Marcel PROUST (1871-1922) - critique La méthode de Sainte-Beuve Je suis arrive ä un moment, ou, si ľon veut, je me trouve dans telies circonstances oú l'on peut craindre que les choses qu'on désirait le plus dire — ou, ä défaut du moins de celles-lä, si ľaffaiblissement de la sensibilité et la banqueroute du talent ne le permettent plus, celieš qui venaient ensuite, qu'on était porté, par comparaison avec ce plus haut et plus secret ideal, ä ne pas estimer beaucoup, mais enfin qu'on n'a lues nulle part, qu'on peut penser qui ne seront pas dites si on ne les dit pas, et qu'on s'apercoit qui tiennent tout de merne ä une partie méme moins profonde de notre esprit, — on ne puisse plus tout ďun coup les dire. On ne se considěre plus que comme le dépositaire, qui peut disparaítre ďun moment ä l'autre, de secrets intellectuels, qui disparaítront avec lui» et on voudrait faire échec ä la force d'inertie de la paresse antérieure, en obéissant ä ce beau commandement du Christ dans saint Jean : « Travaillez pendant que vous avez encore la lumiěre. » II me semble que j'aurais ainsi ä dire sur Sainte-Beuve, et bientôt beaucoup plus ä propos de lui que sur lui-méme, des choses qui ont peut-étre leur importance, qu'en montrant en quoi il a péché, ä mon avis, comme écrivain et comme critique, j'arriverais peut-étre ä dire, sur ce que doit étre la critique et sur ce qu'est l'art, quelques choses auxquelles j'ai souvent pensé. En passant, et ä propos de lui, comme il le fait si souvent, je le prendrais comme occasion de parier de certaines formes de vie... Je pourrais [dire] quelques mots de quelques-uns de ses contemporains sur lesquels j'ai aussi quelque avis. Et puis, aprěs avoir critique les autres et lächant cette fois Sainte-Beuve tout ä fait, je tächerais de dire ce qu'aurait été pour moi l'art, si... Cette definition et cet éloge de la méthode de Sainte-Beuve, je les ai demandés ä cet article de M. Paul Bourget, parce que la definition était courte et ľéloge autorisé. Mais j'aurais pu citer vingt autres critiques. Avoir fait ľhistoire naturelle des esprits, avoir demandé ä la biographie de ľhomme, ä ľhistoire de sa famille, ä toutes ses particularités, ľintelligence de ses ceuvres et la nature de son génie, c'est la ce que tout le monde reconnait comme son originalite, c'est ce qu'il reconnaissait lui-méme, en quoi il avait d'ailleurs raison. Taine lui-méme, qui révait d'une histoire naturelle des esprits plus systématique et mieux codifiée, et avec qui d'ailleurs Sainte-Beuve n'était pas d'accord sur les questions de race, ne dit pas autre chose dans son éloge de Sainte-Beuve : « La méthode de M. Sainte-Beuve n'est pas moins précieuse que son ceuvre. En cela, il a été un inventeur. II a importe dans ľhistoire morale les procédés de ľhistoire naturelle. II a montré... » (page 96), jusqu'ä « des sciences positives ». Seulement, il ajoutait: « II n'y a qu'ä ľappliquer... » jusqu'ä « ... un monument durable ». Taine disait cela, parce que sa conception intellectualiste de la realite ne laissait de vérité que dans la science. Comme il avait cependant du goůt et admirait diverses manifestations de l'esprit, pour expliquer leur valeur il les considérait comme des auxiliaires de la science (voir Preface de Ľintelligence). II considérait Sainte-Beuve comme un initiateur, comme remarquable pour son temps, comme ayant presque trouvé sa méthode ä lui, Taine. Or, en art il n'y a pas (au moins dans le sens scientifique) d'initiateur, de précurseur. Tout [est] dans ľindividu, chaque individu recommence, pour son compte, la tentative artistique ou litteraire ; et les ceuvres de ses prédécesseurs ne constituent pas, comme dans la science, une vérité acquise dont profite celui qui suit. Un écrivain de génie aujourd'hui a tout ä faire. II n'est pas beaucoup plus avancé qu'Homére. Mais les philosophes qui n'ont pas su trouver ce qu'il y a de réel et d'indépendant de toute science dans l'art, ont [été] obliges de s'imaginer l'art, la critique, etc. comme des sciences oú le prédécesseur est forcément moins avancé