Chapitre XIII FORMES IMPERSONNELLES Etudiez les formes impersonnelles du texte suivant: « Comment les lois doivent entretenir la frugalité dans la democratic » 1 II ne suffit pas, dans une bonne democratic, que les portions de terre soient egales; il faut qu'elles soient petites, comme chez les Romains. « A Dieu ne plaise, disoit Curius á ses soldats, qu'un citoyen estime peu de terre, ce qui est süffisant pour nourrir un homme. » 5 Comme ľégalité des fortunes entretient la frugalité, la frugalité maintient ľégalité des fortunes. Ces choses, quoique diíférentes, sont telies qu'elles ne peuvent subsister l'une sans l'autre ; chacune d'elles est la cause et l'effet; si l'une se retire de la democratic, l'autre la suit tou-jours. 10 H est vrai que, lorsque la democratic est fondée sur le commerce, il peut fort bien arriver que des particuliers y aient de grandes nchesses, et que les mceurs n'y soient pas corrompues. C'est que l'esprit de commerce entraine avec soi celui de frugalité, ďéconomie, de moderation, de travail, de sagesse, de tranquillité, d'ordre et de regle. Ainsi, tandis 15 que cet esprit subsiste, les nchesses qu'il produit n'ont aucun mauvais effet. Le mal arrive lorsque l'exces des richesses détruit cet esprit de commerce; on voit tout á coup naitre les désordres de ľinégalité, qui ne s'étoient pas encore fait sentir. Pour maintenir l'esprit de commerce, il faut que les principaux 20 citoyens le fassent eux-mémes ; que cet esprit regne seul, et ne soit point croisé par un autre ; que toutes les lois le favorisent; que ces mémes lois, par leurs dispositions, divisant les fortunes ä mesure que le commerce les grossit, mettent chaque citoyen pauvre dans une assez grande aisance, pour pouvoir travailler comme les autres ; et chaque 25 citoyen riche dans une telle médiocrité qu'il ait besoin de son travail pour conserver ou pour acquérir. C'est une trěs bonne loi, dans une république commercante, que celle qui donne ä touš les enfants une portion égale dans la succession des pěres. II se trouve par lá que, quelque fortune que le pere ait faite, 180 Types et formes de phrase 30 ses enfants, toujours moins riches que lui, sont portés á fuir le luxe, et á travailler comme lui. Je ne parle que des républiques commercantes ; car, pour celles qui ne le sont pas, le législateur a bien ďautres rěgle-ments á faire. Montesquieu, L'Espnt des lots, V, 6 (1748). PRÉALABLES Connaissances requises Lecture : G.M.F., chap. XI, § 8, « Ľimpersonnel. Verbes imper-sonnels et constructions impersonnelles », p. 444-452 et chap. XIV, § 1.2. et 2.3., p. 492-493 et 498. La forme impersonnelle n'est pas trěs répandue, et eile ne concerne de facon courante qu'un petit nombre de verbes. Mais les problěmes qu'elle pose ont un intérét méthodologique certain. On doit avoir recours pour les poser correctement á trois types d'approche. Tout d'abord on utilise la notion de distribution, et on fait appel á la substitution (variation sur ľaxe paradigmatique) pour reconnaitre l'existence des formes impersonnelles: en principe, il n'y a forme impersonnelle que s'il y a un il auquel ne peut se substituer aucun GN et aucun autre pronom1 (sauf, dans une certaine mesure ä préciser, ga: il pleut / fa pleut). Corrélativement, on constate que la forme verbale affecte invariablement, á tous les temps et á touš les modes conjugués, ľapparence ďune troisiěme personne du singulier. Quand ľinfinitif impersonnel est accompagné ďun auxiliaire modal, c'est ľauxiliaire, naturellement, qui est precede du il impersonnel (il va pleuvoir, il peut arriver que...). L'analyse distributionnelle comporte aussi ľétude de la forme des GN, des groupes ä ľiníinitif ou des subordonnées complétives constituant la suite des formes impersonnelles (le «sujet réel» des grammaires scolaires), et dans ce dernier cas eile prend en consideration le probléme du mode de ces propositions (G.M.F., VII: 2.4.2.3.). En second lieu, la notion de transformation permet de séparer les formes impersonnelles en deux grandes categories : celles qui 1. Dans certaines expressions archaisantes, le il lui-méme peut ětre absent peu «►• importe, mieux vaut (G.M.F., XI: 8.1., p. 445). Formes impersonnelles 181 appartiennent ä la conjugaison de verbes impersonnels ou de locutions verbales impersonnelles ; et celieš qui résultent de la transformation