r JU t í =2 f-1 *-J <"» hJ O «1 Ctí ^ n C/D H-1 c/D ^ o C/3 tr Mi , ' S, r'- / i ^ ll)K > N ROBERT V ALLER Y-RADO T1 $ki //ŕ/ /ť premier ce hvre et ľatma, G.B. n ctí r r i J 3 PROLOGUE HISTOIRE DE MOUCHETTE u ., . ■♦ *is f jji í" o4 i hli I jr -O 1 Voici ľheure du soir qu'aima P.-J. Toulet1. Voici ľhorizon qui se défalt — un grand nuage ďivoíre au couchant et, du zenith au sol, le ciel crepusculaire, la solitude immense, de)ä glacee — plein d'un silence liquide... Voici ľheure du poete qui diátillait la vie dans son coeur, pour en extraire ľessence secrete, embaumee, empoi-sonnee Deja la troupe humaine remue dans ľombre, aux mille bras, au\ mille bouches, deja le boulevard deferle et resplendit. Et lui, accoude a la table de marbre, regar-dait montér la nuit, comme un lis Voici ľheure ou commence ľhištoire de Germaine Malorthy, du bourg de Terninques, en Artois Son pere etait un de ces Malorthy du Boulonnais qui sont une dynastie de meuniers et de minotiers, tous gens de merne farme, a faire d'un sac de ble bonne mesure, mais larges en affaires, et blen vivants. Malorthy le pere vint le premier s'etabhr a Campagne-, s'y maria et, laissant le ble pour ľorge, fit de la politique et de la biere, ľune et ľautre assez mauvaises. Les mmotiers de Doeuvres et de Marquise le tinrent des lors pour un fou dangereux, qui hnirait sur la paille, apres avoir deshonore des com-tnercants qui n'avaient jamais rien demande a personne qu'un honnéte profit. « Nous sommes liberaux de pere en fils», disaient-ils, voulant exprimer par lá quails Go SOUS LE SOLEIL DE SATAN reStaient des négociants irréprochables... Car le doctrinaire en revolte, dont le temps s'amuse avec une profonde ironie, ne fait souche que de gens paisibles. La poštérité spirituelle de Blanqui a peuplé ľenregištrement, et les sacriáties sont encombrées de celie de Lamennais1. Le village de Campagne a deux seigneurs. L'officiet de santé Gallet, nourri du bréviaire Raspail, depute de ľarrondissement. Des hauteurs oü son deštin ľa place, il contemple encore avec mélancolie le paradis perdu de la vie bourgeoise, sa petite ville obscure, et le salon familial de reps vert ou son néant s'ešl: enŕlé. II croit honnétement mettre en péril ľordre social et la propriété, il le déplore et, se taisant ou s'abštenant toujours, il espěre ainsi prolonger leur chěre agónie. « On ne me rend pas justice — s'ešt écrié un jour ce fantome, avec une sincérité poignante — voyons! j'ai une conscience! » Dans le méme temps, M.le marquis de Cadignan menait au méme lieu la vie d'un roi sans royaume. Tenú au courant des grandes affaires par les « Mondanités» du Gaulo'is et la Chronique politique de la Revue des Deux Mondes, il nourrissait encore ľambition de reátaurer en France le sport oublié de la chasse au vol. Malheureu-sement, les problématiques faucons de Norvěge, achetés á grands frais, de race illustre, ayant trompé son espoir et pillé ses garde-manger, il avait tordu le cou ä tous ces chevaliers teutoniques, et dressait plus modeštement des émouchets au vol de ľalouette et de la pie. Entre-temps, il courait les rules; on le disait au moins, la malignitě publique devant se contenter de médisances et de menus propos, car le bonhomme braconnait pour son compte, muet sur la voie comme un loup. II MALORTHY le pere eut de sa femme une ŕille, qu'ii voulut d'abord appeler Lucrěce, par devotion républicaíne. Le maítre ďécole, tenant de bonne foi la vertueuse dame pour la mere des Gracques, fit la-dessus un petit discours, et rappela que Victor Hugo avait HISTOIRE DE MOUCHETTE 61 célébré avant lui cette grande memoire. Les regištres de ľétat civil s'ornerent done pour une fois de ce nom glorieux. Malheureusement le cure, pris de serupule, paria ďattendre un avis de ľarchevéque, et, bon gré mal gré, le fougueux brasseur dut souffrir que sa ŕille füt baptisée sous le nom de Germaine. « Je n'aurais pas cédé pour un garcon, dit-il, mais une demoiselle... » ■ , -r, í »í j|. La demoiselle atteignit seize ans. ... _.*, _» i \. >>, j- Un soir, Germaine entra dans la salle, ä ľheure du souper, portant un seau plein de lait frais... A deux pas du seuil, eile s'arréta net, fléchit sur ses jambes et pálit. « Mon Dieu! s'écria Malorthy, la petite tombe faible! » La pauvrette appuya ses deux mains sur son ventre, et fondit en larmes. Le regard aigu de la mere Malorthy rencontra celui de sa ŕille. « Laisse-nous un moment, papa », dit-elle. Comme il arrive, aprěs mille soupcons confus, ä peine avoués, ľévidence éclatait tout ä coup, faisait explosion. Priěres, menaces, et les coups méme, ne purent tirer de la ŕille obátinée autre chose que des larmes ď enfant. La plus bornée manifeste en de telies crises un sang-froid lucide, qui n'est sans doute que le sublime de ľinStinčt. Oü ľhomme s'embarrasse, eile se tait. En surexcitant la curiosité, eile sait bien qu'elle désarme la colěre. Huit j ours plus tard, cependant, Malorthy dit ä sa femme, entre deux bouffées de sa bonne pipe : « J'irai demain chez le marquis. J'ai mon idée. Je me doute de tout. — Chez le marquis! fit-elle... Antoine, ľorgueil te perdra, tu ne sais rien de súr; tu vas te faire moquer. — On verra, répondit le bonhomme. II est dix heures; couche-toi. » Mais, quand il fut assis, le lendemain, au fond ďun grand fauteuil de cuir, et dans ľantichambre de son redoutable adversaire, il mesura d'un coup son imprudence. La colěre tombée: «J'irais trop loin...», se dit-il. Car il s'étak cru capable de traiter cette affaire, comme beaucoup d'autres, en paysan finaud, sans amour-propre. 6z SOUS LE SOLEIL DE SATAN Pour la premiere fois, la passion parlait plus haut, et dans une langue inconnue. Jacques de Cadignan avait alors atteint son neuviéme lustre. De taille mediocre, et déjä épaissie par ľäge, il portait en toute saison un habit de velours brun qui ľalourdissait encore. Tel quel, il charmait cependant, par une espéce de bonne grace et de politesse ruStique dont il usait avec un sůr génie. Comme beaucoup de ceux qui vivent dans ľ obsession du plaisir, et dans la presence reelle ou imaginaire du compagnon feminin, quelque soin qu'il prit de paraitrc brusque, volontaire et méme un peu rude, il se trahissait en parlant; sa voix était la plus riche et nuancée, avec des éclats d'enfant gáté, pressante et tendre, secrete. Et il avait aussi d'une mere irlandaise des yeux bleu pale, d'une limpi-dité sans profondeur, pleins d'une lumiěre glacée. « Bonsoir, Malorthy, dit-il, asseyez-vous. » Malorthy s'était levé en effet. II avak prepare son petit discours et s'étonnak de n'en plus retrouver un mot. D'abord il parla comme en réve, attendant que la colére le délivrät. « Monsieur le marquis, ht-il, il s'agk de notre fille. — Ah!... ditľautre. — Je viens vous parier d'hommc ä homme. Depuis cinq jours qu'on s'ešt apercu de la chose, j'ai réfléchi, j'ai pese le pour et le contre; il n'e£t que de parier pour s'entendre, et j'aime mieux vous voir avant d'aller plus loin. On n'ešt pas des sauvages, aprés tout! — Aller oü?... » demanda le marquis. Puis il ajouta tranquillement, du méme ton : « Je ne me moque pas de vous, Malorthy, mais, nom d'une pipe, vous me proposes unc charade! Nous sommes, vous et moi, trop grands gargons pour ruser et tourner autour du pot, Voulez-vous que je parle ä votre place? Hé bien! la petite est enceinte, et vous cherchez au petit-fils un papa!... Ai-je bien dit? — L'enfant est de vous! » s'écria le brasseur, sans plus tar der. Le calme du gros homme lui faisait froid dans le dos. Des arguments qu'il avait repasses un par un, irréŕutahles. il n'en trouvait pas qu'il cut osé seulcment proposer Dans sa cervelle, ľévidence se dissipak comme un< fumée. r HISTOIRE DE MOUCHETTE 63 « Ne plaisantons pas, reprit le marquis. Je ne vous ferai pas d'impolitesse avant d'avoir entendu vos raisons. Nous nous connaissons, Malorthy. Vous savez que je ne crache pas sur les filles; j'ai eu mes petites aventures, comme tout le monde. Mais, foi d'honnete homme! il ne se fait pas un enfant dans le pays sans que vos sacrées comměres me cherchent des si et des mais, des il paralt et des peut-etre... Nous ne sommes plus au temps des seigneurs : le bien que je prends, on me l'a librement laissé prendre. La République est pour tous, mille noms d'un chien! » « La République! » pensait le brasseur, štupéfait. II prenait cette profession de foi pour une bravade, bien que le marquis parlät sans fard, et qu'en vrai paysan il se sentit porte vers un gouvernement qui preside aux concours agricoles et prime les animaux gras. Les idécs du chätelain de Campagne sur la politique et ľhištoire étant d'ailleurs, ä peu de chose pres, celieš du dernier de ses métayers. «Alors?... fit Malorthy, attendant toujours un oui ou un non. — Alors, je vous pardonne de vous étre laissé, comme on dit, montér le coup. Vous, votre satané député, eníin tous les mauvais gars du pays m'ont fait une reputation de Barbe-Bleue. Le marquis par-ci, le marquis par-la, le servage, les droits féodaux — des bétises. Tout marquis que je suis, j'ai droit ä la justice, je pense? Voulez-vous étre jušte, Malorthy, et loyal? Dites-moi franchement quel e. 11. ^ . * Si son amour-propre eůt été moins profondément blessé, Malorthy se füt decide sans doute ä rendre bon compte á sa femme de sa visitě au chateau. II pensa mieux faire en dissimulant quelque temps encore son inquietude et son embarras, dans un silence altier, plein de menaces. D'ailleurs il voulait sa revanche et pensait ľobtenir aisément, par un coup de theatre domeštique, dont sa fille eüt fait les frais. Pour beaucoup de niais vaniteux que la vie décoit, la famille rerte une institution nécessaire, puisqu'elle met ä leur disposition, et comme ä portée de la main, un petit nombre d'etres faibles, que le plus lache peut effrayer. Car ľimpuissance aime refléter son néant dans la souffrance d'autrui. C'eSt poutquoi, sitôt le souper achevé, Malorthy, tout ä coup, de sa voix de commandement: « Fillette, dit-il, j'ai á te parier... » Germaine leva ta téte, reposa lentement son tricot sur la table, et attendit. « Tu m'as manqué, continua-t-il sur le méme ton, gravement manqué... Une fille qui faute, dans la famille, c'ešt comme un failli..., tout le monde peut nous montrer demain du doigt, nous, des gens sans reproche, qui font honneur ä leurs affaires, et ne doivent rien ä personne. Hé blen! au lieu de nous demander pardon, et d'aviser avec nous, comme 9a se doit, qu'es~t-ce que tu fais ? Tu pleures ä ťen faire mourir, tu fais des oh ! et des ah! voilä pour les jérémiades. Mais pour renseigner ton pere et ta mere, rien de fait. Silence et discretion, ber- HISTOIRE DE MOUCHETTE 71 nique! (^a ne durera pas un jour de plus, conclut-il en frappant du poing sur la table, ou tu sauras comment je m'appellel Assez pleuré! Veux-tu parier, oui ou non ? — je ne demande pas mieux », répondit la pauvrette, pour gagner du temps. La minute qu'elle attendait, en la redoutant, était venue, eile n'en doutait pas; et voilä qu'ä ľinštant décisif les idées qu'elle avait müries en silence, depuis une se-maine, se présentaient toutes ä la fois, dans une confusion terrible. « J'ai vu ton amant tout ä ľheure, poursuivit-il; de mes yeux vu... Mademoiselle s'offre un marquis; on rougit de la biére du papa... Pauvre innocente qui se croit déjä dame et chatelaine, avec des comtes et des barons, et un page pour lui porter la queue de sa robe!... Enfin nous avons eu un petit mot ensemble, lui et moi. Voyons si nous sorames d'accord : tu vas me promettre de filer droit, et ďobéir les yeux fermés. » Elle pleurait ä petits coups, sans bruit, le regard clair ä travers ses larmes. Ľhumiliation qu'elle avait erainte par avance ne 1'efírayait plus. « J'en mourrai de honte, bien súr I » se répétait-elle la veille encore, attendant ďheure en heurc un éclat. Et maintenant eile cherchait certe honte y et ne la trouvait plus, « M'obéiras-tu? répétait Malorthy. \ r — Que voulez-vous que je fasse? » fit-elle. '_■ u ť II réfléchit un moment: ' 1 f « M. Gallet sera demain ici. — Pas demain, interrompit-elle..., le jour du franc marché : samedi. » Malorthy la contempla une seconde, bouche bée. '< Jcďy pensais plus, eneŕFet, dit-il. Tu as raison, samedi. » Elle avait fait cette remarque ďune voix nette et posée que son pere ne connaissait pas. Au coin du feu la vieüle mere en recut le choc, et gémit. « Samedi... bon! Je dis samedi, continua le brasseur, qui perdait le íil de son discours. Gallet, c'ešt un garcon qui connaít la vie. II a des serupules et du sentiment... Garde tes larmes pour lui, ma rille! Nous irons le trouver ensemble. — Ohi non... », íit-elle. Parce que les dés étaient jetés, en pleine bataille, eile 72 SOUS LE SOLEIL DE SATAN se sentait si libre, si vivante! Ce nun, sur ses lěvres lui parut aussi doux ct aussi amer qu\m premier baiser. C'était son premier défi. « Par cxemple! tonn.i ie bonhomme. — Voyons, Antoinel disait maman Malorthy, laisse-lui le temps de respirer! Que veux-tu quV-Ile dis e a ton depute, cette jeunesser — La vérité, sacrcbleu! s"ecria Malorthy. D'abord mon depute est médecin, une! Si 1* e of ant nait hors manage, nous aurons un rnot de lui pour une maison d'Amiens, deux! D'aillcurs un médecin, c Vrt ľin abandonnée, decouronnée, retomhec... Scule dans le troupeau commun... tepentie!... Que eraindre au monde, sinon la solitude et ľennui? Que cr^indre, sinon cette maison sans joie? Alors, en croisant les mains sur son cceur, eile cherchait naivement scs jeunes seins, la petite poitrine proťonde, déjä hlessée. Elle y comprima ses doigts sous ľétorfe legere, jusqu'ä ce qu'unc nouvelle certitude jaillit de sa douleur, avec un cri de l'in Ses beaux yeux blcus, tout ä coup sees ct brůkmts, devinrcnt couleur de violette; son front pálit, et eile remuaií en vain des mots dans sa bouche aride. « Tais-toi, tu vas nous la tuer? répétait la mere Malorthy, Misere de nous! » Mais, i défaut de parole, les yeux bleus en avaient déjä trop dit. Le brasseur reeut ce regard chargé de mépris, furtif. Telle qui defend ses petits c de cctte voix basse et rauquc que son amant a'ignorait pas, avec un gémissement de plaisit*,. Elle était libre, en trie t. Libre! Libre, répétait-elle, avec une certitude gran-dissante. Et, certes, clle n'aurait su dire qui la faisait Hb t e, ni quelles chatn.es étaient tombées. Elle s'cpanouis-*ait seulement dans le silence complice... Une fois de plus, un jcune animal feminin, au seuil ďune belie nuit, 76 SOUS LE SOLEIL DE SATAN essaie timidement, puis avec ivresse, ses muscles adulter ses dents et ses griifes. Elle quittait tout le passé comme le gite d'un jour. Elle ouvrit sa porte ä tatons, descendit ľescalier mar ehe ä marche, fit grincer la clef dani la serrure, et reeut en plcin visage Pair du dehors, qui jamais nc lui parut si leger. Le jardiii glissa comme unc ombre...; la grille dépassée..., la route, et le premier détour de la route... Elle ne respira qu'au-dela, laissant le village derriere eile, dans ies arbres, compact, ohscur... Aiors eile s'assit sur le talus, toute fremissante encore du plaisir de la découverte... Le chemin qu'elle avak fait luiparut immense. La nuit devant eile s'ouvrait comme vin asile et comme unc proie... Elle ne f or mak aucun projet, eile sentait dans sa tete un vide délicicux... « Hors ďici! Va-ťen! » disait tout a ľheurc le pere Malorthy. Quoi de plus simple ? Elle était partie1. III « •"^'est moi »f dit-elle. V^j II se leva ďun bond, štupéfait. Un cti de tendresse, un mot de reprochc eút sans doute fait éclater sa colerc. Mais il la vit toute droite et toute simple, sur íe scuil de la porte, en apparence ä peine cmue. Derriere cllc, sur le gravier, remuait son ombre legere. Et il recormut tout de suite le regard séricux, imperturbable qu'il aimait tant, et cette autre petite lueur aussi, insaisissable, au fond des prunelles pailletces. lis se reconnurent touš les deux. « Aprěs la visitě du papa, la foudre suspendue sui ma téte — ä um; heure du matin che? moi — tu mériterais d'etre battue! — Dicul que je &uis fatigued fit-die. 11 y a une orniere dans l'avenue; je suis tomhée deux fois dedans. Je sui« mouillée jusqu'aux genoux... Donne-moi ä boire, veux- tu ? » [usqu\üots, une parfake intimite, et račme quelque chose de plus, n'avait ricn change au ton habituel de leu r conversation- « Monsieur », disait-clle encore. Et par fois « monsieur le marquis ». Mai* ccttc nuit eile le tutoyait pour la premiere fois. HISTOIRE DE MOUCHETTE 77 « On ne peut pas nicr, s'écria-t-il joyeusement, tu as de ľaudace. » Elle prit gravement le verre tendu et s'efforca de le porter ä sa bouche sans trembler, mais ses petites dents grincěrent sur le criStal, et ses paupiéres battirent sans pouvoir rctenir une larme qui glissa jusqu'ä son menton. « Ouf! conclut-elle. Tu vois, j'ai la gorge scrree ďavoir plcurc. J'ai pleuré deux heures sur mon lit. I'étais folic, lis auraient fini par me tucr, tu sais... Ah I out, de jolis parents j'ai lál lis nc me rcverront jamais. — Jamais? s'ccria-t-il, ne dis pas des betiscs, Mou-chette (c'était son nom d'amitic). On nc laissc pas les filles courir a travers les champs, comme un perdrcau de la Saint-Jean. Lc premier garde venu te rapportcra dans sa gibeciexe. — Pensez-vous ? dit-elle. j'ai de ľargent. Qu'ešt-ce qui m'empéchc de prendre domain sok le train de Paris, xir exemplc? Ma tante Eglé habite Montrouge — une jelle maison, avec une epicerie. Je travaillerai. Jc serai tres heureusc. — Petite sotte, cs-tu majeure, oui on non? — (Ja viendra, rcpondit-elle, imperturbable. II n'e^t que d'attendre. » Elle détourna les yeux un moment, puis, levant sur le marquis un regard tranquille : « Gardcz-moi, rit-elle. — Te garder, par exemplc! s"ccria-t-il en merchant de long en large pour micux cacher son cmbarras. Te garder? Tu ne doutes de rien. Oil te garder? Crois-tu que je dispose ici d'une oubliette a jolies filles r" On nc voit ca que dans les rom.ins, finaudel Avant demain soir ils nous seront tombes sur le dos, tous, ton pere avec Ies gendarmes, la moitic du village, fourche en main... Jusqu*au depute Gallct, médecin du diable, cc grand dépcndeur d'andouilles I » Elle éclata de rire, en battant des mains; puis s'arrétant brusquement, tout a coup ^ericuse, eile remarqua d'une voix douce : « Ah oui! M. Gallet? Je devais aller le tcouvcr demain, avec papa. Une idee a lui, — Une idée ä lui! Une idée ä lui! Comme ellc dit ca! Je Tai repetě cent fois, Mouchette; je ne suis pas un rciŕchant hommc, je sais mon tort, Mais nom d'un chien 7» SOUS LE SOLEIL DE SATAN de nora d'un chien! Je n'ai plus le sou. En vendant ici jusqu'a la derniěre barrique, il me reStcra de quoi ne pas crever de f aim, unc miserc! J'ai des parents riches, ouif ma tante Arnoult, d'abord, mais solide ä soixante ans comme un fond de basane, riche comme une pierre ä fusil1, une femme ä m'enterrcr... J'ai dejä tropd'aventures, II faut joucr serré, cette fois, Mouchette; et d'abord gagner du temps. — Ohl fit-eile, que c'eSt joli... Dieu que e'eit joli!» Elle lui tournait le dos, caressant des deux mains une petite commode Louis XV dc laquc a pagodes, ornée de bronzes dorés. Du bout des doigts, eile tracait des signer mysterieux, dans la poussiere, sur le marbre de breche violette. «Laisse la commode tranquille, dit-iL De ces vieillcries-la, j'ai le grenicr plein. Tu pourrais peut-etre me faire ľhonneur de me repondre ? — Répondre quoi:' » Et elk le tegardait en face, du merne regard paisible. « Répondre *~quoiI... commenca-t-il. Mais il ne put s'empOcher dc detoumer les yeux, — Ne plaisantons pas, ma rille, et mettons les points sur les /. D'aiileurs, je ne veux pas me facher. Tu dois compreiidre que nous sommes intéressés tous les deux ä laisscr passer ľorage. Puis-je te conduire demain ä la mairic, oui ou non ? Alors t Tu ne pretends pas, j'imagine, renter ici ä la barbe du papa? Ma foi, nous en vemons de belles! II e a telle parole inachevée, ä ľ Accent de votre voht — cette voix de mieux en mieux connue, possédée — patiente ä s'instruire, ŕaussement docile, s'assimilant peu a pcu ľ experience dont vous étes si íier, moins par unc lonte industrie que par un instinct souverain, tout en eclairs ct illuminations soudaines,, plus habile a deviner qu'a comprendrc, et jamais satistaite qu*clle n'ait appris ä nuire a son tour. «Procédons par ordre ; Que me rcproches-tu? T'ai-je jamais cache que, dans ma vieille bicoque ä poi-vrieres, je n'Otais pas moins gueux qu'un croquant? Pouvons-nous tcnir lc coup, oui ou non? Qu'on ferme les yeux sur les embětements futurs, ricn dc mieux, et, dans ľ amourette, lc chantcur n'e Elle se raidissaít pour achevcc la phrase avant que í-a vorx ne se brisát. Si bardie et conŕiante qu'elle s'eŕiorcát de paraitre, eile ne voyait depuis un moment nulle autre issue que la trappe du logis patetticl, bientút retombée, ľinévitable souriciére qu'elle avait fuie deux heures plus HISTOIRE DE MOUCHETTF $\ tot, dans un délire ďespérance. « II m'a décue », son-n-cait-elle, Mais en conscience, eile n'eüt su dire comment ni pourquoi. Dej a la maitrcsse et ľamant, encore face a face, ne se reeonnaissent plus. Le bonhomme ä son declm croit faire assez en pavant naivement des felicites bourgeoises d'un dernier ecu que la petite sauvage cut plus detente que la misěre et la honte... Qu'était-eile venue demander, a travers cette premiere libre nuit, ä ce g.ullard déjä bedonnant qui nc tcnait que de sa race paysanne tt iiiihtane une energie toute physique, et comme une espěce de grossiěre dignitě ŕ* EHe s*était échappée, voila tout; eile frémissait de sc sentit libre. Elle avait couru a lui commc au vice, a ľillusion longtemps caressée de faire une fois le pas décisif, de se peidre pour tout de bon. Tel li vre, telle mauvaise pensce, telie image entrevue Ls yeux Glos, au ronron du poelc, k s mains jointes sur l'ouvrage oubhc, se representaient tout ä coup ä son souvenir, avec une affreuse ironie. Lc scandale qu'elle avait réve, un scandale ä faire tourner les tétes, était ramene tout doucement aux proportions d'un coup de tete ďécoličre. Le retour au logis, ľaccouchement diseret, des mois de solitude, ľhonneur retrouvé au bras d'un sot..., et des années, des années encore, toutes grises, au milieu d'un peuple de marmots, eile vit cela dans un eclair et gemit. Hélas! comme un enfantj parti le matin pour decouvrir un nouveau monde, fait le tour du potager, et se retrouve auprěs du puits, ayant vu périr son premier réve, ainsi n'av.