que celui qui le suit. Mais, du reste, ä quoi bon nommer tous ceux qui voient la ľoriginalité, ľexcellence de la méthode de Sainte-Beuve ? II n'y a qu'ä lui laisser la parole ä lui-méme : p. 15 (en supprimant les anciens), p. 16,17. « La littérature, disait Sainte-Beuve, n'est pas pour moi distincte ou du moins separable du reste de ľhomme et de l'organisation... On ne saurait s'y prendre de trop de facons et par trop de bouts pour connaítre un hornine, c'est-ä-dire autre chose qu'un pur esprit. Tant qu'on ne s'est pas adressé sur un auteur un certain nombre de questions et qu'on n'y a pas répondu, ne fůt-ce que pour soi seul et tout bas, on n'est pas sur de le tenir tout entier, quand méme ces questions sembleraient le plus étrangéres ä la nature de ses écrits : Que pensait-il en religion ? Comment était-il affecté du spectacle de la nature ? Comment se comportait-il sur l'article femmes, argent ? Etait-il riche, pauvre; quel était son regime, sa maniere de vivre journaliěre ? Quel était son vice ou son faible ? Aucune des réponses ä ces questions n'est indifferente pour juger l'auteur d'un livre et le livre lui-méme, si ce livre n'est pas un traité de geometrie pure, si c'est surtout un ouvrage litteraire, c'est-ä-dire oú il entre [de] tout, etc. » Cette méthode qu'il appliqua d'instinct toute sa vie et oú vers la fin il voyait les premiers lineaments d'une sorte de botanique litteraire... L'oeuvre de Sainte-Beuve n'est pas une ceuvre profonde. La fameuse méthode, qui en fait, selon Taine, selon M. Paul Bourget et tant d'autres, le maitre inegalable de la critique au XIXe, cette méthode qui consiste ä ne pas séparer ľhomme et l'ceuvre, ä considérer qu'il n'est pas indifferent pour juger l'auteur d'un livre, si ce livre n'est pas « un traité de geometrie pure », d'avoir d'abord répondu aux questions qui paraissent le plus étrangéres ä son ceuvre (comment se comportait-il...), ä s'entourer de tous les renseignements possibles sur un écrivain, ä collationner ses correspondances, ä interroger les nommes qui l'ont connu, en causant avec eux s'ils vivent encore, en lisant ce qu'ils ont pu écrire sur lui s'ils Contre Sainte-Beuve, (Gallimard, 1971, coll. « La Pléiade »). 1 Marcel PROUST (1871-1922) - critique sont morts, cette méthode méconnaít ce qu'une fréquentation un peu profonde avec nous-méme nous apprend : qu'un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-la, si nous voulons essayer de le comprendre, c'est au fond de nous-méme, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir. Rien ne peut nous dispenser de cet effort de notre cceur. Cette vérité, il nous faut la faire de toutes pieces et... II est trop facile de croire qu'elle nous arrivera un beau matin dans notre courrier, sous forme d'une lettre inédite qu'un bibliothécaire de nos amis nous communiquera, ou que nous la recueillerons de la bouche de quelqu'un qui a beaucoup [connu] l'auteur. Parlant de la grande admiration qu'inspire ä plusieurs écrivains de la nouvelle generation l'ceuvre de Stendhal, Sainte-Beuve dit : « Qu'ils me permettent de le leur dire, pour juger au net de cet esprit assez compliqué, et sans rien exagérer dans aucun sens, j'en reviendrai toujours de preference, indépendamment de mes propres impressions et souvenirs, ä ce que m'en diront ceux qui l'ont connu en ses bonnes années et ä ses origines, ä ce qu'en dira M. Mérimée, M. Ampěre, ä ce que m'en dirait Jacquemont s'il vivait, ceux, en un mot, qui ľont beaucoup vu et goůté sous sa forme premiere. » Pourquoi cela ? En quoi le fait d'avoir été l'ami de Stendhal permet-il de le mieux juger ? II est probable, au contraire, que cela génerait beaucoup pour cela. Le moi qui produit les ceuvres est offusqué pour ces camarades par l'autre, qui peut étre trěs inférieur au moi extérieur de beaucoup de gens. Du reste, la meilleure preuve en est que Sainte-Beuve, ayant connu Stendhal, ayant recueilli auprěs de « M. Mérimée » et de « M. Ampěre » touš les renseignements qu'il pouvait, s'étant muni, en un mot, de tout ce qui permet, selon lui, au