Fiction & C i e Antoine Volodine SONGES DE MEVLIDO román Seuil 27, rue Jacob, Paris VI tOLLE( TION « F 11 t i u n & C r e » t o n d t e par D t n i s Roche d i r i g e e par Bernard Cümment ISBN ^78 2 02 001U7 ^ } Edition^ du Scuil, íoút 2007 Lc íľode de Ij proprere" mrellct.njcllc mrerdit ler f.npiť nu. reproductions destine« i une utiliiation tollíctlvŕ Toütc rtprocntation ou rep rod u lei on integrale ou partielle íaittr par quclquť protŕťlŕ que cc soit siní lc tonscntcmcTit de 1 juttur ou Ji_ ws avarus cause, or ilbcitc ťt lonttLtuc unc toíitrcía^n «nccionnet pir ]« atuJc% L 1 ^ 2 et vuL>.uit\ du Gxlc de U propnete uiteDeiniellc wwwscuil.com PREMIÉRE PARTIE NUITS DE MEVLIDO 1, Mevlido leva la brique une deuxiěme fois, et Berbe-roi'an, qui détestait qu un inférieur lui cogne sur la tete, se háta de reprendre son autocritique. - Oui, admit-il. Des peccadilles, Jusqu ici je n ai reconnu que cela, des peccadilles. Mais maintenant... Maintenant, je vais... II se rada la gorge et redressa un peu ľéchine. — Maintenant, je vais étre sincere. Un rideau de sang lui coulait sur les yeux, et, derriére cette buée rouge, il voyait les représentants des masses qui assistaient ä son humiliation et s'ennuyaient. Ce qu il avouait n avait rien ď original; quant ä la violence de la scene, eile n avait pas de quoi émouvoir des policiers habitues á participer ä des tabassages. Mevlido, du reste, n abu-sait pas de la situation. Il tapait avec mesure, continuant a traiter Berbero'ian comme un supérieur hiérarchique, et, sil lui avait écorché le crane, c était aprés avoir amorti le coup, Le préposé a ľidéologie, Balkachine, n était plus la pour verifier la férocité des impacts, et, au rond, ľinterrogatoire se déroulait sans grande casse. En raison du grade de ľ accuse, qui était tout de merne comniissaire, Balkachine s était <> 4 D N G E « DĽ M E V I I D O déplacé, mais pour s'éclipser au bout ďun quart ďheure, aprcs un discours sur la morale prolétarienne qui avait endormí tout íe monde. C'étaít une séance ďautocrítique báclée, une de plus: un moment théätral qui avait eu sa raison d'etre autrefois, deux ou trois cents ans plus tót, au temps oü les guerres contre les riches nétaient pas toutes perdues, mais qui aujourďhui, ä la fin de ľhistoire — pour ne pas dire ä la fm de tout -, avait dégénéré en pure sottise rituelle. -Je mesure ľétendue de mon abjection... je ne mérite pas qu on me confie des responsabilités, dit Berberoľan dans un murmure. En realite, il savait qu aprés le blame que lui décernerait ľassemblée, tout redeviendrait comme avant, Il applique-rait du mercurochronie sur sa plaie et il irait se réinstaller derriěre son bureau de commissaire, par exemple pour fumer une cigarette en compagnie de Mevlido, et tous deux se pencheraient de nouveau sur les dossiers crirninels aban-donnés depuís le matin. Rien n aurait change dans la société ni dans les mceurs de la police. On serait simplement alle ensemble un pen plus loin dans la défiguration des valeurs révolutionnaires. On aurait fait ä contrecceur un petit pas supplémentaire vers la barbaric et la mort de tout espoir. -J'ai trahi la confiance de la classe ouvriére, sonffla encore Berberoian. II eut un hoquet. -C'est pourquoi je me considěre comme une vermine puante... et.., - Plus fort! On ne ť emend pas! cria Mevlido. Ľapres-midi était lourde. Dans la salle de reunion flottait I Ü SONGES DE M T V L I D O une grisaille tropicale ďavant orage. En quittant les lieux, Bal-kachine avait allonge le bras pour éteindre les lampes, comme si, lui parti, les economies ďénergie s imposaient. Personne n*était allé rallumer, Sur ľestrade, Mevlido et Berberoían gesticulaient avec repugnance et si peu de naturel que, si le spectacle avait été payant, ils auraient mérité des siffiets. Les masses se limitaient a quatre personnes qui, depuis le depart de Balkachine, ne lan^aient aucun slogan: Petro Michigan, Mackie Jiang, Bapos Vorkouta, Adar Maguis-tral, Berberoían les scruta un instant d un reil chagrin, puis sa vision encore une fois se troubla. II cligna ä plusieurs reprises pour évacuer le sang qui ľempéchait de voir. Places sous ses ordres en temps normal, les quatre inspecteurs affi-chaient un air maussade. Au fil des mois, des années, cha-cun se retrouvait cycliquement dans le role de Berberoían, ä balbutier des aveux inconsistants, ou dans ceiui des spec-tateurs, ou ä la place de Mevlido, oblige de taper sur un collegue; et cette rotation nenchantait personne. Berberoían secoua la téte. II dévidait un bredouilüs incomprehensible. - Plus fort! insista Mevlido. II se baissa et frappa le bras gauche de Berbero'ían sans utiliser la brique. On avait presque ľimpression qu il s agis-sait d'une tape amicale. Le commissaire était ä genoux dans une position de condamné a mort. Il s affaissa et gémit, puis il redonna un peu de vigueur a la litánie des fautes politiques qu il se reprochait, pármi lesquelles il y avait: * la redaction illegale de syntheses insultantes sur plusieurs hauts dirigeants de la police; * O N G F *■ D Ľ M F V L I D O • la consultation en catimini de leurs fiches de paie; • la preparation avortée ď une série ď attentats contre la lune; • une complaisance coupable envers les mendiantes bol-cheviques de Poulailler Quatre, ce ghetto incontrôlable, ce monde parallele sans foÍ ni loi oü se réfugiaient sous-homxnes et insanes; • un soutien tactique ä des réseaux terroristes dont il ne connaissait ni le nom ni le programme; • un détournement de petite monnaie dans la caisse de solidarite du commissariat; • et aussi, pour compliquer le tableau de ses méfaits, un cauchemar qui ľavait visité la nuk precedente - de vagues visions de sodomie avec un oiseau gigantesque. -Quel oiseau? A quoi ressemblait cet oiseau? A qui? demanda Mevlido ď une voix étranglée. Berberoían reprit sa respiration. II étaít en nage. Sang et sueur se mélangeaient sur son visage, lui donnant un air hagard. - Un oiseau de quelle couleur ? insista Mevlido. -Noir, bredouilla Berberoían. On aurait dit une Corneille géante. -Et son nom? demanda Mevlido en agitant la brique devant la téte de Berberoían. Tu te rappelles son nom ? -Personne ne parlait, dit Berberoían. CTétait une Corneille géante. Je ne ľavais jamais vue, jusque-lä. -Qui la violentait? demanda Mevlido. Cest roi qui la violentais ? Toi, ou quelqu un ď autre? -Personne ne la violentait, affirma Berberoían. Elle était consentante. S G N t, L 4 DL MEVLIDO -Comment peux-tu étre súr dune chose pareiíle, s*in-digna Mevlido. — Je ne sais pas, renifla Berbero'ían. Le réve était confus. Je ne m en souviens presque pas. — Non, dit Mevlido. Tu te souviens. Tu devrais ouvrir ton cceur devant les masses qui ont la patience de ťécouter, mais tu mens, -Je peux avouer ďautres crimes, proposa Berberoían. -C'est bon, accepta Mevlido. On reviendra plus tard sur ľhistoire de la corneille. — J'avoue ďautres crimes? fit le commissaire. — Vas-y, dit Mevlido, Si tu ťexprimes avec franchise, les masses sauront faire preuve ďindulgence, II se tenait debout au-dessus du commissaire, il ne savait que faire de la brique. Outre un filet «mx nuances rou-geatres, la peau entaillée de Berberoían ne cessait de dégor-ger des liquides dont certains, pour des raisons organiques obscures, tiraient sur le jaune sale. Sous les cheveux ras du commissaire» la blessure avait mauvais aspect. Mevlido brandit la brique avec un degoüt manifeste. — Les masses ťécoutent, menaca-t-il. Berberoían rentra la tete dans les épauies, puis il se remit ä énumérer ses crimes á mi-voix: • vol de documents confidentiels, remise de ces documents a des groupes armés dont il ne connaissait ni le nom ni le programme; • sympathies envers les assassins de personnalités, que ces personnalités soient de premier ou de deuxiěme plan; • remise de munitions ä des inconnus; • non-dénonciation de malfaiteurs, étant entendu que i \ MONGES DL MFVLJDřt malfaiteurs devaient étre touš les amis de Meviido, et suns doute Meviido lui-mérne; • mauvaise gestion du double jeu de Meviido» poiicier infUtre chez les bolcheviques, mais, en méme temps, espion de Poulailler Quatre ä ľintérieur de la police; • vol de papier hygiénique appartenant ä la collectivité, trois rouleaux le mois dernier; • absence d'effort pour améliorer les relations houleuses qu il avait avec Balkachine, le préposé a ľideologie. -Et la liste nest pas close, commenta-t-il. -Alors, si la liste nest pas close» continue, dit Meviido. Maintenant, Berberoľan était en train de $ accuser ď amours suspectes avec des femmes beaucoup plus jeunes que lui> en particulier avec une anarchisté tout ä fait irresistible qui aurait pu étre sa rille. Elle passait parfois au commissariat, déguisée en femme de menage, pour y fouiller dans des tiroirs. Elle possédait un double des clés de i'arse-nal et eile devait probablement s en servir pour piocher dans les provisions ďarmes legeres, II ľavait séduite en comptant sur ľ autorite que sa fonction luí procurait. II était amou-reux ďelle, il ľavait dans la peau, maís íl n était pas tout a fait certain ď étre payé de retour. Meviido jeta un coup ďoeil en direction des masses* afin de voir si celles-ei se sentaient choquées par la confession de Berberoían. Les quatre inspecteurs ŕeignaient la plus grande indifference. Toutefois, Bapos Vorkouta, qui était de complexion páíotte, avait les joues roses ďindígnatíon. La scene le revoltait, comme nous tous. - Est-ce que je dois donner son nom ? murmura Berberoían. i ■* ION íj Ľ S DE M E V L I D O -Quel nom? s'affola Mevlido. — Le nom de cette fille> dit le commissaire, -Non! hurla Mevlido, Qi ne nous regarde pas! Les masses s'en fichent! Fais comme pour la corneille! Ne dis pas son nom! Pour faire taire Berberoi'an, il s'etait mis ä lancer des coups de pied au hasard. Sous ses chaussures, le corps du commissaire avait la consisrance d'un sac de sable, Berbe-roian s'effondra vers ľavant, les mains croisées et serrées sur les reins, comme si on venait de lui bruler la cervelle. — Non! brailla encore Mevlido, Puis il se réveilla. — Quest-ce que tu as ä crier comme «ja, marmonna Maieeya Bayaríag, la femme qui était couchée ä côté de lui. -Rien, dit-il. Rendors-toi. II se leva. Le lit grin^ait. Maieeya Bayarlag se tour na vers iui sans rien dire, Dans ľobscurité, on ne voyait pas si eile avait les yeux ouverts ou non. Le drap avait glissé jusqua ses mollets, II faisait trěs chaud* on étouffait. La chambre ne possédait pas de fenétre. II fit trois pas, traversa le couloir, alia dans la cuisine et, sans allumer, but quelques gorgées ďeau tiede. II se servait de sa main comme ďune coupe. Sur le mur, au-dessus du garde-manger, les araignées s'agitaient, provoquant dans leurs toiles ces vastes vibrations qu elles préťerent réserver aux heures les plus profondes de k nuit et qui» selon quelques spécialistes contestés, correspondent ä une sorte de langage. Mevlido s'essuya la bouche et le visage. II n avait pas envie d engager le dialogue avec elles, Maintenant il se trouvait dans la salle. Les reflets venus 11 •> O N G f ■> DT M L V J, i D P de la rue tempéraiem ľombre. La fenétre béait, U resta un moment statique, ä respirer les odeurs du rnonde, puis il alia vers ia hindere. Aucun souffle ne pénétrait dans ľappartement. La nuit était brülante. -Cest vrai? Tu n as vraiment rien? dit la femme der-riere lui. U ľattira contre lui. Epaule contra epaule, hanche contre hauche» ils s'installerent ä la fenétre. Ils somnolěrent un moment ainsi en écoutant les murrnures habituels ä Pou-lailler Quatre, les échos de rixes, la mu&ique des ceremonies que les Ybiirs et les Coréens organisaient pour parier ä leurs morts, les hurlements nocturnes des psychotiques, les mots d'ordre holcheviques clamés par les vieilles ŕolles, les criaille-ries incessantes des oiseaux, leurs gloussements. Bientôt il se mit ä pleuvoin Ľeclatement des gouttes enormes cachait tout autre bruit. Avec ľhumidité, la chaleur augmenta. - On devrait retourner se coucher» suggéra Mevlido. Maleeya Bayarlag dedina ľinvitation, Elle n avait aucune «ftvie ďaller se rallonger sur le matelas trop moite. La pluie crépitait dans la rue. lis ne bougeaient pas. Ils transpiraient ľun contre ľ autre. Ils regardaient la nuit ruisseler. Ils étaient nus. 2. En suite il y eut un gémissement strident de ferraille et une secousse. La téte de Mevlido heurta la vitre, II avait du s'assoupir. J'ai du m'assoupir, pensa-t-il. II se redressa sur son siege. Le tramway filait, toutes lumieres éteintes> tantôr agité de forts tremblements et comme en voie de dislocation, tantôt, au contraire, roulant sans ä-coup, et alors on enten-dait le silence électrique du moteur, avec la basse continue des volts et avec de brusques claquements de disjoneteurs, incompréhensibles et non suivis d'effet. Mevlido se frotta le crane» laissa s'ecouler huit ou neuf secondes et se pelotonna de nouveau contre la ŕenétre. Ľobscurité régnait dans la voiture. Les lampadaires exté-rieurs ne suffisaient pas ä éclairer les passagers, Cľétait un moment du parcours que Mevlido naimait pas. Lave-nuc avait été déblayée apres la guerre mais les maisons qui la bordaient restaient trop dégradées pour y accueillir des locataires. On longeait des kilometres d'immeubles inhabitables, avec leurs ouvertures noires et leurs facades pourries qui exhalaient des puanteurs de moisissures. Selon 1 7 S O N I, F S DL M 5 V L I D Ů certaines rumeurs., quelques enfants-soldats y avaient trouvé refuge, ďanciens acteurs du dernier, du éniéme genocide, lis erraient de ruine en ruine sans se montrer jamais, inca-pables de vieillir normalement dans ľ age adulte, cachant derriere les murs leur absence obstinée de remords, le souvenir froid des atrocités qďils avaient commises, et, un jour, une de leurs anciennes victimes les débusquait et se vengeait. On avair dépassé minuit. On avait dépassé minuit. II ŕaisait trés chaud. Cornme toutes les nuits en été depuís une quinzaine de décennies, ľimpression ďétouffement ne sétait pas atténuée avec le soir. II allait falloir patienter jusqu ä ľaube pour retrouver de quoi respiret, un peu d ephemere fraicheur. Dans le tramway, les passagers avaient íermé les yeux et ils ballottaient sur leurs sieges. Outre le conducteur et Mevlido, ils étaient six, tous des hommes ou, du moins, des individus males ou principalement non femelles. Sous ľinfluence des miasmes qui soufflaient depuis les maisons insalubres, chacun somnolait ou agonisait le plus loin possible de ses voisins. Je me rappeile trěs bien la scene: je far-sais partie de ce groupe et, tout en appliquant moi aussi la procedure recommandée pour vivre ou pour dormir, j'observais les choses entre mes cils, Nous étions tous habillés dans le méme style, chemisette blanche au col graisseux ou T-shirt macule de cambouis* pantalon de toile miiitaire, tongs ou vieilles chaussures fatiguées. On ne peut rien espérer d autre, a cette heure, de ceux qui empruntent la ligne circuiaire et rentrent chez eux» dans les mondes de second ordre» les havres pour réŕugiés et les ghettos. i K í O N G E < DL MLVL1DO Puis le tramway entama une courbe et s'engagea sur Macadam Boulevard. Je savais qua parti r de lä nous avail-cerions sans detours jusqua Porte Marachvili, la station ou Mevlido devait descendre. Ľorientation de la voie changea, la lune apparut et de versa ses lueurs blafardes ä travers le pare-brise. Cétait une lune gigantesque. Elle occupait la moitié du ciel, annulant toutes les étoiles et transformant en découpes brurales les toits et les cimes des arbres, car maintenant il y avait des arbres. Ľillumination était puissante et laiteuse. Sur les visages, ä la naissance des cheveux> les gouttes de sueur scintillaient. Les barres métalliques lan^aient des feux. Les six passagers et Mevlido avaient glissé ďun cauchemar sombre ä un cau-chemar plus clair. Maintenant nous foncions vers la pleine lune. Commc assis dans un téléphérique bizarre, nous alliens droit sur eile. Alors que Mevlido regardait sans but autour de lui, il aper^ut sous les sieges, ä deux metres, un oiseau tres noir qui se dandinait, le croupion lourd, les pattes épaisses, les plumes dépeignées: quelque chose comme un bátard de corbeau géant et de poule mutante. Son bee massif était entrouvert. On ne distinguait pas son ceiL II se balan^ait au rythme des cahots, et, pour preserver son equilibre, il écartait de temps en temps les ailes, avec une paresse majestueuse, puis il se retassait dans la ténebre intime de son corps. On approchait de ľ arret* Mevlido se leva, tira le cordon pour se signaler au conducteur. Et dabord il se pla^a devant les portes du milieu, mais ensuite, comme ľoiseau le dévisageait, ä present révélant un ceil ďambre jaune et 1 0 s O N i-, L \ t> E M E V L I D O inquisiteur, bordé ďun cercle sanguinolent, il eut une apprehension et marcha vers la porte arriére. Le tramway freina, cria, les vitres cliqueterent, puis un silence absolu s'insraura durant deux interminables secondes. Et enfin les portes en face de Mevlido s ouvrirent avec coiére, comme toujours dans les machines oü le systéme pneumatique a etc concu pendant une perióde de troubles, une revolution ou une guerre. Mevlido sortit. En accord avec la tradition qui veut que ľon suíve des yeux le véhícule que ľon vient de quitter, il se tourna vers le tramway qui déjä redŕmarrait, avec sa charge de voyageurs assoupis ou défunts* Le tramway accéléra, C'était de nouveau un wagon déglingué qui se préparait ä décoller en direction de la lune, A un metre de Mevlido, sur la plate-forme de ľarrét, le corbeau enorme se tenait, lui aussi intéressé par ce depart pour ľespace. II était descendu par la porte du milieu. Dans la lumiére, ľoiseau était moins patibulaire. Ses yeux avaient une nuance dorée qui aurait pu leur donner une expression banale et méme agréable s'il n y avait eu cette espěce de plaie rouge sang qui les cerclait, dégoúrante, faisant penser ä une infirmité contagieuse. -Pas trop tôt qďon nous débarque, croassa ľoiseau, j'avais ľimpression qu on allait passer la nuit dans cette vilaine caisse, Mevlido poussa un mugíssement dapprobation sans plus regarder son interlocuteur. II n'appréciait pas la perspective de bavarder avec cet individu. -Vous allez entrer dans Pouíaiíler Quatre? demanda ľoiseau. S O N G E S D B UBVLIDO -Oui, lácha Mevlido. -Vous avez du courage, fit ľoiseau. Cľest tres mal famé\ -Bah, dit Mevlido. Pas plus qu'ailleurs. — La police y met pas les pieds, insista ľoiseau, Elle a trop peur. II y a des sorcieres dans tous les coins, et ca grouille de malades mentaux et de bolcheviques. Le bol-chevisme, vous connaissez? II penchait la téte sur ľépaule, II avait le dos hirsute, les ailes malpropres. II fixait Mevlido, ses yeux bordés de rouge semblaient examiner ľintérieur de Mevlido, ils ľexa-minaient avec insolence. — Cľest lá que j'habite, dit Mevlido. Ľoiseau avait recommence ä se dandiner. II réussit ä tordre le bec de fa^on ä exprimer de la méfiance. On ne savait trop si ä cette méfiance se mélait de la reprobation ou, au contraire, une complicité prudente. — Vous avez des sympathies pour le bolchevisme? croassa-t-iL Vous fakes partie de leur bande? — Je suis policier, précisa Mevlido. — Ah, sursauta ľoiseau. II laissa s'écouler une seconde. -En tout cas, c'est mal fame, reprit-il. — Oui, bon, c'est mal famé, convint Mevlido, Mais vous savez> quand on compare au reste... — Au reste de quoi ? croassa ľoiseau. Issue des maisons les plus proches, une vilaine odeur de plumes souillées et de guáno arrivait ä hauteur de narines ou de bec. Mevlido toussa, se racla la gorge. Les deux interlocuteurs se renfrogněrent. 2 r MONGES DE H E V í 1 D O La conversation ne réussi&sait pas ä prendre. Elle aurait pu donner quelque chose, mais lä, manifestemem, eile ne réussissait pas ä prendre* 3. Le lendemain, Ou plutôt: la nuit suivante. Toutes les nuits se ressemblaient ä cette époque, dans la vie de Mevlido comme dans la nôtre. Mevlido rentrait a Poulaíller Quatre apres une journée de travail au commissariat central. De nouveau on avak le tramway pour decor, avec ses voyageurs somnolents, ses bruits et ses ombres. Sept ou huit cents metres plus loin, la lune bloquait la voie, comme souvent. Elle barricadait Macadam Boulevard de tout son ivoire jaunätre. Elle était vautrée pesamment sur les rails et eile occupait le paysage jusquau milieu du ciel. Ne sachant trop comment répondre ä cette manifestation ďarrogance, la ville hésitait entre collaboration et défaite, avec ici et lä de piětres tentatives de resistance. Elle comptait sur quelques ampoules non éteintes pour darner le pion i ľenvahisseuse. En realite, eile ncmettait que de lamentables lueurs blafardes. On ne voyait personne dans les ruines. Par pans entiers les murs disparaissaient, annulés par des noirs de gouffre. Cela pour ľ ambiance generale* cette nuit-la encore. J s í O N f. t I DL M E V L I D O Le tramway avancait en se balancant, Une fois engage sur la ligne droite qui longeait Poulailler Quatre, il se mit ä accélérer, comme s'il prenait de léhn pour heurrer avec violence ľ obstacle lunaire, Ä ľinténeur de la voiture, les ampoules étaient grillées. Les passagers oscillaient, repro-duisant, avec un léger décalage, le rythme des cahots, lis avaient des figures fermées de morts. On voyait bien qu ils avaient délégué ľun ďcux pour s'installer aux commandes de la machine. Ils lui avaient demandé de la fracasser sur íe premier satellite géant venu, sur ses roches blanches, sa poussiere, sur son silence terminal, et» vísiblement, cette fin prochaine ne leur causait aucune angoisse. Mevlido se leva, on allait bientót passer devant son arret. II marcha patmi les formes avachies et Íl tira sur le cordon qui conimuniquait avec la cabine du conducteur. Celui-ci, devant son tableau de bord, n'étaít qu une silhouette noire, cartonneuse et plate comme une cible de stand de tir. On ne distinguait pas ses gestes. Mevlido aílait répéter son signal lorsque rour hulala er se lamenta, les máchoíres des ŕreins, les roues, les raÜs sous íes roues, la carcasse, les vitres, les barres ďappui, le piancher métai-lique. Ses sieges. Puis le tramway s'immobilisa. Apres deux secondes ďinerrie, les portes s'écarrerent devant Mevlido, er dans ľouverture s'engouffra une bouffcG de nuit torride. Une plaque annoncait qu on etait arrive a la Porte Marachvili. Sans réussír ä la rendre iilisible* quetquun sétaít donne le travail de maculer ľinscription avec des fientes ou de la boue. Mevlido sortit. ^4 S O N Ti F S Ol MfVIIDO II étaít seul á descendre. Ľaír du quartier aussítôt ľenve-loppa et il ferma les yeux pour mieux combattre la nausée qui le saisissait souvent ä cet instant, quand il quirtait ľespace relativement clos du tramway pour pénétrer dans ľunivers de PoulaiUer Quatre. La brise nocturne charriait des remugles de guano, des relents de basse-cour et ď excretions animales et humaines de toutes sortes. Cľétait une odeur abjecre de ghetto, filamenreuse et humide, noire» malsaine, une odeur de désespoir pré-insurrectionnel et de fosse commune. Ľodeur de notre avenir et de notre passe. Ľodeur du monde reel depuis toujours. Puis il rouvrit les yeux. :2 Ä ľ arret, sous ľabri construit pour accueillir les voya-geurs par temps de pluie, une forme bougea, feminine, Ans grace. -Tu étais lä? Tu nVattendais, Maleeya? s'étonna Mev-lido, Maleeya Bayarlag se détacha du recoin obscur oü eile était restée dissimulée, assise sur le banc de ciment, sans doute pendant des fieures. Son épaule frotta contre la paroi laterale de ľabru un rectangle de tele que des balles avaient déchíqueté durant une periodě de tension sociale. Le fer grelotta. Elle fit deux pas, eile surgissait soudain sous la lumiére acide. On avait ľimpression qďelle avait du mal ä conserver son équilibre, qu eile allait lourdement basculer en arriere et se rasseoir. Elle portait un pantalon noir et un corsage taille dans un vieux tissu criard. Cľétait une femme que ia folie avait enlaidie, av^c un visage use, olivätre, qui peut-étre autre- j s S O N t, Ft T) T M F V L J D O fois avaít eu beaucoup de charme, mais aujourďhui nex-primait plus que ľahurissement et ľangoisse. Son regard ne fuyait pas, mais U traversait les choses, manifestement sans les comprendre vraiment ou sans les voir. Ses cheveux étaient en désordre, sa peau luisait, des gouttelettes per-laient autour de $a bouche. Ses dents étaient presque toutes en place, mais elles étaient grises. Elle alia ä Mevlido et eile glissa sa main dans la sienne, Elle se mouvait avec lenteur, eile respirait de ta^on sonore, Ľeŕfort physique* dans cette atmosphere trop humide, lui coütait. Elle ne répondait pas a Mevlido, mais eile avait ľair contente de ľavoir retrouvé et de pouvoir maintenant rentrer ä !a maison en sa compa-gníe, - Ií est plus de mimik. Tu as du m'attendre pendant des heures, dépiora-t-il* - Pendant combien ? demanda-t-elle, égarée. Ľasthme mutílait sa voix. - Des heures> répeta-t-il. Ils qukterent la plate-forme, ils avancěrent en direction de la Porte Marachvili, ils la ŕranchirent. Main dans la main ils cheminaient, sans se presser, deux quinquagénaires amoureux* en tlanerie sous la lune: un homme de taille moyenne, solide, d apparence policiere puisquil travaillait dans la police, et une femme a peine plus petite que lui, replete» mal habillée, ayant ľ allure ď une malade dans une cour ď hos pice. Elle ne desserrait guére les levres, sinon pour sourire sans motif, ou pour répéter les derniers mots qu il avaít prononcés. II était habitué ä cela et ne s en oífusquait pas. II lui raconta sa journée. II paria ďune prochaine seance 2 f i s o n r. r ^ DE M F V L 1 D o ďautocritique, programmée pour la semaine suivante. Son tour était venu ďénumérer ses crimes devant les masses et íl n en avait aucune envie, II évoqua ensuite Berberoľan, qui ľaccusait de ne plus avoir toute sa tete. Cinq phrases suffirent. Elle ne ľécoutait pas. Des qu ils ŕurent de ľautre côté de la Porte Marachvili, le blanchoiement de toutes choses sous les rayons lunaires satténua. Les rues avaient rétréci. Ľéclairage urbain avait des défaillances. On devait parcourir des dizaines, et par-fois des centaines de metres dans ľombre, au petit bon-heur. Les trottoirs et la chaussée étaient jonchés ďépaves. Souvent on frôlait des drogues des deux sexes, affalés dans leur vomi et leurs réves. Quand ľobscurité était profonde, des oiseaux la colonisaient: des mouettes obéses, gigan-tesques, des corneilles monstrueuses, des chouettes, des poules; elles recouvraient de larges portions du sol, consti-tuant des groupes compacts qui protestaient contre les intrusions et interdisaient le passage ä coups de bee. On marchait au milieu des gloussements et des cris. Cľétait une nuit comme toutes ks nuits, Mevlido et Maleeya se cognaient ä des semi-cadavres, ils avaient les mollets attaqués par des volatiles, ils progressaient en tátonnant. Quand ils émergeaient á la lumiére de la lune, ils plissaient les yeux, éblouis. Ils transpiraient a chaudes gouttes, Ils avalaient des debris de plumes. Ils étouffaient. De temps en temps, Mevlido se remémorait son cau-chemar de la veille, II s'était dispute avec un corbeau au sujet de Poulailler Quatre. Ľoiseau dénigrait le quartier, 3 7 SOSCE S DE MEVLIDU ľestimant mal ŕamé et gangrene par k bokhevisme. Mev^ lido avait prétendu qu il s agissait ďun ghetto comme un autre, ni mciílcur ni pire que ks autres. Ľoiscau essayait de le sonder, il vouiaít savoir quelles étaient ses opinions poiitiques. N ayanr aacune confiancc en son interlocu-tem\ Mevlido avait biaisé. II ne s'était pas prononcé sur le bolchevisme, Comme Mevlido évirait la discussion, ľoi-seau était devenu agressif. Hs s étaient séparés en mauvais termes. - Qa va, Maleeya? demandait Mevlido ä tout instant. Its louvoyaient entre Ses corps miserables, ils contour-naíent les concentrations vociférantes de mouettes. Maleeya Bayarlag était coliée ä lui, eontre sa hanche drohe. Elle disait que 9a allait. Elle se sentait les jambes lourdes, ses poumons avaient du mal & aspirer ľak charge de poussiere, mais ca allait. Eile s arreta im moment pour retrouver son souffle, puis ils reprirent leur marche et il lui raconta son reve. - Dans les rcves, qa se passe pas trop bien, fit-elk remar- quer, - C*est vrai, II était heureux de ľentcndre réagir par un commentaire plurot que par uiie simple repetition ensommeillée de sa derniěre demi-phrase. ~ Cest des reveš de dingue, dit encore Maleeya. Ils rirent ensemble. Elle était sensible ä la tendresse dont il feisait preuve en lui parlant, en la guidant ä travers les obstacles. Elle prenait plaisir ä ľinsouciance affectueuse de leur balade. Lui aussi Mevlido aimait cette complicate que les tenébres favorisaient. a 8 SOUČEK D F M E V L f D O Le temps et la difficulté de vivre sétaient presque figés autour d'eux. Ils n avaient aucune hate* La nuit du ghetto les caressait. Elle les apaísait. Plus tard ils monterent ľescalier d^un petit immeuble de Factory Street. Cľétait leur maison. Elle n'était pas plus décrépite qu une autre. Sur le palier du quatriěme étage, la minuterie fonctionnait. Mcvlido poussa la porte et, une fois ä ľintérieur de ľappartement, il n alíuma pas ľélectri-cité. lis furent dans la pénombre que diluaient les lampa-daires de la rue. La lumiere de la lune eile aussi jouait son role. Ils pouvaient se déplacer ď une piece ä ľautre sans crainte de se cogner contre un meuble ou contre un mur. -Tu as mangé ? demanda Mevlido, II entra dans la cuisine et explora le garde-manger. Maleeya avait pioché dans la nourriture. Elle n avait pas remis en place les couvercles qui étaient censés protéger les aliments ďune degradation trop rapide, mais eile avait relermé la porte grillagée. Deux catards guettaient en vain sur une charniere, alléchés mais tenus ä ľécart. Ils se contre-flchaient de la presence de Mevlido, Ils remuaient leurs antennes» íis attendaient une faille dans le disposing ils savaient qu un jour ils entteraient dans tttte cage. Ils entie-raient) ils se goínŕreraient et ils mourraient. C'était mani-festement devenu ľobjectif principal de leur existence. - Bon, tu as un peu grignoté, dít Mevlido, — Un peu grignoté, dit Maleeya. Il détacha de sa ceinture la petite sacoche qui contenaít ses cartes prafessionnelles, deux tickets de cantine, un peu d argent, deux chargeurs, li la posa sur la table et soupira. 2 í) í O N fr i s D f M C V I. 1 Ü ť La journée se terminait comme chaque soir> sur des gestes on ne peut plus ordinaíres. Bientót i! se íerait un tlie et il irait prendre dans le garde-manger une poignée de pemmi-can industrie! ou. des biscuits, 11 riavail pas fairn. Il avait enviede sasseoir, mais pas de dormir. - Bayarlag, dít Maleeya comme st eile ľappelait. - Qu est-ce que tu, dit Mevlido. - Bayarlag, répéta Maleeya, Yasar Bayarlag, Qa. samé-liore pas pour lui. Elle se baiancait dans la semi-ténébre* ä un metre de la fenétre. La semelle de ses espadrilles chuintait sur le carre-lage. Ľampoule du réverbere vissé dehors, juste en face, éclairait ses cheveux en rouge sombre. ~ Il est en train de devenir ŕou, compléta Maleeya. -Yasar Bayarlag? demanda Mevlido, Maleeya acquiesca. - On n y peut rien, dit Mevlido. :t - íl sombre ŕou, fit Maleeya, Yasar Bayarlag, ľhomme avec qui Maleeya Bayarlag avait autrefois vécu. était mort. Il avait été tué a côté de Maleeya, quinze ans plus tôt, dans un attentat contre un autobus. Maleeya avait surmonté ľépreuve sur le plan physique, mais son esprit avait été á jamais estropié par ľexpiosion. Men-talement, eile avait maintenant des difíicultés. Elle retrou-vaít son intelligence, sa sureté de jugement et sa fantaisie pendant de courtes périodes, mais, le reste du temps, eile restaiten marge dela realite» confinée dans un somnambu-lisme tantôt maussade, tantôt bavard, Elle évoquait souvent la figure de Yasar, eile partait souvent ä sa recherche> au fm fond de Poulailler Quatre, dans le secreur de PoulailJer i^ S t) N C. r v L> F MEVLIDO Quatre qu on appelait le Fouillis, dans les ruelles oú il est vrai qu'on pouvak rencontrer des mort$y mais o u eIJe ne íe rencontrait pas et oü eile s'égarait, piétinant les debris pendant des jours, des semaines; eile prétendait ensuite lui avoir parle, lui avoir confié ses peines, lui avoir arraché la promesse qu il allait bientot revenir, Elle voyait tout a travers un voile trompeur de memoire, dans un brouillard, et eile confondait Yasar avec Mevlido, donnant ä Mevlido des details sur les petits bonheurs qtľils avaient récemment par-tages, Yasar et eile, marmonnant que Yasar lui avait offert un cadeau, ou qu ils avaient couché ensemble, ou qu il lui avait prepare une omelette aux champignons» ou un curry de poulet, ou qu'ils avaient regarde, debout tous deux devant la maison de Factory Street, le vol des chauves-souris au cré-puscule. Mevlido s'assit. II s appuyait sur Ja table, le bras posé ä côté du petit sac qui contenait ses affaires de policies sa vie lassante et inutile de policier. Ils resterent une minute sans rien dire. - On va tous sombter fous, reprit Maleeya. - Oui, die Mevlido. Cest vers ca qu on va. Cľest normal. - (Test vers £a qďon va, répéta Maleeya avec une intonation neutře. -On n y peut rien. Vers 9a et vers la mort. Tout le monde y va. - Tout le monde, dit Maleeya. - Bah oui, dit Mevlido, - Vers ca et vers la mort, dit Maleeya. Elle balanc;ait Jégerement le torse ďavant en arriěre» Elle * i S O N G t S D£ M fc V L I D O avait déboutonné ie haut de son corsage, eile ruisselait de sueur. Soudain, son visage fut deforme par un rictus anxieux. -Et toi, pareil, diťelle. Tu es en train de sombrer fou, toi aussi. -Ne ťinquiéte pas, dir Mevlido. On est tous les deux, toi et moi, on est ensemble. On restera ensemble jusqua la fin. On va s'en sortir. -Cest ä cause de moi que tu sombres fou, dit Maleeya. -Mais non, dit Mevlido. - Je suis contagieuse, insista Maleeya. Je sais bien que je suis contagieuse. -Mais non. assura Mevlido, -Mais si, dit Maleeya, Tu sombres fou, Yasar. Je pcux ťappeler Yasar, toi ? -Comme tu veux, dit Mevlido. -Je peux ťappeler Yasar, hein ? - Mais oui, dit Mevlido. -Tu naufrages, Yasar. C'est ä cause de moi. Elle passait la main dans ses cheveux. Sous la lumiěre venue de la rue, ies měches paraissaient teintes. Ses doigts aussi avaient des transparences rouges. - On est tous Ies deux, reprit-elle aprés un silence. C'est pour 9a. Parce qu'on est tous les deux ensemble. Justement. C*est pour 9a qu'on s'en sortira pas. 4. Mevlido tendait la main pour lui caresser la joue et eile lui échappa, et déjä eile reculait vers ľhumidité ombreuse de la chambre comme si eile désirait y disparaítre. Cľétait un endroit obscur ou ďordinaire eile s'installait seule ou avec Mevlido pour dormir ou pour attendre le sommeil ou pour copuler> une piece dépourvue de fenetre et étouffante. Elle avait fermé les yeux; eile venait de les fermer, ďabord sans doute parce quelle préférait ne plus voir le lit métallique avec son matelas parsemé de taches, et aussi parce quelle souhaitait oublier le tremblement désagréable des toiles d'araignées qui recouvraient ie mur et se ramifiaient jus-qu aux montants du lit, mais surtout parce qu eile voulait mieux se concentrer sur la phrase quelle fcrmulait ä ľinte-rieur de sa téte, Mieux se concentrer lä-dessus. Cľétait une priěre et, cette priěre, eile ľadressait ä ľhomme qu eile aimait et qui n était pas Mevlido, car, merne si souvent eile communiquait avec Mevlido en ľappelant Yasar, en lui don-nant Yasar pour nom d'amour, eile savait en proŕbndeur qu il n était pas Yasar Bayarlag, eile savait quil était seule-ment Mevlido - un compagnon de désastre, mais pas ľhomme essentiel qu'elle avait connu au temps oü eile 3 3 ! «•- O N Ci F * Dí M L V L I D O n étaít pas folle, au temps oíi les autocars n explosaient pas en dépe^ant le corps de Yasar et en pulvérisant ä la merne seconde ľesprit de ia femtne de Yasar, c est-ä-dire son esprit ä eile Maleeya Bayarlag. Son esprit ä eile Maleeya Bayarlag. La priere murmurait et hurlaít dans sa téte, eile se déroulait dans un ailleurs de sa memoire, derriěre et devant sa memoire et dans le silence palpitant de son corps, eile errait la-dedans avec des mots enfouis et avec des images enfouies: • touche-moi, Yasar, • traverse-moi, Yasar, • empare-toi de ma chair avec tes bras, avec ta tete, • traverse-moi, secoue~moi, • empare-toi de mes viscěres, de mes organcs jusqu'au dernier, • prends men coeur entre tes doigts et traverse-le, • touchc-moi avec tes vertebres, Yasar, avec ľintérieur de tes vertebres, • chuchote ä ľintérieur de mes os, • ä ľintérieur de mes os va de zero ä un, • chuchote-moi, murmure-moi et traverse-moi pour que je vérifie la realite de mon existence, touche mon existence, Yasar, • gémis dans mes gémissements, • ereuse dans ľ existence de ma voix, • sombre en moi pour que je sache que ľailleurs existe et que tu es revenu parmí nous, parmi ceux et celieš qu'on dit vivants, • caresse ľintérieur de mon coeur et ľintérieur de mon existence, M * O N G E 4 DL M T V L l D O • remue mon visage contre ton visage* avec ton visage revenu de ľ ailleurs des morts, • entre dans ma tete avec ta tete pour me construire, • touche mon squelette pour me construire et me recons-truire, • touche ľintérieur de mon squelette pour te reconstruire ensuite comme si nous étions encore vivants ľun et ľautre, • compte nos deux existences en comptant de zéro a un, • repose tes épaules sur mes épaules, • habite mes pieds et mes mains et touš mes membres un par un» • habite mon sang et ma bave, • habite ľintime, • ereuse en moi dans ľexistetice de ľintime, • habite mon souffle, Yasar, • habite ľexistence de mon silence avec ton silence, • reviens, Yasar, • viens, reviens en force, • quitte ľ ailleurs des morts et apprends ľ ailleurs des vivants, Yasar, apprends ľ ailleurs des vivants en ťemparant de moi, • ŕais comme si rien de toi n avait été détruit, • ŕais comme si tu n avais pas été réduit en fragments de rien, • installe-toi dans ľailleurs ä ľintérieur de mon existence, • construis-nous ici, Yasar» reconstruis-nous, • fais comme si rien de nous n avait été détruít, • fais comme si nous n avions pas disparu, • fais comme si nous n avions pas été séparés ensemble * *! \ O N I, F ■« D h M E V L I D O séparés ensemble séparés ensemble, séparés ensemble dans ľailleurs. Cétait une priere haletante; par certains de ses motifs eile ressemblait ä une demande ďamour physique, et, si ľhomme qui était ä moins ďun metre ďelle ľavait enten-due, il aurait peut-étre cru inevitable, ou charitable, de se fondre sexuellement au corps de Maleeya, dans la chaleur et la sueur de la nuit. Mais il ne ľentendait pas, et peu importe, car, ce cri sílencíeux, ce violent désír ďétre possé-dée, eile ne ľassociait pas ä des images de coít. Pas du tout, méme. Mevlido était debout á ľentrée de ia chambre. Il navan-gait plus. Par experience et par instinct, il savait qu eile s'était éloignée de lui et que leur pacte d affection mutuelle avait provisoirement vole en éclats. íi avait du mat a imagi-ner ce qui se produisait en eile, il la sentait étrangére, il ne la comprenait plus, il ne ŕaisait plus d'effort pour la comprendre. Avec lassitude il regarda ses yeux qui sursau-taient derriere ses paupiéres comme pendant les phases de sommeil paradoxal, et ses levres entrouvertes, ses dents ternes, sa physionomie exténuée que la pénombre ravi-nait. Elle bredouillait faiblement des syllabes sans suite. Quelques secondes de vide s egreněrent. Soudaín ils s'étaient mís a chemíner chacun pour soí, ä grande distance ľun de ľ autre. Ils ne communiquaient plus. Á son tour Mevlido reculait vers ses propres labyrinthes. Ií négligeak ce qui le reííait ä Maleeya Bayarlag, sa vie actuelle avec eile; ce partage fataliste de la chute. II avait commence ä penser ä Verena Becker, sa ŕemme assassinée vingt uns plas Sö SON ť, FS VT MFVLIDO tot par des enfants-soldats> pendant les combats racistes de Zone Cinq, a Djaka Park West. Assassinée vingt ans plus tot par des enŕants-soldats. Verena Becker, Ľimage de Verena Becker était sur le point de se predser, dans sa memoire les portes s'entrouvraient et mena^aient de s'ouvrir grandes. Les enŕants-soldats étaient la, presque sur le seuik avec leurs colliers ďoreilles humaines et leurs perruques en vinyí multi-colore, Lui aussi Mevlido se tenait sur le seuii. Plus qu un pas ä faire, et Íl allait pouvoír s'aventurer dans la douleur du deuil. Dans la douleur et les cendres, II allait de nouveau entrer lä-dedans et s'y abímer, dans les images insuppor-tables. Puis quelque chose sinterposa, le bouscula violem-ment, un reflexe salutaire. Et déjä Íl regardait ailleurs. C etait un souvenir tabou. II ne fallait pas évoquer les bonheurs passes, la vie amoureuse qu il avait vécue jusqu au jour du martyre de Verena Becker. II ne fallait pas se représenter ďe nouveau le martyre de Verena Becker. II valait mieux revenir ä Poulailler Quatre, ä côté du lit, et essayer de retrouver le contact perdu avec Maleeya Bayarlag. La nuit ondulait comme dans un four. La nuit. Elle ondulait comme dans un four. Des lumiěres entraient dans la piece principále et rebon-dissaient dans la chambre, créant ici des espaces clairs, lá des taches noires, d'un noir briliant. Maleeya Bayarlag ne pronon^ait toujours pas un mot. Elle avait fini par s'asseoir sur le lit. Derriěre eile, sur le mur, les toiles ťrémirent. Depuis le mois de novembre, on subissait une invasion ďaraignées. Certaines années elles avaient de terribles ambitions territoriales et elles se multi- w * O N G fc S DF MF V LIDO pliaient pour les satisfaire. On traversait justement une de ces années, les pires. Ils étaient touš deux mouillés de sueur. -Tu as chaud, dit Mevlido. Tu veux que j'aille te eher-eher un verre d'eau? - Chaud, murmura Maleeya. -Tu as soif? dít encore Mevlido. -Cest toi, Mevlido? demanda-t-elle sans ouvrir les yeux. Elle émergeait ä la conscience, Vaguement eile savait qu eile avait connu une sorte de transe. Une empreinte de supplication subsistait sur sa langue, mais sa memoire ne lui livrait rien d autre. Elle ne se souvenait pas de paroles. -Oui. Cľest moi. -Je pensais ä Yasar, On était ensemble. J'ai cru que tu étais Yasar. - Non> tu vois, dit Mevlido, C'est bien moi. - J'ai parle, iä, hein ? J'ai dit des choses? - Quand ? -Tout ä ľheure, pendant que je fermais les yeux. - Boh, tu as un peu marmonnc, - C'est vrai ? J'ai pas parle ? - Non, Tu marmonnais« On ne comprenait pas ce que tu disais. - On comprenait pas ? Elle était essoufflée. Ses jambes pendaient au bord du lit. Comme Mevlido, eile n avait plus sur eile quun T-shirt. Dans ľimmeuble, les voisins dormaient, rien ne filtrait á travers la cloison ou le plafond, mais par les ouvertures de la piece principále arrivaient les bruits de la rue. Mutants ou 38 S O N G Ľ S D r M F V i. I D O non, mouettes, volailles et corbeaux se dísputaient sans cesse et craillaient. Dans la maison ďen face quelqu un écoutait de la musique sur un phonographe ä manivelle: un chant de désenvoutement, coréen, monocorde, magíque. La sueur coulait sur les joues de Mevlido, II s'assit sur le lit. Maleeya haletait a côté de lui, ' - Tu me mens pas ? fit-elle. On comprenait pas ? . - Non. -Tant mieux si on comprenait pas, dk-elle. Á cet instant precis débuta un defilé nocturne. Quelque part au-delä du carrefour, une manifestation s'ébranlait. Les slogans étaient scandés a tue-téte par des vieilles bol-cheviques retournées a ľétat sauvage, insanes. D habitude, elles se retrouvaient par groupes de deux ou trois» ou toutes seules* Cette fois-ci, elles étaient deux. Les consignes com-mencérent ä voler au-dessus de la ville. Et, de méme que celieš qui ícs proféraient, elles étaient sauvages et insanes: • N'ASSASSINEQU'ÄBONESCIENT! • VAAUFOUILLISAPRESTAMORT! • NEVAPASAUFOUILLISAPRESLAMORT! • ASSASSINELAMORTENTOI! • MILLE ANS APRĚS, SOUV1ENS-TOI, NE PAR-DONNE RIEN! • N^OUBLIE RIEN, NľASSASSINE QlľA BON ESCIENT! Mevlido s'essuya le visage, s'essuya les mains sur la toile du matelas. -Je vais te chercher un verre d'eau, dit-il. II se sentait a bout de torce. Ce soir, comme touš les soirs, les retrouvailles avec Maleeya Bayarlag avaient com- 3 9 •. O N" r. E S 1> £ M J. V L I D O porté quelque chose d*exténuant. II éprouvait pour eile une grande affection, ils formaient un couple, il ne songeaic pas á ľabandonner et il avait bien ľintention de ľaider ä par-courir ses quotidiennes angoisses, sa folie» il avait une ŕois pour routes pris la decision de la choyer et la protéger jus-qu ä la mort, mais ľamour qui les liait était simplement animal et desespéré, comme entre deux survivants dune catastrophe. Il ne ľaimait pas comme il avait aimé Verena Becker. Les vieilles s éloignaient. Leurs slogans étaient deformes par la distance grandissante. On réussissait de moins en moins ä les traduire, on les recevait syllabe par syllabe sous la conscience, s^ns plus essayer ďen saisir la signification : • ENFOUIS-TOI! • METS TON DERNIER SANG DANS UN SAC! • REJOINS LE FOUILLIS SOUTERRAIN, ENFOUIS-TOI! - Bon, je vais te chercher un verre ďeau» répéta Mev-lido. II attendit plusieurs minutes avant de bouger, mais finalement il se releva et alia a la cuisine remplir une tasse d'eau. II en but une gorgee, apporta le reste i Maleeya. Elle avala le liquide tiédasse avec avidité et reposa la tasse sur ľoreiller. Mevlido était revenu s'asseoir contre eile. lis passerent un moment ä se taire ainsi, écrasant de temps en temps sous leur main une goutte de sueur qui leur irritak les ailes du nez ou la nuque, 11$ recevaient en eux les cris incongrus de la nuit. Ils ne s'allongeaient pas. Pour ľinstant, ils avaient renoncé ä la perspective du sommcil. •f* v O N G F »i D F M F V L I D O -Je me suis dispute avec Berberoľan, finit par dire Mev-lido. Tu sais, Berbero'ían. Maleeya approuva ďun hochement de tete. —Je sais. Le commissaire. - II m'accuse de perdre la boule, dit Mevlido, -Ah, tu vois> raisonna Maleeya. Tu sombres fou. Je suis pas la seule a m'en rendre compte. - Il veut que j'aille voir la psychiatre de la police, - Ben, vas-y, dit Maleeya. Puisqu il te le dit. Cest ton chef, non? Mevlido ébaucha un geste vers eile, II aurait aimé pou-voir se blottir contre eile et attendre qu eile le réconforte, mais il répugnait ä exposer ainsi sa faiblesse ä plus faible que lui, et son bras, qu il avait ä peine soulevé, retomba. - Berberoían, c'est ton chef, non ? insista-t-elle* -Oui, dit Mevlido. -Alors, c'est lui qui commande, murmura Maleeya. Vas-y. -Je nai pas envie, objecta Mevlido. Je suis épuisé, c'est tout. Je suis épuisé mentalement et je fais des mauvais réves. (^a ne regarde que moi. Qu est-ce qu il a ä m embé-ter avec sa psychologue. -Sa psychiatre» corrigea Maleeya. La manifestation des insanes bruissait encore. • MÉME EN CAS DE DÉCĚS, CHANGE DTTINÉ-RAIRE! • ENFERME TON VISAGE DANS UN SAC! • ENTRE DANS LA TERRE POUR MILLE ANS! On ne discernait plus guere du langage, il fallait recons- tituer et reinventer des phrases ä partir de presque rien. •i t 1 O M T, r 's D F M l V L ! D O Au-dessus de Factory Street maintenant de nouveau domi-naient les échos du gramophone, la voix de la chanteuse ďen face. Maleeya respirait avec des sifflements. Un oiseau vint se poser sur le rebord de la ťenétre, dans ľautre piece. Un oiseau. Sur le rebord de la fenétre. II vint se poser. II était gros, il atterrit avec une lourdeur de pelican, ses griťfes crissaient contre le zinc, le ciment. Ses ailes envoyěrent dans ľappartement une brassée de puanteurs aigres. II ne tenait pas en place. Depuis le lit, ni Mevlido ni Maleeya ne le voyaient, mais ils ľentendaient se démener comme un caractérieL II ébaucha un croassement, on per^ut le floc ďune fiente qui s*étalait sur une dalle de linoleum, puis il s'envola. Sur le mur, ä la tete du lit, un insecte englué víbrait dans une toile, sans doute une mouche qui s*affolait avant ľhorreur. La vie continuait. - Y y suis déjä allé, en fait, reprit Mevlido, - Deja allé, en fait, répéta Maleeya. Au merne moment, presque inaudible, un dernier mot d'ordre passa dans la rue et s'éteignit. * TU N'ES PLUS RIEN, NE TASSIEDS PAS PÁRMI LES BĚTES! Maleeya se mit á balancer lentement le buste d avant en arriére. Cest ce qďil y a de mieux ä faire quand on est entouré de toiles ďaraignées, qu il est tard et que tout de méme on a la vague certitude que la vie continue, Quelque part dans le sommier, un ressort grin^ait» -Alle oü ? demanda-t-elle. 4 i S O N ť. FS DF fcíEVLlDO -Chez la psychiatre, contínua Mevlido. Avant-hier. Pour prendre contact. Le ressort grin^aít, la mouche emprisonnée sc débatuit en observant des pauses pathétiques. La lumiére de la rue rebondissait contre les murs. Le chant coréen se prolon-geait. C'était une mélopée d*aprés la défaite, ďaprés le déces» destinée á rendre leur fierté aux guerriers disparus ou ä leurs complices encore en vie. La voix de la chanteuse était ápre, ä peine mélodieuse. Quand le ressort ŕaiblissaít et qu eile commenc^ait a dégénérer grotesquement vers les graves, le type qui ľécoutak tournaít la manivelle de son appareil pour lui redonner de ľ energie. C'était sans fin. Dans la chambre flottait une odeur d'oiseau. Maleeya Bayarlag se balan^ait en respirant fort. Elle transpirait ä grosses gouttes. -Tu es plus rien, mon Yasar, bredouilla-t-elle. T'as&ieds pas pármi les bétes. ŕ 5. U est trois heures. Maleeya Bayarlag $est endormie, Mais luí, Mevltdo> non. Trois heures, puis quatre heures. Impossible de dire si maintenant Mevlido est ou non plongé dans le sommeil. Lui-méme ľignore, II ne cherche pas ä approfondír la question et íl se léve. Derriěre lui, Maleeya ne réagit pas. Elle est couchée en travers du lit, toralement découverte, les fesses ä Fair. II s'habille* il referme avec precaution la porte de ľappartement, il sort de ľimmeuble et il commence a marcher dans les rues, Quelque chose ľattire vers ľavant, II se déplace comme nous, comme dans im réve. II va au hasard sans s'interroger sur le hasard. Au hasard et vers ľavant. Autour de lui> Poulailler Quatre se tait. Seul le bruit de ses pas résonne entre les murs. Pius de gramophone, plus de clameurs subversives, plus le tic-tac des couteaux chi-nois sur les planches ä découper, dans les endroits oú les réfugiés chinois se regroupent. Plus les éclats de voix des insomniaques, les appels des drogues qui soubresautent dans leurs excrements et qui one peur. Tout s est calmé. Les oiseaux, eux aussi, sont tranquilles. lis dorment ensemble, 44 * O N G k S DF M F V L I D O en hordes compactes, comme si la temperature était třes basse ou comme si une frayeur de fin du monde les obli-geait ä se tasser les uns contre les au třes. A certains endroits, un étre collectif, duveteux, sétale en travers de la rue et bloque le passage. Mevlido píétine cette masse mou-vante, avec dégoút il progresse au milieu des fouettements d alles. L'odeur des volailles lui donne envie de vomir. Il re^oit des coups de bec sur les jambes, Au-dessus de la vilie, la lune pleine a diminué de volume, Elle s est durcie, eile envoie vers la terre une lumiěre méchante. Mevlido remonte Factory Street» Gunmen Street, Palm Avenue, Market Street. Apres quelques minutes derrance, il se fixe pour objectif la gare désaffectée de Container Avenue. Autrefois, dans Poulailler Quatre et dans les territoires adja-cents, il y avait des centaines, des milliers de gares. Celle de Container Avenue a été interdite au public car une partie de la salle des pas perdus mena^ait de s*écrouler, mais on ne ľa pas dynamitée comme d'autres bailments officiels, ä la fin de la guerre ou aprés. On peut y entrer. Mevlido aime ľ atmosphere qui y regne, surtout la nuit. Moi aussi. II arrive devant la gare. Tout est noir ä ľintérieur. Une moitié de porte a été arrachée de ses gonds, il se glisse dans ľouverture. Les téněbres du hall ľengloutissent. Il essaie de ne pas suffoquer, car íci des animaux et des humains ont souiagé leur vessie et leurs intestins depuis des décennies sans nombre. II traverse la puanteur et il sort de ľautre côté, sain et sauf, sur les quais. Il peut alors se remplir les pou-mons dair frais. 