üt-elle fait que ce petit pas inutile hors de la route commune, « Ricn nYst change, murmur ait-eile, rien de nouveau... » Mais contre ľévidence, une voix Interieure, mille fois plus nette et plus sure, témoignait de l^écroule-ment du pas-íé. d'un vašte horizon découvert, de quelque chose de délicieusement inattendu, d'unc heure írrépa-rablement sonnce. A travers bon bruyant desespoir, eile sentait montér la grande joie silencieuse, pareille ä un pressentiment. Qu'elle trouv.it quelquc part, ici oil la, un asiie, qu'importe I Qu'importc un asile ä qui sut fran-clur une fois le seuil familicr et trouve la porte ä refermer derněre soi si legěre? Ce débauché de marquis craignait l'opmion du bourg, qu'elle afFcctait de bravere Tam pis! Elle nV-n sentait pas moins sa propre force, en ayant trouve la mesure dans la faiblesse d'autrui, Des ce mo- 86 SOUS LE SOLEIL DE SATAN ment, son proche destin se pouvait lire au fond de ses yeux in^olents, Tis svétaient tus tons les deux. Au milieu de la haute fenětre sans rideaux la lune apparut tout ä coup, ä travers la vitre, nuet immobile, toute vivante et si proche qiťon eút voulu entendre le frémissement de sa himiere blonde. Alors, par une plaisantc rencontre, la meine question poséc quelques heures plus tôt par Malo t thy se retrouva sur les lěvres de Cadignan : <í A toi de proposer, Mouchette. » Mais, cnmmc ellc ľinterrogcait d'un battement de ses paupičrcs, sans parier : « D e mandě hardiment, rit-il. -— Emmenc-moi ». dit-ellc. Elle ajouta, apres ľ avoir mesuré des ycux, pesé, évaíué au plus juítc, absolumerxt comme une ménagěre fait d'un poulet : « A Paris... n'importe oü! — Ne parlous pas de ca encore, veux-tu ť Ni oui ni non... Tes couches faites; lc moutard au monde... » Déjá eile se dressait ä derni, la bouche ou verte, avec un ge\ les dents jointes. « Allons! reprit-il... veux-tu me faire croire?... — II efft mon amantj läl » Elle se dcUvrait de ce nouveau mensonge, ainsi qu'on crache une liqueur apre et brillante. Et quand eile n'cn-tendit plus Pecho de sa propre voix, eile sentit son coeur detailing comme ä la descente de Pcscarpolcttc. Pour un peu» son accent Pcút trompée elle-méme er, tandis qu'clle jetait au marquis ce mot ďarnant, eile croisa les denx bras sur les seins, dJun geste á la fois riaif et pervers, comme si ces deux syllabes magiques ľeussent dépouillce, montree mi e. <■< Nom de Dieu! » s'écria Cadignan. II s'était levé d un bond, et si vite que le premier élan dc la pauvrette, mal calculé, la porta prcsque dans scs bras. lis se rencontrčrent au coin de la salle, et reítěrent un moment face ä face, sans rien dire. Deja eile échappait, sautait sur une chaise qui s*cŕTon-drait, puis de Id sut la table; mais ses hauts talons glis-sěrent sur le noyer ciré; en vain eile étendit les mains. HISTOIRE DE MOUCHETTE Celles du marquis ľavaient saisie a la taille, la tiraient yivement en arriěre. La violence du choc l'etourdit; le gros homme ľcmportait comme unc proic, Elle se sentit rudement jetée sur le canape de cuir. Puis une minute encore eile ne vit plus que deux yeux d'abord féroces, oú peu ä pcu montait l'angoissc, puis la honte. De nouveau, eile etait Hbre; debout, en pleine furniere les cheveux dénoués, un pli de sa robe découvrant son bas noir, cherchant en vain dvt regard le maitrc détc che? ma taňte Malvína... Ta femme rentre demain, jc pcnsc? » II ľécoutait bouche bee, sans rcmarquer dans Pcton-nante mobilite du petit visage quclque chose d'immobile ct de contra&č, uii pli de fatigue 11 ďobse^sion, qui grimagait jusquc dans Je sourire. « Tu finiras par tout casscr avec tes imprudences, reprit-il d'un ton plaintif. Au debut, je ne te voyais qu'ä Boulogne ou Saint-Pol, et maintcnant tu nt pais qu*in-venter... As-tu vu Timoleon?" Pour moi... — Qui ne risque rien n'a rien, conclut-ellc gravement, Va toujours chcrcher mes Soulier s, veux-tu? Et prends garde de refermcr la porte derriěre toi. » Elie suivit des yeux son étrange amant glíssant sur ses xmtourles de feutre, serré dans sa jaquettc aux pauvres casques, au col e'troit, luisantc aux coudes. A quoi songeah>elle? Ou ne songcait-clle a rien? Le ridicule et Podhux de ce cafard a dents jaunes ne Péton-naient merne plus, Pis, dkľitiwait. Autant qu'elle pouvait aimer, clle Paimait. Depuis qu'unc nuit, d'un gcSte irreparable, eile avait tué, en mrrne temps que Pinorlensif marquis, sa propre image trompcuse, la petite Malorthy, Mile Malorthy, se dúbattait vainement contre son ambition décue. Fuir, échapper, Peüt aceusée trop claire-ment; eile avait du reprendre sa place dans la maison, mendier le pardon paternel avec un front ďairam et, plus humble et plus silencieuse que jamais sous les regards de Pintolérablc pitie, tramer autour d'clle le mensonge, til á tíl. « Demain, se disait-elle, le cerur dévoré, demain ľoubli sera fait, je serai libre, i> Mais demain ne venait jamais. Lentcment, les liens autrefois brisés resserraient autour d'elle leurs nccuds. Par une amere derision, la cage cta.it devenue un asile, et elie ne respirait plus que derriěre Íe$ barreaux, jadis deteštes. Le personnage qu'cllc afrcctait d'etre détruisait ľautre pcu a pcu, ct les réves qui Pavaicnt portée tombaient un par un, rongés par le ver invisible : Pennui1. L'obscure petite ville qu'ellc avait hravec ľavait reprise, sc refermait sur tlie, la digérait. Jamais chute fut moins prompte, ni plus irrevocable. Et repassant dans sa memoire chaque incident de la nuit criminelle, Mouchettc n'y voyait rien qui juštifiát le souvenir qu'eile en avait garde commc d'un effort H1STOIRE DE MOUCHETTE 95 jrnmense, tout á coup délié, ďun tresor anéanti. Ce qu'eile avait voulu> la proie visee, manquce du premier bond, Jisparue ä jamais, elie ne savait plus quel nom lui donner. I/avait-elle d'ailleurs jamais nominee? Ah! ce n'ctait nas ce gros bonhomme étendu.,, Mais quelle proic? Que d'autrcs fillcs rampent et mcurent sous les tilleuls, dont la vie n'a dure qu'une heure ou cent ansl La vie un moment ouverte, déployce de toute Penvergure, le vent de ľ c space frappant en plein,,., puis replice, retom-bant ä pic commc une pierrc. Mais celles-Ia n'ont point commis le meurtre, ou peut-étre en rcve. Ellcs n'ont aucun secret. Elles peuvent dire : « Que j'étais folie 1 » en lissant Icurs bandeaux gris sous Je bonnet ;\ ruches. Elles ignoreront toujours qu'éti-rant leurs jcuncs grilles, un soir d'orage, elles auraient pu tuer en jouant. Aprěs son crime, Pamour de Gallet etait pour Germaine un autre secret, un autre silencicux déŕi. Elle s'e-tait d'abord jetée au bras du goujat sans ámc et se crampon-nait a ccttc autre épavc. Mais Penfant révoltée, d'une ruse trěs sure, cut vitc iait d'ouvrir ce cceur, comme un abces. Autant par delectation du mal, certes, que par un jeu dangcrcux. cllc avait fait d'un ridicule fantoche unc běte vemmeuse, connue d^elle seule, couvée par elie, pareille ä ces chimeres qui hantcnt le vice adolescent, ct qu'clle finiss.lit par chérir comme ľimage méme et k symbole de son propre avílissement1. Toutefois de ce jcu. déj:\, clle était lasse. ^íVoilá», dit-üj en jetant sur la carpette les dcux Soulier s. Et il fut aussitôt étonné du silence. D*un regard, toujours coulé de biais, il entrevit dans Pombre le petit corps étendu sur Ic fauteuil, 3es genoux replies, la téte inclinée sur ľépaulc. un coin des lčvres imperceptiblcment retrousse vers le haut, les joues pálics, « Mouchettc, appela-t-il, Mouchette! » En merne temps, il s'approchait vivement, catessait dts doigts les paupieres closes. Elles s'entrouvrirent If-atement, mais sur un regard encore sans pcnsée. Puis eile tourna la tete, et gémit. « jc nc sais ce qui m'a pris, dit-clle; j'ai froid... » Alors, il vit qu'ellc etait nue dans son léger manteau de laine. 96 SOUS LE SOLEIL DE SATAN « Hé blen? dit-il. Dors-tu ? Quoi dc neuf ? » II reStait dcbout, la téte pcnchče en avant, riant toujour» dc son rire aigre. « La crise e$t terminée, fit-il encore... (ii lui prit U main). Le pouls un peu viť; c'eft ľhabitude. Rien de grave. Tu ne sais pas vivre... tu vas... tu vas... Quelle pitie 1 Tousses-tu? » II s'assit i son cóté, ŕcartant vivemcnt le c<>! a dcmi cíos. Ľincomparable épaulc fuyante, d'une grace animalc, un instant découvertc, f remit. Mais ellc le rcpoussait sans rudessc. « Quand tu voudras, fit-il. Avouc cependant que jc nc puis me pmnonccr sans une exploration prčalable des voies respiratoires. C'eSt ton point faible. D'ailleurs ton hypienc est deplorable. » II poursuivit quelque temps encore. Alors seulement il s*aper pose-la, jc ťcn prie í Écoute-rarti : j'ai ére malade?1 Évanouie? Non! C' et la fenétre de la cuisine aussi. Cependant Timoléon n'ešt pas rentré; j'ai vu ses deux sabots sui les marches,.. » HISTOIRE DE MOUCHETTE 105 Il haussa le ton pour dire a sa majtresse avec une affrcusc grimace : « Quelles folies tu me fais faire I » j Elle sourit. « Geft la derničre. J c vais etrc sage. — Sacrc Timolcon I La mais on, est comme un moulin, map.irolel — De qui as-tu peurr1 — j'ai cru un moment que c'était ma remme», répondit naivement le grand homme de Campagne. II crut plus elitné ďa j outer aussitôt: « Elle rentre ainsi quelquefois sans cricr gare. — Laisse ta femrne en paix, répondit Mouchette, décidément caímŕe. Nous ľaurions vue. Je veux aussi tc demander pardon : j'ai é té si désagréabíe, nion pauvre chatl Tu aurais bien fait de me laisser partir. Je serais revenue. J'ai besoin de toi, mon minet... Oh! pas pour ce que tu penscs> s'čeria-t-eile en lui prenant la main; nous n'allons pas nous brouilkr pour un gösse de rien du tout, et qui ne viendra jamais au mondc, je ťcn donne ma parole! Je ne vcux pas de scandale icL Pour le risque, je nľen ficlicl Non, J'ai besoin dc toi, parce que tu es le seul homme ä present auquel je puis parier sans mentir. » Comme il haussait les cpaules : « Tu crois que 5a n'eit ricn, repxit Mouchette. (Eile parlait vite, vite, avee une nevre charmante.) Hé bienl mon chcri, on voit que tu nc mc rcssemblcs gucrel Quand j'étais petite, je mentals souvent sans plaisir. A present, c*cst plus fort que moi. Devant toi, je suis ce que je vcux. La sale crampc, non pas dc jouer son role, mais juStement le role qui dégoúte! Pourquoi ne sommes-nous pas comme les bétes qui vont, viennent, mangent, meurent sans jamais penscr au public? A la porte de la boucherie centrale, tu vois des boeufs manger leur foin ä deux pas du mandrin, devant le bouchcr aux bras rouges, qui les rcgarde en riant. J'envie ca, moil Et raéme, je tc dirai plus... — Ta-ra-ta-t.i! interrompit ic médecin de Campagne. Dis-moi plutôt, lä, franchement, pourquoi, tout á ľheure ť... Voyonsl tu parais te rendre tres sagement, loyale-tnent, ä mes raison«; tu parais resignéc ä demarder ä d*autres — je nc veux pas les connaitre, je ne vcux pas «avoir leurs noms — ľacte dangereux, discutablc, dont too SOUS LE SOLEIL DE SATAN je ne puis accepter k responsabiiité; tu ťen vas sans colěrc, avec une mine de chien battu, mais docile... et soudain... — oh! oh! je te parais eurieux, mais tu ne peux pas savoir : c'est ce que nous appclons un cas, un cas trés interessant... — soudain pour une serrure fermée, une porte qui ne cede pas tout de suite, voilä que tu fais une crise de délire, de veritable délire L. (Liniitant :) <( j'ai fait tout ä ľheure un réve... Oh! quel réve!....» Je ťal rattrapée au vol. Tu avais une mine si singuliére! Öü aliais-tur — Tu veux le savoir? Mais tu ne me croiras pas. —■ Dis toujours. — J'allais me tucr »„ répondit tranquillement Mou-chette. Ií ŕrappa vioiemment ses genoux du plat de la main, « Tu te moques de moi! —■ Ou si tu veux, poutsuivit-clle, imperturbable, je voyais comme je te vois un coin de la mate du Vauroux, pres de la fern«?, sous deux saules, oü j'allais me jeter. Derrierc, entre ies arbres, on apereoit les ardoises du chateau. Que veux-tu que je te direr Cc sont des bětises, Je sais bien..., j'étais folle. — Sacrebleul s'écria le medecin de Campagne, en se precipitant vers la porte, cette fois-ci on a marché la-haut I C'ešt son pas! » Et, comme cíle éclatait dc rire, il la menaca du regard $i tetriblcmcnt, qu'cile crut devoir1 étouffer le res*te de sa gaieté dans son petit mouchoir, Elle entendit glisser ses savates jusqu'á ľescalicr; les premieres marches gríacôreat, puis le siience retomba, II était de nouvcaii devant elk\ « Cest Zéléda, dit-il. J'ai vu son sac de voyage dans 1c couloir du premier. Elle aura pris le train de 20 h, 30, pour épargner la dépense ďune nuit dTiútch Comment n'ai-je pas prevu! EIIc e it la dcpuis dk minutes, v'mgt minutes peut-étre, sait-on:'... File!» II trépignait d'impatience, bien que dans i'exces de son humiliation il essayät de se composer unc attitude. Mais Mouchette lui répondit froidement : « C'est ton tour d'etre foul Que crains-tu? Cest papa qui m'envoie. ]e ne puis me sauver commc une volcusc, ce scrait trop bete. D'aillcurs, la fenétre de ta chambre donne sur la rue des Égraulettes; eile me verra. Aprěs HISTOIRE DE MOUCHETTE 107 trnis jours d'absence, grimper sans mot dire, ca n'est pus naturel, ca. Nous a-t-elie enrendus? Tant'mieux. On ncntend jamais rien de precis ä travers la porte. Ne discute pas, Ris-iui au ncz! Quand clle viendra, nous |ui dirons gentiment honjour... » II ľécoutait, convaincu. En un iní taut, sous les mains agues de Mouchette, chaque objet reprit sa place accou-tumée. Les coussins retrouverent leur rondeur élaStique, [es fautem'N tourněrent sagement le dos au mur, la pharnncie ferma ses portes" la lampe briiia tranquilly sous son bonhommc d'abat-jour vert. Lorsque Mile Malorthy se ras sit, les murs cux-memes mentaicnt, « Attendons main tenant, dit-elle, — Attendons », repcta Gallet, Son regard rit une derniére iois le tour de la piece, et il le reporta, ras sure, sur sa makresse. A distance respec-tucuse de ľhomme de science dans ľexercicc dc son sacerdoce, la jeune malade, attentive, sc tenait přete ä recevoir ľoracle infailiible, « Comment osc-t-eJle croiser si haut les genoux ť» remarqua seulemcnt Gallet, perplexe. A present qu'elle s'était tue, il sentait bien qu'il avait été tout ä ľheure sensible moins aux raisons de sa mai-tresse qu'a sa voix et a son accent. « C est enfantin, sc repetait-il, enfantxn. Sa presence ici peut sc juStirier cent fois!,„ » Mais a la pense'e de suivrc bientôt la capricLuse enfant dans son mensongc, de tenir son role devant ľennemie sceptique ct sournoise, sa Lmgue collait au paiais. Ccst alors que tout á coup, clicrchant encore le regard dc Mouchette, il ne le trouva plus. Lcs yeux perrklcs considéraient le mur au-dessus de lui, déja mürs dun nouveau secret. Ii cut le pressentiment, la certitude d'un malheui desormais inevitable. Son vice était la, devant lui. ca pleine Iiumere, evident, éclatant, et il avait voulu pre-, de lui cc témoin irrecusable 1 Si la pcur ne ľeut cloué sur place, U eůt sans doutc. á ce moment, jeté Mouchette par la fenétre. II cut sauté dessus, comme on piétinc une mfcche alluméc, pres de la soute aux poudres. Mais il était trop Utd. Ľam-ease resignation du lache 1c fivrait »ans defense ä sa familierc ennemie. Et, avant qu'elle eút prononcé une parole, il ľentendit (pourtant la voix qui rompit le silence fut ciaire et suave) : loS SOUS LE SOLEIL DE SATAN « Crois-tu ä ľcnfcr, mou chat? — C'eSt bien le moment de parier de bétises, répondit-il conciliant; je ťen prie : garde au moins pour une meilleure occasion tes incomprehensible s plaisanteric«. — Ah I la, la! voyez-vous! Noní La erise cit passée; rassure-toi. Tu finiras par nťenrager a vec tes airs ďaN tendre le bourreau. Que risques-tu maintenant ? Rien du tout, — 1c ne crains que roi, dit Gallet. Ouit tu n"es pas un compagnon tres súr.,. » Elle dédaigna de repondre, et sourit. Puis, aprěs un long silence, la měme voix calme et suave redit encore ; «Réponds-moi tout de suite, mon chat : Crois-tu á ľenter? — Bien súr que non! s'écria-t-il, cxaspéré. — jure-Ie. » II se résiena. « Oui, jele jure. — Je savaís bien, ht-clle. Tu ne crains pas ľenfer ct tu crains ta femmel Es-tu bete I — Mouchette, tais-toi, supplia-t-il, ou va-ťen... — Ou va-ťen! Hein? tu rcgícttes bien de ľavoir, tout a ľheure, retenue, Mouchette? Elle y serait ä present, dans la mare aux grenouilles, sa chěre petite bouche pleinc de boue, bien muettc... Ne pleure pas> gros bebe. Tu vois bien; je parle tout bas, expres. Vilain lache d'homme! Tu as peur d'eile, et tu n'as pas peur de inoil » II supplia : « Quel intérét prends-tu á faire du mal? — Aueun, en včrité, aueun. Je ne te veux absolument aueun mal. Seulcmcnt pourquoi n*as-tu pas peur de moi? — Tu es une bonne rille, Mouchette. — Sans doute; une bonnc rille. Avec eile, tu ne par-tageras que lc plaisir. L*as-tu prouvé tout ä ľheure, oui ou non ? Un enfant de Mouchette, h dune! — II nV>t pas de moi, s'ccria-t-il, hor s de lui. — Supposons-Ie. je ne te demande pas de le recon-naitre, — Non (Íls parlaient bas), tu exigeais sculement de moi un acte que ma conscience réprouvc. — Nous parlerons de ta conscience dans un moment, repondit Mouchette. En refusant de me rendre service, tu as rini dc nVouvrir ics ycux. N'attends pas que jc te HISTOIRE DE MOUCHETTE 109 cberche querellc. Je ne ťaime ni pour ta beauté — re-giirde-toi — ni pour ta generositě; sans reproche, tu es plutot rat! Qu'eát-cc que j*aime done en toi? Ne me regarde pas avec ces yeux ronds! Ton vice... Tu vas dire : e'eft une phrase dc roman?... Si tu savais... ce que tu saiims bientot.,,, tu comprendrais que j'etais juStement tonibée tout en bas, ä ton niveau... Nous sommes au fond du měme trou... Pour toi, je n'ai pas besoin de nientir... Non! tu nc lis pas dans mon cceur; tu crois que je me venge... Non! mon petit. Mais jc puis étre aujour-d'hui tout a fait, tout a rait sincere. Hé bien! voilä Ic moment de parier ou jamais. Je tc tiens dans ľangle du mul, mori pauvre chat, tu ne peux m'cchapper. ]c tc déŕie méme ďélcver la voix... Ainsi! » Elle parlait elle-rncme si bas qiľil penchait machinalc-ment la téte, dun ges~te ingénu. Ľéloquencc ŕamilierc, ce demi-silence, Ic pas tranquille dc Zéleda au-dessus d'eux, la voix de Timolčon fredonnant ä ses casseroles lc refrain ďunc chanson bete, achevaient dc le rassurer. Toutcfois, il iľosalt pas encore lever les yeux vers le regard qu'il sentait posé sur lui... « Quel cmbétement! » songeait-il. Mais lc signe fatal était deja écrit au mur. Mouchette respira fortement et reprit: « Si je parle i present, d'ailleurs, c'cšt pour toi, c'e ce n'eít pas toi. Non! Devine?... C'e, dit-elle entre ses dents. II agitait la main en souriant, comme pour Papaiser, íí Écoute, Philogone, reprit-elle d'une voix suppliante (et Pexpression dc son visage changeait plus vite meme que la voix). J'ai menti tout a l'heure; je faisais la brave. Čest que je ne peux plus vivre, ni respirer, ni voir seulement le jour á travers cet affreux mensonge. VoyonsI J'ai tout dit maintenant! Jure-moi que j'ai tout dit ? — Tu as rait un vilaín réve, Mouchette. » Elle supplia de nouveau : « Tu me rendras folle. Si je doute de cela aussi, que croirai-jc? Mais qu'eit-ce que je dis, reprit-cllc, ďunc voix pcrcante. Depuis quand refuse-t-on de croire la parole d'un assassin qui s'accuse, et qui se repent? Car je me rcpensL. Oui... oui... Je te ferai ce tour de me repent ir, moi qui te parle. Et, si tu rn'en defies, j'irai leur raconter á tous mon réve, ce fameux revel Ton réve! » Elle éclata de ríre. Gallet reconnut ce rire, et blémit. 114 SOUS LE SOLEIL DE SATAN « J'.ii été trop loin, bcgaya-t-iL Cest bon, Mouehette, c'est bon, ncn parlons plus. » Elle conscntit A baisscr le ton : « Je ťai fait peur, dit-clle. — Un peu, rit-il. Tu es en ce moment si nerveusc> si impulsive... Laissons ecla. j'ai mon opinion fait c, š present. » Elle ttessaillit. '< En tout eis, tu n'as rien ď craindre. jc n'ai rien vu} rien cntendu. D'adlcurs, ajouta-t-il imprudemment, moi, ni petsonnc,., — Cela signiiie ť -— Que vrate ou fausse, ton hiítoire ressemblc ä un réve... — C'eít-ä-dire? ■—Q^i ta vuc sortir? Qui ť a vue rentrer? (Quelle preuve a-t-on? Pas un témom, pas une piece ä conviction, pas un mot écrit, pas méme une tachc dc sang... Suppose que je m'accuse moi-meme. Nous scrions manche a manche, ma petite. Pas dt preuves! » Alors,,. Alors il vit Mouehette se dresser devant lui, non pas lividc, mais au contrairc le front> les joues et le cou měme ďun jncarnat si vit que, sous la peau mince des tempos, les veines se dessinerent, toutes bleues. Les petits poings fermés le mcnacaicnt encore, quand le regard de la miserable enfant n'espumait déjä plus qu'un affrcux désespoir, comme un supreme appel ä la pitie. Puis cette dctnicce iueur s'éteigmt, et le seul déhie vaciila dans ses yeux. Elle ouvrit la bouche et ctia. Sur une seule note, tantút grave et tantôt aígue, cette platnte surhumaine retcntit dans la petite maison, déjá pleine d'une rumeur vague et de pas prcxipités. D'un premier mouvement le medecin de Campagne avait rejeté loin de lui le freie corps refroidi, ct il essayait ä present de f crmer cette bouche, ďétoutrer ce en. II luttait contre ce cri, comme ľassassin lutte avee un coeur vrvant, qui bat sous lui. Si ses longues mains eussent rencontre par hasard le cou vibrant, Germainc était morte, car chaque geStc du lache arfolé avait ľair d'un meurtre. Mais il n'ctreignait en gémissant que la petite mächoire et nulle force humainc n'en cut desserré ks muscles... Zeíéda et Timolcon entrěrcnt en meme temps. « Aidez-moií supplia-t-il... Mile Malorthy,.., une IlISrOIRE DE MOUCHETTE lij cnse dc démence furieusc..., en pleine crise.,. Aidez-moi, rioni de Dieu!... » Tjmnlcon prit les bras de Mouehette et les maintint en croix sur íe tapis. Aprčs une courte hesitation, Mmc Gallet saklt ies jambes. Lc médecin de Campagne, les mains enŕin libret, jeta sur lc visage de la folie un mou-choír imbibe ďéthcr. ĽarTrcuse pUinte, d'abord assour-ďie, finit par s'étcindre tout ä ŕalt. Ľ enfant, vaincue, s'abandonna. « Cours chercher un drap >\ dit Gallet ä sa ftmme. On y mula Míle Malorthy, désormais inerte, Timoléon coutut prévemr le brasseur. Le soir merne, eile était transported en automobile a la maison de šante du doc-tcur Duchemin. Elle en sortit un mois plus tard, com-plétcmcnt gue'rie, aprés avoir accouché d'un enfant mort. * ' PREMIÉRE PARTIE LA TENTATION DU DÉSESPOIR1 I que vous dite encore? IL m'csT ditBcile i de tenir aujourďhui vos serupules pour legitimes, et , néaumoins ce disaccord me pese... Je dirais volontiers " que votre finesse s'exerce ici sur des riens, si je nc í connaissais a&sez votre prudence et votre fermetc... Mais 11 c'est donner beaueoup d*importancc a un jeune prette mai Icchc. » Ľabbé Menou-Segrais ramena frilcusement sur ses genoux la couverture, et tendit de loin ses mains vers ľátre sans répondre. Puis il dit apres un long silence, et non pas sans une malice secrete qui tit un instant brillet ses yeux : « Dc touš les embarras de ľ age, ľexpérience n*eSt pas le moindre, et je voudrais que la prudence dont vous parley n'cüt jamais grandi aux dépens de la fermeté. Sans doute, il n'y a pas de terme aux raisonnements et aux hypotheses, mais vivre, d'abord, c*es~t choisir. Avouez-le, mon ami : les vieilles gens craignent moins l'errcur que le risque. — Conime je vous retrouvel dit tendrement ľ abbe Demange; que votrc coeur a peu change! II me semblc que je vous čcoute encore dans notre cour de Saint-Sulpice, lorsque vous diseutiez ľhistoire des mystiques benedict ins — saintc Gertrude, sainte Mcltchilde, sainte Hildegarde... — avec le pauvre Pere de Lantivy. Vous LA TENTATION DU DÉSESPOIR 117 souvencz-YOus? « Que me padez-vous du troisifeme etat » myítique? vous dhait-il... De touš ces messieurs, vous y, čtes, ďabord, le plus friand au rereetojre et le mieux » včtu! » « }e nie souviens », dit le eure de Campagne... Et tout ä coup sa voix calme cut un imperceptible fléchisse-ment. Tournant la téte avec peine, dans ľépaisscur des coussins, vers la grande piece déja pleine ď ombres, et montrant ďun regard les rncubles chéris : « II fallaí t s^c'chapper, dit-il. II f aut toujours s'cchap-per. » Mais aussitôt sa voix se rarfermit et, de ce mčme ton ďimpertinence dont íl aimait a se raiiler lui-méme, ä déconcerter sa grande áme, il ajouta : « Rien de meillcur qu'une crisc de rhumatismes pour vous donner le sens et le gout de la liberté. — Revenons ä notre protégé», dit soudain ľabbé Demange, avec brusqucrie, et sans ďabord oser lever les ycux sur son vieil ami.« Je doisvous quitter ä cinq heures. je le reverrals volontiers. — A quoi bon ? tépondit tranquillemcnt ľabbe Menou-Segrais. Nous ľavons bien vu assez pour un jour! II a crotté mon pauvre vieux Smyrnc, et failli briser les pieds de la chaise qu'il a choisie la plus pre-cieuse et la plus fragile, avec son ordinaire a-propos... Que vous faut-il de plus ? Voulez-vous encore le peser? le toiser comme un conscrit?... Voyez-le, ďaillcurs, si ccla vou? plait. Dieu sait pourtant quel souci me donne, 111 long d'une semaine, ä travers mes bibelots si sottement aimes, ce grand pataud tout en noirl » Mais ľabbé Demange connalt trop le compagnon de sa jeunesse pour s'etonner de son humeur. Jadis, jeune secretaire particulier de Mgt de Targe, il n'a rien ignore de certaines épreuves qu'a surmontécs, une par une, le clair ct lucide genie de ľabbé Menou-Segrais. Un esprit ďmdept. ndattce farouche, un bon sens pour ainsi dire irresistible^ mais dont ľexercice ne va pas toujours sans une apparcntc cruaute, rendue plus sensible aux délicats par le raffincment de la courtoisie, le dédain des solutions ab uraltes, un gout trěs vif de la spiritualite la plus haute, mais difficile ä satisfaire par la seule speculation, eveil-lerent ďabord la miífiance de ľčvéquc. L'influence discrete du jcune Demange, et surtout ľirréprochable u« SOUS LE SOLELL DE SATAN distinction du futur doyen de Campagne, alors vicaire ä la cathédrak\ lui valurcnt trop tafd les bonnes graces de cclui qui sc laissait .ippelct volontier? 