critique de juger plus exactement d'un livre, a jugé Stendhal de la facon suivante : « Je viens de relire, ou d'essayer, les romans de Stendhal; ils sont franchement détestables. » Ailleurs il reconnaít que Le Rouge et le Noir« intitule ainsi on ne sait trop pourquoi et par un embléme qu'il faut deviner, a du moins de Faction. Le premier volume a de ľintérét, malgré la maniere et les invraisemblances. IIj a lä une idée. Beyle avait pour ce commencement de roman un exemple precis, m'assure-t-on, dans quelqu'un de sa connaissance et, tant qu'il s'j est tenu, il apuparaitre vrai. La prompte introduction de ce jeune homme timide dans ce monde pour lequel il n'a pas été élevé, etc., tout cela es? bien rendu ou, du moins, le serait si l'auteur, etc. Ce ne sont pas des étres vivants, mais des automates ingénieusement construits... Dans les nouvelles qui ont des sujets italiens, il a mieux réussi... Im Chartreuse de Varme est, de touš les romans de Beyle, celui qui a donné ä quelques personnes la plus grande idée de son talent dans ce genre. On voit combien je suis loin, ä ľégard de Im Chartreuse de Beyle, de partager ľenthousiasme de M. de Balzac. Quand on a lu cela, on revient, tout naturellement, ce me semble, au genre francais, etc... On demande une part de raison, etc., telle que ľoffrent ľhistoire des Fiancés de Manzoni, tout bon roman de Walter Scott ou une adorable et; vraiment simple nouvelle de Xavier de Maistre; le reste n'est que l'ceuvre d'un homme ďesprit... » Et cela fmit par ces deux perles : « En critiquant ainsi avec quelque franchise les romans de Beyle, je suis loin de le blámer de les avoir écrits... Ses romans sont ce qu'ils peuvent, mais ils ne sont pas vulgaires. Ils sont comme sa critique, surtout ä ľusage de ceux qui en font... » Et ces mots par lesquels ľétude finit : « Beyle avait au fond une droiture et une sůreté dans les rapports intimes qu'il ne faut jamais oublier de reconnaítre quand on lui a dit ďailleurs ses vérités. » Tout compte fait, ce Beyle, un brave homme. Ce n'était peut-étre pas la peine de rencontrer si souvent ä diner, ä l'Académie, etc. M. Mérimée, de tant« faire parier M. Ampěre », pour arriver ä ce résultat et, quand on a lu cela, on est moins inquiet que Sainte-Beuve en pensant que viendront de nouvelles generations. Barrěs, avec une heure de lecture et sans « renseignements », en eůt fait plus que vous. Je ne dis pas que tout ce qu'il dit de Stendhal soit faux. Mais, quand on se rappelle sur quel ton d'enthousiasme il parle des nouvelles de Mme de Gasparin ou Töpffer, il est bien clair que, si touš les ouvrages du XIXe siěcle avaient brulé sauf les Lundis, et que ce soit dans les Lundis que nous dussions nous faire une idée des rangs des écrivains du XIXe siěcle, Stendhal nous apparaítrait inférieur [ä] Charles de Bernard, [ä] Vinet, [ä] Mole, [ä] Mme de Verdelin, [ä] Ramond, [ä] Sénac de Meilhan, [ä] Vicq d'Azyr, ä combien ďautres, et assez indistinct, ä vrai dire, entre d'Alton Shée et Jacquemont. Et lä il n'avait pas pour ľégarer les rancunes qu'il put avoir contre d'autres écrivains. « Un artiste... », a dit Carlyle, et il finit par ne plus voir le monde que « pour ľemploi d'une illusion ä décrire ». En aucun temps, Sainte-Beuve ne semble avoir compris ce qu'il y a de particulier dans ľinspiration et le travail littéraire, et ce qui le différencie entiérement des occupations des autres hommes et des autres occupations de ľécrivain. II ne faisait pas de demarcation entre ľoccupation littéraire oú, dans la solitude, faisant taire ces paroles qui sont aux autres autant qu'ä nous, et avec lesquelles, méme seuls, nous jugeons les choses sans étre nous-mémes, nous nous remettons face ä face avec nous-mémes, nous tächons d'entendre, et de rendre, le son vrai de notre cceur, — et la conversation ! « Ecrire... » Ce n'est que l'apparence menteuse de l'image qui donne ici quelque chose de plus extérieur et de plus vague [au metier], quelque chose de plus approfondi et recueilli ä ľintimité. En realite, ce qu'on donne au public, c'est ce qu'on a