4 ^ t. o n o e «L d r m r V L I Ľ) C) II s'immobilise. Seule sa cage thoracique remue. La lune déverse ses acides sur ľimage. Mevlido respire. II se tíent plante sur le quaí numero un. La plate-forme est en bois. II suffit de bouger un peu pour qu eile craque. Mevlido léve la téte vers la lune et il la regarde longuement. - On n a pas ľimpression qu eile sott reelle, dít une voíx a côté de luh - Ah, Gorgha, dit Mevlido. Ľautre quitte 1'ombre qui Ie dissimulait complětement. II est grand, ďune taille impressionnante, méme- Je dis iL par reference a son statut de corbeau, mais je devrais dire eile, car Gorgha est un corbeau femelle. Avec des plumes lisses, brillantes, noir éíectrique» presque bleu, dune propreté impeccable, cest méme une femelle de toute beauté. On peut aussi admirer son bee couleur fumée, puissant, ses yeux mieí sombre cerclés de noir. -J'étais justement en train de me demander si je révais ou non, dit Mevlido. - Ben> tu vols, dit Gorgha, lis se taisent quelques secondes. -J'ignorais que tu te baguenaudais dans íe coin, dit Mevlido, -Tu attends ľ express de quelle heure? demande Gorgha sur un ton sarcastique. -Je n arrivals pas ä dormir, dir Mevlido. -Rien ne rouíe íci depuís la fin de la guerre, rappelte Gorgha. -Bah, dit Mevlido, Malgré tout. On ne sait jamais ce que. 46 * ľ N <• Ľ S D I_ M E V I I D O lis révassent un moment sans rien dire. Ils contemplent une citerne qui rouille de ľ autre côté des voies. La gare est semblable ä une gare de western, eile rappelle ce qu on voyait au cinema dans les films tournés au siěcle ďor du cinema, Íl y a maintenant de cela un peu moins de trois cents ans. Tout est en bois> tout est desert, les rails dispa-raissent en droite ligne vers le rien, et, sur un quai řait de vieilles planches décolorées, deux personnages se tiennent, taciturnes, comme des tueurs ä gages avant Taction. Deux héros peu bavards. Ľun d'eux est un corbeau femelle de toute beauté. Cest la pleine nuit, un grillon chante doucement, La poussiere blanchoie. Des pas se sont imprimes dedans comme dans de la neige. Au-dessus du quai il y a des lampes accrochées a des fils, mais aucune ampoule n est allumée. Ľéclairage vient du ciel. II vient du ciel noir qui sur ľ image projette des goudrons» des encres, du bléme. On croyait s'étre installé ä ľintérieur ď une photographic sans surprise quand soudain se manifestent deux indi-vidus patibulaires supplémentaires. Jusque-lä ils s'étaient confondus au décor, ľun collé á un mur, ľautre efface contre un poteau, et les voila qui maintenant saniment. Ils surgissent bruyamment a trois metres de Mevlido, avec une décontraction de baroudeurs. Ils ne font aucun signe de connivence ä Gorgha, ils tournent le dos et ils s'éloi-gnent ä pas lents. Mevlido na pas eu le temps de distin-guer teurs traits, il ne sait merne pas si eux aussi, comme Gorgha, ont le visage couvert de plumes. Sous leurs bottes en cuir, les planches se lamentent. Ils ont des tenues mili-taires, des chapeaux de brousse, lis atteignent la fin de la 4 7 U» N li F t D F M L V J I D O plate-forme et ils s'arrétent. Devant eux debute un petit escalier, six ou sept marches. On dirait qu ils analysent ce qu il y a au-dela du quai, en contrebas, lis se penchent vers ľombre. - Des amis ä toi ? demande Mevlido ä Gorgha. - lis font partie de ľéquipe, biaise Gorgha. Mevlido approuve ďune nasale. - Ils veillent sur ma sécurité, complete Gorgha- C'est mal fame, ici, on ma dit. On a du mal a comprendre ce que les gardes du corps de Gorgha inspectent avec tant ď attention. Sur les voies abandonnées se dressent des buissons maigres, des termi-tiěres hautes d'un demi-metre. II riy a aucune activité ďau-cune sorte. Rien ne souffle ni ne bouge. La vegetation est totaletnent grise. Les deux baroudeurs ne font plus aucun mouvement. On dirait deux bandits empaillés qui auraient abouti ä ľín-térieur ďune image fossile. Silence, Le grillon chante. Apres une minute oü rien n advient, Gorgha se dirige vers un appentis délabré, probablement un endroit oü jadis travaillaiem le eher de gare ou un employe qui répondait aux questions des voyageurs. La facade minuscule est per-cée ďune petite renétre devant iaquelle a été rabattu un volet de bois. Gorgha introduit la main dans une rainure et eile souléve la planche, Importance par la manoeuvre, une araignée de taille moyenne file le long du mur, tout d'abord trés éctairée et trěs élargie par ses ombres, ensuite invisible sous le rebord du toit. i» S O N G E \ DE ME V LIPO Maintenant, le guichet est ouvert. Dans ľespace réduit de ľappentis, on devine une chaise, et, juste au-dessous de la petite fenetre, une tablette en bois blane sur quoi ľ employe devait s'accouder quand il don-nait des renseignements ou raisait des annonces. Sur la tablette reposent encore deux carnets a souche, quelques crayons, un microphone. -J'ai des instructions ä te transmettre, dit Gorgha. -Ah, dit Mevlido. De la part de qui ? - De la part de Deeplane. Mevlido émet une voyelle incertaine. II ne commente pas. -Deeplane, tu situes, hein? vérifie Gorgha. -Bah oui, dit Mevlido. En realite, il n en est pas si súr. Ä ľénoncé de ce nom, il a revu un bureau éclairé d'une lampe, et, derriére, une téte intelligente, une physionomie dure, austere, et un regard dirigé sur lui - inquisiteur, autoritaire, comme seuls peuvent en lancer un officier supéricur ou un médecin. Mais, presque en méme temps, cette image a commence ä se dégrader et a fondre. Pendant une demi-seconde, cela a ressemblé ä un souvenir. Mais quoi, un souvenir. Non, sa memoire ne peut rien contenir de tel, e'est impossible, Deeplane nexiste pas, na jamais existé, il na jamais fait partie de la vie de Mevlido. Jamais ils ne se sont rencontres. Les organisations criminelles auxquelles Mevlido a appartenu dans sa jeunesse et plus tard n ont jamais eu un fonctionnement aussi institutionnalise, avec des chefs assis sous une lampe de bureau, recevant leurs subordonnés sans les inviter ä s'as-seoir, Ou peut-etre si, Mevlido a connu cela, ä un moment 4 Q SON i. LS DL MFVIIDO oü la revolution mondiale contrôlait encore quelques regions du globe, du temps de Verena Becker, par exemple, O u apres, dans les périodes de guerre civile ou de guerre noire, II ne sait pas trop, il ne sait plus. II iui semble qu il ne s'est jamais trouvé dans une situation ou un type nommé Deeplane pouvait ľexaminer avec sevérite, dans une piece sombre, au cceur de la nuit, en !ui donnant des ordres. Et aussítôt íl derive vers une certitude contraire. II salt parfai-tement qui est Deeplane. Non, íl na jamais entendu parier de Deeplane. Ou plutót si, ils ont travaillé ensemble, ils ont assassíné ensemble. Ils ont comploté ensemble. A la rubnque Deeplane, sa memoire fourmille ďhistoires. Eníin, non. Ä la rubnque Deeplane, sa memoire est vide. -Je dis transmettre, inais il s'agit plutót de te les rappeler, precise Gorgha. -Tu crois que c est nécessaire? hésite Mevlido. Mais on se rend compte qu il bluffe. -Au cas oü tu les aurais oubliées. On ne sait jamais, avec ta memoire. - Quoi, ma memoire, proteste Mevlido. -Deeplane rna demandé de te les rappeler, que tu le veuilles ou non, dir Gorgha. - Bon. Vas-y, je ťécoute, dit Mevlido. Il se concentre. Deeplane nest plus qu une tache brouil-lée parmí ďautres archives confuses, au milieu ďautres figures confuses, dans le capharnaüm oü il remise en vrac vrais et faux souvenirs, images de films, élucubrations post-exotiques ou bribes de songes ou de vies antérieures- - Premiérement, ne prendre aucun contact avec les arai-gnées, quelles que soient les circonstances, commence ä \c J O N C. E ^ D F ME V LIDO reciter Gorgha. Ne s'autoriser aucune privauté en leur com-pagnie, ne pas leur parier. Faire comme si elles n existaient pas. - Faire comme si elles n existaient pas, approuve Mevlido. -C'est aussi valable pour les enfants-soldats, ajoute Gorgha. Ne pas parier aux enfants-soldats. Ni aux arai-gnées, ni aux enŕants-soldats. -]e sais, fait Mevlido, - Deux, poursuit Gorgha. Respecter la morale prolétarienne. N'enfreindre la morale prolétarienne sous aucun pretexte. Rester ferme sur ses positions de classe» -Quelles positions de classe, bougonne Mevlido. -Cest les instructions, dk Gorgha. Ne fninterromps pas. Trois, ne pas se mettre entre les mains des psychiatres. Si malencontreusement on se trouve en face ďun psychiatre, nier. - Nier, répěre Mevlido. -Nier jusqua la derniěre extremitě, insiste Gorgha, -ComprisT dir Mevlido. -Faire comme pendant les autocritiques, insiste encore Gorgha. Parier de n importe quoi ou aborder les sujets sensibles de fa^on incomprehensible ou grotesque. - Bon, dir Mevlido. - Et surtout ne pas craindre de passer pour un moins que rien, développe Gorgha. —Je nai jamais eu peur de 9a, assure Mevlido. - Quatre, continue Gorgha. Sonia Wolguelane. - Sonia Wolguelane, repete Mevlido. - N'entrer en relation avec eile que si Ion est aux abois, II s'agit de quelqu un de trěs peu sür. *; i s n n Cr f ^ Pr M F V L I P o - Aux abois comment? murmure Mevlido. - Aux abois, s entere Gorgha, Le terme dir bien ce qu il veut dire. Ensuite, Gorgha se uit. lis restmt tous deux ľun ä côté de ľautre. lis écoutent le grillon qui striduie avec regula- rire, -Cest tout? smforme Mevíido. ^Oui, confirme Gorgha. Un, deux, trois, quatre. C etait un rappel. Ils écoutent encore un peu le chant nostalgíque du grillon, puís Gorgha glísse une épaule dans ľouverture dont eile a relevé le voletWt ä ľheure. On entend un crayon qui rouk sur la tablette et tombe ä terre. Elle touche le micro, eile repěre le cable électrique qui ľaiimenre, eile tátonne sur la cloison, juste en dessous du guichet. Elle tátonne pendant une bonne demi-trentaine de secondes. Puis eile trouve ce qu eile voulait - un interrupteur. Elle appuie dessus. Un claquement sec. Aussi extraordinaire que cek puisse paraítre, la sonorisa-tion est en etat de marche. Les haut-parleurs de la gare aus-sitôt diffusent des froissements de plumes et des raclements, car Gorgha voudrait detacher le micro de son socle et le tirer vers eile ä ľextérieur, mats ľappareil résiste et, finalement, eile doit renoncer ä parier dans des conditions de contort optimales. Elle fourre le haut du buste dans ľouverture, et maintenanr eile incline la réte vers ľautre tete, métallique. Alors retentk, dans ľimmobilité et le vide de la gare, au-dessus des rails qu une dentelle de rouille dévaste, une phrase. Puis une autre. Les échos sont embués de crachats *. O N G E 1 Dl MLVLIDO magnétiques» chaque syllabe ricoche sur des obstacles ou des gouffres, - Ici Gorgha, j'appelle la base, dit Gorgha. Contact établi. Message délivré. Aucune perte en hommes et en materiel. Ľannonce met du temps ä s'éteindre. Elle se répereute dans ľespace anguleux de la gare, eile flotte au-dessus de la poussiere, au-dessus des planches noires et des planches crayeuses. Elle dépasse les deux gardes du corps» toujours statufiés devant le petit escalier, eile va vers les termitiéres, vers la nuit indistincte et au-delä. Apres ľannonce, Mevlido leve le bras et il pose la main sur ľomoplate gauche de Gorgha, sur les plumes bleu trěs sombre, chaudes, crissantes. II les touche. Elles sont chaudes, crissantes. II les touche pour attirer ľattention de Gorgha, sans appuyer, mais, en méme temps, son geste ressemble ä une caresse, Gorgha se crispe. Elle n'aime pits ces familiarités, tout ľindique. Elle s'est un peu redressée, eile se tourne vers Mevlido avec brusquerie. - Qu est-ce quil y a encore ? demande-t-elle. - En dehors de ces quatre points... commence Mevlido, puis il s'arréte. - C^a te dérangerait de finir ta phrase ? - Sur Verena Becker, est-ce que Deeplane a dit quelque chose? s'enhardit Mevlido. - Sur qui ? -Verena Becker, bredouille Mevlido. -Non, il n a rien dit, s'impatiente Gorgha en tortillant ľepaule pour que Mevlido enléve sa main. *> \ SO N CCI DT MFVLlDr, Dejä eile se penche une nouvelle fois vers le micro. -Repli, ordonne-t-elle. Repli immédiat sur positions preparees ä l'avance! ^Qt me concerne aussi? demande Mevlido, Gorgha fait non d^un bref hochement du cräne. Puis eile coupe le courant, abandonne le micro, essaie de rabaisser le volet devant le guichet. Les rainures sont encras-sées, Le volet proteste, il se coince a mi-parcours. II reste lä, ni levé ni Baisse. Gorgha fait un geste qu il est difficile ďin-terpréter, de lassitude, peut-étre, ou dmdífférence. Elle sourir ä Mevlido et, sans un mot ď adieu, eile le quitte. Elle se hate vers ses compagnons. Elle les rejoínt a ľextrémité du quai. Ľun des deux se place devant eile, ľaurre la suir. Ils commencem ä descendre tous les trois ľescalier de service puis, sans transition, ils dis-paraissent - Eh! crie Mevlido. Le volet!... Plus personne déjä n est la pour lui répondre, - Eh! crie-t-il de nouveau. Le volet! Je le ferme, ou cest sans importance? -1■" íi>! nor 6, Silence, Personne ne crie, personne ne répond. Les images se sont éteintes. Le noir est revenu sur toutes choses. Le sommeil de Mevlído se poursuit, maintenanr sans événement notable. Qiľon me permette done de prendre ici la parole. Nul ne ma invité ä le faire, et je ne sais merne pas si je réussirai ä dire ce que jai en tete, mais qu on me le permette. J'aimerais revenir un instant sur Sonia Wolguelane, dont le nom a été mentionné dans le réve de Mevlido. Sonia Wolguelane est une figure importante de notre nuit, et a ľépoque nous étions tous et toutes amoureux ďelle a en mounr. Silence, Quelque chose remue. Puis le noir, ä son tour, séteint. Pour image, ä present, la pliotographie ď une jeune marginale, une fille de petite taille, aux hanches étroites, ä la poitrine peu exubérante, une fille extrémement séduisante, avec des cheveux courts třes sombres, trés bouclés, un visage de petite déesse méridionale aux dents blanches, et des yeux capables de fiisiller ou de rendre fou d'amour, et une peau ^5 S O N ť E t DF H E V L 1 tt O admirable, parfaite mais equivoque, de si peu commune texture que nous en avions une perception differente selon les circonstances, selon les exaltations ou les frustrations qui nous saisissaient en sa presence, selon nos fantasmes, selon nos souvenirs \ • premiere variante de ľimage - son corps ďoiseau, entiě-rement velouté de duvet ivoire, ses membres fins sans fragilité, solides, aux articulations adoudes par ľépaisseur troublante des plumes> et sa téte aux harmonies un peu anguleuses qui lui donnaient une expression d energie et méme ďindépendance cruelle, un regard denere si intense que pupilles et iris sy confondaient; • deuxieme variante — son corps de jeune humaine insolente, comme triomphant au sortir de ľadolescence dom eile avait conserve les seins menus et le ventre ferme, avec un teint bronze', dřun mervei/ieux bronze asiatique, done la beauté était encore rehaussée par des yeux brun clair, ď une intelligence cinglante. Arret sur ces images. Pause. Comme nombre d'entre nous, Sonia Wolguelane errait dans les bas-ŕonds de la revolution manquée. Elle se livrait a. des représailles sanglantes contre les vainqueurs et contre les milliardaires grandiloquents qui avaient pris le pouvoir aprěs la guerre et qui, pour justifier leur politique de gangsters ou pour faire oubíier les exterminations qu'ils avaient planifiées quelques décennies plus tôt, ou encore pour expliquer la détresse actuelle de presque touš, ínvoquaient tantôt une morale humanisté, tantôt les guenilles idéoio-giques des vaincus, dans lesquelles ils se drapaient sans ■u> tí O N G b t DE M E V L I D O états d'äme, tantôt la derive des continents ou les boule-versements climatiques. De temps en temps, quand ['occasion se présentait, eile tuait un enfant-soídat, mais, en general, eile réservait ses munitions aux anciens génoci-deurs et chefs de guerre qui s'étaient reconvertís dans ]a gestion autarcique des richesses ou dans la mafia, ou dans un combine d^& deux quand ils appartenaient aux cercles proches du pouvoir central. Eile tuait beaucoup. Nous ľaidions tous ä accomplir ses crimes, nous ľai-dions de routes nos forces, depuis les postes que nous occu-pions dans ía polke ou dans les ghettos» ou depuis nos réves de sous-hommes, nos reveš ďinfirmes, de malades, de vaincus, depuis notre vie de condamnés ä mort, depuis nos réves ďanciens ou futurs détenus et ďanciens ou ŕuturs assassinés ou assassins. Sans cesse et sans remords nous ľaidions depuis le réel de nos réves. Silence. Depuis le réel de notre survie. Silence. Sonia Wolguelane était des nôtres, une heroíne surgie de notre nuit et connue de tous ceux et celieš qui vivaient dans les boues, et nous ľaimions, mais pas seulement pour son sens de Taction, pas seulement pour sa main qui ne tremblait pas quand eíle tirait de sa poche un Makarov ou un Browning aerobes ä ľarsenaJ, nous ne ľaimions pas seulement pour des raisons politiques, pas seulement parce qu'au sortir de ľentance eile avait rejoint notre vieilie mou-vance égalítariste radicale, aussitôt y fondant une branche déviante dont les audaces et ľefficacité souvent nous lais- 5 7 * ON T. Ľ S DF MEVL1DU saient rnuets — non, pas seulement pour cela: eile nous émouvait aussi par la grace qui émanait ďelle. Elle était tres jolie, třes, trěs jolie, Ou plutôt, pour reprendre une des expressions quelle avait introduites pármi nous, eile était craquante» complětement craquante, avec un style de beauté trés different de celui des ŕemmes de la premiére et de la deuxiéme generation de ľOrganisa-tion. Et, des que nous nous trouvions ä son contact, que ce füt en realite ou en pensée, nous craquions. Silence. Par exemple, en fin de nuit, il nous arrivait de répéter son nom et de passer un moment entre sommeil et réveil, un moment que nous espérions prolonger le plus possible, ä évoquer son visage et son corps, son apparence de fille fetale et craquante, préte ä tout. Certains parmí nous alors, surtout les males, surtout les plus jeunes» bandaient. Nous ľobligions done aussi a errer dans les caniveaux bourbeux de nos consciences, associée a nos humidités préhistoriques, ä nos appels génétiques rauques et ä des poussées de sang qui dataient des premiers vertébrés, du crétacé ou ďavant encore. Ainsi aussi nous ľentramions au milieu des brutes images animales de coít qu on nous avait appris ä ne juger ni désolantes ni honteuses, qu on nous avait appris ä humani-ser, a civiliser en parlant ďérotisme ou méme ďamour. Ainsi eile se retrouvait ínvolontaire actrice dans nos representations parŕois trěs lyriques de ľ acte sexueí> et parfois au contraire sans lyre, réduítes ä une breve agitation crue et sordide, surtout chez les males. Voilä pour la dimension affective et non exclusivement politique des relations entre nous. Pour ce qu il y avait de sexué dans nos relations. ■»s S O N G L S DE M F V L I D f! i Car nos rencontres n avaient pas lieu qu en réve. Silence, Car elles avaient lieu. Pas seulement en réve. Silence. Ä Poulailler Quatre ou ailleurs, nous avions mainte occasion de la croiser, puisque, n ayant pas de domicile fixe, eile hantait les mémes recoins subversiŕs que ceux oü nous avions nos habitudes. Elle dormait tantôt chez ľun, tantôt chez ľ autre, changeant de logement par jeu plus que pour des raisons de sécurité. II est certain qu eile avait aussi une ou deux planques secret.es> car il lui arrivait de ne plus étre nulle part pendant des mois> au cours desquels pour-tant les gros bonnets du gouvernement tombaient comme des mouches. Elle était souvent habillee en ouvriére, avec des vétements qui vaguement sentaient la poudre ou la sciure de fer, comme si eile venait de travailler dix heures de suite dans un dépôt de metallurgies mais parfois eile pouvait apparaitre déguisée en étudiante révolutionnaire du temps de la Mon-golie rouge, ou parée en princesse petite-bourgeoise des ban-lieues, avec une minijupe provocante ou des jeans trop serrés qui n appartenaient pas ä notre monde. Dans tous les cas, devanr eile nous fondions. Tandis que la conversation avec elle se nouait, nous effleurions comme par hasard la vivacité noire de ses yeux ou nous admirions en catimini la douceur de ses joues, sa peau duveteuse, la ligne un peu allongée de ses sourcils, et nous profitions du moindre espace entre deux phrases pour imaginer ce que ressentiraient nos doigts s'lls se perdaient dans ses bouclettes que souvent elle teignait et s amusait ä colorer en jaune ficelle ou en bleu-noir tres noir, S Q SON G ES DL MFVLIDO ou en acajou tres clair. Nous profitions du moíndre espace entre deux phrases. Ou encore pour penser que nous devi-nions, alors que nous ne deviniom rien, ľélasticité de sa petite poitrine ou la riche soupiesse inrirne des creux de son bas-ventre, quand celui-ci était comprimé sous une étofíe partículiěrement moulante. Elle était trés jeune encore, vingt ans, a peine plus, tres jeune, beaucoup plus que nous. Elle se eomportak en cama-rade, eile ne jouait pas de sa féminité dune facon irritante, eile ne s'exprimait pas avec des bouderies et des caprices. Et eile pouvait étre tendre — certains et certaines d entre nous attestaient qu eile savait aussi délicieusement s abandonner et jouir, s abandonner et danser entre leurs bras, contre leur corps et autour de leur corps, puis s'endormir, Délicieusement, Silence. Et aussi, lorsque nous nous tenions pres ďelle et sans for-cement songer ä ľexprimer, nous compreníons que quelque chose ďessentiel nous avait autrefois échappé, et nous nous sentions nostalgiques ďun ailieurs, comrne si, au cours de notre existence faite de mauvais voyages et de mauvaises guerres, ď insurrections écrasées et ďatroces délaites, nous avions rate un aiguillage qui aurait pu nous conduire ä eile sans douleur, sans cicatrices et sans avoir vieilli dans le nau-frage. Silence. Sans avoir vieilli dans le naufrage. Qui aurait pu nous conduire á eile* i cette fille qui ne ressemblait pas ä notre passe. Silence. 6g * O N ľ, h S D i. M F V I I D O Vbilä le charme qu'exercait sur nous Sonia Wolguelane. Elle nous demandak des armes pour ses crimes et nous lui fournissions des armes pour ses crimes* eile nous demandait des renseignements sur les individus qu eile voulait exécuter et pour eile nous allions ouvrir les cofifxes-forts de la police et nous en extrayions les enveloppes contenant des informations confidentielles. Elle haussait les épaules devant les theories qui nous avaient illumines, eile se moquait des anciens programmes ä long terme sur lesquels nous greffions quelques vestiges de raisonnement révolu-tionnaire, mais cela ne ľempéchait pas de ranimer, au moment oů il le fallait, les délires politiques que nous avions trop tôt laisses de cóté. Elle nous donnait le courage qui nous avait manqué apres la défaite. Elle nous faisait croire qu il restait encore des croyances, Elle nous offrait la jeunesse, la brülure de sa beauté, eile nous offrait ľ invincibility des boues. Elle représentait la derniere generation dans ce que celle-ci pouvait compter de meilleur. Elle était jeune, apres eile il n y aurait plus rien. Silence. Mais bon. p h i 7. Sans ľ avoir vraiment voulu - car, comme beaucoup d entre nous, il était incapable de maitriser ä ce point son sommei) -, Mevlido se réveilla. Sur une marge de sa conscience íl avait le nom de Sonia Wolgueiane. Il avait envie de penser á eile. Aussitôt ä son esprit se predsa une vision de Sonia Wolgueiane allant a ku, vétue ďune robe bleu nuit pas tres longue, et de plus ŕendue jusquä mi-cuisse, qui devoilait ses jambes recouvertes ďun duvet tres blanc, tres soyeux, rormidablement doux et attirant. II ouvrit les yeux, il les referma. Uobscurite" ľentourak et il ne souhaitait pas que ľímage se désagrege. II avait dans le bas du corps et dans les mains une langueur érotíque, une sensation de plenitude physique, comme sil venait de quitter la jeune řemme apres avoir fait ľamour avec eile. II ne 1 avait pas vraiment vue en réve, mais voila quelle occupait le tour premier plan de sa memoire immediate. Il bandait. Pendant au moins une minute, ií fantasma sur Sonia Wolgueiane. II imaginair quelle était venue s'appuyer contre lui> amou-reuse> favorable a ses initiatives de male, se mettant ä sa disposition sexuellement, sensuelle, déluree, désireuse á 2 < O N ft f í DF M E V L I D O de partager avec lui les mémes gestes éperdus ďhumain en rut. Elle se déshabillait, eile soupirait ä son oreille, eile ondulait, eile lui promettait tout. Les hommes ainsi souvent s'extraient de leur inconscience, sur de telies scenes. En memc temps, issue de sa nuit> issue de cette mcme marge» line phrase essayait de prendre forme dans sa téte. II n arrivait pas ä la rendre claire. La phrase remuait, eile sonnait comme un conseil ou un ordre. N entrer en relation avec eile que dans le cos ou... Non. Ne pas entrer en relation avec Sonia Wolguelane si,.. Non, c était autre chose. Entrer en relation avec eile si... Puis il se rappela le corbeau femelle. C'etait eile, Gor-gha, qui avait prononcé cela. De temps en temps, Gorgha débouchait ä ľintérieur de ses réves. Elle planifiait avec lui des actions qu ií devrait réaliser en etat de veille, ou encore eile vérifiait qu il domi-nait toujours son role trouble, son role double de crimínel infiltré dans la police officielle, qu il avait la situation en mains, qu il ne se coupaít pas, que merne pendant les séances ďautocritique il ne se coupait pas, que méme pendant ses réves il ne laissait rien échapper de compromet-tant ou ďirrémédiable. Elle exer^ait sur lui une autorite certaine, et lui, la plupart du temps, il obéissait. Quand il ne lui obéissait pas, c'etait surtout par maladresse et sur des points de detail, ou encore quand les instructions quelle lui dictait concernaient sa vie sentimentale et ses rapports avec les ŕemmes, avec Verena Becker, Maleeya Bayarlag, Sonia Wolguelane ou ďautres» car il lui semblait que la, sur 6* i O N ť, L *. D H M F V L I D D ce chapitre, Gorgha navait pas ä intervenir, etř surtout, qu eile n y comprenait rien. La phrase remuait« N'entrer en relation avec eile que si Von est aux abois, pensa-t-il soudain, Une grande part du reste s'était deja dispersée, ľoubli régnait, mais cette reconnmandation de Gorgha avait resurgi, finalement, dans toute sa brutalite déplaisante. II sentait encore sous ses doigts la reaction cpi-dermique de Gorgha, sa crispation quand il avait touché les plumes de son épaule. De quoi eile se méle, celle-lä? pensa-t-il. Les derniers elements de son réve s'effilocherent. La phrase s'évanouit, Gorgha, raidie et inamicale sous ses plumes noires süperbes, était en train de devenir une trace insignifiante. Puis eile ne fut plus rien. Sous le cräne de Mevlido, des fragments ďune réalité moins onirique deja se combinaient pour reconstituer des souvenirs, de vrais moments lies ä ľexpérience et au vécu. Sonia Wolgueiane, de nouveau, en faisait partie. Elle réapparaissait dans une sequence qui ä present avait perdu tout caractére fantasma-tique, une sequence récente, Comme sur une pellicule scintillante, en noir et blane, eile descendait la rue et s'éloi-gnait. On entendait le claquement de ses chaussures sur ľasphalte, eile passait sous un réverběre de Gunmen Street. C'était une semaine plus tot. lis venaient de se séparer, Mevlido et eile, aprěs s'étre fixe rendez-vous dans un bouge, lis avaient parle de plusieurs hauts fonetionnaires de ľ ideologie et de la mafia, Mevlido avait communique ä la jeune femme les horaires de leurs déplacements, leurs iti-néraires. Sonia Wolguelane, cette fois-lä, avait teint plu- 64 ! .SOfJGEfi DB M E V i. I D O sieurs de ses boucles en rouge carmin. Elle portait un pan-talon chinoís et une veste chinoise de coton gris sombre et, dans la rue éclairée par une seule ampoule* eile n avait aucun mal ä se confondrc avec la muraille. Cest vrat qu eile pourrait faire craquer n importe qui, cette fille, pensa-t-il. II rouvrit les yeux, Maleeya Bayarlag n était plus étendue ä côté de lui. Ľair stagnait dans ía chambre, le matelas émettait des relents de paille moíte, le drap s'était enroulé autour de ses cheviiles. Du dehors montait le bruit dune bagarre entre des poules mutantes et un chien. La volatile avait le dessus. La nuit n était pas terminée. La nuit. Elle n était pas terminée. 11 écouta pour savoir si Maleeya était encore dans ľappartement, si eile s'agitait ou respirait dans la piece voi-sine. - Maleeya, dit-il doucement. Pas de réponse. -Maleeya, dit-il encore. Tu es la? II est trop tôt, tu devrais te recoucher. Sept jours sur sept, Maleeya se levaít avant ľaube, et, quand ľeau n était pas coupée, eile faisait sa toilette dans la cuisine et eile sen allatt, Elle avait un emploi dans une cooperative et eile passait une heure ä remettre en rayon les produits qui manquaiem sur les présentoírs, faísant des allées et venues entre les reserves attenantes et le magasin» puis eile lessivait le sol avant ľouverture des portes. Elle se rendait ensuite dans une entreprise de traitement de öj to SONÜFS D L M L V L I D O déchets. Elle traversait les cours jonchées de ferraille et de chiffonsj les empilements ä ľodeur suffocante» car souvent au milieu des detritus dormaient des indigents ou des cadavres» et eile pénétrait dans Le petit immeuble adminis-tratif oil eile devait ftiire le menage, Elle balayait couloirs et escaliers, elie chassait les volatiles qui s'etaient introduits par les fenétres cassées ou par les conduits d aeration, Elle avait le rez-de-chaussee et deux étages ä nettoyer. Ensuite, eile était libre. Elle gagnaic ainsi trois dollars par jour» deux ä la cooperative et un pour le ménage de ľimmeuble. - II est encore trop tot, murmura de nouveau Mevlido* Tu n as pas assez dormi. Rien ni personne tie bougeait dans lappartement, A ľextéricur, le chien et les poules mutantes avaient fini de s entre-déchirer. Le calme revint pendant une minute, puis un ivrogne brailla un debut de chanson ä ľentrée de Temple Street, puis il y eut un coup de bélíer dans un tuyau derriére le mur, des bruits d ecoulement. Quelqu un urin ait. Une femme cria dans la maison voisine. Elle se querel-lait avec son mari. -Fous-moi la paix, espece de salaud! rugit-elle. Mevlido se dressa sur son séant. Le sommier grin^a. Sur les murs, les araignées s'affole-rent puis se figerent. II avait été convenu avec Maleeya de ne pas les tuer. Selon eile, d'autres specimens succcderaient ä ceiles que ľon aurait éiiminées, et au moins celieš qui étaient deji en place avaient compris qu elles ne devaient pas cou-rir sur le visage des dormeurs ni tisser de roiles dans les endroits oú les humains circulent, Mevlido était plutôt dac- ()h SONGfcS DL ME V LIDO cord. II supportait mal les araignées, comme moi, comme nous tous> mais il préférait avoir un argument pour ne pas engager le combat avec elles. II y a des adversaires si repu-gnants que metne la perspective de les détruire soulěve le coeur. II quitta le lit et gagna la cuisine, le coin qui avait été aménagé ä côté de ľévier pour ressembler ä un bac ä douche. Comme toujours a cette heure matinale, ľeau tiěde charriait des squames de rouille qu il sentait sécraser sous les doigts, Une fois lavé, il shabilla, fixa ä sa ceinture sa sacoche de policier et descendit dans la rue. Les lampadaires briliaient encore. Au carrefour, entou-rés de rapaces nocturnes qui hésitaient ä les becqueter, un homme et deux femmes étaient couches» en tenue de gueux, drogues ou morts. Il les enjamba et sengagea dans Temple Street, la ruelle des restaurants, Il y avait déjä du monde dans la cantine, une bonne dizaine de personnes. Mevlido s'assit et comment ä avaler un bol de bouillie accompagné de deux beignets. A ľintérieur de la pate spongieuse, on décelait la presence brunätre ďune farce, ä base peut-étre de legumes ou de gésiers de mouettes. II avait presque vidé son bol quand ä sa table vint s'as-seoir Sonia Wolguelane, Elle transportait le menu standard sur un plateau, avec un verre de thé. Elle était habillée de vétements de chantier a peine moins immondes que ceux des drogues qui agonisaient devant la porte, Ce n était pas son jour ďélégance. Elle avait Fair de n avoir pas fermé ľoeil depuis deux ou trois nuits, mais elle ne vacillait pas et elle se contrólait. Elle avait des gestes économes de tueuse, <*1 M< M (, C d DL \< L V L í D O -Je savais que je te retrouveraís la, dít-elle. Tu es toujour« debout aux aurores. - Ben out, dit Mevlido. Et toi, tu vas bien ? - Pas mal. -Au fait, tu ne me croiras pas, niais jai réve de toi cette nuk, dít Mevlido. - Arréte tes conneries, bougonna Sonía. Elle se mit ä aspirer son repas, un bol de nouilies sur quoi le cuisinier avait émietté des crevettes séchées et des piments. Elle mangeait avec une cuillére et salement. -Je vais bientôt y aller, annonca Mevlido. Tu voulais nie demander quelque chose? -Je suis en manque de munitions, dit Sonía. J'ai pensé que tu pourrais... - Non, dit fermement Mevlido. Je sais ce que tu veux en faire. Ne compte pas sur moi. Sonia Wolguelane interrompit sa devastation et leva la tete, Elle écarquilla les yeux et les fixa sur Mevlido, eile les řixait avec un éconnement théatral. Elle se tenait üy la cuillere devant la bouche, et tout á coup, en dépit de sa tenue cras-seuse, eile apparaissait pour ce qu eile était: une splendide creature, avec un visage intelligent et trés jeune, un sourire třes légérement vicieux, des levres qu on avait une intense envie dernbrasser, et un regard qui pétillait ďaudace« Si autrefois Mevlido et Verena Becker avaient eu un enfant, leur fille aurait eu aujourd hui a peu prés le merne age que Sonia Wolguelane. -Et sur qui tu veux que je compte ? demanda-t-elle. —Je ne sais pas, moi. Sur quelquun ďautre. Demande auxvieüles. un homme qu'une bombe avait déchi-queté dans un autobus. Ensuíte, s'etant rendu compte qu'il avait dévoilé des details intimes qu il aurait bien mieux fait de laisser dans ľombre, il avait choisi d'obliquer vers le domaine des réves, ä son avis moins sensible, mais, mal-heureusement, il s était embrouillé. La encore, il en avait trop dít. II avait expliqué, par exemple, qu1 il avait toujours du mal ä établir si un souvenir se rapportait ä une experience vécue dans la realite ou vécue en songe. II avait ajouté que dans ses réves, souvent, des gens mouraient pour lui permertre de continuer ä vivre. Des renames, en particulier. II y a des moments oü je me sens responsable de leur mort, avait-il dit ďune voix oppressée. Objectivement> je nai joué aucun role dans leur disparition, que ce soit dans mes réves ou ailleurs. Mais j?ai ľimpression que c'est k cause de moi qu elles ont été frappées, je veux dire... parce qu elles ont eu le malheur de me rencontrer... un jour elles ont eu ce mal* 7 4 SONGEV OF MĽVLIDO heur... Ieur contact avec mon existence a donne cela,.. II avait réussí ä ne pas revenir sur la fin de Verena Becker» il avait contourné ľévocation de cette horreur, ľénumération des sévices, le rire des adolescents autour de leur victime, ľ agónie. Dans sa hate pour parier ďautre chose, il avait émis des considerations générales sur la mort, insistant sur le fait qu il néprouvait aueune attirance morbide pour la mort, pour sa propre mortT et que, bien au contraire, il devait en permanence refouler cette idée dans des zones reculées de sa conscience pour ne pas se mettre ä hurler de peur. Il s'était alors aper^u qu it s'était de nouveau fourvoyé sur des sujets ou ü ne contrôlait pas grand-chose et il avait brusquement change de thěme - se rabattant sur la monotonie de son quotidien> sur sa vie professionnelle, sur le commissariat et le rituel des autocritiques devant les masses. Je viens vous voir en avant-premiere, avait-il essayé de plaisanter. II ŕaut que je rn entraíne. Dans une semaine, je devrai de nouveau ŕaire mon autocritique devant mes coilégues. Puis ií avait mentionné sa lassitude, son inappétence, et děs lors il n avait pas dévie dans son discours, Mais ii était deja trop tard; en la regardant qui prenait des notes sans émettre de commen-taire» il savait que pendant la premiere partie de ľentretien il s était épanché au-delä du raisonnable. Pour finir, il avait remis en cause les jugements que le commissaire Berberoían portait sur lui. Il a peur que je perde les pédales, avait-il bou-gonné, II me mesure d'un air méfiant, comme si j'étais devenu imprévisible ou dangereux. Alors que je. Ne me dites pas que. Ne me dítes tout de merne pas que. La psychiatre ľavait laissé sínterroger. Elle n avait ni infirmé ni confirmé ľopinion de Berbero'ían. Et c'est aussi pour cela 7^ > O \ fj M I> F M F V L J D O que si vite il était retourné la voir: pour ľentendre dire cc qu eile pensait de lui. Et eile: Cest salwaíre, Surtout dans votre cas, Au-dessus de Maggie Yeung, un ventilateur colonial brassait la chaleur sans modifier la temperature. La Fcnétre était entrouverte, Une moustiquaire ajoutait sa grisaille a la noirceur du ciel. Elle faisait barrage aux insectes volants, mais pas a la rumeur de la ville, ni a k musique de la galerie marchande en bas de ľimmeuble. Peut-étre aussi ľavait-on installée [ä pour empécher les suicidaires de taire teur lugubre theatre au bord du vide. Mevlido se taivSait, II se réfugiait dans les sursauts sonores qui arrivaient de ľextérieur* íl guettaít, par exemple, les crís-semenes des rramways sur leurs rails ou les lointaines sircnes des ambulances. U se concentrait lä-dessus pour atténuer la pression mentale a laquelle il était soumis, Maggie Yeung avait posé les coudes sur la table. Elle était orientée vers lui, eíle le fixait avec une absence totale de sourire. Elle attendait qu il mit un terme ä son silence. Sa tére était vraiment menue, pointue et carnassiěre, et, en merne temps, ďune perfection chinoise ahurissante. Une nouvclle goutte quitta ta tempe de Mevlido et commen9a ä ramper írréguliérement vers le bas. Ouvre la bouche, imbecile, pensa-t-il, autrement eile va se persuader que tu lui caches quelque chose, une saleté inavouable qui te fait transpirer de peur. Et eile va finir par te prendre pour un type dangereux. Sa chemisette blanche de flic colíait sur sa poitrine. Il se sentait humide des pieds a la tete et> en face de cene jolie femme, ces humidités tui paraissaient honteuses. 7* S O N C E i DE M E V L I O O , II ne bougeait pas. Une minute passa« Ľendroit était impersonnel. Une table, deux chaises, des murs blancs, Derriére Maggie Yeung, une porte menait ä un bureau plus confortable oú eile recevait ses patients aprěs les premieres séances, quand eile avait établi avec eux des relations de conŕiance. Aujourďhui, la porte était close» mais au debut de la semaine, Mevlido ľavait vue ouverte. II se remémorait la decoration - des meubles datant de la Premiere République populaire, des étagěres croulant sous les livres. Et une cage avec un oiseau, un mainate luisant et noir qui sautillait de temps en temps et sifflait. — Je n arrive pas ä parier, dit-il avec effort. Rien ne me vient en téte, Rien d*intéressant pour vous, Ľessentiel, je ľai déjä exposé la derniěre ŕois. -Ah, bon ? Ľessentiel ? sintéressa la psychiatre. Elle ne souriait pas, mais on devinait, dans sa question, quelque chose ďa la fois goguenard et inquisitoriaL Avec ses fascinants traits de renarde, avec ses petites dents trés blanches ä peine visibles> Maggie Yeung ľavait agrippé et ne le láchait pas, II se renŕrogna encore plus. II se sentait en position ďin-fériorité, comme pendant les séances ďautocritique, quand il était ä genoux devant ses collégues, avec au tour du cou son nom écrit ä ľenvers et barré de rouge. Ľessentiel défilait de nouveau sous son crane, tout ce qu il n avait pas réussi a refouler, tout ce que* le lundi ďavant, il avait plus ou moins habilement camouŕlé ou remué: • le décés atroce de Verena Becker, la femme de sa vie; * toutes ces renames qui sombraient autour de lui, que 77 S O N C E S DL M L \ I 1 D O ce soit dans la realite ou dans les reveš, toutes ces femmes émouvantes qui disparaissaient et qu íl laissait derriěre lui, qu íl abandonnaít, comme si leur sacrifice était systémati-quement nécessaire pour que lui, Mevlido, poursuive son sembiant ď existence; • le quotidien du ghetto avec son melange de morts> de volatiles et de vivants, avec son atmosphere de catastrophe nocturne, avec la ŕolie de Maleeya Bayarlag qui, la plnpart du temps, le conŕondait avec un autre er lui donnait le nom ďun déíunt; • son attirance, risible, grotesque quand on pensaít a leur difference d age, pour Sonia Wolguelane, une fdle qui aurait pu étre sa füle; • ľhorreur qui le saísissait quand il constatait qui! avait * déjä cínquante ans et que le néant se rapprochaít a grande vitesse. Il avait envie de se mettre ä hurler une suite de sangíots indistincts. Ľinadmissible infini de ce néant, pensa-t-il. Elles meurent ľ une apres ľ autre, et moi, je continue ä vivre, et j'ai affreusernent peur ď aller les rejoindre lä-bas, pensa-t-ií encore. Aucun son ne sortait de sa bouche, Le ventilateur ronflait et ronŕlait. Dehors, un orage se préparait, mais aucun éclair ne zébrait les nuages. Le ciel était une masse formidablement sombre et immobile. -Ecoutez, Mevlido, dít la psychiatre. Vous eres venu lundi dernier sur le conseil ďun de vos supérieurs. Disons méme sur son ordre. Mais, aujourd*hui, ce n est plus pareil. Vous étes ici de votre plein gré. 7« S O N (j L V df mfvlido Elle se penchaic vers lui, accoudée sur la table oii il n'y avait qu'un bloc-notes et un stylo bille. Elle ne transpirait pas. Ses lévres n exprimaient aucune tendresse et eile ne jouait absolument pas de son charme naturel pour séduire Mevlido, mais sa physíonomíe était bouleversante. Deux ou trois siěcles auparavant, au temps oü existait encore la premiere Chine populaire, eile auralt pu figurer sur les affiches des films de Hong Kong, a côté de Maggie Cheung, par exemple, autre Maggie. Elle avait ce genre de beauté. Dans la piece voisine, le mainate Linea quelques trilles, -Vous vous sentez mal, continua Maggie Yeung. Vous restez tranquillemem sur votre chaise, mais, si ca se trouve, vous avez envie de pleurer. Ou de erier. Au fond, si vous étes revenu, e'est parce que vous avez conscience ďétre au bord du gouffŕe. Non ?... Silence, -Vous savez que vous avez besoin ď aide. Mais vous hésitez,.. Pour vous, parier, cest ŕaire étalage de sa fai-blesse... Silence. -II nous řaudra du temps avant ďarriver a un résultat, Mevlido. Des semaines, des mois. Mais quand vous aurez commence ä parier, ä parier vraiment, ce sera un bon point pour nous. La sueur baignait Mevlido, Le mainate avait entamé une autre série de trilles. -Je dis nous, Mevlido, poursuivit la thérapeute, parce que nous sommes ensemble. Vous comprenez? Bien súr, que je comprends, pensa Mevlido sans bouger ďun millimetre. 