes que nous juxtaposons dans nos iéíes pour former des récits. Comme dans les chansons des aveugles, il ne fait que donner le rythme et nous répon-dons, chacun pour soi, en faisant défiler les images que nous venons d'emmagasiner. Le theme est le méme, do-lent et répétitif; seul ľagencement vane ä ľínfini. La nuit passe ainsi en bavardages, et méme Borborema y met du sien, incapable de se taire aprěs ce que nous venons de voir. Nous nous arrétons ä ľaube dans une auberge perdue, ou une famille de paysans nous recoit avec en-thousiasme. Petit dejeuner au bouc grille, lavage ä grande eau au bord de la citerne, café ä la cassave, ca-chaca et fumée de bois sec. Pans l'encios, Grand-Pěre, le bouc de la maison, profite de la fraícheur du matin pour montér trois chěvres, 3'une aprěs lautre, sous les applau-dissements des filles de ľaubergiste qui malgré nos airs embarrasses attirent notre attention sur cette performance matinale. Ce bouc est la fierté de toute ía famille. Comme pour faire honneur aux vivats, il fonce ensuite a grands coups de cornes sur les poteaux de l'encios, Tout ici est proche dune nature ancestrale. Méme leur souffrance semble différente, leur pudeur dun autre genre, sans commune mesure avec notre propre monde. Les enfants de ľaubergiste commentent avec admiration la force de la verge et des couilles de Grand-Pěre; elles nous montrent, avec une certaine pitié dans la voix, les autres chěvres qui sont jalouses. Ľaubergiste ajoute en riant que lui seul peut battre le bouc en puissance de couilles et que ses femmes sont aussi jalouses que les chěvres iorsqu'il sort rendre visíte ä d'autres copines. Sa femme et ses filles répondent par des rires discrets, les yeux brillants de fierté. L'aínée, dans les treize ans, a déjä un bébé dans les bras: le petit-fils. If PAVILLON DES MIROIRS 279 Islous poursuivons notre route. Les histoires de misére cedent la place aux récits d'exploits d'autres boucs, danes, de taureaux, ou méme d'aveugles et de ains'célébres. Pintado connaít des histoires extraordi-naires de paysans qui auraient engrossé des villages enters leurs propres sceurs, filles et petites-filles, donnant naissance ä des multitudes de tares. Ou d'autres encore qui ä cause de la longueur de leur verge, netaient jamais capables de trouver une femme ä leur pointure et qui devaient se contenter de mutes ou de vaches, inca-pables de laisser une progéniture. Et dont les femmes tiop jeunes mouraient les unes aprěs les autres sans qu'on sache pourquoi. La lourdeur de la veille disparaít ainsi au fil des blagues sinistres, pendant que nous ava-íons la poussiere jusqu a Feira de Santana. 22 Mainíenant je pense toujours dans une langue étrangére. Parce qu'avec le temps elles se sont toutes melees. Ca devient une sorte de traduction, par-fois fiction ou tricherie. Souvent le mot juste ne me vient pas -a l'esprit, ou il me vient dans une autre langue. Les phrases surtout exigent sans cesse un rema-niement ä haute voix, pour voir si cest bien comme ca qu'on dit. Toujours le «on», qui veut dire «ils*■; ou encore «ca», pour «ca se dit». Si je me laisse aller, les phrases sont logiques, mais elles sortent dans un dta-lecte bátard qui passe partout sans physionomie propre. Certaines tournures ou l'usage de l'argot dans un con-texte inadéquat peuvent parfois choquer mes interlocu-teurs; ils ne réagissent pas, cependant, ä cause du naturel de mes propos. Ou bien si je veux accentuer une expression, je le fais dune maniere peu usitée, et je rate mon effet. Je sais bien toutes ces choses, que je percois d'ailleurs avec eclat chez ďautres étrangers, mais je suis porté ä les oublier íorsqu'il s'agit de moi. On ne peut pas s'y arréter ä tout moment, sinon le discours s'interrompt, la tete divague et í'on perd le fil. II y a tant de choses a dire que la forme se doit de céder le pas. Merne si j'ai souvent ľimpression ďaller trop vite, comme síl était urgent de m'exprimer. Le pá villon des miroirs 281 Une fois, j'ai écouté un enregistrement de ma voix j ue j'essayaís de dieter pour mettre de í'ordre dans eS idées. Cetait elliptique ä ľextréme, avec de multiples (Üvasations logiques dune luxuriance tropicale. Trés clair dans nia tete, abstrait et concret ä la fois, mais extréme-ment peu narraü'f, comme un intérieur baroque. Je ne suis pas encore revenu du sentiment detrangeté que m'a laissé cet extérieur de mes paroles. Le plus curieux, c'était la prosodie. J'avais ľimpression d ecouter les gens de mon enfance, aux voyelSes chantantes et aux césures artífi-cielles pour marquer ľexpression. Je devinais les gestes des mains et les mimiques du visage dans les pauses al-loneées. Ľaccent n etait presque pas apparent dans la prononciation, mais Íl était assommant dans le rythme, ía melodie. Méme si je n'avais pas compris la langue, j'au-rais su immédiatement qu'il s'agissait ďun compatriote. En tout cas, quelqu'un du tiers monde. La cadénce, les pauses et retirement des voyelles s'infiltraient partout comme dans une conversation de bar, avec des amis. Si je prétais attention au contenu, l'effet devenait plus bizarre encore, disloqué, tel le discours dun enfant abor-dant de facon appropriée un thěme d'adulte. La méme impression que j'ai eue une fois, pendant un spectacle de marionnettes jouant des morceaux tragiques. Mes paroles ne me semblaient pas crédibles, comme une imposture. Cette position déracinée mest trěs familiěre, et la question du langage n'en est qu'une des facettes. En presence des miserables de mon enfance, je sentais déjä une distance, ä la facon du spectateur d'un film; et ieur discours m'arrivait comme une langue étrangére que je m'amusais ä traduire. Leur intonation, leurs pauses, les juxtapositions par absence de syntaxe, tout m'intéressait et servařt de pa-ravent ä cette identite fragile que je cherchais ä protéger. Cetait leur langue ä eux, leur monde ä eux, leur misěre. 282 U ľA VILLON DES MIUQIRS Et bien avant ces experiences, je metais déjä étonné d'en-tendre les vieux oncles de mon pere, seniles, ravages par ľalcool. lis avaient perdu leur langue ďadoption, et ne parlaient désormais qu'un melange de letton et d'alle-mand parsemé ďinjures ou ďobscénités bien tropicales. Leur détachemení de la realite me fascinait comme le symbole ďun projet existentiel. Merne les clochards et les vagabonds me paraissaient plus vivants que les gens de bonne familíe, pour qui la langue portugaise était une donnée éternelle. Je visais toujours le large. La contradiction que je ressens en moi n'a pas ľair de paraítre dans le quotidien. Mon extérieur assez neutře permet de dissimuler la faille qui me limite ä ía surface de la peau. Je me suis fait ä cette absence ďunité, et je me laisse giisser dans les relations extérieures avec une cer-taine aisance. Je m'étonne, certes, que, malgré tout, les gens que je côtoie ne semblent pas se souvenir que je suis étranger. Et ce, méme s'ils se montrent allergiques aux étrangers en general. Peut-étre qu'ils ne savent pas d'oü je viens, que mon accent est trop vague, composite, et qu'ils ne peuvent pas me comparer aux Noirs qui ven-dent des breloques sur les plages des destinations soleii. Ca aide, le fait d'etre blane. Pas méme basané. £a leur fait penser que je viens dun pays riebe, et ils se taisent. Le fait aussi de ne pas avoir besoin d'eux, et de ne pas exté-rioriser des nostalgies folkloriques. Ne pas étre humble non plus, lorsqu'ils se mettent ä discourir sur la richesse de leur propre civilisation. Savoir lire, avoir de ľinstruc-tion y est pour quelque chose, sans doute, comme ie pen-sait mon pere. Je remarque que les Blancs sont étonnés, voire craintifs, devant un métěque qui n'est pas analpha-běte. Le chauffeur de taxi antillais qui lit le journal est déjä suspect, parce qua 1'exception de sa Bible crasseuse, tout ce qui est imprimé risque de ľamener ä í'arrogance. LE PAVILLON DES MIROIRS 283 pas plus tard qu'hier, ä mon travail, j'ai été invité omme mes coílegues ä assister ä une presentation vi-nt £ sensibiliser le personnel ä ľaccueil des ressortis-nts des corrsmunautés dites ethniques, cest-ä-dire les Moirs et les gens du tiers monde. Comme j'ai rétorqué aue je n'en avais pas besoin, du fait que je suis moi-méme un ethnique, ils ont cru que je faisais une blague. Maintenant c'est bien certain, je suis tout ä fait transparent, presque invisible. Le progres accompli dans ce sens depuis le temps de ľinternat a été colossal méme si, ä cette époque-lä, j'étais bien content de mes petites performances. Ľidentité fracturée posait probléme, cependant: j'étais jeune, fragile et encore plein d'illusions. Rien comme une bonne dose de vie pour nous ramener sur terre. Mes projets n'étaient pas cíairs, plutôt par carence ďinformation et d'expérience, et mes propres resolutions me génaient par leur manque de sérieux. J'étais surtout trěs sérieusement ro-mantique. Mais cest du passé. Depuis que je me suis fondu avec ceux de Babel, oü tout est plus ou moins métěque, je sais que íe monde est constitué de tiědes. Le tiěde est plus confortable, plus facile ä vivre, moins emmerdant. Seuls mes tableaux sont restés fiděles aux images originales, sans velíéités formelles ni désir de s'adapter au monde morne de 1'hémisphěre nord. En m'accrochant ä ...eux comme ä une langue maternelle, je peux me pro-mener dehors, visiter la vie et me dire que j'appartiens ä quelque part. Si ca va mal, si les coups me blessent, je cherche refuge dans ľatelier et je m'assure que j'existe. Des fois, ca compte beaucoup, car ä force d'etre transparent je manque parfois de prise, la réalité se dérobe. De plus en plus, ä mesure que le temps passe, Puis je res-sors, rhabillé, et ca ne se voit pas du tout. 284 iE PAVILLON DES MIROIRS Cest précisément ce que je n'avais pas ä ľinternat queíque chose ä quoi m'accrocher. J'y étais en fuite, et je goútais ľencadrement comme une identite protectrice. Je pouvais merne délaisser ma carapace, eile continuaít néanmoins ä se former spontanément. Le réve dominait tout ľhorizon du monde, tant que je voulais, puisque ďautres s'occupaient de ľordre et du réel. Sans aucun engagement de ma part. Comme un tableau, qui par sa forme et les limites des pigments me permet de m'aban-donner au bercement de mes images. Je retourne alors en arriěre, je transforme ce que je veux. Mieux encore, j'accepte que ca se transforme devant mes yeux, que ca s'emboutisse ou que ca éclate, qu'importe ? La discipline du dessin est trop ancrée; eile se bat ďelle-méme et finit par plier le tout en produisant des objets. Le jeu des masques a ce méme rôíe de protéger ía fissure entre le dedans et le dehors lorsque ma surface se montre trop permeable. Mais ces jeux non plus, je ne les maitrisais pas trěs bien autrefois. Seuls la lecture et les films m'aí-daient ä créer ma fiction, plus par leur forme que par les contenus, en me montrant les avantages de voir le reel dans sa forme gigogne. En tricheríes et trompe-ľosií, mais plus radicalement encore que les piétres ma-quillages et faux-semblants de mes tantes. Mon pere aussi sortait gagnant de ces exercices: je suspendais mon jugement sur sa personne en me disant qu'il avait des existences dont je ne soupconnais pas la richesse_._ Sinon, j'aurais été trop triste pour lui, trop blessé dans mon passe et peut-étre paralyse dans mon élan. Méme le risque et ä la limite la mort devenaient un jeu, comme la tuberculose ľavait été quelque temps aupara-vant. Loin de la maison, cigarette au bee, je me rendais compte que mes poumons étaíent formidables, et plus jamais je n'ai toussé la nuit. 23 Nous arrivons ä Feira de Santana soulagés de retrou-ver une vraie ville, cette fois-ci, avec de larges rues pavées, des maisons basses et tout un labyrinthe de ruelles anciennes. Nous aüons y rester deux jours. Pour nous reposer et pour verifier les véhicules, en prevision de í'étape difficile qui commencera ensuite, sans route principále et en pleine caatinga. La Rio-Bahia bifurque id vers Salvador, mais nous tenterons de gagner le barrage des chutes Paulo Afonso, sur le fleuve Sao Francisco. ! Dans les rues, il y a le mouvement dense des gens venus pour ce marché repute dans toute la region. On y trouve toutes sortes de choses étranges ä nos yeux, aux couleurs et aux senteurs de sertäo, et oú abondent le cuir, les cotons et les articles pour les vachers. Tout a une allure artisanale, sauvage, rustre: les pailles tressées, les comes polies, les terres cuites et méme les casseroles en ...... „aluminium qui serablent rafistolées ä la main. Les ruelles sont débordantes de marchands ambulants offrant des fruits, des viandes séchées ou des plantes odorantes aux vertus mi-pharmaceutiques, mi-religieuses. Ľexubérance des variétés et ľabondance présentent un contraste extréme avec la misěre des environs; de partout les meil-leurs produits sont reserves pour étre envoyés ä Salvador. Les enclos de fortune au milieu des places sont 286 ĹE PAVILLON DES MIROIRS rempíis de chěvres et de volaille. D'enormes piles de ta-bac roulé en corde, de toutes les teintes, depuis le jaune päle jusqu'au noir bitume, suintent un mieí doni le parfum se melange ä ľodeur piquante des poudres ä priser et a celie des huiles qui coulent des fromages trop gras. Partout des cages d'oiseaux bizarres, du noir le plus bleu jusqu'aux plumes multicolores qui se déplacent comme des fleurs secouées. La melodie de leurs chants est particuliěrement intense, cacophonique et rafraTchis-šante ä la fois, comme dans une forét. Je n'avais jamais entendu de chants aussi forts ni aussi soutenus. Mais, en examinant les oiseaux de plus pres, je constate avec de-goüt que la plupart ont des orbites vides ä la place des yeux. Borborema nous explique la tradition cruelle voulant qüe les oiseaux chantent mieux lorsqu'on leur čreve les yeux. Au Heu d'avoir peur dans les cages, ils peuvent aiors concentrer toute leur energie aux appels de détresse qu'ils émettent dans leur désespoir. En effet, ca donne des chants merveilleux, dune puissance singu-liěre. Mais je ne suis plus capable de les aimer. J'y décou-vre une tristesse que je ne connaissais pas dans les chants des oiseaux, et leurs mouvements me semblent definitivem ent prives de vie par leurs yeux-cicatrices. Etrange habitude que celie de blesser ces jolies creatures. Elle ne fait que s'ajouter ä une multitude ďautres habitudes cruelles de ce monde de la misěre. Les passants, par contre, s'attroupent avec plaisir autour des cages pour mieux les observer, en commentant la qualité des chants et le pathétique des cris. Pour moi, ce ne sont plus des oiseaux. Ils ressemblent trop aux musiciens aveugies, qui ďailleurs abondent aussi dans ces rues en compa-gnie de leurs jeunes guides. Nous déambulons toute la journée dans ce marché immense, nous imprégnant des couleurs et des odeurs LE PAVILLON DES MIROIRS 287 ■ nous entourent, suivant au hasard des troupeaux de mulets ou les porteurs charges de corbeilles en paille. Je visíte avec une curiosité de connaisseur les boutiques d'articles pour la macumba, qui sont toutes plus riches aiie celieš de mon enfance, plus parfumées et exotiques, comme si l'Afrique setait déplacée ici pour continuer ses rites. Elles sont encombrées ďimages peintes, primitives et criardes, representant des demons, de vieux es-prits barbus, des animaux aux corps humanoides, des sorciěres dénudées aux allures de Vierge Marie. Les bottes ďherbes odorantes sont presentees pěle-méle avec les rosaires et 3es crucifix, les carcasses d'animaux séchées, les peaux et les plumages de toutes sortes. Sur les étagěres s'alignent des collections completes de bou-teilles ďinfusions oü ľon distingue aussi des organes blanchätres ou des chevelures parmí les serpents et autres reptiles. Les cachacas acquiěrent ainsi toutes les colorations possibles, du jaune verdätre au gris de plomb, et le client est sür de trouver reměde ä son mal. Pe toute facon, c'est de la bonne cachaca, trěs alcoolisée, et la foi aidant ií se soúíera quand méme, avec peut-ětre plus de devotion et ďespoír, ce qui n'est pas ä négliger. Au tournant dune rue plus calme, nous découvrons une cour oü sont posés ďénormes fardeaux de tabac presse. La vaste maison en forme de hangar nous attire par son aspect ancien, les fenétres touchant íe plafond et le toit de tuiles. Ľintérieur est sombre, ä peine éclairé par les rayons de soleil filtrant ä travers les vitres sales. L'odeur de tabac y est si forte que je me sens étourdi, allege en quelque sorte. La poussiere épaisse qui flotte dans ľair irrite le nez et la gorge, jusqu'aux poumons. Tandis que mes yeux s'habituent un peu ä ľobscurité, je reviens un siěcle en arriěre, au temps de ľesclavage. Autour dune presse ä large roue horizontale, se déplacent 288 iE PAVILLON DES MiROIRS les torses nus briílants de sueur, les muscles tendus qui poussent et ies corps inclines par ľ effort, lis se tiennent accrochés aux bras de la roue, en tournant lentemerit pour que la presse réduise les bouquets de feuilles de ta-bac en larges blocs carrés. Ca se fait par étapes, le contre-maítre donnant ľordre de dévisser la roue pour ajouter ä chaque fois de nouvelles feuilles, les hommes revis-sant de nouveau, et ainsi jusqua ce que le bloc soit complet. lis reprennent ensuite les gestes dans le méme ordre pour faire un nouveau bloc. Et encore, et encore, tous les jours de ľannée. Dans les coins, contre les murs des tas gigantesques de feuilles suintent ďun miel eni-vrant. Le tout dans une chaleur infernale, les reflets du miel de ta bac se confondant avec íes torses des hommes en sueur qui poussent la roue. Seuls le fouet et la tris-tesse du temps des esclaves font défaut dans ce spectacle. Les hommes poussent spontanément, en souriant méme de leurs dents trop brunes, amusés de notre cu-riosité. La vieille presse ä bras paraft avoir été oubliée dans ce hangar depuis des centaines ďannées. Sa structure est sürement celie ďune construction bien an-cienne, les pieces de bois trěs épaisses assemblées avec des chevilles triangulares, et complětement recouverte de miel séché. On a ľimpression que ces hommes tour-nent la roue autour dune formidable chandelle brune dont la cire aurait trop couíé, presque comme un volcan, Les rayons du soleil salis par la poussiere produisent_. des éclats subtils qui révělent une richesse inusitée de nuances bitumineuses, huileuses, chocolatées et cui-vrées, se déplacant des feuilles aux torses, aux pieces de bois de la presse et jusqu'aux particules dorées flottant immobiles dans l'air épais. Nous sortons de lä comme ďun réve, ivres de tabac, complětement dépaysés de-vant les camions qui chargent les blocs dans la cour. iE PA VILLON DES MIROIRS 289 Le soir, la ville est plus fraiche, avec une atmosphere , anqUille de promenade. II y a plusieurs rues de hordels. Celui que nous avons choisi a l'apparence dun bar ouvert, avec une piste de danse et des chaises en olein air, rempli de filles qui bavardent comme des oi-seaux. Nous en avons visité d'autres avant, et notre oroupe s'est disperse un peu partout. Gordo a decide de s'attabler ici ä cause dune grosse fille qui ressemble ä sa sosur. Elle est bien drôle, et ils ont l'air de s'entendre. Trachtenberg