1c dermer prélat ijentúhomme, et qui mourut ľannée suivante, laissant ä Míjr Papouin, candidat f a vor i du ministře des cultes} tine succession dOlicite. Ľ abbe Metiou-Scgrais fut ďabord poliment tunu a ľccart, puis franchement dis- gracié aprěs lc premiér echec, aux elections legislatives, du depute liberal pour lequel il avait s am doute montré peu de zělc. Lc triompbe du doctcur radical Gallet porta le dernier coup ä cette carriete sacerdotale. Nnmrnc a la cure, d'aillcurs enviée, de Campagne, il se résigna děs lors ä servir pakiblcmcnt k pais relieieuse dans le diocese, les deux partis ayant accoutumé de s'entendre ä ses dépens, tour u tour dénoncé par le ministře et désa- voué par ľévéque. Cc jeu ľamusak, et il en goütait mieux que per sonne ľagréable balanc c ment. Héritier ďune grande fortune, qu'il adminiStrak avec sagesse, la destinant tout cntiěre íl ses nieces Scgrais, vivant de pcu, non pas sans noblesse, grand seigneur exile qui rapportc, au fond de la province, quelquc chose des facons et des meeurs de la cour, curieux de la vie d'autrui, et pourtant le moins médisant, habile ä faire parier chacun, tátant les secrets dVn regard, d*un mot en ľair, d'un sourire — puis lc premier a demander le silence, a ľimposer — toujours admirable de tact et de spirituelle dignitě, convive exquis, gourmand pat" poli-tesse, bavard ä ľoccasion par condescendance et charitě, si parfaitcment poli que les simples cures de son doyenne, pris au piegc, le tinrcut toujours pour le plus indulgent des hommes, d'un rapport agréablc et súr, d'une perspi-cacité sans tranchant, tolerant par goüt, mime sceptiquc, et peut-étte un pcu suspect. « Mon ami, rcpondit doucement ľabbé Demangc, je vous vois venir; vous tournez contre votre vicakc un coup qui m'était dcítinc. Secrčtement, vous m'accusez d'incompréhcnsion, de parti pris> que sais-je? Arriere-pensee bicn charitable un jour de Noel, et centre un pauvre compagnon mis ä la rcttaite qui fera trois lieu« ce soir avant de rctrouver son lit, ct pout ľamour de vous! Suis-jc vraiment capable de juger légerement d'un scrupule que vous m'avcz con£é?.., Mais, commc jadis, votre conviction vcut tout forcer, empörte d'assaut les LA TENTATION DU DESESPOIR 119 gen*; vous y mettez seulemcnt plus de graces... Vous rnc sommez dc statuer, et les elements dont je dispose... — Qui vous parle d'élémcnts! intcrrompit le doyen de Campagne. Pourquoi pas unc enquetc et des dossiers ? Quand il s'agit de gagner ou de perdrc une bataille, on manoeuvre avee ce qu'on a sous la main. Je ne vous ai pas appelé tout le temps que j'ai moi-méme pesé lc pour ct le contre, mais děs lnrs que ma certitude... — Bref, vous attendez de moi que je vous approuve ? — Exactemcnt, repondk le vieux prčtre, imperturbable. Une certaine audace est dans ma nature, ct ma vertu est si petite, ma vicillesse si lache, je suis si betemtnt attache á mes habitudes, it mes manies, á mes inflrmites ničme, que j?ai grand besoin, ä ľinStant décisif, du regard et de la voix d'un ami. Vous nťavez donné l'un et Lautre. Tout va bien. Le reite me regarde. — O tčte obítinéc! fit ľabbé Demange. Vous voudriez mc faire taire. Quand je serai dc nouveau loin de vous, cette nuk méme, je prierai a vos intentions, en avcugle, et je n'aurai jamais prie de si bon cceur. En attendant, devrie£-vous me battre, je résumerai, pour le repus de ma conscience, notre entrctkn; j'en chcrcherai la conclusion, Laissez-moi dire! Laisscz-rnoi dire! s'écria-t-il sur un geste d'impatience du cure de Campagne, je ne vous tiendrai pas longtemps. JTcn étais aux elements du dossier, j'y retournc. Sans doute> je n'attache pas beau-coup d'importance aux notes du sčminaire... -—A quoi bon y icvcnir? dít ľabbé Mcnou-Segrais. Elles sont mediocres, franchement médioeres, mais Dicu salt dans quel sens, et si c'cSt la médiocríté de ľéleve qu'ellcs prouvent, ou du maitrel... Voici ncanmoins le passage d'une lettre de Mgr Papouin, que je ne vous ai point lue... Ayez seulemcnt ľobligeance de me donner mon portefeuille — lä> au coin de mon bureau — et d'approcher un pcu la lampe. » II parcourut d*abord la fcuille du regard, en souriant, la tenant tout pres de ses yeux myopes. Je v'ose vous proposer, commenca-t-íl, je ti'os? vous proposer k stu/ qui me reslc, ordotmé depuis peu, dont M. ľarchi-pretn, ä qui je ľai donne, m suit que faire, p/ein de quaiifés tons doute, mais pßües par une violence ei un tniétement sin-piliers, sans education ni maničns, d'une grande piěté plus I20 SOUS LE SOLEIL DE SATAN -fVfV que sag?, pour tout dire encore asse~ mal äŕgross/. Je trains qiCun hommc ttl que vous — (jci un petit trait d'usage, ďkonie episcopate)... je trains qu'tw hotnmt tel que vous tie puisse s'actommodcr ď un petit saiiVtige qui, vingt foh k jour, vous offensera maigré lui. <( Qu'avez-vous répondu? demanda ľ abbé Demange. — A peu pres ceci : s'accommoder n'es~t lien, Mon-seigneur; il suifit que j'en puissc tirer parti, ou quelque chose d'approchant. » II parlait sur lc ton d'une deference malicieusc, et son beau regard riait, avec une tranquille audace. <■< Entin, dit le vieux prétre impatient, de votre propre aveu, le bonbomme ičpond au signalcment qu'on vous en avait donne:- — IL est pire, s'éctia le doyen de Campagne» mille ibis pirel D'aiUeuis, vous ľavez vu. Sa presence dans une maison si confortable est une offense au bon sens, certaincment. Je vous fais juge : les pluies d'automne, le vent ďéquinoxe qui reveille mes rhumatismes, le poéle surchauífé qui sent le suif bouilli, les semelles crottěcs des visiteurs sur mes tapis, les feus de salve des battues d'arriere-saison, c'cSt deja bicn asscx pour un vieux chanoine. A mon age, on attend le bon Dicu en esperant qu'il entrcra sans lien déranger, un jour de semainc.., Hélasl ce n'eSt pas le bon Dicu qui eát entré, mais un grand garcon aux Urges cpaules, d'une bonne volonte ingenue ä faire grineer ďes dents, plus assommant encore d'etre discret, de dérober ses mains rouges, d'ap-puycr pruderament ses talons fcrrčs, ďadoucir une voix faite pour ics chevaux ct les bocufs... Mon petit setter lc rlaire avec dégoút, ma gouvctnante Cat lasse de detacher ou de ravauder ccllc de ses deux soutanes qui garde un aspect decent,., D'éducatioii, pas i'ombie. De science, guěre plus qu'il n'en faut pour lire passablement lc btc-viaire. Sans doutc, il dit sa messe avec une piété louablc, mais si lentement, avec une application si gauche, que j'en sue dans ma stalle» oü il fait pourtant diablement froidl Au seul penser d'affrontct en cliaire un public aussi rarftné que le notre, il a paru si malheurcux que je n'ose le contraindre, et continue de mettre ä la torture ma pauvre gorge» Que vous dire encore? On le voit coufir dans les chemins boueux tout le jour, fait comme un chenúneau, préter la main aux charretiersj dans LA TENTATION DU DÉSESPOIR l'illusion ďenseigner ä ces messieurs un langage moins offensant pour la majeffte divine, et son odeur, rapportée des ětables, incommode les devotes. Enfin, je n'ai pu lui apprendre encore ä perdre avec bonne grace une parde de trictrac. A neuf heures. il e raide ďapprét, qu'il avait glissée avec tant demotion qu'une des manches se retroussait risiblement sur un poignet noueux comme un cep. Soit que le silence prolongs du chanoine et de son hôte ache vát de le déconccrter, soit qu'il eůt entendu — a ce que pensa plus tard le doyen de Campagne — les derniers mots prononcc's par M. Demange, son regard, naturcllcment appuyé ou meme anxieux, prit soudain une telle expression de tristesse, ďhumilité si déchirantc, que le visage grossier en patut. tout ä coup, resplcndir. « Vous ne deviez pas vous déranger, dit avec pitié M. Demange. je vois que vous ne perdez pas votrc temps, que vous ne boudcz pas ä la bcsognc... Je suis néanmoins content ďavoir pu vous dire adieu, » Avant fait un signe amical de ía téte, il se détourna aussitôt, avec une indifference sans doute attectée. Le chanoine lc suivit vers la porte. lis entendirent, dans ľescalicr, le pas pesant du vicaire, un peu plus pesant que ďhabitude, peut-étre„. Dehors, le codier, transi de froid, faisait claquer son fouet. «Je suis fache de vous quitter si tót% dit ľabbé Demange, sur le seuil. Oui, j'aurais aimé, j'aurais piirti-mľiirement aimé passer cette nuit dc Noel1 avec vous. Cependant, je vous laisse ä plus puissant et plus clairvoyant que moi, mon ami. La mort n'a pas grand-chose á apprendrc aux vicilles gens, mais un enfant, dans son berceau! Et quel Enfant I.„ Tout ä ľheurc, le mondc commence, » lis descendant le petit perron cóte á cóte. Ľair était sonore jusqu*au ciel. La glace craquait dans les ornieres. «. Tout eít ä commencer, toujours! — jusqn'a la fin», dit brusquement M. Menou-Segrais, avec une inex-primablc tri«=tesse. Le tranchant de la bisc rougissait ses joucs, cernait scs I26 SOUS LE SOLEIL DE SATAN ycux d une ombre bleue, et son compagnon s'apercait quTil trcmblait dc froid, « Est-ce possible! s'écria-t-il. Vons útes sorti sam manteau et téte nue, par une telle nuitl » Mieux qu'aucune parole, en tffet, cette imprudence du cure de Campagne marquait un trouble intim. Et ä la plus grande surprise encore de ľabbé Demangc — ou, pour ""mieux dire, ä son indicible etonnement — il vit, pour la premiére ibis, pour une premiére ct derniere fois, une larme glisser sur le fin visage familier. «Adieu," Jacques, dit lc doyen de Campagne, en s'cfforcant de sourire. S'ii y a des presages de mort. un manquement si prodicieux ä mes usages domeftiques, un parcil oubli des precautions élémentaires cft un signe assez fatal... » lis ne devaient plus se rcvoir. II L'abbú Donissan ne rentra que fort tard dans k nuit. Longtemps ľabbé Menou-Segrais, un livre ä la main qu'il ne hsait point, entendit le pas regulier du vícaire, marchant de long en lar^e ä travers sa chambre. « Ľheure ne saurait tarder", songeait le vieux pretre, ďune explication capitals. » II ne doutait pas que cette explication fut nécessairc, mais il avait jusqu alors dédaigne de^ la provoquer, trop sage pour ne pas laisser au jeune pretre le benefice et ľcmbarras tout ensemble d un exorde decisis.. Les derniers bruits s'étaient tus, hors ce pas monotone dans ľépaisseur du mm. «Pourquoi cette nuit plutüt que demain, ou plus tard ŕ pensalt ľ abbe ivknou-Scerais. La visíte de ľabbé Dctiunge a peut-etre agace mes nerfs. » Ncanmoins. plus forte et pressante qu'aucunc raison, la prevision d'un événcmciit singular, inevitable, ľagitait d'unc attente dont chaque minute augmcntait ľanxicté. Tout .1 coup la porte du couloir grínca. Une main frapp a deux coups. Ľabbé Donissan parut. « Je vous attendais, mon ami, dit »implement l'abbe Menou-Segrai*. ■ , , , — Jc lc savais », répondit ľautre d une voix humble. r LA TENTATION DU DÉSESPOIR 127 Mais il se redressa aussitôt, soutint le regard du doyen et dit fermement, tout d'un trait : £< Je dois solliciter dc Monseigneur mon rappel ä Tourcoing. Jc voudrais vous supplier d'appuyer ma demande, sans rien cacher dc ce que vous savez de moi, sans m'épargncr en rien. — Un moment.,, un moment,.,, interrompit ľabbé Menou-Segrais. Je dots sollicker, dites-vous? Je dois... pourquoi acľc^-ľofís ? — Le miniatúre paroissial, reprit ľabbé du múme ton, e*t une charge au-dessus de mes forces, C'était ľavis de mon supéricur; je sens bien aussi que c\;£t lc vótre, Ici meme, je suis un obstacle au bien, Le dernier paysan du canton rougirait d\in eure tel que moi, sans experience, sans lumiěrcs, sans veritable dignitě. Quelque effort que je fasse, comment puis-je espérer supplécr jamais ä ce qui me manque ? — Laissons cela, intcrrompit le doyen de Campagne, laissons cela; je vous entends. Vos serupules sont sans doute justifies. Je suis prét ä demander votrc rappel ä Monseigneur, mais ľaftaire n'en est pas moins delicate. On vous demandait ici, en somme, pcu dc chose. Cest trop encore, dites-vous ? » Ľabbé Donissan baissa la téte. «Ne faites pas ľeníantl s'écria le doyen. Je vais sans doute vous paraitre dur; je dois ľetre. Le diocese cit trop pauvre, mon ami, pour nourrir une bouche inutile. — Je ľavoue, balbutia le pauvre pretrc avec effort... En véťité, je ne sais encore... Enrin j'avais fait le projet... de trouver... de trouver dans un couvent une place, au moins provisoirc.,, — Un couvent!... Vos pareils, monsieur, n'ont que ce mot a la bouche. Le clergé regulier e£t l'honneur dc ľÉglisc. monsieur, sa reserve, Un couvent! Ce n'e^t pas un lieu de repos, un asile, une mŕirnuric! — II eít pas mécontent de vous », íit-il ä voix basse, avec un indéfinissable accent. Mais reprcnant aussitôt ce ton habituel de bienveillance un peu hautame dont il airnait ä déguiser sa tendresse : « Vous jetterez demain au feu cette infernale machine, ľabbé ; il faut trouver quelque chose de micux. Dieu me garde de parier sculement le laneage du bon sens : en bien comme en mal, il convient d'etre un peu fou. Je fais ce reproche á vos mortifications d'etre indiserétes : un jeune prétre irréprochable doit avoir du linge blane » ... Levez-vous, dit encore ľéírange vieil homme, et approchez-vous un peu. Notre conversation n'eŕt pas ŕinie, mais lc plus difficile ešt ŕait... Allows! Allonsl asscyez-vous IX Je ne vous lache pas. » II ľinítallait dans son propre fauteuil et, comme pat mégarde, parlant toujours, glissait un oreiller sous la tete douloureuse. Puis, s'asseyant sur une chaise basse, et ramenant frileusement autour de lui sa couver-ture de laine, il se recueillait une minute, le regard óxé LA TENTATION DU DÉSESPOIR sut le foyer, dont on voyait danser la flamme dan? 5Cs ycux clairs et hardis. t quclque part, au creux d'un pli de terrain, et ľon ne voit dans i'air gris qu'un filet de ŕumée bleue, ou les deux brancard* d'une charrette dresses vers k ciel, avec une pouk dessus. Les paysans du canton, race goguenarde, rcgardaient en dessous avec mérianec la haute silhouette du vicaire, la soutane troussée, debout dans k brouillard, et qui s'erTorcait de tousser d*un ton cordial. A sa vue la porte s'ouvrait chichement, et ia maisonnée attentive, press« autour du poékj, attendait son premier mot, lent a venir. D'un regard, chacun reconnait le paysan infidělc ä la terre, et comme un trete prodigue : au ton de respect et de courtoisic s'ajoute une nuance de ťamiliarité protec -trice, un pcu méprisante, et k petit discours est écouté tout au long,dans unarlrcux silence... Quels rctours,la nuit tornběe, vers les lumicres du bourg, lorsque ľamertume de la honte e^t encore dans la beuche et que le coeur est seul» ä jamais!.,. , disait tristement ľabbé Donissan, et il avait obtenu de cesser pour un temps ces visites dont sa timidité faisait un ridicule martyre, Mais maintenant il les prodiguait de LA TENTATION DU DÉSESPOIR JU flouveau, ayant méme obtenu de ľabbé Menou-Segrais q-u'il se déchargeát sur lui de la plus hurniliantc épreuve, la quéte de caréme, que ks malheureux apptllcnt, avec ün cvnisme navrant, leur tournée... « II ne rapportera pas un sou», pcnsait k doyen, seeptique... Et chaque soir, au contrairc, le singulier solliciteur posait au coin Je la tabic k sac de laine noire gonŕlé ä craqucr, CV•> * * Ur, ľabbé Donissan connaissait ia joie. Non pas celle-la, furtive, in tantôt reŕusce —- mais une autre joie plus súre, prof onde, égalc, incessantc, et pour ainsi dire inexorable —■ partille k une autre vie dans la vie, a la dilatation d'une nouvclk vie1. Si loin qu'il rcmontit dans ic passe, il n'y trouvait rien qui lui rcsscmbldt, il nc sc souvenait meme pas dc ľavoir jamais prcsscntic, ni desircc. A present rncme il en jouissait avec une avidité craintivc, commc d"un périileux tresor que lc maitre inconnu va reprendre, dime minute ä ľautre, et qu'on ne peut deja laisser sans mourir. Aneun signe exterieur n'avait annonce cette joie et u semblait qu'elle dur it commc* dle avait commence, ioutenuu par rien, luiměre dont ia source res~te invisible^ (>^ s'abime toute pensée, comme un seul cri i travers immense horizon ne dépasse pas le premier cercle de H* SOUS LE SOLEIL DE SATAN silence,., C'était la nuit mémc que le doyen de Campagne avait choisie pour ľextraordinaire épreuvc, ä la tin de cctte nuit de Noel, dans la cliambre oü le pauvre prětre s'était enfui, le cceur plein dc trouble, ä la premiére pointe de ľaube. Quclquc chose de gris, qu'on peut ä peine appelcr le jour, montait dans les vitres, et la terre grise de neige, a ľinrmi.montait avec clle.Mais ľ abbé Donissan ne l.i voyait pas. A genoux devant son lit děcouvert, il rcpassait cbaquc phrase du singulíer entrelien, s'effor- cant ď en. pénétrcr le sens, puis tournait court, lorsqu'uti des mots entendus, trop precis, trop net, impossible ä parcr, surgissait tout a coup dans sa memoire. ALors ii se débattait en aveugle contre une tcntation nouvelle plus dangereuse. Et son angoisse était de ne pouvoir la nommc-r. La Sainteté! Dans sa naivete sublime, il acceptait d'etre porte ďun coup du dernier au premier rang1, par ordre. íl ne sc dérobait pas. « Lä od Dieu vous appclle, il faut montér »> avait dít ľautre. II était appelé. « Montér ou se perdre! » II était perdu. La certitude de son impuissance ä égaLer un tel deštin bloquait jusqu'á la prierc sut ses lévres. Cctte volonte de Dieu sut sa pauvre áme ľaccablait d*unc fatigue surhu- maine. í^uelque chose de plus intime que la vie merne était comme suspendu en lui. ĽartiQc vieilíissant qu'on trouve mort devant ľoeuvre commencée, les yeux pleins du chef-d*ceuvre inaccessible — le fou bégayant qui kitte contre les images- dont il nVst plus maitre. parcilles ä des bétes échappées — le jaloux bäillonné et qui n'a plus que son regard pour hair, devant la prérieuse chair profanée, ou verte, n'ont pas scnti plus profonde la fine et perfide pointe, la penetration du désespoir. Jamais le malheurcux ne s*etiquc. obtint tant parce qu'il avait aimé davantage, n'eut mémc pas la force> en ce tragique moment, de lever les yeux vers la Croix, par laquelle tout eát possible. Cette simple pensée, la premiere dans une ime chrctienne, et qui parait inseparable du sentiment de notre impuissance et de toutc veritable humilité, nc lui vint pas. « Nous avons dissipé la grace de Dieu, répétait au-ilcdans dc lui une voix étrangěre, mais avec son propre accent, nous sommes jugés. condamnés.,, Deju je ne suis plus : j'aurais pu étre! » Vin st ans plus tard, au Pérc dc Charras, futur abbé de h Trappe d'Aiguebelle, qui se plaignait atnercment ä lui de la solitude Interieure oü il était tombé, doutant mémc de son salut, le cure dc Lumbres disait, les yeux pleins de larmes : « Je vous en prie, taisez-vous«.. Vous nc savez pas combien certains mots me sollicitetit, ct mémc sur mon lit de mort, ct dans la main du Seigneur, je nc pourrais les entendre imptincment. » Mais, comme le Pere msiStait, suppliait qu'on ľecoutat 144 SOUS LE SOLEIL DE SATAN jusqu'au bout, en appelant ä sa charite pour íes äme$ il ie vit se dresser tout it coup, le regard égaré, la bouclie dure, la main convulsivcment serrée Sur lc dossier dc sa chaise de paillc. <' N'ajoutcz rien! » s'ccria-t-il d'unc voix qui cloua sur place son penitent s~tupcfait. « Je vous ľordonne!...» Puis, aprěs une minute de silence, encore tout pále et frémissant Íl attira sur sa poitrinc la réte du Pere dc Ghanas, la pressa de ses deux mains trcmblantes et lui dit avec une cmou-vante confusion : « Mon enfant, je me montrc parfois tel que je suis.., Pauvres ámes qui viennent ä phis pauvre qu'elles!,.. II y a telle et telle épreuve que jc n'ose reveler ä personne de peur que l'incomprehensible indulgence qiťon a pour moi ne fasse dc mes miscrcs une gloirc dc plus,.. J*ai tint besoin de prieres> et cc sont des louanges qu'on me donne! Mais ils ne veulent pas étre detrompés. » Le jour se leva tout a fait. La petite chambre nuc. sous la triíte matinée de décembre, apparut dans son humble désordrc : la tabic de bois blanc sous ses livres cparpillés, le lit dc sangle poussé contrc le mur, un de ses draps tramant a terre, et ľafircux papier páli... Une minute, le pauvre prétre regarda ces quarre murs si proches, et il en crut scntir la prcssion sur sa poitrine, Ľintolérable sensation d'etre pris au piěge, de trouver dans la fuitc un couloir sans issue, le mit soudain debout, le front glace, les bras mollis, dans une incxprimable tcrreur. Et tout ä coup le silence sc rit1. C'étatt comme, au travers d'une foule innonibrable, cc bourdonnement qui prelude ä ľétourTemenf total du bruit, dans la suspension de ľattente... Une scconde encore la vague profondc de Fair oscille lentement, se retire. Puis ľénorme masse vivantc, tout ä ľheurc pleine de cris, retombe d*un bloc dans k silence, Ainsi les mille voix de la contradiction qui grondaient, sifflaient, grincaicnt au ceeur dc ľabbé Donissan, avec une rage datnnte? se turent ensemble. La testation ne s'apai-sait pas : eile n'était plus. La volonte dc ľabbé Donissan, á la limite dc son effort, sentit ľoMtacle sc derober, et cettc detente fut si brusque que le pauvre prétre crut la ressentir jusque dans ses muscles, comme si le sol cüt manqué sous lui. Mais cettc derniére épreuve ne dura H TENTATION DU DÉSESPOIR 145 qu'un Instant, et ľhomme qui tout á ľheure se débattait jjfis espoir, sous un poids sans cesse aceru, s'éveilla plus leget qu'un petit enfant, pcrdit la conscience méme de vi vre, dans un vide délicieux. Ce n'était pas la paix, car la veritable paix n'eSt que péquilibre des forces et la certitude Interieure en jaillit comme une flamme. Celui qui a trouve la paix n'attend rien d'autre, et lui, il était dans ľattente d'on ne sait quoi tie nouveau qui roniprait le silence. Cc n'était pas la lassitude ďune ámc surmenée, lorsqu'ellc trouve le fond de la douleur humainc et s'y repose, car il désirait au-dclä* Et non plus ce nVtait pas ľanéantissement d"un grand amour, car dans le déliement de tout ľétre le cceur encore vcille et veut donner plus qu'il ne regoit... Mais lui ne voulait rien : il attendait. Ce fut ďabord une joie furtive, msaisissable, comme venue du dehors, rapide, assidue, presque importune. Que craindre ou qu'espérer ďune pensée non formule e* instable, du désir léger comme une étincclle?.,. Et pourtant, ainsi que dans le dechatnement de ľorche.. Parfois ce lien se relache, et, comme un navire qui chasse sur ses aneres, son étre es~t ébranlé jusqu'au fond... Est-ce un lien seulement, un obítacle ä. -sainerer... Non : cela qui résiíte n'eít pas une force aveugle. Cela sent, observe, calcule. Cela lutte pour s'imposer,.. Cefa, n*c comme ä la pointe de ľesprit, veille encore, ä peine troublée, petite flamme claire dans le vent... Et c'tst contre cllc, ô folie! qu'il va »e tourner ä present. L'äme aride, qui ne connut jamais d'autrc douceur qu'une tri de rares confidences ŕaites en termes obscurs permettent settlement de réver aux mortifications rares et singuliěres du cure dc Lumbrcs, car il s'appliquait ä les celer ä touš, avec un soin minuticux. Plus ďune fois sa malice meine égara la euriosite, et tel écrivain célebre, amateur ďámes (comme ils disent...), venu pour un si beau cas, s'en retourna mystifié. Mais, si certaines dc ces mortifications, et par exemple les jeúnes dont PenrayamV rigueur passe la raison, nous sont a peu pres connues^ilaemporte lc secret ďautres chätíments plus rudes. Sa dermére priěre fut pour obtenir de la pitie d'un ami qu'aucun médecin ne 1c visitát. La pauvre iiile qui ľassiítait, devenue Měře Maric des Auges, alors servantě au bourg de Bresse, a rapporté que la naissance de son cou ct ses épaulcs ctaient couvcrtcs dc cicatrices, quelques-unes formant bourrelet, de ľépaisseur du petit doigt. Déjä le doctcur Lcval, au cours d'une premiere crise, avait relevé sur ses ŕlancs les traces prolondes d'anciennes brulures et, comme il s'en etonnait diserčtement devant lui, le saint, rouge de confusion, garda íe silence... LA TENTATION DU DÉSESPOIR « J'ai fait aussi dans mon temps quelques folies», disait-il un soir ä ľabbc Dargent> qui lui faisait lecture d'un cbapitre de la vie des Peres du Desert... Et com me ľíiutre Pinter rogcait du regard, il reprit avec un sourire plein d'embarras, mais aus si d'innocente malice : <(. Voye/>vous, les jeunes gens ne doutent de rien : i\ f aut bien qu'ils jtttent leur gourme. » A present, debout au pied du petit lit, il frappait et frappait sans reláche, d'une rage froide, Aux premiers coups, la chair soulcvcc laissa filtrer a peine quelques gouttes de sang, Mais il jaillit tout ä coup, vermeil. Chaque fois la chaine sirflanrc, un in SOUS LE SOLEIL DE SATAN Cependant il frappait sans reläche, trempe de sueui et de sang, les ycux clos, et sculc le tenait debout, satis doute, sa my^térieuse colt re» Un bourdonnemcnt ai^u rcmphssait maintcnant ses oreilks. comme s'il cut glis$c ä pic dans unc cau profonde. A travers ses paupíttes serrée% dcux ťois, trois fois, une flamme bréve et haute jaillit, puis ses tempe? battirent ä coups si rapides que sa tete douloureuse vibra. La chaine était entre ses dni$ts raidis ä ehaque coup plus souplc et plus vive, étrangement agile et pertide, avec un brmssement legt r. jamais celui qu'on appela le <;aint de Lumbrcs n'osa depuis forcer la nature ďun Cítur si follement témtrairc. Jamais il ne lui porta tel delí. La chair de ses reins n'était qu'une plaie ardent«?, cent fois máchée et remáchéc, baignéc d'un sang écumanL ct cependant toutes ces morsures ne faisaient qu'une scule soutíŕance — indéterminée, totale, eni-vrante ■— comparable au vertigo du regard dans une lumiěre trop vive lorsque l*ceil nc discerne plus rien que s.i propre doukur éblouissante... Tout a coup, la chaine trop tôt brandic, sc repliant sur elle-mémc, failht échapper a sa main et le frappa tudement ä la poitrine. Le dernier maillon l'atteignit au-dessous du sein droit avec unc telle force qu'il y tit volcr un lambeau de chair comme un copeau sous la varlope. La surprise, plutôt que la souf-france ničme, lui arracha un cri aiíru, vite etourle, tandis qu'il levait encore la discipline de bronze. Le feu qui brCiiait dans ses yeux n'était plus de cc monde. La haine aveugle qui ľanimait contre lui-mémc était de celki que rien n'apaise icL-bas, et pour ksquelks tout le sang de la race humaim., s'il pouvait couler d'un seul coup, ne serait qu'une gouttc d'eau sur un fcr rouge... Mais, comme il abaissait le bras, ses doigts s'ouvnrent d'eux-mémes, et il sentit sa main retomber. En ménie temps ses reins néchirent et touš ses muscles sc reláchetent ä la ťois. II glissa sur les genous, fit pour se rekver un effort immense, chancela de nouveau. les bras étendus, ä tätons, secoué par un trcmbkment convulsif. En vain il tenta de regagner la fenetre, vers la p ale clarté du dehors, entrevue sans la reconnaitre, ä travers ses yeux mi-clos, ĽafTreuse lutte soutenue n'était deja plus qu'un souvenir vague, indéterminé, comme d'un rěve. Äinsi ľanxiété survit au cauchemar, presence invisible, inexplicable, dans la paix et le recueiliement tic LA TENTATItJN DU DÉSESPOIR m l'aube... II s'assit au pied du lit, laissa retomber sa