r Presence américaine dans le román québécois: hypotheses de travail Dans Le loyaume de Morphée 1, le jeune Carl Hausman assiste ä un match de baseball et voit une balle disparaítre dans un bosquet. II part ä sa recherche et pénětre dans une grotte oú se révěle ä lui un univers féérique, amorcant un parcours qui lui fera redécouvrir de nombreux mythes littéraires de la culture occidentale. L'ombre de Dante passe ici en silence. Comment interpreter ce passage oblige par le baseball (qui du reste ne dure que quelques pages) ? Le royaume de Morphée, écrit par un New-Yorkais, ne répond manifestement pas aux canons habituels du román américain, dont on ne retrouve pas ici les thěmes les plus gal-vaudés. Télescopage artificiel qui ne vise qu'ä entretenir la confusion ? Volonte arbitraire d'entretenir au depart l'illusion referentielle pour mettre davantage en evidence l'effraction du reel par le merveilleux ? Peut-étre s'agit-il tout simplement (mais, justement, il n'y a peut-étre la rien de simple) de marquer ironiquement le lieu d'oú ľon parle en inscrivant textuellement l'Amérique dans le texte, son Amerique. On pourrait imaginer ce román écrit par un auteur du Sud (Borges n'est pas loin) mais trois pages sur quatre cent vingt inscrivent « ľaméricanité » de ľauteur: manifestement, celui-ci a vu le jour aux Etats-Unis. Toute la mécanique textuelle découle de lä: pas de retour aux sources de la modernitě pour Steven Milhauser sans le baseball, c'est-a-dire sans les États-Unis et ses references culturelles. Le parcours initiatique que devra affronter le jeune Carl Hausman doit nécessairement prendre sa source ä cet endroit. L'anecdotique permet parfois de poser, sinon de désamorcer, un probléme conceptuel de taille. Si la notion « d'américanité » conduit ä tant de généralités (et ä de nombreuses eruptions cutanées chez les gens qui possědent un peu de rigueur), c'est parce qu'on ne resume pas en deux coups de cuiller ä pot une notion culturelle et littéraire englobant un territoire (et les sociétés qui y vivent) qui s'étend du cap 1. Steven Millhauser, Le loyaume de Moiphée, Paris, Ravages, 1991. 17 Horn au Groenland, couvrant quarante-deux millions de kilometres carrés, peuplé de plus de sept cents millions d'habitants parlant de nombreuses langues (officielles et officieuses). On chercherait en vain une definition idoine ä un phénoměne d'une telle ampleur. « Ľaméricanité » se manifesterait d'abord comme un symptome, celui qui permet éventuellement de révéler le lieu d'ou l'on parle, de donner sens ä l'espace culturel, comme s'il fallait toujours le définir et prouver son existence. Quitte ä rappeler des faits qui risquent de passer aux yeux de certains pour des evidences, il faut répéter que «le dénominateur commun des littératures des Amériques, y compris la québécoise, reside dans le fait que, děs leur naissance, elles se nour-rissent [...] de la culture européenne2». Par ailleurs, parier de «la totalite de l'Amérique », c'est considérer dans son ensemble une «terre de conquéte et de métissage oú l'Europe est venue organiser horizontalement un territoire vertical3». Voilä un point de depart qui nous conduit ä d'inévitables sources historiques. On a tellement insisté pour dire que l'Amérique vivait sans Histoire4 qu'on a réussi ä mettre en evidence, presque sans le vouloir, l'importance fundamentale de celle-ci dans la fiction. Ces considerations ne nous permettent pas pour autant de sortir du domaine des généralités, et pour cause: cette amorce de definition ne peut masquer les immenses lacunes du commentateur par rapport ä l'ensemble du corpus. Toute tentative pour affirmer l'existence et le sens d'un concept comme « ľaméricanité » s'effectue ä partir d'une connaissance parcellaire ä la fois des littératures concernées mais aussi de l'Histoire, ä moins de vouloir étre radicalement réducteur. Catapulté par ailleurs, grace ä certains commentateurs, au rang de mot fetiche du vocabulaire québécois, « américanité » n'a pas suffi ä masquer la vacuité du discours de ceux qui n'avaient déjä rien ä dire. Un programme comme celui qui consiste ä « relever le défi d'écrire et de parier un langage neuf sur un continent neuf5», rend 2. Zila Bernd, « La quéte ďidentité: une aventure ambiguě ■>, Voix et images, n° 34 (dossier ■■ Québec-Amérique latine »), automne 1986, p. 21. 3. Gilles Thérien, « La littérature québécoise, une littérature du Tiers-Monde ? >., ibid., p. 14. 4. II y a quelques années encore, ä propos d'un román de l'Américain Richard Ford [Une saison aidente), on citait Salman Rushdie affirmant voir dans ce texte une Amérique privée d'Histoire (Patrick Raynal, .. Une Amérique privée d'Histoire », Le Monde, vendredi 3 mai 1991, p. 20). Parier d'absence d'Histoire á propos d'un corpus romanesque oú eile est depuis plusieurs décennies omniprésente (méme si présentée souvent par un biais négatif) confine au cliche et enferme la littérature américaine dans le vieux mythe de la nature qui serait sa seule échappatoire. 5. Claude Beausoleil, Les livzes parlent, Trois-Riviěres, Écrits des Forges, coll. « Esta-cades», 1984, p. 28. Ce livre, comme plusieurs articles et ouvrages mentionnés dans cette introduction, a été retrace grace ä la trěs précieuse bibliographic de 18 peut-étre compte d'un sympathique enthousiasme et d'une diligente volonte de s'exprimer mais apporte peu ä la reflexion et signále moins une appartenance (qui manifesterait un sentiment d'identifica-tion au moins relativement commun ä ceux qui participent de cette «américanité») qu'une volonte d'originalité dont on chercherait en vain chez l'auteur cite les tenants et les aboutissants. En réalité, aprěs en avoir fait un usage compulsif au debut de la derniěre décennie, on a pris conscience de ľimprécision ä laquelle conduisait l'emploi de ce substantif: doute sur la possibilité d'une veritable definition6, risque de tomber dans la pure mythification7 ou la