n'a pas envie de baiser et, moi non plus, je n'y pensais pas. Mais Rosali, la petite Noire qui m'ap-porte ma biěre est si joyeuse, sa peau si brune, que les odeurs de tabac me remontent spontanément ä la téte. Elle doit avoir ä peu pres mon age, un peu maigri-chonne, avec un parfum d'herbes de macumba sur sa peau de chocolat. Nous pouvons prendre tout notre temps dans la petite chambre, et eile se laisse caresser en chantant ä voix basse, les yeux fermés. Sa peau est Hsse comme un bois poli, ses seins sont ä peine des bourgeons qui tremblent doucement pendant quelle me chevauche en continuant ä fredonner sa chanson. Nous jouons de la sorte longtemps pour satisfaire mes désirs de couleur bitume aux reflets gris. Eile trouve drôle mon goüt de la chose et se plait ä m'exciter comme dans un jeu d'enfant. jusqua 1'abandon. Nous retournons ensuite á notre table pour siroter .nos biěres en nous regardant dans les yeux. Gordo est toujours en compagnie de sa sceur, et Trachtenberg s'est decide enfin ä accompagner une petite Indienne aux longues tresses. Nous revenons dans la nuit par les ruelles anciennes de la ville endormie, un peu plus en paix et familiers avec ce monde nouveau. Au-delä de Feira de Santana, nous rentrons dans une region complětement deserte, un paysage lunaire, 290 LE PA VILLON DES MIROIRS sablonneux, parsemé de cactus et de ronces. La route de-vient un simple chemin de Campagne, sans véhicuies cahoteux eí étroit. Nous avancons lentement de peur de casser les suspensions. Les arrets sont frequents parce que le carburateur de la Jeep setouŕfe avec ía chaleur, et méme la camionnetíe a besoin de refroidir. En attendant, nous explorons les environs pour découvrír les rivieres séchées, les cactus et les carcasses ďanimaux. Tout ici a ľair propre, délavé, blanchi comnie le sable granuleux et les pierres sans mousse. Durant le jour, íl nous faut nous abriter du soleil trop lumineux qui nous donne la nau-sée. Mais děs le crépuscule, ľair frais modifíe radicaíe-ment ľatmosphere, et nous devons enfiler une veste pour ne pas grelotter. Le sable reste quand méme chaud une bonrie partie de la nuit, et il fait bon se coucher par terre pour regarder le ciel étoííé. La fumée des cigarettes monte telle une chandelle, presque immobile dans ľair. Pas une lumiěre dans les environs. Seul le reflet de la lune ou des étoiles éclaire le sable ďune teinte bleuätre aux ombres rouges. Cest un paysage irréeí, fantasmago-rique, avec des couleurs qui s'inversent ou qui brillent sans qu'on sache pourquoi. Les deux véhicuies station-nés ont ľair de masses rocheuses, et la lanterne des chauffeurs éclairant le moteur de la jeep brilíe comme un cierge deglíse, Nous dormons en plein air lorsque les chauffeurs sont trop fatigues, ou qu'ils ont, eux aussi, envie.de regarder les étoiles assis sur le sable chaud. Le noir rougeátre des cactus et des ronces tranche sur le sable bleu tels des spectres aux bras levés. Nous continuons ientement vers le nord, rencontrant des villages deserts aux maisons attachées les unes aux autres comme des serpents, délabrées, inhabitées, les volets fermés devant les larges étendues de terre battue en guise de chemin principal. Méme les petites églises LE PAVILLON DES MIROIRS 291 cembient closes pour toujours; quelques-unes sont en «jiné et laissent voir leur structure de boue séchée der-riěre le štuc effrité. Des villages oubliés que nous traversers parfois en pleine nuit: Serrinha, Tucano, Pombaí. En direction de Jeremoabo, dans le paysage lunaire qui mene ä Canudos. Un veritable deuil écrasé par le soleil; midi de canicuíe durant toute la journée, des crépus-cules féroces da peine quelques minutes suivis d'une nuit noire. De rares passants, surtout la nuit, ä la peau eercée et tannée, avares de mots et de gestes, qui s'ap-prochent en silence pour fumer une cigarette en compa-pnie de ces étrangers. lis repartent dans la nuit en trans-portant leur baluchon sur la tete, sortis de nulle part. On roule dans la pénombre en direction de Jeremoabo. La camionnette tire la Jeep avec un cable d'acier, lentement. Soudain, dans une descente légere, nous sentons une grande secousse. Cest le cable qui vient de se casser: il setait enroulé dans l'essieu de la Jeep et, tire trop brutalement, il a renversé le véhicule dans un ravin sablonneux. Beaucoup de poussiere, les valises ren-versées, mais rien de bien grave. Sauf que la Jeep ne sortira pas de lä sans 1'aide d'une grue. On demandera de ľaide aussitôt arrives ä Paulo Afonso. Sans cet accident nous ne nous serions méme pas ar-rétés a Jeremoabo. Et nous y voílä pour deux jours. Cest la bourgade la plus morne qui soit, asséchée, désertée, „cuisant lentement au soleil. Dans le passe, eile a été une ville ďimportance, la porte ďentrée des colonisateurs dans la caaíinga. Maintenant ľénorme place en pierre taiílée est vide, sans trottoirs ni circulation. Les maisons en stuc sont presque toutes en mine; íes murs effrités dévoilent des intérieurs si sombres quil faut attendre longtemps pour que les pupiíles s'y habituent. La vieille église n'ouvre que certains dimanches de féte. Des 292 LE PAVILLON DES MiROiRS debris de carreaux de faience ďune époque révolue sont encore visibles ca et lá, craquelés par íe temps. Les pían-chers de bois se confondent déja avec la terre battue et la graisse laissée par des generations et des generations. Les gens qui sont restés sont tristes et silencieux, trěs maigres, noircis par le soleil et blanchissant aux articulations. Des sourires timides qui laissent apparaltre les dents usees, des yeux profonds qui fixent sans méfiance. Des enfants tout aussi maigres, aux jeux trěs lents, qui observent tout de leurs yeux perdus dans des orbites dé-mesurées. Nous trouvons le gite dans une espěce de bordel sans femmes ni clients, tout en chambrettes étroites et trěs sombres, enfumées par le feu de bois qui brüle dans la cuisine attenante. On fait cuire du manioc. Un ven-deur de fruits nous laisse une enorme corbeille de cajous pour un prix ridicule, et il repart tout content ďavoir pu ainsi écouler la marchandise de la semaine. La pénombre de ía piece prend aussitôt des teintes violettes ä cause des couleurs trop vives et des reflets hui-leux des fruits: jaunes, verts, rouges, desquels se dégage un parfum penetrant. La place du marché parait figée dans le temps en un midi éternel, trop vaste pour si peu de marchands. Les produits sont étalés ä měme le sol, sur des draps, pour personne, en attendant un miracle ou la fin du monde. Le vendeur de tabac nous fait goüter des feuüles trěs noires, aux fumées acres et enivrantes. D'autres marchands vendent d'insolites cubes de terre, comme des petites briques noires de la taille d un bonbon. Borborema nous explique que ce sont des morceaux de terre cuite amenée de loin, que les gens de ľendroit mangent pour compenser le manque de sels mínéraux. Leurs vertus thérapeutiques sont douteuses, mais ľhabítude LE PAVILLON DES MIROIRS 293 est prise depuis íongtemps, méme si ca ne résout pas íe probléme alimentaire. Nous les goütons: on dirait d'abord du sable fin, légěrement amer et abrasif sur les dents, puis ca fond dans ía bouche comme de la terre gíaise. Le barrage de Paulo Afonso est entíěrement isolé de \a misěre environnante. Cest un endroit moderne: maisonnettes confortables pour le personnel technique, club social, installations souterraines de haute technologie et repas varies. Puis les chutes magnifiques des eaux boueuses du Säo Francisco parmi les berges désertiques, [es tourbillons féeriques aux arcs-en-ciel fantaisistes. De ľénergie pour les villes de la côte, qui ne profite aucu-nement aux habitants de la misěre. Les autorités nous recoivent avec beaucoup de Sympathie, pour nous mon-trer cette merveille du génie national. Sauf que, pour gtre fier du pays, il aurait fallu venir en avion, directe-ment, sans rien voir de tout ce que nous avons vu. La ville est si moderne quelle n'a méme pas de bordel. Le soir, les ouvriers s'amusent avec les filles et íes musi-ciens des favelas avoisinantes, attirés ía par toute cette abondance. Aussitôt la Jeep réparée, nous reprenons la route, bien reposes mais rendus quelque peu cyniques par tout le confort de Paulo Afonso. Direction Recife. Le paysage se transforme íentemenť, le désert cédant la place au vert des champs, au coton et ä la canne ä Sucre. A Arcoverde, la route redevient pavée aprěs des milliers de kilometres dans la poussiere. Pesqueira, siege d'une grande usíne d'aliments en conserve, bizarrement instal-Iée juste ä côté de la famine. Caruaru, Gravata. De plus en pius de camions et d'usines, et moins de misěre visible. A Vitoria de Santo Antäo, nous visitons les depots de cachaca d'une distillerie trěs ancienne. Le gardien 294 LE PA VILLÖN DES MIROIRS solitaire paraít si content de nous voir qu'ii se met lttf. méme ä goüter toutes les sortes d'eaux-de-vie ä měme les tonneaux, passionné. Le president Vargas aurait prisé cette cachaca, qui est maintenant condamnée ä ľabandon ä cause des distilleries modernes de la vilie. Nous aussi nous buvons, euphoriques ä ľidée de retrou-ver des villes véritables, éclairées ä ľélectridté, avec des gens qui paraissent moins affamés. Cest tellement bon de sentir ľhumidité venant de la mer aprés cette indigestion ďocres et de sécheresse! Le vert des champs de canne est si joyeux qu'ií nous pousse á la féte. Le gar-dien nous rempltt des bouteilles pour le voyage en pré-textant qu'il est trop vieux ä present pour parvenir ä boire seul le contenu de ces tonneaux confiés ä sa garde. Nous arrivons un peu ivres ä Recife. Des copains de ľinternat nous accueillent et nous hébergent. Cest comme si nous píongíons dans une piscine aprěs une journée suffocante. Ces copains sont riches et bien decides ä nous faire profiter de ce repos. Plage de Boa Via-gem, les récifs de corail forment des anses d'eau transparente oü l'on distingue des étoiles de mer, des poissons, des crabes et des algues couleur laitue. La mer me sem-ble plus salée que dans le sud, plus propre aussi, aux couleurs riches venant d'un ciel plus lumineux. Pendant les repas en famille, nous sommes étonnés par le nombre incroyable de domestiques, par la beauté et les maniěres des servantes. Les copains qui nous recoivenľ ne comprennent pas notre intérét pour ce petit monde. Je pense que Rosali serait jolie dans un de ces uniformes si biancs et amidonnés, et si contente. Mais je me tais. Je pense aussi que la filíe qui me sert le petit dejeuner serait bien ä la place de Rosaíi, dans la chambrette de Feira de Santana. Tout se méle désormais dans mon LE PAVILLON DES MIROIRS 295 esprit un Peu comme *es cöuleurs du ciel de Jeremoabo, et je me sens en possession de nouveaux yeux pour re-earder le monde. Mes mesures ont été bousculées en si neu de temps qu'il me faut m'habítuer ä cette nouvelle nature. Une sensation de géne proche de la honte m'as-saille lorsqu'on me sert des sorbets dans des tasses d'ar-gent, mais je ne la comprends pas encore tout ä fait. Au centre de Recife, nous retrouvons la méme pau-vreté qu a Rio: urbaine et déguisée, plus discrete que dans le sertäo. Les favelas s'étendent sur les marais boueux des riviěres-égout de cette Venise du Nord-Est. Les enfants pataugent dans la glaise saumätre, entre íes marées, ä la recherche de crabes palustres et de mollusques; lorsque l'eau monte, les cases reliées par des planches semblent flotter ä la surface des immondices. Mais la ville est quand měme trěs jolie: ses constructions andennes, ses nomhreux ponts, ses ruelies pavées de pierre, et méme les reflets du crépuscule sur les marais font penser au temps passé, aux tropiques du siede dernier. Le soir, ioin du centre, les rues vides et fraiches gardent encore une saveur de village paisible. Les copains nous font visiter un bordel de luxe, avec des filles ravissantes, un orchestre et de ía danse. Mais l'ambiance m'agace; eile me rappelle quelque chose ďune certaine cuisine du sud. La route vers Joäo Pessoa est bordée de cocotiers et de champs de canne. Borborema a decide de nous faire connaítre sa ville natale. II a méme obtenu que notre sé-jour lä-bas soit pris en charge par le gouverneur de l'Éíat. On nous loge ä ľhôtel Brasilia, juste en face du palais du gouvernement, en píeine place principále de Joäo Pessoa. Mais comme ľhôtel n'a pas d'eau courante, nous sommes invites ä nous servir des toilettes du palais: trěs curieuses et vieillottes, somptueuses comme des salles 2pÓ ÍE PAVILLON DES MIROIRS de bal en faience. Nous traversons matin et soir la place avec nos serviettes, le savon et la brosse ä dents, sans ďailleurs éveiller la moindre curiosité. Nos repas sont gratuits dans \a petite salle ä manger de ľhôteí, et méme íes cigarettes, la cachaca et ia biěre sont une gracieuseté du gouverneur. Le journal local publie notre photo de groupe; le gouverneur et quelques magistrals nous convient ä un banquet, sur \a plage de Tambau. A la fin du repas, les garcons nous offrent cérémoníeusement des cigares et des cachacas vieilHes, que nous accepions sous le regard réprobateur de Borborema. Ici, nous sommes en vacances, comme de vrais tou-ristes. La plage de Tambau est vraiment magnifique. Elle setend sur des dizaines de kilometres, deserte et bordée de cocotiers ä ľétat sauvage, pratíquement vide de toute habitation. Le brise-lames de corail est trěs loin dans í'océan; la mer est alors paisible, peu profonde et transparente comme un lac Au loin, le sable tourne douce-ment vers le cap Branco qui pointe ľAfrique. Dans les regions des salines, le sei brille dans les étangs ďeau claire comme des diamants. Les ouvriers qui travaillent nu-pieds et sans gants ont les extrémités corrodées et blanchätres, ďou suintent des filets de sang rose lors-qu'iis sortent de ľeau. Les couleurs ont le don ďéclater avec une particuliěre beauté sous le soleil lumíneux de ces latitudes. Tous les soirs, nous allons dans un joli bordel un peu éloígné du centre, aux allures de cabaret colonial avec ses tables disposées sous les arbres. Les chambrettes de la cour intérieure sont aérées, presque ouvertes, et elles laissent enírer le vent de la nuit qui balance les arbres. Presque pas de clients. Nous passons la soirée ä boire en compagnie des filles, au risque de défoncer définitive-ment nos budgets. Gordo trouve une filie robuste, qui LE PAVILLON DES MIROIRS 297 lui rappeile aussi sa sceur, et il ne la quitte plus. Saldanha attrapé une blennorragie ä Feira de Santana, et doit se contenter de caresses et de danses. Velho cherche sa Brigitte Bardot en faisant le tour du personnel. Moi aUssi, je cherche quelque chose, sans savoir au juste quoi; je me P^ais á découvrir, sans ľangoisse du debut. pe íongues soirées trěs agréables oú il ne se passe rien, sauf íes bavardages les plus vagues, les filles qui raconteur leurs histories ďamour, leurs voyages depuis le ser-täo jusqua la grande ville. Cachaca et cajous sucrés. Puis nous entreprenons le voyage de retour, avec une certaine irritation rien qua penser au chemin qu'Ü nous reste ä faire. II y a aussi les soucis d'argent, car nous ne sommes pas de bons administrateurs, et les filles des bordels nous ont trop donne de plaisir. Heu-reusemeni que nous quittons ľhôtel Brasilia avec de bonnes provisions de cigares et de cigarettes. Carnaval ä Recife, si different de ce que nous con-naissons. Plus familial, plein de defiles pendant que les gens regardent. Les rythmes aussi me semblent plus pri-mitifs, plus agités, sans la riche cadence de la samba. Les pauvres se déguisent en animaux et en esprits mythi-ques de la caatinga, et ca fait plus indien quafricain. Moins désespéré aussi. Le dernier soir, Bicudo est blessé ä la bouche. 11 tient une serviette sur son visage ensanglanté sans trop de conviction, encore endormí, les yeux vitreux. Le taxi roule déjä depuis longtemps, mais í'hôpital est encore loin. Le chauffeur est sür que cest le bon hôpital, le seul qui s'occupe des blesses ä cette époque de ľannée. Borborema reste silencieux, les traits tirés, soucieux et peut-étre un peu géne d'avoir cogné si fort pour réveiller Bicudo de son coma. S'il netait pas dans le coma, il n'en étaít pas loin. II avait tellement respire de 298 li PAVILLON DES MIROIRS *lanca-perfume* que son teint étaií dun jaune íirant sur le vert. Son front étaií couvert de sueur, et sa respiration paraissait saccadée. U n'avaít pas ľair de pouvoir se ré-veilier, tout froid. Nous ľavons mis sous la douche, mais seuls les coups de poing que lui a donnés Borborenia ľont remis a peu pres ďaplomb. Maintenant il saignc beaucoup, mais il n'est pas mort. II n'a pas ľair de sentir sa blessure; il rit dune drôle de facon, sans comprendte ce qui lui est arrive. Uhôpital des urgences de Recife est un endroií extrč-mement sale, pire encore que celui de la place Repu-blíca, et rempli comme pour un match de football. II y a des gens partout, par terre, accotés contre les murs, couches sur les bancs ou déposés ä ľentrée, sans que personne sen occupe. Cest drôle et étrange ä la foís, tou s ces blessés déguisés, aux visages tordus par la souffrance et aux corps trop bariolés de rouge. Les étudiants de mé-decine vont et viennent ďune demarche fatiguée, en choisissant ceux qui paraissent les plus malades et les femmes en train ďaccoucher. Les autres attendent. Les policiers exaspérés ne se génent pas pour distribuer des coups de gourdin aux ivrognes les plus excités. Les blessés qui ont recu un coup de couteau passent plus vite lorsqu'ils saignent beaucoup, surtout ceux qui sont touches au ventre. Des gars toussent et crachent leurs pou-mons, mais personne ne sen fait, car ií n'y a rien ä faire. Les fards qui coulent avec la sueur donnent aux clowns une apparence de noyés. Les femmes enceintes tiennent leur ventre comme si elles avaient envie ďaller aux toilettes; les nombreux bébés ä la peau livide ressemblent ä Bicudo dans son sommeil Ľattente est longue parce qu'il n'y a pas assez detudiants pour soccuper de tout le monde, et la soiree ne fait que commencer. Leurs blouses sont tachetées comme des tabliers de bouchers, LE PAVILLON DES MIROíRS 299 f írs visages sont assombrís, et ils ont ľair écceurés de travaíí- Comme il n'y a plus de place, les maiades nnt déposés íe long des couloirs en compagnie des femmes qüi viennent ďaccoucher. Les bébés pleurent, gémit, ca crie. Puis ca marmonne tout bas íorsque les ooliciers interviennent pour rétablir ľordre. £a ressem- bíe ä un champ de bataille ä cause des déguisements, ou au massacre ďun village indien dans les westerns, ä ^use des plumes et des corps presque nus par terre. La chaíeur intense et les vapeurs dether ralentissent méme je vol des mouches, qui deviennent ainsi plus coilantes. Bicudo dormait, et il n'a rien remarqué pendant tout le temps que 1 etudiant lui cousait sa lěvre. Nous rejoignons les copains dans un club riche, oü jls nous font entrer en tant qu'invités. La féte bat son piein dans une profusion de femmes aux nombrils fas-cinants, aux cuisses et aux seins humides de sueur, routes déguisées comme pour inviter ä mordre. Jeunes et jolies, le teint rehaussé par des fards éclatants, et leurs fesses qui víbrent, huilées par la transpiration, et qui at-tirent le reflet des lampes iels des fruits multicolores. Toute cette faune feminine est accompagnée de messieurs bien déguisés ou en smoking; ils commandent les boissons avec autorite en empoignant les chairs avec assurance, rythmiques, dans leur element. Les jeunes filles sont adorables, aériennes et lascives, aux sourires mouil-lés et aux langues roses. Je recois ce bal en marche comme une gifle. Me voici déplacé, trop géne, étranger et intrus. Je me proměně un peu ä la ronde, ľair affaire parmi la foule qui danse, trop désireux d'y participer et sans savoir comment le faire. Ce monde different, auquel je n'ai jamais eu accěs, me renvoie ä mon insé-eurité. Je me borne ä regarder, fatigue et mal ä ľaise, sans savoir comment m'adresser aux filles qui ne sont 300 ĹE PA VILLON DES MIROiRS pas dans les bordels. Tout ce désir m'attriste, toutes c couleurs m'aveugient, et je ne sais que faire, stnon r. soüler. Mes camarades sont déjä au bar; eux aussi bi vent pour faire semblant de participer ä ía féte. La route du retour est longue, fatigante, les yeux rei plis de lumiěre dans une indigestion de misěre. En lence, chacun se dégageant des autres pour plonger i soi apres toutes ces experiences. Maintenant qu'il n'y plus l'impact de la nouveauté, je peux tout étudier, me concentrer sur ce film se déroulant ä ľenvers derriěre la vitre pour le regarder fixement, comme une evidence. Japprends le détachement, la distance. Méme ma cuisine aux portes fermées prend le sens ďun spectacle comme les autres, ďune misěre hors de moi. Le réel peut netre quune mise en scene, il peut désormais étre nimporte quoi. Tard dans la nuit, fatigue et amaígh, je suis de retour chez moi. Cest ma mere qui me recoif, avec íes répri-mandes d'usage: je n'ai pas écrit, j'ai i'air malade, je suis de retour. Je ne sais plus trop ce que mes frěres ont dit. Seule ľaccolade de mon pere restera dans ma memoire, forte et sěche, sans poser de questions. La vie reprend son cours. Mais, ä ľavenir, sans ma participation. Je viens d'apprendre ä trouver enviable ma situation ďétranger, malgré la tristesse sournoise qui ľaccom-pagne. 