téte et -ťendormit. Quand il s'évcilla, le solcil remplissait la chambre, il cfitendit sonnet les cloches dans le ciel Iimpide. Sa riiontre marquait neuf hcures. Un long moment k reflet au mur suifit a occuper sa penscc, puis ses yeux fircnt lentement 3e tour de ia chambre, et il s'étonna de la large tache luisante sur le parquet dc sapin, de 3a chaine jctee en travers. Alors il sourit d'un sourire d'enfant, Ainsi la terrible besogne était achevée : elk était achevée, voila tout. Elle était ťaite. Son délire passé ne lui laissait aucune amertume : ä mesure que les details se represen-taient ä son esprit, il les écartait un par un, sans curiosité, sans colere. A present, sa pensée ŕlottait au-delä, dans unc lumiěre si douce! II la scntait plus calme, plus lucide qu\'i aucun autre moment de sa vie. mais inexprimable-rnent détachée du passe. Ce n'était déjá plus ľaccable-nient, la demi-torpeur du réveil Les demkrs voiles étaient eifacés, il se retrouvaít lui-méme, s'obscrvant d'une conscience claire et active, mais avec un désinté-ressement surhumain. Le soleil était déjä haut. La diligence de Bcaugrenant passait sur la route en grincant. La voix famihere de ľabbé Menou-Segrais s'élevait dans le petit jardin, ä laquelk une autre voix répondait, plus aigue, celie de la gouvernante Erteile... L'abbé Donissan préta ľoreille et entendit son nom prononcé deux foís. D'un geste in-tincrif, il voulut se jeter au bas du lit. Mais a peine ses pieds touchaient terre qu'une doukur atroce le ccignit, et il s'arréta debout, au milieu de la piece, la gorge plcine de cris, L'enchantement cessa tout ä coup. Qu'avait-il fait ŕ... * - ! .U"" .i * > - í ' j . !i íl- f t Une minute encore, immobile, replié sur lui-méme, il tenta de se reprendre puur un nouvel eríort — un second pas — dont toute sa chair hérisséc attendant 'atrachement. La glace pofec sur sa table lui rcnvoyait i de lui-méme une image de eauchemar... Ses flanes mís, tU SOUS LE SOLEIL DE SATAN sous la chemise en lambcaux, íťétaient qu'une phje Au-dessou* du sein, la blessurc saignait encore. Mais l^s déchirures plus profondes de son dos et de ses reim ľinvcstissíiicnt ďune flamme intolerable, et, comme j[ tentait de lever le bras, il lui sembla que P extréme pointe dc cette flamme poussait jusqu'au co-ur... « Qu*aUt fait? répétait-il tout bas, qu'ai-jc fait?.., » La pensěe de comp.iraittL tout ä 1 neure. dans un instant, devant ľabbt Menou-Scgtais, ľimminence du scandale, les soins ; subir. cent autres images encore achevaient de Paccabler, Pas unc minute c*:t homme incomparable n1 osa ďailleurs songer, pour sa defense, a ceux des serviteurs de Dien qu'une merne terreut sacréc arma parfois contre lour propre chair,., « Un pas de plus, sc dUait-il seulement. ct les plaies vont s'ouvrir... il ťaudr.t sans doute appekr,» Baissant les yeux, il vit ses gros souliers dans unc flaque de sang, « Ľabbé? ht a travers la porte une voix tranquille — Monsieur le doyen?,., répondit-il sur le méme ton, ■—- Le dernier coup de la messe va sonncr, mon petit: il est temps, grand temps... N'ctes-vous pas soutfrant. au moins ? — Unc minute. s>il you s plait », rcprit l'abbe Doni«an avee calme. Sa resolution etait prise, le sort était jeté. Comment flt-il en $ errant les dents un nouveau pav un pas démiť. jusqu'ä la cuvette, oü il trempa ausvitüt la serviette de grosse toile bise? Par quel autre miracle subit-il sans un soupir la morsure de ľeau glacée sur íon dos et sur ses füncs ? Comment rčussit-il ä rouler autout de lui, sur la peau vive, deux de ses pauvres chemises' II íallut encore les serrer avec force pour que la lcflti hémorragic cessát ct, ä chaquc mouvement, les pbí entraient plus profond. II lava soigneusement le parquet. fit une cachctte aus linges rou^is, brossa ses souhet*. mit tout en ordre, descendit ľescalier, ne rcspira que sur la route — libre —■ car il n'eut pu cachet ä ľ abbé Mtru-iu-Segrais le frisson de la fiěvre qui faisait trembler sei machoires... A present, le vent d'hiver fouettait tn p^ ses joues. et ii scntait ses ycux brulcr dans leurs orb^ commc deux charbons. A travers Pair coupant, tfLíŕ d*une poussiere de neige, il remit áprement son t<-p® LA TENTATION DU DĽSESPOIR M? £a sur le clochcr plein de soleil. Les couples endimanches If jaluaicnt en passant; il ne ies voyait point. Pour par- c0urir ccs trois cents metres, il dut se reprendre vmgt fois, s'ins c^ue rien dénoncát, dans son pas tou jours C£,il, les péripéties de la lutte Interieure oü il prodiguait, Wait ä plemcs mains ces forces profondes, irreparables, Jont chaque étre vivant n'a que sa juste mesurc. Au scud Ju petit cimetiěre, les clous de ses souliers glissěrent sur ]e s.ilex et il dut faire, pour se redrcsscr, un effort sur- Jiumain, La porte n'était plus qu'ä vin.pt pas. II ľatteignit eflcore. Et encore cette autre porte basse de la sacri mais qui, pcu ä peu, crée autour de lui une atmosphere étrange, dont il a honte. En vain il s'efface, se fait plu, humble, fuk toute amitié nouvclle, sa solitude merne a ľair de tenter les plus indiffcrcnts, sa timidité nn peu farouche les déhe, sa tristesse les attire. Parfois c'eŕt lui-méme qui rompt le silence, lorsqu'un mot échappč par hasard a tout ä coup sollicité sa grande áme. Et jusqu'ä ce que la surprise muette de tous ľait rappelě a lui-mémc ct qu'il se taise de nouveau il parle, parle ave c cette eloquence embarrassée, begayante, ďunc peiisěc qui semhle trainer la parole aprěs eile, co mine un fardeau... Mais le plm souvent, il écoute, avec une attention extréme» le regard avide et douloureux, tandis que la secrete prierc de ses lévrcs surprend les vieux prčtres f utiles dans leur innocent bavardage. Son étrangete trappe ďabord. Nu], un seul excepté, n'a le pressentiment de ce magnifique deřtin. Cest assez s'il trouble et divise. Et d'ailleurs que peut-on reconnaitre dans cet homme singulier"ŕ On ľobserve en vain. On pourrait ľépicr. Sur ľordre de ľabbé Chapdchme, il a renoncé sans debat aux mortifications dont le crédulc vieux prčtre soup-conne a peine ľerfrayantc cruautt, encore que ľabbé Donis^an ait répondu a toutcs les questions avec sa franchise habituelle. Mais cette franchise méme fait illusion. Pour 1c vicaire de Campagne ce sont lä des raits du passé, dc«; episodes. II les avoue sans embarras. II accorde volontiers que cVt peu pour dompter la nature qu'une étriviere bicn tranchantt. Le cure de Lumbrcs dira plus tard : « Notre pauvre chair consomme la sout-france, comme lc plaisir, avec une meme avidité sans rncsure. » Nous avons pu lire, cent de sa main, en mar*c d'un chapitre des Exerciccs dc saint Ignáce, cet ordre čtrange : « Si tu crois devoir te chatter, frappc fort, ct peu de temps. » II disait aussi a ses sceurs du Car mel ď Aire : « Souvenons-nous que Satan sait tircr parti d'une oraison trop longue, ou d'unc mortification trop dure. » « Notre bonhomme est maintenant tout a fait raison-nable », arnrme le cure dc Larieux, II est vrai. Sa tctc reite froide et lucide. Jamais il nc rut dupe des mots. Son imagination eft plutôt courte. Le cceur consume jusqu'asa cendre. LA TENTATION DU DÉSESPOIR M9 Au crépuscule, le vent s'apaise, unc brume légčre monte jti sol saturé. Pour la premiére fois depuis son depart, }e vicaire de Campagne sent la fatigue. II a d'ailleurs Jcpassé Verlimont et, jusqu'a ľeglise, a present procaine, le chemin eSr facile et sůr. Pourtant il s'arrčtc, et Hnit par s'a^seoir sur la terre, au croisement des deux routes de Campreneux et de Verton. Une paysanne le vit. těte nue, ses mains croisées sur ľcnorme parapluie, \c chapcau posé pres dc lui. « Quel drôle de corps », Jit-clle, C'eát ainsi que parfois il pliait sous le fardeau, ct la nature vaincue criait vainement sa detresse. Car il ne sc defendait point de ľentendre : il ne ľentcndait plus. II agiisait en toutes choses comme si la somme de son energie tut conštante — et peut étre ľétait-elle en eilet. A certaines heures, et quand tout lui va manquer, le seul repos qu'il imagine est dc descendre en lui-memc, et de s'cxaminer avec une rigucur accrue. Pour cet homme unique, la fatigue n'cit qu'une mauvaisc pensee. II repassc done dans sa memoire les faits de ces derniers mois. C'ešt vrai qu'il n'éprouve auciin regret de mortifications qui, pour un temps, ont exalte son courage. Avant que ľabbé Chapdelaine lui en eút demand c le sacrifice, il les avait déjä condamnčes dans son cceur. Ne ľavaient-dlcs point console, allege? N'avaiemvelles point rouvcrt en lui cctte source de joie. qu'il eút voulu tarir? A present, il eSt plus fidele que jamais ala promesse faitc un jour devant la Croix, tout ä coup révelec, ä la minute inoubliable. La part qu'il a choisic ne lui sera pas disputée. Nul autre audacieux n*a fait avant lui ce padfe avec les téněbres. Si nous n'avions re^u dc la bouchc méme du saint dc Lumbtes Paveu si simple ct si déchirant de ce qu'il lui ,i plu d'appeler la perióde eŕTroyable de sa vie, on sc refu-lerait sans doute á crojre qtľtm homme air commis délibérément, avec unc entiere bonne foi, comme une chose simple ct commune, une sorte de suicide moral dont la eruaute raisonnéc, raífinee, secrete, donne le frisson. On ne peut en douter pourtant. Des jours ct des jours, celui dont la tendre et sagacc charite devait relever ľespérance au fond de tant de cceurs, qui j>arais5aient vides ä jamais, entreprit ďarracher dc lui^méme cette espérance. Son subtil martyref si parfai- i6o SOUS LE SOLEIL DE SATAN tcment mélé á la tramě de la vie, finissait par se con-fondre avcc ellc, Ce fut íes premiers jours comme une fureur de se contredire et de se remer. Les lectures, dans lesquellcj íl avait trouve jusqu'alors non pas sculement sa joie, mats sa force, furent abandonnées, reprises, de nouveau abandonnécs, Prcnant pour pretexte u n reproche aíTéc-tueux de ľ abbé Menou-Segrais, il commenca ďannoter ct commenter Lr Traiié dc I'lncarmiffon. II faut avoir tenu entrc ses mains ce livre d'une edition assez rare du xvnr siecle, ľun des joyaux de la bibhothequc du cure de Campagne, dont la grosse éeriture de ľabbé Donissan remplit ks marges! La gaucherie de ces notes, le soin naif que le pauvre prétre a pris de renvoyer aux textes par des indications d'une precision un peu comique — tout, jusqiľaux soléasmes de son élémentaire latin, est la preuve d'un tel effort1 que le plus cruel n'oscrait sourire. Encore savons-nous que ces remarques ne font que resume* em travail beaucoup plus important — assurément aussi vain — aujour<ŕľhui perdu, ct qui moisit sans doutc au fond de quelque tiroir, témoin tra^ique et bégayant dus divagations d'une grande áme. D'abord seulemcnt rebutante, cette besognc devint vite une insupportable corvée, Le cure de Lumbres fut toujours un mediocre métaphysickn et ľ experience seulc peut faire connaitre le minutkux supplice qu'intligc ä ľ intelligence, dtpciurvue des elements de connaissance indispensables, ľobsession d'un texte obscur. LVntreprise, dej á tcraéraire, fut bientöt rendue plus difficile par des complications ridicules. Retcnu tout k jour, ľabbé Donissan ne ""-t trouvait libre qu'ii minuk passe, ayant aiors perdu la partie de besigue quotidienne de M. Menou-Segrais. II fallut peu de temps au rusé doyen pour pénétrer ce nouveau secret. H y trouva, selon sa coutumc» la matiére de quelques allusions discretes dont s'émut la simplicitě de son vicaire, Le malheureux s'imposa dc travailler ä la lueui d'une vcilkuse et souďrit bicntot de névralgics oculaircs qui achevérent de ľépuiser, sans le réduire pourtant. Car cette derniere épreuve lui fut un pretexte a de nouvelks folks. JusquW ce moment le eure de Campagne n'avait trouve quelquc repos et relächcment que dans la pnĹre qu'il aimait, ľhumble pričre vocale, Longtemps la simplicitě LA TENTATION DU DĚSESPOIR 161 Ĺ\xi saint de Lumbres lui fit douter qu'il füt capable J'oraison, alors qu'il la pratiquait quotidienne ment et on ncut dire ä toute heure du jour. II resolut de se vainctľe une ťois encore. On a bonte de rapporter des fairs1 si nus. si dépourvus d'intérčt, enŕin d'une vérité commune. A pres unc nuit dc travail, voilä le pauvre prétre marchant dc long en large ä travers la chamhre, les mains derričre 3c dos, la tete basse, retenant son haieine comme un lutteur qui menage ses forces, s'appliquant ä penser de son mieux, pensant dans ks regies... Le sujet choisi ďavanec, soi-eneusement repéré, scion les meilkurcs méthodes, pro-prement sulpkicnncs. il nc le iaissait point qu'il ne reut e'puisé tout de bon. D'ailleurs, il s'aidait dans cettc nouvelk entreprisc d'une sorte de marnicí, éerit par un prétre anonyme, ľan de grace 1849. Lorano» Ltisci^tite tti vitivt J.'(otn, ä ľ usage des amts phases, annoricc k titre. Chacune des lecons se divise en +rois paragraphes ; R(ß(xion, Élévtiihn, Conclusion, suivie d'un bouquet spirituel. Quelques poésies (mises en musique par un TcligieuXj arřirme la prétace...) terminent ce recueil, ct chantent, sur un rythme eher a Mmc Dcshouliéres. les délices et fervours de ľamour divin. On peut tenir, presser entre ses doigts ľaírreux petit livre. La reiiurc en est protegee par une eiiveloppe de drap noir, soitrncuscment cousue. Lcs pages souvent ŕeuilletées gardent encore une odeur fade et rance. Unc mechanic gravure polychrome porte au coin gauche., tracce d'unc écnture menue et perfide, ä ľcncrc palic, cette phrase mystérieuse : « A ma chére Adeline, pour la consoler dc ľingratitude de certaines personnes... » Supreme témoignage sans doute d'une raneune dévote... Quoil c'eít le 3ivrc> le vil petit compagnon de celui-la dont les plus ŕkrs ne peuvent dire qiľils ont soutenu sans embar-ras k regard posé sur kur propre pensée — son compagnon — son conŕident, k et infident du saint de Lumbres 1 Que chcrchait-il ä travers ccs pages toutes pareilles, oü ľénorme ennui d'un prétre oisif s'cát peu ä peu dé-livré ? Que cherchait-il, et par-dessus tout, qu'a-t-il trouve ? Sans doute ľabbé Donissan ne nous a laissé aucun ou-vrage de doctrine nu de mystique, mais nous possédons quelques-uns de ses sermons, et le souvenir de ses extra- ihi SOUS ],E SOLEIl, DE SATAN ordinaires confidences cit encore trop vivant au cceur de certains. Aucun de ceux qui ľapprocherent ne mirent en doutc son sens aigu du reel, Sa nettetc de son jugement, la souveraine simplicitě de ses voies. Nul nc montra plus de defiance aux bcaux esprits, ou ne les mar qua méme ä ľoccasion d'un trait plus terme et plus dur. Si détaissé qu'on lc suppose a cette époque de sa vie, comment croire que ces pieux calcmbours aient nourri son orai-son? A-t-il prononcc vraiment sans dégoút ccs priěrcs oStentatoires, respire la detectable chimie des bouquets spirituals, plcure ces larmes dc theatre ť Priait-il ou, croyant prier, ne priait-il déj,'i plus V On refer me ce petit livre avee dégoút : le frniement du drap malproprc agace encore les doigts. On. voudrait connaitre, chercher dans un regard humain je secret de la force derisoire dont la plus claire des ämes fut un moment obscurcie. He quoir La grace méme de Dieu peut-elle étte ainsi dupee? Chacun verra-t-il toujour?, s'll tourne la tete, derněre lui son ombre, son double, la bete qui lui ressemble ct l'observait en silence ? Comme ce petit hvre esl lourdl C'eSt ainsi que la malice, qui le poutsuivit d'aillcurs sans r cliche jusqu'au dernier jour, réussit alors con.tr e le miserable pretre la plupart de ses entreprises. Apres ľ avoir engage dans des tcavaux i la fois accablants ct absurdes, perfidement présentés a sa conscience comme un Systeme ingénieux de sacrifice et de renoncement, l'ayant ainsi dépouillé de toute consolation du dehors» eile s'attaquait maintenant ä ľhommt inténeur, Dc jour en jour le cruel travail est plus facile et plus prompt. Enrage de se détruire, lc paysan tetu unit par devcrur contre lui-méme un raisonncur assez subtil. Nul acte dans son humble vie dont il ne scrute les mobiles, ou il ne découvre ľintcntion dVne volonte pervertie, nul repos qu'il tic měprise et repousse, nulle ttKtesse qu'll n'interprete aussitôt comme un remords, car tout en lui et hors de lui porte le signe de la colěrc. Mais ľheure était venue sans doute oü ľceuvrc cruclk porterait son fruit, développerait sa pleinc malice. O fouí que nous sommes de ne voir dans notre. propre pensée LA TENTATION DU DÉSESPOIR 165 que la parole incorpore pourtant sans cesse i ľunivers sensible, qu'un étre ab; ľaccablement du sommeil. une certainc inquietude le "ollicita. Avant que de pouvoir étre formulée, cíle i'empara de lui tout entier, Elle était comme un cauche-niar lucide, qui rf)iigeait peu ä peu son sommeil, ľévcil-hnt par degrés, Cependant. plus qu\\ demi conscient, Jlfl"osait ouvrir les yeux. Il avait la certitude absolue que 'e premier regard jeté autour de lui donnerait á sa erainte TÓ6 SOUS LE SOLEIL DE SATAN vague et confuse un objet. Lequelr Écartant enfin les mains, don t il tenait les paumes sur scs paupieres serrees, ii se tint une seconde pret ä soutenir lc choc d'une vision imprévue et terrible. Regardant brusquement devant lui, il s'apetcut simplement qull était revcnu, pour la deuxiě-mc fois, a son point de depart, cxactcmcnt. Sa surprise fut si grande, si prompte la deception méme de sa crainte, qu'il rešta une sixonde encore, ridiculemcnt accroupi dans la boue froidc, incapable d*a.ucnn mouve-ment, d'aucune pensée. Puis il s'avisa ďiuspeeter lc terrain autour de lui. II marchait de long en large, courbt en deux, tátant parfois le sol de ses mains, s'efiorcant de retrouver sa propre trace, de la suivrc pas ä pas jusqu'au point myv Cette sollicitudc émeut de nouveau ľabbé Donissan. II marche a present d'un pas trěs rapide, presque sans fatigue, Mais á mesure que la fatigue se dissipe une autre faiblessc s'insinue en lui. prend possession» pénétrc sa volonte d'un attendmscment si lache, si poignant! Des paroles montent ä ses lévres que sa conscience controíe vaguement. ť< Le bon Dieu vous réconipenscra de votte peine, dit-il. C'es~t lui qui vous a mis sur mon chemin, en un moment oil le courage m'abandonnait. Car cette nuit a été pour moi une dure et longue nuit, plus dure et plus loneiue que vous ne pouvez ľimaíiner. » C'cít tout juíte s'il retient encore ie récit naif, insertsé, de sa derniére aventure. II voudrait parier, se confler, I-/0 í?OUS LE SOLEIL DE SATAN contcmplcr dans un regard, merne mconnu, maís arnica^ compatissant, sa propre inquietude, le doute qui dtji l'assaille, ľborrible réve. Toutefois, Je regard qu'd ren. contre.cn levant les yeu\,e (Mais s\il peut retemr telle parole imprudente, comment tarir ce riot de larmes ^) « Arretons-nous un moment», propose le maquignon, detournant discretement les yeu\ du pauvrc pretre secoue de sanglots. « Ne vous gěnez pas • c*eát la fatigue, vou* etes rendu. Je tonnais ca d\ine maměre ou ďune autre, il faut que ca créve. * Mais d ajoutí- aussitót, nant a dcmi; LA lENTAľlQN DU DÉSFSPOIR « Sans reproche, monsieur Je cure, vous vcncz de joinT vous avez quelques lieues dan«: les jambes' .. » JI etend par terie, a h eréte ďun talus, son rnanteau de £fo* dráp, U y couche presque de force son compagnon. Que Je gct son cceur s'echau/ic etrangement dans sa poitnne Ce qui lui pa-rais^ait encore, une minute avant, naif ou dangercux, Jul «emble a present judicieux, necessairc, indispensable L'humilite ciedaigne t-cJle aueun secours - « ]e ne sai^, commenc.i Je vieure de Campagne, je nc sais comment vous faire cumprendre excuser . Mais a quoi bonJ Vous jugLre^ mieu\ ainsi de ma mixere Helas' Monsieur, il eSt dur de penser qu'un pauvre prétre tel que moi — si lache — si aisement ter-rasse, n'en a pas moins la mission d'ecJairer Je prochain, de rclever son courage.., Quand Dieu mc delaisse... » II secoua la téte, fit un erFort pour se dresser debout et, pesamment, retomba, f< Vous etes alle jusqu'au bout dc vos forces, rephqua paiwblement J'etranger. II faut seujement patientcr. Un bon remede, Ja patience, ľabbc... Moms brutal que bien d'autre«, mais tellcment plus súr! — La patience. . commence ľabbt Donissan ďune \oiA dcchirante. La patience... » 172 SOUS LE SOLEIL DE SATAN II inelinait presque malgré lui la tete sur ľépaule de son singulier compagnon. Sa main n'avait point läché non plus le bras deja ramilier. Lc vertige ccignait sa téte d'unc couronne souplc. et pourtant, resserrée peu á pcu, inflexible. Puis 11 défaillrt, les yeux grands Ouvcrts, parlant en réve... «. Non! ce n'cue vous étes las! II y a longtemps que je vous suis, que je vous vois faire, ľ ami! j'étais sur U route, derricĽĽ vous, quand vous la cherchicz a quarre patres... votre route... Hol Ho!... — ]c ne vous ai pas vut murmura P abbé Donisson... Eír-ce possible? Étiez-vous la vraimcnt? Sauricz-vous me dire... ? » II n*acheva pas. Le glissement reprit d'unc chute sans cesse accéléréc, perpendiculaíre. Les ténébrcs oů il s'en-fnncait siíhaicnt a ses oreilles čumme une cau prof onde. Hcartant les mains, il étrei^nit des deux bras les solides épaules, il s'y crampon na de toutes ses forces. Le tor&e qu'il pressait ainsi était dur et noueux comme un chéne. Sous lc choc, il ne vacilla pas d'une ligne. Et le visage du pauvíe prétre sentit le relief et la chalcur d'un, autre visage inconnu. En une scconde, pour une fraction presque imperceptible de temps, toute penséc ľabandonna — seulement sensible a ľappui rencontre — ä la densíté, ä la hxité de ľobsracle qui le retauit ainsi au-dessus ďun abíme imaginairc. II y pesait de tout son poids avec une sécunté accrue, dělirante. Son vertige, comme dissous au creux de sa pokrme par un feu myštérieux, s'écoulait lentement de ses vcines. LA TENTATION DU DhSESPOIR 173 C*eít alors, c'eSt a ce moment méme, et tout ä coup, bien qu'unc certitude si nouvelk ne s'étcndít que pro-gressivement dam lc champ de la conscience, e'eit alors, dis-je^que le vicairc de Campagne connut que, ce qu'il avait rui tout au long de cette execrable nuit, il l'avait cnHn rencontre. Était-ce^ la crainte? Étaít-cc la conviction désespérée que ce qui devait étre était enfin, que ľincvitable était accompli r1 Ktait-ce cette jole aměre du condamné qui fl'a plus rien ä espérer ni ä débattre? Ou n'était-ce pas plutôt lc pressentíment de la dc votre sacré barbouillage ďhuiles consacrccs — des sorcelleries. N'en parlons plus... Laissez-moi aller... J*ai encore un long rub an de route. Je ne suis pas rendu. (Juittons-nous ici. Tirons ebaeun de notre côté. » II marchait de long en large, avec agitation, avec colerc, gesticulant, mais sans sVcartcr de plus de quelques pas. CcSt que ľabbé Donissan 1c suivait 5a et la de son regard tenéhreux. Et maintenant les lěvres ne remuaient plus dans sa face immobile. Ce que le visage cxprimait désormats, c'était d'ailleurs moins la crainte qu une euriosité sans born«. On eüt pu dire la haine, mais la hainc suscite une flamme dans le regard humam. I/horreur, mais ľhorreur t un moment plus tôt montée jusqu'au ton ie plus aigu, reprit son habituel accent, et il prononca les paroles suivantes, avec unc certaine simplicitě : « Laisse-moi. Ton experience cat fink. Je ne te savais pas si fort. Nous nous rcverrons plus tard sans doute. Mcrae, si tu le desires, nous ne nous revcrrons plus du tout. Dcpuis unc minute, je rt'ai plus aucun pouvojr sur toi. » II retira de sa poche le large mouchoir, et s'essuya frénétiquement le visage et les mains. La respiration faisait entre ses lěvres un siinement douloureux. LA TENTATION DU DÉSESPOIR 177 « Ne bredouille pas tes priěres. Tais-toi. Ton exorcis-&e ne vaut pas un clou. C'eSt ta volonte que je n'ai pu forcer, O singuliěres betes que vous étes! » II regardait ä droitc et ä gauche avec une inquietude prandissantc. Méme il se retourna subitcment. et scruta i'ombre, derriére iui. « Cette guenille commence a me peser, fit-il encore, L-n agitant violcrnment les epaules. Je me sens mal dans jua gaine de peau... Donne un ordre, et tu ne trouveras plus rien de moi, pas méme une odcur,,. » Il reit a un long moment, le visage cntrc scs paumes, comme pour recueillir des forces * Quand il releva ia tete, ľahbe Donissan. pout la premiere fois, vit ses yeux, et gémit. Cclui qui, noué des deux mains a la pointe extreme du mát, pctdant tout ä coup ľéquilibre gravitationnel, verrait se creuser et s'enfler sous lui, non plus la mer, mais tout ľabime sidcral, et bouillantc a des trillions de licues ľécumc des ncbuleuses en gestation, au travers du vide que rien ne mesure et que va traverser sa chute éternclle, ne scntirait pas au creux de sa poitrine un vertigo plus absolu. Son cceur battit deux fois plus fu-rieuscment contre ses cótes, et s'arreta. Une nausée stmieva ses entrailles. Les doigts, ďune étrcinte déses-pérée, sculs vivants dans son corps pétriňé d'horrcur, grattercrit lc sol comme des grilles. La sueur ruissela entre ses cpaulcs. L'hommc intrépide, comme ployé et arraché de terre par ľénorroe appel du ncant, se vit cette fois perdu sans retour. Et pourtant, ä cet instant méme, sa supreme pensée rut encore un obscur défí.. Aussitôt, d'une seule poussée, ia vie suspendue reprit sa course dans ses veincs, scs tempes battirent de nouveau, Le regard, toujours iixé sur le sien, ressembiait ä rťim-porte quel autre regard, ct h měme voi\ parlait a ses nreilles, comnie si eile ne s'était jamais tue. « Je vats te quitter, disait-elle. Tu ne me reverias jamais. On ne me voit qu'une fois. Demeure dans ton entětement Stupide, Ah! si vous savitz le salaire que ton maitrc vous reserve, tu ne serais pas si genereux, car nous seuls — nous, dis-je — nous seuls ne sommes point ses dupes et, de son amour ou sa hainc, nous avons choisi — par une sagacité magistrále, inconccvablc ä vos cervelles de boue — sa haine.,. Mais pourquoi ťéclaircr i78 SOUS LE SOLEIL DE SATAN lá-dessus, chien couchant, béte souinisc, csclavc q^ crée chaquc jour son maítre! » Se baissant avec une agilitc singuliěre, il prit au hasard un caillou du cheimn, le leva vets lc cicl entre ses doigts prononca les paroles de la consecration, qu'il termina pat un joycux heiinissement... D'ailleurs, tout se fit avec la rapidité de ľéclair, L echo du rirc parut retentir jusqu'a ľextréme horizon. La pierrc rougit, blanchit, éclata soudain d'une lucur rurieusc. Et, tou j ours riant, il la rejeta dans la boue, oü eile s'éteignit avec un sifflement terrible. « Cela nVSt qu'un jeu, fit-ilv un jeu d'enrant. Cela ne vaut mémc pas la peine d'etre vu. Néanmoins, voici l'heure oü nous devorts nous quitter pour toujour». — Va-ťcn! dit le saint de Lumbrcs. Qui te rctient?.., )> Sa voix était basse et tranquillc. avec on ne sait quel ťrémissement de pitié. <í On nous accueille avec erfroi, répondit ľautre d'une voix également basse, mais on ne nous quitte pas sans peril. — Va-t'en », répondit douccnient 1c vicairc de Cam-pagne. 