tautologie, la littérature québécoise devant étre considérée d'office comme américaine puisqu'elle s'écrit en Amérique8. Peut-étre faut-il finalement considérer l'Amérique, ä la suite de Réjean Beaudoin, comme un éternel « projet [dont] l'image de son devenir reste ľépreuve incessante de son recommencement9». Symptomati-quement, le Festival de Theatre des Amériques, présenté ä Montreal et consacré lors de ses deux premieres editions ä des pieces nova-trices provenant des trois Amériques, s'est ensuite ouvert aux spectacles européens. D'une definition territoriale, le mot « Amérique » est passé au symbolique: mythe de la nouveauté et de la découverte. Cet « éternel projet» prend pourtant son sens sur un territoire et dans des contextes socioculturels singuliers. Ľexamen de la notion d'américanité, malgré ses nombreuses omissions et insuffisances, a au moins eu pour effet d'élargir le champ des intéréts littéraires québécois et ďajouter au traditionnel axe est-ouest un axe nord-sud10. * Les obstacles que doit affronter le chercheur qui tente d'en arriver ä une definition totalisante (mais est-elle vraiment nécessaire ?) de ce qu'on nomme confusément « américanité » ne doit pas pour autant restreindre cette approche continentale du phénoměne littéraire, au contraire. La lecture comparatiste, dans une perspective continentale, peut permettre de mieux cerner et comprendre l'espace social et Benoit Melancon. Voir « La littérature québécoise et l'Amérique. Prolégoměnes et bibliographic », Ětudes fiangaises, vol. XXVI, n° 2 (numero intitule « L'Amérique de la littérature québécoise •■), automne 1990, p. 65-108. 6. Lucie Robert, « Ľaméricanité de la dramaturgie québécoise >•, ibid., p. 62. 7. Bernard Andres, <• La littérature québécoise ä Voix et images: créneau ou ghetto ? », Voix et images, n° 35 (dossier intitule « La question des revues»), hiver 1987, p. 309-310. 8. Benoit Melancon, loc. cit., p. 72. 9. Réjean Beaudoin, « Rapport Québec-Amérique •>, Possibles, vol. VIII, n° 4 (numero intitule ■• L'Amérique inavouable»), été 1984, p. 46. 10. Bien qu'il faille nuancer: cet axe est-ouest se limite bien souvent ä la France et d'abord pour des raisons institutionnelles avant d'etre littéraires. Est-il plus souvent question de la littérature britannique ou allemande que mexicaine ou brési-lienne dans les revues, magazines et joumaux québécois ? 19 culturel tel qu'il s'exprime dans la littérature, dans la mesure oú l'analyse le prend en charge. Toutes ces littératures [américaines] dont certaines sont ä la pointe de ce qui se fait (en roman par exemple) n'ont-elles pas connu des problěmes analogues de colonisation, de post-colonisation, de rapports aux modes et aux codes européens ? Cest lä tout un programme que nous commencons ä peine ä entrevoir. Les problěmes d'épistémologie comparatiste doivent étre posés dans une perspective québécoise11. La derniěre phrase est essentielle: eile indique la nécessité d'un point d'ancrage sans lequel ce qui precede pourrait conduire ä de nou-velles généralités. 11 ne s'agit pas de renier «le relais européen », pour reprendre une expression de Francois Ricard12, mais d'éventuelle-ment le retrouver en passant par le biais du relais américain. Les États-Unis lus du Québec Lecteur depuis plusieurs années ä la fois de romans américains (« états-uniens ») et de romans québécois, j'en suis arrive, par une pente naturelle en quelque sorte, ä chercher les traces de la presence américaine dans le roman québécois. Ceci ne va pas de soi a priori dans la mesure oü l'influence explicite de la littérature américaine a relativement peu d'impact direct sur le corpus québécois contempo-rain. C'est pourquoi on se contente souvent de considérer les déplace-ments transcontinentaux (particuliěrement importants depuis un peu plus ďune décennie, il est vrai), dans le roman québécois, comme un signe de l'influence américaine, ceci au detriment de l'analyse discursive. Comme touš les cliches, celui qui consiste ä situer le roman des Amériques ä ľintérieur ďune poétique de ľespace possěde un fond de vérité mais conduit assez rapidement ä un cul-de-sac 13. Comme ľécrit Benoít Melancon, «l'Amérique n'est que rarement un texte [dans la littérature québécoise]; plus souvent eile est un territoire14». Plusieurs raisons pourtant justifient cette lecture du roman québécois ä travers le prisme des États-Unis. 11. Bernard Andres, loc. cit., p. 310. 12. Francois Ricard, « Le relais européen-, La littérature contre elle-méme, Montreal, Boréal Express, 1985, p. 187-191. 13. Cela étant dit, il serait interessant d'analyser les déplacements spatiotemporels dans le roman québécois depuis le xixe siěcle. Le roman qui suit la Deuxiěme Guerre, de Pierre Baillargeon ä Pierre de Grandpré, favorise les déplacements est-ouest, la France restant la grande reference culturelle. II est possible que les années 1945-1970 aient été les seules oú la France, comme lieu physique, a eu plus d'importance que les États-Unis dans le roman québécois. 14. Benoit Melancon, loc. cit., p. 71. 