V BAPTEME DES PINGOUINS Apres etre allé une heure `a la dérive, le saint homme aborda une plage étroite, fermée par des montagnes `a pic. Il marcha le long du rivage, tout un jour et une nuit, contournant les rochers qui formaient une muraille infranchissable. Et il s'assura ainsi que c'était une île ronde, au milieu de laquelle s'élevait une montagne couronnée de nuages. Il respirait avec joie la fraîche haleine de l'air humide. La pluie tombait, et cette pluie était si douce que le saint homme dit au Seigneur : « Seigneur, voici l'île des larmes, l'île de la contrition. » La plage était déserte. Exténué de fatigue et de faim, il s'assit sur une pierre, dans les creux de laquelle reposaient des oeufs jaunes, marqués de taches noires et gros comme des oeufs de cygne. Mais il n'y toucha point, disant : « Les oiseaux sont les louanges vivantes de Dieu. Je ne veux pas que par moi manque une seule de ces louanges. » Et il mâcha des lichens arrachés aux creux des pierres. Le saint homme avait accompli presque entierement le tour de l'île sans rencontrer d'habitants, quand il parvint `a un vaste cirque formé par des rochers fauves et rouges, pleins de cascades sonores, et dont les pointes bleuissaient dans les nuées. La réverbération des glaces polaires avait brulé les yeux du vieillard. Pourtant, une faible lumiere se glissait encore entre ses paupieres gonflées. Il distingua des formes animées qui se pressaient en étages sur ces rochers comme une foule d'hommes sur les gradins d'un amphithéâtre. Et en meme temps ses oreilles, assourdies par les longs bruits de la mer, entendirent faiblement des voix. Pensant que c'était l`a des hommes vivant selon la loi naturelle, et que le Seigneur l'avait envoyé `a eux pour leur enseigner la loi divine, il les évangélisa. Monté sur une haute pierre au milieu du cirque sauvage : " Habitants de cette île, leur dit-il, quoique vous soyez de petite taille, vous semblez moins une troupe de pecheurs et de mariniers que le sénat d'une sage république. Par votre gravité, votre silence, votre tranquille maintien, vous composez sur ce rocher sauvage une assemblée comparable aux Peres-Conscrits de Rome délibérant dans le temple de la Victoire, ou plutôt aux philosophes d'Athenes disputant sur les bancs de l'Aréopage. Sans doute, vous ne possédez ni leur science ni leur génie; mais peut-etre, au regard de Dieu, l'emportez-vous sur eux. Je devine que vous etes simples et bons. En parcourant les bords de votre île, je n'y ai découvert aucune image de meurtre, aucun signe de carnage, ni tetes ni chevelures d'ennemis suspendues `a une haute perche ou clouées aux portes des villages. Il me semble que vous n'avez point d'arts, et que vous ne travaillez point les métaux. Mais vos cœurs sont purs et vos mains innocentes. Et la vérité entrera facilement dans vos âmes. » Or, ce qu'il avait pris pour des hommes de petite taille, mais d'une allure grave, c'étaient des pingouins que réunissait le printemps, et qui se tenaient rangés par couples sur les degrés naturels de la roche, debout dans la majesté de leurs gros ventres blancs. Par moments ils agitaient comme des bras leurs ailerons et poussaient des cris pacifiques. Ils ne craignaient point les hommes, parce qu'ils ne les connaissaient pas et n'en avaient jamais reçu d'offense; et il y avait en ce religieux une douceur qui rassurait les animaux les plus craintifs, et qui plaisait extremement `a ces pingouins. Ils tournaient vers lui, avec une curiosité amie, leur petit œil rond prolongé en avant par une tache blanche ovale, qui donnait `a leur regard quelque chose de bizarre et d'humain. Touché de leur recueillement, le saint homme leur enseignait l'Evangile. « Habitants de cette île, le jour terrestre qui vient de se lever sur vos rochers est l'image du jour spirituel qui se leve dans vos âmes. Car je vous apporte la lumiere intérieure; je vous apporte la lumiere et la chaleur de l'âme. De meme que le soleil fait fondre les glaces de vos