24 Je me verse de la vodka en me souvenant qu'il y a un quart de siěcie que j'habite ce pays. Je n'ai pas vu le temps passer. Est-ce que je bois pour féter ou pour ou-blier ? Voilä une question que j evite de me poser. Je ne suis jamais retourné lä-bas. Pas méme en vacances. Au debut ce n etait pas possible, ou bien la situation y était trop instable et mes camarades me conseillaient ďatten-dre encore un peu. Ľenvie ďy aller me manquait, et toute excuse était bonne pour ajourner le retour. Sauf qu'on ne peut pas attendre indéfiniment dans la vie; on s'adapte malgré soi et on se transforms Et puis, mon identite ďétranger s'était si bien renforcée que je préfé-rais ne pas regarder en arriére, de peur de devenir une statue de sei. Je pouvais entreprendre n'importe quoi sans angoisse, puisque ce n etait ä chaque fois que du provisoire, un simple jeu. La solitude enfin retrouvée, la iiberté integrale, me disais-je. Mais aussi une identite que j evitais de considérer. J'étais different des gens d'ici, autre; et pourquoi pas, me disais-je, meilleur. Tout au moins dans mes illusions. Voila un etat bien propice au réve. Cest ainsi que j'ai connu ce nouveau pays, comme un terrain de jeux, oü mes mensonges n etaient pas visi-bles. J'avais tout le loisir d'observer les gens d'ici. Leur 302 iE PAVILLON DES MIROIRS difference était frappante au debut, et je me laissais al]«-comme un vacancier qui tente de comprendre les cou-tumes dune peuplade inconnue. Cest curieux de parier de la sorte de gens si riches et si pacifiques, qui m'ont accueüli ä bras ouverts. Mais c'est un fait. On est tou-jours letranger de quelqu'un ďautre, méme si on ne !e ressent pas. Au travail, dans la rue, partout je m'amusais á mon jeu, protégé désormais par ľuniforme imperson-nel de ľ Í m migration. Peut-étre qu'autrefois certains misérabies m'avaient étudié de la méme facon. Les gens ďici me questionnaiení, certes, et méme trěs souvent, puisqu'ils ont du mal ä comprendre comment quelqu'un peut quitter le soleil pour venir se réfugier dans ces ímmensités glacées. Mais ils n'insistent jamais. Leurs soucis les reprennent aussitôt, et vite ils retour-nent ä ce qui les intéresse le plus. Mes camarades de travail, par exemple, sont hantés par la peur de perdre leur boulot, leur place, ou leur reputation. Ou ils sont ja-íoux de ceux qui sont plus compétents ou qui se font mieux pistonner. Des boulots idiots, sans aucune importance, puisqu'ici il n'y a pas de gens qui meurent de faim, pas de cadavre dans les rues, pas de police qui torture. Mais comme partout, ils sont consumes par la peur; il y va de leur identite. Et puis il leur faut číre bieii vus, avoir du pouvoir, acheter et acheter encore des marchandises dont ils n'ont pas le temps de jouir. La mode, les sorties, les restaurants, les femmes de luxe, les voyages eclair pour bronzer au soleil et faire ľenvie des autres, voilä leurs rituels, leurs obligations quotidiennes. Faute d'autre dessein, toute leur richesse y passe, avec i'espoir supreme de paraítre un jour ä la television, dans l'un de ces shows debiles ou dans un concours. En attendant, ils font comme mes tantes, et se plaignent du temps qu'il fait, de la conjoncture, des étrangers ou de la LE PAVILLON DES MIROIRS 303 chute du dollar. La peur est disséminée partout, surtout i frousse de la morí. Pas de la mort-cadavre, non, celíe-fä ils rte la connaissent pas. La morí en vie, plutôt, leur mort ä eux: le manque d'argent superflu, le manque de oopuíarité et la craínte de vieillir. Ils cherchent ä exorci-ser leurs demons par des regimes de toutes sortes, de-ouis le regime sans cholesterol jusqu'au regime de retrace, les assurances multiples et les médecines douces. lis font du jogging, ils bandent en faisant attention, ils s'efforcent de jouir sans sucre et s'associent en partenai-res comptabilisés méme pour leurs ébats extraconju-eaux. C'est drôle, parfois je pense que les lubíes de ma mere n'étaíent pas si éloignées des horoscopes, des médecines naturelles ni des psychothérapies dont se gavent les gens ďici. Comme si la bétise était la méme partout, changeant seulement d'habit en fonction des possíbilités du portefeuille. Sauf que leurs infusions n'enivrent pas et que leur eau de lune se vend cent dollars 1'heure. D'ailleurs, ici, j'ai acquis la certitude que plus on a, plus la carence est grande. Avec pour consequence qu'ici les gens se plaignent plus que ceux qui vivent sous les tropiques et, bizarrement, plus on les ras-sure, plus ils ont besoin d'attention et peur de l'avenir. Ils me rappellent certains enfants de ľinternat, si gätés par leurs meres qu'ils n'arrivaient pas ä se défendre une fois tout seuls. Et plus ils avaient, moins ils se sentaient aimés. Ce qui m'attirait ici au debut, c'était une tradition de pionniers, ďhommes errants, chasseurs et coureurs de bois, sans attaches, fétards et insouciants. Du moins, c'est ce que j'avais garde de mes lectures. Jack London, entre autres, mais aussi des histoires de types formidables comme Bethune ou Tom Thomson, en paix avec ces étendues immenses et vides, si propices á la solitude et 304 iE PAVILLON DES M1R01RS ä la rebellion. Mais ce pere-lä, ľancétre, le vagabond i| n'existe plus. Ce netait peut-étre qu'un mythe mertson-ger, voire une menace, créée dans leurs legendes et leurs chansons pour mieux les garder captifs sous In joug du eure et de la matrone. En vingt-cinq ans, je n'ai pas trouvé trace vive de cet esprit sauvage; měme leurs sauvages vivent passivement des allocations sociales en grognant dans leur graisse. Tout pue ľéchec, l'insatisfao tion, la déprime, et ce, malgré tout le temps libre dont Üs disposent. 11s s'attachent ä une langue qu'ils méprisent, ä leur passé eí ä leurs défaites comme moi aux cadavres de mon enfance. Tout le monde est beau, tout le mondc est gentil. Pour cela ils sont préts ä féminiser touš les noms, ä interdire le tabac et toute velléité virile, en se laissant gaver de legumes par leurs viragos maternelles. Conseíllés par les nouveaux cures en civil, ils s'efforcent, pudibonds, de cacher leurs erections et leurs éclats de rire. Leurs tavernes elies-mémes n'existent plus, ces lieux de beuveries et de libertínage! Ľétranger a ainsí beau jeu, naturellement, et il s'adapte ä merveille, puisque faute ďidentité les gens ďici recherchent la varieté. II fait sa place, il s'intégre, tout en restant un étranger, pour toujours. En fait ľétranger n'est pas assez bete pour refuser cette belle identite qu'on lui offre, avec íe droit en plus aux écarts de con-duíte et ä toute la Sympathie ä cause de son passé de souffrances. Méme qu'il a ľair de rendre les habitants de ľendroit un peu ětrangers ä leur tour, ies fécondant de son air du large pour leur montrer que le monde est plus vaste que leur petite province. Ľétranger les console ainsi de leurs défaites passées, et ils se disent qu'en fin de compte e'est peut-étre mieux de ne pas changer. Ils se disent que, avec toute cette misěre qu'on ne soup-connait point, il est vrai qu'on est mieux ici, meme si les If PAVILLON DES MIROIRS 305 ujl|es sont de plus en plus serrées dans les ceintures j fastete. Puis les nouveaux cures, íes consultants en vojr-vivre et les matrones veillent, partout, ä la television, au travail, dans les journaux et leurs nombreuses Heues de vertu, ä ce que le plaisir se réduise au loisir. Comme dans les jardins d'enfants. J'observais leur facon de vivre et m'y conformais, en me disant que la fantaisie n'est pas une question d'ar-eent. Je le savais déjä depuis longtemps. Cette attitude détachée, cette attente m'a permis de trouver du travail et de passer inapercu puisque j'acceptais facilement, et de bonne grace, les postes dont ils ne vouíaient pas. fvíon identite était aÜleurs, bien solide quelque part, et je ne me souciais pas qu'on m'admire ou qu'on me mé-prise. Aprěs Jeremoabo et Milagres, peu de chose pou-vait me toucher, tellement je me sentais souíagé de ne pas appartenir au rěgne mineral. Je m'adaptais au nouveau pays, mais sans passion. Mes compagnons de travail, jeunes et vieux, parais-saient tous decides ä avoir une vie trěs longue, la moins dventureuse possible, sans sauts qualitatifs autres que ceux qui sont apportés par ľaccumulation quantitative. Une vision syndicale du monde, ou ľancienneté et la sécurité d'emploi sont les seules valeurs desirables. J'ai rencontre des exceptions, certes, et de trěs remarquabíes, dans divers domaines, sort des artistes ou des intellec-tuels, mais aussi des inventeurs farfelus comme mon pere, des vagabonds et des bons vivants. Chaque fois, nos regards se sont croisés avec plaisir, nous nous sommes reconnus. Puis nous nous sommes quittés en bons solitaires, chaeun suivant sa propre quote, car il n'y a pas de quéte publique. C etaient les immígrés de ľinté-rieur, les exiles dans leur propre maison, ceux qui n'ont pas confondu, comme moi, le depart avec ľespace, la 30ó iE PAVILLON DES MIR01RS solitude avec le décalage horaire. üs se terrení chez eux peuí-étre plus écceurés par leurs tiědes compatriotes que n'importe quel étranger. Pendant tout ce temps, j'ai ainsi pris position envers les gens d'ici, en me disant autre et en me pensant meilleur. Mais lorsque la bouteille se vide, comme ce soir, je dois m'avouer qu'encore une fois j'ai triché. Les gens ďici ne sont pour rien dans mon malaise. lis ne m'ont jamais rien fait, bien au contraire. Simplement leur pays est aussi bourré de gens mornes, comme par-tout; et ca me rappelle trop ce que je cherche ä řuir. Les clochards, par exemple, sont tout ä fait semblables h ceux de ma cour, leur peur du vide aussi Rien comme 1'alcool pour délier la syntaxe. Qa nous met face ä nos propres questions. Certain que j'aurais pu mieux m'adapter ici, m'entourer d'amis, peindre des trues qu'ils auraient aimés. lis sont méme trěs généreux; et puis ils ne tolěrent pas de Milagres. On a beau les trouver ridicules, nous les étrangers, n'empéche que cest ici qu'on est venus, pour rester. Je sais que beaucoup ďétrangers pensent de cette maniere, tout en se plaisant ä dire du mal des gens de f'endroit. Comme mon pere, qui justifíait ses échecs sur le dos des négres et des mulätres. Comme quoi on est toujours aussi íe negre de quelqu'un ďautre. Le passé se repete. Cest bien plus facile de le faire ici, certes, car les gens de ce pays sont eux-mémes instables dans leur identite, ei preis dans leur détresse ä croire aux charmes" de ľétranger. Ils sont aussi mal dans leur peau que nous, les immigrés, dans la nôtre. Parfois ca m'agace quand j'entends ďautres étrangers se plaindre de tout ce qui! y a ici. Mais je ne réponds pas. Je me fais vieux. Comme ä ľinternat, je n'avoue pas mon contentement, puis-qu'apres tout e'est l'exil. Et Íl ne faut pas qu'ils sachent iE PAVILLON DES MIKOIRS 307 que j'ai choisi de venir ici. Sinon ils risqueraient trop d'etre détestabies d'orgueil, et ca me mettrait face ä ma fissure. Les cadavres et la souffrance qui m'ont tant blessé autrefois me servent désormais de déguisement. Je crois que les étrangers font tous la méme chose, oü qu'ils soiertf, pour colmater leur surface trop freie. Voilä ce que la vodka avive dans ces nuits d'hiver si silencieuses. Une nouvelle opposition se fait jour, que je ne m'avouais pas. Heureusement qu'il n'y a personne pour m ecouter dans ces moments de déracinement. Ä force de netre nulle part, méme le confort de la mauvaise foi se dérobe, et je reste dans mon trou ä rěver de perfection. Le poete Bandeira, seul, me revient ä ľesprit, lui qui avait tant voyage pour guérir sa tuberculose. Les departs n'ont rien ä voir avec ľespace. Leur sens est plus vertical qu'horizontal, et la vraie descente est vers soi, dans le silence. Sans tenir compte des élans de ceux qui nous en-íourent, fussent-ils mornes ou ridicules. II ne sert á rien de se comparer car chaeun est seul face au vide. Le réve, la passion, ce ne sont pas des choses reelles en dehors de notre téte. Ils exigent le silence, un silence qu'on peut atteindre uniquement lorsqu'on n'a pas besoin de speetateurs. 25 II est certain que je vais etre renvoyé de ľinternat Nous sommes plusieurs dans la merne situation. Mes notes sont toujours bonnes, peut-étre méme un peu trop bonnes, comme Celles des copains. Pour ca, nous avons du voler les questions des examens ä la fin du premier trimestre. Tout s'est bien passé, sans trace ni casse. Sauf qu'il a fallu partager avec plusieurs. Et certains imbeciles n'ont pas résisté ä la tentation ďavoir les meilleures notes. Évidemment que cetait suspect. Les profs de physique et de maths se sont méfiés, et iís ont change les questions ä la derniěre minute. Je men suis bien tiré quand méme car j'avais tellement étudié pour répondre aux questions volées que j etais un peu entralné. Mais certains n'ont rnéme pas 3u íes questions, se bornant ä reproduire les réponses que nous leur avions données. Alors le complot a été découvert. Et les cretins ont avoué quelques noms. On a beau nier, les profs ont de méchants doutes. lis me soupconnent surtout en anglais et en francais, parce qu'il me fallait améliorer de beau-coup ma moyenne dans ces matiěres et que les profs sa-vent trěs bien que je ne comprends rien ä leur charabia. En latin, méme si la nous n'avons pas voíé les questions, ils soupconnent tout le monde. Cest que le prof Abreu est trop naif. Chaque éléve de la classe avait If PAVILLON DES MIROIRS 309 simplement appris par cceur un petit morceau dune edition latine du De bello gallico. Puis on a trouvé le passage et on se ľest passé durant 1'examen. Pour la version, on setait donne íe mot pour changer le texte por-tugais, chacun ä sa maniere, et la plupart ont frôlé la catastrophe, tellement ils ont voulu embellir, sous pretexte que César était trop avare d'adjectifs. Abreu croit cependant que nous avons vole ses questions; touš les themes étaient bons, méme si chacun garantit qu'il a fait des erreurs expres. Peut-étre que Abreu ne connait pas assez ie latin et qu'il trouve nos copies trop bonnes. Mais il n'y a pas que cette histoire d'examens. Ils comptent, de toute facon, nous coincer aux épreuves finales. Je reconnais que je n'ai plus la téte aux etudes de-puis déjä longtemps. J'ai manqué trop de cours, et les profs remarquent ces absences, surtout lorsque nous sommes plusieurs ä disparaítre. Maintenant, avec leurs histoires d'autogestion, je n'ai qua demander des carnets entiers de permissions aux copains en charge, et je peux descendre en ville en toute tranquillité. Je me lěve tard aussi, et jen profite pour rester au dortoir et lire ä longueur de journée. L'autogestion est une bonne chose, mais si les profs sont ennuyeux, que pouvons-nous faire d'autre? Nous, les grands, on a vote pour que quelques profs soient mis au rancart, mais sans succěs. L'autogestion a des limites, a dit le directeur. Tant pis. J'en profite ä ma facon. Jamais je n'ai eu autant de temps libre pour lire; il m'arrive d'aller aux cours de gym rien que pour me reposer les yeux aprěs des heures et des heures de lecture. Aprěs la mort de Pafuncio, il y a eu une deterioration radicale de la discipline. Je ne sais pas s'il y a un rapport entre ies deux événements, mais ca coincide. Cetait la premiere fois que quelqu'un mourait ici, et accidentellement 310 Le pavíllon des miroírs en plus. Pafuncio était un nouveau, un gars sympa-thique qui partageait notre table commune au réfectoire. Un aprés-midi, alors qu'il s etait échappé pour aller en. ville, il a glissé dans la chute de la petite riviére, et ií est alíé s ecraser sur les rochers en bas de la montagne. Cin-quante metres, je n'ai pas vu le corps, mais je ľimagine rien qua penser a ces pierres que nous connaissons íous. Un coup de malchance, sans doute, car íl n était pas ivre. Ľ etat de choc a dure deux semaines, ä ía suite de quoi les profs sont restés comme traumatisés, délais-sant les persecutions et les exigences. Puis il y a eu ľín-cident avec le prof de chimie, qui est parti de facon m-tempestive aprés une bagarre dont seuls les échos nous sont parvenus. Quelque chose ä voir avec la fiancee d'un prof de maths. Puis ca a été au tour de Eules, le prof de geometrie descriptive que íes élěves ont du maítriser parce qu'il voulait casser ia gueule du prof de biologie. Ca concernait ses exploits ä ľépoque oú íí était officier de marine, exploits que ľautre avait mis en doute. De petits incidents aussi, comme le vol du stock de cigarettes ä la cantine des professeurs, qui n'a peut-étre merne pas été ľceuvre d'un des nôtres. Personne parmí nous n'avait de cigarettes en surplus, je le sais bien. Mais comment le prouver? Depuis le debut de cette année, la piupart des co-pains ont change autant que moi. Ils sont devenus si-lencieux, moins enthousiastes pour le sport, plus critiques aussi. Ľambiance donne une impression generale"" de ras-le-bol, de laisser-aller qui éloigne les professeurs. Bientôt ce sera ma septiěme année ďinternat id. On a beau ne pas aimer la vie ä la maison, n'empéche que ľennuí devíent