20 Depuis toujours, le Québec entretient avec les États-Unis des rapports confÜctuels15 dont le roman peut rendre compte adéquatement en tant qu'espace de tension ä ľintérieur duquel se manifeste le dis-cours ďune société. Cette definition tend ä se superposer ä celie déjä avancée par Claude Duchet: Ce que je propose d'appeler discouis social n'est pas propre au roman mais se manifeste dans le roman ďune maniere spécifique dans la mesure ou celui-ci, fonctionnant comme une société, repro-duit dans son texte un ensemble de voix brouillées, anonymes, une sorte de fond sonore — ce que M. Foucault nomme l'arriere-fable — oú se mélent les cliches, les fameuses idées recues, les stereotypes socio-culturels, les idiolectes caractérisants, les traces d'un savoir institutionnalisé ou ritualisé, des noyaux ou fragments d'idéologies plus ou moins structures, plus ou moins subsumes par une ideologie dominante, plus ou moins actualisés par des references, inscrits dans des lieux comme dans des personnages, voire monies en scenes ou elements de scenes16. Autrement dit, le roman fait surgir des «lignes de force, celles-la mémes que les pressions de ľactualité ne permettent pas de distin-guer17». L'objectif de ce livre n'est pas de discuter du role ou de la place particuliěre que prend ou devrait prendre le discours littéraire parmi l'ensemble des discours sociaux. Il est clair cependant que son intérét dans le contexte de ce travail ne repose pas sur une position singuliěre, ä ľécart du monde, et qui lui serait propre de maniere trěs spécifique — on retrouve la le vieux mythe du génie romantique ins-tallé sur son rocher, le vent dans la figure, attendant l'inspiration divine qui lui permettra ďécrire au cours de la nuit quatre cents sonnets brulants d'amour ďune «totale originalite », représentatif de sa « pure et complete singularitě ». Il traine encore aujourďhui des miasmes de cette vision de la littérature, et pas seulement chez des adolescents qui ont mal lu Beaudelaire. Le fait qu'un texte de fiction possěde un grand degré de complexité (de la méme maniere qu'il existe des degrés de complexité variables dans touš les champs du 15. Voir sur ce sujet, de Guildo Rousseau, L'image des États-Unis dans la littérature québécoise (1775-1930). Sherbrooke, Naaman, 1981. Pour analyser les tensions entre le Québec et les États-Unis dans le roman québécois plus recent, plus pré-cisément la perióde qui va de 1945 ä 1970, on pourra lire mon texte intitule « Ľautre ville américaine ■>, dans Collectif, Montreal imaginaire, Montreal, Fides, 1992, p. 279-322. On en trouvera un extrait, sous une forme légěrement différente, dans un article intitule « Montreal et les États-Unis: ideologie et interdiscursivité chez Jean Basile et Réjean Duchařme », Voix et images, n° 48, printemps 1991, p. 503-513. 16. Claude Duchet, « Discours social et texte italique dans Madame Eovary », Lettres modernes, n° 32 (numero intitule « Langages de Flaubert»), 1976, p. 145. A moins de precision contraire, l'italique, dans les citations, est de moi. 17. Gilles Marcotte, Littérature et circonstances, Montreal, l'Hexagone, 1989, p. 10. 21 savoir), ne ľexclut en aucune facon du discours social. Au contraire, il faut répéter, ä la suite de Marc Angenot, que [l]a littérature ne s'oppose pas aux multiples activités du discours qui se divisent le travail dans la topographie culturelle, en ce que, dans son coin ou en sa «tour d'ivoire », eile se livrerait au vain et gratuit labeur de déconstruire du sens et serait glorieusement privée, seule, de finalité pratique et de télos. La littérature n'est justement pas seule dans un coin, ni <■ hors du siěcle », qu'il s'agisse de román realisté ou moderniste, ou de poesie cubiste ou surrealisté [...]ls. Dans cette perspective, il ne s'agit pas ici de comparer des oeuvres entre elles mais plutôt de voir comment l'imaginaire romanesque au Québec révěle la presence américaine et les orientations sociales, les positions idéologiques ou les contradictions qu'elle provoque. Ľépis-témologie comparatiste proposée dans ce livre vise ä montrer comment, dans le roman, l'image du Québec prend forme en se situant dans la mouvance culturelle américaine et en resistant ä celle-ci, en refusant de se laisser absorber. Lié aux États-Unis politiquement, éco-nomiquement, socio-culturellement, le Québec n'a jamais pu faire abstraction du discours américain. « Ce n'est pas sous le mode du projet mais bien sous celui plus subtil et silencieux de l'espace, de l'environnement urbain et de la quotidienneté, que ľaméricanitude est vécue dans la culture québécoise19. » Que l'on considěre cet « en-vahissement» comme une contrainte épouvantable ou comme une chance inestimable, son analyse sur le plan littéraire n'en apparait pas moins nécessaire. L'image projetée des États-Unis au Québec provient souvent de France: des essais comme ceux de Jean Baudrillard20 et celui de Léo Sauvage21 naviguent entre naiveté et sentiment ďétrangeté et on ne saurait vraiment s'y reconnaítre. Les traductions de romans améri-cains en France laissent parfois un arriěre-goůt désagréable. Il serait ďailleurs interessant ďanalyser un corpus de traduction dans ľopti-que oú Annie Brisset a étudié celui du theatre au Québec22 et de voir comment les textes ont parfois été «francisés » pour les besoins du 18. Marc Angenot, «Que peut la littérature? Sociocritique littéraire et critique du discours social •>, Jacques Neefs et Marie-Claire Ropars (dir.), La politique du texte, Lille, Presses universitaires de Lille, 1992, p. 17. 19. Raymond Montpetit, « Culture et milieu de vie: l'espace urbain ä Montreal ■>, Écríts du Canada francais, n° 58 (numero intitule » Québec/USA ■>), 1986, p. 132. 20. Jean Baudrillard, Améríque, Paris, Grasset, 1986; de nombreux fragments de Cool Memories 1, Paris, Galilee, 1987 et de Cool Memoiies II, Paris, Galilee, 1990. 21. LéoSauvage, Les Américaíns, Paris, Mazarine, 1983. 22. Annie Brisset, Sociocritique de la traduction, Montreal, Le Preambule, 1990. Elle montre comment, trěs souvent, la traduction québécoise a « récupéré » le texte étranger, soit sur le plan institutionnel, soit en l'adaptant pour en faire une version «nationale». 