7 9 Iff "~ ť SONGEM 1> Ľ MEVLIDO i II connaissait cela par coeur, cette vieille ficelle policiére. [ Etablír des líens subjectifs avec le suspect, lui faire croire ,i qu on partage quelque chose avec lui, pour le meilleur et ij!1 pour le pire. II était en face de Maggie Yeung, capable de voir avec netteté ľimage qu'il donnait de lui - un flic malade, obsciné dans son mutisme, les cheveux courts, pas assez longs pour frémir dans le souffle du ventilateur, la tete et les bras comtellés de vilaines gouttes, La plainte qu il refoulait, ce braillement qu un rien aurait pu faire surgir, grondait en désordre entre ses tempes. Des segments de phrases intimes, des gemissements difŕéres. Non, tranchement, il aurait été obscene de déverser ä haute voix une telle misere. — Peut-étre un autre jour, dit-il enfin, - Ce serait mieux main tenant, insista Maggie Yeung. Mevltdo la laissa terminer sa phrase. Il compta ensuite lentement jusquä dix et méme jusqu ä onze, pour ne pas donner ľimpression quil agissait sous ľempire de la panique ou de la malpolitesse. Puis il repoussa sa chaise et se leva. -Ecoutez, Maggie* dit-il. Non. je préŕere un autre jour. Maggie Yeung le suivait des yeux, grave, comme éloi-gnée par principe de toute pratique du sourire. Mevlido avala sa salive. Il ébauchait un mouvement pour écraser la sueur qui perlait entre son nez et sa bouche. ,, Il arréta son bras ä mi-chemin, i -(Jane vous derange pas si je vous appelie Maggie? I demanda-t-iL I J 9. La psychiatre décrocha son telephone, le raccrocha» puis* ayant allumé une cigarette, eile se renversa en arriěre dans son fauteuil et eile resta pensive. Elle avait regagné son bureau aprěs le depart de Mevlido- La seance s'était interrompue de fa^on désastreuse et merne süs sétaient ensuite séparés avec amabilité, sur une promesse informelle de se revoir bientôt, eile n érait pas du tout sure qu il ferait ľeffort de revenir. Elle examinait ä travers la fumée le mainate qui se balan^ait sur son perchoir, sautait sur le fond de la cage pour frotter son bee orange contre les barreaux ou contre le minuscule abreuvoir de porcelaine, puis de nouveau rejoi-gnait son perchoir et se balan^ait. La cigarette avait un goüt de the moisi, comme souvent le tabac qu on achetait aux revendeurs dans la rue, Le mainate bondissait d*un coin ä ľautre sans ouvrir les ailes et, en fin de mouvement, il lui arrivait de siffler trois notes joyeuses. Quand la cigarette fut terminee, Maggie Yeung ľécrasa dans un cendrier ä côté ďun premier mégot» puis eile com-posa le numero du commissariat. Berberoian lui avait communique sa ligne directe. 8 i í O N O B 1 D Ľ H F. V L I D O — Oui? J'écoute. — Maggie Yeung. -Ah, oui, dit Berbero'ian. Docteur Yeung. Alors, notre Mevlido ? Vous avez eu sa visitě ? -II sort de mon cabinet. Je ľai deja vu deux fois cette semaine. -Comment est-il ? je veux dire, selon vous, est-ce que,.. Berbero'ian hésita, — Il est tres perturbé, dit Maggie Yeung, Vous avez eu raison d msister pour qu'il prenne rendez-vous avec moi. — Quest-ce quil a? demanda Berbero'ian, Maggie Yeung observa une pause. Merne si eile était en relation proťessionnelle avec la police, eile ne communi-quait pas volontier« ä celle-ci des renseignements sur ses patients, -II faut quil se soigne et il en a conscience, dit-elle. — Oui, confirma Berbero'ian, Il sait qu'il est devenu trop émotif. II me ľa dit lui-méme en asts termes. Trop émotif. Je croís qu'il s'est remis ä penser ä une femme qui a dísparu il y a vingt ans. Une histoire épouvantable. Elle a été mas-sactée par des enfants-soldats. Et maintenant, il vit avec une ŕolle, £a ne lui simplifie pas ľ existence. Il vous a raconté ca ? -Nous avons parle de beaucoup de choses, dit Maggie Yeung. Ľoiseau derriere les barreaux siifla, Deux notes. Puis trois notes, ďune gaieté sans nuance. -Ne vous inquiétez pas, docteur Yeung, je ne vous demande pas de violer le secret médkal... Ce que je vou- »2 S O N G E S DE MFVLÍDO drais savoir, c'est s'il est toujours en etat d1 assurer des táches políciěres. Dans notre metier, on ne peut pas se per-xnettre ďavoir du vague ä ľäme,,. Et si vous lui donniez quelques semaines de repos, hein? -Ä mon avis, il vaudrait mieux qu íl continue ä tra-vailler normalement, dit Maggie Yeung. II n y a aucune raison de le mettre en congé. -J'ai peur qu il craque pendant utie mission. -Qi m'étonnerait, dit Maggie Yeung. Il se contrôle bien, Il est au bord ďun precipice, c'est vrai, mais il n'a pas envie de se jeter dedans. Il se fit un íéger silence sur la íigne. -Et puis» on est lä pour l'empecher de basculer» dit Maggie Yeung, -Bon, dit Berbero'ian, D'accord. Je me fie a vous, doc-teur Yeung. Simplement, je vais rn arranger pour ne pas ľorienter vers des dossiers oil il devrait prendre des decisions sensibles. - Quelles decisions ? -Je ne sais pas, moi. Des decisions ä prendre víte. Sortir son arme ou pas. Tirer ou pas. Souvent, on doit... Le commissaire s'était perdu dans son discours. On ľ en-tendit faire un geste d'impuissance, -Ne modifiez rien dans son service, reprit Maggie Yeung. Qu il ne se sente pas mis ä ľécart. -De toute fa^on> je resterat en contact avec vous, dit Berberoian. Au méme moment, le mainate alia cogner du bee contre ľabreuvoir et siffla de nouveau, Cétait un abreuvoir blanc et bleu datant de ia dynastie Qing, une exquise petite piece »Í S O N (.. t S Li L M L V L I D O ďantiquíté que le pere de Maggie Yeung avait ofterte á sa fille pour un anniversaire, peu de temps avant sa more. Le siŕílement de ľoiseau exprimait une intense joie de vivre, ia joíe de boire de ľeau, le bonheur ďétre en cage. -Cest un oiseau qui erie derriere vous, de temps en temps ? s'tntéressa le commissaire, pour ne pas mettre fin ä la conversation d une maniere trop brutale. — Oui, dit la psychiatre. Un mainate. — C'est joli, les mainates, dit Berberoian. J'en ai eu un, autrefois, Mais il était comme le vôtre, il chantait ďune facon trop triste, -Ah, dit Maggie Yeung. — Oui, trop triste, reprit Berberoian. Qa me donnait le cafard. Je rn en suis débarrassé. 10. Ľascenseur se souvint ä la derniére seconde qu il ny avait pas de sous-sol et il s'immobilisa en urgence, avec un cri. Les portes s'ouvrirent. Mevlido sortit. Maintenant il se trouvait dans la petite galerie mar-chande qui occupait le rez-de-chaussée. Une melodie com-merciale grésillait en boucle dans les haut-parleurs. Mevlido salua ďun geste le gardien ayant pour täche ďinterdire aux intrus ľacces ä ľascenseur. Le gardien était installé contre une pile de cartons ďemballage, sur les restes d'une chaise de dactylo. Il était en short, il avait ôté ses sandales et il se massait le pied droit. Il ne répondit pas au saíut de Mevlido. Apres avoir longé une boutique de vétements en solde et une droguerie-papeterie, Mevlido fut dans la rue. Il leva la téte vers le quatriěme étage. Son regard erra pármi les climatiseurs qui saillaient sur la facade. Il repensait ä la seance avec Maggie Yeung. Líne saynete sans dialogue: * Dans un décor nu, un homme s'assied, ahuri par la réa-lité> accablé par le poids de ses réves. «■> * O N fi F * D ť M r V L I D o * En vis-ä~vis> une femme attend que cet homme triture avec des paroles son present et son passe horribles, son absence ďavenir. * La femme est belle, e!Ie ressemble á une actrice de Hong Kong du temps du cinema de Hong Kong. * Et lui, ľhomme, la sueur ľinonde et il se tait. Ä ce moment il regut deux gouttes, enormes comme des fientes, issues du cid ou crachées par un climatiseur. IJ s'écarta ďun pas. Le trottoir était constellé, lui aussi. Un parfom de poussiere terreuse avait commence ä se répandre. Au-dessus de la villc, les nuages étaient en bitume, avec des emblements electnques, des éclairages fous qui ne pro-duisaient encore que des ébauches de tonnerre. Mevlido entra dans la droguerie et il se choisit un para-pluie, une petite chiffe télescopique ä un dollar. II avait envie de remettre ses idées en ordre avant de se presenter devant Berberoían. Le commissariat était situc pres de Continental Plaza, a douze stations de tramway. II serait la-bas en une heure de marche. II avait entamé sa randonnée depuis moins de deux minutes quand il apertur une vieillarde assise sur un pliant devant une entree d'immeuble. Cornelia Orff, pensa-t-il. Cetait une mendiante bol-chevique venue de Poulaillcr Quatre pour faire de la propagande au cemre-ville. II la connaissait bien, car, pour la surveiiler ainsi que ses semblables, il allait aux reunions de cellule quelle organisait chez eile, pas tres loin tie Factory Street, ou dans des lieux encore plus lugubres, des entrepots qui empestaient les araignées, ďanciens abattoirs, des magasins en ruine. La chaleur ne ľempéchait pas de porter Hfr MONGES D F ME V LI U O sur les épaules un long impermeable militaire. Elle avait une robe noire qui lui découvrait a peine les chevilles, eile cachait ses pieds dans des croquenots immondes. Ainsi vétue, les cheveux rares et trěs blancs, des lunettes épaisses sur Ie nez, eile guettait sa clientele. La branche gauche de ses lunettes était entourée d'un bandage de chatterton. On voyait bien qu avoir ľair ďune pauvresse ne la dérangeait pas du tout, et, au contraire, lui donnait un motif de íierté. Elle sétait accroché un écriteau autour du cou. Devant ses enormes chaussures, eile avait déplié un mouchoir sur quoi gisaient quatre livres et quelques badges. Une afifiche était punaisée derriěre eile, avec des mots ďordre qui appe-laient au chátiment des nantís en general et a la constitution d'une armée populaire de liberation. Elle se tenait bien raide sur son pliant, préte ä répondre ä toute question sur la stratégie ou le dogme pour le cas oú quelqu'un lui eut adressé la parole, Personne ne faisaít attention ä eile. -Bonjour, dit Mevlido. La vieillarde orienta vers lui son visage ravage» ses yeux macules de taies gríses. -Tiens, cest toi, Mevlido? demanda-t-elle. Quest-ce que tu fais ici ? - Oh» dit Mevlido évasivement. Je trainaille. Et toi ? - Boh, fit Cornelia Orff. Ils furent ensuite une bonne quinzaine de secondes sans rien se dire* Mevlido était en train de se demander s U aime-rait étre un jour assis comme eile au milieu des passants, sans les voir vraiment et sans étre vu par eux, devenu enfin un simple objet organique, n ayant plus de comptes ä rendre a la societě ou ä soi-méme. H7 *> G N C> f \ PF M E V í í D O - Qd marche, aujourd'hui ? finit-il par lächer. Des sym-pathísants? Des contacts? La vieille remit d'aplomb sa pancarte qui avait glissé, LES VIEUX BOLCHEVIQUES, y étak-il inscrit, ONT SURVÉCU Ä DES SIECLES D'ABOMINA-TION. IL EST INTERDIT DE MANIFESTER Ä LEUR ÉGARD DE ĽHOSTILITÉ, DE LES HUMILIER, DE SE MOQUER D'EUX QU D'EXERCER SUR EUX UNE VIOLENCE QUELCONQUE. - Non, aujourdhui, c est rnorne, dít la vieille. Les gens ont peur de se faire surprendre par ľorage. lis sarrétent pas, ils achétem rien. II y a des jours corame ca. - Bah oui> dit Mevlido. U strait accroupi devant ľéVentaire. Les odeurs de gaz ďéchappement, de cambouis et de nourriture pourrie étaient plus fortes pres du sol. Le tonnerre grondait au loin. Des automobílístes énervés klaxonnaient, -On fait une promotion sur les badges, annon^a la vieille. II y avait huit badges, touš trés degrades car ils dataient des premieres décennies de la revolution proléurienne et navaient pas été concus pour durer aussi longtemps dans un entourage ennemi. La plupart des révolutionnaires représentés disparaissaient sous les cloques de poussiere ou la rouílle. La memoire collective avait oubííé leurs noms, Mevlido feigntt de les scruter Fun apres ľautre avec intérét, puis il les aljgna ä nouveau sur le linge crasseux. - Trois pour deux dollars, proposa la vieille. On entendait une vibration avide an fond de sa voix. H H S O N t. F «1 PE M L V L I D Q -Je les ai déjä tous, s'excusa Mevlido. - Cest donne, argumenta 3a vieille, Une occasion pareille, tu risques pas ďen avoir une autre avant longtemps. -je saisT dit Mevlido avec une mimique désolée mais inflexible. Son interlocutrice maugréa. Maintenant il examinait les livres - des comptes rendus de congres historiques qui s'étaient tenus dans la clandesrinité ou dans ľindifférence, a Oulan-Bator, a Iquitos, ä Zone Deux, ou encore ici, tout pres, ä Poulailler Quarre. II y avait aussi un romance post-exotique. Ľouvrage était en Iambeaux. La couverture manquait. -C'est de Djohnn Infernus, dit la vieille en constatant que Mevlido avait entrepris de le feuilleter. Son meilleur livre, ä ce qu il paraít. -Tu n en aurais pas un exemplaire en meilleur état? fit Mevlido. -Non, dit la vieille. En littérature, cest tout ce qui me reste. - Et dans ton stock? - Des congres, il men reste encore a la maison, mais les Infernus, j'ai tout vendu. Mevlido haussa les épaules. Aprěs une conversation aussi soutenue, il ne pouvait plus éviter ä present de lui acheter quelque chose. II ramassa trois badges au hasard et il se releva. -Je prends ces trois-lä, dit-iL - II y en a un gros dans le lot, chipota soudain la vieille. 11 faisait pas partie de la promotion. Faut que tu rajoutes un dollar, - Dis done, tu assassines ta clientele» récrimina Mevlido. H$ SON ť, EV DE M r V L I Ľ> n -On est dans une société" marchande, s'échauffa la vieille. Tu crois que ca m amuse ? Allez, trois dollars les trois. Cľest pas pour moi, tu sais bien. Cľest pour le Parti. La vieille encaissa la somme sans remercier. Mais eile était contente. Sa voix s'était radoucie. - Pour qu'un four tout soit gratuit, dit-elle encore. IL Memorial Avenue bruissait sur sa gauche. Un tramway passa en actionnant son avertisseur, un instrument métallique qui avait des sonorités de cloche rituelle, Sur ľavenue la circulation était dense, Mevlido la perce-vait du coin de ľoeil sans y accorder une grande attention. Le contraste avec ľatmosphére des ghettos était abyssal, et, metne si la prosperite du centre-ville ne représentait qu une íle au coeur ďun océan de misere, on avait ici la sensation d avoir accédé ä un monde qui pouvait prétendre incarner le reel, un monde qui avait tourné la page des désastres et de la guerre noire, et oü s'étaient rétablies pour toujours la civilisation, la justice, la fin des utopies, ainsi que ľindus-trieuse tranquíllité dont sont capables les hommes en perióde de paix et méme les sous-hommes. Empörte par sa reverie, Mevlido crispa légérement son poing droit. Les badges lui piquerent la paume. Fourre tes achats dans ta sacoche, Mevlido, pensa-t-ÍL Trois portraits de morts. Des leaders égalitaristes trahis, des héros rouges trahis, des anonymes effaces, oubliés et trahis. Tu ne sais méme pas s'il s agit ďhommes ou de femmes. II marchait sous les arbres qui se succédaient sur le bord Q I S O N C Ľ ,S l> E M ť V L I D f) du trottoir, des arbres ďaprés guerre qui avaient déjá eu le temps ďatteindre une taille adulte, des tilleuls mutants, des sophoras mutants k longues feuilles pendantes, des figuiers. Ľodeur des pollens tombait lourdement vers le sol, avivée par la proximité de la pluie. Qiľest-ce que, pensa-t-il. J'étouffe. II s'arréta. Son front était luisant de sueur. Sans prévenir, le malaise qui ľavait accablé devant Maggie Yeungj et qu il avait cru dissipé, gonflait de nouveau en lui et lui coupait le souffle. La détresse franchissaít les limites de sa conscience et s'etendait ä son corps tout entier. Il avait ľimpression de ne plus pouvoir avancer ďun pas. Je n'aurais jamais du m'asseoir en face de cette psychiatre, pensa-t-il. Elle rcťa oblige ä remuer ce que je n avais aucune envie de remuer. Et tout $a pour un résultat nul. Je n ai absolument pas besoin ďelle. Je ne retournerai pas la voir. II bougonna ainsí intérieurement pendant une minute, puis le malaise se renfor^a. II était obsédé par la crainte de s'aventurer encore une ŕois jusqu au martyre de Verena Becker. Ne prends pas ce chemin tabou, pensa-t-il. Des gouttes coulaient sur son visage, II les essuya. Un nouveau tramway glissa sur sa gauche en annon£ant son passage ä coups de cloche rituelle. Tu n en peux plus dans cette chaleur poisseuse, Mev-lido, pensa-t-il. Mais reprends-toi. Ne laisse pas les hor-reurs du passé déborder sur ton present. Évite de songer au passe, ne considere le present que sous son jour le plus favorable. Apaise-toL Regarde le reel tel qu il est au centre- i> 2 ft S O NOE .s DE M E V L L O O viíle, agrippe-toi á íui, Regarde Memorial Avenue. Tu es au ceatre de la civilisation, au centre de ce qui na pas été détruit, c est vrai que cela ne représente plus grand-chose ä l'échelle de la planete, puisque presque rien n y a été épar-ené, mais tout de merne, c est le centre. La ville a tenú bon en dépit des massacres, eile regroupe ceux qui ont tenú bon, ceux qui restent, eile sappelle maintenant Oulang-Oulane. Reprends ta marche dans Quiang-Oulane, tu vois bíen que tout est rassurant dans la realite qui ťentoure et que, toi aussi, tu as tenú bon. Toi aussi tu es reste apres le malheur, maigré tout. Reprends ta marche et regarde ľ avenue, Memorial Avenue, Elle a été reconstruite selon les plans de ľancienne metropole, eile est rectiligne, tmpres-sionnante de largeur et de longueur, eile avait été dessinée par des architected qui imaginaient leurs maitres sous les traits de titans invincibles» eile avait été con^ue pour épater les étrangers* au temps oü il y avait encore des étrangers ou des touristes. Les guerres et les genocides ont remis les choses en place dans ľhumanité, les titans ont disparu, les étrangers ont rejoint d*autres mondes. Les touristes dor-ment pour toujours dans des charniers, Personne ne se donne la peine de penser encore aux uns ou aux autres. Tu vois, Mevlido» tu traverses le regne de ľimpermanence, N'en tire aucune conclusion fatale. Ce sont ces conclusions fatales qui te coupent le souffle. Pas ľhumidité brülante, pas un défaut physique de tes poumons. Ne ťarréte pas. Reprends ta marche. Cesse de ruminer vainement sur le passé ou sur ľavenir. Regarde les arbres qui bordent Memorial Avenue, Des figuiers, des frangipaniers aux fron-daisons pesamment vertes, des tilleuls. Respire, Les arbres S O N fi F S DE M F V I 1 V U ne sont pas vieux. t!s sont nés aprés toi, apres la fin de la guerre, ils te survivront. Ne crains pas cela. íl marqua une pause, II avait beau se raisonner, il suffo-quait. Regarde les flaneurs qui avancent en rangs sur les trot-toirs, reprit-il. Regarde les gens normaux qui vivo ten t sans probléme dans la société reconstruite, au centre de Oulang-Oulane> ioin des ghettos et des camps. Laisse de cóté tes autres, les deguenillés communistes, les reťugiés pouilleux en train de mourir sous la vermine et les drogues, íls se sont glissés pour quelques heures dans le monde réel, mais des le crépuscule ils retourneront dans leurs abímes paralleles. De la contemplation de ces épaves tu ne tireras aucun soulage-ment. Tu es parmi eux comme un poisson dans ľeau, c'est aussi pour cette raison que tu étouffes. Regarde plutót les passants anonymes de Oulang-Oulane, ceux qui se sentent ä leur place dans la realite reconstruite. Pen importe que tu ne les estimes guére. Ce sont eux qui incarnent la fin du naufrage, autrement ils seraiem en train d'errer a Poulailler Quatre, dans le ghetto oü plus qu'ailleurs tu te sens ä ľaíse et oil tu retrouves chaque nuit tes congénéres. Avance parmi eux, parmi les habitants ordinaires de Oulang-Oukne, comme si tu étais semblable ä eux. Ces hommes et ces femmes ne pensent plus ä ľ extermination» ä la barbarie pas-sée et aux ignominies ä venir. Fais comme eux, ne sois pas terrorise par le present, par ce sur quoi íl s'est édifié et par ce quil annonce. Regarde les visages de la foule. La foule se déplace sans nervositě, eile se flehe de tout. II est clair que les gens que tu croises ont réussi ä en finir avec la peur de la mort et en 94 S O N G L ^ BF MEVLITřO particulier avec ľidée de la mort des autres. Prends exemple sur eux. Personne ne tremble. Personne ne souffre. Aucun individu mále ou assimilé ne s effondre soudainement, les larmes aux yeux, assommé par ses souvenirs ou sa honte. Nulle femme ne sanglote ni ne vacille devant une entree d'immeuble, ne sachant comment gérer son corps et son esprit» brusquement épouvantée par ľétat impardonnable du monde. Marche, Mevlido, pensa Mevlido. Poursuis ton parcours. Respire. Respire les poussiéres, les pollens, les odeurs de fumée, de moteurs, de containers d ordures, de linge fatigue, les odeurs masculines, ŕéminines, les odeurs de cartons sales, de mendiants, de fleurs de tilleul, les odeurs des fxangipa-niers le long du caniveau, les odeurs de nourrkure pres des fast-foods, les odeurs d'orage. La ville a sa propre maniere de respirer avant forage, eile te survivra, eile aussi, Elle durera. Elle sera encore en train de remuer ses remugles et ses puanteurs quand tu n existeras plus. Ne crains pas cela. La sueur coule sur ton visage, Mevlido, eile coule sur ton visage et sur tes bras nus. Des pieds a la téte, tu ruis-selles comme si tu avals une forte fiěvre, Une fois de plus, au lieu de cheminer avec naturel sur lc trottoir, tu te sens en train de progresser dans ce couloir de la mort ä quoi se réduit selon toi la vie, un bout de chemin rendu hideux par sa briěveté et par les échos de tragédie qu on y souléve a chaque pas. Dead man walking. Tu n as pas tort, Mevlido, tu as méme raison sur toute la ligne, mais Ü vaut mieux que tu considéres les choses aiitrement. Prends exemple sur <-1 'S S O N G £ S DF M F V L I D O ceux que tu croises. Réfugie-toi dans leur ignorance, Apprécie comme ils le font la somnolence qu ont apportée les vainqueurs. Imite ces gens, Laisse entrer en toi ľidiotie et ľaveuglement. Regarde les visages qui viennent ä ta rencontre, observe-les de ton mieux, avec Sympathie, ŕraternellement, avec impartialité» avec compassion, avec charite, avec douceur. Inspire, Mevlido, inspire plusieurs fois ä pleíns poumons. Inspire ľidiotie et ľaveuglement. Peut-étre ainsi retrouve-ras-tu un semblant de sérénité, Peut-étre retrouveras-tu cela, pensa-t-U. Mais il ne retrouvait rien. Ses jambes le portaient avec reticence. La paume de ses mains ľélan^ait comme quand on se penche žl ľextréme bord ďun precipice. Des gens circulaient ä côté de lui. Regarde les visages, pensa-t-il. Vois les visages. Ne perds pas conscience. Ne désire pas accéder ä ľinconscience. N'envie pas les insanes. Adapte-toi au reel. Examine les visages. Ils sont pleins de richesse, ils racontent des his-toires emboítéest et, parfois, ils sont beaux. Parŕois, lis sont beaux, Maintiens-toi dans la foule au milieu des visages, sur une ligne moyenne entre oubli total et crétinisme. • MAINTIENS-TOI AU MILIEU DES VISAGES! • TRANSFQRME-TOI EN VISAGE, OUBLIE TOUT! • NľOUBLIE PAS TON VISAGE IDIOT, OUBLIE TOUT! II se rappelait des slogans entendus ä Poulailler Quatre. Aucun ne correspondait ä la situation. Aucun n était utile 9 Ď * í) N G L S DI MEVLIDO pour traverser le monde reel II fallait bien, pourtant, se raccrocher ä quelque chose. . NAGE PÁRMI LES VISAGES, pensa-t-il, N'OUBLIE RIEN, OUBLIETOUT! 12, II avan^a de quelques dizaines de pas, puis Íl s'approcha de la bordure du trottoir et s'arréta de nouveau. La lassitude imprégnait touš ses mouvements. II n était pas vrai-ment essoufflé, mais ľenvie de marcher ľavait quitté. La sueur lui trempait la nuque. Elle coulait de ses ais-selles k sa ceinture. Pendant une minute, Íl regarda assez vaguement cc qu'il avait sous les yeux. Ľavenue s'étendait d1 est en ouest sur des kilometres, sans une courbe, jusqu'ä Continental Plaza et son centre administratif. La portion de chaussée réser-vée aux tramways délimitait un lit de riviere ä sec, avec quatre rails qui permettaient aux rames de se croiser sans se frôler, et, sur le sol gris, une multitude de marques noires, des trainees de cambouis. Au-delä des rails, un quai en ciment, surélevé, supportait tous les trois ou quatre cents metres des abris transparents sous lesquels les voyageurs pouvaient attendre ľarrivée des voitures en direction de Peesch, de Iangara, de Poulailler Quatre, de Managony, Les autres, allant vers Continental Plaza, devaient attendre sous les arbres. C était une heute creuse pour les transports en commun et il n y avait pas grand monde sur les plates- 9* S O IV £ E ■» ÜF M E V L t D O formes, mais, derriěre, le flot de la circulation étaít intense. II était bruyant et intense. Bah quoi, Mevlido, pensa-t-il. Du nerf. Cest cette conversation avec la psychiatre qui ťa déprimé. U remplissait et vidait ses poumons sans conviction, campe sous un figuier» pres ďun poteau oů étaient indi-qués ľarrét - Iyim Garden West -, ainsi que les numéros des tramways et les endroits qu ils desservaient. Ne te laisse pas abattre» pensa-t-il. Le ciel n aurait pas pu étre plus sombre. Des gouttes isolées explosaient 9a et la, mais, pour ľins-tant, la pluie se faisait encore désirer, et c'étaient surtout des insectes qui filaiem vers le sol ou vers les passants et y atterrissaient avec un petit bruit, prindpalement des four-mis ailées que la baisse de pression atmosphérique avait engourdies. Les perites bétes rebondissaient sur les cheveux ras de Mevlido, sur ses épaules. H se brossa le haut du cräne avec une grimace et il alia se poster plus loin, ä ľabri, c est-ä-dire ailleurs que sous les branches. Derriére le quartier des réfugiés Iyims, le tonnerre gronda. La circulation sur ľavenue n était pas fluide. En dépit de la largeur des voies, des bouchons se formaient á tout instant. Une rame pour Continental Plaza freina devant Mev-hdo avec des crissements, embarqua deux personnes et tepartit. De ľautre côté des quais de ciment oü patientaient deux ou trois voyageurs, des voitures officielles avaient fait leur apparition, comme souvent ä cette heure - cinq limousines chargées de ministres et ďennemis du peuple en tonction, 99 SONGES DE M f. V L ] T> O repus aprés leur banquet citoyen de la mi-journée. Géné par les encombrements, le convoi tantôt avan^ait ä une allure ďescargot, tantot simmobilisait. Il ralentit encore, puis íi se scinda en deux. Une voiture étaít restée a la traíne, bloquée entre deux camionnettes qui transportaient un chargement de legumes. Sans y attacher ďimportanee, Mevlido examinait les bottes d'oignons verts, les grappes de piments, les choux, les feuíiles fraíches de pandane, quand son regard rut attire par un individu qui se tenait debout sur la plate-forme du tramway pour Managony, ä cent cinquante metres de lä. Ľindividu avait rout d'un prolétaire nonchalant, avec une veste militaire tachée de plätre et un bonnet qui empé-chaient de savoir s'ii s'agissait dun homme ou d'une femme. Mevlido plissa les yeux. Qu est-ce que, pensa-t-il. On dirait. Non- Mais si. Bien sür que si. Sonia Wolguelane. En train de faire le guet. Elle surveille ľavenue. Et évidemment eile a une arme sur eile. Un pistolet. Le pistolet que, Avec les munitions que ce matin. Et eile va s en servir tout de suite, ici, pensa-t-il. Sonia Wolguelane, pourtant, ne donnaít pas ľimpres-sion qu eile préparait un mauvais coup. Elle était adossée ä ľabri vitré et eile ne montrait aucune fébrilité. Pour un spectateur non soup^onneux, c était simplement un de ces jeunes etres au sexe interchangeable, chômeurs ou non, qui emergent d'un chancier ou dun ghetto, avec en tete de la musique» de la misere, et, parmi un fatras ďidées impré- I 00 SON O Fi O ť MLVriDO ciscs, la revendícation qu on en finisse au plus vite avec tout. De temps en temps, avec naturel, Sonia Wolguelane aplatissait sur sa joue un moustique ou une perle de sueur. On n'aurait absolument pas dit une tueuse avant un assassinat politique. Cest quand merne quelqu'un, cette fille, s'attendrit Mev-Udo. II se demandait sur qui eile allair tirer, cette fois-ci, et s'il approuverait ou non son choix, lorsqu il sentit sur sa droite une presence. Une inconnue avait contourné le tronc ďun figuier et longeait la bordure du trottoir, et eile se dirigeait vers lui Mevlido comme síl n existait pas, comme si eile ne pouvait pas imaginer sur sa route un obstacle aussi mediocre qu un policier ä la chemisette trempée de sueur. Elle devait avoir une trentaine ďannées. Elle avait des cheveux noirs qui lui descendaient jusqu aux épaules, une téte un peu osseuse, avec une expression énergique et des yeux intelligents, noir bleute, qui brillaient. Elle portait une robe verte, de ce vert asiatique qu autrefois on définíssaít sous le vocable de shocking green, ä ľépoque oü ľ Asie était exotique pour ceux qui accaparaient la parole, et oü il se trouvait encore des anglophones qui déterminaient si une couleur était ou non choquante pour le gout occidental. En tout cas> c'&ait un vert somptueux. Elle marchait en se tenant trés droite et avec une légere elasticite, ce qui donnait ä son corps une aisance de ballerine. Elle effleura Mevlido sans le voir. Mevlido re^ut son parfum: simple, ä ľamande amere, puissant» comme si eile etait passée directement de sa salle de bains ä Memorial Avenue. I O I í O N G L S !>F ML V ] I DO Ce parfum ne lui rappelait personne en particulier, mais alors qu'ellc était déjä en train de lui tourner te dos il sentit son cceur se contracter douloureusement puis changer de rythme. Cette femme ressemblait ä Verena Becker, Ce ríétait pas vraiment la merne maniere de se tenir, ni la merne coupe de cheveux, ni la merne couleur de peau, Ni la merne taille. Mais eile lui ressemblait énormément, par quelque chose qu il aurait été incapable de définir. Le parfum non plus ne correspondait pas. Mais c'était eile, Verena Becker vingt zns plus tot» pensa-t-ih Au moment oü nous étions heureux, au moment oü eile allait mourir. Il y a vingt ans. Ma petite Verena, ma petite Verena chérie. 11 hésita quelques instants, puis, sans concevoir le mo'mdrc plan, i) se mit á la suivre. Elle avait sur lui quinze metres d'avance. Maintenant, il avait repris la direction du cabinet psychiatrique, Elle continuait ä longer ľextrémitc du trottoir, éerasant sans le savoir des fourmis ailées au dernier stade de leur histoire personnels. A sa gauche - la foule clairsemée, sur sa droite - les rails. Elle avait un sac á main en bandouliere et eile tenait un sac plastique sur lequel figuraient des caractéres chinois, ainsi que leur transcription en alphabet latin - May Chow, Shoes co. Ce ne peut pas étre Verena Becker, pensa-t-il brusque-menr. Je sombre fcu. Ce ne peut pas étre eile. Je sombre fou, mais e'est eile, pensa-t-il encore. Ala meme seconde, un eclair divisa le monde en deux moitiés blémes. Le tonnerre se réduisit ä un craquement et, sans transition, une cataraetc sc précipita depuis íes hau- I o 1 S O N C £ S I>E H^VLiöö teurs et toucha le sol. Aussirót, la foudre de nouveau frappa, et, cette fois, un grondement assourdissant secoua Memorial Avenue de fond en comble, EnRn 1 orage éclataít, avec ses fureurs et ses trombes. La ville se brouilla, ies surfaces se hérísserent de noir, d'argent, de mercure, un cycliste passa sur ie trottoir en soulevant des gerbes, comme si, entre deux clignements de paupieres, des flaques avaient eu le temps de se former sur le macadam. Les mendiants finis-saient de disparaítre dans des entrees d'immeuble. Des gens couraient. La plupart ne vísaíent pas le dessous des arbres qui offrait une protection insuffisante, lis zigza-guaient dans ľaffoiement pour gagner des magasins, des porches. Certains poussaient des cris ou s'interpellaient, Queiques-uns riaient, ils avaient éié instantanément trem-pés jusquaux os. Meviido avait entamé une dispute avec son parapluie pliable. Les baleines nétaient pas d'humeur. II se revit posant un dollar sur le comptoir de la droguerie. II aurait du achetec un modele plus eher. La pluie etait chaude et eile le cinglait, mais en meme temps e'ecait une douche bienfatsante qui le lavait de ses sueurs et de ses tnsectes, H continuait k réarticuler un ä un les segments rebelies de son parapiuie. Le caniveau déjä bouillonnait. II leva les yeux pour voir ce que devenait la femme qui ressemblaic ä Verena Becker. Dans la distance, ä rravers un rideau crepitant, une ram e yzmnt de Managony quittait son arret. Elle démarrait et prenait de la vitesse. On ne voyair plus les railst plus la difference entre la rue et le trottoir. Le sol écumait. Verena 1 Q J 5 O N C, L * D F M E V T. í D O Becker était descendue sur les voks, eile s'étaít comme engagée dans un gué. Elle fouillait dans son sac tout en pressant le pas pour atteindre ľabrí vítré qui se dressaít sur une des plates-formes. Ľeau giclait autour de ses chevilles. Elle inclinait la téte vers son sac, eile avait du mal ä en extraire son parapluie, sa poche en plastique May Chow, Shoes co. ľencombrait, et tout a coup eile ralentit, don-nant ľimpression qu eile souhaitait flaner sous la cascade déchaínée. IJ ny avait personne entre eile et Mevlido, seu-lement des hachures translucides qui sifflaient, A sa rencontre arrivaient la rame venant de Managony, mais surtout, petite, frénétíque, asexuée, la silhouette de Sonia Wolguelane. Une silhouette grise. Celle de Sonia Wolguelane. Sonia Wolguelane venait de resurgir dans le champ de vision de Mevlido. Elle courait le long des rails indistincts, comme une rolle, au milieu des éclaboussures. Elle fuyait. Elle détalait apres avoir fait justice. Mevlido ne ľ avait pas vue agir, mais maintenant il se rendait compte que quelque chose s était produit de ľautre côté de la plate-forme* entre les camionnettes de légumes. Ľ attentat avair eu lieu. La limousine avait des vitres cassées, un homme coiffé dune casquette s'en extrayait lentement, avec des gestes de somnambule, Sonia Wolguelane avait dú décharger son pistolet pendant le tonnerre. Elle avait du tírer sur les passagers en épargnant le chauffeur, comme c est ľ usage chez les terroristes qui onr du style. Pendant les secondes qui suivent un assassinat sur la voie publique, les regies conventionnelles de ľ univers sont transgressées. Pas besoin de ŕouiiler trés loin dans les j o 4 ^ O N í, E .S DC M E V I I D O mémoires, nous avons tous connu, nous aussi, ce phéno-niéne. Les acteurs évoluent avec une fluiditě surnaturelíe, le décor est une photographie sur laquelle les badauds sont provisoirement inertes? la pluie tombe sans bruit, les témoins per^oivent avec acuité de minuscules details inutiles, Sous les yeux de Mevlido, rout se déroulait ä present ä ľintérieur ďun temps compact qu il aurait été impossible de mesurer en soixantiémes de minute ou merne en soixantiémes ď une unite quelconque, Sonia Wolguelane courait selon une ligne qui la condui-sait vers Mevlido, er sur sa trajecroire se trouvait un obstacle shocking green incoiigru. On ne sait pourquoi, peut-étre parce quelle était aveuglée par la pluie, la jeune meurtriére s'obstinait ä ne pas infléchir sa course, et, on ne sait pourquoi, Verena Becker se comportait comme si eile voulait lui ititerdire le passage. En realite, penchée sur son sac ä main, eile se battait avec un parapluie miniature et ne soccupait plus de rien d'autre. Elle venait d'en retirer la housse et eile cherchait désespérément sur la poignée ľen-droit oil appuyer pour que le mécanisme se déclenche, Le tramway s'approchait. Íl continuait ä accélérer puisque les deux iemmes se démenaient a ľécart de sa route. Mevlido se tenait sans bouger ä une trentaine de metres. On ne sait quand, il était descendu du trottoir. U sentait 1 eau submerger ses chaussures. II assistait ä la scéne avec ľesprit vide. Sonia Wolguelane allait droit, ä toute vitesse, affirmant sur la femme en vert une sorte de priorite; il est vrai que, quand on vient de mitrailler ä bout portant des ennemis du peuple, on aime bien que les géneurs s'écartent. Puis, i •:■ *i SON r, HR DE MFVLIÖO sur cette inconnue qui íuí barrait le chemin, son avis chan-gea: ce nétait pas une passante ordinaire; ce devait étre un agent en civil» une femme-flic en train de sortir son arme de service, Toutes deux avaient rentré la téte dans les épaules, Sonia Wolguelane pour percuter son adversaire avant de recevoir des balles, Verena Becker parce que la pluie se déversait sur eile et ľassourdissait. Dans ľintention de ľouvrir en le secouant, Verena Becker brandit le parapluie encore fermé et, a la merne fraction ďinstant, elie apercut (es yeux bríllants de la coureuse qui se jetait sur eile. II restait ä Sonia Wolguelane un metre et demi a parcourir. Verena Becker ébaucha un déplace-ment pour éviter la collision, un bond de danseuse, eile s'arracha a ľeau avec un cri que le vacarme de ľorage engloutit. Maintenant eile avait perdu ľéquilibre. Tandis que Sonia Wolguelane la croisait sans la toucher, eile se mit ä glisser en oblique- Elle essayait de se rattraper ä un rnur imagínaire, ä des mains secourables et imaginaires. Son sac de la boutique de chaussures vola derriěre eile. May Chow, Shoes co. Et ainsi eile dérapa, presque lentement, vers les rails, vers ľavant monstrueux, le bouclier métallique, les tam-pons, Elle s en prorégea en tendant les bras, puis eile fur aspirée dessous. La foudre craqua une nouvelle fois au-dessus de ľave-nue, immortaiisa la ville dans une lueur de sodium. Tout se mit ä trembler Le tramway stoppa ä la hauteur de Mevlido. Plus rien ne bougeait sinon Sonia Wolguelane qui sprin- i o 6 S Ö N G J: S D ľ M H V L I D O tait ä un metre de Mevlído, avec une grimace de psycho-tique et des yeux qui paraissaient pleins de larmes. Elle ren-contra le regard de Mevlido et eile fit semblant de ne pas le reconnaítre. La pluie ne produisait plus le moindre bruit, seul résonnait le pataugement rapide des pieds de la fugitive. Les gerbes quelle soulevait ne retombaient pas. Puis le conducteur et un milicien qui faisait partie des voyageurs bondirent hors de la voiture, s élancěrent vers ľarriere, et tout reprit un rythme normal. La pluie de nouveau mitraillait furieusement toutes choses. Le tonnerre se répercutait de fafade en facade. Le conducteur et le milicien se hätaient. Ils soulevaient des gerbes qui leur montaíent jusquä mi-cuisse puis retombaient. Ahuri, Mevlido observait ce qui se passait sous le deluge. Le milicien et le conducteur couraient au-delä du tramway, le long des rails. La-bas, dans l'eau brillante, noire, dans cette encre fouettée de pluie, au sein du mer-cure, dans ľécume et dans les reflets presque nocturnes du ciel, reposait ä present une masse informe» chiŕfonnée, dont la teinte shocking green avait etc assombrie par ľeau et par le sang. Les deux hommes arriverent devant eile et its se pétrifiérent. Us ne s inclínérent pas au-dessus d'elle, ils res-terent debout ä proximité, comme désireux de laisser la pluie dissoudre ľhorreur du spectacle. La pluie ne dissol-vait rien. Ä une certaine distance, contre le trottoir, on voyait le sac plastique qui flottait. Des siedes plus tot, juste aprés le debut de la premiere Union soviétique, un de nos romanciers russes préférés, TC 1 ^^fl!^^ s o n r, e * dl m f v L i n o Mikhail Bouigakov, avait décrit la decapitation ďuti homme par un tramway, Le conducteur de la voíture était une conductrice» eile était membre des Jeunesses Communistes et, en empruntant ä pleine vitesse la rue Bronnai'a, eile se payait le luxe de décapiter sans bavure celui qui s'était effondré en travers des rails. La tete de ľaccidenté rouiait avec elegance sur le sol. II en va ainsi dans les fictions, mais ici on se trouvait au coeur de la realite, et la téte de la femme en vert n avait pas été joliment cisaillée, bien au contraire. Les roues en fer ľavaient broyée de facon ignoble aprés avoir traíné et máchouillé son corps. Quant au conducteur, ce n était pas, comme dans Le Maitre et Mar-guerite, une fringante ouvriére en route pour ľavenir radieux. Cľétait un homme ďune cinquantaine d'années, et, s'il avait eu autrefois des sympathies pour les Komsomols, il ne s en vantait plus en public depuis trés, eres, trés iongtemps. * _ ' P 13. Ľorage se prolonge. Mevlido nesest pas méléaux curieux qui, avant ľarrivée de la milice, sont venus gémir d'horreur prés du cadavre shocking green. 11 ne s'est pas fait connaítre comme témoin ou comme policier. II a jeté dans une poubelle son para-pluie informe, il est redescendu dans la riviere qui gonflait entre les raiis> il a marché sous la pluie battante jusqu a ľen-droit ou était tombé le sac ä main de la ŕemme en vert, il s est baissé et il ľa ramassé. II a ŕouillé dedans avec assez d'as-surance pour ne pas se faíre remarquer. II en a extrait un portefeuille, une pochette de papiers didentité dégouli-nante, puis il a reposé le sac oü il ľavait pris - ä ľécart, sous ľeau. Et ensuite il a tourné le dos ä la scéne de ľaccident et il a tergiversé pendant deux ou trois minutes» comme indifferent ä la cascade brutale qui lui martelait le cráne, et pour finir il est entré dans un fast-food. Il est monté s installer au premier étage. II est maintenant assis ä une place qui bénéficie ďune vue plongeante sur ľ avenue. II a ouvert devant lui le portefeuille qu il a subtilise, il a sorti les documents* des cartes plastifiées qďil a entourées de serviettes en papier sans I Q et quand je dis la femme en vert c est pour ne pas avoir la tristesse de me rappeler une nouvelle foís qu eile ressemblait ä Verena Becker. Le corps mutilé repose a present dans un fourgon qui a des allures de camionnette frigorifique, et qui stationne la en attendant que soient col-lectés ď autres debris humains. Dans le vaste losange dont i l 3 •> O N C. E *■ D r M E V L t u o la frontiere fréniit sous la pluie, les milidens continuent ä explorer les voies. Ils cherchent des indices caches sous ľeau. De temps en temps, ils se baissent. Pres du fourgon, les secouristes observent une pause avant de retourner racier des restes de téte sur les roues. Ne sachant que faire de leurs mains, ils examinent devant eux les remous du caniveau. La riviere qui coule par-dessus les rails a tout empörte* sang et fragments de chair, Un peu plus loin, a ľavant du tramway meurtrier, deux policiers discutent. Bapos Vorkouta et Adar Maguistral. Ils ont une allure ďoiseaux aquariques. Leurs pieds disparaissent sous les riots. La ŕoudre craque au-dessus deux. Ils ne réagissent pas. Memorial Avenue, cet apres-midi, a été marquee par la violence et la mort, mais, quand on y réfléchit, personne ne serait capable de raconter en detail comment la scene s'est déroulěe, er mcme ce qui s est véritablement produit. La coincidence de ľévénemenc avec le debut de ľorage a détruit toute possibility de témoignage objectif. Les gem presents sur le trottoir avaient le regard occupe ailleurs. Ils se sentaient assaillis par la chute brutale du cieľ ils couraient s'abriter, ils n ont cntendu que le vacarme du tonnerre et de ľeau déchaínée, ils n ont rien remarqué devant eux» sinon ľ avalanche assourdissante et la foudre. II est improbable que quelqiľ un ait pu voir ä la fois les tirs sur la limousine qui transportait les ennemis du peuple et, quelques secondes plus tard, la decapitation horrible ďune jeune řemme sous (a pluie. Les témoins seront rares et imprécis, pense Mevlido. Et, de toute facon, ils ne se manifesteront pas. i i 4 MONGES D F ME V LIDO 11 termine son thé> il rassemble les documents de la morte, les étuis de cuir gondole, les porte-cartes plastifiés, le portefeuille, il les fourre dans la sacoche qu il a ä la cein-ture, puis il descend au rez-de-chaussée. Pres des toilettes, il y a un telephone ä pieces. Il glisse un quart de dollar dans la rente et il compose le numero du commissariat. -Alio, BerbetoLan? -Ah, c'est vous, Mevlido. (Ja va? - Boh, pas terrible. Je suis dans un fast-food. II pleut des cordes. Il y a des flies partout sur Memorial Avenue. Une terroriste a été décapitée. Silence, -Vous eres sur Memorial Avenue, Mevlido ? -Oui. -Il y a eu un attentat Iä-bas, vers lyim Garden, Vous fetes sur place ? -Cest grave? -Quoi? - Ľattentat, -Trois morts, Balkachine, le directeur de ľldéologie, et deux ministres. Sifflement de Mevlido. - Des ministres ? -Oui. Müller, des Carburants, et Batyrzian, de ľAgro^ alimentaire. - Et le chauffeur ? -Lui> il na rien, Un peu sonne nerveusement, mais pas une égratignure. - Bon. Du travail propre. »On pourrait se passer de vos commentaires, Mevlido. i i 5 SONG t X DĽ WĽVLIUO -Ľcoutez, Berberoían, j'ai tout vu. La femme a eu la tete broyée sous un tramway. Elle a été aspirée dessous, lis sonr en train de la récupérer avec des racloirs. Silence. -Parlez plus distinctement, Mevlido. Je vous entends mal. Quelle femme? -La terroriste. J'ai tout vu. Elle a tiré sur la voiture et eile sest enfuie en eourant, Elle est passée sous le tramway quelques secondes plus tard. Elle ressemblait a Verena Becker, vous savez. - Verena Becker... repete Berberoían d'une vo ix neutře, pensive. -J'étais ä trente metres, raconte Mevlido, Elle courait ä toute vitesse. La pluie a du ľaveugler, ľassourdir, ou alors eile était dans un état second, apres avoir tiré sur ses cibles. D'abord fai pensé que le tramway passerait ä cóté ďelle sans lui ŕaire de mal. Je ne suis pas intervenu. J'aurais pu. -Vous navez r jen ä vous reprocher, Mevlido. O u plu-tôt, gardez ^a pour la semaine prochaine. Quand vous ferez votre autocritique, - J'aurais pu me jeter sur eile, en calculant bien. J'aurais pu ľarréter dans sa course. Je ne ľai pas fait. - On verra ga quand vous ferez votre autocritique, promet Berberoľan, Vous n'avez pas oublié» Mevlido, hein? On fera 9a la semaine prochaine, mardi ou mercredi. En fin de matinee» comme 9a aprés on pourra aller manger ensemble. Silence. - Elle ressemblait énormément ä Verena Becker, reprend Mevlido. Merne regard. Mém e taille, (^a ma jfrappé. 