chaque jour plus intense. Depuis le voyage, le monde me semble different de celui d'avant, comme si je ne devais plus rien ä personne. Dans nos iE PAVILLON DES MlROtRS 311 conversations, ce sont d'autres choses qui nous préoccu-pent, des trues reliés ä ľavenír, ä ce que nous comptons faire de notre vie. Les copains parlent de leurs parents, de la vie minable qu'iís měnent, et peu ä peu nous nous niettons ä ia place des adultes. Ce sont des choses dont on ne pouvait pas parier avant. Plus maintenant. C'est presque devenu la preoccupation generale. Et íes profs ne viennent plus se vanter, de peur qu'on ne les ques-tionne ä fond, qu'on ne se mette ä rigoler de íeurs men-songes. Ils se font ďailleurs trěs diserets, en singeant les camarades plus expérimentés, mais c'est evident qu'ils s'éloignent. Avec notre état dame, ils n'ont plus aucun pouvoir sur nous. Puis nous avons passe läge de nous en faire imposer, et une bagarre est vite arrivée. Je garde mes histoires pour moi. j'ai honte, méme si je ne suis pas responsable de ce qui se passe chez mes parents. Je pense beaueoup, je mets de ľordre dans ma téte, je prends des resolutions, en me promettant de tirer le meilleur parti de la situation. J'ignore ce qui va se passer si je me fais renvoyer. je sais que ca va gueuler ä la maison, qu'on va me menacer, faire du chantage, et que je vais passer une perióde pas marrante du tout. Quand jy vais pour la fin de semaine, on ne se parle presque plus. Mais ils s'attendent ä ce que je reste ä l'internat, et que mes visites soíent brěves. Mon pere est de plus en plus renfermé. On évíte les regards, chacun s'occupant de ses propres affaires, presque comme dans une maison de chambres. La piupart du temps, il n'est pas íä; Íl part ä la Campagne dans une petite maison qu'il est en train de se construire. Le grand fré-re non plus ne parle pas; il a ses propres amis et il se détache ä sa facon. Je ne sais pas quel arrangement íl a pu prendre avec ma mere, mais eile lui fiche ía paix. Ií est plutôt préoccupé de ses vétements, qu'il soigne comme 312 iE PAVILLON DES MÍROIRS des trésors. Et il se moque de mes frusques trop courtes bricolées avec des morceaux de l'uniforme. Cest d'ail-leurs ä cause d'elles qu'il ne m'invite jamais lorsqu'ii va ä des fétes chez ses amis. II dit que je ne suis pas presentable, que je pue la prison, que je ne saurais pas dan-ser ni parier aux filles. Ce qui est un peu vrai. Les filles m'intimident, surtout les plus jolies. Pour danser aussi, méme si je danse trěs bien. Mais, ä ma facon, comme les putes m'ont appris pendant le voyage. J'ai déjä essayé de changer pour faire comme les autres, mais je deviens tout raide, je perds le rythme ä force de me concentrer; je suis teilemení gěné de serrer la fille qu'au bout de quelques instants nous nous tenons éloignés comme pour les valses dans les films. La proximité des filles me perturbe; leur parfum me donne des envies et je suis affreusement mal ä ľaíse de peur que ca ne paraisse. Et puis, je íutte continueilement contre le désir de les col-ler entre mes cuisses comme les putes. Ä bien y penser, je ne vois aucun autre motif pour danser, si ce n'est de serrer la fille contre moi; et je suis sür que les autres pensent ä la méme chose. Sauf qu'ils sont entralnés ä étre hypocrites, ä cacher leur jeu, par simple habitude de frequenter ies filles de bonne famille. Mon frěre a raison de sortir sans moi. Je me proměně alors la plupart du temps, seul. Je tourne en rond sans savoir que faire. Aprěs quelques biěres, je rentre me coucher, en souhai-tant que le temps passe vite pour que je puisse retour-ner ä ľinternai. ~~~ Seules les femmes me font plaisir durant les séjours ä la maison. Ma mere y a mis le temps; je n'ai pas pipe mot, et j'ai attendu plus quit ne fallait. Mais elie a fini par me le proposer elle-méme, de peur que je ne puise sauvagement dans la merchandise. Je me suis fait copain avec une grosse, pas trěs jolie, mais bavarde LE PAVILLON DES MIROIRS 313 comme tout, qui me faisait des confidences chaque fois quelle attendait dans la cuisine. Mine de rien, en bon camarade, je íui ai raconté quelques-unes de mes sorties durant le voyage. Et comment cetait dur de ne pas avoir d'argent pour retourner chez Sofia. Qa ľintéressait beau-coup de savoir comment cetait la-bas, le bordel presque en piein air, les filles si jeunes... curiosité professionnelle, sans doute. Elle comprenait mon probléme, trouvant méme que cetait bien dommage qu'un garcon gentil comme moi sort oblige de frequenter des endroits dan-eereux, pleins de maladies. Et quel gaspillage! J'en met-tais, aussi, histoire d'aggraver la situation. Je lui ai alors demandé de m'inviter chez eile un de ces soirs pour que je puisse lui raconter les choses un peu plus en detail, ä l'aise. Mais ca na pas marché. Son homme est jaloux. II ne sait rien; il pense quelle travailie, queue vend de la lingerie chez des dames. Un true du genre. Mais eile al-lait m'arranger ca, parce que mon frěre, lui, avait des privileges, eile le savait bien, et que ce ne serait que justice... Naturellement, eile serait discrete, eile ne dirait rien. Sauf quelle allait preparer le terrain, suggérer l'air de rien qu'íl était déjä temps, qu'il fallait prévoir ces choses, pour évíter les maladies, pour me donner le goüt des femmes. Parce qu'on ne sait jamais... Javais aussi travaillé les autres, mais plus timidement, rien qu'avec le regard sur les robes ouvertes, sans intention aucune, pendant que je choisissais les moments les plus commodes pour blaguer un peu. On finissait par causer, inevitablement. On commentait failure vieillotte des messieurs; je les plaignais, en bon copain. Elles me pas-saient des cigarettes pendant que je feignais de lire. Puis elles ne pouvaient pas s'empécher de m'agacer avec des «regarde ici, non, lä, lä, e'est bleu? Le vieux ma mordu, le salaud. Touche pour voir...» et d'autres intimites bien 314 LE PAVILLON DES MIROIRS juveniles. Je reprenais mon livre, mine de rien. Je paj> iais lectures et elles répondaient par la fumée des cigarettes en prenant des poses. «Hop, excuse-moi, chéri, j'ai quelqu'un.» Et voilä qu'une partait pour la seance de gymnastique et qu'une autre venait se reposer. Le měrné bavardage se répétait, car elles n'ont rien d'autre dans la tete, moi non plus d'ailleurs. Ma mere a fini aussi par remarquer ma gentillesse envers la bonne Belinha. On est dans un bordel, oui ou merde? Aprěs la longue conversation avec la vendeuse de lingerie, les choses se sonf précipitées. Ca na pas pris de temps. Dés le mois suivant, ma mere m'a quesUonné surmes besoins d'argent, avec des «il ne faut pas, les femmes sont dangereuses, nous sommes pauvres, mais il vaut mieux ca car les fillettes n'ont pas ďexpéríence et il ne faut pas en mettre une enceinte...» Tout un bara-tin décousu et ä l'improviste. Eile a fini par me dire que, děs quelle serait sortie, je devais aller parier ä une de ses amies qui avait quelque chose ä me demander... La femme en question est trěs gentille, un peu baraquée du cul et des seins, blanche aux poils noirs, comme une Turque. Elle n'a jamais été trop bavarde, mais eile a sa clientele ä cause de son habileté et de ses tétons. Seul avec la femme dans la chambre, j'ai été aussitôt assailli. Elle m'a deshabille en soupirant, trěs attentäon-née mais détidée, en m'assurant qui! ne fallait pas avoir peur, que tout allait bien se passer. Elle m'a guide un peu á la facon ďun sergent, pour ětre sure de ne pas ra ter son coup. La grosse aux lingeries avait sürement exa géré ma peur. Ce fut comme un viol délicieux. Ensuití comme je ne disais toujours rien et que je ne mi mettais pas ä pleurer, eile m'a rassuré en me disant qui j etais tout un homme, que ca avait été trěs bon, qu'elíi était jalouse de mes copines, qu'enfin je n'étais plu Le pa villon des míroirs 315 ouceau, que je me souviendrais toujours ďelle - «la oremiěre, on i'oublie jamais* - et de ses beaux seins. «Je suis belle, non ? Dis, tu me trouves pas grosse, hein ?» J'ai fait le géné, et on a remis ca, histoire d'etre vraiment sür Que cetait bien comme ca qu'íl fallait faire. En me fai-sant expliquer les details, guider, dépuceler officielíe-ment Cetait une vraie professionnelle, peut-ětre trěs compétente avec les vieux, mais je n'ai pas pu m'empe-cher de penser qu'Yvonne était moins conne. Peux autres filles ont suivi la Turque: une toute maigre avec un air anémique, endormíe mais trěs jolie, et une belle mulätresse un peu salope. Toutes les deux scmblaient trouver trěs naturel que le garcon de la mai-son profite lui aussi de leurs services pendant la periodě creuse du samedí aprěs-midi. Les filíes sont bavardes et, en un rien de temps, j'ai été mis au courant de tout ce qui se passe chez moi, ou plutôt chez Ligia - c'est ainsi que ma mere se fait appeler en affaires. J'ai meme appris que mon frěre est trěs amoureux de Zuleyca et que, lorsque je suis au college, il peut faire des scenes terri-bles si eile est avec certains clients. Des trues du genre, comme dans touš les bordels. Mais plus discrets et dis-tingues, parce que ce n'est pas un bordel, mais une mai-son de rencontres pour couples. Les filles ne sont lä que pour dépanner, car la plupart des clients viennent déjä accompagnés de leurs secretaires, de vendeuses qu'ils connaissent, ou de femmes mariées qui font leurs courses en viíle. Aprěs tout, c'est presque une maison de bains, comme nous avait dít Lili. D'ailleurs, Lili est repar-tie vivre avec son mari, et cest dommage parce que j'au-rais bien voulu la baiser, et l'occasion se serait sürement présentée un de ces jours. Si je suis renvoyé de ľinternat, il y aura au moins ca de bon: je pourrai baiser plus souvent. Peut-étre qu'une 31Ó iE PA VILLON DES MIROIRS fois Se fait accompli, je pourrai m'arranger avec mes parents, comme ľa fait mon frěre. Comme its lui paient quand méme un college, il leur serait difficile de me le refuser. Et ma mere n'a pas ľair trop malheureuse avec son affaire. Certains samedis, il y a tellement de clients que les filles sont épuisées lorsqu'arrive mon tour. Le plus dur, ca va étre de me réhabituer ä la ville. Tout ce temps passé ici ma complětement transformé, m'a rendu insouciant, soiitaire. Les gens du dehors m'agacent parce qu'ils ne savent pas respecter ľintimité ďun gars qui s'isole. lis sont trop bavards. Ici, on a plus d'espace pour réver; il suffit de se taire, et les autres seloignent. Puis, je ne sais pas comment ce serait dans un nouveau college, avec mes habits, et sans argent pour sortir. Toutes ces pensées me rendent inquiet Je ne le dis pas, mais je le pense. Jessaie de prévoir, sans jamais arriver ä me faire une idée precise de la vie en dehors de ces murs. Ici, j'ai tout ce qu'il me faut, et je n'a i besoin de m'occuper de rien. Mes copains parient souvent de ce qu'ils vont faire une fois sortis d'ici. II y en a méme qui savent ce qu'ils veulent étudier. Pas moi. Je vais continuer ä étudier uni-quement par habitude. Je ne me vois pas en train de tra-vailíer queique part, rien que pour travailler. Pour quoi faire? Si c'est pour gagner de l'argent, n'importe quel travail est bon. Et le meilleur est celui qui rapporte le plus avec le moins d'efforts. Question de ratio. II me faut gar-der la těte froide, pour moi, pour continuer ä penser. je ne vois aucun intérét ä aider les autres, ni ä les soigner, ni ä construire des buildings. Enseigner, alors, je trouve ca complětement con; rien que de penser que je devien-drais comme mes profs, ca me dégoQte. Ca m'arrangerait d'etre cure: une messe par jour, quelques confessions, et le restant de la journée ä ne rien faire. Je pourrais aussi LE PAVILLON DES MIROIRS 317 baiser toutes les femmes insatisfaites qui me feraient des confidences ä la confession, les filles un peu salopes aussi- Parce qu'un cure, ca fait sérieux. Qa pardonne, et ca avive les désirs des femmes. Sauf que je ne crois pas en Pieu. II me faudrařt tricher durant de longues années avarit qu'on me laisse entiěrement libre. Les cures ont aussi l'avantage d'avoir toujours de bonnes bibliothe-ques; et, comme d'habitude ils sont assez pauvres d'es-prit, on doit laisser assez de latitude ä un cure qui aime les etudes. Mais il doit y avoir un piěge queíconque, sinem tout le monde devíendraít cure. Rien d'autre ne me vient ä l'esprit. Capitaine au long cours, ou une specialisation quelconque dans la marine, ca aussi peut étre bon. Mais notre pays ne possěde pas tie marine marchande, et le peu qu'il y a doit étre farci de trues militaires ä vous en dégoúíer ä tout jamais. Je ne me vois pas militaire, de toute facon. Rien que d'en-tendre l'hymne national, j'ai envie de rire. Je finirais fusillé. Ä part l'histoire et la géographie, seules !es ma-thématiques me plaisent. Mais, encore lä, seulement les mathématiques qui ne servent ä rien, les jeux ďalgěbre, les transformations interminabíes ou les geometries fan-tastiques que je développe par pur plaisir. Je peux aussi bien me suicider. II y a des jours oü j'y pense sérieusement, surtout lorsqu'il pleut. La couleur du ciel influence mon état d'esprit, je ľai déjä remarqué. Ce n'est pas exactement un désir de mourir, ni une peur cle la vie. C'est píutôt une lassitude rnorne, une envit de dormir trěs longtemps, de ne plus avoir ä me préoccu-per de ce qui se passe, sans projets ni soucis. Simple-ment dormir. Quand je me soule, c'est précisément cette sensation que je cherche ä obtenir. Ce silence dans la těte, l'absence de pensées, le vide de souvenirs. C^a m'apaise. Le monde devient comme rempli de 318 iE PAVILLON DES MIROIRS broutlíard, les sourires de copains deviennent ralentis päteux. Méme íes histoires qu'on se raconte paraissent alors plus vraies, sans s'encombrer de la realite. Comme dans les films ou les romans oü, lä non plus, on ne voít personne faire des courses ou laver les toilettes. Les re-pas apparaissent tout préts; les gens n'ont jamais le rhume et, s'ils meurent, ils le font dans la logique de ľhistoire. II n'y a ríen ďaccídentel; ca se lie pour former un ensemble, sans temps mort. Tout au contraire de la vie, oü les temps morts, les repetitions et ľabsence de sens global prédominent. Cest bien ennuyeux. Cette morosité, voilä le probléme. II y a des jours oú méme ľidée de me trancher la gorge paralt preferable ä conti-nuer comme ca, en répétant les mémes choses. Mais, voilä, je ne me suicide pas. Ä force ďy penser, j'amve ä imaginer toute la scéne, tous les details, les flots de sang qui coulent de ma gorge comme une source, en pulsations, puis ľendormissement rapide, doux, comme avec ľalcool, jusqua la disparition complete dans íe néant. Ľidée me píaít tellement que je la retravaille de plusieurs facons, soit en me íranchant les poignets, pour que ca dure plus iongtemps, soit en sautant en bas des rochers pour voir changer le decor. Puis, sans que je men rende compte, cette idée me conduit ä d'autres; je passe ä des variantes, oü ce sont les copains qui se tran-chent la gorge, pour que je puisse appretier le tout dans les moindres details. Lorsque je sors de ma reverie, le temps a passé, mon ennui a disparu. Et parfois je suis méme de bonne humeur ä cause des idées drôles qui se sont glissées dans mon histoire. Si je suis seul dans ía fo-rět, dans íes cachettes que je connais depuis Iongtemps, il m'arrive d'avoir envie d'y rester, la gorge tranchée, sür que personne ne viendra de sitôt pour déranger mon sommeil. Cette ídée m'apaise, eile fait naítre tant ďautres ĹE PAVILLON DES MIROIRS 319 récits intéressants, qui dévient vers ďautres encore, qua la fin je me reveille en train de regarder les dessins que font les feuilles contre le del, ou ceux que forme la mousse sur les rochers, ä la recherche de formes fantasti-ques pour continuer ä révasser. Et l'envie de mourir dis-paraít d'eíle-méme. Parfois, je ne me trouve pas sérieux, incapable de poursuivre avec determination un projet aussi important que celui de ma propre mort. Surtout si les fílles viennent s'immiscer dans mes réves. Je pense alors que c est bete de mourir avant de baiser un tas de filles. Et cette idée prosaľque me fait honte. Cest comme ca. Méme les fois oü je suis decide ä m'en tenir aux idées sinistres et que l'ennui me brise le coeur, les pen-sées se retournent, elles deviennent si fascinantes que je dévie de ma tristesse. Je pense que si jetais vide comme certains de mes camarades, ceux qui se déplacení comme des zombis, il me serait alors plus facile de me zi-gouiller. Rien ne íes intéresse, ni les lívres, ni les films, rien. Je suis sür qu'íls se masturbent sans inventer des histoires, les yeux fixés sur les seins des photos, tout ä fait obsédés. Je n'arrive pas ä les imiter. Pour ma part, le simple fait de rencontrer une fourmiliěre sur mon che-min suffit pour changer le cours de mes pensées. Je me mets ä {'observer, ä étudier malgré moí le mouvement des fourmis ou le dessin des brindilles qui forment le nid. Je megare aussi en examinant les boursouflures des troncs d'arbre, les nuages trop floconneux formant des figures dans le ciel, ou ies plantes épineuses qui s'accro-chent au rocher. Ma pensée setale et je perds ľobjectif que je m'étais donne. Ce manque de sérieux m'agace. Les choses qui comptent pour les autres ne m'tntéressent pas; ce qui n'est pas important pour eux me captive. Le monde ä ľenvers. Et le plus souvent je ris tout seul de choses drôles qui sont plus fortes que ma tristesse... 