1/aflfreuse creature fit un bond, tourna plusicurs foil sur eile-mcmc avec une incroyable agilite, puis fut violem-ment lancee, com me par une detente irresistible, ä quelques pas, les deux bras étendus, ainsi qu'un homnic qui chercherait en vain ä rattraper son équilibre. Si grotesque que füt cette cabriole inattendue, la succession des mou-vements, leur violence calculéc, plus encore leur brusque arret avaient je nc sais quelle singularitě qui ne prétait pas ä rite. I/obStaclc invisible contrc lequel le noir lutteur s'ctait tout ä coup heurté n'etait certes pas ordinaire, car, bien qu'il cut paru en esquiver le choc avec une sou-plesse intinie, dans le grand silence, imperceptiblement, mais jusque dans ses profondeurs, le sol trembla ct gémit II recula lentement, tete basse, ct s'assit sans bruit, comme humblement. « Vous me tenez done, dit-il en haussant les épaules. jouissez de votrc pouvoir tout le temps qui vous e Quel hommc n'eút entendu avec effroi cette plamte proférce avec des mots — ct cependant hois du monde ? Quel honíme n'eüt au mo ins douté de sa raison? Mais le samt de Lumbrcs, son regard ŕixé vers le sol, nc songeait qu'a ceiics des ámes que celut-ci avait perdues... Tout le temps que dura ľoraison, ľautre continua de gémir et de grincer, mais avec une force décroissante. Lorsque le vicaire de Campa&ne se ruleva, il se tut tout i fait. U gisait, pareil á une dépouillc. '( Que me voulais-tu, cette nuit?» demanda ľabbé Donissan, avec autant de calmc que s'il se tut adressé á qudqu'un de ses familiers. De la dépouillc immobile une nouvelle voix monta : « Ii nous eít permis de ťéprouver, děs ce jour et jusqu'ä ľheure de ta mort. D'ailleurs, quai-je fait moi meme, sinon obéír a un plus puissant ? Ne ťcn prends pas ä mní, 6 juue dire? C'était son visage páli, sa soutane souillée de boue, lc gctin6tiť de sa main vers le cceur; c'était la son regard, et, dans ce regard, il iisait la craintc. Mais jamais sa propre conscience, drcssée pourtant a ľexamen particulicr, ne fůt parvenue» ä eile seule, ä ce dedouble-ment prodigieux. Iľobscrvation la plus sagace, tournée vers ľurdvers Interieur. rľen saisit qu\in aspect ä la fob. Et ce que découvrait le futur saint de Lumbrcs, ä ce moment, c*ctait ľensemhle et le detail, ses pcnsées. avec leurs racin.es> leurs prolongement\ ľinrini réscau qui les relie entre elles, les moiudres vibrations dc son vouloir, ainsi qu'un corps denude montrcrait dans le dessin dc ses artěres et de ses vLines le battement de la vie. Cette vision, a la fois une et multiple, telle que d'un homme qui saisirait du regard un objet dans ses trois dimensions, títait d'une perfection telle que le pauvre prétre se re-connut, non seulement dans le present, mais dans le passé, dans ľavenir. qu'il reconnut toute sa vie... He quoi! Seigneur, sommes-nous ainsi transparents a ľenne-nii qui nous guette? Sommes-nous donnés si désarmés a sa haine pensive?... Un moment, ils rc■> II parlait ainsi, bicn que le regret dc la vision perdue blessát routes ses fibres. Lc vertige d une curiosite' sur-iiaturelle, désormais sans effct, a jamais, le laissait bale-ttnt. vide. Mais il croyait toucher au but. a la rnirc dc Frugts, il nľa rendu deux pouJiches. AinsiĽ. Mais, si vous tiľcn croyez, monsieur ľabbé, nous ferons cote ä cote un bout de chemin. De marcher, ca vous remettra plutôt. Je vais. de ce pas aux carriercs d'Ailly, oü je travaille. Dici lá, vous vous táterez. Si vous vous sentez plus mal, vous tiouverez une voiturc, chcz Sansonnet, au cabaret de ia Pie voleusc. — Avancons done, répondit le futur samt de Lumbrcs. J*ai repris mes forces. Tout va trěs bien, mon ami. » lis marchérent ensemble un moment. Et c'cšt alors que ľabbé Donissan connut le veritable sens d'une cer-taine parole entendue : « Un procbain avenir prouvcra si }*ai menti ou non. » iBó SOUS LE SOLEIL DE SATAN lis allaient, d'abord íentemcnt, puis plus vitc, par un chcmin .isseč durt si plein ďorniěres děs 1'automne que les equipages ne ľempruntaient plus, en hiver, que pat les fortes gelées. Tel quel, il devint bientot impossible d'y marcher de front. Le carrier prit les devants. Lc vicaitc de Campagne le suivait les yeux baissés. attentif aux ob. 5~taclcs, posant bien ä plat ses gros soulíers, tout au soin de ne pas retarder la mar che de son compaction. Soi> corps tremblait encore de froid, dc fatigue et de ŕievre, que sa tragique simplicitě oubliait dej ä plus qu'a demj ies noirs prodiges dc cette extraordinaire nuit. Ce n'était pas légéreté, sans doute, ni i'hcbétude d'un épuiscment extreme. II en écartaít volontairemcnt. bien que sans grand effort, la pensce. II enremcttait naívement ľexamen a. un moment plus favorable, sa prochaine confession, par exemplc. (Xue d'autres se f us sent partages entre la double angoisse d*avok cté les jouets de leur folie ou terriblcment marqués pour de grandes et surnaturclles épreuves! Lui. la premiere terreur surmontec, attendant avec soumission une nouvclle entreprise du mal, et la grace ncccssairc de Dieu. Possédé, ou fou, dupe de ses réves ou des demons, qu'importe, si cette grace c Je sienal tout ä coup si proche, la lumierc de la petite gare de Campagne. II s'arréta debout, halctant, téte nue, grelottant dan*: sa joutanc raidc de boue> nc sachant tout ä coup si c'était je froid ou de honte, et les orcilles planes de rumcur. A cc moment. Ja vie quotidienne le rcprit avec tant dc force, ct si brusquement. qu'une minute il nc re Elle riait d'un rire méchant, mais ce rirc était menteur et il le savait bien. Ou, plutôt, peut-étre ne ľente-ndait-il méme pas. Car plus haut qu'aucune voix humame críait 1 194 SOUS LE SOLEIL DE SATAN vers lui la douleur sans cspérance, dont eile é taj co n sumec. « Je venais par la route de Sennecourt, poursuivit eile avec volubilité, mais j'ai fait un detour vers Cor. zargucs, Cela vous ľ tonne, c'eSt třes naturel : je ne puij dormír la nuit... Je n*ai pas ďautre raison... Mais vous reprit-ellc, avec une soudainc culěre, un saint homme du bon Dieu, ca ne va pas s'embusquer au coin des haiej pour surprendre les fillcs... A moins que... » Elle cherchait sur le visage paWbie la moindre trace d'irritation ou d'embarras qui pút dechainer de nouvem son rare, mais ce rirc s'etcignit dans sa gorge, car elfe n'y vit rien. absolument rien qui lui permit de croirc ďavoir été sculcmcnt entendue. En sorte que, rcprenant la parole, son regard dtŕtnenrait deja sa voix, qui — elle encore — raillait ; « Je vois que la plaisantcrie ne vous va pas, dit-elle, (Jue voulez-vous? j'aime rirc... Est-ce défendu? ]'ai dej á tant ril » Elle soupira. puis reprit, d'un autre accent ; « C'cŕt bon. Nous n'avon*; plus grand-chose a nous dire, j'esperc? » Pour descendre un creux du chemin, elle passa devant lui et, glissant sur la pente, rattrapa son équílibfe en posant ses cinq petites griffes sur la manche noire, Pourquoi s'arréta-t-elle de nouveau? Quel doute k retint un moment encore immobile ? Et surtout pourquoi prononc.a-t-ellc d'autres paroles, qu'en eUe-mcme, au méme instant, elle de^avouait? « Hein? vous pensez : elle vient dc quitter son amant; eile rentre avant Pauper1... Vous ne vous trompez pa* tout a fait. » Ses yeurí, ä la dérobée, íirent le tour de ľhorizon. A ieur droite, les grands pins de Norvége, au feuillagc noir, faísaicnt une masse sombre et grondantc, ^ur le cid oriental, dej a páli, Cc n'etait pas la premiere fois qu'elk entendait leur aprc voix. Ľahbé Donissan posa doucement la main sur son epaule, et dít simplcment : « Voulez-vous que nous fassions ensemble un pen de chemin ? » II descendit le talus et prit, sans hésiter, ia direction du hameau dc Tiers, tournant lc dos au chateau de Cadignan LA TENTATION DU DÉ5ESPOIR T95 ct au village meme. Le chemin se rétrécissant pen a peu, || Jeur ctait impossible de marcher de front. Jamais le petit cceur de Mouchctte ne sauta plus fort dans sa poitrine qu'ä Pin cria Mouchette. (Mais il avait frappé si juste que sa colěre en fut comme trompée.) « Je ne sais méme pas ce que vous voulez dire I — Assurément, d'autres čpreuves vous attendent, continua-t-il, plus rudes... Quel age avcz-vous?» demanda-t-il apres un silence. Dcpuis un moment le regard dc Mouchette trahissait une surprise, déjä décue. A cc dernier mot, par un violent effort, eile sourit. « Vous devez le savoir, vous qui savez tant dc chose«... — Jusqu'ä cc jour vous ave/ vécu comme une enfant. Quin'a pas pitié d'un petit enfant? Et ce sont les petres de ce monde! Ah! voyez-vous, Dieu nous assíftc j usque 100 SOUS LE SOLEIL DE SATAN dans nos folics. Et, quand ľhommc se lěve pour le maudire, c'es"t Lui seul qui souticnt cette main debile! — Un enfant, fit-clle, un enfant! Des enfants dc cheeur comme rnoi, vous n'en rencontrercz pas bcaucoup dans vos sacristies : ils n'useront pas votrc eau bénitc. Les chemins oü j'ai passe, souhaitez ne les coiinaitre jamais. » Elle prononca ces dernicrs mots avec une (.mpha.se un peu comique, II répondit tranquillement ; «. Qu'avcz-vous done trouvě dans 1c péché qui valut tant dc peine et de tracas ? Si la recherche et la possession du mal comportent quelque horrible joic, soycz bien sure qu'un autre 1'exprima pour lui seul, et la but jusqu'a la lie. » L'abbč Donissan fit encore un pas vers eile. Rien dans son attitude n'exprimait une emotion excessive, ni le désir ďétonner. Ét pour tant les paroles qu'il prononca clouerent Mouchettc sur place, et rctentircnt dans son cceur. « Laisscz cette penséc, dit-il. Vous n'étes point devant Dieu coup able de ce meurtre. Pas plus qu*en ce mument-ci votre volonte nTétnit libre. Vous étes comme un jouet, vous étes comme la petite balle ďun enfant, entrc les mains de Satan1. » li ne lui laissa pas le temps de répondrc c t d'ailkrtrs? eile ne Uouvait pas un mot. II ľcntraínait dcjii, tout en par-lant, sur la route dc Desvres. a grands pas. dans les champs deserts. Elle le suivait. Elle devait le suivre. II parlaít, comme U n'avaít jamais parle, comme il ne parlerait plus jamais, merne ä Lumbres et dans la plenitude de ses dons, car eile était sa premiere proie. Ce qu'elle entendatt, ce n'était pas ľarrčt du juge ni rien qui passät sun entendement dc petite běte obscure et farouche, mais avec une terrible douceur, sa propre hiftoire> l'histoirc de Mouchette non point dramatises par le metteur en scene, enrichie de details rares et singuliers, mais résumée au contrairc, reduite ä rien, vue du dedans, Que le péché qui nous devote laisse a la vie peu de substance! Cc qu'elle voyait se consumer au feu de la parole, c'était elíc-méme ne dérobant rien ä la flamme droite et aiguc, suivie jusqu'au dernier detour, ä la derniere fibre de chair. A mesure que s'élcvait ou s*abaissait la voix formidable, recuc dans les entrailles, eile sentait croitre ou décroitre la chalcur dc sa vie, cette LA TENTATION DU DÉSESPOIR voíx d*abord dištinčte, avec les mots de tous les jours, que sa terreur accueillait comme un visage ami dans un cn'rayant réve, puis de plus en plus contbndue avec le témoignage intérieur, le murmure déchiiant dc la conscience troublée dans sa source profonde, tellemcnt que les deux voix ne faisaient plus qu\me plainte unique, comme un seul jet de sang vermeil. Mais quand il fit silence, «.lie se sentit vivrc encore. Cc silence sc prolonged lon^temps, ou du moins un temps impossible a mesurer, indiscernible. Puis la voix — mais venue dc si loin! — par vint de nouveau ä ses orcilles. «Remcttez-vous, disait-elle. N'abusez pas de vos forces. Vous en avez assez dit. — Assez dit? Qu'ai-je dit? Je n'ai rien dit —- Nous Avon s parle, reprit la voix. Et meme nous avons parle longtemps. Voycz comme le cici s'éclaircit : la nuit s'acheve. — Ai-jc parlé ? » repeta-t-eüc, d'un ton suppliant. Et tout ä coup (ainsí qu'au réveil sur git dc la memoire, avec une brutale evidence, ľ acre accompli) : 'í J'ai parlé! s'écria-t-cllc. J'ai parle! >v Dans le gris de Taube, eile reconnut le visage du vicaire de Campagne. II exprimait une lassitude inrinie. Et ses yeux, oů la flamme s'etait á present eflacce, semblaient comme rassasiés de la vision mySrérieusc. Elle se sentait si faible, si děsarmée qu'elle n'aurait pu faire aiors un pas, semblait-il, ni pour le joindre, ni pour ľéviter. Elle he sita, «Cela eít-il possible? dit-cllc encore... Dc quel droit?... — Je n*ai aucun droit sur vous, rěpondit-il avec douceur. Si Dicu... — Dieu E » commcnca-t-elie... Mais il lui fut impossible d'achever. L'esprit dc revoke était en clle comme en-gourdi. <; Comme vous vous débattez dans Sa main, fit-il triitcment. Lui échapperez-vous de nouveau ? Je ne sais... » D'une voix trés humble, aprěs xrn nouveau silence, il ajouta : tot SOUS LE SOLEIL DE SATAN « ÉPARGNEZ-MOI, MA FILLE1! » Sa páleur était effrayante. La main qu'il levait vers eile retomba gauchement, et son regard so dctourna. Et, dejä, eile serrait avec impatience ses pctits poings. II la vit, telle qu'il ľavait entrevue dans ľombre, une heute plus tsjtj avec ce visage ďenŕant vie illic, contracted mcconnais •sable. Ľinutilitu* de son grand effort, la vaine dispersion des graces sublimes qui venaient d'etre pro-diguées, la, á cette place, ľinexorablc prevision lui serra le cceur, « Dicu! » s'ecria-t-eile, avec unrire dur... L'auhe livide s^ievait a mesure autour ďcux et ils n'en voyaient que lc reflet pathétiquc sur leurs visages. A leur dioite le hameau, ä peine emerge de la brume, au ereux des collines, faisait un paysage de desolation, Dans ľimmense plaine, ä ľinŕíni, seul vivait un mince filet de fumée, au-dessus d\m toít invisible. Alors, lc rire de Moucbette se tut. La flamme instable de son regard s eteienit. Et sondain, lamentable, exténuče, obetinéc, eile implora dc nouveau : « Jc ne voulais pas vous oŕfenser... N'eát-ce pas que vous nťavez ment: tout ä ľhcurc? Je n'ai ricn dit. Que vous aurais-je dit? II me semble que je dormais. Ai-jc dormi ? » II scmblait ne pas ľciltendre. Eile rcdoubla : « Ne me refuser pas... Vom ne pouvez refufer de rčpondre... Pout ľapprendre, je me soumettrai a ce que vous jugerez bon de m'ordonncr. y* jamais la voix de ľétrange fille ne s'était faite si bumble. si suppliante. II ne répondit pas encore, Elle recula de quelques pas, le devisagea longuement, ardemment, äcs sourcils froncés, le front bas, et soudain: « j'ai tout avoue! dit-elie. Vous savez tout! » Mais, se reprcnant aussitôt: « Et quand cela serait ť je ne crains rien. Que m'importe?... Mais dites-moi«.« Ab! dites-moi, qu'avcz-vous fait ŕ Ai-je vraiment parle en songe? » Dans son extréme épuisement, sa euriosité indomp-tablc la jetait deja vers unc nouvelle aventure. Le sane montait a ses joucs. Ses yeux retrouvatent leur flamme sombre. Et lui, il la contemplait avec pitie, ou peut-étre avec mépris. LA TENTATION DU DÉSESPOIR Car, a sa grande surprise, Ja vision s'était cŕľacée, ajiéantie. Le souvenir en était trop vif. trop precis pour qu*il doutát. Les paroles échangées sonnaient encore ä ses oreilles. Mais les ténčbrcs étaient rctombécs. Pour-quoi n'obéit-il pas alors au mouvement Interieur qui lui commandaít dc se dérober sans retard? Devant lui, ce n'était qu'une pauvre creature rcfnrmant en hate k tráme un inítant déchírée de ses mensonges... Mais n'avait-il pas été une minute — une eternite J — par un effort presque divín, affranchi de sa propre nature? Fut-cc le desespoir de certe puissance perdue ? Ou la rage de la fcconquérir? Ou la colěre de retrouver rebelie la mise-table enfant tout á ľheure ä sa merci? II cut un gereilles l'entcndircnt jamais — ľhi Mouchcttc se vit comme eile ne s'était jamais vue, pas merne ä ce moment oü eile avait senti se briser son orgueil : quelque chose fícchít en eile d'un plus irreparable ŕíéchissement, puis s'enfonca ďune fuitc obscure. La voix. toujour? basse, mais ďun trait vif et brůlant, ľavait comme dcpouiílée, fibre i fibre. Elle doutait ďétre, ďavoir etc. Toute abstraction, dans son esprit, prertd une forme» et peut étre serrée sur la poi-trine ou repoussée. Que dire de ce ííŕchissement de la conscience méme! Elle s'était reconnue dans les siens, ct au paroxysme du délire, ne sc di^tinguait plus du trou-peau. Quni! pas un acte de sa vie qui n'eüt ailleurs son double? Pas unc pensée qui lui appartint en propre, pas un geste qui ne rút des longtemps tracé ? Non point semblables, mais les mémes! Ňon point répétés, maií uniques. Sans qu'elie pút retracer en paroles intelligible« aucune des evidences qui achevaient de la détruire, eile sentait dans sa miserable petite vie Fimmense duperie, le rire immense du dupeur. Chacun de ces ancétres dérisoircs, ďune monotone ignominie, ayant reconnu et fiairč en eile son bien, venait le prendre; eile abandon- LA TESTATION DU DÉSEäPOIR n^ijt tout. Elle livrait tout et c'ctait comme si ce troupeau Ľuit venu manger dans sa main sa propre vie. Que leur spater? Que reprendre? lis avaieiit jusqu'ä sa revolte ničme1. Aíors eile sc drcssa> battant Pair de ses mains, la tete jetec en arriěre, puis ďune épaule a ľautre, absoíument comme un noyé qui s'enfonce. La sucur ruisselait sur son visage, ainsi qu'un torrent de larmes, tandis que ses yeux, que devorait la vision intérieure, n'olTraient au vicaire de Campagne qu'un metal reťroidi. Aucun cri ne sortait de ses lěvres, bien qiťii parút vibrer dans sa gorge muettc. Ce cri, qu'on n'entendait pas, imposait pourtant sa forme a la bouche contractée, au col ployé, aux maigres épaules, aux reins creusés, au corps tout entier comme tiré en haut pour un appel désespéré... Entin eile s'enfuit. Jusqu'au premier tournant de la route eile crut ne pas hater son pas, quand deja die courait prcsque. Au bas de la descente, lorsque les haies dégarnies et les troncs presses de pommiers lui furcnt un abri, die sc mit ä fuir de toute la vitesse de ses jambes. A ľentrée de Campagne, cependant, eile quitta la grande route et prit ďinítinct le sentier desert .'i cette heure et qui lui permit ďatteindre, $ans étre vue, son jardin. Elle ne pensait clairement a lien, ne désirait rien que se trouver scule, dcrriere unc porte bien close, a Pabri, sculc. Lc dehors, Fhorizon ramilier, le ciel méme appartcnaient ä son ennemi. Sa frayeur ou, pour mieux dire, son désordrc était tel que, si l'occasion s'en fut seulement presentee, eile eút appelé á ľaide n'impotte qui, son pere méme. Mais Poccasion ne se présenta pas. La cuisine était vide. Elle grimpa ľescalier quatre a quatre, poussa le verrou, se jeta en travers de son lit, puis se redressa aussitot commc mordue, se jeta vers la fcnětre, ouvrit le? rideaux et, découvrant son regard dans la glace, lit en arriére un bond de bete surprise. «Es~t-ce toi, Germaine ř» demandait a travers la cloison Mme Malorthy. La glace connut seule ce nouveau regard de Mouchctte, la grimace frénétique de ses lěvres. Elle repondit ďune voix basse et calme : 2o8 SOUS LE SOLEIL DE SATAN « Ceít moi, maman. » EtŤ avant que la vicille fcmmc eůt place encore un mot, eile trouva sans hésiter, sans y penser méme, le mcnsonge qui ne tut pas tout ä fait invraisemblable : « Cousin Georges m'a reconduite en vulture jusqu*au hameau de Viel, IÍ allait au mar che de Viel-Aubin. — A cťheure ? —■ II est parti trěs tôt, parce qu'il embarquait de& porcSn II f allait pronter de l'occasion, ou revenir a pied. — T'as pas díné, repondit la vieillc. Je vas te faire un peu de caťé. — Juítcment parce que je rľai pas eformi, je mc couchc, ňt Mouchctte. Laissc-moi. — Ouvrc done, répeta Mmc Malorthy. — Non í » cria ŕarouchement Mouchctte. Mais, se reprcnant aussitôt, de sa petite voix seche et dure, qui f await trembler sa mere : « ]e n'ai besoin que de dormir. Bonsoir. » Et quand eile entendit decroitre^ au tournant de ľescalier^ le bruit des sabots, ses genoux fltchirent : clle s'accroupit dans le coin sombre, sans parole, sans regard. Lc peril present n'engendre que la crainte, qui frappe de Ätupeur lc lache. Elle endort avant que de tuer. La terreur s'évcillc plus tard, lorsquc 3a conscience cngourdie prend pcu a peu connaissance et possession de son bote sinit fini... c?e\& tendue, Offerte!.. Quelle que flit son envic-, cílcVf jeta pas la lame, eile ľy appliqua terocement, consciemment et ľentendit grincer k s'écria le eure de Campagne, intrigue. « Tout de suite, » Il touma malaisément la tete, calée eiitre deux énormes oreillers au dossier du grand ťauteuil. Lc visage dc ľabbč lui apparut mal distinct dans la chambre obscure (les rideaux étaient encore a de mi tirés). Ce qu'il en vit démen-tait suffisímiment le calme aííecté de la voix, D'ailleurs il n'exprima son. étonnement que par un battement tk paupiércs, sur son regard aigu* LA TENTATION DU DÉSESPOIR 215 « Quelle surprise 1 commenca-t-il avcc beaucoup de douceur. Comment ctes-vous deja de retour j* » 11 se gardait bien de montrer un siěge. sacbant par experience que, debout devant lui, les bras ballants la gauche-rie du pauvre pretrc doublait sa timidité naturelle, le tenait micux ä sa merci, « J*ai été ridicule, comme toujours, repondit ľabbé Donissan... Enŕin, je me suis perdu... — De sorte que vous eres arrive trop tard ä Étapíes, les confessions terminées "ť — Je n'ai pas encore tout dit, avoua le vicaírc piteu-senicnt. — Par exemple! » sYcria ľabbé Meiiou-Segrais, en frappant viokmment ľaccoudoir de son lautcuilj avcc une vivacité bien dirférentc dc ses maničres habituelles. «Et que vont dire ces messieurs, je vou$ le duiunde? Arriver en retard, sok. Mais ne pas arriver du tout! » Si peu soucieux qu li füt ä ľordinaire de ľopinion tľauttui, il craignait le ridicule ďunc crainte nerveuse, qui était comme ľ element feminin ďune nature pourtant assez mále. Et de quelle moquerie nc scrait-il pas ľobjet, par un detour, dans la pursonnc de son vicaire, déjä assez brocardé! Toutefois, rencontrant le regard dc ľabbé Donissan, d"uiie magnifiquc loyautc, il rougit de sa faiblessc ct continua paiiiblement: « Ce qui est fait eit fait. J'écrirai ce soil' au chanoine, pour nous excuscr, A present, ditcs-moi... » Pitoyable, il montrait une chaise de sa main tendue, A sa grande surprise son vicaire resta debout. «. Ďitts-moi, répéta-t-il sur un ton bien different de sollicitude ct d'autorite, comment vous vous etes perdu dans un pays qui n'eit tout de mérae pas un desert sauvage ? » La "tčte de ľabbé Donissan reStait penchéc sur son épaule, et son attitude exprimait un humble respect. Pourtant sa rép on sc tomba de haut : « Dois-je vous dire ce que jt. crois étre la vérité ť — Vous le devez, réphqua r>L Menou-Segrais. —- Jc le dirai done », poursuivit le vicaire de Campagne. Son pále visage, encore creusé par ies terreurs et les fatigues de la nuit, témoi^nait d'une resolution dej a prise et qui serait infailliblement accomplie. La seule marque de sa honte fut qu'il détonrna la téte. 2i6 SOUS LE SOLETL DE SATAN Ií paria, les yeux baissés ct avec un peu Je Iiáte, peut-étre,.. D'ailleurs, l.i nettcté de certains propos, Icur liardiLS.sc, le visible souci de ne rien ménager eussent décnuvcrt, ménic ä un obscrvateur luoins Síigace, le secret cspoir s.ms doute dJune interruption, d\ine contradiction vinknte qui eůt secouru le pauyre prčtrc sans le fairc manquer ä sa promesse. Mats il tut écouté dans un pro-fond silence. «. Je ne me suis pas egaré, commcnca-t-il. Au pis aller, j'aurais pu me perdrc ä mi-chemm, dans la plaine. C'e^t pourquoi j\ii pris la grande route : je ne l'ai quittée qu'un instant. Je n'avais qu'ä matcher droit devant moi. Memo tn pleme nuit (car la nuit ctait noire, je ľavoue), il ctait impossible de manquer le but, Si jc nc Tai pas atteint, d'autres que moi en poiteroiit U peine, » II s'arréta