I.1. Traits dominants de la période
I.2. Le contexte historique (histoire et civilisation au XXe siècle)
I.2.a. Les Guerres mondiales et décolonisation
I.2.b. L’instabilité politique
I.2.d. Civilisation ou barbarie ?
I.3.b. Question de la périodisation de la littérature française du XXe siècle.
Les traits dominant de l’évolution et des métamorphoses de l’esprit du XXe siècle ainsi que les facteurs qui y ont pris une part considérable peuvent être saisis dans les points qui suivent :
1) La naissance du 7e art - le cinéma - et son essor au cours du 20e siècle qui a ébranlé les structures fondamentales des genres, des arts traditionnels, du langage et même de la pensée.
2) Le XXe siècle a vu s’affirmer l’influence de la philosophie sur les arts dont notamment les lettres françaises (cf. Henri Bergson, Jean-Paul Sartre, Albert Camus)
3) La peinture et la sculpture, sous l’action de la photographie, assument de plus en plus des ambitions métaphysiques.
4) On exige partout d’approfondir son approche.
5) Partout, on entreprend une quête des essences : poésie pure, roman pur, peinture pure.
6) Ont été remises en question les valeurs léguées par des siècles précédents et qui sont celles du christianisme, de l’humanisme de Descartes et des Encyclopédistes.
7) Les menaces et l’angoisse devant les nouveaux fléaux de la civilisation occidentale (la guerre et ses armes) commencent à peser lourd. L’expérience de la guerre représente un poids écrasant. Avec l’âge atomique, la présence de la mort se fait sentir effectivement à chaque moment de la vie.
8) Dans ce contexte, les esprits créateurs hésitent généralement entre deux orientations majeures sur deux plans :
a. sur le plan artistique
- perpétuer les traditions ancestrales en les vivifiant
- opérer dans les arts une révolution perpétuelle. Cette deuxième tendance correspond à l’accélération de l’histoire.
- (ou bien faire un amalgame, instable mais d’autant plus fécond, des deux précédents) ;
b. sur le plan éthique
- attitude individualiste
- engagement dans telle ou telle idéologie.
Déjà l’époque d’avant 1914 était-elle mue par des affaires d’ordre politico-éthique, socio-financier ou culturel. Il s’agit en premier lieu des affaires comme
- le scandale de Panama (1892)
- l’affaire Alfred Dreyfus (1894-1906) ; (1898 J’accuse d’Emile Zola)
- la séparation des Eglises et de l’Etat (loi du 9 décembre 1905) qui implique en effet la fin du Concordat entre la France et le Saint-siège de 1801
- la crise marocaine (1905 le coup de Tanger, 1911 le coup d’Agadir)
- à ceci il faut ajouter aussi les conflits sociaux avec la création de la Section de l’Internationale ouvrière en 1906
Il va sans dire que tout ceci a eu des répercussions sur la littérature.
Entre 1914-1918 survient la terrible épreuve dont la France sort comme victorieuse, il est vrai, mais épuisée par une affreuse hécatombe. De ce point de vue, l’avenir allait être sous le signe d’un urgent besoin d’assurer la sécurité.
- Celui-ci fut vain d’ailleurs vu l’échec total de l’activité des la Société des nations et de ses plans de sécurité collective et de désarmement.
- Car la France, au plan matériel et moral, était mal préparée au conflit nouveau qui allait éclater une vingtaine d’années plus tard. En 1940, la France est de nouveau submergée par l’armée allemande.
La différence dans la nature des deux conflits (1914 x 1939) est évidente : à la guerre des patries (nations) allait succéder la guerre idéologique, l’origine de cette transformation remontant à la révolution russe de 1917.
- De ce fait, la guerre n’est plus un conflit entre Etats souverains qui prônent la défense de leurs propres intérêts, mais un affrontement idéologique qui oppose deux visions de l’organisation du monde. Ainsi, un seul ennemi commun est facilement repérable dès l’attaque de Hitler en 1941 vers l’Est, ce qui permet aux démocraties occidentales de s’allier avec l’Union soviétique contre l’Allemagne nazie.
- Or une fois le totalitarisme hitlérien abattu, un autre conflit mondial se fait jour, à savoir celui des blocs (Occident - communisme), prenant la forme de Guerre froide.
- Depuis 1945, l’énormité de la menace atomique a empêché le pire, il est vrai, mais à un prix dont l’importance est encore de nos jours à considérer et reconsidérer.
- Les années 1950-1960 ont vu naître toute une série de conflits sanglants que l’on attribue généralement au processus de décolonisation, dont en premier lieu celui de l’Afrique (Algérie), du Moyen-Orient, de l’Asie du Sud-est (Corée, Indochine).
- A partir des années 1950, la France se replie sur l’Hexagone, même assez concrètement, lorsque la majorité des Français vivant dans les anciennes colonies se réinstalle en France métropolitaine.
La IIIe république n’a pas survécu au désastre de 1940, étant remplacée par l’Etat français. Tandis que le général de Gaulle appelait les Français à rester fidèles à la république et à continuer la lutte. Ainsi, l’action des Forces Françaises Libres (FFL) et des Forces Françaises de l’Intérieur (FFI) a permis à la nation de rester présente dans le conflit jusqu’à son terme. Or cette victoire n’est plus celle de 1918, c'est-à-dire « notre victoire » ; la défaite de 1940, l’occupation et la division des Français devaient avoir des conséquences graves et durables.