320 If PAVILLON DES MIROIRS iE PAVILLON DES MIROIRS 321 La fin de ľannée approche. Cette fois, je suis sür de mon coup. Les profs avaient pris toutes les precautions; touš les examens étaient scellés dans des enveloppes et, pourtant, j'ai réussi ä mettre la main sur íe plus difficile, celui de physique. Ľemployé de ľimprimerie m'a mis dans le coup comme il me lavait promis, et Gordo a ac-cepté de garder le secret. Mais Trachtenberg s'est rendu compte de quelque chose. Hier soir, alors que nous nous apprétions ä aller en ville, il a voulu nous accompagner. Comme ca, sans motif, parce que d'habitude il ne sort pas beaucoup. Cest un excellent copain, trěs discret et solitaire; il me passe souvent des livres intéressants qu'il rapporte de chez lui. II avait soupconné que nous étions sur un bon coup, et il me surveillait depuis ľaprés-midi. Sans rieň dire. 11 n'a pas besoin de ľexamen parce que ses notes sont bonnes, mais il sentait quelque chose de louche. Comme il ne nous íächait pas, il a fallu le mettre au courant. On a eu de la veine, car, tous seuis, nous n'aurions pas pu résoudre les problěmes de ľexamen. Le salaud de prof en avait prepare de trěs difficiles, histoire de se ratiraper du premier trimestre et de couler toute la classe. Nous nous sommes installés dans un bar minable, sur le chemin qui sort de la ville, presque en pleine Campagne. Et lä, au fond, bien tranquüles, Gordo et moi nous avons bu pendant que Trachtenberg répondait aux questions. Ce fut une soirée trěs drôte. Le gars du bar nous trouvait tellement suspects qu'il nous demandait de payer tout de suite chaque fois qu'il nous servait une biěre. Le bar était presque vide, seutement quelques buveurs qui nous regardaient ä la dérobée aprěs avoir díscuté avec le serveur. Trachtenberg trímait, revolte contre la difficulté des questions, en chauffant sa regle ä calculs tant ií la secouait, pendant que nous nous racontions des blagues, de plus en plus joyeux. II n'a pas résolu tous les problěmes, mais suffisamment pour que nous ayons la moyenne. De route facon, ca paraltrait vraiment louche si on avait de trop bonnes notes. Puis il fallait apprendre par cceur les solutions avant de se dé-barrasser des papíers compromettants. Mais nous avions déjä trop bu de biěre et il nous était impossible de tout retenir. Trachtenberg a alors decide de nous expliquer l'espnt de la chose; cetait plus sür que de vouloir apprendre par cceur. Tout se mélait dans notre tete, et notre esprit n etait plus capable de retenir quoi que ce soit. Gordo s'est mis ä chanter, et méme le serveur est venu s'asseoir ä notre table pour nous raconter ses problěmes de famílie. H avait compris que nous étions en train de résoudre des problěmes, et i\ a profite de !a presence d'un gars trěs calé comme Trachtenberg pour amener les siens. Sa femme ne pouvait plus baiser aprěs son síxiěme enfant, quelque chose du genre uterus tombé, mais qu'il expli-quait ä sa facon. Gordo, trěs sérieux, lui donnait les con-seils les plus cochons et le pauvre homme demandait des explications pour bien comprendre. Le gars voulait qu'on aille dire tout ca ä sa femme, mais ca ne nous tentait pas. Nous étions trop ivres, trop joyeux, et Íl nous fallait encore apprendre les questions de ľexamen. L'ambiance était fantastique: Gordo racontait des cochonneries au serveur, Trachtenberg m'expliquait des trues de dynami-que et, moi, j etais incapable d'arreter de rire ä cause des Mées étranges qui me passaient par í'esprit. Nous avons fini par ľaider ä fermer le bar, et le serveur nous a accom-pagnés jusqu'au debut de la montée, en copain, confon-dant les histoires d'utérus qui tombait avec les formules de force d'accélération, le facteur d'inertie des bites et le coefficient de friction. Trachtenberg ne reculait devant rien, mettant ä profit les liquides tes plus dégoutants pour nous expliquer les formules d'hydraulique. 322 iE PAVILLON DES MÍROIRS Une fois qu'on a eu la certitude ďavoir des notes honnétes, les choses se sont précipitées de la facon la plus merveilleuse du monde. Plus moyen d etre triste. -Heureusement que ca s'est passé tout seul, alors qye j etais ivre. Elle est venue ä moi, sans m'avoir vu aupara-vant; et voilä que j'ai ma premiere petite amie. Je ne sais pas quoi faire quand je suis avec eile, ni méme de quoi parier, mais ca ne semble pas avoir la moindre importance. Et cest trěs bon d etre amoureux. Je ne trouve pas ca étrange; cest comme si de tout temps j'avais éprouvé ces sensations, sauf qu'il n'y avait persortne ďautre, ríen que mes reveries. Je pense que j etais amoureux depuis longtemps. Cetait ca, ma tristesse: j'étais amoureux ä vide. Elle est jolie, la petite Ceres, un peu trop sérieuse, certes, mais ca ne fait ríen. Une chance quelle soit jolie, sinon j'aurais été dans une situation difficile. Les copains et moi, nous étions encore trop genés pour aller tout de suite ä la féte donnée au club social de la viile pour célébrer la fin de notre année scolaire. Comme les autres fois, et histoire de se donner du courage, nous avons fait la tournée des bars, en attendant que la féte avance. Cette fois, cetait du sérieux, il fallait qu'on y aílle; d'autres copains nous avaient promis de-nous presenter des filles et, malgré la chaleur de dé-cembre, j'avais un beau pull-over que Schliemann m'avait passé. Cétait si important que nous avons pris une cuite monumentale. Et ca s'est continue touťaíi long de la soiree, avec des nausées et des vomissements, mais sans nous arréter. Ä chaque verre, ľidée de nous retrouver sur cette fameuse piste de danse se faisait plus lointaine dans notre esprit Ratisbona était si ivre qui! ne se tenait plus debout, et nous l'avons perdu quelque part. Des profs se sont approchés un peu, craintivement, Le PAVILLON DES MÍROIRS 323 pour regarder Schliemann qui s'était mis ä nager nu dans le bassin de la place, mais ils sont vite repartis parce que Schliemann est costaud comme un cheval et n'aime pas beaucoup discuter. Comme c'est un sportif -il fait partie d'un club de natation ä Säo Paulo ~, il ne supporte pas l'alcool. Et quand il est soul, ii n'y a pas jfloyen de lui parier. En pleine nuit, sur cette place vide, cétait ia situation ideale pour donner une raclée aux professeurs. Alors ils ont fait mine de ne rien voir. Süre-ment qu'ils chercheront ä se venger. Accompagnés de Schliemann tout mouillé, nous sommes alles trouver refuge au club social, pour nous meler aux autres et nous faire moins remarquer. La fete tirait ä sa fin. Dans cette saíle de ba! qui se vidait peu ä peu, notre arrivée a cause un certain malaise. Schliemann s'est endormi dans le jardin, et les copains m'ont conduit ä la mezzanine pour que je regarde la danse de loin. Gordo est alle chercher á boire. Mais il nest pas revenu. Je suis reste assis lä, ré-veur et ä moitié endormi, content d'avoir pu surmonter ma crainte et d'etre enfin entré dans ce fameux club. Les copains me faísaient signe ďen bas, pendant la danse, les filles me saíuaient. Je les trouvais trěs drôles; je riais en me souvenant des brasses de Schliemann, ä genoux dans íe bassin boueux, et de la frousse des professeurs. Cest alors qu'une jolie fille, aux longs cheveux noirs, est apparue ä mes côtés, pour me grander de mes exces, je ne sais pas qui avait pu l'envoyer. Trěs sérieuse, avec "si bouilie d'enfant, eile s'est mise ä essayer de me con-vaincre qu'ií fallait que j'aie une vie plus saine, assurant que, si je continuais comme ca, je finirais mal, que mon pere et ma mere seraient trěs tristes de me voir dans un tel état eí que súrement je ne fréquentais pas ľéglise. Pris au dépourvu, et encore dans les vapeurs, je cherchais ä argumenter en deviant sur des propos philosophiques, 324 LE PAVILLON DES MIROIRS romantiques, sur la vie et sur la mort. Mais trěs heureux ' de sa presence ei de cette conversation me concernant. Ce n'étaii méme pas génant de la voir si pres de moi puisque nous avions un sujet séríeux ä débattre, tout comme il me paraissait bien naturel ďavoir ma main dans la sienne car eile y lisait des signes qui prouvaient ses arguments. D'ailleurs j'étais pret ä me íaisser convaíncre par ses considerations morales. Elle était si proche que je pouvaís examiner sa peau, ses dents, la radne de ses cheveux. Je la trouvais de plus en plus jolie sous la lumiěre faible, et ses conseils me ramoíissaient le cceur. Pendant ce temps, la fille étudiaít ďune maniere trěs studieuse íes lignes de ma main pour savoir comment serait ma vie conjugale. J'étais prét ä tout, n'im-porte quoi, pourvu quelle continue ä se coller ä moi et ä parier de sa petite voix douce. A la fin du bal, eile est descendue rejoindre ses parents. Petit baiser fraternel qui m'a inondé de parfum sucré, mes mains serrées dans les siennes, et rendez-vous le lendemain pour la matinee au cinema. Je me sentais exalté, dégrisé. J'avais un rendez-vous avec cette fille, sans méme avoir du danser! II est vrai quelle me paraissait un peu trop sérieuse, exigeante, Mais, aprěs tout, je me sentais heureux de ma conquéte, et la soiree netait pas finie. II me fallait féter ca, arroser ma petite amie, méme si par moments je me demandais si tout n'avait pas été qu'une illusion, car je sais que j'aime mes chiměres. Pour renirer au pensionnai, nous"" avons fait un bref détour en nous arrétant dans touš les bars encore ouverts, d'abord du côté oppose, vers la gare et chez Sofia. Nous avons fini par le bar du gars dont la femme avaít ľutérus tombé, qui nous a gardes jusqua la fermeture. Ce fut une longue ascension, et je ne me sou-viens plus comment j'ai pu trouver le chemin de mon If PAVILLON DES MÍROIRS 325 lit. Le dortoir était encore éclairé. Plein de gens chan-taient; d'autres jouaient au bowling avec les lourds poids dont on- se sert pour le lancer et qui détruisaíeni tout sur leur passage. Sur les murs pendaient des en-seignes de bars, des panneaux de circulation et des dra-peaux déchirés. Aujourďhuí, c'est dimanche. Ce matin, vers onze heures, j'ai été reveille par mon petit frěre. II connaít la fille et il íui a méme parle aprěs quelle m'a quitté. En me poussant vers la douche, il m'a rappelé son nom et notre rendez-vous. Je me sentais encore ivre, mais ľodeur de vomi et de vin aigre du dortoir, avec l'ammo-niaque qui montait des toilettes ont eu gain de cause sur mon etat. Le dortoir ressemblait ä un champ de ba-taille: les lits détruits, les draps éparpillés et tachés de rouge, du plätre qui tombait et les enseignes décrochées, comme aprěs un bombardement. Des corps étendus péíe-méle et des gémissements de gueule de bois. La féte avait été generale. Plusieurs camarades n'étaient arrives qu'au.petit matin, dégueulant partout, réveillant les dormeurs et continuant la casse et les bagarres. Le plan-cher était gluant, les douches étaient bouchées et débor-daient dune masse informe; les oreillers enfoncés dans les toilettes avaient ľair de cadavres en train de vomir. Beaucoup d'eau pour étancher ma soif, puis je suis descendu manger quelque chose. Un copain m'a passé ľargent du cinéma, et me voilä en route, plus excite encore que le jour de ma visitě chez Sofia. Mon frěre m'a accompagné, en me racontant des tas de choses sur la fille; il m'a répété son nom plusieurs fois pour que je ne me trompe pas. Ceres est un prénom trěs inusité, que je n'avais jamais entendu auparavant. Pour étre sur de mon coup, je me promettais d'éviter les phrases qui m'obligeraient ä dire son nom, de peur de mélanger 326 iE PAVILLON DES MIROIRS avec Minerve ou Aphrodite, car il s'agit dun truc my-thologique. Elle était ía, toute sérieuse, avec ses longs cheveux, déjä assise et ayant garde une place pour moi. Je n'ai pas eu ä la chercher; les indications de mou frěre étaient bien superflues. Je ľaurais reconnue n'importe oů. Et jetais content quelle soil vraiment aussi jolie que dans mes souvenirs. Des sourires discrets, quelques mots. Nous sommes restés silencieux durant tout le film en nous tenant par la main. Ses petites paumes étaient moites, eile évitait de me regarder, et jen profitais pour ľexaminer ä la dérobée. Nous sornmes ensuite sortis collés ľun contre ľautre, de peur de nous perdre, pour aller faire le tour de la place principále comme les au-tres couples. Ma seule crainte était quelle se mette ä avoir des envies de gäteaux quand nous passions de-vant la patisserie. Mais non. Elle avait l'air d'avoir, comme moi, ía téte dans les nuages. Pour eííe aussi, cetait la premiere fois. Nous nous arrétions ici et lä pour saluer, pour quelle me présente ä des dizaínes de ses copines de ľécole des sceurs. Un tas de filles, dont plu-sieurs trěs jolies, qui me regardaíent ďune drôle de fa-con, chuchotant, et sans merne se rendre compte que mon uniforme était dans un piétre état. Incroyable! Je ľai revue ces derniers jours. Comme ca, pour rien, pour nous tenir la main et nous regarder. Nous n'avons rien ä nous dire, eile ne connaít rien de rien, mais .cest... bon de rester en silence. Le temps passe vite, je ne pense pas; son parfum domine toute la place de la ville. Avec eile, la lumiěre autour paraít plus claire, méme si . le monde entier est hors focus. Lorsque nous nous quit-tons, je rentre lentement, comme si de tout temps j'avais été heureux. Je ne vais presque plus dans les bars avec mes copains et je bois alors seulement pour leur faire iE PAVILLON DES MIROIRS 327 plaisir, pour m'amuser. Cest étrange d'etre ainsi amou-reux. le ne la connais pas; je ne sais pas ce quelle aime faire si ce nest rester en ma compagnie. Mais cela me suffit pour 1'instant Ca m'agace quand ses amies vien-nent nous déranger; je les trouve trop niaises, avec leurs facons infantiles, surtout les plus jolies, qui savent que je les regarde. Elles m'agacent parce queues rompent le silence, qu'il faut parier, faire quelque chose. Je me re-rnets alors ä penser, je redeviens celui auquel je suis habitue, et le charme s'envole. Lorsque nous sommes seuls, eile reste timide, ne voulant pas que je l'embrasse et m'ordonnant, avec ses sourcils froncés de petite fille, de me tenir tranquille. Méme ca, cest trěs bon. Ensuite, je pense ä eile toute la soirée, et je m'endors sans réver. II est vrai que ma Ceres m'a trouble; eile a tout per-turbé. Jusqua present, je me fichais de la vie. J'étais sür de me faire renvoyer de ľécole, et j'avais un certain plaisir ä la pensée de ne plus jamais revenir ici. Maintenant je me sens pris au piěge. II faut que je continue ä la voir, il faut que je revienne ľan prochain, ce nest pas vrai qu'on va me renvoyer. De toute facon, on ne m'a jamais pris sur le fait; j'ai toujours été discret. II n'est méme pas certain qu'on m'ait vu ivre plus souvent que les autres. Je fais des paris dans ma téte, un peu superstitieux, pour évaluer mes chances. Cette insécurité est trěs angois-sante; je me sens moins libre. Mais c'est doux, et je n'ar-...rive pas ä la hair. Le portier de la guéríte ďentrée me laisse appeler chez eile, en cachette. II m'a toujours ap-porté des cigarettes, c'est un vieux copain. Lorsque je ľappeíle, je ne sais pas quoí lui dire aprěs avoir convenu de notre rendez-vous. Le portier est lä et c'est génant parce qu'il sourit, tout content de me donner ce coup de main. Seul avec eile non plus, je ne sais pas quoi dire. Chaque jour, c'est pire, parce que la chose dont nous 328 iE PA VILLON DES MIR01RS parlons, c'est de la longue periodě des vacances oü nous ne pourrons nous voir. Mais ca va passer vite. On se fait un tas de promesses pour ľan prochain, et je sais que je mens. Pas tout ä fait. J'espere vraiment que je ne serai pas mís ä la porte de 1 ecole, qu'on va seulement me deman-der ďaméliorer ma conduite... ou des trues du genre, sans grandes consequences. Parce que, contrairement ä la plupart, j'ai de bonnes notes, et ca compte quand méme aux yeux des profs. Je m'invente ainsi toutes sortes de raisons, mais dans le fond j'ai peur. Et ca m'irrite ďavoir peur comme ca, de me sentir pris au piěge. Parfois, une nostalgie nouvelle m'envahit, une sorte de regret envers ce monde d'ici. Les moments passes, mes promenades en forét, mes cachettes et les endroits oü je me suis'abandonné aux reveries. Depuis que j'ai ma Ceres, les choses se gravent plus íntensément dans mon esprit, et je suis plein de souvenirs. Les bagarres, mes nuits sans sommeií, les bains d'eau froide. Je par-cours lentement la biblíothěque pour regarder les Üvres qui m'ont appris ä lire, comme si j etais en train de dire adieu ä tout ce que j'aime. L'auire jour, je suis alle revoir ma premiere chambre dans le dortoir des petits. Tout m'a paru réduit, comme des jouets. Et la bouille curieuse des enfants qui étaient la, qui me regardaient avec respect m'a laissé attendri. Emu et triste ä la fois, en pen-sant que je ne vais peut-étre plus revenir. Mais je mens quand méme ä Ceres. Cette nostalgie n etait pas en moi auparavant, ni ce sentiment de perte. Cest venu avec eile. Et je n'aime pas ce côté de ľamour, méme si c'est un piěge doux. Par moments, je ne me reconnais plus. Le temps a passé si vite que deja la fete de fin ďan-née bat son piein dans la cafeteria. Mais rien ne m'inté-resse plus. Ceres est repartie avec sa mere, en laissant derriěre eile son parfum trop intense. Cétait trěs doux if PAVILLON DES MIROIRS 329 de la tenir dans mes bras pendant qu'on dansait, sa téte contre ma poitrine, toute sérieuse, se collant timidement, ses mains moites, ses petits seins. Maintenant je me sens vide comme aprěs les bagarres perdues, lorsque je n'ai pas pu évacuer toute ma rage. Vide et fatigue. Les copains sont venus avec des bouteilles de rhum pour qu'on attende le lever du jour. Mon colis de livres est déjä prét; je n'ai rien ďautre ä faire qua attendre. Tout ie monde est un peu nostalgique, eí Ion se promet de garder le contact méme si nous sommes renvoyés. Mais chacun sait que ces projets soni de simples formules de politesse, pour mieux passer le temps qui nous reste. Je descends seul vers la ville, peut-étre pour la der-niěre fois. II fait encore nuit. Je distingue malgré tout les details de cette route que je connais depuis tant ďannées. Chaque tournant, les raccourcis, les lumiěres trop espa-cées qui m'ont tant de fois protege. Tout amplifie ma tris-tesse dans ce depart au ralenti; méme le goüt de rhum dans la bouche me paraft amer. Puis la ville endormie, les bars fermés, ces bars oü j'ai commence par m'acheter des caramels, puis des cigarettes, et oü je prenais ensuite les derniers verres avant de montér. Le silence partout et la fraícheur de la nuit. J'avance comme un automate avec mon bagage iéger et ma téte lourde. Lentement. Sur la place principále, la lumiére grise de ľaube ébauche des contours nébuíeux. Et eile est íä qui mattend, assise sur un banc, un peu endormie, avec les yeux plissés d'un bébé qui se reveille. Toute attendrissante, pour me rappeler ses conseils et pour me dire adieu. Assis dans mon compartiment, je la revois encore qui me fait signe de loin, ä mesure que íe train quitte la gare, toute seule, sa petite měcřie sur le front, qui reste en arriěre, comme un souvenir. Je ne la reverrai peut-étre plus jamais. 