1 1 6 <ä O N G £ S PF *ť f V t, I D G Sa votx tremble. -Verena Becker, réfléchit Berberoian. J'ai deji entendu ccnom. Uneactrice? Autre silence. - Ma femme, finit par dire Mevlido. Vous savez, ii y a vingt ans... ^Oh, mais bien sür... désolé, s'excuse aussitôt Berbe-roian. J'aurais du me souvenir, en effet. Je... Vraiment, je suis désolé. £a rn étaít sorti de ľ esprit. -Ä moi> non, dit Mevlido. ^Pardonnez-moi, Mevlido, dit Berberoian. Ce n est pas un mauvais homme. On per^oit sa géne. - Une ressemblance pareiJle, $a parait fou, dit Mevlido. -Oui> dit Berberoian* Cest fou. Silence. 14 Aprěs la pluie, Mevlido déambule au long des avenues luisantes. Le commissaire Berberoian ľa vivement encourage a aller faire son témoignage aupres de Petro Michigan. II lui a demandé de se joíndre ä ľéquípe qui a commence le travail d'investigation. Ses collěgues. En ce moment, ceux-ci cher-chent ľarme du crime. La femme en vert a du la perdre immédiatement aprěs ľavoir déchargée sur les ministres ou juste avant ď avoir été renversée par le tramway. lis sondent les trous dans ľasphalte, les caniveaux. lis ne trouvent rien. Berberoian a rappelé ä Mevlido qui sonc les victímes de ľattentat: • Iagor Balkachine, cinquante-cinq ans, sous-directeur du bureau de ľldéologie, general, a dirigé les operations de guerre sur Zone Deux, poursuivi aprěs la fin des hostilités pour avoir fait anéantir les ultimes hordes désarmées des peuples auguanes, jucapires et golshes, amnistie, reconverti dans ľldéologie et les laboratoires pharmaceutiques, brusque et enorme fortune, nombreuses decorations, figure média-tique de premier plan, nombreux ouvrages de philosophic parus sous son nom» au cours de plusieurs autocritiques 1 i H S O K G E S Ľ E MF V LIDO s'est accuse d*avoir dans sa jeunesse détourné vingt-huit dollars dans une caisse de ľ Action sociale; • Jakko Batyrzian, quarante-sept ans, ministře des Com-munautés agro-alimentaires, directeur du departement de la Solidarite, responsable civil de ľextermination sur Zone Un, organisateur des colonnes ďenfants-soldats sur Zone Deuxt soup9onné d'avoir fait martyriser les sept cent mille cinq cent quarante Ybürs de Zone Trois mais blanchi, non inquiété aprěs la fin des hostilités, Industrie!, énorme fortune, directeur-adjoint des trusts céréaliers des Zones restantes, nombreux titres honorifíques, membre de la Commission supreme de reinsertion des réťugiés, carriere administrative de premier plan, ä plusieurs reprises au cours des autocritiques legales a admis avoir triché au poker quand iL était adolescent; • Toni Müller, quarante-neuf ans, délégué ä la direction des Carburants, charge de mission pendant le projet final de pacification des Zones restantes, initiateur de la pra-tique dite du genocíde contrôlé, menace ďune action en justice aprěs la disparitíon des Wongres, des Espagnols et des Myryzes, poursuivi pour ne pas avoir pu donner duplication sur ľanéantissement mystérieux des habitants des Philippines, amnistié, directeur des trusts pétroliers des Zones restantes, milUardaire, nombreux ouvrages ďécono-rnie parus sous son nom, nombreux titres honorifíques, au cours de sa derniere autocritique a reconnu avoir constam-nient cache aux masses qu il ne partageait pas les caches ítiénageres avec son epouse. Mevlído a enregistré ces elements, qui ďailleurs pour lui ttavaient rien de neuf, et il a promis ä Berberoi'an quil 11 i) s n v o r * ne MhVLiüo allait de ce pas rejoindre Michigan sur Memorial Avenue. Sous la pluie qui avait perdu toute ŕorce, il a bavardé une demi-minute avec Michigan et, comme celuí-ci ne semblait pas Interesse par ce qu'il lui confiait, il s est eclipse en évitant tout contact avec ľéquipe policiére, et il a commence ä errer sans but. La morte s'appelle Linda Siew, Maintenant, il connait son nom. Aprés avoir parle ä Berberoľan, il a rouverc sa sacoche et il a jeté tin coup d'oeil sur les documents de la femme en vert, II les a examines, niais tres peu de temps, car il ne souhaitait pas s'attarder sur des photographies qui montraient le visage qu avait Verena Becker il y a vingt ans. La ressemblance est frappante, en effet. Elle est insupportable, Linda Siew. II n a pas cherché a en savoir plus, Le portefeuille ne contenait den» sinon un billet de dix dollars, presque neuŕ mais encore trěs mouillé. Le ciel ne s'est pas dégagé, ľapres-midi reste sombre et méme, vers cinq heures» il devient encore plus noir. Trom-pées par cette luminosité de crépuscule, des chauves-souris de grande taille planent deja ďun jardin public ä ľaurre. Les oiseaux diurnes croassent sur les ťrangipaniers et les figuiers, sur les sophoras géants, les piatanes, les catalpas. Ils regrettent que ľ o rage ait décimé les mouches et ils croassent. Les arbres ne procurent aueune fraicheur. De toute fac;on, Mevlido évite de circuler sous le fcuillage, en raison des gouttes et des chutes de guano. Il erre dans les anciens arrondissements riches, ceux qui ne son t plus fer-més par des barrieres barbelées et des chevaux de frise, Il fait des boucies, de temps en temps il atteint les bords 11 í s O N O L "i DC M T V L I Ľ C) du ŕleuve. On avaít la autrefois des residences de luxe qui iouissaient ďune vue imprenable sur ľescuaire. Les constructions ont subi les ravages des siécles, leurs facades en miroir sont aujourďhui ébréchées> discontinues. Certains blocs sont inhabitables et inhabited depuis les net-toyages ethniques de la derniére guerre. Au pied des immeubles, ľeau est boueuse> Iisse et splendide. Sans remous, eile file vers ľocéan. Mevlido ne s'accoude pas au parapet de ciment, il ne révasse pas au-dessus des containers éventrés, il ne s'interesse ni aux embarcations de roseaux, ní aux allees et venues des réŕugiés Laks qui squat-tent les mines des installations portuaires. La beauté de ľendroit ne le retieiit pas. Des qu il arrive en vue des eaux, il rebrousse chemin. Il reprend son errance, il rejoint les grandes arteres qui rayonnent autour de Continental Plaza. II se mele de nouveau a la bousculade, car il y a beaucoup de monde. II respire les odeurs. Il accueille, comme venant de třes loin, les fragments de phrases que prononcent les gens. Puis c'est le soir, Cest le soir, aíors il rentre ä Poulailler Quatre. TROISIÉME PARTIE MENSONGES DE MEVLIDO ".1 I 15. Et, trěs vite, la nuit tombe. Dans le tramway bondé qui va vers Poulailler Quatre, la lumiěre est encore plus réduití qua ľextérieur. Les corps se tassent ľun contre ľ autre sans se voir, ou alors ils se devinent a peine. Les cheveux sen-tent ie plumage malade, les vétements empestent la vase. Toutes les chaussures exhalent des odeurs de chaussum mouillees, en particulier Celles de řvíevlido qui se tient debout ä un metre de moi. Nous vivons dans un reel de U puanteur, les heures ďaprěs ia pluie nous le rappellent toil' jours avec une insistance cruelle. ,k Et cela aussi, ce reel pestilentiel, comme la victoirt finale de la barbarie, il faut le subir sans se plaindre. Nous croisons la rue du Martyr Hog, puis Dahaliartf Street, Bientôt nous commencerons ä longer ľ enceinte de Poulailler Quatre. Bientôt débutera Macadam Boulevard-lout est trěs sombre. Les lampadaires n ont pas été actives encore. On entend le chuintement de ľeau sous les roues-* ar moments la rame traverse des flaques qui ressemblent * °-es étangs noirs. Ľ ombre des maisons en ruine se dressč ues deux côtés de la route, mais sur notre droite eile form^ Une frontiére crénelée., un dernier rideau ďéboulis avant \t 125 SONGFS Dt M t V I 1 D O monde du ghetto. Les regards fatigues suivent cela, les bréches et les opacités de ce rempart, et soudain quelqďun distingue Iä-dessus un fantóme furtif. - Eh! Regardez, lä-bas! crie une vo ix excitée. Un enfant-soldat! Les passagers se déhanchent et se coUent aux vitres. Personne n aper^oit quoi que ce soit. Celui qui avait poussé '■ une exclamation avoue qu il s est peut-étre trompé. U est penaud, il transpire dans ľobscurité, il bafouille. - Maintenant je ne suis plus třes sut, bafouiUe-t-iL Pour ma part, je continue ä observer Mevlido sans me laisser distraire. Je ne me donne pas k mal de scruter vai-nement la nuit. Merne si un enfant-soldat a été surpris en train de se faufiler á ľintérieur ďune rnaison écroulée - ce qui serait étonnant — > ľapparition na pas dů se prolonger aii-delä ďune demi-seconde. Les enfants-soldats s'appli-quent ä ne pas révéler les endroits oil ils se cachent. Certains parfois réussissent ä se camoufler sous une identite ďemprunt, et ils měnent pármi nous une existence ďem-prunt jusqu'ä ce que queíquun les démasque, mais les autres préftrent vivre et vagabonder Join des regards, en prenant les plus extremes precautions pour que nul ne les remarque. Pendant que le brouhaha dans Je tramway áécroíu quelques mots au sujet des enfants-soldats: • lis ont grandi, ils ont cessé ďétre des bourreaux, ils ont ľimpression ď avoir tourné la page des atrocités et des net-toyages ethniques, parfois méme ils se sont débrouílles pour se réadapter au monde de ľapres-guerre, mais sul ieur chemin ils ne rencontrent que de ľhostiíité me'ritée & I 2 6 S O N G E S D F MEVLIDO ac Ja vengeance. La monstruosité qui les afŕlige est irreversible, lis traínent avec eux le passe et ils le traínent jusqu a leur dernier souffle. • Méme oeux et celieš qui notit pas eu a subir directe-nient leur violence ne peuvent supporter leur contact ou leur vue, Ou méme simplement ľidée quUs ont existé et qu ils existent. • Les brutes qui les ont recrutés et manipulés étaient deja adultes ä ľépoque. Elles ont été amnistiées aprěs la guerre, Elles se sont recyclées comme ďautres criminels dans le commerce et ľindustrie ou elles occupent aujourd'hui des functions dans la haute administration. Elles gouvernent le monde en compagnie de ceux qu elles ont hissés au pou-voir. Ces brutes ne sont pas des enfants-soldats et ne vivent pas dans les ruines comme les enfants-soldats. • Ces brutes sont abattues ľune aprěs ľ autre par un groupe militaire anonyme que, dans les profondeurs du ghetto et de nos souvenirs, nous approuvons ä cent pour cent, de méme que, sans toujours le proclamer ouverte-menr, ä cent pour cent nous approuvons les agissements de Sonia Wolguelane. • L U est bon que cette elimination ait lieu, méme si eile ne restitue rien ä personne. 2. Faire justice na aucun sens, ttJaís íl faut le raire. 3. U est souhaitable que les respon-sables des carnages racistes survivent le moins longtemps possible ä ľabomination quils ont initiée. 4. Méme les plus petits tesponsabíes doivent étre démasqués et tués. 5* Les enfants-soldats ne sont pas des cíbles príorítaires, ftiais, quand ľ occasion se présente, on ne recule pas, Voila selon quels principes agit ce groupe militaire. i ^ 7 SONOE5 DE M F V J 1 D O Parfois, les flancs du tramway malměnent des branches basses de figuiers, de platanes, ď acacias, et dans la voiture se ptojettent des gouttes> sur les vétements deja trempés s ecrasent ces crachats ďarbres mutants venus de la nuit, sur la joue gauche de Mevlido, sur son cou, Mevlido a un haut-le-coeur, II vient de penser ä ces \ guerriers impuběres qui ont été des tortionnaíres ricanants, des tueurs fous. Le spasme ľempéche de développer les images qui pourraient venir, une suite ď images taboues, les images montrant Verena Becker tombée entre les mains de filles et de garcons qui portent sur la poitrine des chape-lets ďoreilles, des scalps. Mais, merne non développées, ies images sont la. II lache la poignée ä iaquelle íl s'accroche et il s essuie la joue. II suffoque. Il faut qu il sorte, Plutôt que de descendre Porte Marachvili, il choisit la station Leonor Iquitos. Moi mis ä part, qui ne compte pas, personne ne ľac-compagne. f Le véhicuie nous débarque et s'éíoigne. I Ľair autour de nous est chaud, trěs humide. Ľendroit I paraít désert et, si Von excepte une lampe sur la facade ď une petite construction en bois posée au milieu des mines, il manque ďéclairage. juste aprěs les éboulis commence Poulailler Quatre. La Porte Leonor Iquitos n est rien de plus qu'un passage entre des maisons écroulées. Une petite centaine de metres la séparent de ľ arret du tramwaf et, á mi'chemin, il y a cette baraque. Dans la rue qui s'ouvre ensuite, aucune íumiére ne brille. Comme partout 1 I2ä 1 S O N G E S DE MfcVLlDO dans Poulailler Quatre á cette heure, on en tend les conversations des bétes qui prennent possession de ľombre: des caquětements, des cris suraigus de chauves-souris, des croassements. La lampe projette des rayures jaunes sur la plate-forme du tramway. En dehors de cela, dans les environs obscurs, iJ n y a aucun signe de vie. Mevlido reste immobile, il attend que se dissipe en lui la hideur asphyxiante des souvenirs. Des bribes révol-tantes affleurenr encore ä la surface de sa conscience. Le rire des enfants-soidats. Les masques dont ils s affublent. Leur maniere de se chamailler pendant qu'ils torturent. Leur saleté. La crasse nauséabonde qui imprěgne leurs cou-teaux. Au bout ďune longue minute, le cauchemar s estompe. Alors il se met ä marcher en direction de la lampe. Le sol est defence, avec des flaques platreuses que la nuit colore en gris anthracite. II évite ces flaques, Il fait une cinquan-taine de pas, il s'arrete devant la cabane, Un homme tient la un commerce de téléphonie. La maisonnette ne possěde ,\ qu une seule ouvertuře, celie au-dessus de laquelle client et commer^ant font affaire, Ľhomme est assis derriere une planche qui sert de comptoir, ä moitié cache par une ardoise suspendue qui proclame: • Chez Alban Glück derniěre station de téléphonie avant Poulailler Quatre communications avec locuteurs éloignés service nocturne envoi et reception toutes langues tous dialectes ~-Je peux téléphoner? demande Mevlido. I 2 9 S O N G E S DE MFVI1DÍ) - Tu as un dollar ? maugrée le commergant. C est un homme maigre> Alban Glück. Maigre et sans age. Voůté, une calvitie en désordre, ponctuée de minus-cules touffes sales. De petits yeux larmoyants, entourés jus-qu au centre des joues par une peau granuleuse. Toute sa dégaine est celle d'un vautour. -Tiens, dit Mevlido. Ľautre ramasse le dollar et il le jette dans une boite de fer, puis il se léve. II agite ses épaules étroites de valturidé et commence ä farfouíller dans ľ ombre. Mevlido le voit tour-ner autour ď une machine massive, de la taille ďune béton-niěre, U baisse un levier, il le reléve, il le baisse une deuxiéme fois. II n ínsiste pas. -Eile fonctionne ä ľénergie lunaire, dit-il II faut attendre que la lune se léve. -Je n ai pas le temps, dit Mevlido. Tu peux la brancher sur batterie? -Je peux, dit Glück. Mais qz te coütera un dollar de plus. - Tu en profites, proteste Mevlido. - De quoi ? demande Glück. De quoi que je profite ? Mevlido depose une nouvelle piece sur le comptoir. Le vautouí se ľapproprie avec un geste de colére, Il retourne ä son materiel en maugréant. Il procéde ä un branche-ment élémentaire. Ensuke il tend ä Mevlido un vieux telephone de Campagne comme il en existait pendant la guerre pour communiquer depuis les tranchées, pendant ľune des guerres, on ne sak plus tellement laquelle. Apnbs une demi-minute, une voix grésille dans ľécou-teur. I 10 SONGES DE MEVLIDO - Berberoían ? fait Mevlido. -Ah, cest vous, Mevlido? Michigan m'a dit que vous lui aviez fait signe sur Memorial Avenue, mais qu1 ensuite vous avez été introuvable. Ou est-ce que vous vous étiez fourré? On manque de témoins de ľattentat. Je crois bien que vous étes ie seul. Vous auriez pu rester ä lyim Garden pour aider ľéquipe. -Je n avais pas le temps. Je mene ľenquéte de mon côté, -Vous avez ídentifié la femme? - Quelle femme ? - La terrorists Celle que le tramway a écrasée, -Non. Mais je crois que j'ai une piste, - (^a vient de Poulailler Quatre, hein ? Cest en rapport avec les bolcheviques de Poulailler Quatre ? Les vieilles ? -Non. Celles-Iä, je les ai ä ľoeil. On peut les mettre hors de cause. Si elles avaient prepare quelque chose, je ľaurais su. Je vous ľaurais dit. -Cherchez tout de méme dans ce milieu-lä, Mevlido. Allez ä toutes leurs reunions et écoutez bien. a -Cest inutile, objecte Mevlido, - On ne sait jamais, s'obstine Berberoían. - Et ľarme ? se renseigne Mevlido, aprěs un silence. - Quelle arme ? -Le pistolet qui a abattu Balkachine et les ministres, -Vorkouta et Maguistral ont passé ľendroit au peigne fin. II y avait beaucoup d'eau. Ils ont eu du mal. Ils n ont rien retrouvé. - Quelqu un a du le raniasser et le garder. - Bah oui, autrement, je me demande oü il pourrait étre. i 3 l SONGES DE M E V L I T> O - Et les balks ? -D'apres les premieres analyses, elles víennent ďun arsenal de la police. Mais se defend Berbero'ian. Sa sincérité ne sonne pas de fa^on trěs nette, peut-étre aussi en raison ď une deformation acoustique. !M S O N G E S DE M F V I ľ D O lis se saluent. Mevlido raccroche. Alban Glück récupěre ľappareil. II ľessuie avec un chiffon, comme si Mevlido avait postillonné dessus des germes répugnants. -J'ai enregistré la conversation, dit-il, Cľest la police qui exige 5a. Pour un dollar, je peux ľeffacer. Mevlido hausse les épaules. Au-dela des rayures jaunes que projette la lampe de la boutique, ľendroit est obscur, désolé, forme ďamoncelle-ments et de murs. On a presque du mal ä se croire dans le monde reel. La boutique elle-méme pourrait avoir surgi ďun réve, - Ou merne pour un demi-dollar, marchande Glück. Cľest un vautour ä visage humain. C'est dire ä quel point sa laideur est grande. II a posé son avant-bras ou un bout d'aile sur une excroissance de la machine ä energie lunaire. Mevlido a raccroche, mais on entend quelque chose qui tourne encore et qui ronfle, probablement les bobines ďun magnetophone. Mevlido regarde le commer^ant ä peine visible dans son * antre. II a envie de le tuer, mais il ne le fait pas. II lui donne un demi-doilar et il s'en va. á < * ŕ s 16, Puis il revient, - Tu veux encore quelque chose ? demande Glück, le vau-tour Glück. Mevlido pose une plece sur la planche quí sert de comp- toir. -La lune s'est levée, dit-il. Tu peux couper ta batterie. De mauvaise grace, ľautre prend appui sur le comptoir et étire une moitié de sa carcasse pour observer le ciel. Ľam-poule fixée sous le tok lui fait cligner les yeux. Au-dessus des ruines> les nuages ont des reflets de fumée épaisse, mais, der-riére les vapeurs et les plis de velours bleu sombre, on note une presence laiteuse. La lune s'est levée. Cľest indéniable. — OK, grince le vautour en rentrant sa téte mi-chauve dans les épaules ďune facon moyennement humaine, puis en la ressortant. Tu avances encore un dollar et on y va. -Tu plaisantes, Glück? s'indigne Mevlido. -J'applique le tarif nocturne, dit le vautour. Deux dollars par communication. -C'est du vol, dit Mevlido. -Personne ť oblige a causer pendant la nuit, réplique Alban Glück. 136 SONGFS DE MtVLlDO Mevlido sort une deuxiěme piece de sa poche. -Et ľenregistrement pour la police? demande-t-il. -Je te ľeffacerai gratuit, se radoucit le commer^am. - On se demande pourquoi, marmonne Mevlido. -La maison Glück fait 9a pour ses bons clients, precise le vautour. Puis il s'installe sur un tabouret ä un demi-métre du telephone, examinant le plafond d'un air indifferent, mais montrant par toute son attitude qu il se dispose ä espíon-ner la conversation, Ensuite, Mevlido forme le numero de la psychiatre. -Alio? Docteur Yeung? -Oui? -Mevlido ä ľappareiL -Ah, Mevlido. Je suis contente de vous entendre. Silence, -Alors, on se voit demain, nest-ce pas? reprendMaggie Yeung. -J'aimerais vous parier tout de suite, Maggie. Je peux vous appeler Maggie ? - Si vous voulez. -Cet aprés-mídi, aprěs la seance, une femme est morte ä cause de moi. Hesitation des deux cores. Silence des deux côtés. -Je vous écoute, Mevlido. -Elle est morte trěs vite, J'aurais pu lui parier, mais je... Elle a été décapitée. Silence. Chacun ďeux voit des images oů rěgnent la déchirure sauvage> la violence et le sang, mais ces images construisent des sequences cinema t ographiques fondamen- 1 =) 7 SONGES DF MEVLIDO talement différentes. Les scenarios n ont rien de commun, ni les gestes que Mevlido accomplit. Maggie Yeung se représente Mevlido tenant un couteau ou un sabre. —Attendez, Mevlido. Mais pourquoi... - Pardon ? - Mais qu est-ce qui vous a prís, Mevlido ? Pourquoi est-ce que vous ľavez... Une pause. La phrase reste en suspens. -li pleuvait, raconte Mevlido. Cétait le debut de ľorage. On ne voyait pas ä dix metres. Le tramway a surgi ä pleine vitesse. Elle a disparu dessous, -Ah, je préfere 5a. Comme ^a, c'est mieux. - Pardon ? -Non, rien, je croyais que... J'ai cru que c'etait vous qui... Maggie Yeung se ressaisit, Elle s'eclaircit la voix que ľémotion avait enrouee et eile retrouve une intonation professionnelle. -Et cette femme, vous la connaissiez? demande-t-elle. -Non, -Vous me disiez ä ľinstant que vous auriez pu lui parier. - Elle est passée ä côté de moi. Oui> j'aurais pu lui parier. Mais eile est morte. -Elle vous a peut-étre rappelé quelqu'un? suggěre la psychiatre. Mevlido iaisse passer une seconde. - Non. Absolument pas, raconte-t-iL Je ne vois pas qui eile aurait pu me tappeler. Elle rna dépassé, et ensuite fai regardé par hasard dans sa direction au moment oü eile tra- I 5« SONGES DE M1 E V L I D O versah les rails. Elle essayait ďouvrir un parapíuie. Elle était seule. -Vous íríavez dít qu eile était morte ä cause de vous, Mevlido respire bruyamment. Un sanglot gonfle et ľétouffe, un spasme irrepressible de son imaginaire, — C est ma presence qui a tout accéíéré, souffle-t-il. Sou-vent, il suffit que je sois present quelque part pour que des gens meurent ďune mannte attoce. Silence. La psychiatre écoute. — II suffit que je sois present, oui, poursuit Mevlido. Ou absent, £a suffit pour que. Silence. — Continuez, Mevlido. Silence. — J'ai ľimpression de sombrer fou, Maggie. — Mais non. Cest seulement une impression. Qa va passer. —Je peux vous appeler Maggie, hein ? — Comme vous voulez. -J'entends mal. Vous m'entendez? X Pas de réponse. -Vous m'entendez, Maggie? Mevíido gémit dans ľappareil. Il se tourne vers Alban Glück et il ľinterroge du regard en montrant ľécouteur, — (^a ne marche pas, dit-íl. Alban Glück proméne une extremitě ďaile sur son visage granuleux et il repousse bruyamment son tabouret. II se levé et il s'empare du telephone. II le porte ä son oreille. -Alio? Maggie? fait-il, sans pudeur. Mevlido crispe les máchoires. i 3 9 SONGES DE MEVLIDO - Elle ne répond plus, dit le vautour. Cest k lune. Les nuages. II y a une coupure. - (^a va se rétablir? demande Mevíido. Aiban Glück fait une grimace dubitative. U allonge le cou, son cou déplumé. II s'est remis ä parier dans ľappareil qui ne fonctionne pas. -Alio? Vous m'entendez? craille-t-ií. Maggie, vous iríentendez ? Puis il se tourne vers Mevlido. —Je peux ľappeler Maggie? demande-t-il. i f i i. 17. Pendant que Mevlido marchait le long des rails, la lune resta cachée, puis eile se dévoila en quelques secondes et, alors qu il allait franchir laPorteMarachvili, eileľenveloppa ďune forte blancheur vibrantě. Une araignée traversa sa route et disparut dans une fissure, deux mouettes isole'es se hissérent lourdement sur un tas de caiíloux et le suivirent des yeux au moment oü il cheminait ä leur hauteur. Peu désireux de s'egarer dans le dédale inhabité auquel on accé-dait par la Porte Leonor Iquitos, il avait préféré rejoindre son quartier en longeant les voies sur Macadam Boulevard, avec, ä sa droite, des amoncellements sombres, et, derriěre lui, trěs víte invisibles dans la distance, la boutique de télé-phonie et son vautour Glück. La lune avait ses dimensions de la saison chaude, oü eile ne connaít aucune phase autre que la plenitude et occupe de ŕafon imperiale un bon tiers de la voůte dite celeste. Děs qu eile eut déchiré le rideau de vapeurs noires qui ľavait jusque-lä masquée, eile se mit ä rayonner sans douceur et sans retenue. En un instant eile inonda nos esprits avec son mexcure et ses flots gris plomb, gris étain, gris argent, gris perle, et> comme touš les soirs, eile transforma 14 i **W$F% SÜNGfeS Dfc MEVLIDO le monde en un au-delä onirique. Au Heu de penser ä la lutte de classes et ä des actions destinées a punir les heu-reux du monde et les puissants, voilä que nous étions de nouveau préoccupés par notre somnambulisme, par notre errance ä tätons dans Poulaüler Quatre et par notre survie seconde ä seconde. Puis, comme touš les soirs, une grande confusion mentale s'empara de nous: impossible de dire dans quel endroit de la realite nous nous étions fourrés, dans un cauchemar ou simplement dans le banal horrible couloir de la vie qu'il faut parcourir de bout en bout si on veut atteindre la mort. De grandes chauves-souris tropi-cales traversaient de temps en temps le disque immense, par vols de quatre ou cinq. Je n'étais pas le seul> bien entendu, ä leur préter une ressemblance hallucinante avec des sauriens volants, ptérodactyles, ptéranodons ou autres. Nous ne savions méme plus ä quelle ere géologique nous rattacher, ä ľere secondaire ou ä la fin de ľere quaternaire, ou aprěs les genocides sur Zone Deux. Mevlido quitta la Porte Marachvili et ralentit le rythme de ses pas, car il s'etait engage dans un territoire que la lune négligeait. La vive lumiěre se heurtait ä des bätiments qui ľempéchaient de progresser et, par mesure de représailles, eile s'arrangeait pour laisser certains passages dans d'anor-maíes ténébres. Mevlido avancait en prenant des precautions pour ne pas écraser des mouettes ou des mendiantes. II nous croisa sans nous voir. Aprěs une courbe, la rue devint un canyon dans lequel les ombres deja denses gagněrent en äpreté et en touffeur. Sur le trottoir quempruntak Mevlido, on ny voyait goutte. Les volailles mutantes gloussaient devant lui, elles déviaient ä la r 42 SONG3ES DE MEVLinO derniére seconde en battant des alles avec colěre. II sentait ľodeur écceurante de leurs plumes trempées de sueur. Sou-vent ses mollets recevaient un coup de bec. II ne répondait pas aux attaques. C etait une nuit comme toutes les autres: accablante et poisseuse. Il fut ensuite dans Rainbow Street. De ľautre côté du päte de maisons, un cortege s'était forme. Les manifes-tantes ne défilaient pas encore. Elles se mettaient en voix. Elles devaient étre quatre ou cinq, • COMPTE LES SOLDATS GUENILLE PAR GUE~ NILLE! • COMPTE LES SOLDATS FOULE Ä FOULE! • COMPTE LES SOLDATS DE ZERO A UN! - Qu est-ce que c'est beau, tu entends $a ? dit un souffle ä côté de Mevlido, presque contre ľépaule de Mevlido. Le souffle de Sonia Wolguelane. Mevlído s'immobilisa. —Je ne ťavais pas vue, dans le noir, dit-il. Il tendit la main et effleura le visage de la jeune femme. Le contact physique entre eux était rare. Ses doigts s'étaient posés ä la racine de ses cheveux, Il sentit des boucles, le crissement imperceptible du duvet sous son auriculaire, une tiédeur. lis étaient tres proches ľun de ľautre et la nuit les rapprochait encore, II ébaucha une caresse entre son front et son oreille, puis il replia le bras> de peur que Sonía Wolguelane per^oive son emotion, sa risible emotion ďhomme múr, ou qu eile sok répugnée par 1a moiteur de sa peau. — Oui, c est beau, dit-iL f 143 S O N G E S DE MfcVLlDO - (^a fait réver, dit-elle. Ils écoutěrent les slogans qui trouaient ľobscurité depuis la rue voisine. Les oiseaux étaient deranges par la stridence du bolchevisme et ils repliquaient en caquetant. • INTERPRETE LES CRIS! • IMAGINE ĽENNEMI! • ENTREDANSĽIMAGEÉTRANGE! • TRANSFORME-TOI EN IMAGE ÉTRANGE! • DORS, N'OUBLIE PAS TON IMAGE ÉTRANGE! lis traversěrent le carrefour et tourněrent dans Old Street. Les bruits s'éteignirent un peu. La chaussée était de nouveau fortement baignée par les rayons de lune. Á cette lumiěre se superposait 1 45 SONGES DF MEVLIDO II y avait tout cela dans son soupir, amoureusement se fondre, s'oublier, mais, ce soir, son imagination fonction-nait maL II était trop intranquille. II avait accumulé trop de tensions, de mensonges. IÍ avait besoin de s?en délivren - Lä-bas, sur Memorial Avenue, j'ai vu une femme qui ressemblait ä Verena Becker, avoua-t-il soudain, -Verena Becker, ta premiere femme? -Oui. - Elle íui ressemblait ? -Enormément. Merne apparence, merne regard. Elle portait une robe shocking green. Elle marchait comme une danseuse> avec elasticite, avec elegance. Elle avait un par-rum ä ľamande amére. Elle est passée ä côté de moi. - Et alors ? La lune avait repris son conflit avec les nuages. Elle éclairait moins. Ils ralentirent le pas. Sur cette portion de la rue, la plupart des lampadaires étaíent éteints. —Alors, rien, dit Mevlido. -Quoi, rien. > -Pas grand-chose. Je ľai suivie. - Et puis quoi ? Ensuite, quoi ? Tu as essayé de la rattra-per? -Non. II commen^ait ä pleuvoir trés fort. ^ - Et alors ? -Elle adisparu. - C'était pendant ľorage ? - Oui, juste au debut. Pres d5Iyim Garden West. Elle a disparu. Ils étaient arrives Factory Street, devant la maison de Mevlido. Sous le réverběre, la lumiére suffisait pour se t 4 6 MONGES DL MEVLIOO repérer, et, plus loin, ľombre et la lune envahissaient tout. lis se séparěrent, Mevlido la regarda s'éloigner dans la nuk, menue, mal éclairée, mais tardant ä redevenir une creature asexuée et anonyme. Elle aurait pu étre sa fille partant pour une reunion clandestine, eile aurait pu étre sa maítresse reguliere, venant de le quitter aprěs un rendez-vous, ou étre ľamante furtive ďune unique occasion sordlde, ou, pourquoi pas, ďune occasion unique mais non sordide, émouvante, inoubliable, eile aurait pu étre une meurtriěre politique ignorant dans son dos la presence de la police, sur le point d'etre abattue par la police, eile aurait pu étre un ou une junkie n'ayant pas succombé ä la derniěre injection, allant en quéte ďune dose, zigzaguant entre les dindes et les poules et les mouettes dégénérées, eile aurait pu étre la reincarnation ďune prolétaíre rouge issue ďune société prolétanenne quelconque du temps jadis, la reincarnation d'une garde rouge un peu inhabituelle, sans les tresses qui vont avec. Elle était ravissante. -Sonia! cria-t-il, alors quelle était encore ä portée de $ voix. Elle s arréta, eile tourna la téte vers ľarriére, et, quand eile eut constaté quil se mettait en marche vers eile, eile pivota puis s'adossa au mur le plus proche. Elle se tenait ä present dans un repli de ľombre, mais la lune illuminait ľimmeuble ďen face. Ľimage était par endroits violem-ment biafarde. Au milieu de la rue traínaient deux corps tecroquevillés sur le bitume, corame flcelés ľun contre ľautre par un entrelacs de chiffons et ďordures. lis avaient attiré des oiseaux de grande envergure, des buses toucanes, r 47 SONGE5 DE M E V I I D O des mouettes phosphorescences, des pintades harfanges, bossues, des pouiardes. Je nomme au hasard. II s'agissait essentiellement de charognards. Ils planaient au ras des trottoirs, se posaient pres des cadavres, se querellaient, bondissaient quelques metres plus loin sans déployer com-plětement les ailes. Ils n aecordaient presque aueune attention aux formes humaines qui se manifestaient ä proximité. Certains avaient la taille d'un chien. MevUdo fit une boucle pour les éviter et atteignit ľendroit oů Sonia Woh guelane ľattendait. II se trouvait maíntenant á deux pas d eile. Les sourcíls haussés, eile le sondait d'un air légěrement inquisiteur. Trěs víte, il perdit contenance. II ľavait hélée sans raison, D'ur-gence il devak inventer un pretexte pour ne pas íui avouer que son cri avait été une simple expression de manque, la tristesse animale de devoir se séparer ď eile. -J'ai oublié de te dire, commencpa-t-il en se raclant la gorge. Elle ľobservait sans sourire. Son envoütante figure accu-sait une brusque lassitude. Puis eile se détacha du mur et eile eut un mouvement trés feminin, une ondulation invo-lontairement voluptueuse qui s'accordait mal avec sa tenue de sortie ďusine. Ses épaules s étirérent et sc remirent sou-plement en place, sous sa veste ttop longue on devinait mieux son corps, le haut de son corps, son bassin. Nul nau-rait pu ne pas avoir envie de la serrer dans ses bras, Mevlido rencontra ľéclat de ses prunelles ä ľambre trěs sombre, pra-tiquement noir, et il ne réussit pas ä soutenir son regard. Il devait lutter contre lui-méme pour ne pas annuler entre eux toute distance, pour ne pas iattirer contre lui en lui cares- 148 S O N G E S DJ- M E V L I D O sant ia nuque, le dos, pour ne pas se mettre ä lui souffler dans ľoreille on sait bien quelles cálineries idiotes. —Ásupposer que tu aies besoin ďun type» balbutia-t-iL —Arréte tes conneríes, Mevíído, soupira-t-elle ďun air dé?u. —Attends... Non. Je voulais dire... Un type qui sache se servir d'une arme. — Bah, pourquoi tu dis 9a ? — Un type pour ton organisation, sJenhardu>il. — Quelle organisation? demanda-t-elle, Elle hocha la téte avec une petite moue. Je pourrais annuler entre nous toute distance, pensa-t-il. je pourrais annuler cela, Mais pas la difference ďäge. Měme si eile ne me repousse pas, la scene sera ridicule et génante. II avait beau faire un effort, il ne réussissait pas ä la regarder vraiment en face. Respecter la morale prolétarienne, pensa-t-il. Ne pas importuner les camarades femmes avec ses propres désastreuses pulsions de mále. Ne pas importuner les camarades femmes avec des exigences datant ďěres géo-logiques révolues. N'enfreindre la morale prolétarienne sous aucun pretexte. Rester ferme sur ses positions de classe. II détourna un peu la téte, comme s'il était intéressé par ce qui se déroulait ä quelques metres ďeux, du côté des morts er des oiseaux. Les buses toucanes criaient, dies affirmaient leur priorite de becquetage dans les orbites des cadavres et mena^aient ies volatiles moins nobles quelles, les gallina-cées difformes. — Bah, dit-il. Ton organisation ou une autre. Le nom et le programme ne comptent pas. Elle le scruta de fa^on bizarre, puis cette bizarrerie dans i 14 9 S O N G E S D Ě MEVI1DÜ ses yeux s'éteignít, Deux ou trois secondes s'écouierent sans paroles. -Je ne suis peut-étre pas une gáchette de competition, reprit Mevlido, mais j'assure. Et je sais me battre de trěs pres, ä mains nues ou autrement, J'ai appris c^a il y a long-temps, mais c'est reste. Alors si tu as besoin ďun acolyte. Si une cíble se présente. - Quelle cible ? fit-elíe. II eut ľimpression qu'elle tendait un peu les levres, comme dans ľattente ďun baíser, et aussitôt il se raísonna, Retrouve tes esprits, pensa-t-ií. Ses levres n attendant pas les tiennes. Tu projettes sur eile tes fantasmes. Elle n attend rien. Cest sa maniere naturelle de remuer la bouche, ou encore cest ä cause des questions que tu poses. Les questions que tu poses ľétonnent et la dérangent, la rendent boudeuse. - Tu sais bien> dit-il. II y eut entre euK un nouveau silence. Les oiseaux les entouraient, se battaient, se bousculaient sur le ventre et le visage des morts, ä moins de dix metres de lä, agitaient leurs ailes dépeignées, déplumées, tres laJdes. Certains vaincus se dandinaient ä ľécart, d'autres revenaient avec hargne se faire donner des coups de bee par les plus forts, Tous exhalaient une odeur ďédredon humide, ďégoisme fiévreux et de crotte. Elle se mit a r i re sans bruit, puis eile tendit la main et eile ľapprocha de la téte de Mevlido. Elle lui toucha la joue droite ä la hauteur de ľoreille. C*était un geste fraternel, affectueux. II ny avait lä aucune invite sexuelle. Mevlido gémit un murmure indistinct, II aurait voulu paraítre ŔONGĽg DE MtVLlDťl détendu, montrer qu il recevait sa caresse en camarade, niais il ne réussissait qu ä crisper les mächoires, et tout son corps était en alerte, comme avartt une bagarre, Elle le sen-tit et aussitôt rerira sa main. - Parfois, je me demande si tu nes pas insane, mon Mevlido, dit-eile. - Bah? souffla-t-il. Insane. Qui ne ľest pas, -Je veux dire, insane profond, dit-elle, D'une insanité noire. Comme les vieilles. Une insanité noire et incurable. -J'ai commence ä voir une psychiatre, fit-il. La psychiatre de la police. D'apres eile, je men sortirah Sonia Wolguelane haussa les épaules. - On s en sort tous, dit-elle. Elle fit avec la main un signe fataliste. Elle montrait la lune au-dessus des toits, la lune enorme, et déjä son bras retombait. On ne sait pourquoi, les oiseaux semblaient avoir obéi ä sa suggestion de lever la tete vers le ciel. lis semblaient avoir mís un terme ä leurs disputes, et, le bee charge de nourriture ou entrouvert, ils regardaient ľasere au diametre démesuré qui métamorphosait la nuit en réve. Ils avaient des yeux dorés, injecrés souvent de jaune ou de sang, Trois nuages avaient commence ä ombrer la gigantesque surface, mais ce qui restait ä recouvrir érait encore considerable. Pendant plusieurs secondes, la scene ne bougea pas. Meviido, Sonia Wolguelane et les oiseaux semblaient sous le coup ďune formule sorciěre de petrification. Ensuite tout rentra dans ľordre, c est-a-dire dans le brouhaha et le chaos nocturne habituels. Elle a un ratouage, pensa Mevlido. Cest la derniěre de I 5 I SONGES DE MEVLIDO la derniěre generation. Et ensuíte, plus personne ne pren-dra la releve, Elle a un tatouage, sa peau est recouverte ďun duvet extrémement fin, eile a un regard affblant, tout le monde est amoureux ď eile, les bolcheviques lui pardon-nent sa derive anarchisté, eile hausse les épaules ďune fa^on qui ensorcelle. Elle est la derniěre, et ensuite, moi, je serai mort. í tu * * i" 18. Aucune lampe n'était allumée dans ľappartement, mais la lune et les réverběres jouaient leur role. Mevlido se dis-pensa ďappuyer sur ľinterrupteur. Au moment od il refermait la porte, une pellicule de pénombre moite se plaqua sur son visage. Aussitôt des gouttes commencěrent ä rouler sous sa chemise. Ses jambes aussi étaient humides, ses bras. - Maleeya, dit-íl d'une voix exténuée. Je suis Iä. Maleeya Bayarlag était assise au bord du lít, avec pour tout vétement un T-shirt médioerement blanc et une culotte de la méme couleur. Elle ne sentait pas ľamande aměre. Elle sentait fa nuit, le sommeil trempe de sueur, la folie, la chair sans espoir, Elle ne dormait pas. Regard vide, les mains posées sur ses cuisses nues, eile inspirait avec bruit la buée qui flottait entre les murs. -Tuveux boire un peu ďeau? proposa-t-ib Elle continuait ä respirer lourdement. II resta a côté ď eile une minute, attendant sa réponse, puis il lui embrassa le front et regagna la piece principále. II s'assit devant ía table. De sa ceinture il avak décroché la sacoche. II en extrayait i 5 3 S O N G b S DF MEVLIDO ä present les papíers ď identite de la femme en vert. II les étala devant luí, des resumes ďexistence qui avaient séché dans une mauvaise position et qui exhalaient ä present une odeur ďégout. Un instant s'écoula. íl faut que ľenquéte commence, pensa-t-iL Puis il avala une large goulée d'air chaud et se décida. Ľenquéte commen^aít. Deja il s'était incline vers les documents, choisissant ceux qui étaient encore déchiffrables, puis il se redressa et les exa-mina ľun apres ľ autre dans le filet de clarté qui venait du dehors. Ľombre interdisait de bien voir les photographies, II évitait done la penible confrontation avec le visage de la morte. Il se concentra sur ce qu on pouvait encore exploiter dans les renseignements d'etat civil - Norn, Date et Lieu de naissance, Domicile, Situation milkaire, Situation juridique et idéologique, Périmětre ďaffectation en cas de conflit eth~ nique, Activité professionnelle, Date ďexpiration du visa de séjour. Toutes les rubriques n étaient pas complétées, ľeau avait brouillé la plupart des autres. • Linda Siew était née vingt-neuf ans plus tôt. • Elle habitait Waddell Street. • Elle était chanteuse, avec des precisions eurieuses selon les mentions qui figuraient ici et la. Sur un laissez-passer, eile était chanteuse de $ong$o\ sur son certificat ďaffectation, ľofficier responsable avait inserit: peut procéder au gut, chanter et danser ľuga. • D'apres les bureaux qui ľ avaient enregistrée, eile avait du arriver ä Oulang-Oulane avec les réfugiés Iyims et les survivants Coréens et Chinois, • Ni son visa ni sa situation militaire n'étaient en regle- i 54 SONGE5 DE M L V [ I D O Maintenant MevLido avait replace les papiers sur la table. II resta plusieurs minutes sans se pencher dessus. II regardait ľobscurité a travers ses cils et il tentait de rassem-bler quelques ídées. Des intuitions. Souvent une enquéte démarrait ainsi, sur des intuitions. II maintint ainsi son esprit dans ľexpectative, puis, comme rien ne se dessinait, il compit le silence. - Maleeya, tu rn entends ? demanda-t-il ä voix basse. Dans la chambre voisine, Maleeya ne réagissait pas. - Berberoian nťa chargé ď une enquéte, annon^a Mev-lido. Une recherche ä faire sur une femme. Linda Síew. Une chanteuse. Elíe chantait le songso. Maleeya ne répondait pas. Mevlido se la représenta, der-riěre la cloison, suffoquant ä proximité des araignées, moite, íes jambes nues jusquaux hanches, épuisée par sa propre folie, enfermée dans son amnésie et ses souvenirs. II était súr? pourtant, qu eile ľentendait. ~ Le songso, 9a te dit quelque chose ? Aucune réponse. -Elle pouvait aussi chanter ľuga. Elle avait k peine trente ans. On ľa décapitée aujourd'hui sur Memorial Avenue. La pluie ľaveuglak. Décapitée et broyée. Elle na pas soufifert. II parlait lentement, II avait un peu haussé le ton pour que Maleeya participe ä son monologue. De ľ autre côté du mur, Maleeya inspirait et expirait avec régularité, - Et ľuga, tu sais ä quoi 9a ressemble, ľuga ? II y eut un nouveau silence et dehors, sans transition» touš les réverběres s'éteignirent. Mevlido repoussa sa chaise, j 5 5 SO N ß F i D F MEVIJDO se leva et alia ä la fenétre. La panne touchait plusieurs sec-teurs. Quelques lampes scintillaient au-delä des toits, třes loin. Dans Factory Street, la brutale augmentation des ombres navait pas provoqué de reaction particuliěre, Comme toujours, on entendait une basse continue faite de cris, de froissements d'aiies, de cognements, de chutes, de brisures, avec, lä-dessus> des voix humaines qui se croisaient. Partout dans Poulailler Quatre, les residents, toutes espěces confondues, continuaient ä bougonner ou ä se taire par petits groupes. Du côté des restaurants, les tintements de vaisselíe n avaíent pas cessé. Quelqu un avait allumé une bougie dans une maison pres du carrefour. La flamme n éclairait rien. La lune ä present se cachait. Les étoiles avaient declare for-fait, des montagnes de vapeur goudronneuse se rassemblaient au coeur du ciel. Ľobscurité se renforcait, Une sensation révol-taňte ďhumidité envahit les poumons de Mevlido. Ľoxygene était trop imprégné d'eau pour apporcer de la fraícheur, II retourna s'asseoir. U devait ouvrir la bouche pour hap-per le gax vital disponible. Sur son from, sous sa chemise, des gouttes roulaient. - II va pleuvoir, murmura-t-il. II iaissa passer une minute, deux, peut-étre, - Elle logeait dans Waddell Street, reprit-iL Maleeya Bayarlag respirait toujours lourdement de ['autre côté du mut, Elle ne donnait aucun autre signe de vie ou ďintelligence. —Je me demande oil rest, ca, Waddell Street, remarqua Mevlido. r56 SONG ES DE MBTUDO -Yasar, fit Maleeya, Derríěre la cloi 50115 eile sortait soudain de sa lethargic Deux syllabes traínantes. -Oui? ditMevlido. II avait cru quelle ľappelait, lui dormant, comme sou-vent, le nom de son mari assassiné. - BayarLag. Yasar Bayarlag, dit Maleeya. - Ouí, ľencouragea Mevlido. Je suis lä. -Waddell Street. Pres de la frontíěre, Dans le Fouillis. Mevlido se leva, II entra dans la chambre. Maíntenant, sans les reflets de la rue et aprěs la disparition de la lune, eile était trěs sombre, II s'assit á côté ď eile, sur le lit, Le sommier grin^a. Un peu partout autour du lit, ľinquiétude des araignées devait étre ä son comble. - C est dans le Fouillis? demanda-t-il, -Pres de la frontíěre. On est dans le Fouillis. On cherche Yasar dans le Fouillis, en cherchant on arrive dans Waddell Street. Maleeya ralentit son discours puis s'interrompit. Elle donnait ľimpression d'avoir envie de poursuívre sans en avoir la force. Mevlido ľencouragea. - Waddell Street, dit-il. - Plus loin, c'est la frontíěre, reprit Maleeya, On respire mal. On tousse. Ensuite, on renconrre Yasar Bayarlag. On le rencontre. Yasar Bayarlag. Mevlido posa sa main droite sur le genou de Maleeya, Leurs deux chairs étaient comme fiévreuses et gluantes de sueur. II existe peut-étre lä-bas une Waddell Street que Maleeya j 5 7 S O N G E S DF MFVL1DO connaít, pensa-t-il, mais Linda Siew na pas pu habiter le Fouillis avant sa mort. Personne ne peut séjourner durable-ment dans le Fouillis avant sa more Cest impossible. Ou alors, e'etait que Linda Siew était lä-bas en visíte, comme Maleeya. - Et Linda Siew ? demanda-t~il. , Maleeya hésitait, Le silence grossit dans la chambre. II faisait beaucoup trop chaud. - Une femme, une Ybüre ou une Coréenne. Elle chan-tait, reprit Mevlido. - Yasar, dit Maleeya. II est lä~bas, ä la frontiěre. Un jour il appelle. U me demande ďalier le retrouver dans Waddell Street, Je vais lä-bas, je íe rencontre. On