De la libération naquit la IVe République ; toutefois, celle-ci est une héritière de la IIIe, puisque la Constitution n’assure au pouvoir exécutif ni stabilité ni efficacité. On ne s’étonne nullement donc, si elle se voit emportée par les événements de 1958, n’étant pas capable de résoudre un nouveau drame sanglant - la crise algérienne.
L’action de la Ve république sous l’égide de Charles de Gaulle se prolonge avec des styles différents sous l’impulsion de Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing. La victoire de la gauche en 1981 apporte une vague de modifications profondes marquées notamment par les nationalisations.
I.2.c. La France et le monde
La victoire de 1918 avait permis à notre pays de recouvrer, par le traité de Versailles, l'Alsace-Lorraine perdue en 1871 et de tenir une place importante à la Société des Nations ; mais le désastre de 1940 et la dissolution de l'Empire colonial, précipitée sans doute par la chute de prestige qu'entraînait la défaite, ont diminué le rôle politique de la France dans le monde. Souhaitons que son rayonnement intellectuel et artistique n'en soit pas affecté à son tour.
Son pouvoir d'attraction et d'expansion est resté grand pendant le premier demi-siècle, comme l'attestent de nombreux signes : la carrière d'un Picasso, d'un Chagall, ou la composition de « l'École de Paris » groupant des peintres de toute nationalité ; la renommée des mathématiciens français ; l'attribution du Prix Nobel de Littérature à Sully Prudhomme, Frédéric Mistral, Romain Rolland, Anatole France, Henri Bergson, Roger Martin du Gard, André Gide, François Mauriac, Albert Camus, Saint-John Perse et Samuel Beckett ; enfin le « nouveau théâtre » représenté surtout par un Irlandais, un Russe et un Roumain d'expression française (Beckett, Adamov et Ionesco).
Inversement, comme les échanges se multiplient en dépit des frontières fermées et des antagonismes idéologiques, la France a subi, dans tous les domaines, des influences parfois essentielles.
· Sans parler du marxisme-léninisme, source doctrinale du communisme international,
· nos vues sur l'univers ont été transformées par la théorie de la relativité, due à Einstein (1879-1955) né Allemand et mort citoyen américain.
· L'exploration de l'inconscient par l'Autrichien Sigmund Freud (1856-1939), fondateur de la psychanalyse, a bouleversé la psychologie, la littérature, et remis en question la morale.
· Les philosophes contemporains se recommandent du Danois Kierkegaard (1879-1955), des phénoménologistes allemands et de Heidegger (né en 1889) ;
· enfin l'absurde du Tchèque Franz Kafka (1883-1924),
· le monologue intérieur de l'Irlandais James Joyce (1882-1941) marquent profondément la pensée, le théâtre et le roman français.
· L'art abstrait doit beaucoup à Kandinsky (né à Moscou en 1866, devenu Français et mort à Neuilly en 1944), au Suisse Paul Klee, aux « mobiles » de l'Américain Calder ; en musique, les influences les plus frappantes sont celles d'Igor Stravinsky (né Russe et devenu citoyen américain) et de compositeurs germaniques comme Schœnberg, Alban Berg ou Hindemith.
Un fait notable est aussi le goût des Occidentaux pour la musique nègre, l'art nègre, et plus généralement pour le primitif, pour tout ce qui suscite, dans notre inconscient, des réminiscences lointaines, remontant peut-être aux premiers âges de l'humanité.
I.2.d. Civilisation ou barbarie ?
Depuis 1900, découvertes et inventions se succèdent à une allure prodigieusement accélérée : il en résulte un progrès matériel étonnant, mais aussi un contraste brutal, car la majeure partie de la population du globe reste sous-développée, sinon sous-alimentée. En outre, le vieux mythe de l'apprenti-sorcier revêt une actualité tragique : par la fission de l'atome, l'homme assure son pouvoir sur la structure même de la matière, mais risque du même coup de provoquer son propre anéantissement. Ainsi s'explique un désarroi profond : nos conceptions psychologiques, morales et métaphysiques s'essoufflent à rattraper la science et la technique qui les remettent sans cesse en question. Plus de stabilité ; mais sans stabilité, comment fonder une sagesse et perpétuer une civilisation ?
Dès 1919, Valéry lançait le cri d'alarme: « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Consciemment ou non, nous sommes plongés dans cette angoisse. Les horreurs de la seconde guerre mondiale : déportations massives, tortures, génocide, et leurs séquelles qui se prolongent ont fait surgir la barbarie en pleine « civilisation ». L'âge atomique sera-t-il un nouvel âge des cavernes ? Nous vivons dans une atmosphère d'Apocalypse, au double sens du terme : révélation des arcanes et annonce de la fin des temps. Il faut en prendre conscience pour tenter d'éviter la catastrophe, et aussi pour comprendre la nature même de l'art et de la littérature d'aujourd'hui, qui descendent aux abîmes sans savoir toujours s'ils y cherchent l'être ou le néant.