26 U n an déjä que j'ai été renvoyé du college, et voici la nuit de la Saint-Sylvestre. Je suis dans un autobus vide, en direction de la plage de Copacabana, pour assister ä la fete de fin ďannée, la féte d'Yemanja*. Pour voir les pauvres jeter des fleurs ä la mer, Je n'ai rien ďautre ä faire; je ne connais personne qui puisse m'in-viter chez lui et, ä la maison, ca fait bien longtemps qu'on ne féte plus rien. Les vieux sont alles se coucher de bonne heure, comme si cetait un jour normal, j'ai quand méme aide mon pere ä vider la bouteille de marc qu'il avait apportée pour ľoccasion. II atme boire en mangeant des harengs sales, avec les doigts, ä méme la bolte, pour pouvoir íécher le gros sel avec 1'huile de lin. La seule habitude qu'il a héritée de la Baltique, et il y tient Mes frěres étaient déjä partis chez leurs amis. Ma mere a regardé un peu la television, puis eile est allée dormir, sans rien dire. On est restés, mon pere et moi, ä se lecher les doigts et ä siroter du marc, sans se regarder, complětement étrangers. Sans se déranger. J'ai un peu * Déesse des mers et des eaux dans les cultes anímistes afro-brésiliens de rituel nago et yoruba. Melange de Vierge Marie, de Venus, de siréne et d'esprit de la mort pour l'imagination populaire. LE PAVILLON DES MIROIRS 331 de mal ä le laisser ainsi seul, tourné vers le vide. Mais j'avais häte qu'il finisse la bouteille pour pouvoir m'en aller ä mon tour en le sachant sonné. Í1 m'a méme sou-haité la bonne année, un peu mal ä ľaise, les yeux de côté. On a tant de choses en commun, mais on ne sait pas les dire. Les harengs sales tiennent lieu de causerie. Le vent chaud qui entre par \a fenetre de ľautobus, le gout de marc et des harengs dans la bouche me font penser ä tout ce qui est arrive. Cette année qui s'acheve a été bien erränge. Pleine de choses nouvelles. J'ai tout de méme survécu. Adapté, mieux que ce que j'avais cru au depart. On s'adapte toujours, de quelque facon que ce soil, en jetant du lest. Méme si, dans le fond, on ne change pas. Le retour ä la cuisine est bien penible, pire encore avec la perspective de devoir y rester. Autrefois je tolé-rais ces séjours ä la maison en pensant au pensíonnat, ä la bibliothěque, ä toute ma liberie la-bas. Cest plus difficile maintenant. Au débuí, la vie me semblait complětement bouleversée, et moi sans point d'attache. Je vaga-bondais sans but, incapable d'entreprendre quoi que ce soit. Les copains s'étaient disperses dans leurs mondes respectifs, desquels jetais exclu. lis étaient retournés ä leurs belles plages, ä leurs clubs prives et, les rares fois oú nous nous sommes revus pour échanger nos souvenirs, je les ai trouvés changes, avec des habitudes et des goüts trop coüteux pour mes moyens. Et bien vite, je les ai perdus de vue. J'ai ainsi traľné ma mélancolie pendant toutes les va-cances, cherchant ä m'orienter. En silence, sans poser de questions. J'étais de nouveau dans le chemin des autres, de ma famille surtout. Je profítais discrětement des filles de la maison, mais je le faisais vite, géne de rester lä. Le temps passe ici avec une lenteur incroyable, car ce n est 332 iE PAVILLON DES MÍROIRS pas raa place. Je me suis fondu dans le decor, j'ai trouvé quelques attaches, je continue á étudier. J'ai méme de nouveaux copains. Mais je continue ä penser comme dans le temps de ľinternat. Je me faufile, solitaire, méme si je ne suis plus protégé par ľuníforme. Lä-bas au moins je pouvais me cacher dans la grisaille, les murs étaient de bons repéres. Maintenant j'ai toute la ville de-vant moi. Mais sans argent, sans la liberté de mon dor-toir, je suis condamné ä me balader continuellemerjt dans les rues. Les livres me manquent plus encore que les films; je dois guetter íes occasions pour demander ä mes cama-rades de m'en préter. Je ne suis pas habitué ä solliciter des faveurs, et souvent je renonce aux lectures. Mon co-pain Eugenio m'en préte volontiers, ceux de son pere. Lui-méme ne lit pas beaucoup, mais ca ľamuse de mon-trer ä ses parents qu'il a un copain sérieux. Sauf que je les ai déjä tous íus, méme quelques-uns de médecine que son pere ne consulte plus. Le docteur Pavao est un type bien sympathique. Ií a ľair de comprendre ma situation. II n'est pas content lorsque Eugenio rentre soul aprěs nos sorties, mais il ne proteste pas. Les parents des autres copains n'ont pas de livres, ou bíen ils ne veulent pas en passer. Je suis toujours soigneux avec les livres, sauf que les gens ne me font pas confiance. En quoi ils n'ont pas tort. Si j'avais des livres, moi non plus je ne les préterais pas ä n'ímporíe qui. ____ J evite ďaíler chez les gens. Eugenio est le seul copain que je fréquente un peu, parce qu'il ne m'a jamais posé de questions. Et il na jamais non plus montré le moin-dre désir de me rendre visitě. 11 habite Copacabana. Hors du college, je le vois parfois ä la plage, Je n'y vais pas souvent car 9a me fait deux heures de voyage aííer-retour, avec mon short mouiílé toute la journée. II n'est LE PAVILLON DES MÍROIRS 333 pas question de prendre de douche chez moi avant ie soir. Je préfěre ne pas aimer la plage; plutôt sortir le soir pour prendre unverre, c'est mieux. Les premiers mois, je ne connaissais personne. Je pouvais passer ía journée entiěre sur íes bancs publics ä observer les gens, ä les étudier. Ou je me promenais dans les librairies pour regarder les livres, pour en déni-cher quelques-uns d'occasion, ou pour en piquer. Ce n'est pas facile de piquer des livres lorsqu'on aime les lire, lorsqu'on les désire beaucoup. Qa paraft sur le visage, et les commis se méfient aussitôt. Jen ai vu qui vo-laient avec un calme incroyable, en passant, sans merne choisir. Ils avaient ľair de voler pour voler, ou pour re-vendre ailleurs, et ca ne paraissait pas dans leurs ma-niéres. Moi, au contraire, je tombe amoureux ďun livre aprěs ľavoir feuilleté, aprěs avoir íu quelques lignes parti, par-lä; je le manipule, je le caresse, je lis encore. Le commis s'approche, il me demande s'il peut m'aider, et je meloigne. Mais je lorgne le bouquin. Je reviens vers lui ä la visitě suivante, et je me fais repérer, On mattend quasiment, avec le livre en appät comme si j'étais un poisson. Si je réussis ä en piquer un, ce n'est jamais ce-lui que je veux. Merde! Ql m'enrage qu'il n'y ait pas de bibliothéque ou je puisse prendre des livres et les lire en paix. OCi je puisse réver comme je le faisais ä ľinternat, sans que les autres s'en rendent compte. Ici, tout est public; on ne peut jamais rester tranquille. Si un gars s'assoit sur un banc, cest qu'il attend quelqu'un. S'il attend longtemps, les gens lui adressent la parole, s'im-posent sans aucune gene. Je dois toujours répondre avec une mine patibulaire pour avoir un peu ďintimité. Les vacances ont été la periodě la plus longue ä passer. Les bals avant le carnaval m'ont aide un peu. J'allais ä la Maison des étudiants, rue Santa Luzia, juste en face 334 iE PAVILLON DES MÍROIRS de ľhôpital des indigents. Des bals třes sauvages, fré-quentés par les bonnes et les putes du centre-ville, avec des soldats et des employes de commerce. Je m'amusais avec toute cette chaleur, ce marais de sueur, plein de fesses et de seins, tout le monde tassé ä ne plus pouvoir bouger. Seul le coit y est interdít. Les bagarres aussi, qui sont immédiatement matées par la police militaire de la base de ľaéroport. Une ambiance agréable, mais qui met aussi les nerfs un peu ä vif. On devait alors se calmer avec des vapeurs ďéther. II faisait si chaud que la biére était aussitôt transpirée, sans qu'on ait jamais envie de pisser. le pouvais alors me perdre, tout oublier, repren-dre contact avec les copains du remblai et m'accrocher á des petites mulätresses assez chaudes. Puis, je m'amusais ä les regarder, touíes ces faces aux grimaces multiples, les nombrils dynamiques et mouillés de sueur, le trem-blement des fesses et les maquillages qui dégouíinent. Avec ľéther, le silence s'installe immédiatement, les corps bougent au ralenti en poses étranges, et seuls les battements du cceur dans les oreiiles accompagnés dune siréne aiguě persistent, le temps de ľintoxicatiort, Ca finit par passer, et méme trěs vite; les couples se re-mettent ä bouger au son de la musique, et on garde une lassitude intense, une agréable envie de dormir. Les semaines se suivaient, moroses, pendant que je cherchais ma place. Toujours assailli par le souvenir de ľinternat, comme dun paradis perdu. Děs la fin de Janvier, j'avais été averti que ma presence lä-bas seraft désormais indésirable. Quatre-vingts élěves ont ainsi été vires, pour refaire ľimage de ľétablissement, ont-iís dit, pour changer de cap. Ce ne sera plus une maison de correction, mais un true moderne, ä tendances améri-caines, comme les homes anglais. Ca m'a beaucoup at-tristé parce que je perdais ma Ceres. Elle m'a envoyé, au iE PAVILLON DES MIROIRS 335 premier Noěl, une carte trěs parfumée, sans rien d'autre que sa signature en calíigraphie de petite fille. Elle attendant de mes nouvelíes. Une fois quelle a su que je ne feviendrais pas, eile a du m'effacer, en attendant un pro-] chain garcon ä qui donner des conseils. Dommage. Je la trouvais mignonne, méme si je ne savais pas quoi lui \ dire. Tout a été gäché par mon renvoi, par la distance. Ma mere a boudé tant quelle a pu; mon pere est I reste silencieux et grave devant ce que la direction avait \ a lui communiquer. Des plaintes contre moi, contre ma i nature revéche: ce n'était pas ma place, il ne fallait pas í insister puisque mon agressivité rísquait alors de mal í tourner et, de toute facon, le service militaire se charge-! rait bientôt de me mettre sur le bon chemin. Du vague, \ des opinions générales d'ordre moral sans aucune accu-| sation concrete, mais d'autant plus blessantes et char-| sees de menaces. Le petit frére pouvait y retourner, mais | il n'a pas voulu. s Děs lors il fallait bien que je regle la question de mes etudes, que je m'inscrive ä un nouveau college. Mes parents jugent que trois colleges ä payer, cest trop. D'autant plus que le grand frěre se fait déja payer des cours prives, pour se preparer aux examens ďentrée ä ľuni-versité. íl veut devenir architecte; c'est le truc le plus ä la mode depuis qu'on a commence la construction de Brasilia. Tous les jeunes qui ne savent pas quel metier choisír, ou qui n'ont pas de piston, deviendront archi-tectes. Gordo, mon copain, pense aussi ä ľarchitecture; ii croit que c'est un metier artistíque, oü. il pourra tout ä íoisir rester sur la píage et s'entretenir avec les gens riches au sujet de leurs nouvelíes maisons. II passe ainsi ses journées ä la plage en attendant que les choses arri-vent. C'est íuí qui m'a passé le tuyau de cet examen pour aller dans un college public. C'est un endroit oü les 336 L.E PAVILLON DES MIROIRS étudiants de la faculté de philosophic s'entralnent ä donner des cours. Et c'est gratuit. Mais ií faut passer un examen ďentrée parce que le college a une si bonne reputation que c'est plein de gens riches. Cétait au mois de mars. Les autres avaient déjä commence leur année et je n'avais toujours pas de college. Comme je n'avais rien ä perdre, je me suis inscrit au fa-meux concours. Gordo était inscrit dans un autre college, maís ii se présentait lui aussi ä ľexamen pour faire plaisir ä ses parents, pour leur montrer que son renvoi du pensionnat avait été une injustice. Sauf qu'il aimait trop la plage et qu'il a oublié de venir le jour des épreuves. Je me sentais coincé; et, ä force de travail, j'ai réussí ä avoir une place. En apprenant le résultat, ma mere, au lieu d'etre contente, s'est bornée ä declarer que c'était bien la preuve que mon renvoi était justifié. Que les natures comme la mienne, ii faut les mater. J'ai commence les cours la semaine suivante, et aus-sitôt un tas de diffícultés se sont présentées. D'abord les livres que je n'ai pas pu acheter. Je me disais, avec ľex-périence de ľinternat, que les livres scolaires ne sont pas si importants que ca, qu'on peut toujours copier ce qui est écrit sur le tableau, et qua la limite les copains peu-vent nous dépanner. De toute facon, ma měře ne vou--lait rien savoir de ces dépenses inutiles. Sauf quid les profs ont des méthodes nouvelles, des exigences pour la didactique des apprentis professeurs, et que c'est nous qui devons donner ľexemple. Aíors, il faut que tout soft bien ordonné, souligné d'encre de diverses couleurs, avec des tas de earners spéciaux pour que <^ paraisse bien, pour ne pas que ca secorne, pour faciliter i'appren-tissage, la consultation et ľesprit de synthěse. II faut aussi plusieurs livres trěs beaux, relies, sans quoi il n'y a pas moyen d'avancer, et c'est la crise de nerfs. Les livres iE PAVILLON DES MIROIRS 337 de francais et d'anglais sont importés de 1 etranger et coútent une fortune. C'est sür qu'avec mon seul cartable ä peu pres vide j'ai mal commence. Jai du improviser toute ľannée, et j'ai indispose plusieurs profs en renfor-cant leur opinion au sujet de ma paresse. Le temps passait et j'avais toujours mon cartable et mon styio bleu, en esperant qu'ils allaient s'y habituer. j'ai quand méme du me procurer un gros manuel de niathématiques ™ eher, relié, contenant tout ce qu'on a ä apprendre durant les trois années ďétudes. Mais ce n'éíait pas la bonne edition, et la pagination était différente. Je ne pouvais méme pas ľéchanger puisque je ľavais piqué. Les autres étudiants m'appelaient «le touriste», parce qu'ils se connaissaient tous depuis le cours secondaire, et que j'étais arrive aprěs le debut des cours, presque sans bagages. II y a eu aussi mon uniforme que j'ai du arranger avec le paníalon de ľinternat et qui a été long ä se constituer. II reste rapiécé, ďautant plus que je le modifie děs que je sors de ľécole. je ne vais tout de méme pas rentrer dans mon quartier habilíé comme un pitre, avec petit écusson sur la poche de la chemise. Au bord de la laguně, dans une region trěs belle juste ä côté du Jockey Club, ca passe encore. Les gens riches sont habitués ä ces choses. Mais, lä oü j'ha-bite, j'aurais ľair ďun livreur de téiégrammes. Ca commencait vraiment mal. Je me suis réfugié au fond de la salle, histoire de m'effacer et de cacher mon pupítre vide. J'avais une vue plongeante sur les tétes des autres, et je pouvais méme surveiller les professeurs en toute sécurité. De lä, en regardant comme Íl faut, j'ai repéré les fílles. Qa, c'est le pire, les filles. Étarit ďun naturel eurieux, elles m'observaient ä leur tour. Je ne m'étaís pas retrouvé dans une classe mixte depuis ľécole pri-maire et, aprěs toutes ces années d'enfermement, je me 338 ĹE PAVILLON DES MIROIRS sentais trěs dépaysé. De mon poste ďobservation, je ne voyais rien ďautre que les filíes. Toutes adorabíes, avec la nuque pleíne de petits cheveux au vent, des maniěres nerveuses, des regards provocateurs et des petits doigts besogneux plongeant sous les chemisiers pour arranger les souti ens-gorge. Leurs effets sur ma concentration n'ont cessé de se faire sentir. Surtout depuis qu'elles m'adressent la parole, qu'elles remarquent mes regards et qu'elles se sont mises ä me passer leurs cahiers pour que je rattrape le temps perdu. Méme les moins joíies sont pleines de charme; elles compensent par des formes plantureuses, par des maniěres invitantes, par des odeurs de transpiration insolites. Et pas seulement Celles de ma classe. Le college est farci de beaux visages, de fillettes en croissance accélérée, de maigres élancées et de rondelettes aux plis mystérieux. Toutes. Les plus jeunes aussi, qui me font penser ä ma Ceres, mais en mieux, en plus moderne, en moins campagnard. J'ai eu beau essayer de me cacher, ca s'est tout de suite vu que j etais étonné, en manque, pas habitue, bouche bée. Je ne sais toujours pas quoi leur dire, leur presence m'inti-mide encore. Je suis trop attiré par leurs visages, leurs corps, surtout lorsqu'elles me frôlent sans sen rendre compte, en passant. Ou quand on se cogne ou qu'on s'embrasse durant les parties de volley-ball. Pendant la recreation, elles prennent des poses pour meftre en relief les hanches, elles fument en regardant droit dans les yeux a travers ía fumée, elles se proměnění pármi les garcons, en chuchotant et en souriant, ä la fois distraites, dédaigneuses et aux aguets. Heureusement qu'elles sont bavardes, qu'elles prennent ďeíles-mémes les initiatives, en me distrayant des silencieuses aux regards percants. Je ne peux pas m'empécher de les observer lorsqu'elles sont assises, les jambes ouvertes protegees par íeurs ĹE PAVILLON DES MIROIRS 339 jupes plissées qu'elles agitent pour se rafraíchir comme íe faisaient les fiíles des bordels. Malgré moi, je vois au travers de íeurs jupes; je me les représente en peignoirs ouverts avec le méme naturel qu'elles ont lä. Sauf que íeurs jolies bouilles me bouleversent. Elles semblent percer a leur tour le fond de mes pensées. Je confonds tout, assailli par des images délicieuses et défendues; de retour en cíasse, ca me tracasse, sans laisser la moindre place pour íes lecons. II y a en outre les femmes profes-seurs, dont plusieurs encore trěs jeunes, aux allures modernes, qui se laissent regarder avec un naturel désar-mant. Ou encore les étudiantes de la facuíté qui sont extrémement sérieuses lorsqu'elles donnent íeurs cours, mais qui ne peuvent pas cacher la nervositě de se voir ainsi observées et qui sautillent alors comme si elles avaient Gnvic de pisser. II n'y a pas moyen d'apprendre dans ce college, surtout pour un gars comme moi. Mais le spectacle est merveilleux, sans cesse renouvelé, exal-tant. Lorsque je suis avec une pute dans les moments creux du samedi aprěs-midi, les images de ľécole se mé-langent dans ma téte. Si je ferme les yeux, toutes mes camarades de cours défilent systématiquement dans mes bras, les seins ďune se joignant aux fesses ďune autre, ä la voix d'une troisiěme, qui ä son tour place ses cheveux avec le mouvement de téte d'une petite blonde, tout en donnant des lecons de chimie en jupette plissée de gymnastique. II faut alors que je me reprenne, que je recommence immédíatement, histoire de bien les täter de nouveau, pour reconnaltre les coins de telies íě-vres, ou ces aisselles qui transpirent, en empoignant le cuí de la petite qui rit d'une drôle de facon, avec les sou-pirs d'une copine reveuse du cours classique. Je me surpasse ainsi en recherches imaginaires, et la pute qui me 340 LH PAVILLON DES MIROIRS recoit se réjouit ä chaque fois de mon appétit. Certaines sont assez expérimentées pour reconnaľtre la nature de mes élans; dies me demandent parfois, lorsque je rou-vre les yeux, si elles ont bien joué le role de ma petite amie. II arrive aussi qu'elles ferment leurs yeux pour penser ä leurs amoureux, ou aux acteurs de cinema dont elles ont vu les photos dans des journaux illustres Ce sont les meilleurs moments; et chacun offre ä lautre une veritable fete, en bon copain. Puis, de retour au college, j'ai la nette impression de connaitre intimement mes camarades les plus distantes. Ce sont des mondes différents, desquels je profite comme je peux. Je réve aussi que je les emměne danser le samedi soir, lorsque je vais au dancing Acapulco, en pleine Lapá, parmi les putes et les boniches, ou au dancing Avenida, oü l'on paye les danseuses ä cachet. Ce sont des soirees chaudes, sans timidité, dans mon element, oü 1'on danse comme je sais le faire. Parfois ces exercices exacerbent mes passions et, durant cette premiere année, il ne s'est pas passé une seuJe semaine sans que je sois amoureux d'au moins une fiile. II est vrai qu'il m'a fallu faire gaffe, mieux cacher mon jeu pour ne pas avoir l'apparence dun sauvage cannibale, et inéme feindre ľindifférence avec la mort dans i ame. Avec le temps, je m'y suis fait. J'ai réussi ä avoir deux petites amies durant cette perióde; dies ont avantageu-sement pris la place de Ceres dans mes reveries les plus innocentes. Mais ä force ďintimíté, de jour en jour, iné-vitablement, elles aussi ont été méiangées aux ébats avec les fílles de chez Ligia. A la fin, leur charm e s'est défait. J'ai le coup de foudre facile, et trěs foudroyant, mais la routine vient ensuite tout corrompre par l'ab-sence ďíntérěts communs, de sujets de discussion, Méme les lectures, elles n'aiment pas, les fillettes qui me ĹE PAVILLON DES MIROIRS 341 blessent le cceur. Au debut ca va; elles ont Fair d'aimer djscuter de sujets élevés, et ca fait romantíque ä leurs yeux. D'autant plus que je menthousiasme, je deviens bavard ä mon tour, peut-étre simplement pour remplir |eS silences. Pendant que je parle, ca remplit les vides entre les longs moments de passion et de baisers ä couper le souffle. On ne peut tout de merne pas passer le temps juste ä s'embrasser et ä se caresser. Cest ensuite que íe silence s'installe. On n'a rien ä faire. Et cest alors que les idées de sorties apparaissent: on devrait aller au cinéma avec une amie, ou bien dans teile patisserie ä la mode, ou encore aller voir des copines