se tíent par la main. On se proměně ensemble dans le Fouillis, On est ensemble. Des feis on entre dans une maison. II y a des gens, Une chan-teuse. Elle habite en dessous ou ä côté, Elle chante des chants magiques, Elle chante ľuga. On est ensemble dans une piece avec Yasar. On fait ľamour. Je n aime pas faire ľamour, mais, avec Yasar, j'aime bien. De temps en temps, on sort de la maison. On marche dans Waddell Street. On se tient par la main et on marche dans la rue, Waddell Street sent le char-bon. Cest partout comme 9a sur la frontiěre, Une odeur trěs forte, (^a pique les bronches. On tousse. On revient dans la maison. La chanteuse chante ľuga. Pendant qu eile chante, on fait ľamour avec Yasar. Je n aime pas faire ľamour, mais avec Yasar 9a me dégoúte moins. Partout ľodeur de charbon est dans ľ air, Ensuite on s'habitue. Avec Yasar, on s'habitue. La voix de Maleeya se réduisait ä un murmure. Le mur-mure décrut encore. í 5« S O N G E S DE MEVLIDO -La chanteuse. Tu ľas vue? intervint Mevüdo. -Je me rappelk pas, dit Maleeya, -Moi, je me rappeile, dit Mevlido, Elle avait trente ans, Elle était belle, Elle ressemblait ä Verena Becker. -Verena Becker? -Oui. -Son corps lui ressemblait? Cétait le meme corps? — Oui, Elle était belle, jeune. Elle dansait en marchant. Elle porrait une robe elegante, shocking greem Elle était élé-gante> eile sentait le propre, le parfum. Ľamande aměre. Elle sentait le bonheur. Ils Font écrasée sous mes yeux. Sur Memorial Avenue. Ils se turent tous deux un instant. -SÍ eile ressemblait ä Verena Becker, dit Maleeva, eile n est pas morte. Elle s'appelie Linda Siew? -Oui, dit Mevlido. -Alors, eile s'appelle Linda Siew comme le corps de Verena Becker. Elle habite le Fouillis avec le corps de Verena Becker ou juste ä côté. Elle vit lä-bas pres de Yasar Bayarlag, sur Waddell Street, Elle n est pas morte. Ou en * tout cas, si eile est morte, eile est comme nous, —Je ne sais pas, dit Mevlido. Je ne suis pas sur, -Ii faut que tu ailles la-bas, dit Maleeya. Cest ta femme. -Oui, dit Mevlido. — Elle est comme nous. Elle veut que nous soyons ensemble eile et toi. Elle te ľa demandé. Elle te demande de partir la-bas, dans le Fouillis, dit Maleeya. Mevlido leva le bras, il serra Maleeya contre lui. II avait des mots ä ľarriere de la bouche, mais il ne les pronon^ait i 59 S O N G E S D h MbVLIDO pas. II avait envie de dormir ou de pleurer contre eile, épaule contre épaule, en respirant fort, en oubliant les arai-gnées, ľobscurité, le present lugubre, les enquétes en cours, la vie en cours, -Elle est comme Yasar, dít Maleeya. Des fois il me demande de le rejoindre. Je vais la-bas, dans sa maison. On écoute les chants. II y a quelqu'un qui chante fuga. On écoute, chacun de son côté. Ensuke on est ensemble. On fait ť amour avec Yasar. Merne avec lui je n aime pas tellement, mais on le fait. Dans la rue, il s'etait mis ä pleuvotr. La pluie tombait verticalement et avec puissance, D'abord, son vacarme couvrit tous les autres bruits, puis on entendit la voix d'une bolchevique. Celle-ci s'était peut-étre abritée dans un couloir pour que les slogans résonnent mieux, ou peut-étre hurlait-elle ä tue-téte, téte nue et entétée sous les cascades, indifferente ä ce qui se précipitait sur eile depuis le ciel: • RÉVE MILLE ANS, RÉVE MILLE ANS SANS CROIRE QUE LE SONGE EXISTE! • RODE MILLE ANS, RODE SANS CROIRE QUE ĽESPACE EXISTE! • AIME MILLE ANS, AIME SANS CROIRE QUE ĽAMOUR EXISTE! ť 19. Vers trols heures du matin, Mevlido se réveilla en sursaut, avec la certitude qu il ne respirait plus depuis des jours et des jours. Son coeur s'aŕFolaít. II se jeta hors du lit. Maleeya Bayarlag continuait ä dormir. Ľangoisse lui cisaillait les jambes et il trébucha sur le seuil de la piece principále. L'air ronflait au fond de sa gorge. Dans ľappartement, tout sem-blait tranquille. Dehors, la panne de secteur avait pris fin, maís ľ ampoule du réverbére ď en face avair grille et il faisait sombre. Un oiseau était posé sur le rebord de la fenétre, avec une silhouette massive de chouette géante. Il avait replié les alles. II ne remuait pas, on voyait son énorme dos noir. On entendait la pluie tomber, une pluie violente qui avait debute ä minuit et qui n avait pas cessé depuis lors. Mevlido alia boire un verre d'eau dans la cuisine. On ne distinguait que des formes approximatives. II tátonnait. Ses mains accrocherent une toile qui avait été tissée entre le robinet et la canalisation, II la déchira avec repugnance. II était nu, il sentait sur son bras des fils qui collaient, des torons de soie hideuse. II s'écarta en grima^ant, il avait peur ďentraíner derriere lui les occupantes du piěge pois-setix, des tégénaires qu il imaginait frénétiques, remontant 16 i S O N G E S DE MEVLIDO frénétíquement leurs échelles dévastées, ä ľassaut de ses tes-ticules ou de son ventre, II quitta la cuisine et il se dirigea vers la fenétre. Derange, ľoiseau déploya ses ailes et se laissa tomber dans le vide. Mevlido atteignit la fenétre, tendit un peu la téte pour suivre son vol et ne vit rien. Dans la rue, la chaussée avait disparu sous les ruissellements. Quelques corps de vivants ou assi-milés s'abritaient sous des toiles cirées, Mevlido en compta cinq sur le trottoir ďen face. Deux s'étaient réfugiés dans une c^rcasse ďautomobile dont ils avaient dů éjecter les habitants probables, mouettes et poules monstrueuses ou autres junkies. Le combat n avait pas laissé de traces, mais, plus bas, vers la ruelle des restaurants, pres ď une bouche ďégoUt qui n'évacuait plus rien, on discernait des formes flottaittes ďoiseaux morts. La pluie crépitait sur Poulailler Quatre. La pluie chuintait sur toutes les surfaces de Poulailler Quatre, La pluie rauquak. La pluie murmurait des priěres sorciéres. , l La pluie tambourinait. Mevlido essuya la sueur qui lui roulait sur le sternum. Son coeur continuait ä battre de fa^on précipitée. II avait eu beau constater que ses poumons se remplissaient et se vidaient normalement, son angoisse n avait guěre diminué, II pencha la moitié du torse ä la fenétre. Des gouttes éclate-rent sur son crane, sur ses épaules. II aurait voulu s apaiser en contetfiplant le deluge, mais son esprit vaguait. II se mit a penser ä Sonia Wolgueiane, essayant de determiner en quel endroit et dans quelle position eile se trouvait en ce moment, I 6 2 SON GE S TD F M L V L I £> O dans quelle cache clandestine, miserable ou non, anxieux de savoir si eile dormait seule, ou lovée contre un homme ou un Untermensch ou une femme, puis il imagina qu'il la pressait contre lui et quelle s'enfcuissait dans ses bras, puis aprěs une demi-minute de songerie érotique Íl s'obligea ä changer de sujet, géne d'etre en erection devant une fenétre ouverte. Puis une nouvelle angoisse penja en lui et il se rap-pela qu il devait preparer son autocritique, programmée pour la semaine suivante au commissariat. La pluie mitraillait Poulailler Quatre. La pluie faisait vibrer les tôles. La pluie hachurait la nuit. Une goutte s'écrasa dans son oeil gauche, Íl fit un pas en arriere et se frotta les paupiěres. Au méme moment, il eut conscience que ľintérieur de ľappartement sentait ľéponge pourrie et les algues de pissotieres, et il se demanda s'il s'agis-sait de mauvaises odeurs qui étaient incrustées depuis long-temps dans la maison ou si la puanteur venait de ses propres doigts, puis son odorat s'engourdit de nouveau et il ne fut plus incommode. II alia a la cuisine et ďun geste prudent il > vérifia qu autour du robinet les araignées n avaient pas deja entrepris leurs rafistolages. Le robinet s'ouvrit en couinant. Il se savonna les mains sous le filet d'eau qui coulait dans le bac ä douche. Puis il se pla^a tout entier au milieu du carré de céramique et il se lava de haut en bas, en prenant son temps et en essayant ainsi de se rafraichir, L'eau était tiěde, peu abondante, eile clapotait maigrement sous ses pieds, ä peine audible en raison du vacarme de la pluie qui se réver-bérait entre les murs, Elle ne le rafraichissait pas. Ii revissa le robinet et s'attarda dans le bac sans se secher, puis, aprěs un i6í SON G ES DE MFVL1DO moment, ii se ceignit les reins ďune serviette et retourna ä la fenétre. II s'était de nouveau penché, des gouttes venues du ciel le frappaient continuellement sur les oreilles, les yeux, II se mit ä énumérer des elements autour desquels il pourrait organiser son autocritique. II imagínait que le commissaire Berberoian ou son collěgue Maguistral íui cognaient dessus ä coups de brique, il sentait ľeau et la sueur lui inonder le visage et il n avait guěre d efforts á ŕuire pour se persuader que ces liquides avaient le gout du sang. II avait autout du cou une pancarte qui le désignait ä lavindicte populaire en tant que droitier fétide. Son nom était écrit ä ľenvers et barbouilíé de bouse. II bredouillait des fautes graves et, quand on le battait, il se taisait. Il regardait le plancher de ľestrade juste devant ses genoux. Ses collegues le rnaime-naient avec moderation, mais des gouttes rouge groseille avaient tout de merne macule le sol autour de lui. II cligna les paupiěres et reprit la liste de ses crimes. II était ä la fenétre et il marmonnait: * me suis abxité dans un fast-food tandis que mes collegues travaillaient avec abnegation sous le deluge; * ai profite de mori autorite de policier pour obtenir des Tarifs préférentiels ä !a station de télépfionie tenue par un dénommé Alban Glück; * me suis exposé de nuk a \a knětre de mon apparre-ment sans me nouer de tissu autour des handles; * me suis de nouveau approprié des munitions en forint la porte de ľ arsenal de la police, les ai de nouveau égarées; * me suis procure du materiel de propagande vendu ä la sauvette par une vieille sur Memorial Avenue; 164 S O N G k S T> F MEVLIDO • ai offert, par complaisance idéologique et; amoureuse, un soutien tactique ä des reseaux tcrroristes dont je ne connais ni le nom ni le programme; • ai négligé de me rendre aux reunions de cellule des bol-cheviques dont on m'a confié la surveillance; • me suis téjoui de ľassmiaat de lagoc B&lkachine, de Jakko Batyrzian, de Toni Müller, tous troís supprimés ä juste titre par une terroriste dont je ne connais ni le nom ni le programme. La pluie redoublait. La liste avait déjä une dimension raisonnable, mais, sans quelqu'un pour mener ľinterrogatoire, on ne pouvait savoir si dle était close ou non. Mevlido s'appuya sur le rebord de la fenétre. II avait reculé la tete pour ne pas recevoir de gouttes. Maintenant, il avait cessé de marmonner. La pluie produisait un bruit de gravier jeté sur une plaque de fer. La pluie tombait en cordes parfois argentées, parfois noirátres. La pluie s'abattait comrae une gréle sans grélons. La pluie émettait une melodie monotone. La pluie absorbait ľoxygene disponible, La pluie était bouillante. La pluie exhalait une odeur ďeau chaude. — Et ľenregistrement? demanda quelqu'un derriére lui. Ce n était pas \a vok de Ma\eeya. MevVido se retourna ďun bloc, Dans la piece oů presque tout était obscur, un intrus avait fait son apparition. II se tenait entre ľarmoire et le 1Ó5 SCNGEi DE MEVLIDO cofFre oil Maleeya Bayarlag rangeait le linge. II était campe la, bossu, immobile et noir. II ny avait aucune raison de croire que ses intentions étaient amicales. II était entré dans ľappartement on ne sait comment, sans bruit, et mainte-nant il ne s'avanfait pas vers Mevlido, comme si, depuis son coin de téněbres, il préparait un mauvais coup. -Je ľ efface, ou pas? dit ľombre sur un ton mediant. Je dois répondre, pensa Mevlido. II faut que je fa^onne une reponse, pensa-t-il. Un son animal se forma entre son nez et sa gorge, puis s'interrompit. II avait ľimpression de subitement avoir oublié les techniques de base du langage. — L'enregistrement pour la police, poursuívit ľintrus. Un désespoir physique intense déferlait sur Mevlido. II avait la respiration coupée. Aucun de ses muscles ne lui obéissait. Des pieds ä la bouche il se sentait metamorphose en une masse de chair inerte. II ne voyait pas ľindividu qui ľinterpellait, mais il ľavait identifié. Le vautour telephonists Sa silhouette, son insolente méchanceté. Alban Glück. -Aiors, je ľefface ou je le transmets? grin^a Glück. Mevlido avait commence ä mugir. C'etait, pour ľins-tant, le seul moyen qu il avait trouvé pour se débattre. Les paroles se diluaient dans sa bouche, elles devenaient un beuglement sans articulation ni efficace. Ce n est pas reel, pensa-t-il soudain. Je suis ailleurs que dans le reel. Sa peur augmenta. II s'était rendu compte qu'il revait, mais il ne pouvait pas sortir de Tailleurs ni en chasser Alban Glück II aurait fallu prononcer une formule conjuratoire quel-conque. Mais sa langue avait désappris la parole et ne lui était plus d*aucun secours. IÓÓ SONGfcS DE ML\IIDO -Ne crie pas, dít quelqu'un. Ne crie pas, mon Yasar. Tu me fais peur. II avait la chair de poule. II sentit sur lui la main de Maleeya Bayarlag. Un cauchemar, pensa-t-il, Rien de plus qu un sale cauchemar de plus. II érait aílongé, il lui sem-blait entendre encore ľécho des plaintes par lesquelles il exprimait son désir violent de changer de monde. II rampa sur le marelas et alia se blottir contre Maleeya. Sa peau était encore hérissée. Maleeya lui caressa le dos puis s'arréta, Elle ne lui demandait pas de raconter ce qu'il avait vu. Leurs deux respirations se mélaient et s'apaisaient. Les araignées contre le mur tremblaient encore. Elles sont comme nous, elles détestent qďon mugisse á proxi-mité de leurs toiles. Ľappartement était plongé dans ľobscurité. La panne de secteur se prolongeait. De la rue ne filtrait aucune lumiěre. Dehors, Íl ne pleuvait pas. La pluie ne crépitait pas sur Poulailler Quatre. La píuie ne mítraiilait pas les toits. La pluie ne dansait pas en tambourinant sur les tôles. La pluie ne se manifestak pas. La pluie était ailleurs. 20. Le lendemain était un vendredi. Mevlido attachait peu ďimportance a la date, Il savait simplement que la semaine était en passe de se terminer et que la suivante serait celie de son autocritique. Chaque journée nouvelle le rappro-chait du supplice, de ľhumiliation et de la litánie absurde des erreurs et des crimes envisages ou commis» II se réveilla avec cette idée en téte, imaginant les coups de pied, la dou-leur de la position agenouillée, les braillements de ľinquisi* teur et la haine du public, mais trěs vite tout cela se dilua. Trěs vite la perspective de cette seance horrible redevint anodine et brumeuse et laissa place ä ďautres horreurs, et, alors qu il se levait et faisait sa toilette, il ne pensait déjä plus qu ä la mort de Linda Síew, ä ľenquéte minutieuse-ment fausse qu il avait promis de mener sur cette femme, au fatras de mensonges qu'il avait déjä accumulés ä ce sujet, et ä la relation penible qu il avait etablie entre Linda Siew et Verena Becker. Maieeya Bayarlag était deja partie au travail et, tandis qu'il se lavait avec ľeau tiédasse du robinet de la cuisine, il se remémora des phrases que Maieeya Bayarlag avait prononcées pendant la nuit, et plu-sieurs visions sinistres qui mettaient en scéne Maieeya i 68 SONDES T>£ MLVI\HO Bayarlag dans le Fouülis, errant dans Waddell Street, écou-tant peut-étre Linda Siew en train de chanter des chants pour les morts, toussant au milieu des odeurs de charbon de Waddell Street et faisant misérablement ľ amour avec Yasar Bayarlag. La-dessus, pour ne rien arranger, se super-posaient les images ďun cauchernar ou apparaissait le vau-tour Gluck. II se sécha, alia déjeuner ďun bol de porridge dans la melie des restaurants et quitta Poulailler Quaere. Les images revenaient sans cesse en lui, obsédantes, avec des variantes oniriques qui les rendaient plus penibles encore. La maladie mentale rode trop prés de moÍ> pensa-t-ih Elle est partout. Je lache prise, pensa-t-il. Bientôt tu seras empörte vers le fond, Mevlido, pensa-t-il, Maintenant il était debout dans le tramway qui s'arre-tait devant Continental Plaza, a trois cents metres du commissariat. II faut que tu prennes appui quelque part, pensa-t-il. Si tu veux ťen sortir, il faut que tu te rattrapes ä quelque chose ou a quelquun qui soit étranger ä tons ces mauvais réves, quelqu un de vraiment extérieur ä Poulailler Quatre. Maggie Yeung, pensa-t-il. La psychiatre. II descendit sur Memorial Avenue avant Iyim Garden et il téléphona ä Maggie Yeung depuis la galerie commerciale qui se trouvait en bas de chez eile. Elle pouvait le recevoir. II monta au quatrifeme étage et il s'assit en face ď eile. II avait decide de lui confier quelques-unes de ses angoisses, de lui parier de Linda Siew, de Verena Becker, des oiseaux i 6 9 SON O FS DF MFVITDO qui empoisonnaient ses hallucinations nocturnes, et aussi des certitudes dangereuses qui $ étaient établies en lui, le conduisant ä confondre ľexistence dans la mort avec ľexis-tence dans la realite ou dans les réves. En appuyant sur le bouton de ľascenseur, il avait en téte un exposé clair et bien structure, mais, děs qu il fut sous le ventilate ur, et peut-étre parce que cette femme superbe se disposait ä ľécouter pour des raisons professionnelles et non par ami-tie, il perdit toute assurance et tout désir de parier avec franchise. II bredouilla des banalités sur ľaccident de tramway de la veille, amor^a le sujet de ses nuits difficiles, rem^ plies ďallées et venues bizarres et de spectres. Et ensuite, a ľ inverse de ce qu'il avait projeté de faire, il se ferma. Les mots ne venaient pas. De ľautre côté de la table, pourtant, Maggie Yeung ľín-citait ä décrire ce qui le hantait pendant son sommeil. - Peu importe lequel, insistait-elle. Racontez-moi un de vos réves, Mevlído. Le ventilateur tournait, Dans le bureau d'ä côté, le mai-nate siffla. II sautiilait, frottait son bee jaune sur un bout de grillage, sifflait deux notes. Dehors, au-delä de la mousti-quaire, les nuages de la matinée se contorsionnaient avec lenteur. - Une image d'un réve qui vous a frappé. Commencez par 9a. Par une image fixe. Le reste viendra. Elle faisait tout pour que Mevlido se sente a son aise. Elle avait méme posé sur ses lévres un sourire bienveillant, mais, comme lors des seances précédentes, comme la veille, eile avait une physionomíe trop étrangement belle, trop envoů-tante. De nouveau, Mevlido trouble la regardait comme la 170 S O N G b 5 Db MärVLinO reincarnation ď une renarde. II avait ľimpression d'etre questionné par une creature surnaturelle. Cela contrariait toutes ses velléités d'etre sincere. -N'hésitez plus, ľencouragea la psychiatre. Lancez-vous. En une seconde, des dizaines de réves affluěrent ä la conscience de MevSido. Plusieurs étaient longs et bien structures, assez riches parfois pour constituer de véritables vies antérieures, avec leurs multiples choix tragiques, leurs mauvais choix, leurs défaites, -Je ne sais pas raconter mes réves, dk-il en évitant de la regarder en face. Je ríy arrive pas. -Ne racontez pas tout, Mevlido, dit Maggie Yeung. Merne un fragment peut suffire. Ľessentiel, c'est que vous démarríez. On se débrouillera ensuite touš les deux pour continues Mevlido remua la tete, comme se concentrant sur des souvenirs. En realite, il essayait décarter ľ enorme masse de renseignements biographiques et oniriques qui encombrait sa memoire, tout en sélectionnant le debut d'un mensonge qui lui permettrait de tenir plusieurs minutes ďaffilée devant la psychiatre sans üvrer quoi que ce fůt d'intime. II pensait aux femmes de sa vie, ä ces femmes qu'il avait per-dues, comme Verena Becker, ou qu il accompagnait dans leur folie, comme Maleeya Bayarlag, ou qui! n avait jamais eu ľoccasion ďétreindre jusqu'ä ľ orgasme, comme Sonia Woiguelane. Ce n était pas sur ce domaine qu il devait s'en-gager. II fallait qu'il invente un réve dont les fantasmes soient neutřes. Dont les elements ne ľentraínent pas trop loin, ne le poussent pas a se trahir. A cet instant, une image i 7 i SONGES DE MEVLÍDO surgit et se précisa au milieu des autres, une inspiration qui lui sembla ausskót bonne ä saisir, - Le rituel du gut, dit-il brusquement. - Par exemple, oui? dit Maggie Yeung. Le rituel du gut. Oui. On discernait, dans son intonation, une certaine prudence, Le chamanisme coréen ne lui était peut-étre pas totalement familier. Le gut, la ceremonie pendant laquelle la chamane danse et chante pour s'adresser aux morts et les apaiser, ne fait pas forcément partie des matiěres enseignées en psychiatrie. Et, soit dit en passant, je le regrette. Mais bon. - Le chant de la mudang pendant le gut. Ľuga, proposa Mevlido. II laissa la scene se presenter ä lui, des personnages appa-raítre. Ľimage gagnait en netteté. II ignorait oü eile allait le mener, mais íl luv semblait qu en partant de la Íl pourrait íouvoyer sans risque, ä bonne distance de tout écueil. -Ouí, ľencouragea la psychiatre. Ľuga. Oui. Mevlido sentait le souffle du ventilateur ä la racine de ses cheveux. II savait que son front brillait, que plusieurs gouttelettes grossissaient entre sa bouche et son nez. II fixa une granulation de platte sur le múr. - C'est ďabord une femme qui appelle, dit-U, une femme dans Factory Street. Elle a vine voix puissante, on se rend compte immédiatement qu eile s'adresse plus ä des morts qu ä des vivants. Avant la ceremonie eile était petite, elegante, et voilä quelle n est plus qu une voix. Une voix qui hele les er rants défunts des alentours. Elle se baisse vers la terre et eile fait pendant plusieurs minutes des gestes dan- I 7 2 S O N G b S DE M F V I I D O ses que je ne comprends pas. Puis eile reprend son appel. Elle chante dans Ja langue des disparus. Elle est habiííée ďune longue robe shocking green serrée třes haut sur la poi-trine par un rubán vert pále. Aprěs un moment, j 'entends prononcer son nom. Des gens assistent ä la ceremonie. lis se sont rassemblés ä ľentrée du couloir qui donne sur la rue. lis chuchotent. lis parlent de fa mudang en train ďofficier, Mudang, je le rappelle, est le terme coréen par lequel on designe les chamanes. Selon ces gens qui échangent des avis ä voix trěs basse, c est une mudang exceptionnelle. lis disent son nom, ils disent qďelle s'appelle Linda Siew, Tout le monde écoute sa voix qui interpelle les morts. Ce sont des cris, des cris tragiques, ensuite ce sont des chants. Elle s'adresse aux morts deja. venus ou ä venir, elk s'adresse ä nous. Elle chante sous la pluie. Celui qui frappe un tambour pour ľaccompagner est invisible. On est dans une rue extrěmement sombre. Les gens se sont abrités dans les enca-drements de porte, ils se pressent les uns contre les autres. Linda Slew est seule sous la pluie. Elle chante et eile danse. Ľétoffe, bien que trempée, ne colle pas ä son corps. Sa voix est plus forte que les bruits de ľeau qui tombe. Ľunívers s1 est transformé en cascade rageuse, mais la voix de Linda Siew est plus forte, II y a trop de monde sur le seuil, ä ľentrée du couloir ou je me tiens. Je ne suis pas au premier rang et je ne vois pas bien. Je rn écarte du groupe des speetateurs. Je monte ľescalier de ľimmeuble pour regarder Linda Siew depuis chez moi, par la fenétre. Pendant que je monte les marches, je réfléchis ä ce que dehors Linda Siew s'efiforce ďaccompKr. Elle voudrait peut-étre que nous dialoguions mieux, qu entre nous les distances s'effacent. 17 ^ S0NGF5 DE M E V L I D O ' - Entre nous, fait Maggie Yeung. Entre nous qui ? -Entre Les morts, dit Meviido. Elle veut que le dialogue s'établisse. Je réfléchis en gravissant ľescalier noir, mais je ne parviens ä aucune conclusion. De toute facon, dans ce réve, depuis le debut, je me sens mentalement diminué. Mes mouvements obéissent ä des forces que je ne contrôle guěre, les pensées et les paroles que je formule ne iríappar-tiennent pas vraiment. Mentalement diminué et étranger ä moi-méme. Arrive au quatriěme étage, je pousse la porte de mon appartement, Ľélectricité ne fonctionne pas. Cest la nuit, mais il y a des résidus de clarté qui rendent les déplacements possibles. Dans la chambre, le lit est vide. Je vais me poster ä la fenétre. Je me penche pour voir ce qui se passe dans Factory Street. Je ne vois personne. Ni la mudang, ni le musicien qui accompagne la mudang, ni les gens qui ľ instant ďavant murmuraient son nom. La pluie redouble. Poulailler Quatre a 1 air desert. Dans ľimmeuble ďen face, une fenétre est éclairée et grande ouverte. Le rideau de la pluie brouille ľimage. La pluie pose des strieš verticales sur les choses. Par ľouverture on entend un enre-gistrement ethnographique qui date de plusieurs siěcles, avec au premier plan le bruit de ľaiguille qui creuse son chemin dans le passe, dans la poussiere qui encrasse les siilons obscurs. Les bruits sont goudronneux, réguliers, la plupart du temps ils se confondent avec ľécoulement de la pluie. Quelquefois, au milieu de cela et trěs lointaines, on surprend les vibrations ďune peau de tambour. Je ne suis pas musicien, mais j'en sais assez sur la musique pour savoir qu il s'agit ďun rythme toungouze ou coréen. J'écoute avec une grande angoisse. J'ai le sentiment ďune 174 SON G ES DE MEVLJDO perte irreparable, j'ai ľimpression que ce tambour s'adres-sait ä moi autrefois, mais qu il est beaucoup trop tard pour que son effet me soit profitable ou merne comprehensible* Je ferine les yeux, a ma memoire se présente ľ image de Linda Siew qui dansait et chantait sous la pluie quelques minutes plus tot. Maintenant, le souvenir de Linda Siew et le document sonore se combinent de fa^on harmonieuse. Linda Siew chante ľuga, le tambour rythme ľuga. La pluie crépite. J'ouvre les yeux pour voir ce que la nuit nous offre. De ľautre côté de la rue, je sais qu un homme la nuit a pour habitude de faire fonctionner un gramophone, II laisse toujours sa fenétre grande ouverte... La lampe chez lui est allumée... La pluie pose des strieš verticales sur les choses... Mais j'ai deja dit cela, je crois. ™Oui3 vous ľavez dit, confirma Maggie Yeung. Entre eux, entre la psychiatre et son patient, naquit un silence, Elle n aurait peuťétre pas du intervenir. Mevlido frxa un point sur le mur. II s* était un peu tassé, depuis une minute il parlait sans intonation, comme s'il était sous hypnose ou completement dégouté de lui-méme. Un serpent de foudre se refléta sur une partie du ciel. Des secondes plus tard, le roulement du tonnerre arriva sur Memorial Avenue, —Je n'aurais pas dů vous interrompre, dit Maggie Yeung, excusez-moi. — Je ne me rappelle plus la suite, constata Mevíido. — Vous regardiez une fenétre de la maison ďen face, rap-pela Maggie Yeung, Elle était éclairée. Un gramophone era-chait de lointains coups de tambour, — Oui, dit Mevlido, i 1 7 5 SOnGES Db MEVLIDO Puis il se tut, -II pleuvak, dit Maggie Yeung. Vous m?avez dit que la pluie tombait. Vous écoutiez la musíque ä travers le mur-mure de la pluie. Vous regardiez la fenétre d'en face ä travers ce rideau qui vous empéchak de voir. — Non, dit Mevlido. La pluie ne rn empéchak pas de voir. Elle brouillait ľimage, mais je voyais. je voyais assez bien. Dans ľappartement d*en face, une femme dansait. Elle ne bougeak pas beaucoup. Elle se démenak lentement et sur place. Cétait une gesticulation rituelle. Elle n avait pas de vétement particulier. J'avais le sentiment qu'il s'agis-sait de Maleeya Bayarlag. Elle portait un T-shkt et un short trěs ample* Elle a cinquante ans, eile se neglige, eile na pas toute sa tete. II y a longtemps qu eile a sombre folie. Je ľai reconnue ä sa maniere de se tenir. Vous savez, j'éprouve pour eile une grande affection. Nous nous soutenons dans la vie. Nous sommes ensemble. Nous traversons ensemble ce qui reste. Je ľai reconnue ä ses bras un peu potelés, ä sa lourdeur épuisée, ä son ventre. Elle na plus le ventre lisse de sa jeunesse. Elle dansait ľuga. II marqua une pause, II devait estimer avoir assez menti, assez embrouillé ľhistoire pour que la psychiatre ne dispose ďaucune piste pour aller jusqu ä lui. Maintenant, il se détendait, II se redressa sur la chaise, son regard revint plus franchement sur Maggie Yeung. -Elle dansait ľuga, répéta-t-il. -Attendez, Mevlido, fit Maggie Yeung, comme si eile était avant tout intéressée par ce detail. Qui se trouvait dans ľappartement d'en face, en train de danser? Maleeya Bayarlag, ou Linda Siew? 176 S O N G F S DL MEVLIDO -Je ne sais plus trěs bien, dít Mevlido sur un ton son-geur. Maleeya Bayarlag ou Linda Siew, je ne me rappeile plus. Ou une autre. La psychiatre bougea les mains, Une evidente deception voilak la beauté de son animal visage. -En tout cas, c'etait eile, dit Mevlido. ft v 1 ŕ 21. En sortant du cabinet de Maggie Yeung, Mevlido appela le commissariat. On iui dit qu il avait bien fait de telephoner, car on avait justement un message ä lui transmettre. Berbero'ian ľattendait aujourd'hui ä midi pour un rendez^ vous de travail ä proximité du lieu du crime, dans le fast-food situé en face de ľarrét Iyim Garden West. Mevlido en prit bonne note et raccrocha sans demander de quel crime il s agissait. Il se mit a fläner interminablement sur Memorial Avenue, expioram en particulier un marché couvert ou les nantis de la nouvelle societě s'approvisionnaient en nourriture non polluée et en produits d*hygiéne non testes sur les animaux, puis, cent metres plus íoin, derriěre les facades clinquantes qui cachaient le ghetto Iyim, il s'aven-tura parmi les étals des petits revendeurs, dans la pénombre imprégnée d'odeurs de pétrole et de crasse. La matinée était écrasante de chaleur. II déambulait en économisant les gestes, avec de fréquentes stations dans les endroits climatí-sés, sous les ventilateurs. Dans une patisserie oü 11 s?attar-daít sans rien acheter, un gardíen ľínsulta et le mít dehors. Il était temps ďalier retrouver Berberoian. II poussa la porte du fast-food et monta ä ľétage. Outre Berberoian, ii 178 S O N G L S D F M L V I I D O Y avait la deux inspecteurs qui enquétaient sur ľartentat, Petro Michigan et Bapos Vorkouta. II cala son plateau ä côté de celui de Vorkouta, Les policiers occupaient la table ou> la veille, il s'était installé comme un zombie pour ruis-seler ä ľécart de la mort, a ľécart de la police et ä ľécart de lui-méme - ä ľécart de tout. Alors qu il prenaít place, il se rappela la brúlure du thé sur sa íangue, hier. Des frissons luí parcouraíent les flancs. Sa détresse de survivant était immense. II avait du mal a maintenir le gobelet pres de ses levres sans le lachen Les lycéenncs pépiaient des obscénités á la table voisine, Sur la vitre, ľeau se ramifiait en mille veines et veinules mou-vantes. De nouveau il entendait les roulements de tonnerre. Puís il eut la vision des bulles brunätres qui résistaient aux flěches incessantes venues du ciel, Une fois de plus il voyait cts bulles qui dérivaient, qui n éclataient pas, qui tenaíent bon sous la pluie, et> une fois de plus, il se demandait s'il s'agissait ou non de bulles de sang ou de boue sanglante. Et ensuite, sans transition, il réémergea dans le present. La salle du restautant était vide, Berbarovan ľobservait x ďun air soucieux. Dehors, ía chaíeur pesait. Memorial Avenue navait pas disparu sous le déluge. Les feuilles des arbres étaient vert sombre, bronze. Les contours des immeubles éraíent passes au fusain. Ľatmosphere était ora-geuse, avec quelques gouttes, mais il ne pleuvait pas. Les nuages ne crevaient pas. -Tu as des résultats sur ľidentité de la terroriste? lui demanda Michigan immédiatement. Le commissaire m'a dít que tu faisais des recherches. C^a a donne quelque chose ? Tu as découvert quelque chose ? i 7 9 SON G PS DE MEVLIDO II avait un ton mi-goguenard, mi-agressif. -Et vous? contre-attaqua Mevlido en mordant dans un Sandwich au soja. -On a un peu avancé, résuma Berbero'ían. Pas beau-coup, mais un peu. Le laboratoíre nous a confirmé que c'était une femme. Une trentaine d annces, d'aprés ce qui reste du corps. La physionomie na pas pu étre reconstitute. Des cheveux noirs, une couleur naturelle, c est tout ce quon sah. Dans son sac ä main, íl riy avait rien ďutili-sable pour nous. Pas de papiers, Elle avait tout enlevé, eile ne vouíait pas qu'on soit sur sa piste aprěs sa mott. -Ou queiqu'un les a piqués avant quon arrive, suggéra Bapos Vorkouta. — A piqué quoi ? fit Mevlido. -Ses papiers, dit Michigan. -Pourquoi quelquun aurait pxis ce risque? denianda Mevlido. Ils firent tous les quatre en méme temps une moue dubitative. Le collectif policier réfléchissait. Petro Michigan jeta un coup ďoeíl par ía fenétre. Laprěs-midí avait commence. Des gouttes tombaient avec une grande irré-guiarité, géantes, rares, promettant pour bientôt ía pluíe. Une chauve-souris égarée élan^a son metre ďenvergure ä travers ľ avenue, piana pesamment et disparut dans les épaísseurs d'un tílleul. -Elle avait fair des achats dans un magasin de chaus-sures, reprít Berberoian, mais Jiang et Maguistral ont inter-rogé lavendeuse, eile ne se souvenait pas du passage ď une femme habillée de vert. - Quel magasin? dernanda Mevlido. 180 5 O N G E i DE MLVriDO Comme ä contrecoeur, Bapos Vorkouta jeta un regard sur un carnet ouvert a proximité de son hamburger. -May Chow, dit-il. A quinze cents metres d'ici, sur Memorial Avenue. -Shoes company, dit Mevíido. - Comment ? le fit répéter Michigan. Michigan n entendait pas bien. II était géné par la souf-fleríe de la clímatísation. -May Chow, Shoes company, articula Mevlido en haussant le ton. II y a une autre boutique plus pres, avec le méme nom. -Plus pres comment? demanda Berberoían. - Dans le ghetto íyim, dit Mevlido. -Tu la connais? demanda Michigan, - Qui ? demanda Mevíido. - Cette boutique, tu la connais ? -Ben oui, c'est lä que je suis allé me renseigner. -Elle h" est pas répertoriée, celle-lä, bougonna Vorkouta, Elle n est pas sur nos listes. - Nos fichiers des ghettos ne sont pas ä jour, commenta Berberovan. A chaque fois on en fait la remarque. II fau-drait qu'on actualise tout. -Jiang et Maguistral se sont rendus dans la inauvaise boutique, dit Mevlido. lis n ont pas interrogé la bonne ven-deuse. -Un magasin de chaussures dans le ghetto lyim, fit Bapos Vbrkouta, >ja devait étre plus que minable... Qa devait plutôt ressembíer i un atelier de cordonnerie, non? - Cest minuscule et en sous-sol, confirma Mevlido. Au milieu des ruines. JYi eu du mal ä trouver. 18 i SON G ES DF MEViiDO - (Ja ne colle pas, marmonna Michigan. Mevlido fut aussitôt sur ses gardes. II y eut un court silence, mais, comme Michigan ne développait pas sa pen-sée, Mevlido poursuivit: - La vendeuse avait vendu une paire de chaussures ä une femme avec une robe shockinggreen^ dit-il. -On les cherche toujours, ďailleurs, remarqua BerberoYan. - Quoi ? demanda Mevlido. -Les chaussures, dit BerberoYan. Á mon avis, eltes ont été emportées dans les égouts. - Ou alors, quelqu un les a... commen^a Mevlido. - Qa ne colle pas, ľinterrompit Michigan. Cette fois, il ne marmonnait plus. -Quoi, demanda Berberoían. Quest-ce qui ne colíe pas. - La fille projette ďexécuter trois ennemis du peuple, et eile fait ses emplettes avant de se rendre sur le lieu de ^attentat. Qa ne vous dérange pas? -Elle a peut-étre voulu cacher son pistolet dans le sac du magasin, suggéra Bapos Vorkouta. Cest plus pratique de le transporter comme 9a. Plus pratique et moins voyant. - Admettons, dit BerberoYan. A propos, je vous rappelle que vous parlez ďune arme qui a disparu, eile aussi. - Elle a du étre ramassée par un voyou, dit Vorkouta. -Un de ces j ours, eile va servir pour un braquage, continua Mevlido, - Bon, dit BerberoYan. Inutile de spéculer. Elle a disparu, eile a disparu. II se tourna vers Mevlido. 182 SON (t PS D F MLVIJDO -Et alorSj chez May Chow du ghetto Iyim, vous avez obtenu du concret ? - Oui, dit Mevlido. La femme en vert a raconté pas mal de choses. Par exemple, qu eile habitait Waddell Street» EUe était détendue et bavarde. Elle est restée au moins un quart d'heure dans Je magasin, a essayer des chaussures et ä papo-ter. La vendeuse est enceinte, elles ont passé en revue divers prénoms pour ľenfant. La femme en vert a dit qu eile s?ap-pelait Linda. -Linda, Waddell Street, réfléchit Berberoían. - Tout cadre, dit Michigan, - Quesr-ce qui cadre? demanda Vorkouta. -Tout cadre, répéta Michigan sur un ton sarcastique. Tout cadte formidablement. La fille se prepare á partir mitrailler trois types, eile sait qu eile va peut-étre y laLsser sa peau, et eile essaie des chaussures. Elle est si décontractée et insouciante qu eile donne son nom et méme son adresse ä une vendeuse inconnue. <^a tient vrairnent debout, cette histoire. C est du solide. Mevlido fit un geste ďimpuissance. 11 y a souvent beau-coup ďirrationnel dans les agissements des assassins. On se heurte parfois ä cela, ä une absence totale de logique. Touš marquěrent une pause. -Et Waddell Street, 9a se trouve oil? finit par demander quelquun. -Cest dans Poulailler Quatre, expliqua Mevlido. Aux confins du monde. Pres de la frontiěre. Dans un secteur qu on appelle le Fomllis. - Ah, le Fouillis, se chagrina Berberoían. II ne manquait plus que £a. 18* ■sONChS Di, MEVLIDO -Er tu es alle enquéter lä-bas? demanda Vorkouta. -Oü? fit Mevlido. -Dans le Fouillis. * ' -Pourquoi? s'étonna Mevlido. - Ben, dit Vorkouta, -Pour continuer ton travail sur cette femme, intervint Michigan. Ton enquéte personnelle sur cette femme. - Eh, les gars, vous plaisantez, dít Mevlido. Le voyage peut durer des jours, et si 9a tourne mal on doit rester sur place pendant des semaines. Dehors, un éclair fusa. Le tonnerre mit quatre secondes avant d'ebranler les vitres. Plus personne ne parlait. Mevlido laissa les derniers échos s'éteindre, —J'ai une autocritique mardi, reprit-Ü. Je ne peux pas disparaitre comme 5a, qu est-ce que tu crois, Michigan. On nľaccuseraít ďabandon de poste, -On s'en fiche, de votre autocritique, fit Berberoian. Elle nest pas priofitaire. On peut la repousser ä aprěs votre retour. Mevlido hocha la téte, U avait du rouge sur les lévres, comme ses collěgues, car le sandwich au sója était lui aussi tartiné ď une épaisse couche de ketchup. -Cherchez les traces de cette femme dans le Fouillis, continua Berbero'iam La priorite, c est 9a. Waddell Street, Linda, la trentaine, excellente tireuse au pistolet, avec une tete que vous seul pouvez décrire. Vous possédez assez d'éléments pour remonter la piste, Mevlido. Et il y a aussi un point sur lequel j'insiste. N'oubliez pas de lorgner du côté des bolche-viques. Sondez les vieilles de votre cellule, Elles ont peut-étre entendu parier ďune Linda qui aime s'habiller en vert. 1 H 4 S O N G E S ĽE M E V L f D O -Je les ai deja interrogées, prétendit MevUdo avec aplomb. De ce côté, il n y a rien. -J'ai du mal a croire qu'on ne peut rien tirer de ces vieilles, objecta Berberoi'an. Interrogez-les une nouvelle fois. Je suis certain qu elles nous cachent quelque chose, - Au fait, dit Michigan. 11 paraít que tu pourrais donner une description physique de la meurtriere, - Quelle meurtriěre ? fit Mevlido. - Linda, la kamikaze qui raconte sa vie dans les boutiques de mode, dit Michigan. Maintenant, tous ies quatre, ils s'essuyaient la bouche avec une boule de cellulose qu ils se passaient de main en main et qui perdait peu a peu toute consistance. Ä ľori-gine, cette boule infecte avait appartenu ä Vorkouta, le seul a avoir pensé qu il fallait prendre une serviette dans le distributee du rez-de-chaussée. - Boh, boutique de mode, corrigea Mevlido. Une échoppe lugubre du quartier Iyim, Rien ne la signále ä ľextérieur. Si je n avais pas parle a une indicatrice... - Oui ? ľencouragea Michigan, -Sans le conseil d'une de mes mdicatrices, je me serais fourvoyé dans le magasin de Memorial Avenue, comme vous. - Comme Jiang et Maguistraí, rectifia Vorkouta. - Quelle indicatrice ? s'intéressa Berberoi'an. - Cornelia Off, dit Mevlido. Une mendíante. Elle vend des badges bolcheviques sur le trottoir. Je lui ai parle du sac de chaussures. Elle m'a indiqué la boutique de May Chow a lyim Garden. D'apres eile, c est de moíns bonne qualité,., -Je savais bien qu'il y avait une relation avec les bolche- 185 SONGEi DL M F V I I t> O viques dans cette histoire, le coupa Berberoían ďune voíx ä moitié triomphante. - Une relation mineure, observa Michigan avec sagacité, Jusque-la, mineure. - Oui, dit Bapos Vorkouta, Mineure. -Cest de moins bonne qualité, mais c'est beaucoup moins eher, reprit Mevlido. Ils restěrent touš les quatre pensifs durant huit ou neuf secondes, puis Petro Michigan rompit le silence. - Finalement, eile ressemblait ä quoi ? demanda-t-il ä la cantonade. - Qui ? fit Vorkouta, La mendiante ? - Non, s'immis9a Berberoían. Je suppose que Michigan parle de la terrorists Cest 9a, Michigan? Vous parlez d'elle, nest-ce pas? - De qui ? demanda Michigan. - De la terroriste, fit Vorkouta. - Oui, nasalisa Michigan, Je parlais ďelle. Ils se turent encore un peu, puis, comme Mevlido ne disait rien, Petro Michigan de nouveau rompit le silence. -Tu le sais, toi, dk-Ü en s'adressant sans ambíguíté ä Mevlido. Tu ľas vue. Tu as tout vu. Le commissaire ni a répété ce que tu lui avais raconté. II paraít que c'était une jolie femme* - Oui, convint Mevlido. Une trés jolie femme. Ľorage a éclaté. En un instant la rue a été inondée. Elle a déchargé son pistolet, ensuite eile s'est jetée sous le tramway, Elle souhaitait que sa mort soit un moment ď apotheose. Elle souhaitait fa^onner jusqu'au bout sa propre minute finale. Elle etait comme nous. 1 $6 SÜNGES DE MEVLIDO - Bah, dit Michigan. -J'aurais du ľen empécher, soupira Mevlido. - Mais non, Mevlido, dit Berbero'ian. - En quoi est-ce qu on peut dire qu eile était comme nous ? s'interrogea Vorkouta. - Ben, hésita Berberoi'an. -Elle a fait preuve ďun sacré courage, cette fille, dit Vorkouta, On ne pourrait pas en dire autant de nous. - Chacun fait ce qu il peut, s'insurgea Berberoi'an. On n est pas des kamikazes, mais on nest tout de méme pas un ramassis de lopettes. -(^a... fit quelquun, essayant de peser le pour et le contre, ne réussissant pas ä formuler un commentaire, lis étaient soudain tous les quatre ä pétrir leur gobelet vide ou ä pianoter dessus. lis medkaient. Puis Michigan redressa la téte. - Quoi quit en soit, souffla-t-il, il y a un côté héroľque dans sa fin, -Et eile a épargné le chauffeur, fit remarquer Mevlido. Ľaprés-midi fut torride. Les brumes ďune courte averse fuměrent une minute au-dessus de la plaque de four qu était devenue la chaussée, puis forage se deplaga vers le nord-ouest sans avoir déversé son eau. Le ciel presque aussitôt retrouvasa coloration ďardoise huileuse> mena<;ante. Avant de disperser son équipe, Berberoi'an avait souhaité un nouvel interrogatoire de la vendeuse de May Chow, Shoes company, et il avait demandé ä Mevlido de guider Bapos Vorkouta dans Iyim Garden jusqu au magasin de chaussures, Mevlido et Vorkouta traversérent Memorial Avenue et ils se dirigěrent vers la barriěre de beton qui inter- S O N G E S DL MFVLÍDO disait ä jamais toute entrée de véhicule dans le camp de réfu-giés. Depuis qu ils avaient quitté le fast-food, Mevlido essayait ä haute voix de reconstituer ľitinéraire qui menait ä la boutique. II expíiquait a son collěgue qu il ne se rappelait plus quel chemin ils devraient prendre. II faisait appel ä sa memoire, mais ses souvenirs restaient flous. -C'était aprěs la pluie, dit Mevlido. Tout était trempé et obscur. On va avoir du mal ä s'orienter. Aprěs avoir parcouru dix metres dans le ghetto, Vor-kouta haussa les épaules, -Finalement, inutile que je ťaccompagne, décida-t-il, - Attends, dit Mevlido. A une intersection on devait lais-ser derriěre soi une rangée de maisons éventrées. Cest aprés un moment, Íl ies décroisa. -Vous nattendez quand merne pas que je vous dise ce que vous devez faire, Mevlido ? demanda soudain Deeplane, Sans regarder Mevlido, Íl indiquait vaguement une direction. Sa main pointait sur des annuaires, sur un cen-drier rempli de trombones, sur les résidus d'un journal oü des articles avaient été découpés, mais le geste était impré-cis et indiquait äussi ce qui sommeillait sans bruit un peu plus loin: un appareií de television avec, sur ľécran, ľimage fixe d'un oiseau gigantesque. Mevlido dépla^a le cendrier, il fit pivoter ľécran pour contrarier le reflet de la lampe de Deepíane sur ľimage, et il enfon^a le bouton de commande afin que ľimage s'anime. C etait cela qu il devait faire. Ľoiseau avait pres de deux metres d'envergure. II était posé au bord ď une flaque. Ses ailes claquerent. Si ses plumes i 94 S O N (, E S DF M E V L I D O avaient été blanches ou jaune sale, on aurait eu tendance ä parier d'un pelican, en raison de la taille considerable de ľanimal et parce qu on voyait ľamorce ďune poche qui bal-lottait sous son bee immense, mais ľhypothese ne tenait pas plus ď une seconde. Non, les pelicans avaient une structure différente. Une allure moins massive. Et de toute fa^on, chez un pelican, les plumes nauraient pas eu une telle cou-leur. Depuis le front proéminent jusqu ä ľextrémité de la queue, le corps était noir; il irradiait la noirceur. Si on excepte le bee grisätre, seuls les yeux apportaient de la clarté dans cet ensemble. Trěs écartés, trěs grands, ils avaient une existence dorée et comme autonome, Ľoiseau les ferma et, de nouveau, ses ailes claquěrent, avec un bruit ample de drap qui sěche, abandonné au vent. Un ralenti eüt montré la violence de la gifle qui brassait ľ air et le rabattait. Mais le film navait pas la vocation didac-tique ďun documentaire animalier, la camera fonetionnait selon les prineipes du direct, et sur ľécran on vit la forme se soulever, prendre son envoi au-dessus de ľeau et, aprěs un instant ďeffort, lourdement raser une premiere paiissade * garnie de ills de fer barbelés, puis une deuxiěme, puis s'approcher ďun mirador dont le guetreur était absent, Sur la deuxiěme paiissade figurait un slogan: «SURVIVANT, PREPARE DES ATTENTATS CONTRE LA LUNE!» Le soleil ne brillait nulle part et la lumiěre restait mediocre, mais ľhumidité donnait aux contrastes une netteté excep-tionnelle. Des gouttes perlaient le long des fils, le toit du mirador luisait. On avait ľimpression qu il faisait chaud. Ľoiseau frôla tout cela et il poussa un cri, un bref croas-semen t i 95 SONGPS PF MĽVLIDO Deeplane avait fini de corrlger le document qu il avait sous les yeux. Il réorienta son siege de fatjon ä pouvotr observer ľoiseau en merne temps que Mevlido, -Cest une image virtuelle, évidemment, dit-il. -Je n identifie pas cette bete, fit remarquer