pour reprindre haleine : « Si étranee, si to u que cela vous paraisse, reprit-il, il y a plu*; étvange ct plus tou. 11 y a pis. Une autre épieuve m'était pieparée. » A ce point, sa voix f remit, et il fit de la main k £C Peut-etrc attendait-il une question, mais il n'cut pas mime un regard. « Nous demanderons pour vous une retraitc prolonged, a Tortefontaine, ou ehe?; les Bénédictins de Chěvetogne. II vous raut parier franc, ľabbé. Je vous ai cru; je vous crois encore marque ďurt signeř choisi. N*aUons pas plus loin. Nous ne sommes plus au temps des miracles. On les craindrait plutôt, mon ami. L'nrdre public y cit Interesse. L'administration rťattend qu'un prérexte pour nous tomber dessus. De plus la mode est aux sciences — comme lis disent —- neurologiqucs. Un petit bonhommc de prétre qui lit dans les Ames comme dans un livre... On vous soigneratt, mon garcun. Pour moi, ce que vous avcz dit me surrit : je n'en de-mande pas plus : j'aime autant ne pas en entendre plus long« » II ctendit les deux mains, comme pour repousser ce secret dangercux, puis reposa sa tete au crcux de ľoreiller. Mais au premier mouvement de retraite du vicaire : « Attention! je vous intcrdis formellcmcnt ďouvrii seulement la bouche sur un tel sujet, «=ans mon autori-sation préalable-, en presence dc n'importe qui. N'importe qui, cntendc2-vous ť —- Mcme mon conresseur habituel ? demanda timi-dement ľabbé Donissan. — Cclui-lA surtnut », rcpoiidit ľ autre, avec tranquillité. Alors le silence retomba, plus lourd. Une fois, dcus fois, le grand corps du vicaire oscilla de droitc a gauche, LA TENTATION DU DÉSESPOIR 219 ct son regard se tourna vers la porte. Sa main droitc tourmentait nerveusement les boutons de sa soutane, £t il entendit soudain, & son grand etonnement» sa propre voix : « Je n'ai pas tout dit », fit -il. Nulle réponse. « Cc qui me reste a dire mtéresse — en quelle mc-iure, Dieu le sah I — le salut d'une pauvre Arne dont nous iiurons a répondre, vous et mni. La Providence semhle nie ľavoir confiée, nommément, expres^ément, c'cít súr, car certe personne appartient a notre famílie paroissialc, monsieur le doyen. — J'écoute », repondit ľabbé Menou-Segtais, levant lentement íes ycux. Pas une secon.de, au cours Ju lontr récit qui suivit, le lucide ct puissant regard ne se dčtourna de la face ravagée du vicaire. Une espěce d'attention douloureuse s'y pouvait lire, oii la claire resolution se formait déjä peu a peu. Pas un mot nc sortit de la bouche scrrev, pas an frémissement ne parcourut les longucs mains biemes ?osecs sur le bras du ŕautcuih et la téte un peu renversée, e menton haut, respk-ndissait d'mtelligcnce et de volonte. Lorsquc le vicaire cut achevc, le doyen de Campagne se détourna sans affectation vers le ChriQ florentin pendu ä son clievct ct dit. d'une voix il la fois forte et tendre : « Dieu soit béni, mon enfant, parce que vous ave?, si franchement et si humhlement parle. Car cette simplicitě désarme ľesprit du mal mcme. » Faisant signe au jeune pretre d'approclur il se leva légercment vers lui, chercha son regard et, face á face : « Je vous croi% dit-il, je vous crois sans reserves. Mais j'ai besoin de preparer un moment ce que jc nľcn vais dire... Prenes sur ma tabic, á droitc, 1A, oui ; c'ešt Vlwifathrt tk Notrc-Sciyjh'Hr... Vous ľouvrirex au livre III, cfiapitre lvi. et vous prononcerez du fond du ctrur, particuličrement, les versets 5 et 6. Allez,,, Laissez-moi, » Le vieux prétre aux dons magniriques, que ľignor.ince, l'injuítice et ľenvie avaient jadis désarmé, senti a cette heure unique qu*il consommait son de II s'interrompit, non sans quclque embarras vite sut-monte. « Prenes d'abord note de ceci : pour tout le mondc vous n'étes désormais (jusquW quandr) qu'un petit abbé plein d'imagination et de suiřisancc, moitié réveur, mni tic menteur, ou un fou. Subisscz done la penitence qui vous sera statement ímposcc, le silence et l'oubli tem-poraire du cloitre, non pas comme un chátiment injuĚtc, maisnccessaireetjuítirié... M'avez-vous compris encore ť » Merne regard et meine signe « Sachcz-íe, mon enfant. Depuü- des mois, je vous observe, sans doute avec trop dc prudence, ďhésitation. Cependant j'ai vu clair, des le premier jour. Certaines graces vous sont prodiguées comme avec exces, sans mesure : c'eít apparemment que vous étes exception- LA TENTATION DU DÉSESPOIR flcllcmcnt tcnté. L'Esprit-Saint ešt magnifique, mais ses libéralités ne sont jamais vaines : il les proportionne a $0* besoins. Pour moi, ce signe ne peut trompet : le diflble eSt entre dans votre vie. » Ľabbé Donissan se tut encore. rt Ah 3 mon petit enfant! Les nigauds fetment les i-cux sur ces choses! Tel prétre n'ose seulemcnt prononcer lc nom du diable. Que font-ils de la vie intérieurc 't Le inorne champ de bataillc des instincts. De ia morale r1 Une hygiene des sens. La grace n'eit plus qu'un raisonne-nient juu non, yu lace ä face ceiui que nous reneontrons chaque jour — non point hclas! au detour d'un chemin, mais en iious-metrics —- comment le saurais-je? Le vites-vous teellement, ou bien en songc, que m'importe ť Ce qui pcut paraitrc au commun des hommes ľépisode capital rTeit le plus souvent, pour 1'humble scrviteur dc Dicu, que ľaccessoire. Nul moyen de juger de votre clairvoyance et dc votre sulcéritě que vos ceuvres : vos ŕru vres rendront témoignage pour vous. Laissons cela. w II releva ses oreillcrs, reprit halciae, et continua, avec la ffléme singuíiěre bonhomie : « J'en viens ä votre seconde aventure, qui n*eít pas sans intérét pour moi-méme, 11 s'en faut. Car une crreur de votre jugement a pu nuire ici a Tunc de ces ámes qui, vous Pavez ditř nous sont confiées, Je ne connais pas la lilie de M, Malorthy. Je ne sais rien du crime dout vous k punscz coupable, A nos ycux le probléme se pose autrement. Criminelle ou non. cette petite nik a-t-elle été ľobjet ďune gráce exceptionnelle ? A vez-vous été VinUzument de ccttc grace ? Comprenez-moi... Comprc-ncz-moil... A chaque instant, il peut nous ětre inspire le mot nécessaire, Pinter vention infaillible — ccllc-la — as une autre. C'ct grande», répondit ľabbé Donissan avee calme, sans paraltrc s'apercevoir comhien de tellt-s paroles ctaicnt éioiímées de son ton lubituel de deference et ďhumilité. « Je ne puis douter de la volonte qui me presse, ni du sort qui m'attend. » Le regard de ľabbé Menou-Seerai* cut cette joic du chercheur qui entrevoit soudain Ja solution longtemps cherchée. « Quel sort vous attend done, mon fils } » Le vicairc haussa légercmcnt les épaules. « je ne vous demandcrai pas votre secret. J "en aurais eu le droit jadis. A present, nous charigeons de route. vous et moi, et dej ä vous ne nťappattenez plus. — Ne parlez pas ainsi, murmura ľabbé Donissan, les ycux sombres et fixes. Oü que j'aille, si profo n dement que je m'enfonce, — oui — dans les bras tněme s de Satan, je me souviendrai de votre charite. » Puis, comme si ľimage qui s'emparait de son esprit ľagitait trop douloureusemcnt et qu'il voulút la fuir (ou peut-etre l'arfronter), ii se mit brusquement deb out, « Est-ce la votre secret, ťľécria M. Menou-Segrais» est-ce la cc que vous pretender tenir de Dk-ul Ai-jc bicn compris que vous blaspliémiez en vous la divine miséri-cordeť Ce ne sont pas la rues lecons! Entendez-moi. malhcurcuxl Vous ctes (depuis combien de temps?..,) LA TENTATION DU DÉSESPOIR 225 ja dupe, le jouct, le ridicule instrument de celui que vous tedoutez le plus. » II faisait de ses deux mains levées, puis ahaissées, un £otc d'horrcur et de decouragement, que dementait jYcIat volontairc d«. son regard. «■ Je n'ai pas blaspheme, reprit ľabbé Donissan. Je n'ai pas désespéré de la justice du bon Dieu. je croirai jusquW la derniěrc minute de ma miserable vie que les seuls merites dc Not re-Seigneur sont bien asscz grands pour nľabsoudre, moi-rneme et tous avee moi. Cepen-dant, ce nXt pas sans cause qu'il m'a été révélé un jour, d'unc maniere si emcacc\ ľeffrayante horrcur du péché, le miserable etat des pécheurs, et la puissance du démon. -—A quel moment ŕ...» commence ľabbé Menou-Segrais. Mais, sans le laisser achever, ou plutôt comme s'il ne se souciait point de ľ entendre, le tutur saint de Lumbres continuait : «. Dc cela, le prcssentiment me fut donne jadis. Avant que de connaítre la vérité, j'en ai porté la trKtessc. Chacun recoit sa part de lumiére : de plus zélés, de plus instruits ont sans doute un sentiment tres vif de ľordrc divin des chose s, Pour moi, děs ľcnŕancc, j'ai vécu moins dans ľcspérance de la gioire que nous posséderons un jour que dans le regret de celie que nous avons perdue. (Son visage se durcissait ä mesure, un pli de colěrc se creusait sur son front.) Ah! mon pere, mon pere! J'ai desire écarter de moi cette croix! E d'une decision hative, d'une incertitude, d'une equivoque. Et vous m'étes conŕié! Vous étes ä moi! De quellcs mains trcmblantes je vous offrc ä Dieul Aucune raute ne m'e^t petmise. Qu'il m'cít cruel de ne pouvoir me jeter ä genoux ä vos côtés, rendre gráce avec vous! J'attendais dc jour en jour une confirmation surnaturelle des desseins de Dieu sur votre áme. J'attendais cette confirmation de votre xele, de votre influence grandissantc, de la conversion de mon petit troupeau. Et dans votre vie si troublée, si pleine d'oragcs> le sígnc a éclaté comme la ťoudre, II me laisse plus perplexe qu'avant. Car il cit súr désormais que ce signe e Sans manquer ä la charite, qui doit étre notre regle conítante, je deplore avec vous la negligence, pour ne pas dire plus, de M. le doyen de Campagne. En agissant pettement et visourcusement, il nous cut sans doute évíté de paraitre moment anément en conflit avec les autorités civiles. Toutcfois, grace ä votre judicieuse intervention et aprěs un premier malentendu, vite dissipé, M. le dočteur Galleta use vis-á-vis de nous de lapius haute eourtoisie en nous aidant a limiter le scandale. Par aiücurs, son. diagnostic a été confirms par son eminent confrere de Vaubecourt. Ces deux traits font autant d'honncur a ?on caračtěre qu?ä ses connaissances professionnelles« » Le tcmoignagc de Mile Malorthy, les confidences faites en pleine demence, ou dans la perióde de preagonic, n'eusscnt pas suffi sans doute a compromettre» dans la personne de M. Donissan, la dignité de notrc miništere. Mais sa presence au chevet de la mourante, en dépit de la protestation formelle de M. Malorthy, ne devait étre en aucun cas tolérée par M. ie doyen de Campagne, 'accocde que ce qui a suivi ne pouvait étre prévu ďun omme sensé, Le désir de cctte jeune personne, manifeste publiquement, d'etre conduite au pied dc ľéglise1 pour y expirer, ne devait pas étre pris en consideration. Outre que le pere ct le mcdecin trait ant s'opposaicnt ä unc telle imprudence, ce qu'on sait du passu ct de ľindiííerence relieieuse de Mile Malorthy autorisait k croire que, dej ä soignée jadis pour troubles mentaux, ľapprochc de la mort bouleversait sa faible raison. Que dire de ľaíter-cation qui a suivi! Des étrangcs paroles prononcées par le malheurcux vicatrel Que dire surtout du veritable tap t commis par lui, lorsque, arrachant la malade aux mains paternellcs, il ľa portée tout cnsanglantée et mori- 232 SOUS LE SOLEIL DE SATAN bonde a ľéglise, heureusemcnt voisinel De tcls exc&$ sont d'un autre aee, ct ne se quahfient point. » Grace au ciel, le scandalc a hcurcusement pris fir^ De bonnes ámes, plus zélécs que sages, attirakjnt déjä ľattention sur ccttc conversion /;; arilado mortis? dom ľinvraiscmblance nous eút couverts dc ridicule. J'y ai mis bon ordre, Notre solution a contents tout le monde. A ľexception sans doutc dc M. le doyen de Campagne qui, en se renfermant dans un silence dedaigneux, et en nous rcfusant son témoignage, s'cít montre, pour le moins, singulier. » Sur mes instructions, M. ľabbé Donissan e il le connatt bien, lui... (II y eft entré avec sa muvre soutane et ses gros souliers.) Ce cceur I Ce vieux cceur, qu'habitc ľincotnpréhensible ennemi jes Ames, ľennemi puissant et vil, magnifique et vil. j/ctoile reniee du matin : Lucifer, ou la faussc Aurore... II salt tant de choses, pauvre cure de Lumbres 1 que ia $ůrIromte ne salt pas. Tant dc choses qui ne s'ecrivent pas, qui se disent ä peine, dont on s'arraehe ľaveu, comme d'une plate refcrmee — tant de choses! Et il sait aussi ce qu"e 6 miracle 1 il y a le silence, lc vrai silence. 1'incomparable silence, son repos. 2j8 SOUS LE SOLEIL DE SATAN « Mourir, dit-il ä voix basse, mourir...» II cpelle \t mot, pour s'en pcnétrcr, pour le digérer dans son cteur,.. C*e^ II a descendu les marches sans y penscr, et il poursuit son réve ä travers la cuisine, vers lc jardin, les yeux mi-clos... La bonne femmc lc tire par la manche. <' Dans la salle monsieur le cure, dans la salle... » Et dle hausse un peu lc*; épaules, avec un sourire de pitié. Cettc salle eSt une belle piece, une tres belle piece, bien ciree. On y voit six chaises de paillc, deux bécassines cm-paillées sur la cheminée de marbre gris, ä côté d'un gros coquillage, et une monumentale statue de Notre-Dame de Lourdes, en pLitrc bianc, d'un terrible blane bleute (strur Saint-Mémorin ľa rapportée de Conflans-sur-aofflme, aux dernieres vacances de Páques). íly a aussi une Mise au tomheau, dans un cadre de ebene, toute piquéc de moisissures. Et encore» sur lc papier aux ramages páhs SOUS LE SOLEIL DE SATAN (un vrai papier d'auberge), pres de 1'unique fenétre une grande croix de bois noir sans Ghri et qui ne connait pas encore le petit gars du Plouy, ce saint auqucl on en remontre 1) « Mon ami,., mon bon ami... bredouillc ľabbé, je veux blen... c'e á leur place, alignecs comme des chifřres. Étaicnt-elles des joies vraiment? Ont-elles jamais respire? Ont-clles jamais battu?,,. Ceŕt un bon prette. assldu, ponctucl, qui n'aimc pas qu'on trouble sa vie, fidele ä sa classe, ä son temps, aux idécs de son temps, prcnant ceci, laässant cela, tirant de toutes choscs un petit profit, né fonetionnaire et moraliste> ct qui prédit ľextinction du paupérisme — comme ils discnt —■ par la disparition de Palcool et des maladies vénériennes, bref ľavenement ďune jeunesse saine et sportive^ en maillots de laine, a la conquetc du royaume de Dieu. autres> si bicn patlant?, cures de vilíes ou efe gros villages, et qui coanaisscnt lent mon.de? Bien des fois, a la chute du jour, oppresse de fatigue, il a retourné cettc idee dans sa tete, jusqu'á ľobsession. Et puis, fermant les yeux, U ŕínissait par s'endormir dans la pensec des incomprehensiblcs dons de Dieu, et de ľé-trangeté dc ses voies... Mais aujourd'huil D'ou vient que le sentiment de son impuissance ä faire le bien ľhunulic sans lui rendre la paix ? Es~t-elle done si rude ä ses lévres, la parole du renoncement nděle? O ľétrange détour du cceur I Tantôt il tévait d'échapper aux homines, au monde, ä ľuniversel péché; le souvenir de son grand effort inutile, de la majesté de sa vie, de son extraordinaire solitude allait jeter sur sa mort une derniěre joie? pleinc ďamertume — et voilä qu'il doute ä present de cet effort méme, et que Satan le tire plus bas... Ľhomme de sacrifice, lui? La victime designee, marquee ?... Non pas í Mais un maniaque ignorant exalte par le jeüne et ľoraison, un saint villa-geois, fait pour ľémerveillement des oisifs et des biases... « C'eít ainsi, c'ešt ainsi!,.. » murmurait-il entre ses lévres, a chaque cáhot, les yeux vagues... Cependant h. haie filait ä droitc et a gauche; la carriole courait comme un réve, mais la terrible angoisse courait devant, ct ľ attendant a chaque borne. Car cet homme étrange, oü tant ďautres se déposěrcnt comme un fardeau, eut le génie de la consolation et ne fut jamais console. On sait qu'il s'en ouvrit parfois, aus LE SAINT DE LÜMBRES 245 rares moments oü il se déchargeait de sa peine, et pleurait dans les bras du Pere Battelier, invoquant la pitie divine, avec des plain tes naives, dans un langage d'enfant. An fond du pauvre confessionnal de Lumbres, qui sent les téněbres ct la moisissure, ses his a genoux n'entendaient que la voix souveraine, au-dessus" de ľéíoqucnce, qui crevait lex cceurs ics plus durs> impérieuse, suppliante, ct, dans sa douceur méme, inflexible. Dc ľombre sacrée oü remuaient Iľs lévres invisibles, la parole dc paix allait s'élargissatít jusqu'au cicl et tr.iinait le pécheur hors dc soi, délié, libre. Parole simple, rec-ue dans le cceur, cl.ure, neryeuse, elliptique a travers ľesscntid, puis pressante, irresistible, faite pour exprimet tout le sens d'un commandement surhumain, oü ceux qui ľaim.uent mieux reconnurent plus ďune fois ľaccent et comme ľécho de la plus violente des ümes. Hélas! tandis qu'íl se prodiguait ainsi au-dehors, le dispensateur de la paix ne trouvait en lui-rnéme que désordre, cohue, ía galopade d«-^ images empůrtées, un sabbat plein de grimaces et de cris... Suivi d*un affreux silence. Piusieurs ne comprirent jamais par qud miracle lc meine que des midier s ďhommes choisirent pour arbitre aux plus redoutables conflits du devoir se montra tou-jours, dans sa propre querelle, inegal, presque tiniide, « On s'amasc de moi, disait-il, on se sert de moi comme d'un jouet. » Cest ainsi qu'il donnait a pleines mains cette paix dont il était vide, IV « X Tons voilä », dit le Maitre du Plouy, en tendant _LN son fouet vers une fumée, ä travers les arhres. Im petit bonhomme, cuiotté de bleu horizon, poussa la batriére et prit les rénes* A ľentrée de la cour, maitre Havret mit pied ä terre. Son compagnon le suivit jasqu'a la maíson. M, le cure de Luzarnes les accueilllt sur le seuil, haute silhouette noire. «Mon eher confrere, dit-il, vous étes attendu ici 244 SOUS LE SOLEIL DE SATAN comme un grand seigneur de jadis, en detresse, attendant M. Saint Vincent... » II souriait encore, jovial, mais avee une espéce clc discretion professionnclle, ä deux pas du petit moribund. En méme temps, il corrigeait la plaisantcric d'une vigoureuse poignée de main, ä la campagnarde. ... Mais deja íe cure de Lumbres ľentrainait au-dchors, i quelques pas. au milieu des poules cŕiarouchécs. « Je suis honteux, mon ami, včritablemcnt honteux, dit-il de sa voix la plus douce, je vous prie ď'excuser... l'ignnrance de cette pauvre dorne... Je vous prie aussi,., de me pardonner... Nous parlcrons de 5a plus tard, conclut-ll sur un autre ton, et vous vertex que je suis... lc plus coupable des deux,.. » M. le eure de Luzarncs sentait sur son bras ľétreinte des doigts nerveux, un peu tremblants. Jusque dans ľhumiliation vulontaire de cet homme surnaturcl, lc don qu'il avait recu rcjaülissait au-dehors, et il agissait encore en m alt re. « Mon bon confrere, repondit l'ancien professeur de chimic, deja moins jovial, ne vous accusez pas devant moi... Je passe, ä tort ou ä raison, pour un esprit fort, ct méme, aupres de quelques-uns, pour un mauvais esprit,,. Formation scientirique, vous savez, voila tout.,, des nuances, un vocabulairc un peu diríérent... Mais je n'en ai pas moins. ..la plus grande eštime pour votrecaractěre... » II parlait, les yeux baissés, avec un cmbarras grandis-sant. II sc sentait ridicule, odieux peut-étre. Enfin, il se tut. Mais, avant de rclever le front, il vit, comnic en lut-méme, comme an plus profond miroir, le regard posé sur lc sien, et il dut le chef eher malgré lui, íl dut se iivrer tout entier... Uneseconde, il se sentit nu, devant son jugeplein do pardon. II ne vovait que le regard, dans la face trcrnblante, dctenduc, lividc. Ce regard qui ľappelait de si loin> suppliant, désespéré, Plus fort que deux bras tendus, plus pituyabie qu'un cri, muct, noir, irresistible... « Que me vcut-ilr... » se demandait le bonhomme, avec une espěce ďhorreur sacrée.,.« Jecroyaisle voir dansľétangdeteu! » expiiqua-t-il plus tard. Unc inexplicable pitie lui crevait dans le coeur. Un moment, sur son bras, il sentit la vieillc main trembler plus fort. LE SAINT DE LUMBRES 241 « Priez pour moi... », murmura le saint de Lumbres ä S0fl orcille. Mais, rcsserrant son étreinte, puis s'écartant ďun geste brusque, il ajouta, d'une autre voix, rude, d'un homme qui defend sa vie : n Ne mc tentez pas!... » Et Us tentrěrent dans la maison, cote ä côte sans plus rien dire. « Ne me tentez pas! » II n'avait jeté que ce cri. II aurait voulu expliquer... s'excuscr..., déja rouge de honte ä la pcnsée qu'll entrait dans cctte maison en dispensatcur des biens dc la vie, děsespérant de se rctirer de lá sans faute grave, et sans scandaliser le prochain... Et puis, soudain, dans un éclair. les forces qui ľavaient assailli, tout au long de la riuit douloureuse, étaient suscitées de nouveau, et la parole qu'il allait dire, sa propre et secrete pensée, se dWpa d'un coup dans ľunique realite dc ľangoisse. Si bas que ľeút trainé jamais ľingénieux ennemi, tout lien n'était pas rompu, ni tout echo du dehors étourfe... Mais, cette fois, la forte main ľavák attache tout vif, děraciné... i* Sauvc-toi toi-méme, c'eŕt ľheurel... » disait aussi la voix jamais entenduc, tonnante,« Finics la iutte vaine et la monotone victoire i Quarante ans de travail et de petit profit, quarante ans ďun debat faš~tidicux, quarante ans dans ľctable, ä plat sur la bete humaine, an niveau de son cccur pourri, quarante ans gravis, surmontésL. Häte-toi L.. Voilä ton premier pas, ton unique pas hors du mondcl... » Et cette voix disait mille choses encore, ct n'en disait qu'unc, mille choses en une scule, et cette seule parole breve comme un regard, iniinie.,. Le passe s'arrachait de lui, tombait en lambeaux. A travers la mouvante angoisse passait tout á coup, comme un éclair, ľébíouisse-ment d'une joic terrible, un éclat de rire intcricur a faire ccbter toute armure... II se voyait petit prctre, dans le préau du scmimire, un jour de pluic... Dans la haute alle aux decors de damas cerise, devant Sa Grandeur en camail ct en rochet... Les premiers jours a Lumbres, le presbytere en ruine, la muiaille nue, lc vent d'hiver dans k petit jardin... Et puis... Et puis... le travail immense, tf maintcnant cette toule impitoyable, pressée miit et jour autour du confessionnal de ľhomme de Dicu comme d'un kk 246 SOUS LE SOLEIL DE SATAN autre cure ď Ars, la separation volontairc de tout secouts, humain; oui, ľhomme dc Dicu dispute commc une proic. Nul repos, nulle paix que celíc íichctée pat lc jeůne et les verges, dan? uii corps cnfín terrassé; les seru-pules rcnaissants, ľangoisse de toucher sans cesse lc^ plaies les plus obscencs du cceur humain, le desespoir de taut d'ämes damnées, ľimpuissance ä les secourir et ä les étreindre a travers ľabime de chair, ľobsession du temps perdu, l*énormité du labeur... Que de fois, et cette nuit merne, Íl a supporte ľassaut de telies images 1,». Mais a cette heute une attentc... unc grande et merveilleu^t attente ľčclaire au-dedans,, finit ďe consumer ľhornme intcricur. II ešt déjä ľhomme des temps nouveaux, un nouveau convive... Commc ce monde c notone mensonge... Hélasl le memc mensonge aux coin: LE SAINT DE LUMBRES 247 J'une bouche avare, ou, dans la gorge avidc et mourante oü rale le plaisir féroce, le tneme : « Tu sauras „.Tu vas «avoir.., Voici ia premiere lettre au mot myíterieux.,. En-tre ici... cntre en moi... fouille la plaic vive... bois et mange... rassasie-toi! » Car, apres tant de siěcles, c'cSt encore vous qu'il atten-dait, mille fois repeint et rajeuni, ruisselant de fard et de bäume, iuisant d'huile, riant de routes ses dents ncuves, oftrant ä votre curiositc cruellc son corps tari, tout son mensonge, oü votre bouche aridc nc succra pas une goutte de sang! ... Je le vis, ouplufôt nous U vimes, écrivait beaucoup plus tard a M. le chanoine Cibot le cure de Luzarnes, ancien professeur au petit scminairc de Cambrai. Je le vis au mi-lieu de nous, ks yeux mi-clos, et pendant phtsitttrs Minutes nous le regardďmes, sans vouloir rompre le silence. U expression naturelle de son visage etait une honté pleine ďonäion, ä iaquclle plusieurs personnes prudentes trouvaient deja le carac-tire tľfíne certain? simplicitě* Mais sa figure osseuse nous partit a tons, en tet instant, comme pétrifiée pur un sentiment i'ttrie extréme violence; il avaii ľ air d'un bomme qui donne tout sQts effort pour francbir un pas difficile. Je remarquai que sa tail h s}ttait incroyahkment redressée et q/ľ eile donnait, dans la vitilksse, ľ impression d'nne vigueur peu commune > et mime de bruftflité. Bien que mon esprit, forme jadis a la severe method« ées sciences exaäes, soit ordinatremmt peu sensible aux en-traimments de ľ imagination. Je fits ivlkment frappé du spec-Utk de ce grand corps immobile, et comme foudroyé, dans le paisible dkor ďuu in/éríeur campagnard, que je doutai un moment du témoignage de mes sens, et quandje vis mon respectable ami s'agiter et parier de nouveau, fen f us surpris comme l*M événement inaítendu. U semblait ďailleurs sortir ďtm réve. Je vous ai dii plus haut, mon trés honore collvgue, que je m'étais portě a la rencontre de notre eher cure de Lumbres, et que f e l'mris rejoint au hord de la route, ä quelque distance de la maison. Ctriaims phrases, dont le sens precis m'ŕchappa peui-etre, waient ajouté ä mon inquietude, J'essayais de rtpondre ce fľune prúdenie amitié m'inspirait lorsqtte, me servant le bras ®>ec violence et piongeant son regard dans lc mien: «. Ne me ttnte~ plus 1» dii-iL,. Notre premier entreften finit la, nos pM nous ayanf deja partes jusqu'au senil de la maison Harret, ľtus a cette minute k pressentiment ďun malheur... U n'était il Z48 SOUS LE SOLEIL DE SATAN que it op vrat. U enfant, dont ľetat ttatt d'ailhurs desesperé s'eta/ŕ étemt pendant ma courte absence La sat^e-femmt, Mme Lambelin, avait scicntifiqitemeut connate le deces, sans et tew possible. <( II e si mott», nous dit cttte pet sonnt a votx basse. (Äíaisje ne sat s si Aí. k curi de I^umbres ľentendtt ) II avait passe le semi, fait quelques pas, Jorsque, pat un mouve went hten touchant, et don f toute per sonne eclartee pent en y dep/o/ant toute jots me ret tame exoneration, due surtout a ľ ignorance ^ honor er la sincere piete, la malhcureuse mere vint litterakment se jeter aux p/eds de /non venerable confrere, et} duns Vemportement de son disespoir, eile batsatt sa viei//( soutane, frappant k sol dt son p on t avcc un hrutt qui retenitssatt dans won cam. An contnň de la pauvte je m we, et sans baisser sf/r eile les yeux, M. h cure de Lumbres s'arret a net. C e j} alors que nous le times, pendant quelques tongues mtrtnŕes, immobile, au milieu de la pitie, comme um ííaine, et tel cnfin que ; e vous le depei&nais tout a ľ herne. Puts, fai sunt sto Ja tete de Mme Havre t le signe de la crotx, et levant ters mot son regat d * « Sot tons ' » dtt-tl. Helas f mm eher et honftrt colleQtte, telle esf la fatblesse de noire esprit wist par une impresiou trop vtve que neu alots, il we semhle, ne m'cut tetenti de le sutvre, et que, dans l exces de son affltäton, la mere tnfot/unee nous latsut aller sans riert dire. De nous tons, seidt pent-étre, Mme Lambelm avatt zarde son sang-froid. IIy s certes heaucoup a reprtud/e dans la comitate et la religion de cette per sonne, mat r D ten nous donnait par eile une lecon de bon sens et de raison Sans auetm doute, f'ttats, pendant cette ejhoyabk matinee, comme im jouet entre les mams d'un malheureux komme qu'un caused salutaire, appuye sut l'experience et It sat'otr, am as t pn preset ver d'un affreux malheu f... Dieu sen! pourrait dsre st je fas ľinšírstment de sa colere on de sa mistři-corde. Mats Its trisles ivetiemenis qui sutvirent font pencher U balance en faveur de la premiere hypothsc. Le distingue chanome prcbende, mort depuis, semble revivre a chaque ligne de cette lettre ventablemcnt unique, judicieuscs et discretes formules, enrilees comme des marrons d'Inde, ou Ies sots nc trouveront ncn que de banal et de bas, mais qu'enveloppe la magic d'un reve Seul réve d'une pauvre vie qui ne connut jamais que ce cas dc conscience et s'y bnsa, seul doutc et seul enchante-ment! Peu de mois avant sa mort, ľinnocente victime écrivait á ľun de ses familiers : LE SAINT DE LUMBRES 249 Forte ďintcn ompre an travail qut étatt ma seu/e diffraction, i( ne puts detourner ma pensce de certains souvenirs, et parmí itux-la du plus douloureux, la malheureuse et inexplicable pn dt M le cure de Lumbres. J'y reviens sans cesse. J [y vots srn de i?