montagnes, Jésus-Christ fera fondre les glaces de vos cœurs. » Ainsi parla le vieillard. Comme partout dans la nature la voix appelle la voix, comme tout ce qui respire `a la lumiere du jour aime les chants alternés, les pingouins répondirent au vieillard par les sons de leur gosier. Et leur voix se faisait douce, car ils étaient dans la saison de l'amour. Et le saint homme, persuadé qu'ils appartenaient `a quelque peuplade idolâtre et faisaient en leur langage adhésion `a la foi chrétienne, les invita `a recevoir le bapteme. « Je pense, leur dit-il, que vous vous baignez souvent. Car tous les creux de ces roches sont pleins d'une eau pure, et j'ai vu tantôt, en me rendant `a votre assemblée, plusieurs d'entre vous plongés dans ces baignoires naturelles. Or, la pureté du corps est l'image de la pureté spirituelle. » Et il leur enseigna l'origine, la nature et les effets du bapteme. « Le bapteme, leur dit-il, est Adoption, Renaissance, Régénération, Illumination. » Et il leur expliqua successivement chacun de ces points. Puis, ayant béni préalablement l'eau qui tombait des cascades et récité les exorcismes, il baptisa ceux qu'il venait d'enseigner, en versant sur la tete de chacun d'eux une goutte d'eau pure et en prononçant les paroles consacrées. Et il baptisa ainsi les oiseaux pendant trois jours et trois nuits. IV LA PREMIERE ASSEMBLÉE DES ÉTATS DE PINGOUINIE " Mon fils Bulloch, dit le vieillard Maël, nous devons faire le dénombrement des Pingouins et inscrire le nom de chacun d'eux dans un livre. — Rien n'est plus urgent, répondit Bulloch; il ne peut y avoir de bonne police sans cela. » Aussitôt, l'apôtre, avec le concours de douze religieux, fit procéder au recensement du peuple. Et le vieillard Maël dit ensuite : « Maintenant que nous tenons registre de tous les habitants, il convient, mon fils Bulloch, de lever un impôt équitable, afin de subvenir aux dépenses publiques et `a l'entretien de l'abbaye. Chacun doit contribuer selon ses moyens. C'est pourquoi, mon fils, convoquez les Anciens d'Alca, et d'accord avec eux nous établirons l'impôt. » Les Anciens, ayant été convoqués, se réunirent, au nombre de trente, dans la cour du moustier de bois sous 1e grand sycomore. Ce furent les premiers Etats de Pingouinie. Ils étaient formés aux trois quarts des gros paysans de la Surelle et du Clange. Greatauk, comme le plus noble des Pingouins, s'assit sur la plus haute pierre. Le vénérable Maël prit place au milieu de ses religieux et prononça ces paroles : « Enfants, le Seigneur donne, quand il lui plaît, les richesses aux hommes et les leur retire. Or, je vous ai rassemblés pour lever sur le peuple des contributions afin de subvenir aux dépenses publiques et `a l'entretien des religieux. J'estime que ces contributions doivent etre en proportion de la richesse de chacun. Donc celui qui a cent bœufs en donnera dix; celui qui en a dix en donnera un. » Quand le saint homme eut parlé, Morio, laboureur `a Anis-sur-Clange, un des plus riches hommes parmi les Pingouins, se leva et dit : « O Maël, ô mon pere, j'estime qu'il est juste que chacun contribue aux dépenses publiques et aux frais de l'Eglise. Pour ce qui est de moi, je suis pret `a me dépouiller de tout ce que je possede, dans l'intéret de mes freres pingouins et, s'il le fallait, je donnerais de grand cœur jusqu'`a ma chemise. Tous les Anciens du peuple sont disposés, comme moi, `a faire le sacrifice de leurs biens; et l'on ne saurait douter de leur dévouement absolu au pays et `a la religion. Il faut donc considérer uniquement l'intéret public et faire ce qu'il commande. Or, ce qu'il commande, ô mon pere, ce qu'il exige, c'est de ne pas beaucoup demander `a ceux qui possedent beaucoup; car alors les riches seraient moins riches et les pauvres plus pauvres. Les pauvres vivent du bien des riches; c'est pourquoi ce bien est sacré. N'y touchez pas : ce serait méchanceté gratuite. A prendre aux riches, vous ne retireriez pas grand profit, car ils ne sont guere nombreux; et