Mevlido. - Moi non plus, dit Deeplane. lis avaient recommence ä scruter ľécran, Ľoiseau filait ä moyenne vitesse, il entrebäillait parfois le bee pour craíller. On devinait sur son cräne des chicots de cornes qui en sou-lignaient la nature primitive. -On dirait un ptérodactyle avec des plumes, dit Mevlido. — Un ptérodactyle! protesta Deeplane. On nest plus ä ľére secondaire. -Mais ce brouillard, cette humiditě chaude, 9a y res-sembíe, se justifia Mevlido. -On est aprěs la revolution mondiale, dit Deeplane. Longtemps aprés. Ce n est pas la merne chose. Pas vrai-ment la méme perióde géologique, vous savez. La camera s'effor^ait de suivre ľoiseau, et maintenant c était avec un téléobjectif plus performant. Ľopérateur obtenait des images süperbes, il avait du travailler dans sa jeunesse avec des équipes spécialisées dans le reportage zooiogique, il réussissait des cadrages qui satisfaisaient ľoeil et ne dansaient pas, en dépit de la distance croissante, Ľoiseau était filme de flanc, le plus souvenr depuis tribord arriěre. II survolait des usines qui fumaient peu, des voies ferrées envahies de buissons, des baraquements, des ban-lieues ouvriéres, des rues que des frangipaniers bordaient, d'un vert malade, poussiéreux. Dans le ciel trěs bas, il était 1 q6 SONG-E5 I>E MFVLTDO seul de son espěce. Les autres oiseaux paraissaient nains ä côté de lui et avec precipitation changeaient de couloir aérien des qu ils l'apercevaient, comme on le fait quand on se rend compte quon risque de géner un rapace. Les rues étaient mouíllées, Elles se croisaient ä angle droit et il y régnait une ambiance ďaprěs guerre et ďar-chaísme économique. Les automobiles n étaient présentes que sous forme ďépaves. De temps en temps, on aperce-vait un piéton plante devant un chantier desert ou urinant contre un mur de brique. -Un ptérodactyle, marmonna Deeplane. Ce quil ne faut pas entendre. II ne fixait plus ľécran. Il avait retire ses lunettes, il les essuyait sur le bas de son pull-over. Cľétait un pull-over de laine brune, avec des losanges mineurs, de teinte globale-ment grége. Pendant la minute suivante, Mevüdo continua ä examiner ľoiseau dont la taille, dans ľimage, diminuait. On ne pouvait déjä plus voir ses yeux ni entendre son cri, ä sup-poser qu il les conservät ouverts ou qu il en poussät un encore. -Ecoutez, Mevlido, voilä ce que, dit Deeplane. Vous allez vous rendre la-bas. Comme 9a vous aurez rout le loisir de les étudier de plus pres, ces palmipedes bizarres. Nous navons plus personne dans la region depuis un demi-siěcle. It faut rétablir les contacts avec la réalité, II faut que nous disposions ďautre chose que ďimages virtuelles. On va vous... On va organiser un décrochage pour vous transferer sur zone. Un Intervalle s instaura. II dura plus que les quatre secondes * 97 S O N G £ S DF MEVLTDO qu on accorde ďordinaire aux interlocuteurs, pour que ľun ďeux avale sa salive. -Oh, j'ai déjä entendu parier de missions encore plus idiotes» fink par lächer Mevlido. Mais, tout de méme, une enquéte ornithologique... II ne surveillait plus la creature volante qui, ä cet instant, tournoyait pour atterrir entre une carcasse de camion privée de roues et un talus. II ne s'íntéressait plus guěre a ľoíseau, il tentait de capter le regard de Deeplane* qui sans la protection des verres avait une expression ingenue, evasive, puis il s'arréta sur les mains soignées, tres inteliec-tuelles de Deeplane, et, apres un instant, il laissa son attention dériver au hasard du capharnaüm dans quoi la hierarchie des Organes s epanouissait. Ces derniěres années, on avait introduit dans les bureaux tout un materiel ä la technologie avancée, des monireurs ä haute definition visuelle et des ordinateurs, mais la greife n avait pas réeliement pris et, en vérité, personne n avait fait ses adieux au monde mille fois plus confortable des cahiers manuscrits, des coupures de presse et des classeurs colorés. Aussi les archives en papier s'entassaient-elles partout dans la piece, obstruant ľaccés ä la plupart des claviers et ensevelis-sant ľimprimante que les chefs se partageaient. Deeplane réinstalla ses lunettes sur son nez aquilin et il tendit le bras vers une des piles, dans ľintention de har-ponner une chemise cartonnée, un dossier rouge groseille qu il souhaitait que Mevlido lut. Sur le poignet, la manche du pull-over souffrait ďusure et avait commence a se démailler. Comme ďautres supérieurs de Mevlido, Deeplane portait une tenue en harmonie avec la morale spar- 198 SON O ES DF MEVLinO riate qui inspirait le comportement des Services en general et des Organes en particulier; il était habillé d'un melange de laines fonctionnelles et de tissus modestes, et, quand on était ainsi pres de lui, ä attendre qu'il extraie de la confusion une liasse rouge vif, gonflée de documents ďorigine militaire ou onirique, on se rendait compte que ľinforma-tisation de son departement ne ľavait pas modifié, lui Dee-plane, et ne le modifierait jamais, ne le metamorphoserait jamais en un personnage vilainement séculier, vilainement non intemporel, ne le gächerait, ne le mutilerait, ne le bri-serait jamais. — Ľobservation des oiseaux ne sera pas votre priorite, dit Deeplane, -Ah, dit Mevlido. J'avais cm. Deeplane avait posé devant lui le classeur groseille et maintenant il pouvait en découvrir le titre, une reference chiffree que nous ne reproduirons pas ici et qui ressem-blait, en gros, ä une formule de chimie organique. Le classeur était épais. Il devait contenir des renseignements varies, une liste de directives, des objectifs ä atteindre. - Ce ne sont pas ces animaux-lä qui nous posent probléme, dit Deeplane, - Les hominidés ? dit Mevlido. — Oui, conftrma Deeplane. Ceux-la, out. En dépit de la revolution mondiale, ils sont descendus ä un niveau de barbarie et d1 idiotie qui étonne méme les spécialistes. Cest devenu une espéce inexplicable. Ils sortent de plusieurs guerres ď extermination, mais déjŽL un nouveau conflit est en vue. La population a été divisée par cent, et méme plus. Des continents entiers sont a present inhabitables. Ceux i 99 S O M G E 5 DE M £ V I I D O qui ont survécu restem: organises socialement, mais ils ne croienr plus ni ä ewc-měmes ni ä la société. lis ont hériré de systěmes poíitiques dont lis ont perdu les clés, pour eux ľidéologíe est une priére vide de sens. Les classes dirí-geantes se sont gangstérisées, les pauvres obéissent. Les uns et les autres se comportent comme s'ils s'estimaient deja mores et comme si, en plus de ^a? ils s'en fichaient. - Peut-étre quils ont mute, suggéra Mevlido. - Pardon ? - Peut-ětre qu ils ont été victimes ďune mutation, ředit Mevlido. -Peut-étre. Queique chose a change en eux. On dirait qďíís n arrivent plus á étabiir de difference entre la víe> les réves et la mort. Mevlido n avait pas encore ouvert le dosstet. II prome-nah les doigts sur la formule de chimie organique comme s il auscultait une inscription en braiíie. De sa manche de survétement dépassait un poignet de chemise ä carreaux marron sur fond rouge, Lui aussi semblait s habiller dans ]es surplus de caserne ou chez les sokkurs. - Pour nous, $a rend toute intervention problématique, poursutvit Deeplane. - Et si on continuait ä les laisser dégénérer tranquille-ment> sans intervenir? suggéra Mevlido. Deeplane hocha la tére. Oui, ľ humanite était une espece detestable qui avait systématiquement trahi tous íes espoírs quon avait places en elíe. Ouí, les Organes avaient fini par ľabandonner compíětement ä ses abominations et ä son chaos. Mais mainrenant eile était entree dans sa phase d'extinction, et les Organes avaient decide de réacri- 200 S O N G E S D h M £ V J J D O ver Itut ariden programme de compassion et ďaccompa-gnement. On avait demandé á la branche Action ďinterve-nir de nouveau. II fallait preparer les conditions pour que la longue phase ďagonie ä venir soit moins atroce. Cela signifiait tout ďabord de reprendre le travail de renseigne-ment. On allait envoyer des agents sur zone. Quelques-uns. Les meilleurs. Us auraient pour cache de s'immerger dans la barbarie afin de discerner quelques pistes pour le futur. Alors peut-étre ensuite> pour les generations sui-vantes, on saurait comment favoriser pour ľhumanité une fin un peu plus paisible. C'etait en prevision de cette der-niere traverser que les Organes travaillaient. Mevlido exprima son absence de conviction par un jeu conjoint des lěvres et des sourcils. II avait une téte ronde et austere, les lěvres épaisses, les sourcils épais, un visage qui faisait songer ä la bagarre plutôt qu ä la meditation yogique et au contrôle yogique de soi. lis se turent quinze, seize secondes. Mevlido avait ouvert le dossier. II le feuilletait. -Poulailler Quatre, dit-iL - Cest un ghetto gigantesque, expliqua Deeplane* Mais U va encore grandir aprěs votce naissance. - C'est la que vous m'envoyez ? - Une fois réincarné, on ne sait pas ce que vous devien-drez, dit Deeplane, II y a trop de variables, et lä-bas, c'esc la guerre totale. On ne salt pas oil vous aboutirez. Nous ne contrôlons pas ces choses. - A aucun moment de ma formation, je n'ai suivi de cours sur Poulailler Quatre, diťiL Cľest pour moi un domaine pratiquement vierge. 2 O ! S O N G h S D F M F Y L I D O - Oui, dit Deeplane. Je sais. Nous avons des technícíens qui cotmaissent Ja zone mieux que vous. Mingrelian ou Gorgha, par exemple. -Je croyais que Gorgha était morte, dit Mevlido. -Iís resteront íci, en appui, dit Deeplane sans relever ía remarque. Cľest ici qu'ils seront le plus utiles. D'une cer-taine maniere, ils seront ä vos côtés. Nous aussi. - D'une certaine maniere, répéta Mevlido, Sa voix avait une tonalité amere. Sur ľécran, ľoiseau marchaít en se dandinant. II fit un metre et s'immobilisa pres ďun jerricane carbonise. II était Photographie de pres, en gros pian, comme au debut du film. Ľobjcctif captair scs yeux d'or impenetrates, absolu-ment beaux. -Nous préférons infiltrer lá~bas un agent qui nah pas ľesprit alourdi par trop ďinformations, dit Deeplane. Quelqu un de pragmatique et de solide, avec une puissante memoire onirique. Gest vous tout craché, Mevlido. Mevlido émit un mugissement díscret. Ce n était pas une manifestation ďcnrkousiasrne. - On va vous organiser une incarnation dans un type bien, poursuivit Deeplane. Mevlido bougea encore sa rude téte de bonze pugiliste. II continuait de feuilleter les nombreuses sections et sous-sections du dossier groseille. Ne pas prendre contact avec les araígnées, lut-ii. Ne pas parier aux rats. Ni aux rats, nt aux araignées. Ne pas participer ä des ceremonies oit on évoque lame des morts. Refuser tout entretten avec un psychiatre, II tournait les pages. Accepter son destin quel quil puisse ětre. Accepter sa difference quelle quelle puisse etre, Dissimuler sa 202 S O N G F S Ď E M i. V L I D O difference. II y avait des centaines ď instructions. La plupart paraissaient sensées. Toujours trahir les vainqueurs* lut~il encore. Ses doigts froissaient des intercalaires jaune paille ou jaune canari, ou bleus, ou gris cartonneux. -Tiens, dit-il. II y a eu une dissection. — Dissection n est pas le mot, dit Deeplane. Un de ces.., ptérodactyles, II s'étak empétré dans un buisson de barbe-iés. Le laboratoire en a profite pour le filmer avec un objec-tif special, Mevfido parcourut le rapport et emit un siflflement de désarroi, puis ä haute voix il lut le paragraphe qui concer-nait le systéme digestif. Dans le systéme digestif, aucun aliment n avait été mis en evidence. Ľestomac n était guěre different ďun sac ďaspírateur et il contenait seulement une poussiere sěche, granuleuse et noire. -Vous voyez, Mevlido? fit Deeplane, On dirait une accumulation de bizarreries á ľíntérieur ďun réve. Queique chose modifie leur realite. Et vu d'ici, on n arrive pas vraiment ä saisir ce qui cloche, II faut que ľun ďentre nous.., Ľoiseau était en train ďécarter les ailes pour reprendre son vol. -U n y a pas d'autre solution, dit Deeplane. — Bah, objecta Mevlido. — U faut que quelqu un se dévoue, dit Deeplane. Ľoiseau s'était remis ä frapper ľair avec puissance. Ses ailes enormes occupaient ľimage, on voyait le detail des plumes, et, tout a coup, on eut ľimpression que la camera s'était trop rapprochée et que ľoiseau avait détecté sa presence. U venait juste de se stabiliser apres ľessor. Brusque- 203 50NOLS DE M E V L I D O ment, il piqua derriere un hangar et disparut. Le preneur de vues aussitôt entreprit de le traquer, mais sans succěs. II ne restait plus sur ľécran qu un paysage industriel pas trěs animé, avec des entrepots fermés au cadenas, des garages vides et des promesses de pluie. - Bon, dit Mevlido. je disposerai de combien de temps ? - Pour quoi faire ? - Pour ma mission* -Oh, fit Deeplane. Vous devrez vous maintenir sur zone un bon moment. Le temps que... Comme ä court de mots, il se tourna vers la fenétre, vers ce rectangle de nuit qui jusque-lä n avak joué aucun role dans ľéclairage, parce que derriere la vitre la nuk étak trěs épaisse, mais aussi parce que le verre chimiquement traité ne reflétak pas la lampe qui brülait sur le bureau. De ľautre côté, cétait le dehors, une masse ďespace noir compacte, abyssale, dans laquelle on n'ímaginak merne pas voir un jour apparaitre un debut de clarté. Deeplane avait levé la main, il tra^a devant cet arriere-plan, sur ce fond, une boucle paresseuse qui pouvait signifier n importe quoi, puis la main retomba, frappée ď une espéce ďinappétence. -Soyez plus precis, Deeplane, insista MevJido. -Écoutez, Mevlido, £a durera le temps ďune vie. Vous allez renaítre la-bas, vous allez grandir et devenir adulte la-bas. Vous attendrez la mort la-bas. On a besoin d'un obser-vateur qui vive les choses de ľintérieur. On collectera les informations par ľintermédiaire de vos réves. II y eut un nouveau silence. II était lourd. -Vous allez vous réincarner dans quelquun de bien, Mevlido. 2 Oj) S O N G E S DE M i V I I D O -Quelquun de bien, grommela MevUdo, Et moi? Vous avez prévu de me repécher quand, exactement, une fois ma táche accomphe? -Je vous en prie, Mevlido, ne faites pas comme si vous ne connaissiez pas la procedure, s'irrita Deeplane. íl y a plus de quarante ans que vous subissez un entrainement pour étre envoyé la~bas ou ailleurs, ce n est pas aujourďbui qu il faut decouvrir vos conditions de travail. II avait adopce un ton qui n était pas vraiment cassant, mais ou ia chaleur manquait. Dans ľidée de dirigeants tels que Deeplane, Mevlido avait été prepare a ľaction sur une trěs longue perióde - plusieurs décennies - et, maintenant que ľaction ailait se concretise^ il n avait pas ä exposer ses reticences. II avait re^u sufRsamment de compassion durant les séances ďentraínement, et en réclamer encore, ici5 avait quelque chose ďimportun. -On pourrait peut-étre écourter mon séjour, dit Mev-lido, comme s'il avait le droit de marchander la durée de sa mission. On pourrait peut-étre ne pas me contraindre ä tout vivre jusqu k la mort. -On essaiera de vous exfiltrer avant, promit Deeplane. Vo us savez bien quon essaie toujours. Mais le plus probable, c'est qu'on doive se rabattre sur ľ unique moment vraiment súr ä cent pour cent - votre agónie. On vous récupérera pendant. - Pendant mon agónie.., répéta Mevlido. -Pendant, oui. Si eile est suffisamment longue. Ou un peu aprěs. Deeplane n'évitait pas le regard de Mevlido, et sa voix était plus fraternelle qua la minute precedente. 205 S O N G E S t>E MEVLißO - On essaiera, dit-iL Ses lunettes scintillěrent sous la lampe. II donna encore quelques precisions lugubres. II nexis-taít pas dautres moyens pour obtenir des renseignements fiables. II fallait pénétrer le milieu sans étre soupc^onnable de double jeu, appartenir au milieu des sa naissance, rnener une vie ordinaire parmí les habitants de Iä-bas, connaítre de ľjmérieur leurs soufFrances et leurs peurs. Faire avec eux le chemin qui les menait ä la mort. - Le contact avec nous sera extrémement faible, dit Dee-plane. Quelques réves. Et une légére impression de duplicite qui risque de vous géner un peu quand vous aurez atteint ľäge adulte. (^a vous accompagnera jusqu ä la fin. -La fin, murmura Mevlido. J'espere quelle viendra vite. - Non, dit Deepiane. Elle ne viendra pas vite, Elle viendra ä son heure. U faudra attendre, Mevlido. Mevlido ne lui faisait plus face. On peut merne dire qu il tournait le dos á Deepiane. II s'etait levé et il avait fait quelques pas. II se tenait maintenant debout pres de k fenétre, il appuyait son front contre la vitre, il plongeait en imagination vers les profondeurs du noir, il foncait, il déployait les ailes, des alles enormes et sans couleur> il pro-gressait vers ľoubíi de tout, il aspirait du noir, de Ja poussiere, il acceptait ce que le destin lui avait offert et lui offrait. II avait pleine conscience qu il appartcnait aux Organes et qu il était un soldát des Organes, ä la disposition de ses chefs pour ť eternite- Il avait été forme pour qu un jour on lui annonce son depart et pour qu'il parte. U ne protestait pas. Il ne protestait contte personne et contre 2 O Ó S O N G E S DE MFVLIDO rten, peut-étre parce que, en fia de conapte, en deKors de ce noir, il riy avait personne ní rien. La vitre n avait aucune temperature, eile n était ni tiěde ni glacée. Aucun halo de buée n'indiquajt que Mevlido respirát, - On ne pourra rien accélérer, reprít Deeplane. Vous devrez attendre. -D'accord, dit Mevlído. Mais j'avais pensé que. On espere toujours que. s, T. r 23. Lorsqďil eut appris par coeur les trois cent cínquante-six pages destructions que Deeplane lui avait confiées, Mevíido alia déposer aux Archives la reliure rouge groseille et son contenu integral, il mangea un sandwich devant le distributeur de sandwiches des Archives, puis i! entra dans une salle de gymnastique ou il avait promäs de passer děs que possible pour une ultime seance. Pendant les vingt dernieres années, il s* y était rendu chaque matin pour y suivre trois heures de cours. Les enseignants ľattendaient. lis avaient été prévenus et ils savaient qu ils ne reverraient plus jamais leur élěve, lis ľen-tourěrent, mais sans jovialité ni gravité excessives, ce dont il leur rut reconnaissanc, et il re^ut deux des recommandations pratiques qu'ils s'étaient jusque-lä abstenus de lui trans-mettre, non par gout du secret, mais parce que la philosophic de certains principes élémentaires n est véritablement comprehensible qua k veille du voyage. Pius tot, il n cut enre-gistré que des phrases creuses> tandis que, maintenant, ľurgence restituait aux aphorismes leur utilité et leur sens. 11 remercia ses professeurs et il les salua, et ensuite il fut libre. 208 S Q N G E $ DE MkVLIDO On dispose toujours de plusieurs heures avant un depart de ce genre, pour une mission de ce genre. Des heures pré-cieuses qu'on a ľimpression de perdre, car tout a été accompli des tracasseries finales - prises de sang, scanner, empreintes de voix, levée d'écrou, restitution du materiel professional, declarations solennelles devant la Commission de Contrôle, cloture des credits de cantine, cloture des dossiers médícaux et sportifs —, et on ne sait trop comment donner un caractére positif ä la minuscule portion de vie privée qui reste encore ä parcourir. II est exclu d'aller dormir. II serait vain ďentamer un livre puisqu on ne le finirait pas. Ľ est déconseillé de fati-guer de nouveau son corps dans un éniěme entrainement de close-combat. On a eu, ďautre part, la décence de ne pas organiser, avec ses collegues et camarades, une ceremonie ď adieu. Quant ä s'agenouiller en face d'un mur pour méditer, on se fimerdit volontiere, tant 11 paraít ce soir imbecile de peiner pour apercevoir d'illusoires téněbres, alors qu avant la fin de la nuit on va étre tres efficacement et tres concrětement jeté au cceur de ľespace noir. On se voit done ainsi confronté ä la solitude, dans une oisiveté qui vaut celle d'un touriste en transit dans un aéro-port. Et on essaie de gagner du temps en le gaspillant. Et on lutte pour ne pas faire la seule chose qu'on ait vraiment le désir de faire: téléphoner ä sa meilleure amie. Écouter la voix de sa meilleure amie. Luz annoticeĽ qu'on a été* choisi, que la traversée est imminente. Et qu'ensuite U ny aura rien, plus aucune miette partageable ni dicible5 plus rien qu un silence déme-suré, seulement cela. 209 SON GBS T> £ MEVLITJQ 1 Seulement cela, l ť" > . * - - Un goufFre. < ;k , < -„ j • Aucune passerelle. On a pourtant re^u ľ ordre, pour cette nuit-lä, ďéviter les emotions, et on a jure de se maintenir dans ľindiffé-rence: détaché des étres et des choses. Mais la nostalgie des aventures sentimentales ďautrefois et des complicités sexuelles ou sexuées redéchire une vieille cicatrice sous la conscience. Et on est tracassé par ľidée de parier encore une fois ä une femme, avec !a femme qu on aime, qu on a aimée et qu on aime encore. On a envie ďessayer de com-muniquer encore une fois avec eile, méme si, en prevision de ce moment délicat, la hierarchie ľa éloignée, méme si depuis des années la branche Action s'est arrangée pour la metrre hors ďatteinte et pour lui ôter perfidement tout caractěre reel, pour la désincarner, la rendre fantasmatique, la transformer en pure hypothěse amoureuse. On avise le telephone de service sur le paííer du qua-triěme étage, et on hésite. On n'est pas completement détaché des étres et des choses, et on hésite d autant pJus qu ä proximité, dans le couloir ou dans les bureaux, il n'y a personne, Mevlido hésitait. Ses mouvements devinrent plus lents. II s'était engage dans ľescalier qui menait au troisiěme étage. II descendit encore deux marches, puis il fit demi-tour et remonta. Sur une table d'angle, un telephone noir ordinaire se tenait a sa disposition et, alentour, rien ne bou-geait, comme dans une administration hors des horaires de travail, quand toutes les portes sont fermées á cle et que seuls les néons fcnctionnent. 2 I O SONGES D F MFVLIDO II décrocha le combine. II composa un numero, celui de sa meilíeure amie. - Ici Verena Siew, dit la voix enregistrée de Verena. Si vous le désirez, vous pouvez kisser un message apres Je signal sonore. - Cľest moi, die Mevlido* J'avais envie ď entendre le son de ta vo íx, II y eut une modification dans le silence magnetique, une imponderable surcharge de mutisme, Quelqu un espionnait ä ľautre bout du fíl, pres du répondeur, ou depuis une derivation installée sur la ligne. Mevlido réprima un soupir. -J'avais envie de te parier seul ä seul, dir-il. Quelqu'un nous écoute. Je rappellerai quand nous serons seuls. Trois secondes filérent, suivies ďun craquement élec-trique, Le répondeur avait été coupé. - Cest vous, Mevlido ? demanda une voix masculine. - Oui, dít Mevlido. -Vous voulez parier avec Verena Siew? -Oui, -Vous savez bien que e'est impossible. Elle nest plus joignable, U faut vous contenter du souvenir que vous avez ďelie. Elle ne vous répondra plus, Mevlido, ni ce soir, ni un autre jour. ~Oü est-elle? demanda Mevlido sur un ton qu'il estimate neutře. Oů ľavez-vous... Cest vous, Deeplane? - Ici Schumann, répondit aussitôt la voix. Je remplace Deeplane au standard. - Ah, e'est vous, dit Mevlido. -Oui. 2 11 SONGES DF M F V L I D O - Oil est Verena Siew en ce moment, Schumann ? s'obs-tina Mevlido. -Elle ne répondra pas, répéta Schumann. Ecourez, Mevlido, une fois pour toutes, vous n avez qu ä considérer qu eile est morte. Si eile survit, c?est ä ľintérieur de votre memoire. Et c est ľunique endroit oü vous pouvez encore la joindre. - J aimerais lui kisser un message, dit Mevlido. Pour le cas oü eile serait accessible aiíleurs, malgré tout. - Pas de probléme. Dictez-moi boutonna ce qui devait ľétre. Quinze metres plus loin, le larynx anonyme persistant ä tracer de morncs cercles sonores, et ľeau coulait et coulait et bouillonnait. En face du box pendait une tenue de kung-fu trempée de sueur, sur le banc il y avait un pantalon de survetement noir et du linge de corps, un maillot, une chemise blanche. Elia Fincke, ('expert technique* s'habíllaít de cette maniere, Meviido s'approcha et, assez fort pour étre entendu ä travers les éclaboussures et la porte, il lan^a: - Fíncke, vous étes la ? Je vous dis au revoir. Le déversement aussitôt s'interrompit. Ľexpert technique avait coupé ľarrivée ďeau. - Cest vous, Meviido ? -OuL - On rn a dit que vous partiez bientôt ? -Out, Demain. Demain matin. II y eut trois secondes de lourd silence. Fincke essayait de trouver une phrase anodine, mais il ne trouvait rien et, dej ä, il se recueillait ä la memoire de Meviido, -Vous ětes prét? fmit-il par dire. —Je crois, dit Meviido. 2 i 5 S O N G E S DF MEVLIDO - Bon, alors... Bonne chance, Mevlido, hein ? - Merci. - Nous sommes avec vous, dít Fincke. —Je sais, dit Mevlido. li fallut traverser le gué ďun deuxiěme temps mort, Ľexpert technique ne bougeait plus dans le bac ä douche. Puis le robínet d'arrívée ďeau grinca et, aussitôt, la cata-racte redémarra. Les clapotis de nouveau colonisaient ľespace. Mevlido s éloignait. Ľeau bruissait, Elia Fincke n avait pas repris son chant. ŕ i - xt t í 24. Mevlido laissa derněre lui le vesriaire du kung-fu et il s engagea dans une vaste galerie deserte. Il avait décidé de mettre un terme ä ses déambulations et de regagner le petit studio qu il occupait depuis pres de dix-sept ans. La galerie qui conduisait ä la residence n était percée ďaucune ouvertuře et eile avait une ambiance de forteresse carcérale, avec des gris clairs et des rouges sombres que les architectes miiitaites préconisent pour leurs complexes post-cataclys-miques. Les pas de Mevlido résonnaient sous les voútes de béton cuirassé. Personne ďautre ne claquait des talons devanr ou derriěre lui. H avait ľimpression d'etre un soldát isolé en train de faire une inspection de routine ä trois kilometres de profondeur. Maíntenant il retournait cfiez lui, II allait attendre lä-bas, dans sa chambre. H attendrait lä-bas le décrochage - ce moment dont on minimisait ľhorreur quand on le nom-mait ainsi, avec un terme technique presque abstrait, alors que, concrétement, il s'agissait ď une operation doulou-reuse, ayant toutes les caractéristiques ďun assassinat pur et simple. Voilä ce que, lä-bas, il allait attendre. z i * 7 50NGES DE Al E V L J D O Le logement de Mevlido était situé au-dessus du local oü grondait la chaudiěre du chauffage central, et, en raison de cette proximité, une sourde vibration hantait nuit et jour ies murs, un faible tremb!ement qui nétait pas tou-jours perceptible, mais qui parfois, au contraire, évoquait le frisson ďun cargo ä cent milles de toute côte, quand la mer est ďhuile et que íes machines tournent ä plein regime, U poussa la porte et íl tátonna pour atteindre le bouton électrique. Le mur trépidait familiérement sous sa paume, Une demi-seconde plus tard, ľinterrupteur lan^a un clic fier et decide, ä la maniere typique d'un interrupteur ä bas-culement, mais la lampe eile aussi fit un bruit, et, aprěs une trěs brěve esquisse de fcudre, eile cessa d'émettre. Les filaments venaienr de fondre. Mevlido produisit une voyelle chagrine. Dans un souci d'austérité, ľéclairage des appartements se Umitait ä une lampe centrale unique. Comme il navait pas envie de marcher pendant une heure dans des couloirs Souterrains pour demander, au magasin des accessoires, qu on lui attribue une nouvelle ampoule, il lui restait soit ä se contenter de ľobscurité jusquä ľheure du depart, soit ä mendier de la lumiére auprěs d'un voisin. Il ressortit et fit quelques pas. Sur la porte la plus proche figurait une indication. II replia ľindex, il frappa ä côré de la plaque qui annon^ait: 1157 Mingrelian. Mingrelian était assis devant sa table de travaíí. Ií écri-vait. ~Je peux ťemprunter ta lampe? demanda Mevlido. La mienne a grillé. -Attends, dit Mingrelian. Un paragraphe a terminer. 2 I H SON C» FS DE MhVLIDO II noircit encore douze centimetres de papier, puis il posa son stylo et se leva. Déja il avait en main un chiffon pour pouvoir dévísser ľampoule sans se brüler les doigts. II tira une chaise pour ľamener sous le plafonnier qui, comme chez Mevlido, était ľ unique source de lumiére. Déjá il était monté sur la chaise et il tendait le bras vers le haut, -On devrait nous fournir des bougies, dit Mevlido, - Oui, des bougies* ce serait bien, dít Míngrelian. Sa maigreur lui donnait ľaspect ďun gueux famélique, et son visage anguleux avait le teint bleuátre des grapho-manes, de ceux qui resrent enfermés devant du texte pendant des mois, heure aprěs heure, sans jamais respirer autre chose que h fragrance douteuse des mots, avec pour deri-vatifs un sommeil nerveux et peu reparateur, la lecture de glossakes inextricables, et des réves. La douille crissa et, sans transition, ľ ombre envahit la piece, tempérée par la clarté du couloir qui arrivait depuis la porte entrouverte. -Je pars demain, dit Mevlido. Mingreiian était descendu de son perchoir. -Je sais, fit-il. Ľalerte est maximum depuis hier. Tout íe monde a été prévenu. -Deeplane m'a dit: Mingreiian restera ici, en soutien. -Oui. C'est moi qui rédigerai le rapport sur ta mission. lis se trouvaient ä present dans le couloir. Mevlido eut un sourire approbateur. —Au moins, avec toi, il y aura de ľadjectif, dit-il. ~Bah? dit Mingreiian. Pour ce quils le remarquent. — Ton style ne ressemble pas ä celui des autres, dit Mevlido, 219 5 O .N G fc S Dt MEVLIDO -Oh, dit Mingrelian. Mis ä part toi, ici, personne nap-précie mes efforts. Pour Deeplane ou Schumann, touš les rapports se valent. Qa atterrit sur leur bureau, et, une fois qu ils ľont résumé, its ľarchivent. lis pousserent la porte de la cellule de Mevlido et ils la laisserent ouverte derriěre eux pour ne pas avoir ä se dépla-cer en aveugles. Mingrelian fit claquer ľinterrupteur ä plu-sieurs reprises, comme si ainsi il évaluait ľampleur de la panne. ; - Et le type que je vais... ľínterrompit Meviído. - Quel type ? s'étonna Mingrelian. - Deeplane pretend que je vais me réincarner en un type bien. Ce type, tu as des renseignements sur lui ? -J en ai, dit Mingrelian avec reticence. Mais je les garde pour moi. Je n ai pas le droit de ťinfluencer, II peut y avoir des imprévus. - Quels imprévus, dit Mevlido, -On ne dispose pas de touš les elements, dit Mingrelian. Dans un demi-siěcle, un honíme appelé Mevlido aura ľäge que tu as aujourďhui. Un demi-siěcle, cest des míl-liers de bifurcations possibles. Des bifurcations fundamentales. Et si ľenfant naít dans une famille de délinquants ? Er si, au lieu de suivre le parcours que les Organes ont prévu poux lui, il dévie complétement? S'i] rejoint des bandes de criminels? S'il devient fou? - Bah, souffla Mevlido, -Ne ťangoísse pas, dit Mingrelian. Tout ira bien. De toute raison, une fois lä-bas, tu ne te souviendras de rien. Ou de presque rien. Tu n auras merne pas conscience ďavoir eu une vie antérieure. 220 S O N G E S DL M E V L I D O Mingrelian avait placé un tabouret sous le plafonnier. II se hissa dessus. Maintenant, il s'étirait de toute sa maigreur pour procéder ä ľéchange des ampoules. - Et puis, il est question d'envoyer un autre agent sur la méme zone, dit-il. Un peu plus tard. En complement. -Quel agent, demanda Mevlido. -Une femme, dit Mingrelian. -Jetaconnais? Mingrelian hésita, -Si vous avez vraiment ä faire connaissance, <^a sera Ik-bas, dit-il. - Deeplane ne in a pas dít un mot ä ce sujet, regretta Mevlido. Au méme instant, ľampouíe nouvellement víssée re^ut le courant qu on lui envoyait. Elle papiílota une seconde en gresiliant et s'éteignit. - U y a un faux contact quelque part, dit Mingrelian. - £a in en a tout Fair, dit Mevlido. -Celle-la aussi est grillée, maintenant, dit Mingrelian. - Quelle poisse, dit Mevlido. Mingrelian reprit pied sur le sol, il remit le tabouret ä sa place, sous le petit bureau de Mevlido, et, pendant pres de dix secondes, il se balan^a sans rien dire en face de Mevlido, d'avant en arriere, puis il soupira. - Elle non plus, eile ne se souviendra de rien, dit-il. - Qui ? demanda Mevlido, Ľampoule ? lis échangérent un sourire. ^Je me demande ä quoi eile ressemblera, cette femme, nt Mevlido apres le sourire. - Deeplane en dit toujours le moins possible a ceux qui 2 2 1 S O N G £ S O E MhVLlDO s'en vont, fit Mingrelian. II compte sur le hasard pour que leur mission se déroule bien. Sur le destin. -Bah» moi aussi, dit Mevlido, C'est plus súr que de compter sur les Organes ou merne sur Deeplane. En realite, il ne tenait que modérément k avoir des precisions sur sa vie ä venir. Mingrelian ouvrit le tiroir du bureau de Mevlido, posa ľampoule grillée dedans et le referma. - On va devoir rester touš les deux dans ľobscurité, dit-il, -J'avais ďabord pensé que 9a me dérangerait de passer les derniéres heures sans lumiěre, remarqua Mevlido. Cest pour 9a que je suis alle chetcher une lampe chez toi, Mais, finalement, 9a na pas ďimportance, -C^a repose les yeux, dit Mingrelian. -Tu étais en train ďécrire le debut du rapport? demanda Mevlido. - Oui, dit Mingrelian. Mais c'est surtout a partir de demain matin que je vais rny mettre. - On se fait du the ? demanda Mevlido. -Je veux bien, dit Mingrelian. Mevlido alia rincer la meiere dans ľévier, alluma le gaz, versa ľeau bouillante sur les feuilles et, quand les feuilles eurent infuse une minute, il retourna pres de Mingrelian et servit ä boire. La porte était restée entrouverte et ils profitaient de ľéclaírage venu du couloir, maís ils voyaient mal. Autour ďeux, les murs vibraient tres doucement. - Curieuse soirée ď adieu, dit Mevlido. - Elles sont toutes comme 9a, dit Mingrelian. 222 SONGfcS D £ M É V L i D O Puis ils burent. Ils burent, ils échangěrent encore des phrases insigni-flantes, Mevlido ofFrít ä Mingrelian une valise oü íl avait entassé des vétements et des livres, et, vers minuit, ils se séparěrent. Les murs et le sol frémissaient. La chaudiere grondait ä ľétage inférieur. Elle gronda ainsi jusqu ä ce que Mevlido s'assoupisse, etj merne alors, la vibration se prolonged la musique des flammes ne se tut pas, cette melodie de destruction et de voyage qui de toute fa^on est en nous, depuis toujours, et qu au moment du sommeil chacun confond tantôt avec sa propre existence, tantôt avec sa propre mort. La musique des flammes ne se tut pas, écrivit plus tard Míngrelian dans son rapport, cette melodie de destruction et de voyage, ce chant guttural> harmonieux, regulier, propre a faire comprendre et aimer ľinconnu et ľincon-naíssance, cette clameur sombre qui de toute fafon est en nous, repose en nous depuis toujours, et qui est comme chamaniquement issue d'une mer immobile, huiieuse, lourde, invisitable, ensorceleuse, sourde, sans rivages, sans parfums, rayonnante, noire, sans architecture autre que ľinfini, sans couleur et sans douceur, une mer originelle totaJement noire qu en fermanr Jes yeux Mevlido imaginait rouge, orange, et qu'au moment du sommeil, alors qu en lui s'évanouissaient toute conscience, toute intelligence, il voyait bei et bien amicale et orange, hospitaliére, séduc-trice» et rouge, accueillante, et orange. >' 25- Pendant quarante ans, on s'entraíne pour la reincarnation et le voyage. Or, dans les faits, aucun depart n est sem-blable aux autres. Et on ne sait jamais ä ľavance qui viendra, ni ce qui se passera exactement. Les agents du décrochage, un homme et deux femmes, se présentěrent chez Mevlido plus tot que prévu, vers quatre heures et demie du matin,, ä un moment oil ľen-semble du bätiment était plongé dans la torpeur, lis n avaient pas fait de bruit en marchant dans le couloir, lis ne frapperent pas á la porte qu'aucun verrou ne bloquait, ils la poussěrent en évítant de la faire grincer et ils s'introduisirent ľun aprěs ľ autre dans ľouverture, puis ils la reŕermérent en douceur derriěre eux, Ľhomme alors appuya sur ľinterrupteur. Comme le plafonnier ne s'allu-mait pas, ils restěrent tranquilles quelques instants afin ďaccoutumer leurs yeux ä ľombre. La lumiěre du couloir filtrait au ras du sol, Trěs vite, eile leur sufifit pour agir et pour se déplacer en direction de Mevlido. Mevlido ne les avait pas entendus arriver. Juste ä la minute precedente, il était tombé dans un puits de somnolence, Ils le découvrírent allonge sur le lit non défaít, en 224 SÖNGbS D F M E V I l D O tenue de voyageur, bien protégé, malgré k chaleur que dif-fiisait le radiateur, par un pull-over de laine bleu marine, et chaussé de chaussures de marche. En gros, il ressemblait ä un randonneur endormi dans une salle ďattente. II émer-gea de ľinconscience et il ies apertur soudain fantoma-tiques au-dessus de lui, qui ne bougeaient pratiquement pas er qui ľexaminaient avec des regards de professionnels. Pour le moment, ils se contentaient ďencercler son lit et ils ne cherchaient pas ä le toucher. Ils étaient tous les trois nus comme des vers. Comme des vers, oui, ou comme des enfants venant de naítre, mais peu importe, car au fond il s'agit de décrire une realite trěs simple: aucun vétement ne les couvrait. Ils allaient en effet bientôt conduire Mevlido a travers le néant, oú la possession du moindre artefact handicape les creatures Vivantes, les alourdit et leur interdit le chemin du retour. Cľest pourquoi ils s'étaient deja débarrassés de tout, ne conservant rien sur eux qui rappelät tissu ou étoffe, allant jusqu ä se priver de cache-sexe et ainsi s'exposant ä perdre la dignitě qui sied aux exécuteurs pendant leurs basses ceuvres. Toutefois, parce que leur fonction immediate n avait rien ä voir avec ľcrotisme, et merne n entretenait pas de lien, füt-il ténu, avec une quelconque sensualité, ils assumaient cet exhibitionnisme avec une indifference absolue. Les deux femmes étaient minces. La plus petite cachait une partie de sa poitríne sous une cascade de cheveux qui, méme si la pénombre atténuait les contrastes, paraissaient violemment noirs, de ce noir briliant qui peut avoir des reflets bleus, par exemple au soleil ou sous un projecteur de scene. Elle avait moins de trente ans, des traits qui révé- 225 SONGhS DF MEVLIDO laient une ascendance mandchoue ou ooréenne, et pour-tant, d'un point de vue esthétique, ni son corps ni sa phy-sionomie n étaient vraiment remarquabies. II émanait ďelle une impression de solidite et une menace. On soup^onnait qu eile serait brutale. Une scmzinc plus tot, Mevlido avait díné ä côté ďelie ä la cantine, sans se douter, bien súr, qu il la retrouverait ce matin dévétue prés de son lit. II ľavait jugée revéche. La deuxiéme était plus élancée, et eile avait égaiement une apparence extréme-orientale. Ses cheveux noirs lui couvraient les oreilles, mais ne descendaient pas jusqu ä ses épaules. On pouvait lui donner quarante ans. Elle était ďune finesse et d3une beauté sans commune mesure avec celieš de sa compagne. Elle était superbe. II est vrai que son visage ne souriait guére, mais eile évoquait une déesse impavide et non, comme sa compagne, une étudiante ren-frognée, Quant ä ťhomme, la nudité lui eníevait de la prestance et le réduisait au rang de simple mammifere, trapu et glabre, mais, en méme temps, il avait ľair ďun soldát robuste, assurément expert en judo et doté ďun sang-froid ä toute épreuve. On pouvait lui donner entre quarante-cinq et cinquante ans. II occupait dans le groupe la position ďaíné. Mevlido les avait déjä croisés plusieurs fois, lors de reunions ou au réfectoire, et il connaissait leurs noms: • Tatiana Outougai, la jeune adulte malaimable ä la Iongue chevelure. • Samiya Choong, la quadragénaire magniŕique. • Sergue'íev, ľhomme. 226 S O N O f S Dl: ML VLI DO II les salua ďun geste et il s'assit sur le bord du lit> ne manifestant aucune velléité de rebellion. II avait posé la main sur sa ceinture. II ne savait pas s'il devak ľôter. H ne savait pas comment se comporter devant eux. -Inutile de vous déshabiller, Mevlido, dit SergueTev. Pour vous, tout «ja ne compte pas* - Tout £a quoi, dit Mevlido, -Les precautions, dit Sergueľev, Les precautions ä prendre. - Contre quoi, demanda Mevlido. II ressentait le besoin futile de faire exíster le son de sa propre voix. - Contre la mort, vous savez bien, dit Tatiana Outougaí en haussant les épaules, ses épaules de fille nue+ Á cet instant, la minuterie du couloir s'éteignit, relayée par les veilleuses qui signalaient, tous les quinze metres, la presence d'un raccordement au réseau électrique. Ľobscu-rité s'épaissit de plusieurs degrés dans la chambre. Les images, autour de Mevlido, devinrent moins lisibles. En s'appHquant, on distinguait toujours des surfaces de peau claire, la courbure des ventres et des jambes, la masse inélégante des organes sexuels de Sergueiev, et quelques raches d'encre - les cheveux, les bouches, les aréoles des seins, les touffes triangulaires des pubis. Mais il fallait s'en remettre ä ľimagination pour en voir plus, par exemple pour determiner sur quoi les regards s'orien-taient. Mevlido se tournait vers Samiya Choong, regrettant de ne pas ľavoír encore entendue parier. II déplorait de main-tenant tres mal diseerner sa silhouette, alors que c'était avec 227 & O N ťř E S ť E MLVLIŮO eile qu il aurait préféré étabíir un dialogue. Quelque chose en eile rappelait Verena Siew, sa grace dans la verticalite, une maniere de respirer, d'etre, ou, tout crůment, sa beauté. íl se concentra plusieurs secondes sur ľespoir ďun contact mental avec eile, ďintelligence ä intelligence, et ensuite, comme les ténébres noyaient ses efforts et comme le temps passait, il y renon^a. II se décontracta et il posa les yeux sur du rien. -Je suis prét, dit-iL Sans un mot, Samiya Choong abandonna ses compa-gnons ä la surveillance rapprochée de Mevlido, Avec assurance, eile fít quatre pas en direction du coin cuisine, dont la composition, d'une cellule ä ľ autre, ne variait pas: un évíer, un égouttoir, un placard, un réchaud alimenté par une bonbonne de gaz, un tabouret, une table naine fixée au mur. Mevlido reconstituait ses mouvements ä partir des bruits et des odeurs. Elle se dépla^ait, eile bougeait, le noir ľavait engloutie, et, dans son sillage, ľ air s'agitait. Une volute parfumée dériva jusqu'ä Mevlido, de savonnette récemment utilisée, avec une composante de girofle et de rose. Dans ia cuisine, Samiya Choong se mit ä remuer des objets que Mevlido avait regroupés afin que Mingrelian en hérite apres son depart. Invtsiblement, eile fouillait parmi des couverts, eile secoua un paquet de poudre ä récuter, fit tomber une cuillěre qu eile ne ramassa pas. Elle cherchait quelque chose. La boite qui contenait le the fut ouverte, eile fut refermée, le couvercle soupira en retrouvant son support. On entendit ensuite les mains de Samiya Choong qui auscultaient le mur au-dessus de 228 S O ľl G b $ D F M E V I I D O ľévier. Ses mains se promenaient avec insistance sur la paroi, palpaient le beton, et, au bout ďune demi-minute, eile dit: - On va passer par la fenétre. (^a nous évitera de circuler pendant une heure le long des couloirs du sous-sol. Sa voix était assez banale, ce qui dé^ut Mevlido. Elle ne possédait pas cette quaiité de raucité et de théátralité qu on préte aux femmes fatales, et qďon aime, en general, décou-vrir ä la fin d'une phrase, la nuit, dans la realite ou dans un réve. Cľétait la voix ordinaire d'une femme ďactíon en train de tätonner sur un mur. La chaudiére contínuaít ä ronronner ä ľétage inféríeur. La nuit était paisible, le couloir silencieux, personne n avait rallumé la minuterie, personne dans les cellules voi-sines ne geignait dans son sommeil ou ne parlait. Trés loin, dans les toilettes situées sur le palier, quelqu'un tira une chasse ďeau. Une porte se referma, puis plus aucun bruit extérieur ne retentit. -II n'y a pas de fenétre, dit Mevlido. Dans cette partie du bätiment, les murs ont deux metres d'épaisseur et ils sont aveugles. Samiya Choong ne répliquait pas. La chaudifere ronronnait. — II ti y a pas la moindre ouvertuře, les logements res-semblent á des caves, ajouta Mevlido. Sur ľévier, la bouilloire sonna contre un verre. Samiya Choong écarta le tabouret qui la génait. Une deuxiéme cuillére tomba par terre. Puis, sur on ne sait quelle rainure, une plaque de metal coulissa avec des cris aígus. Une plaque métallique que 229 S O N G E S DE MEVIIDO Mevlido eůt prétendu n avoir jamais remarquée dans sa cuisine, si on ľavák questionné ä ce sujet. - Qu est-ce que vous racontez, Mevíido, pas de fenétre, dit Samiya Choong. -Enfin, protesta Mevlido, Vous étes bien placée pour voir que. II décolla les fesses du matelas et ií se leva, mécontent de ne pas étre cm sur parole. Tatiana Outouga'f et Sergueíev se collerent aussitôt vive-ment contre lui, comme s'il s apprétait ä gesticuler de fa rappela-t-elle. All méme instmu Serguéiev se coula derriere lui et, en lui enfon^ant un pied dans le creux poplité, il lui fit perdre ľappui ď une jambe. Bien qu'il posséákt une carrurc de Jutreur et assez de connaissances martiales pour réagir, Mevlido se laissait faire. II bascula vers ľévier et vers Samiya Choong, Il n avait jamais eu ľintention de résister. II étaít menta-lement prepare ä cet episode, et, aujourďhui encore, dans sa declaration solennelle devant la Commission, il avait réaffirmé qu'il se soumettrait sans regimber aux épreuves du passage, et ensuite a celieš du voyage et a celieš de la renaissance. U nignorait pas que Je décrochage prenait toujour des formes hai'ssables, et que, pour franchir le premier sas, il serait malmen é psychiquement, dépossédé de sa pugnacité, et, sur le plan physique, déconstruit, aveuli, réduit en une masse de chiffons brouillonne. Il avait aeeepte cela. II avait dít qu'íí ľacceptaít. II réprima un gémissement et, guide par Samiya Choong, il affala sa cage thoracique sur ľaréte de ľévier. 