22 public hexagonal23. Il serait vain et mesquin, ceci dit, de critiquer ce que les Francais disent parfois des États-Unis. Leurs critěres ne sont pas nécessairement les nôtres et leur point de vue n'a pas ä étre jugé ä ľaune du Québec. Mais c'est une raison supplémentaire pour cher-cher ä articuler un discours coherent sur les États-Unis plutôt que de s'irriter de ce qui vient ďailleurs. Dans « Le relais européen », Francois Ricard, évoquant ä la fois ľimportance de l'Europe et des États-Unis pour le Québec (« Quoi qu'il en soit, ces deux relais existent, je les utilise ľun et ľautre et il serait vain de vouloir éliminer celui-ci en faveur de celui-lä, vain et dangereux24 » ) privilégie la premiere: « aller plutôt du côté de l'Europe et du relais francais, c'est véritablement agir, c'est-ä-dire tenter de résister ä une determination et travailler ä l'instauration d'un etat de choses qui n'aille pas nécessairement de soi25 », alors qu'aller du côté du relais américain ne consiste qu'ä entériner ce qui se trouve déjä lä: Le contexte socio-culturel ou je vis, de méme que le contexte écono-mique, n'est pas seulement influence par les USA, littéralement il leur appartient, il est structure et determine par eux dans presque toutes ses dimensions, mais surtout dans certaines des plus fundamentales, comme la culture de masse et les communications. II y a une sorte de loi de pesanteur qui joue ici en faveur des USA, si bien que la moindre inertie, le moindre relächement de ma part augmente automatiquement mon insertion dans le réseau américain26. Francois Ricard n'a pas tort évidemment et son insistance sur le role des communications, notamment, doit étre soulignée. Il suffit de a s'intéresser aux médias, de lire les journaux, pour constater ä quel point le « mythe américain » inspire ä certains, encore aujourd'hui, les poncifs les plus éculés. Telle columnist, profitant de sa tribune, aprěs avoir multiplié les cliches sur la France ä la suite de vacances qu'elle n'a pas appréciées, s'exclame, extatique, sur le bonheur res-senti en retrouvant «les champs nus et désolés de Mirabel», «le 23. La preface célěbre de Valéry Larbaud ä Tandis que j'agonise de Faulkner est de ce point de vue éclairante. Ľécrivain félicite le traducteur Maurice Edgar Coindreau qui « a fait sagement en ne cherchant pas á rendre les caractéristiques du patois que parlent les personnages de Tandis que j'agonise. Ce patois peut étre curieux pour le lecteur de langue anglaise [...] mais ce n'est guěre qu'un anglais degrade, entaché de negligence et de mauvaises habitudes, qui nous a paru plus difficile que savoureux, bien qu'il reflěte les conditions d'existence de ceux qui le parlent et soit bien dans l'atmosphere du livre. ■> (William Faulkner, Tandis que j'agonise, Paris, Gallimard, coll. « Folio», 1973, p. 11) La «pureté de la langue» justifie qu'on fasse dire au texte ce qu'on a envie qu'il dise. Les intentions de l'auteur pěsent peu, méme quand il se nomme William Faulkner. 24. Francois Ricard, « Le relais européen», loc. cit, p. 188. 25. Ibid., p. 189. 26. Ibid., p. 188. 23 silence blane, cette immensité ä meubler », « ce sentimemit que tout est possible ». «Ici en Amérique du Nord, dans notre confort et notre indifference, un étre humain normalement constitué a k droit de res-pirer 27. » Apres cela, il devient tres difficile de rire de ce q vie les Francais peuvent écrire sur les États-Unis... Le mythe, dans toute sa splendeur, est accepté ďemblée, sans esprit critique e t avec une absence totale de lucidité. íl serait illusoire d'im^giner cet exemple — spectaculaire ä cause de la position occupéep^r ľauteure de ľarticle dans un quotidien qui a un large public — comme un cas isolé. La «loi de la pesanteur» dont parle Francois Ricard nécessite effectivement une vigilance constante. On pourrait néanmoins renverser la perspective pour conclure autrement: parce que la presence américaine ne repose pas sur des speculations mais au contraire sur des situations on ne peut plus concretes, il s'avere d'autant plus important de chercher id&busquer les idéologěmes qui se rattachent ä la presence des Etats-LTnis dans le champ socioculturel, de voir comment on y résiste on comment on s'y soumet. Le passé francais, plus lointain, a aujourďha. i des determinations plus « abstraites », éerit Francois Ricard, essentiellement linguistiques. Or, étudier le román québécois dans une perspective culturelle axée sur ľinfluence américaine évite de réduiie encore une fois la question de la spécificité culturelle ä la langue. Comment, face ä un voisin aussi étouffant, ayant une personnalité aussi forte, le román québécois contemporain peut-il inventer sa propre Amérique ? Voilä, selon moi, une des questions essentielles ä poser auajourd'hui ä propos de la littérature québécoise. L'idéologie de la communication: hypothěse de travail L'Histoire a servi de point de depart ä Guildo Rousseau pour son livre sur Ľimage des États-Unis dans la littéiatwequébécoise. L'ajout des dates (1775-1930) indique Involution chroiologique privi-légiée dans cet ouvrage. Mais ä cette perspective linéaireoú l'Histoire est retracée de maniere événementielle grace ä un réseau. de themes, on en substituera une autre ici pour un ensemble de te>ctes publiés essentiellement ä ľépoque contemporaine. Cette nouv«lle lecture ďune partie du corpus romanesque québécois, dans unaxe américain, privilégiera ce qu'on a nommé «l'idéologie de la communication ». Ľhistoire contemporaine n'est pas seulement celie qui prerod en vue les années qui nous sont chronologiquement les plus jrocties; plus rigoureusement, eile est ľhistoire de cette époque oú, paries biais de ľutilisation de nouveaux moyens de communication Ja television 27. Nathalie Petrowski, « Paris, France ■>, La Presse, 2 mars 1993, g AS_ 24 en particulier), tout tend ä s'écraser sur le plan de la contempora-néité et de la simultanéité, produisant ainsi une dés-historicisation de ľexpérience28. Ce risque d'un aplatissement de la dimension historique se situe dans le cadre ďune société dominée par l'idéologie de la communication, « discours explicite et coherent centre sur le theme de la communication [...] apparu au milieu du siěcle [...], veritable alternative aux ideologies politiques percues ä ľépoque dans ces milieux comme ayant fait faillite dans la gestion des affaires humaines29 ». Si celle-ci couvre maintenant l'Occident, elíe a néanmoins pris naissance en Amérique du Nord, dans une société «sans memoire». Dans ce contexte, la