vous vous priveriez, au contraire, de toutes ressources, en plongeant le pays dans la misere. Tandis que, si vous demandez un peu d'aide `a chaque habitant, sans égard `a son bien, vous recueillerez assez pour les besoins publics, et vous n'aurez pas `a vous enquérir de ce que possedent les citoyens, qui regarderaient toute recherche de cette nature comme une odieuse vexation. En chargeant tout le monde également et légerement, vous épargnerez les pauvres, puisque vous leur laisserez le bien des riches. Et comment serait-il possible de proportionner l'impôt `a la richesse? Hier j'avais deux cents bœufs; aujourd'hui j'en ai soixante, demain j'en aurai cent. Clunic a trois vaches, mais elles sont maigres; Nicclu n'en a que deux, mais elles sont grasses. De Clunic ou de Nicclu, quel est le plus riche? Les signes de l'opulence sont trompeurs. Ce qui est certain, c'est que tout le monde boit et mange. Imposez les gens d'apres ce qu'ils consomment. Ce sera la sagesse et ce sera la justice. » Ainsi parla Mono, aux applaudissements des Anciens. « Je demande qu'on grave ce discours sur des tables d'airain, s'écria le moine Bulloch. Il est dicté pour l'avenir; dans quinze cents ans, les meilleurs entre les Pingouins ne parleront pas autrement. » Les Anciens applaudissaient encore, lorsque Greatauk, la main sur le pommeau de l'épée, fit cette breve déclaration : « Etant noble, je ne contribuerai pas; car contribuer est ignoble. C'est `a la canaille `a payer. » Sur cet avis, les Anciens se séparerent en silence. Ainsi qu'`a Rome, il fut procédé au cens tous les cinq ans; et l'on s'aperçut, par ce moyen, que la population s'accroissait rapidement. Bien que les enfants y mourussent en merveilleuse abondance et que les famines et les pestes vinssent avec une parfaite régularité dépeupler des villages entiers, de nouveaux Pingouins, toujours plus nombreux, contribuaient par leur misere privée `a la prospérité publique. APOGÉE DE LA CIVILISATION PINGOUINE Un demi-siecle apres les événements que nous venons de raconter, Mme Céres mourut entourée de respect et de vénération, en la soixante-dix-neuvieme année de son âge et depuis longtemps veuve de l'homme d'Etat dont elle portait dignement le nom. Ses obseques modestes et recueillies furent suivies par les orphelins de la paroisse et les sœurs de la Sacrée-Mansuétude. La défunte laissait tous ses biens `a l'Œuvre de Sainte-Orberose. « Hélas! soupira M. Monnoyer, chanoine de Saint-Maël, en recevant ce legs pieux, il était grand temps qu'une généreuse fondatrice subvînt `a nos nécessités. Les riches et les pauvres, les savants et les ignorants se détournent de nous. Et, lorsque nous nous efforçons de ramener les âmes égarées, menaces, promesses, douceur, violence, rien ne nous réussit plus. Le clergé de Pingouinie gémit dans la désolation; nos curés de campagne réduits pour vivre `a exercer les plus vils métiers, traînent la savate et mangent des rogatons. Dans nos églises en ruine la pluie du ciel tombe sur les fideles et l'on entend durant les saints offices les pierres des voutes choir. Le clocher de la cathédrale penche et va s'écrouler. Sainte-Orberose est oubliée des Pingouins, son culte aboli, son sanctuaire déserté. Sur sa châsse, dépouillée de son or et de ses pierreries, l'araignée tisse silencieusement sa toile. » Oyant ces lamentations, Pierre Mille, qui, `a l'âge de quatre-vingt-dix-huit ans, n'avait rien perdu de sa puissance intellectuelle et morale, demanda au chanoine s'il ne pensait pas que Sainte-Orberose sortît un jour de cet injurieux oubli. " Je n'ose l'espérer, soupira M. Monnoyer. C'est dommage! répliqua Pierre Mille. Orberose est une charmante figure; sa légende a de la grâce. J'ai découvert, l'autre jour, par grand hasard, un de ses plus jolis miracles, le miracle de Jean Violle. Vous plairait-il de l'entendre, monsieur Monnoyer? Je l'entendrai volontiers, monsieur Mille. Le voici donc tel que je l'ai trouvé dans un manuscrit du XIVe siecle : « Cécile, femme de Nicolas Gaubert, orfevre sur le Pont-au-Change, apres avoir mené durant de longues années une vie honnete et chaste, et déj`a sur le retour, s'éprit de Jean Violle, le petit page de Mme la comtesse de Maubec, qui habitait l'hôtel du Paon sur la Greve. Il n'avait pas encore dix-huit ans; sa taille et sa figure étaient tres mignonnes. Ne pouvant vaincre son amour, Cécile résolut de le satisfaire. Elle attira le page dans sa maison, lui fit toutes sortes de caresses, lui donna des friandises et finalement en fit `a son plaisir avec lui. « Or, un jour qu'ils étaient couchés tous deux ensemble dans le lit de l'orfevre, maître Nicolas rentra au logis plus tôt qu'on ne l'attendait. Il trouva le verrou tiré et entendit, au travers de la porte, sa femme qui soupirait : « Mon cœur! « mon ange! mon rat! » La soupçonnant alors de s'etre enfermée avec un galant, il frappa de grands coups `a l'huis et se mit `a hurler : « Gueuse, paillarde, ribaude, vaudoise, ouvre que je te coupe « le nez et les oreilles! » En ce péril, l'épouse de l'orfevre se voua `a sainte Orberose et lui promit une belle chandelle si elle la tirait d'affaire, elle et le petit page qui se mourait de peur tout nu dans la ruelle. " La sainte exauça ce vœu. Elle changea immédiatement Jean Violle en fille. Ce que voyant, Cécile, bien rassurée, se mit `a crier `a son mari : « Oh! le vilain brutal, le méchant jaloux! Parlez doucement si vous voulez qu'on vous ouvre. » Et, tout en grondant de la sorte, elle courait `a sa garde-robe et en tirait un vieux chaperon, un corps de baleine et une longue jupe grise dont elle affublait en grande hâte le page métamorphosé. Puis, quand ce fut fait : « Catherine, ma mie, Catherine, mon petit chat, fit-elle tout haut, allez ouvrir `a votre oncle : il est plus bete que méchant, et ne vous fera point de mal. » Le garçon devenu fille obéit. Maître Nicolas, entré dans la chambre, y trouva une jeune pucelle qu'il ne connaissait point et sa bonne femme au lit. « Grand benet, lui dit celle-ci, ne t'ébahis pas de ce que tu vois. Comme je venais de me coucher `a cause d'un mal au ventre, j'ai reçu la visite de Catherine, la fille `a ma sœur Jeanne de Palaiseau, avec qui nous étions brouillés depuis quinze ans. Mon homme, embrasse notre niece! elle en vaut la peine. » L'orfevre accola Violle, dont la peau lui sembla douce; et des ce moment il ne souhaita rien tant que de se tenir un moment seul avec elle, afin de l'embrasser tout `a l'aise. C'est pourquoi, sans tarder, il l'emmena dans la salle basse, sous prétexte de lui offrir du vin et des cerneaux, et il ne fut pas plus tôt en bas avec elle qu'il se mit `a la caresser tres amoureusement. Le bonhomme ne s'en serait pas tenu l`a, si sainte Orberose n'eut inspiré `a son honnete femme l'idée de l'aller surprendre. Elle le trouva qui tenait la fausse niece sur ses genoux, le traita de paillard, lui donna des soufflets et l'obligea `a lui demander pardon. Le lendemain, Violle reprit sa premiere forme. Ayant entendu ce récit, le vénérable chanoine Monnoyer remercia Pierre Mille de le lui avoir fait, et, prenant la plume, se mit `a rédiger les pronostics des chevaux gagnants aux prochaines courses. Car il tenait les écritures d'un bookmaker. Cependant la Pingouinie se glorifiait de sa richesse. Ceux qui produisaient les choses nécessaires `a la vie en manquaient; chez ceux qui ne les produisaient pas, elles surabondaient. « Ce sont l`a, comme le disait un membre de l'Institut, d'inéluctables fatalités économiques. » Le grand peuple pingouin n'avait plus ni traditions, ni culture intellectuelle, ni arts. Les progres de la civilisation s'y manifestaient par l'industrie meurtriere, la spéculation infâme, le luxe hideux. Sa capitale revetait, comme toutes les grandes villes d'alors, un caractere cosmopolite et financier : il y régnait une laideur immense et réguliere. Le pays jouissait d'une tranquillité parfaite. C'était l'apogée. L’Ile des pingouins (Ed. Calmann-Lévy, 1908).