2 32 SON ť. ES ÜF MfVLIDO La chute ne ľavait guěre fait souffrir, mais Íl se retrouvait maintenant en déséquilibre, dans une position oblique et humiliante qui avait quelque chose de grotesque. Tatiana Outougai ľobligea ä ramener ses jambes vers le placard de ľévier. Eile ľemprisonnait avec les genoux, avec les hmches, eile avait accentué la torsion des articulations qu eile contrô-kit. Ce qui prolongeait ľépaule de Mevlido n avait désor-mais pas plus ďautonomie quune aile de poulet mort, rachitique et affreusement repliée. Serguéiev ä present lui immobilisait ľautre bras et ľallongeaít vers ľarriere en s'écartant pour laisser place ä Samiya Choong, qui allait avoir besoin de se rapprocher. Tatiana Outougai secouait ses cheveux parŕumés, eile les déversait sur Mevlido, eile se coUait ä lui, derriere lui, eile adhérait ä lui comme une pieuvre. Quelqu un heurta avec le bout des orteils la petite cuillere qui était tombée tout ä ľheure. Et ensuite ii y eut une pause mal mesurable* Une seconde. Ou deux, peut-étre. Ou dix, Un verre vibrait sur une étagere. On percevait les respirations et les battements de coeur, et tres loin, dans ďautres profondeurs, le ronflement regulier de ia chaudiére. Au-dessus de la cuvette, pres de ľégouttoir en aluminium, Mevlido qui ne distinguait rien crut voir un reŕlet, Une lame argentée, grise. II lui vint ä ľidée que Samiya Choong manipulait un rasoir-sabre sous le robínet> maís Íl ne ľeut pas jure, car, en realite, ses yeux ne lui transmet-taient rien de fiable. II n y avait plus de distance entre lui et Samiya Choong, mais, pour ľ instant, eile ľeffleurait ä 23 5 SONOtS D h MFVLinO peine, EUe érair rout pres de lui, sur sa droite, et, contraire-ment aux deux autres, eile ľ effleurait ä peine. On ne comprenait pas ce qu'elle faisait, eile bougeait les mains peut-etre» juste la, au-dessus de ľévier. En arquant le cou tant bien que mal, on devinait devant soi le robinet, une éponge, le liquide vaisselle, un morceau de savon. Ľhumidité faiblement fétide des canalisations s'in-filtra dans les narines de MevUdo, aussitôt combattue et vaincue par les effluves qui avaient pour source le corps de Samiya Choong. La quadragénaire magnifique se tassa sou-dain sur lui, enla^a une partie de son dos, il y eut autour de Mevlído un regain de míel teinté de gírofle, une vague de roses épanouies, et il sentit sur son oreille droite et sur sa joue ľéiasticité émouvante ďun sein, car eiie étak brusque-ment appuyée sur lui, et il se représenta le trés beau visage de Samiya Choong, maintenant extrérnement proche, cette face de tragedienne asiate ou de déesse, et ses yeux trěs brilíants et capabies ďamour que, par faibiesse et par manque de temps j il confondait lei avec ceux de Verena Siew, avec ce qu il se rappelait des yeux de Verena Siew. -J'ai beau regarder, je ne vo is toujours pas par quelle fenétre*.. fanfaronna-t-il ď une voix livide. -Et 9a, c est quoi? dit quelquun. Tatiana Outougaí se fit trěs lourde, eile s'emmélait ä ses jambes et lui tordaít le poignet avec une férocité de plus en plus prononcée, Sergueiev avait une maniere de lui écraser les phalanges ľ une contre ľautre qui lui pétrifiait comple-tement le bras. II dépla^a ďun centimetre ľaxe de sa saisie et tout le flanc droit de Mevlido fut, ä son tour, paralyse. La main gauche de Samiya Choong rampa dans les che- 234 SOM C, ES y>E MLVL1TJO veux de Mevlido pour lui tirer la téte vers ľarriere, mais, comme leur longueur ne permettait pas une saisie efficace, eile poursuivit sa route le long du cräne, jusqu'au front, jusqu ä pouvoir crocheter du bout des doigts les arcades sourciliěres. Alors il devint possible de redresser ía tete de Mevlido, afin qu'il aper^oive J'invisible fenétre* Tout le monde ä ce moment precis était en étroit contact avec Mevlido, presse contre Mevlido, comme com-pactement solidaire de Mevlido. Celui-ci conservait les yeux ouverts, mais ses rétines ne recevaient ou n envoyaient plus de message. Le temps des messages compréhensibles avait pris fin. II était devenu incapable d'apprehender vraiment la nature des événements en cours. Ií se demandait a quelle occupation se Iívraient les autresj s'ils avaient ou non deja procédé au décrochage, s?ils étaient en train d'ouvrir une fenétre ou une trappe ou autre chose. Au risque de lui briser la nuque et de lui abímer les pau-pieres, car c était ä partir de lä qu'elle lui agrippait le cräne, Samiya Choong continuait a lui maintenir la tete levée. Et oui, c était bien un rasoir qui. Un rasoir-sabre. C'était blen un rasoir qu eile faisait aller sous le menton de Mevlido, au-dessus de la bonde de ľévier, comme un archet. 26, íls sortirent ensuite par la fenétre. Poussé par Samiya Choong, Mevlido franchit ľou-verture en premier, suivi de pres par Sergueíev. Tatiana Outougai leur succéda. Ils se cramponněrent tant bien que mal ä la paroi verticale de ľextérieur et ils restěrent tout d'abord immobiles, plaques contre les briques, ayant sous les pieds un ä-pic de vingt metres ou un peu plus. Samiya Choong était la derniěre du groupe. Elle se faufila dehors ä reculons, k tete retenue jusqu a la fin dans les téněbres du bätiment, comme si eile voulait respirer le plus longtemps possible au-dessus de ľévier et de ses horreurs. Instinctive-ment, Mevlido comprenait qu U fallait ľattendre avant de se mettre en route. II ne bougea pas tant qu eile ne fut pas ä son tour coJlée ä Ja muraille, en équilíbre précaire au-dessus du vide. Nul ne parlait. Baignés ďobscurité et de froid, ils commencerent tous les quatre ä progresser en direction de la terre glacée. Entre les briques abondaient ínégalités et crevasses, et par endroits saillaient des portions de canalisations enve-loppées dans un manchon de laine de verre qui les défen- 2 ^ tí S O N G L S DE MBVTIDO dait contre le geh On trouvait des prises ä chaque instant. Méme pour quelqu un qui n était pas un as de ľ escalade ä main nue, la descente ne présentait pas de difficulté majeure. Mevlido se dépla^ait avec une certaine aisance, car il avait des chaussures, et surtout parce que la varappe faisait partie des disciplines qu il avait pratiquées pendant des mil-liers ďheures. Ses compagnons, en revanche, peinaient. Au-dessus de Mevlido, on les entendait gemin Pour eux, qui n avaient pas change de statut organique, ľimmersíon dans ľespace noir signifiaít des peurs et une souffrance que ľen-seignement special n avait pu leur apprendre ä surmonter totalement. lis allaient nus dans un milieu hostile, sous-naturel, sous-réel, et, n ayant pas la possibilité de s'éveiller ou de mourir pour y échapper, ils étaient obliges de subir ľétreinte ďune chose hideuse qui les enveloppait et qui, par touš les pores et par les bronches, seconde aprěs seconde, sans répit» les pénétrait. On ne peut pas s'endurcir au point d'accepter placidement un tel supplice lugubre. Mevlido, lui? n avait pas ä lutter pour se maintenir en vie, et, depuis la scene de ľévier, il affrontait le néant avec un sang-froid dont méme les zombies ou les golems ne sont pas toujours capables. Maintenant que Sergueiev et Tatiana Outougai ne lui tordaient plus les bras vers ľar-riere, maintenant que Samiya Choong ne lui fouillait plus dans le cou avec un rasoir, ľavenir lui paraissait moins sombre. Le décrochage était termine, le voyage avait debute, et pour perspective a present il avait un autre passage} le franchissement de la frontiěre — c'est-a-dire le moment ou il pourrait enfin recommencer ä 2 37 S O N G i S DL M L V I J D O vivre, Ce nétait pas aussi angoissant que ľétape precedente. Pour atteindre cela, ce nouvel objectif, il lui semblait merne qu'íl n avait pas besoin d assistance. Ĺorsque> guide au'dessus de ľévier par Samiya Choong, il avait mis la tete de ľautre côté de la fenétre et senti sa peau absorber ľhu-midité revigorante du dehors, il avait failli se retourner et dire aux autres qu il saurait bien se débrouiller seul, qu'il trouverait le chemin de la frontiěre sans que quiconque ait ä ľescorter dans la douleur et la détresse de ľespace noir, Mais tout ä coup il avait craint de paraítre présomptueux, et? tandis qu au-delä. du sas la nuit glaciale ľentourait et coulait sur lui, il n avait pas prononcé un mot. II navait pas tenté de rentrer la tete vers la cuisine pour parier. Et il avait obéi aux mains de Samiya Choong qui poussaient son corps ä travers la breche. Protege des égratignures par ses vétements, il se laissa glisser le long ďune conduite verticaie, et, sous ses semeJles, il Fmk par scnúr le contact áe la irerre. Au-dessus de lui, en position ďalpinistes et avec des gestes qui man-quaient ď assurance, ses compagnons nus évoluaient, Sergueiev ä son tour rejoignit le sol> puis Tatiana OutougaX. lis s'écarterent, MevUdo continuait ä suivre les mouvements de Samiya Choong. Elle n avait plus que quatre metres ä parcourir. Elle bougeait avec lenteur, en multipliant les hesitations, Elle s'étira pour agripper un tuyau qui saillait sur sa droite. Le manchon en laine de verre se déchira, eile lácha prise et dévissa. Elle s'abattit juste aux pieds de Mevlido. Sans un cri eile roula sur la glaise dure. 2%B S O N G F S DE MEVIipO Sa téte heurta un repli de boue couvert de givre. On peut imaginer ce que Mingrelian aurait pu écrire apres cette chute, Sa téte heurta un repli de boue couvert de givre, aurait-il écrit. Eile était asiatement toujours trěs belle de corps et de visage, et eile était de plus en plus nue. A un metre de lä, Tatiana Outougaľ et Sergueiev haie-taient, adossés contre la brique. Ľatmosphére - si atmosphere il y avait - charriait des substances qui ne devaient guěre convenir ä leur systéme respiratoire. Mevľido, hú, n était plus concerné par la nature des gaz qui circulaient dans ses poumons. Jusqu'au moment oü il se réincamerait dans un embryon ďbomimdé Ü naurait a se soucier ďaucun probléme physiologique. II est vrai que, par instants, on pouvait le voir gonfler et dégonfler sa cage thoracíque, mais il s'agissait ďune pure simulation; cette comédie de la respiration, il la jouait ďabord pour fournir Je flux ďair nécessaire ä Ja parole, et, annexement, parce qu il ne voulair pas étaler sa difference devant les autres. Pour le reste, il faisait sembJant ici d'avoir une vie. La fraicheur nocturne transper^ait. U n y avait pas le moindre souffle de vent. Samiya Choong venait de se cogner le crane sur la terre gelée. Elle était de plus en plus nue. Quelques étoiles scintillaient erttre les nuages, dispen-sant des lueurs avarideuses. On se repérait dans ľespace un peu mieux que devant ľévier, mais guěre mieux. Mevlido s'incJina vers Samiya Choong et il ľaida ä se relever. Elle tremblait de touš ses membres. II voyait ses seins petits se contmcter, son ventre prendre une coloration grise. 2 ^9 S O N (r t S DL MEVriDO Ses genoux saignaient. De nouveau, íl huma sur eile le par-fum de girofle et de rose qu eile avait répandu dans la chambre tout á ľheure, c'est-ä-dire mille ans plus tôt. A cette fragrance deja connue se combinait a present un goüt salé, une saveur ďangoisse et de blessure. - Cest dur, pour vous aussi, dit-il, - Oui, admit-elle, Elle ne desserrait pas les mächoires. Elle pariaiťentre ses dents. -Je peux faire quelque chose, Samíya? -Non. - (^a ne vous derange pas si je vous appetle Samiya? -Non. * -Vous vous étes écorchée? -Non. Enfin, oui, un peu. Il ľattira sur lui, sur sa poítrine, sur le pulí-over tres chaud qu'il avait le droit de porter et eile, non, il la serra, il ľétreignit fraternellement, et eile s abandonna un peu, se pelotonna un peu contre lui, cherchant la compassion qu'il lui offtait et de la chaleur. Elle se reposa ainsi une dizaine de secondes, les épaules comme secouées de sanglots sans [armes. - Et si j'allais seul? proposa-t-U. - Non, dit-elle. - Pour moij insista Mevlido, $a ne représeate plus rien de special. Je nai qua aller droit devant moi. -Non, dit-elle. Il faut que. - Méme si c est loin, continua-t-il. Je ríai qua avancer tout droit. -Non, dit-elle. Sans nous, vous ne réussiriez pas ä. 240 SON C. RS DP MEVLIDO Ensuite, eile se dégagea. Elle alia rejoíndre Serguéíev et Tatiana Outougai. Déjä, le militaíre trapu et la fiUe antipa-thique avaient refermé les bras sur eile. lis essayaient de mettre en commun íeur energie, et íls aílaient en avoir grand besoin pour mener Mevlido jusqua ľendroit prévu et revenir. Ils essayaient cela, mais, ce qu ils réussissaient surtout á faire, c'était frissonner ensemble et étouffer avec des ráies. En attendant que ses trois accompagnateurs reprennent quelques forces, JVfevíido leva les yeux sur le bátiment quils avaient abandonné. Aucune lampe n y brillait. Une immense paroi sans ouvertures se dressait dans la nuk, ttěs vaguement divisée en étages par des repěres tels que les ramifications des canalisations externes, ou des lignes horizontales dans la brique. La hauteur des étages était énorme et ne correspondait pas, de toute fa^on, a une architecture normale. Mevlido scruta cette surface géante pour y retrouver le premier sas, ľendroit par ou ils avaient entamé leur désescalade. II ne vít ríen. La fenétre s'était comme immédiatement murée apres leur passage, nulle cicatrice fraíche de ciment ou de briques neuves n en signalait ľem-placement. Des íe deuxieme étage le regard se perdak, le noir de la muraille se confondait avec celui de la voüte celeste. On ne pouvait avoir une vision complete de la bätisse et on renon^aít ä imagíner que, la derriére, vivait un monde qui avait connu ou connaissait la chaleur et la lumiere, une société constkuée d'hommes et de femmes qui avaient travaíllé ou travaillaient, dormaient et révaient dans des cellules et des salles de sport, des salles ďentraíne-ment, de contrôle, ďétudes. 24 r SON G ES DF M "E V 1 1 D O Le calme était profond et ü dura, puis il fut rompu par un lointain claquement de carabine. En déph des appa-rences, la nuit abritait, eile aussi, certaines formes ďactivité collective. Mevlido se rapprocfia du petit groupe. Ses yeux s'arréte-rent sur le visage crispé de Tatiana Outougái, Ses Longs cheveux ä present ruisselaient en désordre; ils étaient embrouíllés et luí donnaíent un aír de jeune sorcíére. -Vous avez entendu? dit-il. Pendant plusieurs secondes, personne ne pronon^a un mot. -Je crois qu il ne faut pas s'attarder, dit encore Mevlido. -On ne vous demande pas votre avis, Mevlido, dit Tatiana Outougaí. Mevlido s'abstint de répliquer. II jugeait ridicule de se disputer avec Tatiana OutougaL II avait depuis le debut de mauvaises relations avec cette fille, et, désormais, rien n y changerait. - Cest bon, dit Sergueíev, Maintenant, on y va, lis s'éloignerent de la muraille et, sur ľinitiative de Samiya Choong, ils se mirent ä avancer en file indienne. Dans la distance, ďautres coups de carabine claquérent. Les tirs partaient ďun secteur de la nuit qui était situé devant eux. Ils ponctuaient de longs intervalles paisibles et, si on avait absolument vouiu dire quelque chose ä propos du silence qui entourait les voyageurs, on aurait pu dire que, malgré tout, il régnait. Cľétait Mevlido qui, avec ses grosses chaussures, faisait le plus de bruit. II distinguait devant lui un metre de sentier mal éclairé et, immédiatement aprés, les jambes trěs 242 S O N G E S DE MEVLIDO päles et les fesses de Samiya Choong, Celle-ci parcourut sans se retourner un tiers de kilometre, puis eile confia ä Tatiana Outougai le soin ďouvrir la route, et, ensuite, elles se relayěrent fréquemment. La nudité les handicapait. Elles ralentissaient ä chaque instant, sur la boue verglacée qui avair emprisonné des cailloux aux arétes blessanres, ou quand, dans les fondriěres, ľeau cassait et coupait comme du verre, ou quand elles foulaient des coquilles ďescargots ou des detritus. Les herbes étaient rares ou mortes. lis contourněrent ainsi á la queue leu leu plusieurs champs d'ordures que ľabsence de chaussures rendait intraversables. De temps en temps, ä ľhorizon, une fusée éclairante montait, mais pas assez haut et, en tout cas, trop loin pour illuminer de facon utile ľendroit oü ils marchaient. Du paysage on ne devinait presque rien. Ce qu on entrevoyalt faisait penser ä une plaine inondée et monotone, dépour-vue ďarbres. En dépit de leur caractěre épisodíque, les tirs ne ces-saient pas. Au bout ďun quart ďheure, ils sonněrent avec une netteté accrue^ et les imervalles entre les coups de feu se réduisirent. Et soudain, une seconde aprěs une detonation beau-coup plus proche, Meviido entendít vrombir un projectile. lis pressěrent le pas. II y avait des graviers sur le chemin, qui meurtrissaient sans relache ia plante des pieds mis. Les compagnons de Meviido se mirent touš trois a soupi-rer de plus en plus chaotiquement et fort, puis de leurs 243 SON C, LS DP M i_ "V 1 1 D C> gorges sortirent des voyelles rauques qui étaient horribles ä entendre. - On arrive au bord de ľeau, annon^a Sergue'íev. -Si on faisait une halte? demanda Samiya. Choong. -Non, pas encore, dit Sergueiev. —je ne... je n en peine plus? avoua Samiya Choong. - II faut continue^ dit Sergueiev. Leurs voix ressemblaient a des murmures déchiquetés. -Je crois que je vois le camion sur la berge, dit Tatiana Outougai en renvoyant vers ľarriere route sa chevelure. -Ah, dit Serguei'ev. Alors, oui, on peut s'arréter. Les deux femmes s'approcherent de lui et ils construisi-rent aussitöt un groupe aux épaules et aux bras emmélés, un trio pitoyablement animal, comme naguěre au pied de la muraille, comme des oisillons aveugles qui s'agglutinent au fond d'un nid. Mutuellement ils se frictionnérent. lis échangeaient des plaintes breves, une camaraderie affec-tueuse, des souffles. De ce qui les rongeait, des terreurs qui battaient ä ľintérieur de leur corps et détruisaient tout, on ne pouvait avoir qu une representation trés vague. Mevlido se tenait ä ľécart. De ŕa^on inattendue quand on pense aux circonstances, il avait soudain le cerveau visitě par une reminiscence litté-raire, Sa memoire projerair en lui un chapitre de roman qui était en rapport avec ľépreuve actuelle, une scéne sur quoi Mingtelian terminait un de ses ouvrages de fiction. Car Mingrelian rédigeait aussi ce type de textes, des narrations qui ne correspondaient á rien de ce que les Organes attendaient de lui ou lui commandaíent. Des natrations poétiques. II les écrivait pour lui-méme, sans songer ä les 244 S O N G L S DE MEVLIDO diffuser, et, s'il acceptait de les donner ä lire, c était uni-quement parce que ses voisins ďétage les appréciaient et les lui réclamaient avec insistance. MevJido se rappelair ľ episode final de ce Jivre dont il avait oublié le titre. Un étre invulnerable, condamné ä mort, était execute dans ľ unique endroit oü on avait pu ľat-teindre, ä ľintérieur ďun de ses réves. Profondément endormi, il ouvrait les yeux et il voyait sur le sol des bour-reaux qui étaíent venus ä lui sans armes ni vétements, des assassins que la traversée des mondes oniriques avait empoi-sonnés et presque tués: un homme et deux femmes, préci-sément. Ľasphyxie ralentissavt leurs gestes, leur peau avait bleui, ils grelottaient ä ľ entree de Ja chambre. Lui, letre qu aucune arme ne blessait, quittait son lit, il s'approchait ďeux, il les examinait comme s'il allait brutalement leur regier leur compte, et pourtant, envers ces trois individus qui avaient pour täche de le détruire, il ressentait de la compassion. Tel était le mécanisme infernal de ce cauchemar. Méprisant le fait que les agresseurs se trouvaient ä sa merci, il les consoíait, il se penchait sur eux et íeur paríait. Et aínsí se refermait le piége de pitie qu on avait tendu autour de lui. Une ä une, ses defenses s etioJaient, ses capadrcs de resistance ä ľanéantissement. La Sympathie, ľempathie dissol-vaient sa carapace, et, pour finir, en contradiction Sivec les principes qui avaient gouverné jusque-lä son existence, il perdait toute envie de s évader et il allait avec philosophie a la rencontre de sa mort. Ce passage de livre flotta devant lui le temps d'un cla-quement de doigts. Puis il ne ŕut plus. Ensuite Mevlido revint ä Samiya Choong, Sergueiev et 245 SONDES DP MEVIIDO Tatiana Outougaí. Ceux-ci continuaient ä se tasser ľun contre ľautre avec de petits remuements pathétiques, Au-delä du groupe, la nuit restait opaque, et, malgré ses efforts, Mevlido ne parvenait pas ä repérer le camion que Tatiana Outougai avait prétendu apercevoir. La ríve était certainement trěs proche. En tendant ľoreille, on pouvait deviner la rumeur ďun couts ďeau que les fusées éclai-rantes avaient fait luire ä plusieurs reprises. Des vaguelettes clapotaient entre des herbes, des roseaux, et, un peu plus loin, des morceaitx de glace se chevauchaient en grinfant et se heurtaient dans le courant. Les feux de magnesium avaient révélé une large surface, les reflets avaient couru sur d'immenses courbes huileuses. C'était un fleuve qui coulait la, et il se libérait. La debacle du printernps avait debute. Alors que Mevlido songeait ä la debacle, une rafale ďarme automatique crépita, tout pres, ä moms de deux cents metres. - Baissez-vous, Mevlido! ordonnaTatiana Outougaí. Mevlido obéit. II s'accroupit. -Vite, dit Sergue'fev, On court jusquau camion. Le compact enchevétrement de corps denudes se des-souda. Tatiana Outougai* se precipita sur Mevlido. Il sentit ses cheveux voler au-dessus de lui, Elle avait empoigné une manche de son pull-over et eile tirait. -Allez! ordonna-t-elle encore. Restez baissé! Deja eile ľentraínait derriěre eile avec rudesse, Tous, aussitot, ils fiircnt en train de trotter sur des immondices, des boites de conserve, des tessons, des tiges ligneuses de plantes rampantes. Ils avan^aient courbes, comme cassés en 246 50NGL.S DF M L V L, I D U deux, rapidement, sans tenir compte des inégalités du sol et de ses traquenards. lis avaient pris la direction du fleuve. Au bout ďune cinquantaine de pas, ils tomběrent sur le yéliicule qui les attendait, un petit camion militaire, robuste et banal, avec une cabine exigue, un plateau aménagé pour transporter une dizaine de personnes et les abriter sous des baches. Ľavant ressemblait ä un groin de pore. Sergue'iev ouvrit la portiere du conducteur, escaiada le rnarchepied et s'assit au volant. Samiya Choong était arrivée devant la portiere droite. Elle la deverrouilla, eile s'y cram-ponna, et, aprfes des contorsions penibles, eile s'affala sur le siége libre de ľavant, á côté de Sergue'iev. Tous deux anhé-laient comme anhelent des soldats ou des cobayes hurnains qu on a exposes a des vapeurs contenant cent pour cent de chlore. II y eut une nouvelle rafale. Des balles criaient a proxí-mité. On entendait leur désir de mordre, de se ficher au plus vite dans de la terre ou de la chair. -Allez, Mevlido, pressez-vous! s'impatienta Tatiana Outougaľ. Elle voulait que Mevlido monte dans la partie arriěre. La bäche était dessanglée et on pouvait se glisser dans ľouverture, mais il fallait ďabord escalader le hayon qui était relevé. Mevlido se suspendit, fit un rétablissement et bascula ä ľintérieur. Sans sollicker son aide et avec une promptitude ďacrobate, Tatiana Outougaf grimpa ä sa suite. Le camion sentait la toile de teňte humide, Mevlido tätonna et s'assit juste derriere Sergue'iev. II entendait Tatiana Outougái vaciiler dans ľ ombre. 247 SONÍítS DE MEVI7DO II n'y avaít pas de separation entre la cabine et ľarriere, oü étaient fixes deux bancs latéraux formés de lattes en bois. Tatiana Outouga'í fit encore un pas et eile s'écroula sur le plancher, derriěre le siege de Samiya Choong. Elle faisait maintenant face ä Mevlido. Les membres bizarre-ment écartés pour essayer de combattre la suffocation, eile avait adopté une pose qu en ďautres lieux on eüt jugée pornographique, et qui ne la mettaít pas en valeur. Elle ne retrouvait plus son souffle. Aprěs quelques secondes de vaines tentatives, eile ramena ses jambes sur sa poitrine et eile les entoura de ses bras, Adossée au banc, eile eut alors une maniere de se replier qui évoquait les momies aztěques ou nazcas, mais pas parfaitement, car íci ľidée de détresse physique et de tourment se superposait ä celie de la tombe. Maintenant, ses cheveux pendaient jusqu'au soL Elle se repliait, eile repliait son ventre, torturée par des crampes ignobles et des bouffées de mort. Peut-étre aussi avait-elle refu une des balles qui, une minute plus tot, hurlaient leur envie de s'enfoncer dans de la chair. Elle hoqueta, puis eile se tut. Elle resta immobile deux secondes, puis eile se tordit comme seule une momie nazca rourmentée peut se tordre, et, de nouveau, die hoqueta et se tut. Sur le siege avant, Samiya Choong connaissait une souf-france équivalente, Ä son tour eile rassembla son corps en une affreuse position foetale et se tétanisa, Sa bouche emit un son creux qui heurta le silence, un melange de toux, de vomissement et de príěre, Sergueiev, quant a lui, ne se rabougrissait pas, ne se vrillait pas sur lui-méme, mais Íl n'était pas en meilleur 2 AS SON G FS DE MÉVLIĽO etat que ses compagnes. Pour commencer, il resta penché au-dessus du volant comme un accidenté de la route, le souffle court, la téte touchant le pare-brise. Au bout d'une minute? il réussit ä se rasseoir de fa^on normale, mais les poisons de ľespace noir continuaient ä carboniser ľinté-rieur de son organisme et de sa conscience, Il soupirait convulsivement en méme temps qu'il essayait de bloquer sa respiration Ie plus longtemps possible. On entendait ses poumons chercher sans résultat une méthode pour ne pas autant souffrir et on se demandait comment, dans ses conditions, il pourrait conduire. Mevlido se colla contre le siege avant et il tendit la téte comme pour faire une confidence ä SergueTev, Ľabsence de cloison entre passagers transportés et conducteur permet-taít ce genre de manege, II devina la nuque rasée de Sergueiev, une épaule ronde, solide, une odeur de sueur mentholée, Une fusée éclairante jaillit tres loin sur ľ autre vive du fleuve et déchira leňte-ment un bout de ciel. Aíors il remarqua que la peau de Sergueíev était trempée de gouttelettes grises. Certaines s'étaient agglomérées et coulaient, ^Sergueiev, dir Mevlido. II faut démarrer tout de suite. Si vous... -Je sais, dit Sergueiev. — Si vous voulez, je peux me mettre au volant, poursui-vit Mevlido. Vous m'indiquerez le chemin, ľallure que. Ľoreille de Sergueiev remua ä côté de la bo uché de Mevlido, Toute la téte remuait. Cľétait pour exprimer un refus. - Ecoutez, Mevlido, rauqua Sergueiev, Vous avez votre mission, nous avons la nôtre. 2 49 SON G ES D F MfiVLlDO II se redressait sur son fauteuil. - Quand ce sera votre tour d'agir, vous agirez, Mais, en attendant... —Je pourrais peur-etre,.. - Non, vous ne pouvez rien, ľinterrompit Sergueíev. II était en train d'amener le levier de vitesse au point mort. La tringlerie bougea, il y cut une crispation ou une décrispation de ressorts, puis un silence, Sergueíev ne mettait pas le contact, il n essayait merne pas de tourner la cle, ä supposer qu il y cut quelque chose de ce genre sous le volant. Dehors, la fusée venait de s'éteindre. Depuis un des depots d'ordures qu ils avaient longés tout ä ľheure, un coup de fusil retentit. Sur la gauche de Sergueíev, le rétroviseur extérieur vola en éclats. Sergueíev n avait pas läché le levier de vitesse. II en modifia une nouvelle fois la position puis Íl le ramena au point mort. Le véhicule s'ébrania. II n y avait aucun bruít de combustion et aucune odeur qui fůr liée au gas-oil ou ä un carburant quelconque, Lentement, le camion se diri-geait droit sur les eaux chargées de glace. Sergueíev rectifia la route et comment ä ronler le long de la berge, á. třes basse vitesse et sans allumer les phares. II avait du s'entraí-ner á conduire ainsi, désespérément nu et malade, dans ľobscurité inamicale, sur un terrain inegal, ä travers fon-driéres et debris. lis cahotěrent pendant dix minutes en suivant de trbs pres le cours du fleuve, Le camion penchait en grin^ant, gítait, se redressait. Par fois les roues dérapaient sur des surfaces marécageuses. Parfoís le sol ressemblaít ä de la tôle 250 S O N G E S ÜF MIVLIDO ondulée couverte de givre. Parfois il fallait s'ouvrir un passage dans des touffes de roseaux qui barricadaient totale-ment la route. Les tiges craquaient. Elles frottaient Le long de k bäche. Prives de couleur par la nuk, des panaches des-séchés s'éparpillaient sur íe pare^brise ou le balayaient en crissant. Pas un seul grondement ne se faisait entendre sous le capot du camion. Dans le programme de formation de Sergueíev, U y avait eu aussi, ä ľévidence, la maitrise ďun engin sans moteur. Les deux femmes maintenaient les yeux fermés. De leur bouche s'échappak une lamentation trěs faible. Les cahots les secouaient de côté et ďautre et il leur arrivait de se décrisper, ďabandonner leur posture nazca et de s'asseoir en posant les pieds par terre, mais, děs que la douleur et ľangoisse redevenaienr trop fortes, eíles se repliaient totale-ment. Elles se recroquevillaient de nouveau. - Cest loin ? demanda Mevlido. - On a encore cent cínquante kilometres ä faire, dít Ser-gueľev. Cent cínquante et quelques. Mevlido contempla ce quil pouvait distmguer de Samíya Choong sur le siege avant, puis il regarda Tatiana OutougaY qui, aprěs étre restée sur le plancher, avait fini par se hisser sur le bane en face de lui. II traversa la largeur du camion et Íl alia s'asseoir ä côté ď eile. II lui toucha un genou, une main. Sa chair était comme cartonneuse. Elle était épouvantablement froide. -Vous voulez que je vous rechauffe, Tatiana? demanda-t-il. Que je me mette contre vous pour vous réchauffer ? -Non, dit-elle d*une voix mourante. 2 5 / SON&FS DE M £ V L I D O -Je peux vous appeíer Tatiana ? -Non. i II retourna s'asseoir derriére Sergueíev. -Elles tiendront le coup ? demanda-t-il. - Et vous ? dít Sergueíev. Et vous, MevLido? / 27. Děs que le camion eut commence ä rouler cahin-caha sur la berge du fleuve, les tirs cessěrent. Le monde redevint aussi calme qu il ľavait été aux premieres minutes du voyage. Une ultime fleur de magnesium illumina le cours d'eau qui débä-clait sur leur gauche. Elle révéla autour ďeux les étendues de roseaux, les flaques gelées, ľinexistence ďun chemin, puis eile s'éteignit. Nulle autre ne lui succéda. Seul le maigre scintillement des étoiles désormais coupait ľobscurité. Les images se faisaient rares. Les images étaient monotones. Les images étaient uniformément noires. Méme quand eile avait subi un entraínement special, la retině avait du mal ä les accepter en tant qu images. Us avancaient ä petite allure. Sergueiev donnaít ľim-pression de conduire de memoire plutôt qu en fonction de ce qu il voyait venir ä sa rencontre. II tournait parfois le volant avec violence, comme pour éviter, ä la derníěre seconde, un obstacle terrible qu il était le seul ä avoir sou-dain discerné. Sous le chassis cognaient des branches. Les roues écrasaient des plaques de glace, des reliefs de boue. II y avait encore des griffures de roseaux sur le capot et sur la báche. 2 5 =1 S O N G b S DF M. I V L I I> ü Plus tard, le terrain changea. Les pneus prirent appui sur quelque chose qui devait étre une route carrossable. Les murmures végétaux s'interrompirent. On avait quitté les parages du fleuve. Le camion accéléra. Alors, comme il ny avait toujours aucun bruit de moteur, une sorte de grossier silence nocturne se mit ä peser autour de Mevlido et de ses compagnons. Le vent de la course sifflait dans la rainure des portieres et dans les fentes de la bäche qui recouvrait ľarriére. En dehors de ces humbles melodies et des grincements de ia suspension, rien ä present ne rompait la tranquillité ténébreuse du voyage. Ni les passagers ni le conducteur n ouvraient la bouche pour parier, Le froid était äpre, II devait agresser cruelle-ment les deux femmes et ľhomme qu aucun vétement ne protégeait. Nul ne se plaignait. Mevlido était assis en face de Tatiana Outougai dont il devinait de temps en temps les poses obscěnes. Elle changeait souvent de tactique contte la douleur, tantôt essayant de se contracter sur le banc ou en dessous, tantôt au conttaire s'etirant en tous sens, comme si eile souhai-tait mimer un écartělement, tantôt s'avachissant, le visage dissimulé* sous ses longs cheveux. C'était une danse horrible de souffrance horrible. N'ayant ä sa disposition aucun moyen ďatténuer un tel supplice, Mevlido essayait de regarder ailleurs. II se détournait et il tentait ďinterroger ce qui s'étendait au-delä des vitres et du pare-brise. Son regard n allait pas plus loin que Sergueľev» qui, par inter-vailes, láchait un soupir de fatigue, et il parcourait Samiya Choong, qui semblait tétanisée et morte. De ľautre côté 254 S íl N G F S Ľ»F M E Y i- 1 D O Ju pare-brise, íe noir n était traverse d'aucune Iueur? aussi infime fut-elle. La nuit restait indéchíffrable. Mevlido aurait voulu calculer le nombre de kilometres deja parcourus. U aurait aimé savoir combien ďheures encore le sépa-raient de la frontiere. II auraít aimé comprendre ä travers quoi, exactement, ils allaient. Mais ii ne le comprenait pas et il se renfermait en lui-méme, les yeux mi-clos en face de Tatiana OutougaT. Aprěs trois heures de route sans histoire, une grisaille se mít ä sourdre. Elle navait pas pour origine un point cardinal ou le del. Cľétait comme si une malpropre écume avait suinté hors de la terre, avec ľintention ridicule d'imiter ľaube. On découvrait peu ä peu un panorama fait de collines et de bosquets, enlaidi par des fermes detruites et des chevaux de frise. La lumiere se leva ainsi, et, au bout de cinq minutes, eile n évolua plus et stagna ä son niveau de crépuscule sous-marin, mais cela suffisait pour qu a ľoeil s'offre, sur des kilometres, un champ de bataille abandonné, vieux de plusieurs generations, ou persistaient des souvenirs de glaise, de premiere boucherie mondiale et de meurtres ä ľexplosif ou de mutilations dans la glaise. Le ciet quant ä luí ne s'était pas éclaírcí, bien au contraire. íl était infiniment goudronneux et infiniment incolore, íl avait une noirceur de poix noire et il était maintenant vide de tout astre, et méme de toute idée ďastre et d'espace mterstellaire, et, si son caractěre de voüte persistait, le qua- 2 5 5 1 S O N G L S DE MfcVLlDQ lificatif celeste paraissait lui convenir de plus en plus mal. Sergueiev eut un spasme de douleur et il s'écroula sur le volant. II crispait si violemment les mains qua la jointure des doigts la peau finit par eckten Le sang s'accumula sur le bord des blessures et, quand il eut atteint la masse requise pour que le phénoméne se produise, il quitta son support, se rassembla sous forme de bulles et se mit a flotter dans la cabine, Il y avait maintenant, dérivant entre Sergueiev et Samiya Choong, une série de petites spheres élastiques et índocíles. On observe la merne chose quand on massacre un singe en apesanteur, par exemple dans un vaísseau experimental, quand en orbite au tour de la Terre ou de n importe quelle autre boule comparable on éviscěre un chimpanzé ou un chien de laboratoire, sous pretexte, par exemple, de voir ce qui va se passer, ou encore sous pretexte de faire avancer la science, la recherche, la technique chi-rurgicale. Le sang vagabonde globuleusement autour des nautes assassins que, toutefois, le commentateur rémunéré continue ä appeler des cosmonautes, et, poussé par une force qui nest pas ľobjet principal de ľ etude, il va peu ä peu se coller ä ce qui, dans ľimage, joue le role de ciel. Il va constituer un petit troupeau bizarre sur la parol du vaisseau, juste au-dessus de la table de sacrifice. J'ai vu cela, vous aussi, peut-étre, et la nausée m'assaille encore ä cette evocation. On n était pas ici dans une navette spatiale, on se trou-vait en atmosphere noire, mais, aprěs un temps ďertance, ccs globes vermilion, qui dans les lueurs de ľaube ou de la fausse aube avaient plutôt une couleur anthracite, se comportaient comrne s'ils etalent en apesanteur. lis obéis-saient ä des forces résiduelles, et lentement ils abourissaient 256 S O N G L S DF MfcVLIDO en haut du pare-brise, derrifere le rétroviseur ou a la nais-šance du tok, puis, sans se fondre ľun en ľ autre, lis se bous-cuíaient et dansaient au rythme des cahots. Méme si son corps perdait de la substance et, dévasté intimement par la nuit, faisaít mort de routes parts, Sergueiev résistait avec un courage admirable. Sans ostentation, en silence, il se concentrak vers ľavant et il incarnair la volonte ďaller plus loin, coüte que coute, une volonte inflexible. Mevlido se pencha vers lui. ~ On sera bientôt arrives ? murmura-t-iL - Encore quarante kilometres, dít Sergueiev. - Tu veux que je te remplace? demanda Samiya Choong ä Sergueiev* Le court dialogue entre Mevlido et Serguei'ev ľavait sortie de ľabime comateux dans quoi eile s'était momifiée depuís les derniěres heures, depuis qu ils roulaient sur une voie en ciment, rectiligne et uniforme. Elle avait les pau-piéres soudées, eile était roulée en boule sur son siege. Elle avait posé la question sans lever la téte. - Tout ä ľheure, dit Sergueiev. Pour le retour, Tous les vingt metres, la separation entre les dalles de ciment faisait sursauter les passagers. Elle secouait aussi les spheres de sang qui flottaient en haut du pare-brise. -Quand on aura laissé Mevlido ä la frontiere, ajouta Sergueiev. Quand ü sera entre dans le sas. - Bon, dit Samiya Choong. Les pneus chuintaient. Le vent sifflait dans les interstices. Une melodie élémen-taire, continue. 2 M S O N G F S DE MEVLIDO - D'accord, dit-elle encore sans bouger. Pour le retour. Les amortisseurs grin^aient. On entendait aussi cliqueter de petites pieces métal-liques, Jes mousquetons qui servaient ä fixer Ja bäche, des roulements défectueux, un morceau de chaine quelque part ä ľarriere, Tatiana Outougaí se leva. Elle chaloupa jusqu a ľouver-ture de la bäche, au-dessus du hayon. Elle glissa la téte dehors et on ľentendit vomir, puis eile revint ä sa place et eile se rassit en écartant les jambes. En l'absence d'autres bruits dans ľhabitacle, on aurait pu se croire ä ľintérieur ďun planeur, sur le point ďatterrir avec une cargaison de mourants. Une nouvelle moitié d'heure s'ecoula sans un mot. Mevlido observait la Campagne que maintenant, en regardant plus loin que le dossier du siege et les épaules de Sergueiev, on pouvait détailler ä loisir. Quand il en avait assez de compter les cr&teres de bombes et les troncs déchí-quetés, il examinait ses compagnons de voyage, ou encore il dénombrait les billes, les globes et les ceufs de sang qui tremblotaient au-dessus de leurs tétes. Cet homme et ces deux femmes, ü les voyait enfin net-tement et non plus de fa<;on approximative, comme il sarréta, hésita, recula pour faire devant Tatiana Outouga'í une ébauche de signe désolé, Elle était morte. Puis íl souleva la bäche, enjamba le panneau de fer et sauta ä terre. , , Dehors, le matin était la, étonnamment agréable. La portiere de Sergueiev claqua. Samiya Choong avait atteint ľarriere du camion. Sergueiev se rapprochait. Dans les sapins, au niveau de la deuxiěme cloture, un coucou lan$a plusieurs appels et se tut. Mevlido se tenait debout, comme un clandestin abrutí par la nuit et qui ignore s'il a e'té ou non trompé, et qui attend les instructions du passeur. -Un peu plus loin, il y a des canalisations, dít Sergueiev. Il montrait des étendues sur la gauche de la cloture, ä cent metres, et, plus précisément, une courbe de terre ZÓ2 S O N G F S DL ME V LÍDO humide ou une dénivellation naissait, pour se transformer en ce qui devait ětre une petite ravine — un fosse profond, en tout cas, - Bon j dit Mevlido. - Une seule mene a ľendroit oü on vous a dit duller, dit Sergue'iev. —Je sais, dit Mevlido. Je sais aussi quelles portent des numéros. Mais on ne nľa pas indiqué celui que... Sergue'iev vacillait un peu. H s'était campé en face de Mevlido, comme un lutteur devant un adversaire, et il se balanc/ait doucement ďavant en arriere, sekm une technique chamanique, pour continuer ä exister plutôt que pour se battre. Sous son pubis, la masse lourdement caout-chouteuse de ses organes sexuels se balan^ait, eile aussi. -Je vous le donne maintenant, dit Sergue'iev. Zero, zero, seize, Samiya Choong quitta ľappui du camion et eile se pressa contre Mevlido pendant deux secondes, trois secondes, contre son corps, ä gauche, du côté du coeur, et eile lui prit le bras, et il pensa quelle allait lui faire une cle au coude pour le conduíre jusqu ä la canalisation numero zero, zero, seize. Or c'étaít seulement un geste spontane, comme par exemple quand une soeur dit adieu ä son frěre, quand eile lui a deja dit adieu et qu il va partir incessamment et que, de nouveau, eile tient a lui exprimer son affection. Elle le lächa et eile s'écarta. -Tatiana est morte, murmura-t-elle. Ne nous compli-quez pas la täche, Mevlido, Allez-y. Ne traínez plus. Dispa-raissez le plus vite possible. Avec une maniere de bouger les jambes qui dénotait un 2 ó 3 S O N G E S DE MEVLIDO certain engourdissement mental et méme physique, Mevlido quítta les parages du camion et il avanca le long de la cloture. La terre était lourde, trempée de rosée ou de bruine, parsemée de graminées ä moitié pourries et a moi-tié vertes. Les semelles de ses chaussures ne glissaient pas, elles ne s'enfoncaient pas, marcher apportait un certain plaísir et, comme c'était le dernier qui étaít offert, on avaít envie de musatder, de s'attarder. Toutefois, Mevlido avait encore dans ľoreille ľordre suppliant qu avait prononcé Samiya Choong. U ne traínait pas. Et méme il for^ait Failure pour rejoindre la de'niveliation oü il devrait, une fois pour routes, dísparaitre. II sentit dans son dos le regard de Sergue'fev et le regard de Samiya Choong. Ľhomme et la femme étaient restés pres du camion mais Us Yaccompagnaicm encore. Depuis lä-bas ils ľencourageaient, ils le dirigeaient, ils le pous-saient fermement vers ľouverture numero zero, zero, seize. Tous ensemble, ils continuaient ä former une équipe. 28. Le fossé na guěre plus de quatre metres de profondeur Ľendroit fait penser ä un canal en cours ďassechement, au fond ďune combe, Dérangé par ľarrivée de Mevlido, un corbeau bat des ailes sans crailler, puis s'en vole en rasant les flaques ďeau putride qui se sont amassées au bas de la pente. Mevljdo a aper^u ľoiseau, mais il sen désintéresse. II na pas en ce moment ľ Ornithologie en tete* II se campe devant une sortie d'égout, devant un énorme tube de ciment qui surgit de terre, ä mi-pente. Des chiffres géants sont peints sur le ciment, Le dernier chiffre est partielle-ment recouvert de terre herbue, mais on ľidentifie sans risque ďerreur, Cest bien un six. Cest blen la canalisation zero, zero, seize. Cľest bien ie dernier sas, Biemot, Mevlido va s'introduire sous la voute malodo-rante et disparaitre pour töujours, et, comme il est en train de vivre ľultime page archivable de son existence, ľultíme ligne, il avale quelques gorgées ďair frais et il gagne un peu de temps. On peut estimer que ce bref moment d'inaction sera ľimage sur quoi se referme cette aventure. II se dresse lä, avare de ses mouvements, habillé, on le 26} S O N G E S DE MfcVLIDO sait, comme un randonneur pauvre. Son pull-over a souf-ŕert lors du voyage, et, de meme que son pantalon, il est souillé de taches de poussiere grasse, de suie et de sang, Le randonneur s'est frotté contre des parois malpropres et contre des corps blesses. Pres de cetxe bouche de ciment qui émet an mince filet de purin^ Mevlido a une attitude presque normale, quoi-que bizarrement pensive. Ses mains pendent décrispées íe long des cuisses, comme chez un homme qui écoute ľénoncé d'une sentence tout en réfléchissant a ce qui se produira ensuite. Au nord-ouest de ľépaule gauche de Mevlido grisoie une portion de route surélevée, avec un camion qui y stationne, et, pres des roues avant, on distingue deux silhouettes monochromes et statiques, sans vétements, un homme et une femme. lis sont trop loin, on ne lit pas ce qu'expriment leurs visages. Quand on ne sait rien de ce qui s'est passé avant, on ne peut pas comprendre ce qui les occupe. La photographic ne révěle pas s'ils sont íä parce que leur véhicule est en panne, ou parce qu ils font anc pause liée k des nécesskés organiques, telies que ľägo-nie, ľenterrement ďun ou ďune proche, ou la miction^ ou pour ďautres ralsons comme, par exemple, dire adieu ä Mevlido, ou encore parce qu ils veulent ľespionner, verifier qu'il accomplit correctement sa mission, qu il eŕFectue sans tricher ce qu'il doit effectuer, qu il s'enfonce pour de bon dans la conduite numero zero, zero, seize, Mevlido oriente la tétQ vers íe haut du fossé et il regarde le camion et les silhouettes. Ensuite, 11 se détourne. Le gris du ciel est hachuré de brume. Le sol argileux 266 S O N G t S D £ MtVLlDO manque de poesie, il est ďune effarante banalite, avec des mottes luisanres, la plupart du tempi dépourvues ďherbe. Mevíido se trouve ä deux enjambées du fond de la ravine. Á ľendroit que le corbeau víent de quitter stagnent des mares opaques, trop pourries pour refléter le ciel, et des trainees de fange. On ne voit rien ďautre que de la boue, Mevlido reste passif encore trois secondes. II reste passif encore deux secondes. Puis il soupire. H est temps. II se met en mouvement. II ne regarde pas en arriěre, il nessaie pas d'entrevoir une derniěre fois, la-bas, Samiya Choong et Sergueíev. II ne pense plus ä ceux et ä celieš qu il a connus. U empoigne le bord de ia conduite pour se placer juste devant ľouverture. II se hisse sur le bord de la conduite, il fait attention ä ne pas déraper dans la gadoue. II se hisse sur le bord de la conduite. íí fait attention á ne pas déraper dans la gadoue. Cest la-dedans qu il va s'introduire, Aussitôt, il perdra touš ses repéres. II va progresser seul, le corps trěs vite décharné de sa chair et ľáme ímmédiatement amnésique. Et ainsi il va marcher sous terre pendant un nombre ďheures qui ne se mesure pas, il va parcourir une distance qui ne se mesure pas, en obéissant ä un programme grave dans les plus tortueuses couches de son étre, inscrit la durant les séances d'entrainement special. Nul désormais ne le poussera ni ne ľaccompagnera. Il sera seul. II sera absolument seul. U sera aussi absolument libre, quand on y pense. 