de phrases dont le verbe admet des emplois «personnels », et qui constituent des constructions impersonnelles de ces verbes, rendues possibles par certaines de leurs caractéristiques (catégorie verbale, forme du GN sujet). Pármi celles-ci, on fait une place á part aux phrases impersonnelles attributives et aux phrases impersonnelles passives. Enfm, dans une perspective de grammaire textuelle ou discursive, on prend en consideration les différents facteurs (opposition thěme/propos, categories sémantiques en jeu, organisation ryth-mique de la phrase) qui facilitent ou rendent plus difficile l'emploi des constructions impersonnelles. Repérage Les particularités distributionnelles du il impersonnel doivent permettre un repérage facile. Un seul des il du texte n'est pas impersonnel : dans tandis que cet esprit subsiste, ks richesses qu'il produit n'ont aucun mauvais effet, il anaphorique reprend cet esprit {les richesses que cet esprit produit). Le présentatif ily a peut étre assimilé aux formes impersonnelles, puisqu'il présente les mémes caractéristiques qu'elles. On peut se demander s'il en va de méme pour c'est. La presence ďun il est-elle absolument indispensable comme critěre de reconnaissance de ľimpersonnel ? ANALYSE PROPOSÉE 1. Verbes impersonnels ou constructions impersonnelkf? A / Les verbes impersonnels Dans ce texte, oú n'apparaissent évidemment, compte tenú du sujet abordé, aucun de ces «verbes météorologiques» {il pleut, il 182 Types et formes de phrase tonne) qui donnent le modele canonique des verbes impersonnels « purs», on relěve un seul verbe exclusivement impersonnel, ilfaut, dans deux occurrences : ilfaut qu'elles soient petites (1. 2); ilfaut que les principaux citoyens lefassent eux-memes, que cet esprit regne seul, etc. (1. 19-26). Le verbe falloir ne connait, du moins en francais moderne, aucun emploi personnel1 (*jefhux, *lepainfaut), ni méme la variante impersonnelle *fafaut... Mais il convient aussi de classer pármi les verbes impersonnels il se trouve, en dépit du fait que le verbe trouver a des emplois personnels, y compris á la forme pronominale {je me trouve bien oüje suis, et méme ses enfants se trouvent portés äfuir le luxe). II est difficile, en effet, pour expliquer la phrase du texte, il se trouve par la que... ses enfants... sont portés äfuir le luxe (1. 29-31), de remonter á que ses enfants sont portés ä fuir le luxe (fa) se trouve par la. Dans ce sens de se trouver suivi d'une completive (au méme titre que il arrive que, il sefait que), c'est un verbe impersonnel. II n'en irait pas de méme de il se trouva des gens pour en témoigner, qu'on ferait remonter ä des gens se trouvérent, forme pronominale qu'on peut interpreter comme pronominale passive (<— on trouva des gens), et il s'agirait alors d'une construction impersonnelle. B / Les constructions impersonnelles On peut retrouver la phrase source personnelle de tous les autres cas : il ne suffit pas... que les portions de terre soient egales (I. 1-2) <— que les portions de terre soient egales ((a) ne suffit pas; il est vrai que... il peutfort bien arriver... (1. 10-11) <— qu'il puisse fort bien arriver... (c')est vrai; il peut fort bien arriver que des particuliers y aient de grandes richesses et que les mceurs n'y soient pas corrompues (1. 10-12) ^— que des particuliers y aient de grandes richesses... (fa) peut fort bien arriver. Ce sont done des constructions impersonnelles, qui proviennent d'une transformation. Dans le cas de il peut fort bien arriver, ce n'est pas le verbe pouvoir qui est le verbe ä construction impersonnelle (*il peut que...), c'est le verbe arriver. En effet, pouvoir est ici un simple verbe modal, auxiliaire modali-sateur du verbe arriver, et d'ailleurs parfaitement facultatif: il arrive 1. Dans certains de ses emplois personnels le verbe de Fanden francais faloir a été remplacé en francais moderně par son doublet failhr, qui du reste est un verbe défectif. Formes impersonneUes 183 que des particulars y aient de grandes richesses <— que des particulars y aient de grandes richesses (ca) arrive. Pourquoi intercaler un fa facultatif entre la completive et la forme verbale dans toutes ces phrases-sources ? Pour prévenir l'objection prévisible qu'une completive peut difficilement servir directement de sujet. Qu'il vienne m'étonnerait est certes