Jamais on n'avait fait une telle consommation de mots en -isme, et vu naître autant d'écoles avec leurs manifestes et leurs revues souvent éphémères. Jamais, non plus, les rapports d'influence réciproque entre la littérature et les beaux-arts n'avaient été si serrés, si vivants et si complexes. Pourtant le rôle des personnalités fortes ne s'en est pas trouvé amoindri, bien au contraire. Des créateurs comme Péguy, Claudel, Proust, Gide et Valéry sont proprement inclassables, et chacun d'eux nous a vraiment révélé un univers ; le nom d'Apollinaire résume tout un ensemble d'expériences audacieuses ; le seul surréaliste orthodoxe est peut-être André Breton ; Jean-Paul Sartre demeure le chef de file de l'existentialisme français, sans se limiter à des caractères existentialistes ; le nouvel humanisme d'Albert Camus répondait à une attente diffuse, mais son accent irremplaçable est celui d'une conscience individuelle, noble, lucide et exigeante. — Parallèlement, un artiste comme Picasso participe aux principaux mouvements du siècle sans jamais s'y perdre, mais pour affirmer en définitive son originalité irréductible.
I.3.a. Question de la périodisation de la littérature française du XXe siècle.
Lorsqu’on se propose de porter un regard englobant tout le 20e siècle, on est impérativement amené à chercher sa source dans la dernière décennie du 19e siècle. C'est-à-dire à l’époque où les innovations esthétiques, spirituelles et intellectuelles connaissent un essor remarquable. Ainsi du point de départ de notre réflexion sur l’évolution de la littérature française du 20e siècle qui peut être tracée par des périodes charnières :
1) 1920 - 1930 représente le moment où se chevauchent les deux grandes époques du siècle - 1890-1930 et 1920 - 1960.
2) années 1950 - 1970 représentent une fracture incontestable dans l’évolution littéraire du siècle et dont l’épicentre se situe aux environs des années 1960.
Esquissée de cette manière, l’évolution de la littérature française du 20e siècle recoupe le progrès de la notion de modernité, telle que Charles Baudelaire l’avait introduite en 1846. Modernité[1]
En gros traits, il est possible de délimiter 4 périodes dans la littérature française du 20e siècle :
· La première période s’étendrait du début du XXe siècle jusqu’aux années 1930 et sera marquée par multiplicité d’innovations esthétiques qu’incarnent, dans le domine du roman, les personnalités telles que Gide, Proust ou Céline et, dans le domaine de la poésie et des arts de l’image, le mouvement surréaliste.
· La deuxième période serait celle qui commence au début des années 1930 jusqu’au milieu des années 1950 et qu’il sera possible de caractériser par la notion d’engagement, qu’il soit historique, éthique ou politique. Cette période recoupe l’avènement du fascisme, de la seconde guerre mondiale ainsi qu’avec l’éclatement des guerres de décolonisation et les noms que l’on y associe généralement sont ceux de Gide, de Malraux, de Camus, de Sartre et d’Aragon.
· Vers le milieu des années 1950, cette période sera substituée par la nouvelle génération dont le trait majeur serait la volonté de rupture esthétique, contestant les présupposés des générations précédentes. Ainsi tout domaine d’activité humaine se voit pourvu du label « nouveau » (nouveau roman, théâtre, nouvelle critique, vague, etc.). Cette période se définirait comme une recherche expérimentale sur les formes narratives, et sur « L’écriture et l’expérience des limites » (Philippe Sollers). C’est avec cette expérience des limites que le projet se radicalise et le mouvement Tel Quel pratiquant la textualité – écriture qui se veut sa propre fin – se donne pour but de rompre avec toute forme d’illusion, qu’elle soit référentielle ou romanesque. Après 1968, les idées se radicalisent au même degré que le caractère révolutionnaire du mouvement. Les impasses ne se font pas attendre et cette ultime phase du modernisme dans la littérature française se donne sa propre fin au moment où il adopte un nouveau nom ainsi qu’une nouvelle ligne de conduite (L’Infini).
· Une quatrième période littéraire s’amorce ensuite, recouvrant le dernier quart du XXe siècle. Il s’agit d’une littérature du temps des crises : non seulement la crise du roman serait la caractéristique capitale de la littérature de cette période, mais celle-ci sera confrontée également à la crise économique, débouchant, au début des années 1990, sur une reconfiguration de l’espace économique et politique ; à la crise idéologique, entamée par les évènements de mai 1968 et à la crise biologique marquée notamment par l’apparition du nouveau fléau pandémique - le sida - et par le remodelage de la vie que les nouvelles possibilités scientifiques inédites ont accéléré. Non seulement la littérature est exposée à la nécessité de composer avec de telles crises, mais avant tout, elle en est issue. L’écriture est travaillée par l’état d’incertitude que le soupçon, évoqué déjà par Nathalie Sarraute dans les années 1950, avait poussé jusqu’à la méfiance envers toute forme de systématisme, dont en particulier celui du discours critique sur la littérature.[2]
I.3.b. La littérature française
A première vue, la littérature d'avant 1914 nous semble, comme le « modem style », périmée ou tributaire du XIXe siècle. Un reclassement parfois brutal a plongé dans l'oubli ou réduit à un intérêt documentaire une grande partie des œuvres qui occupaient alors le devant de la scène, dans cette « foire sur la place » dont parlait Romain Rolland.