* evt ne merits, si rares en ce mondt, qui passen t la commune rtjtsún. Ma fatble šante subtt le contrecoup de cette t de e fixe, (tj'y vots la principále cause de mori affatbliisemenipiogresstf, tt de la pe/te totale de ľappíttt Ces dermeres lipneš rejouiront n'imporle Icquel de ces detrousscurs de documents humaim, que nous klasom aujourďhui barbotants et remnants dans les eaux basses. M-iiSj X les hre, sans cunoMte \ilct en laissant retentír en soi-méme ľecho de cette plainte naive, on comprendra micux ce qu'il v a de detresse sincere dans cet aveu ďim-puissance, eent d'un *tylc aussi soutenu Le supreme effort de certams homnics simples, nes pour un labeur piisible, et qu'une merveillcuse rencontre a jetes au cccur des chores dans un seul eclair vite etcint ■— lorsqu'on les volt s'appliquer. jusqu'i la derruere minute de leur incomprehensible vie, a rappeler et ressaisir ce qui jamais ne repass et qui les a frappes dins lc dos — c£t un spectacle si traeique et d'une amertume si profonde et si secrete qu'on ne saurut nen y compircr que la mort d'un petit enrant C'eit en vain quJils rctournent pas a pas> de souvenir en souvenir, qu'ils epellent leur vie, lettre a lettre. Le compte y e» Unc autre parole trcmbla sur ses levies, qu'il n'acheva pas. Mais le vigilant confrere, un moment déconccrté : (f Ce desespoir... », commcnca-t-il. Le cure de Lumbres posait déj ä sur la siennc une main irnperieuse, ŕébriie. « Écarrons-nous un peu, dit-il, je vous en prie, jusque-11 » lis s'arréterent au pied d'un mur tout croulant. Quelle joyeuse vie bourdonnait autour! « Je suis ä bout, rcptit la voix lamentable. Ahl par pitie, mon ami, ä present mon unique ami, que votre charité ne vous égarc pas. Soyez dur! Je ne suis qu'un prétre índigne, un pauvxe prétre, une áme aride, un aveu-gle, un miserable aveugle... — Non pas... non pas..., rečtiiia pohment le futur chanoine, non pas vous, mais pcut-étre quelques esprits téméraires qui abusant de votre cré... dc votre bonne foi... II es~t si aisé de croire ä tout ie bien qu*on dit de nous! >v II sourit, écartant dc sa main unc guepe importune (la guépe, et cette bouchc Omerveiliée, pleine de discours, deux bétes bourdonnantes)... Mais, péremptoire : « Je vous écoutc », dit-il. Le eure de Lumbres glisse 1 ses pieds, tombe a genoux. « Dieu me remet entre vos mains, fait-il, mc donne & vous! — Quel enfantillage I s'ecrie le futur chanoine. Rcievefc-vous, mon ami. Votre imagination enrle démesurément 2J- SOUS LE SOLEIL DE SATAN une simple impression de fatigue, de surmenagc. Oh] ic ne suis qu'un honíme ordinanx, mais une certainc experience... », conclut-il avec un sourire, Lc cure de Lumbres rcpond ä ce sourire par un autre sourirc navrt. Qu/importc! il ne vcut voir en celui-lj, qu'un ami, avant le supreme detour, non choisi, mais recu, visiblement recu de Die u, son dernier ami. Ah! certes, il n'espcrc plus retourner en arriěre, retrouver la paix, rcvivre. II est deja trop loin sur la route mauditt, Tl ira, il ira, jusqu'a bout de souffle, avec ce seui compa-gnon. « Hclasl s'écríc-t-il, tel j'étais au srand sŕminaire. tel je suis reste, une tete dure, un cccur sec, sans aucua clan, pour tout dire ; un homme vi\ dont la Providence s'es*t scrvic. Le bruit fait autour de mol, ľob-ítinatinn a mc poursuivre, ľamitié de tant de pécheurs, autant de sigries et ďépreuves dunt je iťentendais ni le sens ni le but. Un samt mürit dans le silence, et le silence m'ctait refuse. Tout a ľheure encore j'aurais dú mc taire... Je n'aurais pas ä present a vous faire un aveu... (Qui... mon ceeur saignait dc quitter en un pareil moment certe pauvre fem-me ä genoux — si durement — oui, durcment ŕrappée..,) Ce rťútait pas sans raison... pas sans raison.., CarH., Mon ami, alors que j'étais dčjä sur le seuil de la porte... une pensee... une telle pen sec m'est venue... — Laquclle? » demanda M. le cure de Luzarnes, D'un get qu'une des millc formes de ľaboulie. Croyez-en un homme ä qui ces questions sout íamiliěres, Une erise morale telle que celie-ci n'e. commcniji Ie futur chanoine... II nVcheva pas. Děs ce moment, ce prétre cartcsicn cessa dc voir ciair en lui. LVmincnt philosophe, dont ies discours révélěrent jadis ä tant de belles curieuscs un autre univers sensible, et qui, par un dosage savant de mathématique et ďesprit^ fit du probléme de ľétre un divertissement ďhonnétes gens — s'il eüt un jour en-tendu parier lun dc ses singuliers animaux, tout en res-sorts, leviers 11 pignons — ne se serait pas trouve plus accable que le prétre malheureux, jusqu'alors si ferme, et qui, subitement tiré hors de lui-meme, ne sc reconnaít plus. Le cure de Lumbres pose sur le front du futur chanoine un doigt íiigu. '.' Malheureux sommes-nous. dit-il ďune voix rauque et lente, malheureux sommes-nous qui n'avons ici qu'un peu de cervelle. ct ľorgueil dc Satani (^u'ai-je ä faire de votre prudence? A present mon sort ešt fixe, Quelle paix j'ai cherche'e, quel silence? Ii n*y a pas de paix ici-Das, vous dis-je, aucunc paix, et dans un seul instant de Vrai silence ce monde pourri se dissiperait comme une fumee, commc une <^dcur. J*ai prie Notre-Seigneut de m'ouyrir les yeux; j'ai voulu voir sa Croix; je ľai vue; vrrus ne savcz pas ce que e'e^t... Le drame du Calvaire, djtes-vous... Mais il vous crěve les yeux, il n'y a rien d autre.,. Tenez! moi qui vous parle, Sabiroux, j'ai etitcndu — oui — jusque dans la chaire dc la cathédralc... "■3eSl8,.||tatíIfiS.sSsiÄ!:é8i = J9íí í/l P.^ « ^ 3 c"5 S3 áQ :-"§ í«uSC^<«3 s oíSíľ.iJľS^ m-tí ätß S w Sř'M s 3 f S t*^.^Q o j£ 5 M o a g-Š G S< grt- g-* g ,3 « y~ií g ô g 3 ^g-*h n S ,. r "2 > tí ö —' ř H íí m r 313 3^ — C '^- P *^ "^ ^ O .. "3 rrí c w O Sr^ tiasrj '5^ t; u (J » «o f?| jíí ?W HIJIMif! ff {Hits tHil^r-u u o •< S.u 3 aj e £5 o *> 5 j yi Sj3 ^ kPh cíJH s^ ť^S^ u « r^ x fl-3 o « Stí Ö ľ g « Ö & s ^ -3 5 ^ -3 -s -S , j S £- 2 x .S -S .5 ~ C »:jí " •« " "K K « c V »" " o ^ J2 y ^ ju" 3 Si 2 > g « & 5 u íi . y q S c « o ~ . ■ ta:-., u jj j" w ,5 „' e y S-n c •= u « n s _- ü n -S a .„ e Z í 3 ^ s o 8ü.ä ti S .k s^ *-« ří^s ,r^-^^ s > 3 ^s -■* S-g s - í o *j g g g g^ S ^ g g,w « ÍT § «.s bfS'oS^^S-Sí u^-^ ,J «Srn «^r*í ^pí^P^y-^^-jJ^Sjlc ^^^"3 *-" :-3 S u šijy « iixait le méme point dans ľespace. II avait ľair d'attendre un signe„ qui ne vint pas. » VI IL faut que nous rendions la parole au tcmoin1 dont nous tenons le meilleur de ce récit, et c|ui £ut choisi par un plus habile et plus puissant pour assi 2ÓQ SOUS LE SOLEIL DE SATAN Non pas une fois, mais vingt fois lc chanoine termsé répéta ce mot, et il lc bégayait avcc ivresse. La tcrre brúlait ses gros snulk-rs, ľhorizon tourn.iit comme une roue. II se sentait plus léger qu'un hommc de liege, merveilleusement libre ct légcr, dans l'air élasriquc. <<~Je mc cms dégagé des liens mortels », note-t-il. (.Quelle parole tut done assez forte pour clever si haut ce poids pesant, ou quel plus miraculeux silence ť Que lui disait-il ä ľoreille, ce tragique vieillard, que la tentation rcmuait alors jusqu'au fond, et qui, repousse" de touss et de Dieu méme, fierce, rendu, sc tournait en mourant vers un regard ami? Mais cela, nous ne le sauront» point... «Ah! Satan nous tient sous ses pieds1 », dit-il enhn, d'une voix douce et désarmée. Le cure de Luzarnes, ďétonnement, bégaye : « Mon ami, rnon ťrére, je vous ai méconnu... Je ne savais pas... Dieu vous a fait pour étre ľhonneur du diocese, de ľÉglise, de la chaire de Vérité,., Et, possédant de si admiralties dons, quoil vous soupirez encore, vous vous voyez vaincul Vous I Laissez-moi au moms vous exprimer ma reconnaissance, mon emotion, pour le bicn que vous m'avez fait, pour ľcnthousiasmc... —■ Vous ne m'avez pas compris », dit simplenxnt le cure de Lumbrcs. II sait qu'il doit sc taire, il parlera cependant. La fai-blessc a sa logique et sa pente, comrae ľhéroisnie. Ht toutefois le vieil homme hesite, avant de porrtr vls dernicrs coups. « Je ne suis pas un saint, reprend-ih Allonsl laissez-moi dire. Je suis peut-étre un réprouvé... Oui! regardez-moi.,. Ma vie passée s'eclaire, et je la vois comme un paysage, comme en haut de Chenneviéres le bourg da Pin, sous mes pieds. je travaillais a me detacher du monde, ie le voulais, mais ľautre e£t plus fort ct plus rusé; il m'aidait ä user en moi Pespérance. Comme j'ai sourlert, Sabiroux! (>ue de ťois j*ai ravalé ma salive! j'entretenais en moi ce dégoút; e'est comme si j'avais serré sur mon cneur le diabte enfant. J'étais ä bout de forces quand cette crise a fini de tout briscr. Bete que j'étais I Dieu n'cSt pas la, Sabiroux 1 » II hésite encore, devant ľinnocente victime : ce prétre fleuri, aux yeux candides. Et puis, avec rage, il trappe et redouble : LE SAINT DE LUMBRES 261 « Un saint! Vous avez tous ce mot dans la bouche. pes saints! savcz-vous ce que c*es~t? Et vous-meme, Sabiroux, retenez cccil Le péché cntre en nous rare ment par force, mais par ruse. II s'insinue comme l'air. II n'a ni forme, ni couleur, ni saveur qui lui soient propres, mais il les prend toutes. II nous use par-dedans. Pour quelques miserables qu'il dévore vifs et dont les eris anus épouvantent, que d'autres sont déjä froids, ct qui ne sont méme plus des morts, mais des sépulcres vides, Kotre-Seigneur l'a dit: quelle parole, Sabiroux! L'Enne-mi des homme s vole tout, méme la mort, et puis il s'envole en riant. » (La méme flamme repasse dans ses yeux fixes, comme un reflet sur un mur.) « Son rire! voici l'arme du prince du monde. Il se dérobc comme ii ment, il prend tous les visages, méme le nútre. Ii rPftttcnd jamais, il ne fait ferme nullc part. Ii est dans le regard qui le brave, il eSt dans la bouche qui le nie. II eSt dans l'angoisse mystique, il est dans Passurance et la sérénité du sot.,. Prince du mondel Prince du monde! i> '( Pourquoi cctte colěre } Contre qui ?.,. » se demande le cure de Luzarnes, bonncment. ť Ah! s'ccrie-t-il, des honimcs tels que vous.,. » Mais le saint dc Lumbres ne le Iaisse pas finir; il marche dessus, ä Paccoler, '< Des homnics tels que moil Lc Saint Livre vous ie dit. Sabiroux; ils s'evanouissent dans leur sagesse. » Puis il lui demande soudain, de sa vois coupantc : " Prince du monde... que pensez-vous de ce monde -lä, vous ť — Ma foi, sans doute... », siffle lc bonhomme entre ses dents. Prince du monde; voila le mot décisif. II efit prince de ce month's il l'a dans ses mains, il en e lins se confondre, dans un équilibrc myáréricux. A cc moment, lc regard du saint de Lumbres rencontra celui du mort* et s'y fixa. Le regard d'un seul de ces yeux morts, ľautre clos. Abaisscs trop tôt, sans doute, ct par une main tremblantc, la retraction du muscle a soulevč un peu la paupiere, ct ľ on voit sous les cils tendus la pnincllc bleue, deja Settle, mais étrangement foncéc, presque noire. Du visage blane au ereux de ľoreiller^ on ne voit qu'ellc, au milieu ďun cerne élargi commc ďun trou d'umbre. Le petit corps, dans son linccui jonché de lilas, a déjä cette raideur et ces angles du cadavre autour duqucl notre air, ii amoureux des formes Vivantes, par ait solidifié comme un bloc dc glace. Lc lit de fer, avec son froid petit fardcau, rcssemble a un merveilleux navire, qui a jeté ľanere pour toujours. II n7y a plus que ce regard en artiere — un lone; regard d'cxilé — aussi net qu'un signe de la main, Certes, lc cure de Lumbres ne le craint pas, cc regard; "lais il ľinterroge. II essaie de ľentendre. Tout a ľheure, dans une cspéce dc défi, il a passé lc scuil de la porte, prét * jouer entrc ces quatre murs biancs une partie désespérée. II a marché vers le mort sans attendmsement, sans pitié. I z6b SOUS LE SOLEIL DE SATAN comme sur un obstacle a franchk, une chose k ébranlei, trop pcsante... Et voici que le mort ľa devancé : c*esj fa qui ľ attend, pareil ä mi adversake rcsolu, sur ses garde*. II fixe cct ceil entrouvert avec une attention curieuse, OÜ la pitié s'crface ä mesure, puis avec une espěce ďim. patience cruclle. Ccrtes, il a contemplé la mort aussj souvent que k plus vieux soldát; un tel spectacle ^ familier. Faire un pas, étendre la main,, clore des doigts la paupiěre, recouvtir la prunelle qui le guette, que rien ne defend plus, quoi de plus simple? Nulle terreur ne ]e reticnt aujourďhui, nul degoůt. Plutót lc desk, ľattente inavouée ďune chose impossible, qui va s'accomplir en dehors de lui, sans Im. Sa pcnsée hésitc, recule, avance dc nouveau. II tente ce mort, comme tout a ľheure snm le savok il tentera Dílu. Encore un coup, il cssaie dc prier, remue les lěvres, décontračte sa gorge serrée. Nonl encore une minute, une petite minute "encore... La erainte folie, insen^e, qďune parole imprudente écarte ä jamais une presence invisible, devinéc, désirěe, redoutée, le ciouc sur place, muet. La main, qui ébauchait en ľ ak le signe dc la Croix, retombe. La large manche, au passage, fait vaciller la flamme du cicrge, et la souffle. Trop tard! II a vu, deux fois, les yeux sWvnr et se fermer pour un appel sikn-cieux. H étouŕfc un en. La chambre obscure cit deja plus paisible qu'avant. La íumiere du dehors glissc a travers les volets, flotte alentour. dessine chaque objet sur un fond dc cendrc, et le lit au milieu ďun halo blcuátrc. Dan^la cuisine, ľhoľlogc sonne dix coups... Le rke d'unc fillc monte dans le clair matin, vibre longtcmps,., « Allonst Alionsl...» dit lc saint dc Lumbres, ďune vorx mal assurée. II se ťouillc avec un empressement comique, cnerchc le briquet ďamadou, cadeau de M. le comte de Salpěne (mais qu'il oublie toujours sur sa table), découvre une allumette, la rate, répete : « AHons.., aliens », les dents serrees. En vidant ses poches, il a depose a terre son cou-teau ä manche de cornc, des lettres, son mouchoir de coton ďun si beau rouge! et il täte en vain le carreau, c.i et la. sans les retrouver. Le lit tout proclie fait une ombre plus dense. Mais en haut, par eontra^te. la buéc lumineuse, autour des volets clos, s'élargit, s'étale. Deja le visage da mort apparait.. par degrcs... remontet„ lentement- LE SAINT DE LUMBKES 267 msqu'A la surface des téněbres. Le bonhomme se penche I le toucher, regarde,,. Les deux yeux, a present grandi otii'Ct ts, le regardtnt aussi. Line minute encore, il soutient cc regard, avec une folie espérance. Mais aucun pli ne bouge des paupiěres retroussées. Les pruncllcs, ďun nok mat, n'ont plus de pcnsée humaine.,. Et pourtant... Une autre pensee peut-ctrc?... Une ironie bientôt rcconnue, dans un eclair... Le Jcfi du maitre de la mort, du voleur d'hommes... CW lui. « Ccit toi. je te reconnais », s'ecrie le miserable vieux pretrc d'une voix basse ct martelée. En meme temps, il lui semblc que tout le sang de ses veincs rctombc sur son cccur en pluie glacée. Une douleur fulgurante> indicible, le traverse ďune épaule ä ľautre, deja diffuse dans le bra? gauche, jusqďaux doigts gourds. Une angoisse jamais sentie, toute physique, fait le vide dans sa poitrine, comme ďune monítrueuse suction a ľépigasTrc. II se raidit pour ne pas crier? appclcr. Toute sécuritc vitale a disparu : la mort eat proche, certainc, imminente. LTiomme intrépide Iutte contre eile avec une energie dčsespcrée. II trébuche, fait un pas pour rattraper son équUibre, s'accrochc au lit, ne veut pas tombcr. Dans ce simple faux pas, quarante ans ďune volonte magnanime ä sa plus haute tension, sc dépensent cn une seconde, pour un dernier effort, sur hu main, capable de fixer un moment la deítinée. II est done vrai que, jusqu'a ce que la nuit le dérobe, le recuuvre ä son tour, le tenacc bourreau qui s'amusc des hommes commc d'une proie l'entoure dc scs prestiges, ľappcllc, ľégarc, ordonne ou caresse, retire ou rend ľespérance, prend toutcs les voix, ange ou demon, in-nombrable, efficacc, puissant comme un Dieu. « Comme un Dicul Ah! qu'importe ľcnfer et sa flamme, pourvu que soit écrasée, une fois, ricn qu'une fois, Ja monítrueuse malice I Euc s'eít-il passé? Vous devez le savoir mieux que moi... Nous avons entendu un cri, un eclat de rire„, Puis vous avez traverse la piece comme un égaré... Elle voula.it vous suivrc; nous la retenions á grand-peine; ťétait un spectacle afíteux.,. Hélas! pourquoi m'etonnc- " On sait que Mmo Havfet fut gudric quelques mois nptcs au f0Lirs ďun pčlerinage .\ ľéglisc de Lumbres. Pármi t.int de conversions cxtrsordinaires, dont on ne sait déjä Plyí le nombrc, il eit curieux de conítater que cette guéíison mira-^ltuse eAtetcession de ľabbc Donissan. SOUS LE SOLEIL DE SATAN rais-je qu'une raible femme dans lc malheur ait suk ľentraincmcnt de votre eloquence* 1.x contagion de y0 gcs"tes, dc votre imagination exaltee, pmsque moi-mérnc un cerveau commc le mien... tout a ľheuro... en ctait & douter du vrai et du faux,.. Elle repetait : « II vití ]\ » vit!... li va revivre!,.. » EiJc voulait qiťon courůt, qiťrJn vous ramenát... Miséricordel » H s'atrcte un moment, souffle, e t demande, les bra c ctoi-sés : « Voici les raits... Qu\.n pcnse?:-vous ? —- Je suis perdu »? répondit le eure de Lumbres, avec calme, se redressant de toute sa hauteur. Puis il parut poursuivre du regard, dans le cid vide, son invisible enncmi. <( je suis perdu, reprit-il... J'ctais fou,., un dangcreux fou... Je m'executerai moi-méme — oui — je dois me rea-dre moi-meme inoffensif... Une espérance me reste, c'eít que le temps m'cSt mesuré, trěs mesuré.,, J'ai senti tout i 1 heure, mon ami, la premiere attaque d'un mal que j'attribuais.., enün une douleur bien étrange et qui, je le sens, rcdoublera d'une minute a ľ autre, pour m'emporter... » II me dkrivit fort netknnni, rapporte le cure de Luzarnes dans les notes déjä citccs, /me true classique ď angine de poi trine. Je k lui dis sans wénagt me tits. J'aurais dtstré ajútiter quelques conseih (d*experience, hlias1 ma venerable mere étant marte de fft/e redoutahk maladie). Mais, apre/ ms avoir fait répé/er deux fois re mot ŕ/'angor pectoris qu'il ignorait, je le vis rawaver par ierre son cbapeau, ľessuysr de sa manche, et pariir saus vouhir /t/errfendre, a graues pas* - o , IX Qu'elle e£t longue la route du retour, la longue route! Celle des armees battues, ia route du soir, qui ne mene ä rien, dans la poussiere vainel... II faut allcí, cependant, il taut marcher, tant que bat ce pauvre vicus cceur — pour rien, pour user la vie — parce qu*il n*y a pas de repos rant que dure le jour, tant que l'aslre cruel LE SAINT DE LUMBKES 273 oli$ regarde, de son ceil unique, au-dessus dc l'horizon. Taflt que bat le pauvre vicux cceur. Voici la premiere maison du village, puis le raccourci, fntre deux haies inegales, si travers pres et pommiers, aul débouche ä ľ entree du cimetiěre, dans ľombre méme jc ľéglise. Voici ľéglise de Lumbres, commc une ombre. Le eure de Lumbres eš"t entré, san^ étre vu, par la petite porte qui s'ouvrc dans la sacriítie méme. H s*e sa haute taille pliée en deux, la nuque au plafond de ebene, chef chant son haieine. II abandonne ä 3a soujírancc uti corps inerte, humilíc, sa dépouillc, Sa - ■ X ■ 1 1 !-- \ . 1 ' .-■ ' 1 ' f v « T tělasI précisait le cure de Luzarncs, j'ai payr _t~l jadis mon experience assez eher J Álon in- fortuné confrere a tailli mourir devant moi d*une crisc d'angine de poitrine, et vous en conviendrez tout a ľheure... » Ce disant, il marchait ä grands pas sur la route dc Lumbres, suivi du jeune médecin de Chavranches, au trot. Ce praticicn encore imberbe, établi depuis peu de mois, jouissait d'une reputation proťessionnelle ä peine au-dessus de ses mérites. Ľaplomb de son bavardage, ses audaces de carabin et, par-dessus tout, sun mépris de la clientele, lui avaient gagiié touš les cocurs. Nulle bourgeoi-sc qui ne rčvát, pour sa demoiselle, un aveu de cettc bouche insolente, et le secours de ses deux mains expertes. aussi capables que la lance fameuse de guérir les blessurcs qu'elles font. Pas un mourant qui n'ambitionnat d;cfi-tendre ä son lit funěbrc quelqu'une de ces paroles conso- LE SAINT DE LUMBRES 277 latites, pimentécs, wt^o voce,, d'une plaisanterie de pifinibale. Car le muscadin ne fait plus le compte de ceux qui par ses soins — et pour imiter son langa^e —■ trépasstrent ä la rigolade. « Mon Dieu! c'ešt bien possible, ľ abbé ». répondit-il d'un ton conciliant. Appelé en grande háte et sur le conseil dc M. le cure dc Luzarncs. ii avait trouve la maitresse du Plouy en pleine crise de délire, ä laquelle ľépuisement seul mit fin. Mais, vers le soir, ct la malade endormic : <\ Mon eher dočťeur, s'était-il eerie, j'ai a vous de-niandcr comme un service personnel: Votrc automobile, dites-vous, doit vous rcprendre ici vers sept heurcs? Il en est cinq ä peine. Accompagncz-moi tout doucement jusqu'ä Lumbrcs. Une fois la-bas, qui vous empěche de téléplioner ä votrc mécanicicn de Chavranches, qui viendra vous y chercher? Entre-tcmps, vous aurez examine serieuscment mon pauvre confrere, et je connaltrai votre avis, — Vous Je connaissez depuis longtempsl dit le jeune praticien, non sans gaieté. Une nourriture peu substantielle, pas ďexercice, le séjour dans un presbytere ver-moulu, ľéglisc humide, le confcssionnal sans lumiere ct sans air, une hygiene du xni« siecle, ma parole!,., yhigor ptiíoris ä part, ii n'en faut pas plus pout achever un organisme dej ä surmené!... Mais qu*es"t-ce que vous voulcz bien que j'y fasse? — j'ai mon miniStěrc, vous avez ic vótre, répondit le eure de Luzarnes, noblement. Notre raison d'etre, c'eŕt la pitie pour les ŕaibles, 1'humanite, {^ue mon pauvre collěgue soit ceci ou cela, que vous importe ť Et, si vous dites vrai, ce ne serait encore qu'un de ces cas de deformation proťessionnelle. qui meritent Inattention de ľobservateur, et les soins du praticien.., — Bon! Bon I j'iraL., concéda-t-il. Et, ďailleurs, il y a du plaisir a diseuter avec un prčtrc comme vous », ajouta le dodteur de Chavranches. OSt ainsi qu'ils déciderent de faire ensemble — et dans un sentiment peu different — le pělerinage dc Lumbrcs. A ľentrée du village une pluie fine se mit ;i tomber; la route blanche, sous leurs pas, se teignit d'ocre; un brouillard au goüt de lierre fíottait au-dessus. On les vit hater le pas, L'herbe du cimetiěre ruisselait d'eau; la 278 SOUS LE SOLEIL DE SATAN grille, Sims cesse ouverte et referméc, grincait, lamer*. table, et Je haut porche de picrre grise fouctte* par ľaverre semblait, dans I'ombre mou rantc, se tendre ct palpittr commc une voile. Puis ils entrerent côte ä côtc; darn ľéglise déja prcsque vide. LA, M, le cure de Luzarnes, reposant paterncllcment la main sur ľépaule de son companion ; « Monsieur Gambillet, dit-ií ä voix basse, je vouj aurais épargné volontiers cettc visitc au sanctuaire, peut. étre cmbarrassante pour vous, mais n'attendrez-vouí p^ plus agrcablemtnt ici que dans une salle dc presbytere, aussi £roide et aussi nue qu'un parioir de dames Clarh^f D'ailleurs, ]e gros de la foule est heurcusement diaper é. L'abord du confcssionnal me paralt libie, ct, si mun venéré confrere prend quelque repos a la sacriSrie, il ne ťera pas difficult^, j'espcrc, ä nous suivre aussitut chci lui! » Ayant ainsi parle, il disparut. Le jeune Chavranchai*. toujours immobile auprěs du btnitier, n'etiteridit plus un moment que ľécho de sa voix lointaine. 