écrit seul, pour soi-méme, c'est bien l'ceuvre de soi... Ce qu'on donne ä ľintimité, c'est-ä-dire ä la conversation (si raffmée soit-elle, et la plus raffmée est la pire de toutes, car eile fausse la vie spirituelle en se ľassociant : les conversations de Haubert avec sa niěce et l'horloger sont sans danger) et ä ces productions destinées ä ľintimité, c'est-ä-dire rapetissées au goůt de quelques personnes et qui ne sont guére que de la conversation écrite, c'est l'ceuvre d'un soi bien plus extérieur, non pas du moi profond qu'on ne retrouve qu'en faisant abstraction des autres et du moi qui connaít les autres, le moi Contre Sainte-Beuve, (Gallimard, 1971, coll. « La Pléiade »). 2 Marcel PROUST (1871-1922) - critique qui a attendu pendant qu'on était avec les autres, qu'on sent bien le seul reel, et pour lequel seul les artistes fmissent par vivre, comme un dieu qu'ils quittent de moins en moins et ä qui ils ont sacrifié une vie qui ne sert qu'ä l'honorer. Sans doute, ä partir des Lundis, non seulement Sainte-Beuve changera de vie, mais il s'élévera — pas bien haut ! — ä ľidée qu'une vie de travail force, comme celie qu'il mene, est au fond plus féconde, nécessaire ä certaines natures volontiers oisives et qui, sans eile, ne donneraient pas leurs richesses. « »l, dira-t-il en parlant de Favre, de Fauriel, etc., etc. II dira souvent que la vie de ľhomme de lettres est dans son cabinet, malgré ľincroyable protestation qu'il élěvera contre ce que Balzac dit dans La Cousine Bette. Mais il continuera ä ne pas comprendre ce monde unique, fermé, sans communication avec le dehors qu'est ľáme du poete. II croira que les autres peuvent lui donner des conseils, l'exciter, le réprimer : « Pas de Boileau... » Et pour ne pas avoir vu l'abime qui sépare ľécrivain de ľhomme du monde, pour n'avoir pas compris que le moi de ľécrivain ne se montre que dans ses livres, et qu'il ne montre aux hommes du monde (ou méme ä ces hommes du monde que sont dans le monde les autres écrivains, qui ne redeviennent écrivains que seuls) qu'un homme du monde comme eux, il inaugurera cette fameuse méthode qui, selon Taine, Bourget, tant d'autres, est sa gloire, et qui consiste ä interroger avidement, pour comprendre un poete, un écrivain, ceux qui l'ont connu, qui le fréquentaient, qui pourront nous dire comment il se comportait sur 1'article femmes, etc., c'est-ä-dire précisément sur touš les points oú le moi veritable du poete n'est pas en jeu. En aucun temps de sa vie Sainte-Beuve ne semble avoir concu la littérature d'une facon vraiment profonde. II la met sur le méme plan que la conversation. Cette conception si superficielle, nous le verrons, ne changera pas, mais cet ideal factice fut ä jamais perdu. La nécessité l'obligea de renoncer ä cette vie. Ayant dů donner sa demission d'administrateur de la bibliothěque Mazarine, il avait besoin d'un travail qui lui permit, etc., et accepter volontiers les offres de... A partir de ce moment, ce loisir qu'il avait souhaité fut remplacé par un travail acharné. « Děs le matin, nous dit un de ses secretaires, etc. » Sans doute, ce travail le forca ä mettre dehors une foule d'idées qui, peut-étre, s'il s'en fut tenú ä la vie paresseuse qu'il prévoyait au debut, n'auraient jamais vu le jour. II semble avoir été frappé du profit que certains esprits peuvent tirer ainsi de la nécessité de produire (Favre, Fauriel, Fontanes). Pendant dix ans, tout ce qu'il eůt reserve pour des amis, pour lui-méme, pour une ceuvre longuement méditée qu'il n'eut sans doute jamais écrite, dut prendre une forme, sortir sans cesse de lui. Ces reserves oú nous tenons de précieuses pensées, celle-ci autour de laquelle devait se cristalliser un roman, celle-la qu'il développerait dans une poesie, telle autre dont il avait, un jour, senti la beauté, se levaient du fond de sa pensée, tandis qu'il lisait le livre dont il devait parier et bravement, pour faire ľoffrande plus belle, il sacrifiait son plus eher Isaac, sa supreme Iphigenie. «Je fais flěche de tout bois, disait-il, je tire mes dernieres