· Mais l'ironie d'Anatole France n'est point périmée, et
· les méditations de Barres nous concernent encore, que nous soyons plus sensibles au culte du moi ou à l'enracinement dans la terre ancestrale.
· Cette courte période nous a légué l'admirable message de Péguy, couronné par sa mort au champ d'honneur ;
· la révolution poétique amorcée par Apollinaire ;
· une grande partie de l'œuvre de Claudel — dont le souffle puissant vivifiait le drame et le lyrisme —
· et de l'œuvre de Gide, depuis les Nourritures Terrestres jusqu'aux Caves du Vatican.
· En Valéry mûrissait l'analyste de l'intellect et le poète de La Jeune Parque, tandis que
· Marcel Proust découvrait le secret du temps retrouvé et dessinait les méandres de sa phrase inimitable.
Bref, la « belle époque » fut aussi, pour la littérature comme pour les arts (cf. p. 12-13), une grande époque.
· Après la mort de Proust (1922), La Recherche du Temps perdu achève de paraître ;
· Claudel poursuit son œuvre cosmique ;
· Gide, toujours en quête de lui-même, affirme la maîtrise de son art ; revenu à la poésie,
· Valéry connaît la gloire.
· Proust, qui lègue à ses successeurs une psychologie enrichie d'une quatrième dimension, celle du temps, reproduit par la création littéraire l'expérience fortuite par laquelle il a pu accéder, hors du temps, à « l'essence des choses ».
· De leur côté Gide et Valéry, si différents l'un de l'autre, ne sont pas rapprochés seulement par l'amitié : tous deux se consacrent à une minutieuse analyse de la démarche créatrice, l'un dans Les Faux-Monnayeurs et le Journal des Faux-Monnayeurs, l'autre dans toute son œuvre. Ainsi la création se double d'une réflexion sur elle-même, d'une prise de conscience de ses propres conditions, de ses lois et de ses hasards: on reconnaîtra dans ce dédoublement l'influence de Mallarmé, et l'un des traits majeurs de la littérature et de l'art modernes.
· Cependant une nouvelle génération s'apprête à prendre la relève. Il lui faudra d'abord dépasser, ou repousser, les tentations des « années folles » qui suivent la guerre et ses horreurs :
o fantaisie désinvolte,
o cosmopolitisme facile,
o goût du bizarre et de l'inédit.
· Mais bientôt le mouvement surréaliste laisse paraître, parmi des provocations déplaisantes, une inquiétude profonde et de hautes ambitions.
· La recherche de l'insolite n'est plus un jeu mais une méthode et peut-être une métaphysique ;
· les structures du langage et de la pensée sont soumises à une sorte de désintégration tendant à saisir, sous les conventions et les mécanismes, une réalité authentique.
· Le surréalisme est typique et spectaculaire, mais il ne saurait à lui seul caractériser l'entre-deux-guerres.
· De 1920 à 1940, le théâtre connaît de belles réussites dans la comédie de mœurs, et
o une renaissance de la tragédie avec Giraudoux ;
o aux confins du comique et du tragique, Salacrou scrute l'énigme de la condition humaine ; Anouilh révèle, dès ses débuts, une vigoureuse originalité.
· De Radiguet à Malraux, le roman est particulièrement riche et divers.
o Après Radiguet, un Chardonne, un Arland s'inscrivent dans la tradition des moralistes ;
o des chrétiens comme Mauriac et Bernanos peignent des créatures engagées sur les voies mystérieuses de la damnation ou du salut.
o Sous la forme du roman-fleuve, Roger Martin du Gard et Duhamel esquissent un humanisme moderne,
o ainsi que Jules Romains, dont l'unanimisme, né avant 1914, trouve ainsi une large audience.
o Colette, parvenue au plein épanouissement de son talent, charme d'innombrables lecteurs par la fraîcheur de ses sensations et la qualité de son humour. Giono rajeunit le grand thème de la nature, tandis que Montherlant, Saint-Exupéry, Malraux édifient un roman de la grandeur.
Depuis 1940
La seconde guerre mondiale donne une extrême urgence au problème de la condition humaine et contribue à répandre d'une part la philosophie de l'absurde, d'autre part la littérature engagée. Des poètes comme Aragon ou Éluard, hier surréalistes, chantent la Résistance et retrouvent les voies ancestrales du lyrisme. Les années 40 sont marquées aussi par une large diffusion des thèses existentialistes, en particulier dans le théâtre, les romans et les essais de Jean-Paul Sartre. Albert Camus dépasse l'absurde par la révolte et défend la personne humaine contre tout ce qui menace de l'écraser. Le surréalisme, une fois décanté, révèle sa fécondité par une influence durable sur de nombreux poètes et romanciers. Cependant, Montherlant accède à la scène, où se confirme le succès d'Anouilh.
Enfin des courants nouveaux apparaissent, au théâtre avec Beckett et Ionesco , dans le nouveau roman avec Robbe-Grillet, Butor, Claude Simon, Nathalie Sarraute. Leur tendance dominante est peut-être de pousser à l'extrême la critique de toutes les structures : poète, romancier ou dramaturge, le créateur ne se contente plus de s'observer lui-même en train de créer, il en vient à poser, par son œuvre même, la question du sens et de la possibilité de l'acte créateur. Ainsi s'expliquent des termes comme apoèmes, antithéâtre, antiroman, qui révèlent les répercussions, sur la littérature, de cette réflexion philosophique selon laquelle l'être postule le néant.
