L'Escaut Et celui-ci, puissant, compact, pâle et vermeil, Remue, en ses mains d'eau, du gel et du soleil ; Et celui-l`a étale, entre ses rives brunes Un jardin sombre et clair pour les jeux de la lune ; Et cet autre se jette `a travers le désert Pour suspendre ses flots aux levres de la mer ; Et tel autre, dont les lueurs percent les brumes Et tout `a coup s'allument Figure un Walhallah de verre et d'or 10 Ou des gnomes velus gardent de vieux trésors. En Touraine, tel fleuve est un manteau de gloire. Leurs noms ? L'Oural, l'Oder, le Nil, le Rhin, la Loire. Geste des Dieux, cris de héros, marche de Rois, Vous les solennisez du bruit de vos exploits. Leurs bords sont grands de votre orgueil ; des palais vastes Y soulevent jusques aux nuages leur faste. Tous sont guerriers : des couronnes cruelles S'y refletent — tours, burgs, donjons et citadelles — Dont les grands murs unis sont pareils aux linceuls. 20 Il n'est qu'un fleuve, un seul, Qui mele au déploiement de ses méandres Mieux que de la splendeur et de la cruauté, Et celui-l`a se voue aux peuples —, aux cités Ou vit, travaille et se redresse encor, la Flandre ! Tu es doux ou rugueux, paisible ou arrogant Escaut des Nords — vagues pâles et verts rivages — Route du vent et du soleil, cirque sauvage Ou se cabre l'étalon noir des ouragans... Toute la Flandre : Les Héros (Mercure de France, éditeur). L'effort Groupes de travailleurs, fiévreux et haletants, Qui vous dressez et qui passez au long des temps Avec le reve au front des utiles victoires, Torses carrés et durs, gestes précis et forts, Marches, courses, arrets, violences, efforts, Quelles lignes fieres de vaillance et de gloire Vous inscrivez tragiquement dans ma mémoire ! Je vous aime, gars des pays blonds, beaux conducteurs De hennissants et clairs et pesants attelages, 10 Et vous, bucherons roux des bois pleins de senteurs, Et toi, paysan fruste et vieux des blancs villages, Qui n'aimes que les champs et leurs humbles chemins Et qui jettes la semence d'une ample main D'abord en l'air, droit devant toi, vers la lumiere, Pour qu'elle en vive un peu avant de choir en terre ; Et vous aussi, marins, qui partez sur la mer Avec un simple chant, la nuit, sous les étoiles, Quand se gonflent, aux vents atlantiques, les voiles Et que vibrent les mâts et les cordages clairs ; 20 Et vous, lourds débardeurs dont les larges épaules Chargent ou déchargent, au long des quais vermeils, Les navires qui vont et vont sous les soleils S'assujettir les flots jusqu'aux confins des pôles ; Et vous encor, chercheurs d'hallucinants métaux, En des plaines de gel, sur des greves de neige, Au fond de pays blancs ou le froid vous assiege Et brusquement vous serre en son immense étau ; Et vous encor, mineurs qui cheminez sous terre, 30 Le corps rampant, avec la lampe entre vos dents Jusqu'`a la veine étroite ou le charbon branlant Cede sous Votre effort obscur et solitaire ; Et vous enfin, batteurs de fer, forgeurs d'airain, Visages d'encre et d'or trouant l'ombre et la brume, Dos musculeux tendus ou ramassés, soudain, Autour de grands brasiers et d'énormes enclumes, Lamineurs noirs bâtis pour un œuvre éternel Qui s'étend de siecle en siecle toujours plus vaste, Sur des villes d'effroi, de misere et de faste, Je vous sens en mon cœur, puissants et fraternels ! 40 O ce travail farouche, âpre, tenace, austere, Sur les plaines, parmi les mers, au cœur des monts, Serrant ses nœuds partout et rivant ses 'chaînons De l'un `a l'autre bout des pays de la terre ! O ces gestes hardis, dans l'ombre ou la clarté, Ces bras toujours ardents et ces mains jamais lasses, Ces bras, ces mains unis `a travers les espaces Pour imprimer quand meme `a l'univers dompté La marque de l'étreinte et de la force humaines Et recréer les monts et les mers et les plaines D'apres une autre volonté. La Multiple Splendeur (Mercure de France, éditeur).