cartouches. » On peut dire que, dans la fabrication de ces fusées qu'il tira pendant dix ans chaque lundi avec un éclat incomparable, il fit entrer la matiěre, désormais perdue, de livres plus durables. Mais il savait bien que tout cela n'était pas perdu et que, puisqu'un peu ďéternel ou tout au moins de durable était entré dans la composition de cet ephemere, cet éphémére-lä serait ramassé, recueilli, et que les generations continueraient ä en extraire du durable. Et, de fait, cela est devenu ces livres parfois si amusants, parfois méme vraiment agréables, qui font passer des moments de si vrai divertissement que quelques personnes, j'en suis súr, appliqueraient sincérement ä Sainte-Beuve ce qu'il dit d'Horace : « ... » Leur titre de Lundis nous rappelle qu'ils furent pour Sainte-Beuve le travail fiévreux et charmant d'une semaine, le réveil glorieux de cette matinee du lundi. Dans sa petite maison de la rue du Mont-Parnasse, le lundi matin, ä ľheure oú, l'hiver, le jour est encore bléme au-dessus des rideaux fermés, il ouvrait Le Constitutionnel et sentait qu'au méme moment les mots qu'il avait choisis venaient apporter dans bien des chambres de Paris la nouvelle des pensées brillantes qu'il avait trouvées, et exciter chez beaucoup cette admiration qu'éprouve pour soi-méme celui qui a vu naitre chez lui une idée meilleure que ce qu'il a jamais lu chez les autres et qui l'a presentee dans toute sa force, avec touš ses details qu'il n'avait pas lui-méme apercus d'abord, en pleine lumiěre, avec des ombres aussi qu'il a amoureusement caressées. Sans doute n'avait-il pas ľémotion du debutant, qui a depuis longtemps un article dans un journal, qui, ne le voyant jamais quand il ouvre le journal, finit par désespérer qu'il paraisse. Mais un matin, sa mere, en entrant dans sa chambre, a posé pres de lui le journal d'un air plus distrait que de coutume, comme s'il n'y avait rien de curieux ä y lire. Mais néanmoins, eile ľa posé tout prés de lui pour qu'il ne puisse manquer de le lire, s'est vite retiree, et a repousse vivement la vieille servantě qui allait entrer dans la chambre. Et lui, a souri, parce qu'il a compris que sa mere bien-aimée voulait qu'il ne se doutät de rien, qu'il eůt toute la surprise de sa joie et qu'il fut seul ä la savourer et ne fut pas irrité par des paroles des autres pendant qu'il lisait, et oblige par fierté de cacher sa joie ä ceux qui auraient indiserétement demandé ä la partager avec lui. Cependant, au-dessus du jour bléme, le ciel est de la couleur de la braise : dans les rues brumeuses, des milliers de journaux, humides encore de la presse et du petit jour mouillé, courant, plus nourrissants et plus savoureux que les brioches chaudes qu'on brisera, autour de la lampe encore allumée, dans le café au lait, vont porter sa pensée mille fois multipliée dans toutes les demeures. II fait vite acheter d'autres exemplaires du Journal, pour bien toucher du doigt le miracle de cette multiplication surprenante, se faire ľáme d'un nouvel acheteur, ouvrir d'un ceil non prévenu cet autre 1 Espace blane qui figure également dans le texte d'origine. Contre Sainte-Beuve, (Gallimard, 1971, coll. « La Pléiade »). 3 Marcel PROUST (1871-1922) - critique exemplaire et y trouver la merne pensée. Et comme le soleil s'étant gonflé, rempli, illumine, a sauté par le petit élan de sa dilatation au-dessus de ľhorizon violacé, il voit, triomphant dans chaque esprit, sa pensée, ä la méme heure, montér comme un soleil et le teindre tout entier de ses couleurs. Sainte-Beuve n'était plus un debutant et n'éprouvait plus de ces joies. Mais cependant, dans le petit jour ďhiver, il voyait, dans son lit ä hautes colonnes, Mme de Boigne ouvrant Le Constitutionnel; il se disait qu'ä deux heures le Chancelier viendrait la voir et en parlerait avec eile, que peut-étre, ce soir, il allait recevoir un mot de Mme Allart ou de Mme dArbouville lui disant ce qu'on en aurait pensé. Et ainsi ses articles lui apparaissaient comme une sorte ďarche dont le commencement était bien dans sa pensée et dans sa prose, mais