1c claquement ďune porte, la glissade des gros souliers sur les dalles. Devant lui, une a une, les devotes attardres, d'un pas menu, leur main furtive au bord de la vasque de marbre. passěrent ä le toucher, laissant tomber sur iui un regard de leurs yeux graves. Puis le sacristain pavsati soufrla Ics dcrniěres lampes. Enŕin le cure de Luzarnes reparut. « Chose bien surprenante! fit-iL Mon confrere a dú quitter ľéglise; nous ne ľ y trouvons plus. Les confessions d'ailleurs, a ce qu'on iri'a dit, sont tcrminées depuis quarante minutes au moins... 11 faut se rendre ä ľévidence, monsieur Gambillet.,. Par la porte du cimetiete, sans doute, il a du regagner la maison„, Faitcs cc dernier petit effort» ajouta-t-il de ce ton famiiier auquel on ne refuse rien. — t^u'est-ce que cela me fait? rčpondit obligeamment le do&cur dc Chavranches. Mon auto mc prend ici vers dix-neur heures; j'ai le temps... Mais pour un moribond, ľabbc, vutre ami est bicn ingambe.,, » II aclieva ďexprimer sa pensée par un sifflement diStrait. Car, attendant sans impatience, avec une mále fermctc, lc moment de passer ä son tour au premier plan, il cut jugé peu digne ď en paraitre ému. Mais ce fut en vain qu'ils interrogěrcnt la vieille Marthe, dans le parioir ľ LR SAINT DC LUMBRES 279 >ux deux bécassincs; clle n'avait pas revu son maitre, ct ne ľattendait pas si tot. « Pauvrc eher hornine qui dine ä des heures impossibles, et passe plus d'une fois la nuit tout entiére á gctioux sur le pavé, dans la chapelle des Saints-AngesI — II y est encore, messieurs, súr comme vous voiläl yous le trouvercz dans le petit retrait dc la muraille, Jerricre la table ä burettes — une place qu'il aimc — aiissi scul qu'en plcin bois de Bargemont. — Ladislasl dit-elle au sacriitain qui parut alors sur le voyez-vüuss et ranger ä sa mode... Pensen! II a obtenu de JNlonscigneur que le Saint-Sacrcmcnt scrait exposé toutc la nuit!... Donnes-tu les clefs ;V ces messieurs? dcinanda-t-elle ä Ladisías> avec un pcu d'embarras. — J'aimc autant les acco m pawner moi-méme, ré-pondit le sacriftain, bourru. J'ai une consigne, aprěs tout, la mere! Le temps dc casset une croúte et dc boire un verre de vin. » La bonne femme, derriére son dos, brania sa comette. it je rn'en doutais bien, messieurs, rit-elle. Mais il aura tút fait de souper, car il ne mange guěre, C'eit un mal disant, voyez-vous, mais sans plus de méchanecté qu'un enfant, — Nous ľaCtcndrons done, dit le cure de Lužarnes dun air pince, interrogeant du regard son compagnon. —'Et... Et j'ai encore une proposition ä vous lairc> commenca la vieille Marthe, aprěs avoir toussé pour 3 eclaircir la voix. II y a dans la piece ä core (celle que notre saint du bon Dieu appelle son oratoire, rapport ä ce quli y confesse aussi) un grand monsieur venu de loin^ tout expres, pour notre cure;, un vieux avec la Legion ďhonneur, bien honnéte» ma foil bien gcntil, ct qui doit trou ver le temps long. » Le docteur de Chavranches fit des deux mains ic gefte qui jetait au diable le vieux et sa croix ďhonneur. 28o SOUS LE SOLEIL DE SATAN « (Tuelque general en retraite ?... proposa ľancie^ professeur de chimie, avec un sourire complice. — La carte tit sur la table — oui, la devant voir, messieurs, dit-elle, découragée. Mais il a des yeux ^ doux, si caressants. Non I ca n'es~t pas $a, urt militaire! >> Lc carré de briScol était déjä sous lc nez de Gambillet, qui roubit commc un enfant. '< Oh! oli! cela change ď aspect] » fit-il du ton d'un. connoisseur... II tendit la carte au cure de Luzarnes qui chancela. a Antoine Saint-Marin..., brcduuilla le futur chanoinc, la bouche humide. — De l'Acadcmie francaise »3 répondit 1*autre, comme un echo. Le jcune praticicn prit une pose, et parut chcrcher un moment quelque chose... « Introduisc2-nous! » dit-il enrin. XI L'illustre vieillard1 cxerce, depuis un dcmi-siecle, la magiítrature de ľironie. Son genie, qui se flatte de ne respecter rien, cit de touš le plus docile et le plus familicr. S'il feint la pudeur ou la colore, raille ou menace, e'es't pour mieux plaire ä ses maitrcs, et, comme une esclave obéissante, tour ä tour mordre ou carcsser, Dans la bouchc artificieuse, les mots lcs plus súr* sont pipes, la vérité meine est servile. Une curiosité, dont ľ age n'a pas encore émoussé la pointe, et qui est l'espece de vertu de ce vieux jongleur, ľentraine a sc renouvcler sans ccsse, ä se travailler devant le miroir. Chacun de ses livres est une borne oil il attend le passant. Aussi bien qu'une fillc insiruite et polie par ľáprc experience du vice, il sait que la maniere de donner vaut mieux que ce qu'on donne, et, dans sa rage ä sc contredire et a se renter» il arrive a préter chaque fois au lecteur un bomme tout neut Lcs jcuncs grammairiens qui ľentourent portent aus nues sa simplicitě savant c, sa phrase aus si rouée qu'uíK ingenue de theatre, les détours de sa dialeetique, ľimmcri-sité de son savoir. La race sans moelle, aux reins glacés, LE SAINT DE LUMBRES 281 jfconnaít en lui son maitre. lis jouissent, comme ďune v-ictuire remportéc sur les hommes, au spectacle de ľim-puissance qui raille au moins ce qu'elle ne peut étreindre^ ff réclament leur part de la caresse inféconde. Nul étre «ensant n'a défloré plus d'idécs, gáchc plus de mots yŕnérables» offer t aux goujats plus riebe proie. De page en page, la vérite qu!il cnonce ďabord avec une moue libertine, trahie, bernée, brocardée, se retrouve a la derniere ligne, apres une supreme culbute, toute nue, s\ir Les genoux de Sganareílc vainqueur... Et déjä la petite troupe, bientút grossie ďun public hagard et dévot, 53IUC d'un rire diseret le nouveau tour du gamin bientót centenairc. « Je suis le dernier des Grecs », dit-il de lui-memeT ivec un rictus singulicr. Aussitot vingt niais, hätivement inštruíts d'Homére par ce qu'ils en ont pu lire en marge de M. Jules Lemaitre, célčbrent ce nouveau miracle de la civilisation médi-tcrranéenne, et courent réveiller» de leurs cris aigus, les Mu^es conĚternées, Car c*c de la déguiser au pioins; il dépcnse ä cc jeu miserable des ressources in-£nies. A peine osc-t-il conŕíer aux plus intimes quelquc chose de son angoísse, et iis ne ľentendent qu'a demi; pul ne veut voir, dans les yeux du grand homme, ic regard tragique oü s'exprime une terrcur dsenfant, « Au Jecoursl » dit le regard. Et ľauditoirc s'écrie : « Quel niervcilíeux causeur! » XII MGambillet s'avanc,a vers le cclébre autcur du • Citrfy? pascal, et se présenta lui-méme, non sans esprit, car il ne manque tout á fait ni de malice ni ďá-propos. Puis, sc tournant vers son compagnon, et lui díinnant la parole : « M. Ie cure de Luzarnes, fit-il, est plus qualifie que moi pour vous souhaiter la bienvenuc dans ce miraculeux p&ys de Lumbres, a. deux p.is de 1^ petite cglise que vous ítes venu visiter. » Antoine Saint-Marin pencha vers ľabbé Sabiroux sa longue face blčme, le considérant de haut en bas, avec ennui. «. Cher et illuítre maítrc, dit alors celui-ci d'un ton mesuré, je ne m'attendais pas ä vous voir jamais d'aussi pres. Le minKtere que j'cxerce au fond dc ccs campagnes nou? ci^ndamne tous a ľisolement jusqu'a la mort, et cest un grand malhcur que le clergé de France soit ainsi term j í'écart de ľéiite intellektuelle du pays. Qu'il soit au atoios permis a l'un de ses plus humbles représent.ints,..» Saint-Marin ^ecoua dc haut en bas cette rinc main blande qu'immortalise le tableau de Clodius Nyvelin1. w Ľéiite intelhctuclle du pays, monsieur ľabbé, cit ^ne societě bien bruyante ct bien désagréable que je vous JönseiUerais plutót de tenír éloignéc de vos presbyteres. ^pourľisolement, ajout.i-t-il avec un petit rirc, puissé-je J avoir été jadis condamné comme vous! » L ancien professeur de chimie, un moment déconcerté, 2$4 SOUS LE SOLEIL DE SATAN choisit de sourire aussi. Mais lc jeunc dočteur de Cha, v ranches, dej ä ŕamilier : « Allons, allons! ľabbé, vous voilä commc un bour^. mcStrc ä ľentréc du roi dans sa bonne ville. L'illuittc maitre n'a pas fait cent lieues pour s'entendre iouer. Dois-je ľavouer, monsieur, continua-t-il en s'mclinant vcr* Saint-Matin, je suis prét moi-meme a commettrc enve« vous une raute plus grave. — Ne vous génez pas. répondit le romancier d'urit voix douce. — Permettez-moi seukment de vous demander pour quel motif... —- N'ajoutež plus un mot4 si vous tenez a mon esdmct s'écria l'auteur du Čierne pasca/1. Je devine que vous désirez connaitrc la raison qui m'a determine ä cntre* prendre ce petit voyage ? Or, etáce ä Dieu, je n'en *ai$ pas la-dcssus plus long que vous. Le travail de composition, j curie hofflme, est le plus ennuyeux et 1c plus ingtat de tous; c etudent. Cepcndant le grand vieillard, s'approchant de 1 fenctre, commenca de promeneř scs longs doigts sur '« vitres. La lumiérc de la lampc faisait danser son ombre, 286 SOUS LE SOLEIL DE SATAN au mur, la diminuant ct ľallongeant tout ä tour. Au. dehors, lcs yeux ne distin^uaient rien que la tache bltr^ de la route. Et dans le prorond silence le do&cur dt Chavrarich.cs entcndait le léger grincemcnt des ongfes sur le verrc poli. La voix de Saint-Mann le fit tout ä coup sursautet: « Cc diable de sacrKtain, dit-il, vcut nous tucr dc mélancoUe. Je suis une grande béte ďattendre et de biiller ici, quand j'ai devant moi tout un jour. Cat je nc quitterai Lumbrcs que demain. Et puis, ma parole! je suis bizarrement rompu. — D'ailk'urs, remarqua M. Gambillet, si les imagina-tions de ľabbé Sabiroux ont quelque realite, son pauvre confrere sera hors d*état de vous entretenir ce soir, — Pour cette fois, ďailleurs. répoiidit ľilluílrc maitre, c'eSt assez de connaitre ce presbytere campagnard : un lieu unique. » (íl désignait la piece aux quatre murs nus d'un ^cite caressant. comme un rarissime bibelot á tenter le collec- tionneur.) Cette simple phrase tut ä ľamour-proprc du cure de Luzarncs commc un bäume. la plume poséc, la craint-il comme une bete, comme unu brute ? A ľidée de ia chute inexorable, ce n'est pas sa raison qui «de au vertigc. c'eSt la volonte qui rléchit, menace de se wmpre. Ce rarriné connait avec désespoir le soulěvcment de ľin dessus dVux, la haute églisc s'enlevait dans la nuit, incompa tabic ment vive et claire. On entendait au-dedaru les souliers ferrés du sacriítain trainant sur les dalles. « Nous continuctons done a courir ensemble notre aventure, dít aimablcment Saínt-Marin ä ľancien pro-fesscur, auqucl le sourirc du grand hommc rendit la vie. Je n'aurais pas le ceeur de diner avant que vous n'ayez remis la main sur votre insaisissable saint; et d'ailleurs il ne faut pas moins que cette intervention d'en haut pour clore cc soir nos petites querelies. » La frakheur de ľ air aprěs ľaverse dissipait sa niauvaise bumeur. Hors de la pauvre chambre du cure de Lumbres, et du cercle enchanté de la lampe sur le mur, son accěs de furcur n'était guěrc plus qiťun méchant reve, « Entrons done... »> dit simplcment Sabiroux (mais Av^c quel regard de gratitude!) Des qu'il les aper$ut, Ladislas se hita vers eux. futur chanoine ľaccueillit d'un ton gaillard : « He bicn, Ladislas, dit-il, quoi de neuf ? » (Le visage du bonhomme exprimait une átupéfaoio p r of onde.) « Notre cure n'est point la» dit-il. t.. LE SAINT DE LUMBRES 295 Le r- Par exemple! » s'écria Sabiroux, d'unc voix dont 'echo roula longtcmps sous Ies vourcs. H croisait les bras, revolte. « Sovom súricux! reprit-il... Ktcs-vous si sür que?,.. J'íii tout visitě, répondit Ladislas, coin par coin. Je tfjbunc\ ainsi... — Mais que supposez-vous ť intervint Gambillet, Un homme ne se perd pas, que diablej » Le futur chanoine approuva d'un signe de téte. « Pour moL dit Ladislas, M. le cure a pu sortir par |4 sacristie, gagncr la route de Verneuil, jusqu'au cal-vairc du Roü. Ceít une promenade qu'il aime á faire, la unit tombante en, récitant son chapelet. — Ah I Alii soupira bruyamment le doŕtcur de Cha-vranches. — Laisscz-moi fínir, rcprit le sacriítain; ä ľheure oü neu? voilä, vingt minutes avant le salut du Saint-Sacre-nient, il serait rentré, rentre depuis longtcmps... j'ai bien réfléchi lä-dcssus... II etait ce soir si faiblc, si pále... A jeun depuis hier soir... A mo n idee, il a pu tombtr de faiblcsse... — Je commence ä le craindrc », dit Sabiroux. II réfléchit un moment, les bras toujours croisés, plus ďaplomb que jamais, gonnant ses joues. Tout á coup son parti fut pris ; « je suis désolé, mon eher maitre... d'etre... indirecte-ETient... la cause d'un derangement... — Aucun.., aucun derangement, protcita le eher maitre décidement radouci. Je dirais prcsque, en sommc, que l'hLtoirc m* amusc\ si je ne devais partager votre inquietude... Je ne vous proposerai pas toutefois d'allcr plus loin., sur mes vieilles jambes... Je prěfěre vous attendrc íci... — La course ne sera pas longue, j'espere, conclut Uncien professeur. Mathématiqucmcnt, nous devons le frouver Iä-bas... M. Gambillet voudra bicn m\iccom~ pagncr; son assistance tnc■ SOURIRE magiqucl La vieille église, attiédie pat lc jour respire autour de lui, ďunc fentc haleine; une odeur de pierre antique et de bois vermoulu, aussi secrete que celle de la futaie prof onde, glisse au long des pilier» trapus, erre en brouillard sur les dalles mal jointes rJU s'amasse dans les coins sombres, pareille a unc cau dor~ mante. Un renfonecment du sol, ľangle dun mur, unc niche vide la recucille comme dans unc orniére de granit. Et la lucuc rouge de la vcilleuse, au loin, vers ľautel rcssemble au fanal sur un ttang solitaire. Saint-Marin naire avec děliče cette nuit campagnarde, entre des murailles du xvic siecle, pleincs du partum de tant de Saisons. II a gagné le côté droit de la nef, se ta-masse ä ľextrémité ď un bane de chéne, dur ct cordial; unc lampe de cuivrc, au bout d'un ňl de fer, se balance au-dessus, avec un grinecment léger. Par intervallcs une porte bat. Et, lorsque tout va faire silence, peut-étre, ce sont les vitraux poussiéreux qui grclottent dans leur resille de plomb, au trot d'un cheval, sur la route. « A cctte heure, se dit-il, le dočteur chavranchais et son insupportable compagnon trottent je ne sais oil, s'ccai-tent juítĽ assez pour mc permcttre dc jouir en paix ďunc heure partake...! » (Car il croit volontiers ä ccs polite*«* du hasard, a des accords mystérieux.) Cette cglisc, cc silence, les jeux de ľombte... Voyonsl tout est ä lui... tout ľattendait. « Au moins, qu'ils nc revienncnt pa? tiop tôt », souhaite-t-il, lis ne reviendront pas trop tôt. (Les mourants connaisscnt bien leurs désirs, mais üi se taisent sur toutes choses, disait Mécislas Golbcrg1»" vieux juif.) L'angoissc de ľcminent maitre s'eít dissipec peu i pct dans le grand silence intérieur qu'il a si rarement coniw ■ LE SAINT DE LUMBRES K- 297 Uille souvenirs s'y allumcnt, pareüs aux petites lumiéres j'unc ville nocturne. Sa memoire les repasse et jouit de ieuť confusion, de leur désordre enivrant. A travers les unites tracecs par nos calendriers, comme les ans, les iours. lcs heures, s'appellcnt et se répondentl... Un clair matin de vacanecs, oü retentit le beau son de cuivre J'unc bassine ä confitures..., un soir oü coule une eau Unipide ct glacée, sous un fcuillage immobile.... le regard sufpris ďune cousine blonde, á travers la table famiiiale, ct la petite poitrinc halctante,.,, et puis tout ä coup — lc jcriii-siěcle franchi ďun hond — les premieres morsures Jela vieillcsse. un rendezvous dénoué,.,, le grand amour chércment garde, pas a pas dérendu, dispute, jusqu'ä la derniere minute, lorsque les lěvres du vieil amoureux pressent une bouche mobile et furtive, demaici fěroce... C'eSt la sa vie — tout ce que le temps cpargnc — qui dans son passé garde encore forme et figure; lc reite n'est ricn, son ocuvre, ni la gloire. L'erTort de cinquante iníiées, sa carriěrc illu séloígne avec dégoůt du divan oü la supercritique1 polit ses ongles. Elle laíssc a Narcisse le 5oin de raffiner encore Jur sa delicate impuissance. Mais eile hait dejä, de toutes ta forces de son génie, les plus robustes et les mieux vcnus du troupeau qui briguent la succession du mauvais 298 SOUS LE SOLEIL DE SATAN maitrc, diftillent en grima^ant lcurs pctits livres complj. qués, grincent au ncz des plus grands, et rľont ď autre espoir en ce monde que de pousser leur crotte aigre ct difficile au hord de toutes les sources spirituelles oü les malheureux vont boire. Cependant, qu importe ä ľauteur du Cierge pased lc grignotement dans son ombre de tant de quenottes assi-ducs ? II a rongé plutôt par nécessité que par gout, avec ennui. Place aux jcunes rats micux denies! Cc soir, i] pourrait re ver d'eux sans cole-re. II songe, en frissonnant de ploisir, a la grande ville lointaine, a sa foule bouillon-nante, sous ľénorme ciel noir. La rcverra-t-il jamah? Exiite-t-elle encore seulcmcnt, quelque part, lä-bas, dans la rtuit si douce ? Prcsque au-dessus de sa tete, ľhorloge bat a petita coups, comme un cceur. II ferme un moment les yeux pour mieux ľentendrc, vivre et respirer avec eile, ľan-tiquc aículc sans age, qui dispense ä regtet, depuis des siecles, ľimpitoyable avenir. Cc bruit qu'il čcoute, perceptible ä peine dans la charpente sonore, ce ronron monotone, settlement interrumpu par la voix grave des hcures, durera plus que lui. cheminera des années et des années encore, a travers de nouveaux espaces de silence, jusqu'au jour... Quel jour? Quel jour auront marque pour la dernierc ibis, au coup de minuit, les deux aiguilles rouil-lées, les deux commeřes, avant de s'arrétcr pour jamais? II ouvre les yeux. Devant lui une plaque de marbrc grisatre, scellcc au raur, porte une inscription dont il declürfre lentement les largos iettres dédorées. A hi Memoire.., de.,. Jťiití-Bii/'tiSfe Hťtw/t, mtoire royal 16QO-1741,.. ft de Mfktiif-Horrcme Le Penn, son {pause,-í/ť P/i:•/ rt-Antoim-Dondm'que... de Jean-Jdcqiuw Heafí/e, seigneur d'Hemecourt... de Paul-Louts-Vraneijis.» et ainsi jušqu'au bas de la lište, jusqu'au dernier : Jŕnft -César Hen we ď He Mt cour t, tapihiine dt envakrie, arteten margstiiiitr de fa parohst> decide ä Cannes... en 1889.., Bretifaiŕw & certe ŕgiist,.. Prit% pour celte Firer, le sot pělcrinage a la chambre du saint (ce pan de mur dont la vuc tit chanceler un moment sa raison), spectacle en sommc un pcu barbare, et fait pour un public moms dclicat... <■< La sairvtete, s*avoue-t-il, comme toutes chose s en cc monde, rťe si vigourcux. « II y a une joie dans le vkillir, s'écrie-t-il, presque * voix haute, qui m'eQ: révéléc aujourd'hui. Ľ amour méme — oui> ľamour méme! — peut étre quitté sans rudessf. J'ai recherche la mnrt dans les livres, ou dans les ignoble* cimetiéres citadins, tantôt démesurec, comme une vision LE SAINT DE LUMBRES ^01 foPflée daQS Ies reves, tantôt rabaissée ä la taille ďun jiprnnic en casquette, qui tient en bon etat, disent-ils, la ^(jture des tombes, enregistre, admini nílgaíre, presque sordide, fermé de deux rideaux verts. L'auteur du Cierge pasca! déplore tant de íaidcur inutile, et qu'un prophcte villaa;eois rende ses oracles au fond dune holte de sapin; mais ii considers toutefois avec euriosité le grillage de bois derriérc icquel il imagine le calme visage du vieux prétre, souriant, attcntif, les yeux dos, la mam levee pour bénir. <,Tu*il ľaime mieux ainsi que tout ^aniílant. la«haut, face ä la muraille nue, le fouct ä la main, dans son cruel délire! « Les plus doux réveurs, pense-t-il, ont sans doute besoin de ccs sccousses un pcu vives qui raniment dans leur cerveau les images détail-lantes. Ce que d'autrcs demandent a la morphine ou ä l'opium, celm-ci ľobtient des morsures d'une laniére sur son dos et ses flancs. » Au bout du fil de ŕcr, la lampe de cuivic oscille douce-ment, passe et repasse. A chaque retour l'ombre se dc-ploie jusqu*aux voútes, puis, chasséc dc nouvcau, s*em-busque au noir des piliers, s'y replie, pour se déployer encore, « Ainsi passons-nous du froid au chaud, réve Saint-Marin, tantôt bouillants d'ardcur, eŕlervescents, tantôt froids et las, scion des lois mŕconnues, et sans doute inconn.iissablcs. Jadis, notre seepticisme était encore un defi, ĽindirTérence méme, oü nous croyons plus ürd tout atteindre, n'c tout frcmissant d'une impatience sacrée le jeune Lagrange pareit ä un prcssentimcnt vivant,., II goúte avant moi le repos qiťil a dete candidc, qifaprěs avoir täte d'unc dent dcdai^neuse les fruits plus précieux cticillis au jardin des rois, il peut mordre encore avee appétit au morceau de £ros pain arraché de la bouche du pauvre, car telle est la euriosité du génie, toujours neuvc. Ceét une belle chose de goúter si tard les joics de 1'initiation! De Paris ä Lumbres, ú cit vrai que la route est liinsiue; mais du presbytere tout proche ä l'église paisiblc, quel autre espacc il a franchi! Tout á ľheurc encore, mquiet. an\icux, sans autre cspoir que de rentrer bicntot, tete basse, au petit hotel dc la rue de Verneuil, pour y muunr u" jour, inutile, oublié, au bras ďune servantě qui murmure a la cantonade que « le pauvre Monskur a bien du mal a passer», main tenant déhvré, libre, avee un projet en téte — ó délices! — une petite ŕievrc a neur dc peau... En six semames tout peut étre decide, conclu. II trouvera quelquc part, u la lisiere ďun bois, unc de ces m.usons mi-paysannes, mi-bourgeoises, entre deux humides pelouies vertes. La conversion de Saint-Ríarm» sa retraite ä Lumbrcs... le cri de triomphe des dévots.,. la premiere interview.., une delicate mise au point... qui sera comme le testament du e;rand homme : une supreme cares se a la JLuncsse, a la beauté, au plaisir pcrdus. non point reniés, puis le silence, le crand silence, oh le j^ublic enseveht picu^ement. cote a cote, dans leur solitude de Lumbres, le philosophe et le saint. Ľobsession devient si forte qu'il croit réver, perd un moment contact, frissonne en se retrouvant seul. Ce řevnil trop brusque a rompu ľéquilibre. le laisse agitc, nerveux. Il rccarde avee mcriance le confcssionnal vide, *i proche. La porte close au rideau vert ľinvite.,. Hé quoil quelle meilleure occasion de voir plus que le pauvre tajiis du bonhomrne, son í^rabat, sa discipline : le lieu Dieme oü il se manifeste aux ámes? L'auteur du Citrát pascal est seul et ďailleurs il s'mquiete peu d'etre vu. A 50ü SOUS LE SOLEIL DE SATAN soixante-dix ans, sa premiere impulsion e^t toujours nette, franche, irresistible, dangereux privilege des écri-vains ďimagination... Sa main tätonne, trouve unc poi-gnéc, ouvre d'un coup. Ľhésitation a suivi le geste. au lieu de lc devancer; l;i reflexion vient trop tard, Un rcmords indéfinissable. 1^ regret d'avoir agi si vite, au hasard; la crainte, ou la honte, do surprendrc un secret mal défendu. lui fait un instant baisser les ycux; mais deja le reflet de la lampc sur les dalles a trouve ľ ouvertuře héante, s'y glisse, monte lentement,,. Son regard montc avee lui... ... S'arrete... A quoi bon? On ne recouvre plus ce que la lumierc decouvre une fois, pour toujours, ... Deux gros souliers, parcils a ceux tiouvés lä-haut; le pli d'une soutane bmrrement troussée... unc longue jambe maigre dan*; un bas de laiiic, route roide» un talon posé sur lc seuil. voilä cc qu'il a vu d'abord. Puis.,, petit a petit.., dans l'ombre plus dense... unc biancheur vague, et tout a coup la face terrible, foudroyée. Äntoinc Saint-Marin salt motitrer dans les cas extremes unc bravourc froide ct calculéc. D'ailleurs, mort ou viť, ce bonhomme inattendu ľirrite au moins autant qu'il l'cflraic. En sommc, on ľintcrrompt tout ä coup, au bon moment, en plcin réve; le dernier mot re^te, au fond de sa boite obscure, ä ce témoin singuiier, au cadavrc vertical. Un professeur d'ironie trouve son maitre, et s'évcille, quinaud, d'un songe un peu niais, attendrksant, II ouvre iargement la porte, recuie d'un pas, mesure du regard son erränge compagnon, et sans oser encore le déíier, ľaŕfronte. <í Beau miracle! sitfle-t-il entre ses dents, un peu rageur. Lc brave prctre cSt mort ici sans bruit, d'une crise cardiaque. Tandis que ces imbeciles trottent ä sa recherche sur les chemins, il est la, bien tranquille, telle unc scntinellc, tuce d'une balle dans sa guérite, a bout pottant1!... » Dressé contre la paroi, les reins soutenus par ľétroit siěge sur lequel il s*c