communication serait apparue comme «le recours ďune collectivité pauvre en symboles historiques30». Dans The Madonna of the Future, Henry James faisait dire ä son narrateur, un jeune artiste, que l'Amérique est un pays sans archives ni memoire oú le «terreau culturel »> n'est pas un humus ancien, mais rien qu'une mince strate superficielle, pauvre et sterile31. Nombreux sont les discours, ä partir du xixe siěcle, qui reprendront cet argument, que ce soit pour regretter la situation ou s'en féliciter. Cette vision non linéaire, circulaire, de l'Histoire qu'évoque Vattimo conduit également ä une fragmentation de l'espace et des discours, ainsi qu'ä un téleseopage de ľexpérience empirique du reel et du langage des mass media. La « guerre du faux », pour reprendre l'expression d'Umberto Eco, devient un spectacle permanent. Cela conduit Gianni Vattimo ä affirmer que le monde actuel correspond ä \ « une réalité " allégée " car moins nettement divisée entre le vrai et la fiction, Information ou l'image: monde de la médiatisation totale ou nous nous situons déjä pour une bonne part32 ». Ä ľere des médias électroniques, alors que le mot « cyberné-tique » fait maintenant partie du vocabulaire courant, la réalité se cache sous les masques ďune information qui se fait de plus en plus confuse, ambiguě, quand eile n'est pas carrément mensongěre. Nous ne sommes plus dans le village global de Marshall McLuhan, mais bien dans le « Global Shopping Center33 » oil la connaissance 28. Gianni Vattimo, La fin de la modernitě, Paris, Seuil, 1987, p. 16. 29. Philippe Breton et Serge Proulx, L'explosion de la communication, Paris/Montreal, La Découverte/Boreal, 1989, p. 11-12. 30. Lucien Sfez, cite dans ibid., p. 215. 31. Cite par Pierre-Yves Pétillon, La grand-route, Paris, Seuil, coll. « Fiction et Cie •>, 1979, p. 130. Ouvrage essentiel ä lire sur cette question. 32. Gianni Vattimo, op. cit., p. 185. 33. L'expression est du sociologue Todd Gil tin dans « Hip-deep in Post-Modernism •>, The New York Times Book Review, 6 novembre 1988, p. 35. On pourra aussi lire, du měme auteur, une critique de la société <■ postmoderně •> á travers ľutilisation 25 s'amasse péle-méle comme dans un gigatesque bazar, fatras de discours dans lequel chacun prend ce qu'il veut puisqu'on « peut considé-rer le monde comme une myriade de messages ä toutes fins utiles 34». Une tendance importante du román américain contemporain rend compte de cette nouvelle realite sociale35. Ľécrivain peut exprimer cet éclatement du reel ä travers la dispersion des discours en privilé-giant une position critique, mais l'effet de seduction des mass media le place aussi ä la lisiěre de la fascination. Si l'on cherche ä reproduire la « culture en mosaique » de l'individu moderne, il ne va pas de soi pour autant qu'on puisse rendre compte facilement du débordement de sens propre ä la realite complexe du discours social actuel, qui ren-voie — notamment par le biais du discours technologique — ä des contextes de décodage plus larges que celui qui mettrait directement en relation un émetteur et un récepteur. Gerald Graff n'a pas tort, dans Literature Against Itself, d'affirmer que c'est justement le jeu du capitalisme moderne de « détruire tous vestiges de la tradition, toute ideologie orthodoxe, toutes formes continues et stables du reel afin de stimuler des niveaux plus élevés de consommation36». Bien que les positions de ľessayiste américain dans ce livre soient ä mon avis for-tement ä nuancer, elles ont au moins le mérite de faire contrepoids ä une certaine beatitude « postmoderne » qui s'exprime en particulier dans les milieux litteraire et intellectuel nord-américains. Ä une époque oú il semble acquis, ä la suite des discours scienti-fiques des derniěres décennies37, qu'il n'existe pas de réalité absolue mais seulement des conceptions subjectives et parfois contradictoires de la réalité (ou, pour citer Nietzsche, qu'il n'y a pas de faits, rien que des interpretations), rendre compte de la réalité sociale ne va pas de soi puisque la constellation des informations provoque une consternation : ľimpossibilité de contextualiser et de poser un regard englobant sur un phénoměne. Et le danger reside dans l'illusoire impression, trěs répandue, que la multiplicité des canaux de communication suffit en soi pour garantir une meilleure information. La quantité serait garante de la «vérité» de ľinformation, alors qu'en réalité ľentropie de la communication dans le monde contemporain tend ä produire l'effet inverse. aux États-Unis du médium télévisuel dans Inside Prime Time, New York, Pantheon, 1989. 34. Norbert Wiener, cite par Paul Watzlawick, La réalité de la réalité, Paris, Seuil, coll. «Points», 1978, p. 13. 35. Pour plus de details sur ce sujet, on consultera l'ouvrage de Marc Chénetier, Au-delä du soupcon. La nouvelle fiction américaine de 1960 ä nos jours, Paris, Seuil, 1989, 453 p. 36. Cite dans ibid., p. 77. 37. Lire notamment l'ouvrage fundamental d'llya Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle alliance, Paris, Seuil, 1979. 