pour faire des virées interessantes. Et pourquoi ne pas rencontrer maman-papa? La, je ne marche plus. Ce n'est pas tou-jours l'envie qui manque, mais ľargent. Seul ä seul, et l'amour aidant, mon pantalon passe encore inapercu. Et puis le temps de s'embrasser, de se caresser dans les salles de cinéma discretes, de se faire une idée tactile de nos formes, et voilä la sortie réussie. Lorsque víent le moment des lassitudes, alors qu'il serait bon de rester siíencieux ou de se promener tranquillement en révant, alors elles se réveillent ďun coup. Comme sí de rien n'était, entiérement sportives. Ah! La féte ďanniversaire ďune amie, ou la piscine du cíub ä papa ! «Viens souper chez nous, ma sceur veut te connaitre; on va danser, ťas pas envie de connaitre ma mere?» Ou encore cette rencontre sur telle plage qui m'obligera á faire une heure d'autobus rien que pour ľaller et oü il faudra ľat-tendre touíe la matinée en plein soleil parce quelle n'est jamais a ľheure. Et oü eile finira par arriver avec une ribambelle ďamis et de copines qui se connaissent de-puis qu'ils sont aux couches et qui se retrouvent sou-vent dans ce dub chic, oü méme dans mille ans je n'au-rais pas accés. De petits trues du genre, saupoudrés de 342 iE PAVILLON DES M1R0SRS biěres, de glaces et de pizzas hors de prix, dans des en-droits oü je n'entrerais seul que pour demander un em-ploi comme laveur de vaisselle, jamais comme client-«Viens, fais pas cette téte-íä, tout íe monde y va, ca va étre formidable...», alörs que je sais d'avance que je vais m'ennuyer ä mori. Mes promenades solitaires m'appa-raissent alors comme les escapades ies plus mer-veilíeuses du monde. Et lire sur un banc public devient ä mes yeux le true le plus extraordinaire qui soit. Si j'ac-cepte leurs invitations et que je change d'avis entre-temps sans rien dire, alors le lendemain e'est la catastrophe, line tragédie qui me coütera tout l'argent du mois pour essayer de réparer. II n'y a pas d'amour qui résiste ä cette médecine radicale. D'abord Julia, une fille de ma classe. Děs le debut, eile a été trěs gentille avec moi, me passant ses cahiers ou me présentant ďautres filles. Elle est un peu plus ägée que moi, et déjä assez expérimentée en choses amoureuses ä cause d'une longue histoire qui a faillj aboutir au mariage. Elle sort avec un copain de la classe, un gars trěs populaire, avec lequel eile compte sans doute se rattraper. Sauf quelle avait besoin de plus, et que Borges est vraiment un type séríeux, respectueux, qui pense aussi ä ľépouser. Mais plus tard, aprěs les etudes. Alors Julia languissait. Son ancien fiance 1'avait entraínée aux intimites permises par leur statut, et les habitudes ca compte beaucoup. Mais eile n'allait pas gä-cher ses chances, en initiant ä son tour Borges, et eile" souffrait de devoir jouer ía prude. Julia est devenue de plus en plus ma copine, pour m'aider ä rattraper mon retard, et ce, raeme si eile n'est pas trěs douée pour les, etudes. Nous avons fini par nous retrouver le soir, rien que pour bavarder un peu, pour que je lui remette ses cahiers, pour quelle me fasse des confidences sur Borges LE PAVILLON DES MIROIRS 343 ou me raconte combien son ancien fiance avait été sa-iaud. En un rien de temps, nos soirees se sont transfer-niées en ébats sérieux, oú eile s'oecupait désormais de m'apprendre tout ce que je ne savais pas sur les filles. Les débuts ont été hésitants, certes, avec des regrets et des promesses de ne plus recommencer, mais aussi trěs enflammés, et nous avons atteint bientôt une vitesse de croisiere étouffante. Cetait confortable, puisque, en tant que clandestin, je ne devais pas trop me montrer, et nous nous contentions alors des jardins au bord de la lagúne. Le plus drôíe, e'est que, malgré tout, eile continuait ä me parier de Borges, sérieusement; et méme aux moments les plus critiques, eile arrivait ä balbutier son nom en gémissements tout ä fait matrimoniaux. Ca ma fait sursauter les premieres fois, ca m'a rendu trěs jaloux, malheureux. Mais j'ai fini par m'y faire. II était impossible de se fácher avec eíle ä cause de son sourire, de sa spontanéité. Elle ne demandait rien ďautre que des caresses, et eile s'étonnait sincěrement de mes questions. Parce qu'en méme temps eile continuait ä sortir avec Borges, avec conviction et sans le moindre dévergon-dage. Ca lui allait si bien, cette double relation, que chaque jour eile était plus ravissante, apaisée, et avec Borges tout allait de mieux en mieux. Ä ľécouter, je netais qu'un simple copain, une espěce d'ami et confident; et si j'insistais, eile cherchait ä me persuader que nos sorties étaient des plus innocentes. Cette capadté de compartimenter les choses me pa-raissait trěs insolite, méme si j'avais déjä rencontre cette méme habileté pármi certaines filles de chez Lígia. La aussi, et juste aprěs ľamour, Íl arrive que les filles par-lent de leurs maris ou de leurs amours en termes bien attendrissants, avec ä peine une pointe ďironie. Et tout ä fait détachées. J'avais cru que ce n'étaient que des lubies 344 ÍE PAVILLON DES MIROIRS de putes, des fantasmes ou des mensonges pour embel-Hr la vie. Or, voilá Julia, ma camarade de classe, fillette riche, qui en faisait autant. Trěs amoureuse de son Borges. Je les voyais au college, enlaces, et ils me sa-luaient avec plaisir. Borges ne semblait pas voir ďun mauvais ceil nos relations, qu'il croyait certainement trěs fraternelles ďaprěs ce quelle devait lui raconter. Encore maintenant, méme si je ne ía vois plus, il ne parait se douter de rien. Un soir, nous nous sommes retrouvés touš les trois dans un bar; ils étaient venus pour rencon-trer le groupe de notre classe et ďautres copines. Tout en étant dans les bras de son futur fiance, Julia me jetait des regards furibonds parce que je m'amusais avec les filles. J'ai peut-étre exagéré un peu, pour ľembéter, parti-cuíiěrement avec Leila, qui est par ailleurs sa meilleure amie. Leila se laissait faire avec plaisir, comme si eile était au courant des doubles amours de Julia. Les filles sont impitoyables entre elles. Peu de temps aprěs, j'ai rencontre Ilka. Ca a été le coup de foudre de part et ďautre. Julia n'avait aucune chance, méme si eile s'est montrée trěs jalouse, agres-sive, disant que je netais qu'un ingrat et un monštre de la laisser tomber de ía sorte. Et puis eile disait souffrir, et ses pleurs ont méme retardé un peu ma decision, car eile devenait si jolie que je cédais pour un soir. Mais j'avais l'avantage de ne pas exister, de n etre qu'un bon copain, presque un jeune frěre. Et Ilka était trěs jolie, blonde et grande, bien en chair sans étre grosse, et tout entíěre ä moi, sans complications ni besoin de se cacher. Ca s'est fait tout seul. Ilka n'avait qu'une idée en tete: trouver un mari, le plus vite possible. Puis ie cultiver comme on cultive une planie, en attendant le moment propice pour convoler en justes noces. Comme je la re-gardais, foudroyé, eile a decide que cetait moi le prince LE PAVILLON DES MIROIRS 345 charmant Mais, trop i n experimente e, eile n'a pas consi-déré les details qui ne faisaient pas de moi un bon parti. Elle s'en est tenue ä ses réves, sure quelle allait pouvoir tout arranger ä la fin. Cette confiance qu'ont les filles dans le pouvoir de leur beauté m'a toujours sídéré. Sa mere ne cessait pas de lui répéter qu'elle avait tort, que je n etais pas un bon candidat, que j'hésitais trop ä lui presenter ma famílie, que mes études dureraient des áizaines ďannées, et qu'il suffisait de regarder mes fringues pour savoir qu'elle finirait un jour par devoir travailler. Oh, ľhorreur! Mais la fillette était tétue et, éveillée par les caresses, eile n'abandonnait pas facile-ment ľidée de me convaincre. Peut-étre aussi pour em-merder sa mere, envers laqueíle eile entretenait une revolte boudeuse. Je ne savais rien de tout cela au debut. J'étais simple-ment amoureux. Et trěs étonné qu'une fille si belle ait daigné me remarquer. Entralné par le bonheur, je ré-pondais par ľaffirmative ä tout ce qu'elle voulait me faire promettre. Pourvu qu'elle ne disparaisse pas comme une illusion. Sauf qu'elle n'avait aucune intention de disparaítre. Un vrai piége, un veritable gouffre de tendresse, pourvu que je ne disparaisse pas ä mon tour comme une illusion. A armes égales, en quelque sorte. Mais eile avait ľair plus décidée que moi. Au debut, cetait parfait: promenades silencieuses, salles de cinema sombres, beaucoup de passion, ses grands yeux et toute la fierté de la voir pendue ä mon bras. On évoluait cependant en parallele et je n'avais rien ä lui dire. A part les caresses ardentes, jusqu'ä lepuisement, il ne se passait rien. Je commencais petit ä petit ä regarder le paysage malgré les reproches voiles de ses grands yeux de poisson. Ďéjä, au bout ďun moís, nos rapports se re-froidissaient: eile me surprenait de plus en plus souvent 346 iE PAVILLON DES MiROIRS avec la tete ailleurs, las de caresser ses seins et son petit con marécageux, et je ne lecoutais plus. Elle se sentait rassurée quand je répondais que cetaient mes études qui me préoccupaíent, et un petit sourire victorieux se dessinait alors sur ses lěvres trop mordues. Elle se lais-sait parfois aller ä des reveries conjugales ďun realisme effroyable: eile avait decide que nous serions trěs riches, que je travaillerais beaucoup, dans quelque chose comme la diplomatic ou le droit, puisque son oncle ministře allait m'aider ä faire carriěre. Elle m'habillerait avec le plus grand soin, et nous serions tout le temps dehors, en promenades avec nos enfants, en ďéternelíes courses dans les magasins ou en visites mondaines. Nous allions ďailíeurs habiter pres de sa mere, dans un quartier třes beau, au bord de la plage, parce quelle irait se faire bronzer touš les matins. Děs ía fin des classes, eile partait ä la plage, pour profiter du soleil, sans aucun autre souci que de se faire belle. Voilä ce que j'avais tant souhaité, et plus encore, et pire encore. II ne fallait pas me fácher. La fille la plus jo-lie, la plus blonde, ľobjet deloges de touš íes copains. La femme de ma vie, quoi! Mon romantisme se desséchait ä grande allure. II fallait que je ľappelle touš les jours, ce que j'essayais de faire pour éviter les crises de larmes, Mais pour ca je devais attendre pendant des heures que le telephone public se liběre. Et chez eile, ca sonnait tout le temps occupé ä cause des bavardages tnterminables de sa mere et de ses sceurs. II fallait aussi sortir le same-di et le dimanche, et je commencais ä manquer d'imagi-nation pour trouver oú l'emmener. Ma bourse n'était pas ä la hauteur de cette épreuve, mes excuses deve-naient décousues. II y avait surtout sa mere, madame Lahmke, qui se posait trop de questions sur mes intentions. Elíe m'a LE PAVILLON DES MIROIRS 347 avoué son veuvage d'un air trěs contrit et ä brüle-pourpoint, de méme que les soucis que lui causaít sa £iíle. Du merne coup, elíe a manifeste sa ferme intention de connaitre mes parents. Ah, la blague! Puis la fillette était trop amoureuse, eile dormait mal, délaissait ses études, mangeait peu et commencait ä devenir insolente. Tout ca ä cause de moi. Son ton devenait si intime en me parlant de la passion de sa fiíle que, ľespace d'un instant, j'ai cru que la maman allait me faire une passe. Elle disait comprendre si bien ces choses, quelle aussi était encore jeune, qu'il ne fallait pas aller trop loin avec sa fille, quelle était préte ä en discuter avec moi, et d'au-tres choses du genre. J'ai mal compris sur le moment, tout occupé ä penser ä la facon dont j'allais me sortir de ces sables mouvants. Cen était trop. Elle n'était pas en train de me faire une passe, au contraire. Elle exigeait que je lui présente mes parents au plus vite ou que je déguerpisse. Ilka ne voulait rien savoir, eile était súre de son choix. Mais les conflits ä la maison ľaigrissaient en ai-guisant son sens critique envers moi. Elle commencait ä bouder, eile devenait irritable, jalouse, possessive, et le gouffre apparaissait de plus en plus béant ä mes yeux. J'ai beau étre romantíque en réve, la realite concrete de l'amour me semble assez penible, surtout aprěs quelques mois. Et c'était toujours de ma faute, parce quelle était parfaite en tout point, incapable de me laisser un peu d'air. Elle voulait méme que j'aille ä la messe du dimanche; ca faisaií un peu mariage ä ses yeux. Et sa beauté m ecceurait comme lorsqu'on a trop bu. Ľavantage de ma Ceres sur toutes les autres, c'est que je ne ľa i pas fréqueníée plus de dix jours et que je ne ľa i jamais embrassée. Puis, que je l'ai perdue. Ma belle ilka a done ftni par passer aussi, en me guérissant un 348 iE PAVILLON DES MIROIRS peu de ma passion pour íes jolis visages. Elle m'a aide, peut-étre plus que Julia, ä m'adapter á ce monde ďici Désormais, je me sens un peu moins sauvage. De mes deux petites amies, que je vois encore de loin, j'ai garde le goüt de leur salive sur les lěvres trop mordues. Avec un soupcon d'eau de Cologne sucrée. Melanges ä ľodeur de la sueur, ces parfums font comme un zeste de citron dans un verre de rhum brun. Ces deux accěs de fiěvre m'ont en quelque sorte vaccine, et je tolěre main-tenant mieux la presence des filles. Qa m'a permis de réussir mon année, ce qui dans mon cas nest pas peu dire. Malgré ces experiences, je suis reste ä peu pres celui que j etais ä ľinternat. Un peu moins timide, certaine-ment, moins craintif devant mes secrets, et un peu plus súr de mes possibilités. Je trouve moins laids mes véte-ments, ou plutôt je n'y pense plus. Ou ä peine. Parfois si, lorsqu'une fillette plus jolie m'invite quelque part et quelle mentionne 3e complet-cravate en regardant dis-crétement mes souliers. Mais ca passe vite. Générale-ment, ca ne gäche plus ma journée. De la méme facon, je m'habitue aussi ä la vie chez moí, en me disant qu'apres tout ce n'est pas si mauvais que ca ďhabíter dans un bordel. Chez ügia. Un jour, je partirai. De toute facon, ce ne sont pas mes affaires. II reste mon pere. Non pas que ce soit difficile, ni em-bétant. On ne se parle pratiquement plus. II y aurait des choses ä se dire, comme ce soir, en mangeant ies har rengs, seuls. Mais on demeure silencieux, et j'ai de la peine pour lui. Comme si c'était moi en quelque sorte, incapable de sen sortir, trop bouffé par le gouffre ou par une espěce plus vorace que les Ilka, qui ľaurait laissé nu avec ses réves fluorescents et une amertume énorme au fond du cceur, Je me souviens comme il pouvaít ětre LE PAVILLON DES MIROIRS 349 enthousiaste, et de toute la vie qui se dégageait de lui dans nos promenades. Qui sait, peut-étre que je m'in-vente aussi ces souvenirs. II paraít content lorsque je me decide ä colorier ses cartes d'affaires, ou que je fais ses plans pour Installation de ses chantiers, au demeurant de plus en plus rares. Mais nous échangeons unique-ment quelques mots. II sait que je ne sais pas ce que je veux faire et, curieusement, ca aussi semble le rassurer. Parfois je glisse un petit mot au sujet de mes réves de voyage, et ses yeux deviennent pétillants. Mais la non plus, je ne suis pas sür de moi; il se pourrait que j'in-vente cela aussi. Leclat de ses yeux peut trěs bien venir des larmes, ou de la vieillesse. Mais, les soirs comme celui-ci, il me fait de la peine de le laisser seul. II parais-sait content de ma compagnie pour finir sa bouteille de marc en léchant le gros sei des harengs. Échoués comme lui, de si loin, sous ces tropiques de merde. Son visage trop rouge étaít presque heureux. Pauvre papa. Le vent de la mer rafraíchit la nuit chaude ä mesure que je mapproche de la plage. Je ne sais pas ce qui m'attire ici, sinon la possibilité de trouver une femme pour ne pas étre seul en cette nuit de fěte. Jai ľimpres-sion detre tiraillé comme mon pere, entre le nord et les tropiques, entre le savoir et le mysticisme, toujours ä mi-chemin des choses. Entre le monde des riches et celui des vagabonds, entre les filles et les putes. Blond et noir. Et si ľidée d'Yemanja me plaisait tant ä cause des piěges que sont les femmes, amour et morí ? Sur la plage de Copacabana, les fenétres des immeu-bles sont toutes illuminées, et ľon devine leurs fétes, le bruit lointain des voix joyeuses, la musique. Ici, sur le sable, c'est encore le silence. L'air humide et sale me fait penser aux harengs de mon pere. La plage, parsemée d'innombrables chandelles, est envahie par une foule de 350 LE PAVILLON DES MIROIRS plus en plus nombreuse, aux mouvements lents, píeins d'attente et de respect. Presque cérémonieux. Les celebrants se tiennent en groupes, chacun entourant i'en-ceinte magique de leurs propres offrandes ä Yemanja la déesse des mers. Des tambours discrets marquent ä voix basse un rythme sourd, en harmonie avec le battement des vagues. II n'y a pas encore de danse. Les gens s'affai-rent ä arranger les fleurs, les cadeaux, autour des chan~ delíes; d'autres prient, contrits, en regardant la mer, le lit de la sainte. Presque tous en blanc Les larges robes des femmes tournent autour ďeiles en éventail selon le mouvement des pieds sur le sable; ca fait bouger les hanches, entrouvrir les jambes, dans une elegance sensuelle qui atteint méme les plus vieilles. La déesse est femme. Des priěres murmurées en groupe montent la fumée des cigares et le cliquetis discret des bouteilles de cachaca. Je me déplace lentement pármi les offrandes, en me fondant dans cette foule que je ne connais pas. Depuis le trottoir de ľavenue, íes taches blanches qui descended vers nous sont de plus en plus nombreuses, par-fois en groupes compacts qui transportent de lourdes charges. Le sable est chaque fois plus décoré, comme un marché aux fleurs. Ici et la, de véritables repas, avec des gäteaux ä profusion, des assiettes bien garnies, des bijoux et de nombreux rubans multicolores pour cette amante capricieuse. D'autres présentent leurs offrandes sur de petits bateaux ou des radeaux destines á affronter les vagues de la plage. Pour qu'ils aillent loin, au large, pour se perdre dans la mer et rejoindre Yemanja dans son royaume liquide. Déesse des mers, vierge de ľamour, siréne et Vierge Marie ä la fois; gouíue et tendre, insatiable et généreuse. Femme sensuelle aux cheveux noirs qui engouffrent, amoureuse jalouse ä qui LE PAVILLON DES MMOIRS 351 il faut rendre hommage et demander protection. Femelíe cí'Ogum* et mere éternelle. Sa féte est en février, mais eile recoit ses cadeaux ä la Saint-Sylvestre, pour mieux se souvenir toute ľannée. Ces gens qui m'entourent sont les bonnes et íes cuisi-nieres de ceux qui fětent dans les immeubles, leurs mé-caniciens, chauffeurs, ouvriers et serviteurs. Mais sur la plage, ils se sentent aussi riches que les autres. Riches de cadeaux et de demandes, généreux et pauvres ä la fois. P'aucuns se tiennent humblement avec leurs petits bouquets de fleurs. D'autres s'affaírent autour de cor-beilies immenses décorées comme pour le carnaval, ou le vin mousseux côtoie la cachaca et les poulets jaunes des dépéches. I! y a méme une guitare entourée de papier ďaluminium, cadeau dune veuve pour son marí musicien disparu dans les bras liquides. Ou ce n'est qu'un souhait. Le respect est de mise, la devotion aussi, mais la liturgie