dont la fin plongeait dans ľesprit et ľadmiration de ses lecteurs, oú eile accomplissait sa courbe et recevait ses derniéres couleurs. II en est ďun article comme de ces phrases que nous lisons en frémissant, dans le journal, au compte rendu de la Chambre : « M. LE PRESIDENT DU CONSEIL, MINISTŘE DE ĽINTÉRIEUR ET DES CULTES : " VOUS Verrez... " (Vivesprotestations ä droite, salve ďapplaudissements ä gauche, rumeurprolongée) » et dans la composition desquelles l'indication qui la precede, et les marques ďémotion qui la suivent, entrent pour une partie aussi intégrante que les mots prononcés. En realite, ä « vous verrez » la phrase n'est nullement fmie, eile commence ä peine, et « vives protestations ä droite, etc. » est sa fin, plus belle que son milieu, digne de son debut. Ainsi la beauté journalistique n'est pas tout entiěre dans l'article ; détachée des esprits oú eile s'achéve, ce n'est qu'une Vénus brisée. Et comme c'est de la foule (cette foule fút-elle une elite) qu'elle recoit son expression derniére, cette expression est toujours un peu vulgaire. C'est aux silences de ľapprobation imaginée de tel ou tel lecteur que le journaliste pěše ses mots et trouve leur équilibre avec sa pensée. Aussi son ceuvre, écrite avec l'inconsciente collaboration des autres, est-elle moins personnelle. Comme nous voyons Sainte-Beuve croire que la vie de salon qui lui plaisait, était indispensable ä la littérature, et la projeter ä travers les siěcles, ici cour de Louis XIV, lä cercle choisi du Directoire, de méme... En realite, ce créateur de toute la semaine [qui] souvent méme ne s'est [pas] repose le dimanche et recoit son salaire de gloire le lundi par le plaisir qu'il cause ä de bons juges et les coups qu'il inflige aux méchants, concoit toute littérature aussi comme des sortes de Lundis que peut-étre on pourra relire, mais qui doivent avoir été écrits ä leur heure, avec souci de l'opinion des bons juges, pour plaire, et sans trop compter sur la postérité. II voit la littérature sous la catégorie du temps. «Je vous annonce une interessante saison poétique », écrit-il ä Béranger. [...] II se demande si on aimera plus tard la littérature et il dit aux Goncourt, ä propos de Madame Gervaisais : « . » La littérature lui paraít une chose ďépoque et qui vaut ce que valait le personnage. En somme, il vaut mieux jouer un grand role politique et ne pas écrire que d'etre un mécontent politique et écrire un livre de morale..., etc. Aussi n'est-il pas comme Emerson qui disait qu'il fallait atteler son char ä une étoile. II täche de ľatteler ä ce qui est le plus contingent, la politique : « Collaborer ä un grand mouvement social m'a paru interessant», dit-il. II est revenu vingt fois sur le regret que Chateaubriand, que Lamartine, qu'Hugo aient fait de la politique ; mais en realite, la politique est plus étrangére ä leurs ceuvres qu'ä ses critiques. Pourquoi dit-il pour Lamartine, «le talent est en dehors» ? Pour Chateaubriand : « Ces Mémoires sont peu aimables... Car pour le talent...». «Je ne pourrais en effet parier d'Hugo. » On y avait pour lui du goůt, mais aussi de la consideration. « Sachez que si vous tenez ä l'opinion des autres, on tient ä la vôtre », lui écrivait Mme d'Arbouville, et il nous dit qu'elle lui avait donne comme devise : Vouloir plaire et rester libre. En realite, libre il ľétait si peu que, tant que Mme Récamier vécut, il tremblait de dire quelque chose ďhostile sur Chateaubriand. Par exemple, děs que Mme Récamier et Chateaubriand furent morts, il se rattrapa; je ne sais pas si c'est ce qu'il a appelé dans ses « notes et pensées » : « Aprés avoir été avocat, j'ai bien envie de devenir juge. » Toujours est-il qu'il détruisit, morceau par morceau, ses opinions précédentes. Ayant eu ä rendre compte des Mémoires ďoutre-tombe aprés une lecture qui avait eu lieu chez Mme Récamier, arrive ä ľendroit oú Chateaubriand dit: « », il protestait, trouvait que ce scrupule faisait voir trop de délicatesse : « Non, ce n'est pas chez vous...» Quand, aprés la mort de Chateaubriand et de Mme