26 Pour garder une position critique dans ce contexte social, il ne suffit pas d'utiliser le concept de dispersion dans le roman mais il faut aussi penser celui-ci. Ľhétérogénéité du discours romanesque ne peut avoir de sens que s'il incite ä la reflexion sur le mouvement actuel de decomposition et de recomposition autour des techniques de communication et de leur usage. Si assez peu ďécrivains québécois portent autant ďintérét ä ces questions que des romanciers comme Coover, Pynchon, Barth, McElroy ou Gaddis, pour prendre quelques exemples parmi les plus importants de ces derniěres décennies, il reste qu'ils écrivent dans un contexte social fortement similaire. L'univers américain est un univers médiatique. Raz-de-marée provenant des États-Unis, ľidéologie de la communication vient frapper de plein fouet le sujet québécois en quéte ďidentité. Vu dans cette perspective, le rapport schizoide au monde américain qui marque le roman québécois depuis toujours (fascination/repulsion, identification/rejet) aurait subi un glissement et con-cernerait plus spécifiquement aujourd'hui l'univers des communications. Celui-ci envelopperait le champ de la conscience au point qu'il ne serait plus possible de penser en dehors de cette problématique, selon Baudrillard38, ce qui semble se confirmer dans le roman québécois, comme les prochains chapitres tenteront de le démontrer. En réalité, ce que je nomme ici la «problématique communica-tionnelle » est d'autant plus complexe qu'elle s'est peu ä peu transfor-mée en métaphore sociale, permettant des interpretations multiples. * Philippe Breton39 signále trois grandes étapes marquant l'extension de cette nouvelle notion de communication: d'abord, entre 1942 et 1947-1948, des universitaires se rassemblent autour de ce qu'il est convenu d'appeler la cybernétique, dont l'objectif est de se constituer en champ interdisciplinaire (ä partir de domaines aussi varies que la cardiologie, la neurophysiologie, ľélectronique, les mathématiques ou ľanthropologie); ensuite, ä partir de 1947-1948, Norbert Wiener teňte ďétendre la portée de cette notion au domaine de l'analyse puis de l'action politique et sociale; enfin, son succěs doit étre mis en rapport direct avec revolution de la société occidentale ä partir des années cinquante. Mais c'est aussi et peut-ětre surtout comme métaphore que la cybernétique a marqué la société occidentale. Cette métaphore repose sur le principe selon lequel tous les phénoměnes du monde visible peuvent se comprendre en termes de relations, ďéchange et de circulation d'information. Ce qui compte 38. Cite par Philippe Breton et Serge Proulx, op. cit., p. 240. 39. Philippe Breton, L'utopie de la communication, Paris, La Découverte, 1992. 27 au premier chef, ce sont les relations qu'entretiennent les phéno-měnes entre eux davantage que ce qu'ils contiendraient. Les relations qui existent entre les phénoměnes y sont en effet con-sidérées non pas comme un aspect parmi d'autres mais comme étant intégralement constitutives du mode d'existence des phénoměnes eux-mémes. On voit ainsi se développer une proposition épistémolo-giquement trěs forte qui pourrait s'énoncer ainsi: le reel peut tout entier s'interpréter en term es d'information et de communication40. Dans ce contexte, le mot a acquis aujourd'hui une valeur poly-sémique qui déborde amplement le champ scientifique tout en y re-trouvant, dans bien des circonstances, son point d'ancrage. De La fin de la modemité envisagée par Gianni Vattimo ä la Theorie de ľ agil communicationnel de Jürgen Habermas, du phénoměne de l'auto-organisation chez Henri Atlan ä Ľécologie de ľ esprit de Bateson, de la Critique de la communication de Lucien Sfez ä l'ana-lyse sociale des médias et du role de l'image chez George Gerbner, Stuart Hall ou Paul Virilio, ľidée méme de communication, qu'on la critique ou la défende, occupe une place centrale non seulement dans la reflexion théorique41, mais aussi dans le discours social en general. Par un biais peut-étre inattendu, on retrouve d'ailleurs la une critique courante du sujet américain dans ľimaginaire québé-cois. Voir par exemple Pierre Vadeboncoeur, se déchainant sur la culture américaine ä partir de trois maigres exemples ponctuels: « L'Américain a effectué un transfert complet et il a fixé ä jamais son nouveau pole, ľextérieur. Voilä en effet cet homme entiěre-ment exteriorise42.» De la méme facon qu'ä une certaine époque les parasciences côtoyaient les sciences, de la méme maniere que Newton a pu ětre physicien tout en s'intéressant ä l'alchimie et Kepler faire ä la fois de ľastronomie et de l'astrologie, aujourd'hui la communication se transforme en mot fetiche du « Nouvel Äge ». Les adeptes de l'astrologie médicale, les kinerlogues, reikistes et autres réflexologues — qui présentent touš leur travail comme reposant sur un « savoir scientifique » — se déclarent ďabord et avant tout des adeptes de la communication. 40. Ibid., p. 21. 41. Á ces ti třes, on peut ajouter ceux ďauteurs intéressés á la théorie de la communication d'un point de vue littéraire. Je pense par exemple au livre de William Paulson, The Noise of Culture. Literary Texts in a World of Information, Ithaca and London, Cornell University Press, 1988, et ä celui de David Porush, The Soft Machine. Cybernetic Fiction, New York/ London, Methuen, 1985. 42. Pierre Vadeboncoeur, Trois essais sur l'insignifiance, Montreal, l'Hexagone, 1983, p. 120. Cite par Pierre Nepveu, « Le poéme québécois de ľAmérique •>, Études francaises, op. cit., p. 13. Pierre Nepveu développe cette question aux pages 13 et 14, sans toucher ä l'argument communicationnel cependant. 28 On pourrait lier encore une fois ce « débordement» de ľidée de communication au développement de la société américaine, en ľarti-culant ä la «these de la frontiěre » {The Fiontier in American History) de ľhistorien F.J. Turner qui postule que ľidée qu'un pays né avec le besoin de repousser ses frontiěres vers ľouest a du continuellement trouver de nouvelles frontiěres depuis qu'il a atteint le Pacifique. [Cette idée] est depuis longtemps utile pour regarder l'histoire américaine. La conquéte de l'espace n'est qu'un des sujets éclairés par cette these. Dans les deux derniěres décennies, beaucoup ďAméricains se sont tournés ä ľintérieur ďeux-měmes ä la recherche de cette nouvelle frontiěre. On peut en trouver une preuve dans l'influence immense de la psychiatrie et de la psychothérapie, ainsi que dans ľénorme littérature sur le perfec-tionnement de soi43. La multiplication enorme de cette volonte de « perfectionnement de soi», de cette derive vers le « Nouvel Äge », prouverait par la negative (et par l'absurde) le vide intérieur des Américains, ceux-ci se tournant, ä défaut ďautre chose, vers les gourous et les charlatans. On