En 1891, Jules Huret réalise dans l’Echo de Paris toute une série d’interviews d’écrivains qui jouissent alors d’une notoriété à ses yeux. Et il constate plus ou moins ceci :
· Les écrivains interrogés s’accordent de façon quasi unanime que « le naturalisme est mort » (la phrase d’Anatole France illustre merveilleusement ce fait : « Il me paraît de toute évidence qu’il (le naturalisme) est mort. ») Cette mort représente la fin d’une littérature que avait occupé le devant de la scène près d’un demi-siècle.
· La scène actuelle est donc occupée par d’autres courant ou écoles dont notamment :
o les psychologues (Paul Bourget)
o les symbolistes dont en particulier le porte-parole Stéphane Mallarmé.
· J. Huret constate également d’autres nouveautés qui méritent d’être remarquées et qui annoncent peut-être une littérature née d’autres sources que la psychologie ou le symbolisme. Ses observations remarquent que « M. Maurice Barrès occupe une place qui, si une enquête avait été faite il y a 5 ans, aurait certainement été celle de Pierre Loti. » (Et il faut noter ici que les auteurs interviewés relèvent plutôt de la littérature établie que de l’avant-garde.) C’est que M. Barrès venait de bouleverser, à 29 ans, le monde littéraire par la publication de sa trilogie du Culte du moi (1888-1891). En 1891 paraît son dernier volume - Le Jardin de Bérénice - et dans la réponse de Barrès à Huret, on peut relever des éléments d’une sorte de programme, résumés dans cette formule : « Donner aux idées et aux conceptions modernes des choses et de la vie une expression passionnée. »
· De plus, avec Maurice Maeterlinck, Maurice Barrès est le seul des écrivains interrogés à attirer l’attention de Huret sur un jeune écrivain qui surgit comme un annonciateur de la littérature à venir - André Gide : « Si vous aviez ouvert les Cahiers d’André Walter, publiés sans nom d’auteur par A. Gide [...] vous connaîtriez les plus récentes poussées de l’évolution littéraire. » Et Maurice Maeterlinck de placer Les Cahiers d’André Walter aux côtés de ses préférences littéraires, auprès de Baudelaire et de Jules Laforgue.
La situation littéraire de la dernière décennie du XIXe siècle présente beaucoup plus des signes de renouvellement que l’enquête de Jules Huret ne pouvait repérer. Mais est reste tout de même significative en ce qu’elle a
· repéré A. Gide et M. Barrès. (En 1891, Gide allait publier à 22 ans son Traité du Narcisse. La même année, Paul Valéry, ami de Gide, publie son Narcisse parle dans la revue de Pierre Louÿs La Coque.
· L’enquête d’Huret ignore cependant encore Paul Claudel qui vient de publier la Tête d’or (1890).
· Le débat entre les psychologues, symbolistes naturalistes et même parnassiens est d’ores et déjà dépassé.
· Les données mêmes du problème littéraire commencent alors d’être bouleversées par les débats idéologiques et par la révolution intellectuelle allant, à leur tour, agir sur l’évolution littéraire jusque vers 1925-1930.
Dans cette optique, l’importance de la génération d’auteurs qui s’est formée avant la guerre de 1914 est incontestable. La seconde étape - l’entre-deux-guerres -, délimitée par les deux conflits guerriers qui ont frappé pratiquement toute la planète, fait naître les principaux mouvements qui se dessinent assez nettement au cours des années 1918 - 1930 (1918 - Manifeste Dada, 1924 - Manifeste du Surréalisme, 1930 - Second Manifeste du Surréalisme). De ce point de vue, la continuité du XXe siècle apparaît en effet sous sa diversité ; certains des courants les plus audacieux (en art tout comme en littérature) ont pris naissance avant 1914 (autour d’Apollinaire - Alcools 1913, de Gide - Villes tentaculaires 1895, Nourritures terrestres 1897, de Larbaud - Poésies Barnabooth 1908 ou de Jarry - Ubu roi 1896) ou dans les années 1920 (Proust - A la recherche du temps perdu 1913-1927, ou antiroman de Gide - Les Faux-monnayeurs 1925).
L'histoire de l'art au XXe siècle est marquée par la naissance de l'art abstrait, qui cesse de reproduire, même en les interprétant, les êtres ou objets réels, et entend se créer ses propres objets. L'art ainsi conçu n'est plus représentation, mais présentation, ou création au sens strict de ce terme. Peintres et sculpteurs doivent donc opter désormais entre la tradition figurative et l'aventure non-figurative. Sans doute ne peut-on concevoir une rupture analogue en architecture, puisque cet art est non-figuratif par nature (encore que la colonne soit fille du tronc d'arbre); mais le fonctionalisme d'un Le Corbusier n'est pas sans parenté, dans sa hardiesse, avec l'art abstrait.
