La Prose du Transsibérien En ce temps-l`a j'étais dans mon adolescence J'avais `a peine seize ans et je ne me souvenais déj`a plus de mon enfance J'étais `a seize mille lieues du lieu de ma naissance J'étais `a Moscou, dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares Et je n'avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours. [...] J'ai passé mon enfance dans les jardins suspendus de Babylone Et l'école buissonniere, dans les gares devant les trains en partance Maintenant, j'ai fait courir tous les trains derriere moi Bâle-Tombouctou 10 J'ai aussi joué aux courses `a Auteuil et `a Longchamp Paris-New-York Maintenant, j'ai fait courir tous les trains tout le long de ma vie Madrid-Stockholm Et j'ai perdu tous mes paris Il n'y a plus que la Patagonie, la Patagonie qui convienne `a mon immense tristesse, la Patagonie, et un voyage dans les mers du Sud Je suis en route J'ai toujours été en route 20 Je suis en route avec la petite Jehanne de France Le train fait un saut périlleux et retombe sur toutes ses roues Le train retombe sur ses roues Le train retombe toujours sur toutes ses roues [...] « Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? » Les inquiétudes Oublie les inquiétudes Toutes les gares lézardées obliques sur la route Les fils téléphoniques auxquels elles pendent Les poteaux grimaçants qui gesticulent et les étranglent Le monde s'étire s'allonge et se retire comme un harmonica qu'une main sadique tourmente 30 Dans les déchirures du ciel, les locomotives en furie S'enfuient Et dans les trous Les roues vertigineuses les bouches les voix Et les chiens du malheur qui aboient `a nos trousses Les démons sont déchaînés Ferrailles Tout est un faux accord Le broun-roun-roun des roues Chocs 40 Rebondissements Nous sommes un orage sous le crâne d'un sourd. « Dis, Biaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? » Oui, nous le sommes nous le sommes Tous les boucs émissaires ont crevé dans ce désert Entends les mauvaises cloches de ce troupeau galeux Tomsk Tchéliabinsk Kainsk Obi Taichet Verkné-Oudinsk Kourgane Samara Pensa-Touloune La mort en Mandchourie Est notre débarcadere. [...] 50 J'ai vu les trains silencieux les trains noirs qui revenaient De l'Extreme-Orient et qui passaient en fantômes. [...] J'ai vu des trains de soixante locomotives qui s'enfuyaient `a toute vapeur pourchassées par les horizons... Je reconnais tous les pays les yeux fermés `a leur odeur Et je reconnais tous les trains au bruit qu'ils font Les trains d'Europe sont `a quatre temps tandis que ceux d'Asie sont `a cinq ou sept temps D'autres vont en sourdine sont des berceuses Et il y en a qui dans le bruit monotone des roues me rappellent la prose lourde de Maeterlinck J'ai déchiffré tous les textes confus des roues et j'ai rassemblé les éléments d'une violente beauté Que je possede... La Prose du Transsibérien... (Gallimard, éditeur). « Le Ravissement d'Amour » Mort au monde, n'avoir pour se diriger qu'un consolateur de Job ou un ouvrier de Babel, quoi de plus décevant, d'hallucinant, d'inquiétant, de stupéfiant, quand Dieu mene l'âme par le tres ardu chemin de l'obscure contemplation et que la vie spirituelle se desseche et meurt de la soif de la connaissance intime et d'impatience et se languit, le doute dans la priere, la langue démangée par l'imprononçable et paralysée et brulée `a vif par l'innommable, l'attention désorientée par sa propre émanation qui l'enfievre et la foudroie de chimeres, d'imaginations, de visions, l'illusion dépassée, l'idée fixe, le corps se refusant de suivre se cabrant, se rebiffant, suant, écumant, pour se rendre enfin et se laisser aller épuisé, tomber, se coucher raide comme mort, mort au monde, absent, vertigineusement absent, enfoui dans son fumier, exposé sur la table du sacrifice, hostie cachée ou en croix au carrefour des chemins, poussiere qui cimente les dalles foulées, usées, effacées, fendues, porche, et tout craque et tout s'effondre lors de la résurrection des os et de la chair. (Denoël, éd.)