pourrait dire que la « société de communication », proposant une representation universelle de I'Homme comme ľhumanité n'en a jamais connue, développant ľidée ďune parfaite égalité des étres parce qu'ils sont tous, d'abord et avant tout, des étres « communicants », a rapidement été victime de son propre succěs. La métaphore communicationnelle défendue par Wiener est née de positions poli-tiques et sociales claires mais non dénuées de naiveté — en gros per-mettre ä chacun, apres les horreurs, la propagande et les silences de la "* Deuxiěme Guerre, d'etre légitimement informé, de défendre ses droits ä ľégalité. La transparence de ľinformation devait conduire ä I'aplanissement des problěmes. Cette volonte politique a peut-étre conduit, assez perversement, ä son exact envers dans moult situations. C'est le sens des questions avancées par Philippe Breton dans ľintroduction de son livre et qui, dans le contexte sociopolitique actuel, apparaissent capitales. Par son apologie systématique du consensus, la nouvelle utopie postule un progres sans exclusion. Mais ses tentatives d'application semblent générer précisément ľinverse. Ľencouragement de la fin du politique et l'apologie d'une société rationnelle et sans conflit ne laissent-ils pas le champ libre aux ideologies d'exclusion? Ľexten-sion ä ľinfini de ľespace de ľargumentable, qui rend tout relatif, ne rend-elle pas certaines valeurs trěs attractives pour ceux qui ont besoin ä tout prix de points de repěre simples ? La renaissance de ľextréme droite n'est-elle pas le prix, coůteux, des croyances dans 43. Salman Rushdie, «In God We Trust ■>, Patries imaginaires, Paris, Christian Bour-gois, 1993, p. 415. 29 les vertus du consensus et dans ľintelligence de la machine ? Née ďune lutte contre la barbarie, ľutopie de la communication ne nous y ramene-t-elle pas, ä son corps defendant44 ? La pertinence de ces questions s'avere encore plus evidente quand on prend des cas concrets. Qu'on songe par exemple ä ľétrange glisse-ment sémantique qui s'est opéré derniěrement au Québec autour du mot «delation». Certains individus (politiciens en tete), dont le dis-cours a été largement mediatise, ont considéré le geste du délateur comme la demonstration de la responsabilité sociale du citoyen. Ce mot, que les dictionnaires définissent comme une « dénonciation de caractěre méprisable », devient, dans notre auguste société démocra-tique, 1'emblěme de ľhonnéteté de tout bon citoyen. Voilä de quoi faire se retourner Norbert Wiener dans sa tombe: les médias québé-cois laissant la parole ä des politiciens démocratiquement élus et qui affirment, ďun air ä la fois angélique et convaincu, que la delation est la plus belie preuve de la transparence de ľinformation dans notre monde moderne et civilisé. La « guerre du faux » exhibe un monde de plus en plus obscene. Ces questions que soulěvent les propos de Philippe Breton, il ne sera pas possible de les traiter de maniere détaillée dans ce livre. Elles indiquent cependant, en regard de ce qui precede, ľimportance de ľétude dans le román contemporain de ce qu'on pourrait nommer, en utilisant le terme propose par Claude Duchet, le sociogiamme de la communication45. Le substantif « communication » apparait comme un mot conflictuel, dont le sens varie infiniment selon ľénonciateur et qui n'apparait jamais comme une totalite. N'apparaissent que des bribes, des fragments. « La fiction joue sur des traces non sur des assemblages stabilises46.» Le sens ä donner ä la communication varie dans le contexte socioculturel nord-américain, marqué par la vitesse (des médias, des images) et par la proliferation des échanges (interpersonnels, de personnes ä machines et vice-versa). Cest ä par-tir et ä travers ce concept de communication, si important dans la culture américaine depuis la fin de la Deuxiěme Guerre47, que la lec- 44. Philippe Breton, op. cit., p. 8. 45. Pour avoir davantage de details sur le concept de sociogramme, on consultera ľarticle de Regine Robin intitule « Pour une socio-poétique de ľimaginaire social», Discours social I Social Discourse, vol. V, nos 1-2, hiver-prinemps 1993, en particulier les pages 13 á 20. La definition de Claude Duchet se ramene ä ceci : « Ensemble flou, instable, conflictuel de representations partielles centrées autour d'un noyau en interaction les unes avec les autres ■>. 46. Ibid., p. 14. 47. II va de soi que ľimportance des communications aujourd'hui ne concerne pas que les États-Unis ou l'Amérique du Nord. Mais les theories des communications modernes sont nées aux États-Unis et y ont, encore aujourd'hui, plus de poids qu'ailleurs. « Quoi qu'il en soit, la base de la puissance américaine est, pour une 30 ture des États-Unis dans le román québécois se fera au cours des pro-chains chapitres. Le parcours propose dans ce livre n'est done pas ä proprement parier historique. íl ne respecte pas une chronologie qui permettrait de voir ľhistoire américaine et ľhistoire québécoise se réfléchir directement dans les textes. íl ne s'agit pas non plus d'une etude comparative, en ce sens que ľobjectif n'est pas de confronter systé-matiquement des écrivains québécois ä des écrivains américains en cherchant ä faire ressortir des influences manifestes. íl s'agit plutôt de proposer des lectures (ľutilisation du pluriel doit ici étre souli-gnée) de différents romans québécois en tenant compte de deux fac-teurs: la presence, flagrante ou implicite, des États-Unis dans les textes, sur les plans idéologique, intertextuel, inter discursif; le role joué par la communication et ses différentes manifestations, compte tenu du fait que cette «ideologie •> ou cette « utopie » est née aux États-Unis, y trouve encore ses principaux points d'ancrage — bien qu'elle déborde en fait bien au-delä de ses frontiěres —, et modele encore fortement la société américaine avec laquelle nous nous trou-vons en relation constante. Cest un des sens qu'on peut donner ä