En musique, l'écriture atonale, qui rejette les fonctions tonales traditionnelles, fondement de l'harmonie classique, s'est organisée en dodécaphonisme par la libre exploitation des douze sons de la gamme chromatique ; en s'imposant ces « gênes exquises » sans lesquelles, selon Valéry, il n'est pas d'art véritable, le dodécaphonisme est devenu musique sérielle. Mais, depuis 1948, une autre révolution, beaucoup plus radicale, bouleverse l'art des sons : cette musique « concrète », en dépit de son nom, semble bien être la sœur de la peinture et de la sculpture abstraites. Elle obtient en laboratoire des sons et des rythmes « inouïs », par la manipulation de bandes d'enregistrement sonore.
En peinture, le nouveau siècle est d'abord fauviste (Salon d'automne de 1905). Exaltant la sensation, les « Fauves » réagissent à la fois contre les taches de couleur juxtaposées des impressionnistes et contre le dessin fignolé des académistes ; ils négligent le détail et appuient les contours. Certains d'entre eux compteront parmi les plus grands peintres de notre temps : Matisse (1869-1954), coloriste admirable ; Dufy (1877-1953) qui concilie avec esprit l'audace et la sagesse; citons encore Vlaminck (1876-1958), Marquet (1875-1947), Derain (1880-1954).
Vers le même temps commence, avec la célébrité du « douanier » Rousseau, la vogue de l'art naïf et du primitivisme. Rousseau (1844-1910) est vraiment un peintre « naïf », qui compense par la spontanéité et l'imagination les lacunes de sa technique; mais Utrillo (1883-1955) connaît les secrets de l'art et n'est primitif que par la fraîcheur de sa vision.
Pour l'expressionniste Rouault (1871-1958), « l'art est une confession ». Il traite des sujets réalistes ou religieux avec un sens profond du tragique ; son style rappelle l'art du vitrail, comme il est naturel chez un ancien apprenti verrier. GromaiRe (1892-1971) est un peu de la même race, par sa vigueur et sa sincérité bouleversante. C'est sous le signe de l'expressionnisme que l'on place aussi, généralement, deux des artistes étrangers de « l'École de Paris », ces deux peintres « maudits » que furent Sotttinf et Modigliani (1884-10.20).
A partir de 1907, une tendance nouvelle s'oppose au fauvisme et à l'expressionnisme : c'est le cubisme qui inscrit les objets dans des volumes géométriques, appliquant ainsi à la réalité des cadres intellectuels. On assiste alors aux recherches de Pablo Picasso (1881-1973), de Braque- {18S2-1963), de Léger (1881-1955), puis à celles de La Fresnaye (1885-1925). La poésie elle-même veut, un moment, être « cubiste » (cf. p. 48) ; mais Vlaminck dénonce l'invasion de l'art par les spéculations abstraites. Ses inquiétudes ne sont que trop justifiées par un certain langage, étonnamment gratuit, de la critique d'art actuelle.
La géométrie cubiste ne satisfait pas les futuristes, qui veulent peindre le devenir et donner l'illusion du mouvement par la juxtaposition d'images successives dans la durée. Le simultanéisme, frappant dans une nouvelle manière de Picasso, apparente au théoricien F. T. Marinetti, auteur du Manifeste futuriste (1909), Robert DelatInay (1885-1941) qu'Apollinaire rangeait parmi les cubistes « orphiques » ; tant il est vrai que l'on ne saurait isoler ces diverses tendances. Le futurisme est, en tout cas, l'une des voies qui conduisent à l'art abstrait.
Après la guerre de 1914, Marquet, Derain s'orientent vers un classicisme auquel Dunoyer de Segonzac (né en 1884) accède d'emblée. Matisse, Dufy, Picasso évoluent selon leur génie personnel. Mais une génération nouvelle est surréaliste en peinture comme en poésie. Elle se réclame de Picasso, de Picabia, de Chagall (né à Vitebsk en 1887), de la peinture « métaphysique » de Chirico. Tanguy, Lurçat (qui trouvera sa voie dans la tapisserie), des étrangers comme Man Ray, Salvador Dali (né en 1904), Joan Miro ou Max Ernst (naturalisé Français) partagent les ambitions d'André Breton et vont à la découverte de l'univers onirique. S'ils se bornent parfois à faire naître l'impression d'insolite par l'assemblage bizarre d'objets hétéroclites, ils parviennent aussi à créer un dépaysement total par la transposition picturale de l'atmosphère inexprimable du cauchemar. Les formes impensables, les monstres fixés sur la toile traduisent en outre le désarroi de l'homme dans un univers « absurde ».
Actuellement, la peinture abstraite présente des tracés géométriques ou des contrastes de couleurs qui n'ont pas toujours une signification transcendante, mais inaugurent un nouvel art décoratif. Cependant la peinture figurative, vivifiée par les expériences abstraites, amorce une vigoureuse contre-offensive. Ses meilleurs représentants ne se montrent pas moins « authentiques » que leurs rivaux « abstraits ».
Rodin meurt en 1917. Tout en s'affranchissant de son influence, Bourdelle (1861-1929) et Maillol (1861-1944) l'égalent en grandeur et en puissance. Ces deux méridionaux ont le culte des formes pleines et de la plastique méditerranéenne. Le premier, dans ses bustes et ses sujets antiques, se montre peut-être plus varié ; l'œuvre du second constitue tout entière un hymne grandiose au corps féminin.