Récamier, il rendit compte des Mémoires ď outre-tombe, arrive ä ce méme passage, il interrompt de nouveau ľauguste narrateur, mais cette fois, ce n'est plus pour lui dire : « Mais c'est trop naturel. » — « Comment! lui dit-il... » Méme sur le compte d'un des hommes dont il a dit le plus de bien, avec le plus d'éclat, le plus de goůt, le plus de continuité, le chancelier Pasquier, il me semble que s'il n'a pas contredit ses éloges enthousiastes, c'est sans doute que la vieillesse indéfiniment prolongée de Mme de Boigne ľen a empéché. « Mme de Boigne se plaint de ne plus vous voir, lui écrit le Chancelier (comme George Sand lui écrivait : «Alfred de Müsset... »). Voulez-vous venir me prendre au Luxembourg ? Nous causerons, etc. » A la mort du Chancelier, Mme de Boigne vit encore. Trois articles sur le Chancelier, assez élogieux pour plaire ä cette amie désolée. Mais ä la mort de [Mme de Boigne] nous lisons dans les Portraits : « Cousin dit... », et il dit au diner Magny ä Goncourt qui ne peut pas s'empécher de dire : « C'est affreux d'etre pleuré par Sainte-Beuve.» Mais généralement sa susceptibilité, son humeur changeante, son prompt dégoůt de ce dont il s'était d'abord engoué, faisaient que, du vivant méme des gens, il « se rendait libre ». On n'avait pas besoin d'etre mort, il suffisait d'etre brouillé avec lui et c'est ainsi que nous avons les articles contradictoires sur Hugo, Lamartine, Lamennais, etc. et sur Béranger, dont il dit dans les... Cette «liberté reprise » faisait ä sa «volonte de plaire» le contrepoids qui était Contre Sainte-Beuve, (Gallimard, 1971, coll. « La Pléiade »). 4 Marcel PROUST (1871-1922) - critique indispensable ä la consideration. II faut ajouter qu'en lui il [y] avait, avec une certaine disposition ä s'incliner devant les pouvoirs établis, une certaine disposition ä s'en affranchir, une tendance mondaine et conservatrice, une tendance liberale et libre penseuse. A la premiere, nous devons la place énorme que touš les grands personnages politiques de la monarchie de Juillet tiennent dans son ceuvre, ou on ne peut pas faire un pas, dans ces salons ou il assemble les inter-locuteurs illustres, pensant que de la discussion jaillira la lumiěre, sans rencontrer M. Mole, touš les Noailles possibles, qu'il respecte au point de trouver qu'il serait coupable, aprěs deux cents ans, de citer entiěrement, dans un de ses articles, le portrait de Mme de Noailles dans Saint-Simon, et qu'ä côté de cela, et comme en revanche de cela, il tonne contre les candidatures aristocratiques ä l'Académie (pourtant ä propos de ľélection si legitime du due de Broglie), disant : ces gens-lä finiront par faire nommer leurs concierges. Vis-a-vis de l'Académie méme, son attitude est ä la fois d'un ami de M. Mole, qui trouve que la candidature Baudelaire, pourtant son grand ami, serait une plaisanterie, et qui écrit qu'il doit étre déjä fier d'avoir plu aux académiciens : « Vous avez fait bonne impression, cela n'est-il rien ? », et tantôt d'un ami de Renan, qui trouve que Taine s'est humilié en soumettant ses Essais au jugement ďacadémiciens qui ne peuvent pas le comprendre, qui tonne contre Mgr Dupanloup qui a empéché Littré d'etre de l'Académie et qui dit ä son secretaire děs le premier jour : « Le jeudi je vais ä l'Académie, mes collěgues sont des gens insignifiants. » II fait des articles de complaisance, il ľa avoué lui-méme, sur l'un ou l'autre, mais refuse, avec violence, de dire du bien de M. Pongerville dont il dit : « Aujourd'hui, il n'entrerait pas. » II a ce qu'il appelle le sentiment de sa dignité, et le manifeste d'une facon solennelle qui est quelquefois un peu comique. Passe encore que, Stupidement accuse d'avoir touché un pot-de-vin de cent francs, il raconte qu'il écrivit au Journal des Débats une lettre « dont l'accent ne trompe pas, comme seuls peuvent en écrire des honnétes gens ». Passe encore qu'accusé par M. de Pontmartin ou que, se croyant indirectement vise par un discours de M. Villemain, il s'écrie : « ...» Mais il est comique qu'apres avoir averti les Goncourt