la proposition de Jean Larose qui distingue les États-Unis de l'Amérique, parlant d'une « Amérique mondiale » : L'Amérique exporte [...], avec ses missionnaires et ses cultes, ľhédo-nisme infantile de ses masses, précisément sous forme d'images, bandes dessinées, films aux techniques « riches » et ä la langue pauvre, cartoons, video games et autres « effets spéciaux». Et plus l'Amérique mondiale (car «l'Amérique » émane aujourd'hui de plu- ' sieurs pays et « américanise » les U.S.A. eux-mémes) s'éloigne du langage articulé, se prenant ä la magie des images, moins il peut y avoir de ľ autre pour eile, il n'y a plus que du méme partout48. Ä travers ľidéologie de la communication, la science et la technique (dans ce monde régi par des éerans cathodiques, les telecommunications, des médias de toutes sortes) permettent une augmentation de ľinformation de plusieurs facons: type, quantité, qualité. Comment ces discours heterogenes (publicitaires, informatiques, journalistiques, télévisuels, politiques, etc.), sont-ils percus, récupérés, trěs grande partie, sa domination du marché mondial des communications. Qua-tre-vingts pour cent des mots et des images qui circulent dans le monde provien-nent des États-Unis.., affirme en 1990 le politologue Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller de Jimmy Carter en mauere de sécurité nationale (cite par Armand Mattelart, La communication-monde. Histoire des idées et des strategies, Paris, La Découverte, 1991, p. 173). Cest dans ce contexte, et compte tenu de la position géographique et culturelle du Québec ä ľégard des États-Unis que la problé-matique communicationnelle peut se poser de maniere interessante dans le román québécois. 48. Jean Larose, La petite noirceur, Montreal, Boreal, 1987, p. 70. 31 assimilés par le roman québécois ? Au cours des quarante derniěres années, comme au cours des décennies précédentes, une partie importante du corpus romanesque québécois s'est inscrite dans 1'orbe de la culture américaine. Il ne pouvait en étre autrement. Cependant, le développement des theories des communications et ľidéologie qui s'y rapporte stimulent une lecture des textes qui répond moins ä une thématique (comme dans ľouvrage, par ailleurs fort utile, de Guildo Rousseau) qu'ä une analyse discursive qui permettrait de voir comment s'exprime la pensée américaine dans un contexte québécois, et comment l'imaginaire romanesque y réagit. Cest pourquoi, ä une exception pres [Robert Lozé, et on verra pourquoi je fais cette exception), je m'intéresse ä des romans publiés ä ľépoque contemporaine, utilisant un corpus qui n'a rien d'exhaustif mais qui me semble représentatif de ce rapport conflictuel avec les États-Unis. Au fil des chapitres, l'importance de la dimension communica-tionnelle variera largement. Parfois, lorsqu'il sera question ďou-vrages marqués par la presence de ľinformatique, des médias (que ce soit au plan structural ou au plan diégétique), les theories de ľinfor-mation se manifesteront de maniere claire dans ľanalyse. Dans ďautres cas, comme on le verra, ce sera moins apparent (méme si cette dimension ne sera jamais absente). íl a été question, á la page precedente, de deux facteurs significatifs qui justifiaient la prise en consideration des textes. L'un de ceux-ci, au gré des circonstances, pourra avoir davantage d'importance que l'autre. Certains pourront regretter ce qui leur apparaítra peut-étre comme un manque d'homo-généité, mais ľobjectif était de demeurer souple, d'offrir des lectures qui ne donneraient pas l'impression d'etre nées d'une grille précons-truite (grilles dont la théorie littéraire a suffisamment souffert au cours des derniěres décennies). Bien que ce livre porte spécifiquement sur ľétude d'un corpus romanesque, ses objectifs débordent le cadre littéraire et s'intéressent en fait aux rapports complexes entre roman et culture ainsi qu'á des problěmes ďidentité culturelle en se situant dans la perspective de la noid-améňcamté de la production romanesque québécoise. íl ne s'agit pas de toute l'Amérique mais uniquement de ľune de ses versions, celie qui nous est la plus proche géographiquement et culturellement. Ce n'est pas plus simple pour autant et il faut y accorder beaucoup d'attention. 32 Robert Lozé, entre le progres et les États-Unis It was a time [...] when learning and thought paused. Without music, without poetry, without beauty in their lives or impulses, a whole people, full of native energy and strenght of lives lived in a new land, rushed pell-mell into a new age. Sherwood Anderson, Poor White Publié au tout debut du siěcle, en 1903 plus précisément, Roben Lozé d'Errol Bouchette se situe au confluent de plusieurs discours dans la société québécoise de ľépoque et donne une bonne idée des tensions que pouvait provoquer la presence américaine toute proche. Ľintérét (fort relatif sur le pian littéraire) de ce roman vient aussi du fait qu'il permet de constater la place que la nouvelle société de consommation aux États-Unis, en plein développement (ä travers laquelle une archeologie de la communication moderne est possible), commence ä occuper. Cest pourquoi, en guise ďouverture, et avant ďanalyser des ouvrages contemporains, j'accorderai un peu d'attention ä ce roman ä these. Relisons un extrait du texte que le bon abbé Casgrain consacrait en 1866 ä la littérature nationale, telle qu'elle devait, selon lui, s'imposer au Canada francais: Si, comme cela est incontestable, la littérature est le reflet des mceurs, du caractěre, des aptitudes, du génie d'une nation, si eile garde aussi l'empreinte des lieux d'oü eile surgit, des divers aspects de la nature, des sites, des perspectives, des horizons, la nôtre sera grave, meditative, spiritualiste, religieuse, évangélisatrice comme nos missionnaires, généreuses comme nos martyrs, énergique et persévérante comme nos pionniers ďautrefois; et en méme temps eile sera largement découpée, 33