A l'opposé de ce classicisme se situent les constructions abstraites d'Antoine Pevsner (né Russe, citoyen français depuis 1930), auteur, avec son frère Naum, dit Gabo, d'un Manifeste constructiviste (1920). Influencés par Dada et le surréalisme, Germaine Richier, Couturier, Giacometti (né dans les Grisons, 1901-1966) procèdent soit à une distorsion hallucinante des formes naturelles, soit à l'élaboration de volumes autonomes suggérant une poésie pure des rapports entre le plein et le vide, entre l'immobilité et le mouvement. D'ordinaire, la sculpture abstraite refuse toute « superstition » du matériau « noble » (marbre ou bronze) et pense étendre ainsi le champ de ses possibilités.
Après Debussy et Fauré, disparus en 1918 et 1924, Ravel (1875-1937) devient le représentant le plus typique du génie musical français ; il avait donné en 1906 une spirituelle illustration des Histoires Naturelles de Jules Renard ; puis c'est, en 1925, sa fantaisie sur un livret de Colette, L'Enfant et les Sortilèges. A sa génération appartiennent Paul Dukas (1865-1935), Albert Roussel (1869-1937), Erik Satie (1866-1921) dont l'humour et le style dépouillé vont séduire le jeune « Groupe des Six » qui se placera sous son patronage.
Les « Six » composent collectivement la musique d'un ballet conçu par Cocteau, Les Mariés de la Tour Eiffel (1921), puis chacun suit sa voie et quatre d'entre eux surtout deviennent célèbres : Georges Auric (né en 1899) ; Darius Milhaud (né en 1892), auteur de Bolivar, opéra sur un livret de Supervielle ; Arthur Honegger (1892-1955, de nationalité helvétique), à qui l'on doit Pacific 231 et deux admirables oratorios : Le Roi David (1921), puis Jeanne au bûcher, sur un texte de Paul Claudel (1939) ; enfin Francis Poulenc (1899-1963), qui a composé des mélodies sur des poèmes d'Apollinaire, Cocteau, Max Jacob, Eluard, Aragon, Louise de Vilmorin, et l'opéra Dialogues des Carmélites, d'après Bernanos (1957)- — Citons encore Henri Sauguet qui excelle dans la musique de ballet, Olivier Messiaen remarquable à la fois par ses audaces et par son inspiration mystique, André Jolivet, Jean Françaix, Pierre Boulez.
Utilisant la technique mise au point par Louis Lumière en 1895, Georges Méliès tourne ses premiers films à partir de 1897. Avant 1914, d'autres metteurs en scène commencent à se signaler : Max Linder, Abel Gance, Léonce Perret. Puis viennent Jacques Feyder, Marcel L'Herbier, Louis Delluc, René Clair, tandis que le succès de Charlie Chaplin se répand en France (ses premières bandes datent de 1915). Avec Bunuel et Dali (Un Chien andalou, 1928) ou Cocteau (Le Sang d'un poète, 1931), le cinéma participe au mouvement surréaliste. Mais, vers le même temps, la sonorisation menace d'en faire un théâtre filmé ; il saura pourtant surmonter cette crise et tirer des effets heureux des correspondances entre la musique et les images. Cependant un René Clair montrera toujours, dans ses films « parlants », une discrète tendresse pour « le muet ».
En 1937 commence, avec Drôle de Drame, une féconde collaboration entre Marcel Carné et Jacques Prévert (Les Visiteurs du Soir, 1942 ; Les Enfants du Paradis, 1945). Passant de la scène à l'écran, Marcel Pagnol travaille volontiers avec Giono. En 1939, André Malraux tire de son propre roman un film épique : L'Espoir. L'année 1943 révèle trois metteurs en scène : Becker, avec Goupi-mains-rouges (suivi, en 1952, de Casque d'or), Clouzot, avec Le Corbeau, et Bresson, avec Les Anges du Péché (que suivront, d'après Bernanos, Le Journal d'un Curé de campagne en 1950, puis, en 1967, Mouchette). En 1960, l'élection de René Clair à l'Académie Française consacre, avec le « septième art », une œuvre riche d'humour et de poésie : Un Chapeau de paille d'Italie (1927), Le Million, A nous la liberté (1931), Fantôme à vendre (1935), Ma Femme est une Sorcière (1942), Le Silence est d'or (1947), Les Belles de nuit (1952). Alain Resnais doit à Marguerite Duras le sujet de Hiroshima mon amour (1959) et à Robbe-Grillet celui de L'Année dernière à Marienbad (1961).
Tandis que Jacques Tati, satirique souriant venu de la pantomime au cinéma, retrouve les voies du comique pur, la nouvelle génération fournit des metteurs en scène très doués et très tôt célèbres comme Louis Malle, Claude Chabrol, François Truffaut, Jean-Luc Godard, Claude Lelouch, Éric Rohmer.
Précieux auxiliaire de la littérature, lorsqu'il sait illustrer de grandes œuvres sans les trahir, et inciter un vaste public à les lire, le cinéma exerce à son tour son influence sur le roman (cf. p. 656-664), qui s'inspire parfois de l'optique, du découpage, des séquences cinématographiques. Et surtout il accède à une poésie autonome. Il a pu rivaliser avec la peinture, comme en témoignent La Kermesse héroïque de Jacques Feyder, et, avec l'appoint de la couleur, Le Fleuve de Jean Renoir, fils du grand peintre.