grammatical, mais qu'il vienne, ca m'étonnerait est beaucoup plus acceptable, et ľacceptabilité de la phrase dépourvue de ga décroitrait á mesure qu'on allongerait la completive. Reste que du point de vue de la structure, ga n'est jamais que le representant de la completive, et que celle-ci est bien le sujet de la phrase-source (le «sujet reel» de la phrase transformée). Seuls autorisent la construction impersonnelle des verbes essen-tiellement attributifs suivis ďun adjectif attribut, étre vrai, sembler süffisant, etc. et des verbes qui ne sont pas transitifs directs, c'est-á-dire dépourvus de C.O.D., ce qui est bien le cas de suffire et arriver. En effet, dans les constructions impersonneUes, le « sujet reel» vient occuper la place normale du C.O.D., aussitôt aprěs la forme verbale ; il y aurait done un grave risque ďambiguité si des verbes transitifs, pármi ceux qui peuvent étre employes intransitivement par effacement du C.O.D., pouvaient avoir une construction impersonnelle1. 2. Les suites des formes impersonneUes A / Les propositions complétives Dans toutes les phrases du texte, qu'il s'agisse de verbes imper-sonnels ou de constructions impersonneUes, ces formes sont suivies ďune proposition completive introduite par que. On a le subjonctif dans les complétives dependant des verbes sui-vants, qu'ils soient ä la forme positive ou negative, assertive ou inter- 1. Ainsi le verbe attendre, qui est un verbe transitif direct á C.O.D. effacable (un enfant attend k bus / un enfant attend), ne peut avoir de construction impersonnelle (il attend un enfant ne sera jamais la transformation impersonnelle de un enfant attend). 184 Types et formes de phrase rogative : il (tie) suffit (pas) que les portions... soient égales... ; il faut qu'elles soient petites..., que les... citoyens lefassent, etc.; il arrive que des parti-culvers y aient de grandes richesses, etc. Ges subjonctifs se justifient de diverses maniěres : aprěs falloir, c'est comme mode de la nécessité, du devoir, ä rapprocher du subjonctif de l'injonction ; aprěs suffire, on peut l'expliquer par la supposition, et en tant que mode de ľhypothese (si les portions sont égales / que les portions soient égales, alors cela suffit); aprěs arriver, le subjonctif est plus difficile ä justifier: nous constatons qu'il ne depend pas de la presence du verbe modal pou-voir, merne si celle-ci favorise son emploi, nous pouvons done suppo-ser qu'une idée ďéventualité est intrinsěquement liée au sémantisme ď'arriver, ce qui est facile ä admettre dans une phrase au present de vérité generale, mais serait plus singulier dans une phrase événemen-tielle au passe. En revanche, on a l'indicatif aprěs il se trouve (que... ses enfants sont partes...). Le sens est pourtant extrémement proche á7arriver, et com-porte aussi une idée ďéventualité. Nous sommes moins étonnés de constater que il est vrai entraine l'emploi de l'indicatif, ici dans il est vrai que... il peut fort bien arriver: la vérité, peut-on dire, c'est du sür, du reel, du constatable ; et, á titre de confirmation, notons qu'á la forme negative, ou interrogative positive, le subjonctif est possible, sinon probable (il n'est pas vrai qu'il soit arrive, est-il vrai qu'il soil arrive F), alors qu'il est aussi exelu á ľinterro-négatif, qui appelle une réponse positive (n'est-il pas vrai qu'il est mignon i). B / Autres suites possibles Le texte ne donne pas d'exemple de Vlnf (groupe infínitif) ou de GN comme suites de ces verbes impersonnels. Pourtant, on pourrait avoir des Vlnf partout, sauf aprěs il se trouve. Par exemple il ne suffit pas de partager la terre... ; ilfaut en faire de petites portions... ; il lem arrive ď avoir de grandes richesses. Pourtant on observe dans ce dernier cas une distribution complémentaire curieuse entre il arrive que + P et il arrive ä quelqu'un de + Vlnf. Quant á il est vrai, ses constructions avec ľinfmitif sont encore plus limitées (il n'est pas vrai de pré-tendre..., dont la justesse lexicale est sujette á caution). Foreßs impersonneües 185 En second lieu, un GN serait partout possible, sauf aprěs il est vrai, qui exige décidément une completive, á moins que cette expression soit employee absolument, en particulier comme formule de concession. Nous aurions ainsi: il suffit d'un moment d'inattention (avec une construction indirecte en de