qu'il dirait du mal de Madame Gervaisais et ayant appris par un tiers qu'ils avaient dit ä la princesse : « Sainte-Beuve va bien... », il entre dans une colěre blanche sur ce mot ďéreintement, s'écrie : «Je ne fais pas ďéreintement. » C'est un des Sainte-Beuve, qui répondit au... Ses livres, Chateaubriand et son groupe littéraire plus que touš, ont ľ air de salons en enfilade oú l'auteur a invite divers interlocuteurs, qu'on interroge sur les personnes qu'ils ont connues, qui apportent leur témoignage destine ä en contredire d'autres et, par la, ä montrer que dans l'homme qu'on a ľhabitude de louer, il y a aussi fort ä dire, ou pour classer par la celui qui contredira dans une autre famille d'esprits. Et ce n'est pas entre deux visites, c'est au sein d'un méme visiteur qu'est la contradiction. Sainte-Beuve ne se fait pas faute de rappeler une anecdote, d'aller chercher une lettre, d'appeler en témoignage un homme ďautorité et de sagesse qui se chauffait les pieds avec philosophie, mais qui ne demande pas mieux que d'apporter son petit coup de marteau, pour montrer que celui qui vient de donner un tel avis en avait un tout autre. M. Mole, son chapeau haut de forme ä la main, rappelle que Lamartine, quand il apprit que Royer-Collard se présentait ä l'Académie, lui écrivit spontanément pour lui demander de voter [pour] lui, mais le jour de ľélection venu, vota contre lui, et une autre fois, ayant voté contre Ampere, envoya Mme de Lamartine [le] féliciter chez Mme Récamier. Je me demande par moments si ce qu'il y a encore de mieux dans ľceuvre de Sainte-Beuve, ce ne sont pas ses vers. Tout jeu de l'esprit a cessé. Les choses ne sont plus approchées de biais avec mille adresses et prestiges. Le cercle infernal et magique est rompu. Comme si le mensonge constant de la pensée tenait chez lui ä ľhabileté factice de l'expression, en cessant de parier en prose il cesse de mentir. Comme un étudiant, oblige de traduire sa pensée en latin, est oblige de la mettre ä nu, Sainte-Beuve se trouve pour la premiere fois en presence de la réalité et en recoit un sentiment direct. II y a plus de sentiment direct dans les Rayons jaunes, dans les ~Larmes de Racine, dans touš ses vers, que dans toute sa prose. Seulement si le mensonge l'abandonne, touš ses avantages l'abandonnent aussi. Comme un homme habitué ä l'alcool et qu'on met au regime du lait, il perd, avec sa vigueur factice, toute force. « Cet étre, comme il est gauche et laid. » II n'y a rien de plus touchant que cette pauvreté de moyens chez le grand et prestigieux critique, rompu ä toutes les elegances, les eloquences, les finesses, les farces, les attendrissements, les demarches, les caresses de style. Plus rien. De son immense culture, de ses grands exercices de lettre, il lui reste seulement le rejet de toute enflure, de toute banalite, de toute expression peu contrôlée, et les images sont cherchées et sévěrement choisies : quelque chose qui rappelle le Studieux et l'exquis des vers d'un André Chénier, d'un Anatole France. Mais tout cela est voulu et pas ä lui. II cherche ä faire ce qu'il a admiré chez Théocrite, chez Cooper, chez Racine. De lui, de lui inconscient, profond, personnel, il n'y a guěre que la gaucherie. Elle revient souvent, comme le naturel. Mais ce peu de chose, ce peu de chose charmant et sincere d'ailleurs qu'est sa poésie, cet effort savant et quelquefois heureux pour exprimer la pureté de l'amour, la tristesse des fins ďaprěs-midi dans les grandes villes, la magie du souvenir, ľémotion des lectures, la mélan-colie des vieillesses inerédules, montre — parce qu'on sent que c'est la seule chose reelle en lui — l'absence de signification de toute une ceuvre critique merveilleuse, immense, bouillonnante — puisque toutes ces merveilles se ramenent ä cela. Apparence, les Lundis. Réalité, ce peu de vers. Les vers d'un critique, c'est le poids ä la balance de ľéternité de toute son ceuvre. Contre Sainte-Beuve, (Gallimard, 1971, coll. « La Pléiade », pp. 219-232). Contre Sainte-Beuve, (Gallimard, 1971, coll. « La Pléiade »). 5