[1] La conception baudelairienne de la modernité implique l’abolition de l’opposition entre ce qui est moderne et ce qui est classique. Le romantisme conçu sous ce prisme cesse d’évoquer la spécificité d’une époque déterminée et reprend la valeur du latin « modernus », autrement dit de ce qui relève de l’actualité, et ne s’oppose à aucun moment du passé qui puisse lui servir d’exemple. En effet toute œuvre classique a été à un certain moment également romantique. Dans de telles circonstances, où les distinctions entre les valeurs des catégories esthétiques - en premier lieu entre l’esthétique classique et moderne - deviennent moins transparentes, ou, plutôt, s’effacent totalement, la question du beau, de sa nature et de ses sources se pose à nouveau. Pour Baudelaire, la question semble résolue dans le fait qu’il y a deux aspects du beau : d’un côté l’« élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à déterminer » et de l’autre l’« élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion. » Il est donc évident que l’un ne peut exister sans l’autre, sinon, « le premier serait indigestible, inappréciable, non adapté et non approprié à la nature humaine. » (Charles Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », Ecrits sur l’art, Paris, Librairie Générale Française, coll. Classiques de poche, p. 506.) Or, tout en conservant l’espace de la créativité individuelle, cette définition du beau se situe à l’opposé de la conception de Stendhal en raison de cet aspect impliquant une continuité des générations de concepts esthétiques.
Dans ses Salons de 1846 et de 1846, Baudelaire met un signe d’équivalence entre la modernité et le romantisme dont il fournit sa propre définition, entièrement neuve. Celle-ci se fonde notamment sur le second élément du beau, circonstanciel, celui qui s’exprime par « le sentiment, la passion, la rêverie de chacun, c’est-à-dire la variété dans l’unité, ou les faces diverses de l’absolu. » (Charles Baudelaire, Salon de 1846. Ecrits sur l’art, Paris, Librairie Générale Française, coll. Classiques de poche, 1992, p. 142.) La modernité du romantisme ne consiste donc plus « ni dans le choix des sujets ni dans la vérité exacte, mais dans la manière de sentir. » La modernité baudelairienne ne repose plus sur l’opposition entre deux attitudes vis-à-vis du passé (national ou antique), comme c’était le cas du romantisme de Madame de Staël ou encore de Stendhal, mais sur l’accent mis sur une autre valeur, anhistorique, celle du présent ressenti. La source de cette valeur n’est pas dans le passé, elle n’est même pas situable dans le temps, puisqu’elle réside dans la profondeur du sujet créateur, c’est-à-dire dans l’« intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini, exprimés par tous les moyens que contiennent les arts. » (Ibid., p. 145.) Aussi le second élément du beau qui fonde la modernité baudelairienne inclut cet autre aspect qui ajoute « le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable » et qui, finalement, en fait un phénomène présent dans l’œuvre de chaque artiste du passé qui ne s’est pas limité à l’imitation de ses prédécesseurs : « Il y a eu une modernité pour chaque peintre ancien. » (Ibid., p. 518.) Ainsi, ce qui oppose l’œuvre moderne à l’œuvre classique est justement cet aspect transitoire et fugitif, puisque en l’enlevant le risque surgit de tomber « forcément dans le vide d’une beauté abstraite et indéfinissable, comme celle de l’unique femme avant le premier péché. » (Ibid., p. 518.) Ce fugitif et transitoire définissant la modernité est ce qui fait la source de la mode et il s’agit, en conséquence, d’exploiter en elle ce qu’elle a de beau, de poétique et d’en faire une valeur éternelle. C’est aussi, en quelque sorte, la croyance que le beau qui crée la modernité est une voie vers un plus bel avenir. De nouveau donc un retour, qui est, en effet, un demi-tour, non plus vers le passé, mais vers l’avenir. Mais à l’intérieur de ce processus même de renouvellement - animé par le concept de la mode - se constitue une île de stabilité, celle que la création artistique conserve comme le durable, l’« éternel » même et qui s’approche des concepts de l’Antiquité et du classicisme. En revêtant l’apparence du passé révolu, cet « éternel », pour reprendre le mot de Baudelaire, contraste avec le moderne. Pourtant le beau est une catégorie intemporelle, puisque l’homme, dans sa conscience esthétique, ne fait que le dévoiler pour, finalement, l’abandonner et le retrouver dans l’éternel.
Dans cette optique, le concept de modernité, auquel elle a abouti à la fin du XIXe siècle et au cours de la première moitié du XXe siècle, est le fruit d’autres changements dans l’expérience, notamment esthétique, mais aussi spirituelle. Ceux-ci ont pour résultat une nouvelle conscience du phénomène en question qui incarne, en général, le point de départ des positions postmodernes (Cf. Henri Meschonnic, Guy Scarpetta, Gianni Vattimo ou Charles Jencks). Néanmoins, avant d’y arriver, il fallait traverser l’immensité du XIXe siècle, à partir du romantisme surtout à travers l’œuvre critique de Baudelaire pour achever son parcours avec les avant-gardes artistiques.
[2] Cf. Blanckeman (2000), pp. 10-11.