est libre, parfois méme trěs fantaisisíe, selon les moyens de chacun, Au fur et ä mesure que le temps passe, les incantations deviennent plus sonores, les voix commencent ä s'élever pour évoquer sa presence. Quelque chose comme un plain-chant ďéglise, mais en plus joyeux; les voix feminines sont plus dolentes et chantantes, sans cris. Les priěres aussi prennent plus ďessor, plus de vigueur. Sans la direction dun cure pour casser le naturel, ca devient murmure, chuchotements divers, conversation ďenfants, comptine et ronde; ľon distingue, ici et lä, des morceaux chantés d'Avé Maria ou de Salve Regina pármi les dialectes africains. II y en a qui dansent sur place en prianí. Le rythme des pieds * Roi de la guerre dans le culte animiste afro-brésilien de rituel nago. 352 iE PAVILLON DES MlROIRS caressant le sable transmet ä tout leur corps ce que les perles des rosaires communiquent seulement ä la main. Ca prie en entier, ca se balance, ca se fond, ca s'agite en mouvements aquatiques, ca nage, ca coule, ca flotte... La téte haute renversée en arriěre se laisse envahir; eile abandonne le corps pour libérer les hanches en vibrations mouillées. La priěre devient danse, et la danse de-vient caresses, jusqu'aux spasmes. Cest 1'heure. Tout s'anime sans que personne sache ce qui a dé-clenché ľémotion. Les gens selancent vers les vagues, ťransporíant les offrandes en cortege, comme une vaste procession en blane. Sans soutane ni crucifix, souriants et émus, empresses comme quelqu'un qui offre un ca-deau ä ľétre aimé. Comme une étreinte. Les femmes re-lěvent ä peine leurs jupes pour entrer dans la mer jusqu'aux genoux, se faire mouiller, se perdre en se baíancant, en riant de ľeau salée qui monte entre les jambes jusqu'aux hanches. Les vieilíes et les jeunes, toutes, pour se donner, pour mieux donner pármi í'écume qui flotte en dentelles autour du corps. Les hommes pénětrent dans Lande ä leur tour, avec soin, les muscles tendus, les orteils griffant le sable pour ne pas perdre ľéquilibre, en tenant les offrandes, en poussant doucement les bateaux et les corbeilles pour écarter les vagues, fendre le lit liquide qui soupire, jusqu'au fond, aussi loin que possible. Les femmes jettent des fleurs, et la noirceur de la nuit s'illumine du reflet brillant des crétes écumantes. Cest un mouvement sans fin, dans le battement des vagues, en allers et retours de plus en plus mouiílés et empresses, comme s'iis allaient tous se noyer, de peur que les offrandes ne soient refusées par la mer. lis íes poussent de toutes leurs forces, se débat-tant contre l'onde comme s'ils embrassaient des corps, decides ä lui faire accepter le don, pour que rien ĹE PAVILLON DES MlROIRS 353 n'échoue sur le sable. Dans cette chorégraphie de raa-rées, les danseurs mouillés soutiennent les femmes, aux jupes collées devenues transparentes, visqueuses et flot-tantes sur la surface blanche. Des soupirs, des cris et des gémissements se mélangent aux rires, sur íe fond de la percussion sourde des vagues. Des offrandes partout, en va-et-vient, qui disparaissent au loin ou qui coulent sur place; la surface est tapissée de fleurs comme pour un bal. Les moins hardis jettent leurs cadeaux, ou lis lancent des pétales sur ľeau qui recuie. Pendant que ďautres, déjä de retour sur la plage, ouvrent les bou-teilles, supportent les femmes en les empoignant ferme-ment, de peur qu'elles ne glissent. Puis ils restent 3ä, émus, ä regarder les offrandes qui tanguent vers le lit de la vierge sinístre. Les gens reviennent pour s'abandon-ner sur le sable; d'autres restent dans ľeau, figés, ä jouir encore des caresses sur íes jambes, du frisson de l'au-delä. Une fois les cadeaux offerts, le sable reste jonché de fleurs éparpillées. Les groupes se forment autour des chandelles; ils se sěchent, sembrassent, les femmes ajus-tent leurs vétements avec langueur. Moi aussi, je reprends connaissance. Tout redevient coneret autour de moi: la chaleur de la nuit, le sable sous mes pieds, les lumiěres des fenétres píeines ďobserva-teurs qui ont ínterrompu leurs fétes pour regarder les něgres. Le silence persiste dans la vilíe au-delä de la plage; je n'ai merne pas entendu les petards annoncant le coup de minuit. Les fenétres se vident de nouveau. Les fétes des riches reprennent de plus belle; vus d'ici, ils sont comme des marionnettes de laterna magica se profi-lant dans les petits carrés illumines. íls ont vu. Demain ils seront encore les patrons. Et les něgres viendront faire le ménage de toute leur joie bourgeoíse, en cuisiniěres, bonnes, laveuses et chauffeurs. Ils se plaindront quand 354 iE PAVILLON DES M1R.0IRS méme de ľallure fatiguée de leurs esclaves, du manque de respect, du gaspillage de fleurs et de leur plage deve-nue toute sale, jonchée de bouts de chandelles. Mais surtout de ľignorance de ces gens-lä, danseurs de ma-cumba. Plusieurs des célébrants d'Yemanja se préparent déjä ä partir. Surtout les plus víeux. Le chemin peut étre long pour regagner leurs cabanes dans les collines, les favelas ou les faubourgs d'oü iís sont venus. Ceux qui restent se reposent dans ľextase de la communion, en s'arrosant de cachaca au son des tambours. Ici et la, des cercles s'élargissent pour la venue des esprits, et í'on se met á danser afin de les aider ä apparaítre. Les bouteilles circu-lent pármi la fumée des cígares; les femmes entrent en transe, assistées par des hommes expérimentés dans la liturgie de ľau-delä. Les jeunes femmes aux traits con-torsíonnés, tournent en dansant, grotesques et sensuelles ä la fois, les yeux renversés dans les orbites, fi-níssant par tomber avec des mouvements épileptiques, se secouant sur le sable. D'autres tournent sans tomber, telies des girouettes autour de leurs maítres, en humant les cigares qu'on íeur offre pour activer la frénésie. Comme des derviches aux robes blanches. Et elles crient avec des voix rauques, pendant que le maítre les em-brasse en leur faisant de ľaír avec des éventaíls. Je me proměně sur la plage avec les autres curieux pour contempler ces transes, fasciné par cette passion et par la varieté des esprits qui surgissent pour la réte.Teš" femmes parlent, gémissent, chantent encore et frémis-sent des hanches. D'autres, couchées, agitées par des spasmes légers, racontent des histoires de morts dans le but de les ramener ä ía vie depuis le temps et les es-paces liquides de la déesse. Les morís viennent ainsi pour prévoir les événements, pour conseiller; et ils Li PAVILLON DESMIROIRS 355 prometíent, et ils consoient; Le vent de la mer au goüt ďiode salé paraít ramener de loin leurs voix étranges qui ne me concernent pas. La nuit avance. Les groupes se font moins denses, les chants deviennent plus profanes, et les rythmes des tambours gagnent en couleurs, deviant vers la samba. Les couples et les buveurs setendent sur le sable pour regarder le ciel, se caresser, boire encore pour faire durer la nuit. Le sable humide, les images dans la téte et le battement des vagues s'estompent ä mesure que les bouteilles passent de main en main. Mes cigarettes brü-lent trop vite ä cause du vent, ou parce que je les oublie entre mes doigts. Le ciel prend des teintes violettes, le noir devient dun bleu intense, et le rouge de l'horizon éloigne défí nitivement Yemanja vers le fond de la mer. Je ressens la nostalgie de désirs lointains mélée ä la deception de devoir retourner chez moi. Sans méme pou-voir demander quelque chose ä Yemanja. Car je ne suis pas de ce monde, d'aucun de ces mondes. Et qu'en plus je ne sais pas quoi demander. Je me sens trěs heureux, ou cornplětement ivre. 27 L'étranger arrive dans une ville inconnue. En debut ďaprěs-midi, sous un soleil qui lui semble different moins brillant. Chaque pays a son propre soleil. Tout I'impressionne, mais íl ne regarde pas dun ceil nouveau. II ne fait que comparer, juger, peser selon les mesures de sa memoire. Ainsi il ne regarde pas les nombreuses voitures stationnées en rangs uniformes de la méme facon que les autres: elles sont neuves, modernes, sans rouille, plus grandes, trop grandes, quelque chose ďexagéré par rapport ä ce quest pour lui une automobile. Qu'est-ce qu'ils ont á vouíoir des autos si lourdes, si voyantes, si desirables ? N'ont-ils pas honte de s'exhiber de la sorte? Alors, c'est ca, le pays du nord, avec tant de richesse, tant de gaspillage, de pouvoir et de vanité. Personne ne le regarde. Tous poursuivent leur che-min et le laissent lä, ä regarder et ä juger, tout seul avec son étonnement Les gens semblent vaquer ä leurs occupations, ils oní méme í air de se prendre au sérieux. lis vont et viennent, affaires comme si cela était nécessaire, et donnent ľimpression de dominer leur monde avec un sans-gěne désarmant. Leurs facons sont drôles, et ils s'habiílent avec un mauvais goüt criard; il y a méme des vestons ä carreaux comme dans les pires caricatures de gringos. Puis, il y a quelque chose d'insolite dans cette l.F. PAVILLON DES MIROIRS 357 homogénéité. Ah, ils sont presque tous de la méme cou-leur. Cest ca, il n'y a pas de Noirs... Méme le chauffeur de ľautobus est blane, et si distingue dans ses véfernents propres que le voyageur baisse les yeux en lui adressant la parole. Et si courtois qu'on n'ose pas lui demander de répéter son explication. De toute facon, il parle si víte, avec un accent si drôle, que l'étranger ne comprend rien. Ce regard hautain, cest aussi ca leur monde. L'étranger les observe pour capter les lois de leur fourmiliěre, et si attentivement qu'il setonne de ne pas etre remarqué. Au debut, tout est flou, eí le temps de se repérer dans ľespace, déjä il a capté un tout petit peu de ce qui ľentoure. II se fait discret, feignant de ne pas les remarquer, ces autres qui passent plus vite et qui savent ou ils vont. Ils ne se soucient pas de lui, et cest peut-ětre mieux ainsi, car l'étranger a la nette impression que son regard est indiscret. IS a beau se dire qu'il commence ä les comprendre, sa solitude reste entiěre, puisqu'en fait íl ne réussit qua mieux s'orienter. Les gens de ľendroit restent distants, dans leur monde, insérés quelque part dans une existence palpable; tandis que lui, il flotte. Aprěs tout, c'est lui le déplacé, pas les autres. lis ont ľair d'etre bten ä l'aise tels qu'ils sont, oü ils sont. Ils ont de la matiěre, tandis que l'étranger n'a que memoire et ca-rence d'attaches. Et puis cette insécurité si grande, qui fait sursauter durant la nuit au moindre cliquetis du chauffage. L'angoisse des premieres nuits passée, l'étranger se rend compte que leur monde est stable, durable. Chaque matin, il est de nouveau la, sans disparaftre comme les réves. Ca rassure teílement qu'il est géné de se ľavouer. Un sembíant de routine s'attache ä ses pieds en lui dormant ľimpression ďun lest. Rien qu'une an-ere, mais apaisante dans ces eaux pourtant calmes. Puis 358 iE PA VILLON DES MIROIRS ca a ľair ďun endroit paisible, sans trop de misěre, sans corps étendus, sans cette crainte iorsqu'on croise les po-liciers. Bizarre, il n'y a pas de militaires dans les rues, rien que des civils. Ca fait comme un dimanche en promenade. lis paraissent arrogants, mais sans haine. lis sont plu-tôt presses, affaires. Tout ici va vite: la facon dont ils par-lent, les indications qu'ils donnent, leur maniere de ma-nipuler les choses. Méme leur café trop pále, ils le boivent en travaílíant, sans rire ni bavarder. Et puis ils ne se retournent jamais pour regarder les fesses des femmes; et pourtant, queíles sont belles, leurs femmes! Elles non plus ne se déhanchent pas en croisant un homme, et ne paraissent jamais remarquer ľceil expert de ľétranger.*Tout est si presse, organise, que ľétranger est continuellement en retard, bousculé, l'air perdu dans ce spectacle que lui seul percoit. Toujours sans avoir l'air de le remarquer, ils lui font une place. II veut parier de lui, mais ca n'intéresse per-sonne. Ils ne lui font pas une place ä lui, personnelle-ment; non, ils le laissent seulement combíer un poste vide. L'homme ne compte pas, et méme son sourire du matin a l'air déplacé. Mais la place qu'ils lui laissent oc-cuper est bonne, et ľétranger ne s'attendaít pas ä ce que ce soit si facile. Si ce n'était pas du froid. Ce froid terrible, penetrant, qui fige les gestes. Un froid que pourtant les gens de í'endroit n'ont pas ľair de remarquer. Comme tout le reste. Le temps de se mettre ä S'aise, de se rendre compte qu'on ne le bouffera pas, et déjä ľétranger remarque moins. II se met méme ä singer les autres, dans un mimétisme naturel qui lui fait oubíier ses premiers haut-le-cceur. Surtout lorsqu'il croise ďautres étrangers, visiblement ä peine arrives, moins expérimentés que iE PAVILLON DES MIROIRS 359 lui, ridicules dans leur manque ďorientation. Cest ďailleurs la chose qu'il remarque avec le plus de faciľité, queiqu'un de plus étranger que íui-méme. Et ií presse alors le pas, redresse la tete, arréte de trembler et se proměně sur ía neige en fumant sans gants. Comme si le monde était ä lui, rien que pour se distinguer de cet autre, plus étranger encore. Voilä qu'il est en train de changer. II était temps, avec touš ces étrangers qui s'amenent... On a toujours honte de ses premiers pas d'enfant. S'il se trouve une planque, le voilä case. II rencontre ďautres personnes comme lui, et íl parle de choses va-gues, sans encore critiquer ouvertement le nouveau pays. Avec respect et circonspecíion, car il n'est pas sür d'etre accepté. Les critiques, les révoltes, íe mépris, tout cela viendra píus tard, lorsque ľangoisse aura cédé la place au sentiment insolite de n etre que ce qu'on est. Lorsque ľaventure sera devenue routine. Au debut, ľin-sécurité est trop grande; ľétranger a tellement envie de cet avenir qui se dessine qu'il croit étre en mesure d'ou-blier le passé. Puis le temps roule, roule, lentement. Combien déjä ? Tant que ca? Je men souviens comme si c'était hier. Qu'est-ce qui s'est passé entre-temps ? Le temps, rien d'autre. Des images se fixent dans sa téte, par les yeux, par les oreílles, par la peau, puis elles palissent ä mesure que le temps passe. La neige, le soleii, le jour du marché, íe bureau de ľimmigration, la jolie fille dans l'autüöus, ía voisine qui le regarde, les choses ä la television, le facteur qui lui apporte des enveloppes aux timbres exotiques. Ľétranger est queiqu'un qui classe un fatras avec un sens de ľordre que ceux de ľendroit ne connaissent pas. Dans son esprit, il retrouve les objets qui semblent inconnus aux yeux des autres, mais it ne remarque pas les 3Ó0 U PAVILLON DES MIROIRS evidences publiques. II vit ailleurs; cest pour ca qu'il a des allures brouillonnes. Ses regies du jeu sont diffé-rentes. Mais lorsqu'on le voit dans son intimite, seul face ä lui-méme, le voilä qui se remet ä jouer comme il avait appris, il y a longtemps. La seule facon qui est bonne ä ses yeux, la seule qui lui procure du plaisir. J'ai connu des étrangers qui chauffaient ä bloc, en plein hiver, leurs logis minuscules, pour pouvoir rester en short, sans chemise et nu-pieds. D'autres qui passaient tout le dimanche en pyjama de coton, comme les retraités de mon enfance. Et ľétranger peut aller ä lautre bout de la ville pour acheter ä prix fort des fruits tropicaux verts et moches qu'il n'aimait méme pas dans son propre pays. Ces choses rassurent, mettent de ľordre, et elles aident ä passer le temps sans qu'on disparaisse dans le tic tac des horloges. Ce déraciné oscille ainsi entre deux temps, le sien et le reel, en arriěre et en avant, sans pouvoir se fixer. Cest que le temps s'allonge drôlement, ií devient élastique et visqueux ä la fois, fuyant et assommant, děs qu'on sen va de sa maison. De toute maison, ailleurs. 11 passe désor-mais sans toutefois passer, car ľidentité n'est plus en harmonie avec le monde palpable. Ses repěres sont restés en arriěre et lui tirent íes pieds comme les fantômes ďautrefois. Ľétranger ne peut pas toujours se detacher vers l'avenir; il reste souvent embourbé entre cette identite qui fut et la béance de devoir devenir autre. II n'aime pas son passé; c'est un mauvais passé qu'il cherche ä re-passer. Cest ďailleurs ä cause du passé qu'il n'est plus lä-~ bas, mais ici, déplacé. Ca ľagace, le passé tel qu'ií fut. Et comme le present ne coule que si ľon va ďamoni en aval, i'exilé ne le ressent pas comme les autres. II cherche sans cesse ä remonter, ä dévier, ä corriger ce passé, sans toutefois pouvoir le revivre. Cette nostalgie ďun passé qu'on n'ose pas affronter améne 1 etranger ä ľembellir, ä Le fá víllon des miroirs 3ói le refaire dans sa tete. II se déguise et se fige dans un mouvement de pendule entre íe plus-que-parfait et le futur antérieur. Son passé se retrouve ainsi mal passé, dé-vorant 1 energie qu'il pourrait consacrer ä l'avenir. Cet homme de ľéternité critique ainsi ľautrefois ä chaque instant, en le mesurant ä ce qu'il auraít du étre, pour jus-tifier le fait de ne pas avoir été. H le fígnole, en ne gar-dant que ce qui fait son affaire. Ä la fin, ce passé fictif est si parfait que ies gens et les choses de son pays d'adop-tion pälissent et perdent de la valeur. L etranger est ainsi, souvent, un veritable artiste du temps. Surtout lorsque l'avenir devient routine, et qu'il se rend compte qu'il n'a ríen gagné ďessentiel avec íous ses déplacements. Comme les étrangers que j'ai connus, moi aussi je me suis figé. Jetais peut-étre déjä fige depuis toujours; de-puis le temps oů je me cachais sous le grand lit pour réver, pour arranger le monde ä ma facon. Le present m'attirait moins; je coUectionnais. Tout. Particuliěrement les images, que je cíassais pour en faire de nouvelles, comme un casse-téte. Sans emprise sur la vie, je me lais-sais aller ä ces jeux symboliques en vase clos. Ca tour-nait dans ma téte, et il netait pas important que ca ne se meuve pas dans la vie. Mon present a toujours été mobile, sauf qu'il est un present iníérieur, une sorte de present antérieur ou de passé conditíonnel. L'avenir? Seul ľespoir ďenrichir encore ma collection compte dans ia recherche de nouvelles experiences. Je crois que c'est ä cause de cette manie qu'il m'est difficile de raconter les choses. Je me sens mieux en les décrivant. Figées, elles aussi, comme les images: de simples surfaces oü j'agence les details pour le plaisir des harmonies. Des jeux de mi-roir, un colin-maiílard avec des ombres et des reflets. J'ai toujours vécu un peu par procuration. Les livres sont plus importants ä mes yeux que les choses vraies, 3Ó2 iE PAVILLON DES MIROIRS je le reconnais. Je préřěre un bon román ä un voyage, et je refuse les meilleures sorties si je peux m'enfermer seul pour révasser, Une bonne histoire est une meil-leure garantie de plaisir que les balades les plus exoti-ques. Je le sais parce que je me suis beaucoup balade, et j'ai vu des choses, et j'ai connu des gens. Mais, ä chaque fois, il ma semblé que le reel gagnerait beaucoup s'ií était un peu fignolé. Méme les histoires ďamour peu-vent me plaire, lorsqu'elles sont racontées, essentielles, bien découpées, sans ľennui du quotidien. Ľartiste de-coupe dans les choses, il ne copie jamais. Puis Íl les re-crée, Íl les arrange avec artifice, de facon que seul ľes-sentiel demeure. C