267 SONGES T> E MfcVLIDO Ainsi Íl va aboutir au ventre de la mere de Mevlido. II va ouvrir la matrice et il va la refermer derriére lui, et il va se repiier, en attendant la suite. Et il va commencer ä attendre. Attendre. II va attendre sa naissance, par exemple. Sur ce sujet, méme les Organes ne peuvent rien savoir ä ľavance. lis ont bluffe en promettant a Mevlido une reincarnation dans quelquun de bien. En realite, les Organes ignorent qui précísément sera la mere de Mevlido, et il leur faudra des années pour retrouver Mevlido, pour s'assurer qu il s'agit bien de lui et pas d'un autre, et pour tenter detablir avec lui un contact pendant ses réves, ou méme plus tard, pendant son agónie. Ou plus tard encore. Les Organes auront du mal ä le repérer au milieu du chaos et de la guerre. Lui, de son côtéy ne les cherchera pas de fafon active. U les ima-ginera peut-étre, il leur obéira ou leur désobéira, mais il n'aura jamais la certitude de leur existence. En aveugle il tätonnera vers des formes qui leur ressemblent. Incons-ciemment il se maintiendra sur une route qui, ďune certaine maniere, les reliera, eux et lui. Quand il faudra choisir de prendre une direction piutot quune autre, ce poids de ľinstinet ne sera pas négligeable, mais le hasard et des cir-constances imprévues compliqueront toujours les choses. Par exemple, il verra le jour en Zone Deux, dans une famille ď Instituteurs qui ont abandonné leur école et com-battent, avec les partisans, contre le rétablissement du capi-talisme sur la planéte. Sa mere et sa grand-měre pratiquent le chamanisme. Elles seront toutes deux enlevées par ľen-nemi trois semaines aprěs la naissance de Mevlido, et retrou- 268 S O N G E S DF MLVLIDO vées pendues ä un balcon, nues et écorchées. Son pere sera tué quelques jours plus tard. Tout autour, les communes égalitaristes sont démantelées ou bombardées ä ľacide, ä la neige vénéneuse, au napalm. Le bébé sera recueilli par des bolcheviques qui fuient devant les troupes contre-révolu-tionnaires. II vivra son enfance tantôt dans un foyer, tantôt dans un autre. Ses parents successifs sont des Jucapires, des Golshes, des Ybürs, des Khalqs, des Chmois survivants, des Coréens. Tous appartiennent au méme camp ideologique, La plupart se considferent comme des soldats qui doivent encore se battre quelle que puisse étre ľampleur irreversible de la déroute. Tous eduquent Ivlevlido dans le sens de la guerre révolutionnaire. Dans cette ambiance le petit gar^on grandira et, quand il sera adolescent, on le retrouvera natu-rellement engage dans un commando des Komsomols. Cest lä qu il recevra ľessentiel de sa formation politique et mili-taire. II participera ä plusieurs actions insurrectionneiles, et, quand les combats s'arreteront, il se fondra dans ies colonnes de déplacés, de gueux et de demobilises qui quit-tent les territoires les plus brülants de la guerre noire. Sa culture sera a jamais celle de la défaite, des sabotages, des rěglements de comptes et de la violence. Ses compagnons disparaissent les uns apres les autres. Ses compagnes aussi. Autour de Mevlido, routes les femmes de sa generation ont, en gros, le meme parcours humain que le sien, Toutes connaissent un sort tragique. Mevlido ensuite appartiendra ä ľimmense Korde des réfugiés qui ont abouti ä Zone Trois. II sera parqué avec eux dans la vaste machinerie des camps et des ghettos qui se substitue lä-bas ä la guerre. II devra construire sa survie 269 SONGBS DE MLVLJDO dans un contexte de mutations génétiques, de déchéance morale, de recul technologique, ďappauvrissement du lan-gage et de la pensée, de duplicite et ďoubíi. U deviendra un laissé-pour-compte pármi les autres, Comme de nom-breux demobilises, il finira par rejoindre la branche la plus méprisée pármi les structures sociales mises en place par les pacificateurs - il s'engagera dans la police. Son sort est le nôtre, celui des sous-hommes et des vain-cus. Et ensuíte, comme pour nous, viendra pour lui ľheure de mourir. Et ensuite: rien, ; A moins que des imprévus. CINQUIEME PARTIE UNE MORT DE MEVLIDO j f r; ] v - 29. J'en ai deja parle précédemment, mais il n est pas inutile de souligner ä nouveau son role dans notre histoire. La lune. Son role dans notre Kistoire. Tantôt eile éclairak nos mondes de téněbres, tantôt eile les noircissait. Je parle ici au nom des Untermenschen et de tous, Elle pourrissait nos réves ďinsanes. Elle pourrissait nos réves d'insanes et eile s'en fichait. Sous ses reflets on nous voyait souvent nous allonger sans pudeur, hallucinés, frétillant du museau et du räble comme des chats malades ď amour, et, tandis que derriěre nos paupiěres closes nos globes oculaires tressautaient, nous la recevions en nous, la sueur sourdant par touš les pores et incisives ou crocs claquant sans cesse les uns contre les autres. Ľivresse nous gagnaít, la lune se fondait en nous. Elle se substituait ä nous. D'autres fois nous nous languissions de la rejoindre coute que coute. Nous gravissions Fintermi-nabie escalier noir qui nous separait d'elle, et, ménie si nous étions loin encore de Favoir atteinte, nous defirions sur les deuces que bientôt eile nous offrirait. Ä Favance nous enta-mions sur ses chairs froides de vastes promenades, ou bien nous allions gésir sur ses immensités quon nous disait 275 S O N G E S D F MEVLIDO vierges et poudreuses. Pendant un instant les plus émotifs ďentre nous émettaient des ráles de bonheur, mais ä la fin une force toujours agissak sous nos consciences, nous pous-sant a la rejeter, á nous écarter ďelle et méme ä désirer sa destruction en tant que lune. Peut-étre nous souvenions-nous des avertissements que nous avions re^us alors que nous étions encore en etat de veille. Peut-étre entendions-nous, méme au fond du sommeil, les hurlements des vieilles de Poulailler Quatre qui nuit aprés nuit appelaient a une insurrection populaire contre la nuit. En tout cas, quelque chose toujours intervenait qui nous conseillait son meurtre, • UN ATTENTAT, MILLE ATTENTATS CONTRE LA LUNE! • SI QUELQU'UN COURT VERS LA LUNE, LAVE-TOLTUE-LE! • SI LA LUNE APPROCHE, TUE-LA! Dans nos discours devant les masses, c est-a-dire devant les agonisants qui trainent dans Poulailler Quatre sans vivre ni mourir, nous accusions la lune d'une multitude de devastations criminelles et nous insistions sur son arrogance, sur sa presence monstrueuse au-dessus de notre naufrage, sans oublier sa beauté ďivoire, si insultante, si décourageante, si obscene. Nous dénoncions les sarcasmes que contenait son silence. Nous qualifiions de moquerie cruelle sa maniere ďenvahir les endroits oil nous som-nolions, hors de tout espoir ou vautrés sur les résidus de ľabsence ďespoir. Souvent ä son sujet nous disions n importe quoi, empörtes par une fiireur verbale dont la grandiloquence ne s'apaisait pas, méme lorsque notre dernier auditeur avait fui. Pour donner de ľampleur á notre pro- 274 S Q N (J E S DF MLVIIDO posy nous ne répugnions pas ä reprendre les vociferations des mendiantes, leurs slogans venus ďailleurs et allant vers ľaíUeurs. Nous divaguions avec brio, évoquant les consequences catastrophiques de ľirradiation lunaire sur ľenvi-ronnement social passe et ä venir. Couches sur des cartons d'emballage, les mouranrs nous écoutaient sans rétorquer. lis étaient distraits, il est vrai, par le spectacle des vautours qui dansaient non loin d'une patte sur ľ autre, et qui gui-gnaient leurs yeux pour plus tard. Parfois se glissait de la poesie dans nos appels au soulěvement, et parfois nous nous contentions de reciter des directives sanglantes. Parfois aussi nous raisonnions ä voix basse pres de ľoreille des aliénés, un peu déconfits de devoir mentir pour les convaincre. Nous parlions de vengeance, d'en découdre avec le mauvais sort en infligeant ä la iune des dommages irreversibles. Certains, et j'en connais, ne se contentaient pas de mouvements de glotte. lis langaient en direction de la lune des projectiles destines ä la craqueler, des fusées incen-diaires qui ďaprěs ce que promettait leur mode d'emploi auraient du la rétrécir et souiller sa clarté d'une suie grais-seuse. La lune toutefois se révélait imbiessabie. La piupart du temps, les projectiles la frôlaient sans ľatteindre. lis retombaient sur la ville, sur des quartiers endormis ou plongés dans une insomnie sans perspective. Quand nous mettions sur pied de telies operations, nous nous arrangions pour que les dégáts, qu il était aisé de pré-voir, touchent des ennemis du peuple et des millionnaires plutôt que ďautreS; plutôt que nous autres et les nôtres. Nous calculions les trajectoires au plus pres et, méme si nos 2 7 5 SONG ES DL M E V L I D O notions de balistique comportalent des lacunes, méme si nos artificiers avaient des theories et des physionomies qui dénon^aient un fort derangement mental, nous ne bom-bardions pas au petit bonheur. Les obus de mortier qui filaient hors de nos tubes allaient finir leur course sur des immeubles trěs éloignés de Poulailler Quatre, trěs a ľécart des ghettos et camps annexes oil se regroupaient réfugiés, laissés-pour-compte et laissés-pour-morts. lis n écUtaient pas sur la lune mais ils frappaient des cibles secondes et réus-sissaient du moins ä égratígner ľennemi et ä ľeffrayer. Us causaient de brefs ravages dans ľunivers des éternels vain-queurs, ils détruisaíent ici une paire ďappartements somp-tueux, la quelques bunkers prives, des ganjonnieres, des nids de gentiíshommes, des clubs pour anciens génocideurs, et ľaffaire en restak ä ce stade, souvent avec peu de victimes. Nous ne revendiquions jamais nos actes, par humilité et par prudence, et aussi parce que, de ľotganisation qui nous employait, nous ne connaissions ni le programme minimum ni le nom. Ľabsence de signature interdisait aux ideologues de qualifier nos crimes, qui děs lors échappaiem ä la publicite. La police peinait sur des impasses, et, aprěs avoir vainement explore des voies de garage, les limiers jetaient ľéponge. La police n attrapait pas les coupables. Non sans duplicite, car en son sein nous comptions des allies, eile ouvrait les dossiers et les laissait vides sans les clore, pendant longtemps, puis eile les arcliivait. Les attentats contre la lune n avaient pas lieu avec une grande régularité, mais ils faisaient partie de la nuit au méme titre que les criailleries des manifestantes bolche-viques ou la puanteur des mouettes, ou les ceremonies 276 S O N G E S DL M E V L I D O rnagiques ď evocation des morts, ou ia chaleur étouffante. lis appartenaient ä notre nuit et nous les approuvions, merne si, au fond, nous n étions plus guére capables de réflé-chir dessus a intelligible voix ou merne de croire aveuglé-ment en leur pertinence. Car merne les moins découragés ďentre nous, merne les plus battants, déjä á cette époque ne prétendaient pas pou-voír infléchir le cours des choses. La pleine lune éclairait le dernier état de la barbarie humaine avant la fin, avant notre fin, et, quoi que nous eussions pu entreprendre, eile conti-nuerait a baigner, de sa lumiére ensorcelante, le final nau-frage. Elle continuerait ä illuminer les ghettos, les camps, les ruines, le capitalisme absolu, la mort, notre mort, la mort des nôtres. JVléme les plus decides d'entre nous désormais fíairaient dans toute action la vanhé ď agin Nous savions que ľépuisante modification du climat se poursuivait, que ľété bientôt s'élargirak encore, atteindrak douxe mois par an et méme plus, et que notre vie serait ä jamais peuplée ďaraignées et de déces et de moments ďinconscience ou de semi-conscience. Nous pressentions qu'il y avait bien peu de chances ďun jour connaitre ľaube ou le réveil. Les attentats contre la lune ne nous apaisaient pas, lis ne contrariaient pas notre tendance ä sombrer fous. Mais ä nous, qui n avions plus de ressort, plus de rigueur idéologique, plus d'intelli-gence et plus ďespoir, ils donnatent ľimpression qu ä ľen~ vers du décor, peut-étre, ľexistence avait garde une ébauche de sens. í 30. Le tramway s'arréta devant la Porte Leonor Iquitos puis reparrit. Au méme instant, Mevíido sentit qu un réve remontair vers la surface de sa memoire. Quelque chose bougeait, venu des vases prüfendes, avec des dialogues, des decors, des episodes, toute une histoire dont il eut immédiatement ľ intuition quelle pouvait avoir pour lui une importance fondamentale. Le film onirique se rapprocha, mais, comnie fréquemment cela arrive, il se déchira au dernier moment et se bloqua sur une unique vision qui ne révélait ni un avanx, ni un aprěs. Une femme nue, ä ľintérieur ďun camion de ľarmée, était sur le point de mourir. Le contexte manquait. De la trame du songe, de ses rebonds dramatiques, il ne res-tait rien. Mevlido se concentra sur ce cliche mental qui déjä mena^ait de s'évanouir. La scene ne lui évoquait rien qu il eut déjä vécu dans la realite ou dans le sommeiL Les traits de [a femme étaíent dissimulés sous de longs cheveux qui lui tombaient en désordre devant le visage, des cheveux ternis par ľobscurité et la sueur. Son corps ne ressemblait pas au corps de Verena Becker, Ce corps mourant- Ce n était pas celui de Verena Becker, 2 7 H S O N G E S ÜF MtVIlDO Il descendit ä la station Porte Marachvili. La lune ne se jnontrait nulle part. Les lampes autour de la station répan-datent une lumiére de cave. Deux autres passagers etaient sortis du tramway en merne temps que lui. U n avait pas envie de cheminer en leur compagnie. II s'attarda une minute sur la plate-forme pour leur permettre de prendre de ľavance. Il les regarda rapetisser lentement et entrer dans Pou-lailler Quatre. Exhalee par la Porte Marachvili, la puanteur de duvet sale, de boue fienteuse et de ghetto arrivait par bouffées tié-dasses. Je me trouve en face de Poulailler Quatre, pensa-t-il, en train d'attendre que des silhouettes humaines rétrécissent. Je sens sur moi la pesée de la nuit. Un jour, je ne sais quand, j'ai réve d'une femme qui agonisait ä ľintérieur ďun camion militaire, puis je ľai oubliée. Je n'arrive pas ä me souvenir ďelle ou des relations que j'entretenais avec eile. Son nom rn est sorti de la tete. Je ľai laissée derriěre moi avec les autres. Elle est morte derriere mol comme les autres. Moi, j'ai survécu, je suis debout sur une plaque de ciment bran-lante. Je ne bouge presque pas. Je transpire sous le lampa-daire. Le temps est noir, La chaleur nocturne recouvre le paysage ďune buée diffídlement respirable. Les odeurs qui soufflent depuis chez moi me dégoutenL Ma vie ressemble a beaucoup ďauttes. Elle ne ressemble ä ríen. Elle na aucune raison d'etre. Au bout d'un moment* il se mit ä marcher vers le ghetto. J 19 i í SONGESDLMLVIIDO 1 j Deux femmes ľattendaient sous ľarche de brique qui ' figurait la Porte. Elles le guettaient toutes les deux, immo- | biles et noyées ďombre, presque côte ä côte, mais on se j rendait compte qu*elles n étaient pas ensemble. La pre- j miěre s'adossait au mur, avachie dans un survétement beige ! qui lui ôtait toute féminité et ľalourdissait. Maleeya, pensa J Mevlido avec affection. II était heureux ä la perspective de rentrer avec eile ä Factory Street. Quand il fut a une qua-rantaine de metres, il lui fit signe. Elle ne répondit pas. La deuxiěme était assise sur un pliant Elle portait des lunettes ä verre épais, dont la branche gauche était rafistolée avec du chatterton. Elle se leva pesamment et agita la main en sa direction. Elle avait une jupe ďhiver, tres élimée, et un I corsage strict qui, au niveau du coJ, se refermak sur les mines ďun jabot de dentelle. Ses pieds étaient lestés par de lourds godillots de mendiante. Quand ií fut plus pres, Mevlido rec^ut son odeur. Elle sentait la sueur de vieille, le biscuit rance. II la toisa avec déplaisir* -Cornelia Orff! sexclama-t-il. Quelle bonne surprise! Lautre tendit vers lui un index décharné. Elle le secoua cinq ou six fois, comme quand on gronde un gamin. -Et la derniěre reunion de cellule? rituelle. On ťa attendu. Mevlido écarta les mains en geste ďimpuissance et tenta un mensonge, -Jľavais ľintention de rny rendre, expliqua-t-il. Mais ensuite il s est mis ä pleuvoir. Les égouts ont débordé dans Factory Street. -Je me rappelle pas cette pluie, dit Cornelia Orff. 280 S O N G E S DF MEVIÍDO — La chaussée avait disparu sous les tourbillons, assura Mevlido. li pleuvait de plus en plus fort. Les eaux mon-taient, -Tu aurais pu braver les elements, gronda Cornelia Orff. Cest pas ä cause ďune petite averse qu on doit laisser tomber les taches politiques. -On était bloqués par ľinondation, se défendit Mevlido, Tu peux demander ä Maleeya. Pas vrai, Maleeya? Tu te rappelles, toute cette eau dans Factory Street? Maleeya venait de se décoller du mur. Elle fit les trois pas de distance qui les séparaient, vint se presser contre son flanc. Elle sourit vaguement. Elle orientait la téte vers lui. Ils s'étaient rejoints, lui et eile. Mevlido posa sa main sur sa hanche. -Tu te rappelles, la semaine derniěre? demanda-t-il. On regardait par la fenétre. II pleuvait, 9a tombait trěs fort. La rue ressemblait ä une riviere. On ne pouvait pas sorrir. -La pluie, dit Maleeya. La riviere. Qa tombait. On pouvait pas sortir. -Tu vois? dit Mevlido. Elle confirme. Tu vois bien que je ne raconte pas d7histoires. Cornelia Orff exprima son scepticisme avec une sorte de hochement de téte cracheur, -En tout cas, cette fois, tu nous échapperas pas, dit-elle. -Vous échapper, bégaya Mevlido. Qu est-ce que. - Ce soir, on va y aller ensemble, dit la vieille. -Comment c;a, ce soir? protesta Mevlido. H y a une téunion? 281 SONGtS DE MEVLino - Et comment, qu il y a une reunion, dit la vieille. -Je n ai pas été prévenu, dit Mevlido. -Si tu veux étre prévenu* faut venir aux reunions, dit Cornelia Orff, Elle était en train de replier son siege. Elle y fixa une courroie er passa la tére dans la boucle. Elle le portait maintenant en bandouliěre, ä côté de sa besace de pau-vresse. -Ailez, en route, dit-elle. -Attends, objecta Mevlido. Je ne peux pas. Je suis avec Maleeya Bayarlag, - Et alors ? fit Cornelia Orff, Le Parti na pas de secrets pour une representante des masses laborieuses. On peut ľaccueillir comme stagiaire ou comme sympathisante. - Oui, dit Maleeya. Sympathisante. -Sympathisante de quoi? senerva Mevlido en se tour- nant vers eile, -Je ne sais pas, dit Maleeya. Je ťaime, Yasar. Tout ce que ru aimes, je ľaime. Un oiseau nocturne passa au-dessus de leur tete en remuant ľaír fétíde avec sauvagerie. Ils se regarděrent tous les trois quelques secondes sans rien dire, Ľ oiseau avait dis-paru. - Et eile a lieu oü, ía reunion de ce soír ? demanda Mevlido. Cornelia Orff adopta soudain une mine de conspira-trice. Elle se tassa de dix bons centimetres et proměna ses yeux presque opaques sur les environs. Elle les proměna en prenant son temps. Elle vérifiait que nul mouchard n es-pionnait leur conversation. 2 8 J SONG ES DE MF V LIDO -Ä ľusine de traitement de déchets numero neuf, diu-chota-t-elle. -Numero combien? demanda Mevlido. -Neuf, chuchota la vieillarde aprěs une nouvelle verification. - La numero neuf, c est la que je rravaílle, dit fíěrement Maleeya. - Bon, dit MevJido. (Ja veut dire qu on va passer juste á côté de Factory Street. On pourra laisser Maleeya devant la maison. -On est en retard, dit la vieille. On na pas le temps de faire de détours. Maleeya va venir avec nous> un point, c est tout. On coupera par Gateway Street. -Cest idiot, protesta Mevlido. La tuiit, Íl y a ď immenses troupeaux de poules qui se forment lä-bas. {^a rend le chemin impraticable, - Quest-ce que tu racontes avec tes poules? s'indigna la vieille. Autrefois, on a su écraser les ennemis de classe. Tu crois qu on va se laisser impressionner par de la volaille? -EHes sont mutantes* prévint Mevlido, - Mutantes, dit Maleeya. -(pa, pour les écraser, on les a sacrément écrasés, pour-suivit la vieille en ricanant ďun air pensif. La discussion était close. lis partirent. Cornelia Orff dirigeait les operations. Les rues, le plus souvent, étaient privées ďéclairage* Pour montrer sa connaissance de la ville, la vieille com-menca par choisir des ruelles infames qui ressemblaient ä des couloirs imprégnés de pisse, puis, quand elle-méme se 2 H 3, S O N G b S E> F MEVLIDO sentit proche de la nausée, eile se mit ä suivre des itiné-raires plus raisonnables. Mevlido serrait la main moite de Maleeya et il trainait les pieds, mécontent, ä un metre de Cornelia Orff. Quand ils furent engages dans des artěres un peu plus larges, celle-ci, en proie ä une subite exaltation, leur proposa de se déplacer en cortege. II ne faut pas craindre de déployer notre drapeau, s'enthousiasma-t-elle. Il faut que les masses s'apergoivent de notre existence. Si nous montrons assez de conviction, elles nous éliront comme avant-garde et elles s'aligneront derriěre nous comme un seul homme. Le moment est favorable, nos idées progressent, et le Parti a observe, ces temps-ci, une montée des luttes. Mevlido haussa les épaules, Contre sa hanche, Maleeya Bayarlag peinait ä suivre le rythme. Elle haletait, Elle ne disait rien. Mevlido lui embrassa la joue. -Ne ťinquiěte pas, chuchota-t-il. On va sJen sortir, - Mais non, dit Maleeya. - Aprěs la reunion, cette nuit, on se retrouvera ensemble, promit Mevlido. - C'est pour <;a, dit-elle, sans pouvoir terminer sa phrase. -Oui, dit-ii - Cest pour 5a qu'on est fichus, poursuivit-elle. Parce qu'on est ensemble. - Mais non, fit-iL -Mais si, Yasar, chuchota-t-elle. C'est pour ^a. Au merne instant, Cotnelia OrfiVéclaircit la voix, puis eile commen^a ä lancer des slogans, Elle savait que ni Mevlido ni Maleeya Bayarlag ne les reprendraient, mais eile était grisée par ľidée qu eile occupait le premier rang ďun 2 H4 S O N G F S DE M fc V I I O o defilé dont eile avaít eu ľinitiative, et eile ne se retournak pas, préférant imaginer ä la hausse le nombre des manifes-tants qui piétinaient derriere eile. Certes, les armées prolé-tariennes ne déferlaient pas sur la chaussée comme un fleuve impétueux, mais, pour une fois., un détachement aux solides positions idéologiques avaít répondu present ä son appeí. Et méme si Maieeya Bayarlag était une recrue fragile, méme si Mevíido, en tant que policier, appartenait a une catégoríe puante, eile navancait pas seule dans la rue, Elle sentait dans son dos un embryon de foule, eile récitait intérieurement les brochures du Parti qui exposaient les principes de la marche en avant, la dynamique liant indis-solublement ľavant-garde et les masses. Et cela lui donnaít une energie formidable. - OUVRIER, SOLDAT, REPRENDS Ä ZÉRO TES VIEUX REVEŠ! cria-t-elle. • ÉGARE-TOI, REPRENDS Á ZÉRO TES VIEUX REVEŠ! • HURLE Ä LA LUNE AVEC LES ÉGARES! • REPRENDS TOUT Ä ZERO, DONNE DES ORDRESÄLALUNE! • SILALUNEN'OBÉITPAS^TUE-LA! • OUVRIER, SOLDAT, TU ES LE FRAGMENT D'UN VIEUX RÉVE! • VA SUR LA LUNE, ÉGARE-TOI, TUE-LA! Ainsi que Mevlido ľavait redouté et prédit, les poules mutantes avaient envahi Gateway Street et elles en occu-paient la totalite sans laisser libre la moindre surface. La troupe qu elles formaient était grisátre, continue, indiffé-renciée et agressive. Par malveillance, mais aussi par ľeffet 2 H5 S O N G E S DF NíFVLIDO ďune bétise collective obstinée, la multitude interdisait le passage. Les corps gloussaient jusqu ä hauteur de genoux et résistaient. II était pratiquement impossible de se frayer un chemin la-dedans sans combattre. Cornelia Orffs'engagea avec vehemence dans les épaisseurs cancanantes et se mít ä donner de violents coups de pied devant eile. Elle brandis-sait le pliant qu eile avait jusque-lä porté en bandouliěre et eile s'en servait ďune fa^on brouillonne, un peu comme quand uti épéiste debutant defend sa vie avec un cimeterre. Elle provoquait des mouvements de panique, des envois hystériques, et, quand les volatiles refluaient vers Mevlido, la plupart agitaient leurs ailes rabougries au niveau de sa poitrine ou de son visage, au milieu ďépouvantables odeurs de ficnte et de peau graiiuJeuse, En quelques secondes, Mevlido fut noyé dans un nuage de plumes et de pilons hostiles. II lächa la main de Maleeya et commenga ä boxer en aveugle. Ses poings rencontraient des carcasses filantes, ä la morphologic incomprehensible et chaude. II s'effor^ait de ne pas avaler la poussiere et les poux qui avaient remplacé ľ atmosphere resplrable. II devinait sur sa droite Maleeya Bayarlag qui faisait des moulinets affolés et vacillair. Elle poussait des gémissements de dégoůt quon entendait ä peine, -Mets-toi derriěre moi! lui cria Mevlido, Accroche-toi ä ma ceinture! Colle-toi ä moi! II comptait faire de son corps un rempart qui la proté-gerait, mais eile ne lui obéit pas. Dans la confusion et ľobscurité, il sentit que la distance entre eux allait croissant. - Viens derriěre moi! hurla-t-il. 2S0 SONGhS DE MbVLIDO II devina qu'ils étaient séparés par deux metres, puis par trois ou quarre, puis il eut ľimpression quelle s était pla-quée contre un mur et qu eile progressait de côté, ä petits pas, en s'abritant la tete avec les deux bras. íl se retour na et il ľappela, mais les ténébres ne faisaient que se renforcer. On ne voyait absolument rien. A la merne seconde il re^ut une dinde furieuse sur la nuque et pivota avec violence pour affronter de nouveau le flot compact des oiseaux. II ruisse-lait de plumules et de parasites. La vermine crissait dans ľéchancrure de sa chemise. Des crétes ľeffleuraient, tou-jours plus nombreuses, des croupions ďune laideur sans nom. Il ne réussissait pas ä éviter les chocs contre son ventre et les griffures. Plus bas> ďautres volailles lui attaquaient les mollets, ä travers ľétoffe de son pantalon, avec hargne, -IViäleeya! cria-t-il encore une fois par-dessus son épaule. Je suis lä! Cornelia Orff, a l? avant-garde du groupe des hominídés, ne flanchait pas. Elle creusait héroiquement une espěce de tunnel dans cette avalanche animale. Elle contínuait ä hurler des mots d'ordre étranges, d'autant plus étranges qďíls ne coincidaient en rien avec les difEcultés qu eile était en train ďaffronter. Sa voix parfois était si excitée quelle cou-vrait le vacarme des poules, - ÉVANOUIS-TOI AVEC LES FILLES DU HASARD! braillait-elle. • NE RENONCE PAS AUX FILLES DU HASARD! • MÉME SI TU N'ES PLUS RIEN, PREPARE LA VICTOÍRE! • METS-TOI DANS UN SAC JUSQU'Ä LA VIC-TOIRE1 = 87 SON C» ES DE MEVLIDO • METS-TOI DANS UN SAC AVEC LES FILLES DU HASARD! Puis ils eurent franchi ľobstacle. Maintenant, ils étaient arrives ä la fin de Gateway Street, ä peu pres sous la bran-lante passerelle qui reliait entre eües deux terrasses ďim-meubles et qui avait donné son nom ä la rue. Le nombre des pouies déclinait autour d'eux, signe qu'ils en auraient bientôt termine avec le probléme. Cornelia Orff s'étran-gla et toussa et, quelques metres plus loin, eile cessa de s'égosiller. La marche ímmédiatement perdit son caractére épique. Cornelia Orff n avait pas renoncé ä exercer son role dirigeant, mais eile avan^ait en silence. Elle s'était abímé les cordes vocales et eile avait du mal a récupérer son souffle. - II faut attendre Maleeya, ľarréta Mevlido. La vieille s'immobilisa. - Ou est-ce qu eile est? -Je ne sais pas, dit Mevlido. Ils se voůtěrent touš les deux en direction du territoire qu lis venaient de parcourir, Ľéclairage était nul, si ľon excepte la phosphorescence gris sombre des volailles les plus touchées par les mutations. Les poules avaient vite retrouvé leur calme, Elles avaient reconstitué une barricade gloussante qui fermait tout, Gateway Street était un defilé lugubre. Comme il y avaít de nombreux perchoirs dans les parois de ciment — des trous ďobus, des fenétres -, non sculement les gallinacées couvraient le sol, mais de plus elles veloutaient les murs ä diverses hauteurs, jusqu'au niveau du premier étage quand il y avait un ou plusieurs étages. On ne discernait pas grand-chose, mais il semblait 288 S O N G E S D h MEVLIDO impossible que Maleeya se tint encore debout au milieu d'elles. Elle n était plus la. -Maleeya! appela Mevlido. -Elle a du rebrousser chemin, suggéra Cornelia Orff en pHssant les yeux derriěre ses verres de lunettes. Mevlido pla^a ses mains en porte-voix autour de sa bouche. -Maleeya! appela-t-il une nouvelie fois+ lis restěrent sur place une minute. Faiblement luminescent, ľ immense troupeau s'étalait devant eux jusqu'a ľautre extremitě de la rue. Les cris s'étaient tus. La neige plumeuse finissait de retomber. Les odeurs ďédfedon pourri don-naient envie de vomir. Cornelia OrfFeut un renvoi bruyant et toussa. - Elle est partie, fit-elle. Mevlido continuait a scruter le paysage repugnant, dans ľ espoir ď y apercevoir une trace quelconque laissée par Maleeya, Un mauvais pressentiment lui comprimaít les poumons et les muscles. II s'inquiétait pour Maleeya, mais il se refusait encore ä croire au pire. Merne en horde, les oiseaux pouvaient difficilement causer des dommages physiques irreversibles ou tuer. —Allez, viens, dit Cornelia Orff. —Je me demande ce qui lui est arrive» murmura Mevlido. -Allez, viens, répéta Cornelia Orff On va étre en retard. Mevlido examina une derniěre fois Gateway Street, les milliers de poules serrées les unes contre les autres, ce tapis grisátre, puis, sans un mot, il emboíta le pas ä la vieille qui venait de se remettre en marche. a«t> íťJNGESDEMEVLřDO ! 11 la suivit comme une ombre pendant un quart d'heure. En dépit de son äge, eile trottait infatigablement. Mainte- ^ nant le parcours s'effectuak sans probléme notable. Un silence de voliére endormíe les accompagnaít. Aucun véhi-cule jamais ne s'aventurant dans ce secteur de Poulailler Quatre, on n entendaít pas le moindre bruit de moteur. De i temps en temps, íls enjambaient des drogues, guére moins inoffensifs que des morts, ou croisaient des errants de la nuk, des insomniaques qui se déportaient vers ľ ombre pour les éviter et n avaient aucune intention de leur chercher j noise. Quant aux concentrations ďoiseaux, elles n attei-gnaient plus les valeurs critiques qu elles avaient dans Gate- | way Street. Sur leur passage le flot des volatiles s'ouvrait ] avec naturel. Us recevaient parfois un coup de bee, mais ils -n'avaient plus ä batailler pour avancer. Ils s'engagérent dans Park Avenue, longérent un mur surmonte de barbelés, et, apres s etre faufilés dans ľentre-báillure ďun portail, ils furent sur le territoire de ľusine numero neuf. Les lampadaires de ľavenue éclairaient modestement les cours successives, remplies de déchets, et les bätiments en brique, aux fenétres noires et brisées- II y avait dans ľendroit une forte odeur de vétements sales, car ils étaient rentrés par le côté ou on entreposait les chiffons et les chaussures irreparables. -Cest oü? demanda Mevlido. La vieíile s'engagea entre deux montagnes de hardes répugnantes, en direction d1 une porte démolie, puis eile recula. — Toi qui as de bons yeux, tu vois écrit quelque part «Bloc Sternhagen» ? demanda-t-el!e. 290 SON G ES DE MEVLIDO - Non, dit Mevlido, -Bloc Sternhagen, marmonna la vieillarde. Tu devrais connaltre. -Je ne suis pas venu souvent, dit Mevlido, Et quand je viens, je ne passe jamais par cette entree. — C'est au Bloc Sternhagen, dit Cornelia Orff. Si cest pas la, c est juste ä côté. Elle avait perdu un peu ď assurance. —Je ne vois pas ďíndication, dit Mevíido. Ils marchěrent jusquä un deuxiěme bátiment. Ils s'étaient enfoncés dans le dédale forme par les déchets. Les bätiments se ressemblaient tous. Ils étaient en ruine, Aucune lumiere n était allumée ä ľintérieur, Personne n'y tenait de reunion. -Ah! annon^a Mevlido en montrant un reste de pein-ture au-dessus ďun escalier« Voilä, Bloc Sternhagen. -C'est la, se réjouit Cornelia Orff. -Je ne vois pas de reunion, dit Mevlido. La vieille haussa les épaules et grogna, Elle était plantée en face de ľescalier abandonné. Aprěs avoir réfléchi une demi-minute, eile gravit trois marches et alia cogner contre la porte. Des rats couinaient de ľ autre côté. Les coups résonněrent. lis créaient une formidable impression de desolation et de vide, mais ils ne mettaient pas en fuite les rongeurs. Cornelia Orff revint ä proximité de Mevlido, Elle conremplait le bátiment desert ďun air de reproche. -J'aurais pourtant jure que c'était ce soir, bougonna-t-elle. Elle écarta en croix les montants de son püant et eile s'assit dessus. 2 g i S O N G F S DE MEVLIDO - Qu est-ce que tu fais ? dit Mevlido, avec plus de lassitude que de brutalite. La vieille ne répondit pas. -Tu ť es trompée, continua Mevlido. La cellule se réunira un autre jour. On est venus pour rien. (^a na pas de sens de rester ici. II renifla. Poussiere, pisse de rats, crasse, étoffes dévas-tees, cuir faisandé, charpies couvertes de souillures. - Et en plus, ca pue, observa-t-il. Cornelia Orffmaugréait sa contrariete, Elle ne se dispo-sait pas a quitter les lieux. Elle était installée au pied de ľes-calier, devant le Bloc Sternhagen. Elle avait croisé les bras sur sa poitrine de vieille et, brusquement, eile était comme un roc. -Qďest-ce que tu fais? demanda Mevlido encore une fois. - _Tattends, dit Cornelia Orff. Le Parti nous exhorte ä la patience. - Cest idiot! s'exaspéra Mevlido. Tu attends quoi ? -Tu ne peux pas comprendre, Mevlido, dit soudain la vieille sur un ton aigre. Va-ťen. Tu es un element peu fiable, tu ne crois ä rien, tu appartiens ä une catégorie puante. Tu ne peux pas comprendre ce que íe Parti nous demande ďattendre. 31. Mais non, pensa-t-il, Rien de grave ne s est produit. Ayant laissé Cornelia OrfF entre une pile de chaussures puantes et des rnonceaux de vétements que pluie et guano avaient durcis, Mevlido se hätait vers Factory Street. II essayait de se persuader qu il allait y retro uver Maíeeya Bayarlag. Elle a certainement fait demi-tour quand la confusion est devenue incontrôlable, au moment oii les volatiles se sont déchaínés, pensa-t-il. Quand je tapais dans le tas sans plus pouvoir ni occuper ďelle. Nous ne nous étions pas encore enfoncés trés loin ä ľinrérieur du troupeau, et, quand eile s est vue incapable de me suivre, eile a reculé, Elle a dů reculer a ce moment-Iä. Il n'y avait pas beaucoup de distance žl parcourir pour attemdre ľendroit ďoú nous étions partis, la portion de Gateway Street que la volaille noccu-pak pas. Ľentrée de Gateway Street, Et ensuite eile est retournée ä Factory Street. Bien évidemment c'est ainsi que les choses se sont déroulées. Elle s'en est sortie saine et sauve. Elle est chez nous, ä Factory Street, au quatrieme étage. Elle est peut-étre deja couchée, ou assise dans la cuisine, en train de grignorer un morceau de gateau, ou en train de parier 29 :j S O N dL S DF M F V L I D O aux cafards, de leur raconter sa journée ou ľhostilité des poules sur Gateway Street. Si ľeau n est pas coupée, eile a eu le temps de prendre une douche pour se débarrasser des poux aviaires et des plumes, et maintenant eile révasse, eile se repose. Maintenant eile se sent bien. Inutile de se faire du souci, de se représenter son corps inerte, ne réagissant plus, englouti sous les poules mutantes de Gateway Street. Elle va bien. Tout s'est bien passé, pensa-t-il. Ľangoisse lui rendait les muscles cotonneux. Elle a échappé au danger, se répéta-t-il. Elle va bien. II ne mit pas longtemps pour arriver au bas de son immeuble. De la déchetterie numero neuf ä Factory Street, il y avait moins ďun kilometre. II gravit les marches sans allumer la minuterie et il ouvrit la porte de ľappartement. La lumiěre était éteinte et, par habitude, il n allongea pas le bras vers ľinterrupteur. Il avan$a sans precaution particu-liěre, fit trois pas et se figea. II venair de distinguer une forme dans la piece principále. Quelqu un se tenait debout pres de la table. La fenétre ľéclairait, ä contre-jour et mal. C'était une silhouette jeune, le corps ď une fille, menue. Ce n était pas Maleeya. Son cceur, déjä énervé par ľascen-sion rapide des escaliers, se mit ä battre plus fort. - Sonia, dit-iL (^a m'est déjä arrive de réver ä 5a. J'ouvre la porte, et tu es lä, dans le noir, ä m'attendre. — Atréte tes conneries, Mevlido, dit Sonia Wolguelane. II restait devant la cuisine sans s'approcher ďelle. Depuis la derniěre demi-heure, il avait pensé ä peu pres exclusive-ment ä Maleeya Bayarlag, et cette confrontation avec Sonia Wolguelane était trop soudaine et le génait. Maleeya avait 294 S O N G L ti DE M.LVIIDO disparu, quelque chose ďhorrible était advenu sur Gateway Street. Le moment était mal choisi pour conter fleurette ä Ja jeune tueuse. II Laissa s'écoulet quelques secoudes. II reprenak son souffle. -Maleeya est dans la chambre? demanda-t-il. Sonia Wolguelane haussa les épaules. II alia jusqu'au seuíl de la chambre et s'arréta. Une odeur de matelas et de maladie mentale stagnaít entre les murs. — Elle n est pas ä la maison, dit-il. J'ai peur quil lui soit arrive quelque chose. II posa la main sur ľinterrupreur et le manceuvra. U y avaít du courant. Merne si ľampoule de la piece principále ne dépassait pas quarante watts, la franche lumiere élec-trique, aprěs tant ďheures de pénombre, créa aussitôt une ambiance ďanormalité tout ä fait choquante. II eut aussitôt envie ďéteindre. Sonia Wolguelane portait une tunique bleu foncé qui lui descendait jusqu aux genoux, avec un col tres haut, trés strict, et des manches longues. Ses jambes étaient cachées sous un pantalon de méme couleur, Elle avait jeté sur la table la veste de chantier trop large qu eile enfilerait lors-qu eile sortirait dans la rue, et qui ľalourdirait et gomme-rait une bonne partie de son charme, ľ aidant ainsi ä passer inapenjue. De son corps on ne voyait que ses mains, petites et propres, ses pieds, serrés dans des sandales, et son visage de fille craquante. Elle était magnifique, Elle dirigeait ses yeux noirs sur ceux de Mevlido. Son regard brillait. —Je peux éteindre? demanda Mevlido* 295 S (J N Cr t S DE MLVL1DO - C'est comme tu veux, dit-elle, -Je préfere qu on reste dans le noir, dk-il. H y a assez de lumiěre dans la nuit pour qu on se voie. - Oui3 dit-elie. H éteignit k lampe. H se sentit immédiatement beau-coup plus a ľaise pour parier ä La jeune femme. -Qu est-ce que tu, commenca-Ml. - J'ai une information pour toi, dit-elle. - OK. Je ťécoute. -J'ai repéré un enfant-soldat, dit Sonia Wolguelane. -AK. Etalors. - Qa peut ť interesser. - Boh, dit Meviido. C'etavt un chef de bande ? -Non, II faisait partie d'une coionne. C'est un enfant- soldat tout ce qu il y a de plus ordinaire. - Laisse-le ä ceux qui doivent se venger de íui, dit Meviido. Si c'était un ancien chef de bande, on ľaurait signále au groupe. Mais puísque tu dis que c'était un petit monštre ordinaire. - Quel groupe ? demanda Sonia Wolguelane. -Tu sais bien, dit Meviido. Il y a un groupe qui se charge de ca. - Qui se charge de ca quoi ? - De les descendre. - Tu le connais ? -Parfois j'en parle pendant les séances d'autocritique, dit Meviido, Parfois je n en parle pas. Je ne connais ni. son nom ni son programme. Je ne sais pas si c'est une seule per-sonne ou s'Us sont plusieurs. C'est un groupe militaire anonyme, lis descendent les anciens recruteurs ďenfants-soldats. 2 9 6 S O N G L S DE M F V L I D O Les aticiens responsables ec les anciens chefs de colonne* - Et tu les soutiens ? fit Sonia Wolgueiane. -Oui, ditMevlido. -Moi aussi, dit Sonia Wolgueiane. Et ďailleurs, je croyais que c'était toi. -Inutile de parier de 5a, dit Mevlido, lis se tlnrent face ä face sans rien dire. Sonia Wolgueiane s'approcha de Mevlido et se colla contte lui pendant une ou deux secondes, poitrine contre poitrine. Il sentit ses seins le caresser ä travers les étoffes, il devina la pointe de ses seins. C'était une maniere pour eile ďexprimer sa complicity. Une proximité fusionnelle, hors de toute consideration cbarneile. 11 comprit qu il n y avait rien ďamoureux dans le geste, aussi il la laissa faire sans ouvrir les bras pour ľétreindre> sans bouger^ et> quand eile se sépara de luv, vi ne la retint pas. II n'y avait rien ďamoureux dans son geste, mais c'était délicieux et fraternel. Puis eile s'écarta. -Je suis sure que cest toi, dit-elle. - Pense ce que tu veux, dit-il. Elle sembla regretter un peu on n e sait quoi, puis eile reprit la parole. -Le type a réussi a s'mtégter ici, dit-elle. 11 nest pas devenu fou comme les autres. U a cache son jeu. Vraiment trěs bien. Il a ouvert une boutique de téléphonie pres de la station Leonor Iquitos. II vivote lá-bas, comme commer-£ant et dealer. - Alban Glück? s'ébahit Mevlido. - Oui, c'est lui. Tu le connais ? -Ce type est un ancien enfant-soldat? demanda Mevlido, 297 f -r SONGES DE M F V L I D O -Oui. J'ai eu de sérieux doutes, au debut, et ensuite quelqu'un rn a montré des preuves. - Quelles preuves ? - Des preuves, se renfrogna Sonia Wblguelane. - Quel genre de preuves ? insista Mevlido. Elle s'écarta, Elle avaít rejoint la place quelle occupait quarid, cinq minutes plus tôt, il était entré dans ľapparte-ment. On ne voyait presque pas son visage. La table de nou-veau s'etendait entre eux> une tache noire, avec sur le plateau la veste de chautier qui ressemblait ä une vilaine dépouille grise. Comme eile ne répondait plus ä ce qu il lui demandait, Mevlido alia lentement ä la fenétre. II s'appuya sur le rebord, essuya la sueur qui lui coulait sur les yeux et observa le ciel. II y avait quelques étoiles et beaucoup de nuages. La lune était absente. Le quartier bruissait. Sur le toit de la maison d'en face, une rangée de poules et de chouettes se serraient, ŕlanc contre fla.ru;> en s'envoyant avec réguLarité des rou-coulades ridicules. -Pendant quelques jours... comment Sonia Wolgue-lane. Puis sa voix s'étrangla et eile se tut. Mevlido emit un son. Ií ľencourageaít. -J'étais en manque, dít Sonia Wolguelane. - Oui, dit-il. (^a arrive. II lui tournait le dos. Il feignait d'etre captive avant tout par ľexamen des constellations. S'il commettait la mala-dresse de remuer, de pivoter et de chercher son regard, il savait qu eile n en dirait pas plus. -J'ai couché avec Alban Glück, dit Sonia Wolguelane. \ 29H S O N G F S Dl MtVLlDO Elle avait prononcé cela avec violence, sur un ton de mépris qui insultait ľensemble du monde. Mevlido persistait ä faire face ä la nuk. II regardaít les chouettes sur les gouttiěres, les iampadaíres éteints de la rue, II ne remuait pas, íl ne se retournak pas vers Sonia Wolguelane. En dehors de nous autres> qui ne comptons pas, personne ne voyait son visage. Personne ne voyait sa physionomie soudain terreuse, comme privée de sang. - Cesr un type trés rusé, dit Sonia Wolguelane. U sak ce qu'il risque et il est en permanence sur le qui-vive. Seule-ment, quand il dort, ses defenses iächent, II parle pendant son sommeil. On lui pose des questions et il bavarde sans s'en rendre compte. II raconte des trues, Elle a couché avec Glück, se désolair Mevlido. Elle a couché avec ce vautour htdeux pour de la drogue. Je ne ľai jamais serrée contre moí, je ne ľai jamais caressée et aimée en oubliant tout, je n ai jamais compté ses tatouages. Je ne ľai jamais pénétrée. Je ne ľai jamais léchée en oubliant tout. Jamais nous navons été allonges nus ľun contre ľ autre, ľun dans ľ autre. Nous n'avons jamais fait ľ amour. Jamais eile ne s'est penchée au-dessus de moi en écoutant ce que je grommelle pendant mes réves. - Et alors ? dk-il - Quoi, fit Sonia Wolguelane. - Tu disais quil racontait des trues. -Oui. Il a fak partie des colonnes racisres de Zone Cinq. II avait quatorze ans, ä ľépoque» II a été ä Djaka Park West. II a massacre avec les autres. Djaka Park West, II étak lä-bas quand Verena Becker a disparu, pensa 299 SONGFÍi P k M li V LIDO Mevlído, U a massacre avec les autres. II était avec la bande qui a martyrise Verena Becker. — O est dur ä entendre, dit-il. -Je sais, dit Sonia Wolguelane. — Cľest vraiment dur. > -Je sais. — Mais bon, nuansa Mevlido. II restait immobile devant ía fenétre, appuyé sur le rebord, un peu vouté, avec la tete noyée d obscurité et de tristesse. Puis i! ferma les yeux. -Je te le laisse, dit-eíle. Pendant une minute, le silence entre eux régna. -J'ai honte ď avoir eu une relation avec ce type, dit Sonía Wolguelane* — Cľest ta vie, murmura Mevlido* Tu rias aucune explication ä ŕburnir. Je ne te demande rien. -(Ja me dégoute rien que d*y penser* précisa Sonia Wolguelane. Mevlido n1 avait pas quitté la fenétre. II fermait les yeux, íl écoutait la nuit dans Poulaíller Quatre, I) aurait voulu paraítre, au moins de dos, tranquille et solide comme un policier ou un tueur. Derräere lui, Sonia Wolguelane hésitait. -(Ja arrive qu'on ait des relations avec n importe qui, poursuivit-elle. Parfois, on sen fiche. Mais lä, ija me dégoůte. Mevlido maintenant bougeait. íl était en train de reve-nir vers le milieu de la piece. II s arréta ä proximité de la table. íl n avait pas ľ air si tranquille que 9a. En dépit de ľ obscurité, on voyait des gouttes rouler sur son front, ses joues» }ÚO SONGbS DB MEVLIDÖ -Je vais y aller, dit-il, -Tu veux que j'aille avec toi? demanda-ťelle. Glück se iTiéfíera moins. -Non> dit mornement Mevlido. Ne viens pas. Cľest mon affaire. lis étaient ľun en face de ľautre, mais ils ne se regar-daíent pas. -Attends, dít-eíle. Elle fouilla dans une poche de la veste qui était posée sur la table et eile en sortít un pistolet. — Le chargeur est plein, dit-elle, — Non, dir Mevlido, Je vais me débrouiller sans qa. -Mais avec quoi? dit Sonia Wolguelane. Tu n as rien. — Non, dit Mevlido. Je nai rien. t -i 32. II sortít par la Porte Marachvili et íl s'engagea sur Macadam Boulevard. II marchait entre les rails du tramway Le ciment taché ďhuile críssait sous ses semelles. Pour arriver au repaire ďAlban Gluck, ti avait pres de deux kilometres á parcourir. Les rails luisaient sous les quelques réverběres allumés et, méme dans les íntervalles prives ďéclairage, on continuait ä repérer leur presence. La nuit était gluante de chaleur. On ne rencontrait personne. Il avangait ďun pas ď automate, avec des moments oü il ralentissait, comme un homme trés fatigue ou pns de boisson. U ne pensait ä rien. Il ne ressentait pas ď emotion particuliére. II ne s'écartait pas de la voLe ferrée, car aílleurs ía chaussée étaít truŕFée ďorniěres. Sur sa gauche, en bordure du ghetto> íes mai-sons abandonnées exhalaient des puanteurs de pigeonmer, et, ä droite, les bätiments fcrmaieiit un rempart dévasté, avec des bréches trěs noires et, parfois, des platanes ou des acacias aux branches monstrueuses. Aucun tramway ne circulait á cette heure* On avait ľ impression de se trouver dans un no mans land improbable, loin de toute activité humaine ou sous-humaine. Vingt minutes plus tard, Mevlido atteignit la station 302 S O N G E S DF MŕVllDO Leonor Iquitos. II n y avait pas áme qui vive. La plate-forme en beton, avec son escalier fait de trois parpaings> avait ľaLr ďun résidu que par negligence des démolisseurs avaient oublié ďabattre. Une unique lampe brillait a proximité. Elle était accrochée sous le toi t de la cahute dans laquelle Alban Glück avait installé ses appareils de communication. Ses rayons jaunissaient les cent metres de chemin defence qui reliatent la station et la Porte Leonor Iquitos, En dépit de ľheure tardive, la boutique était ouverte. Le commerce de la téléphonie implique qu on ouvre de fa^on pratique-ment continue si on ne veut pas manquer ľoccasion de gagner un ou deux dollars. Avec des horaires pareils, je me demande, pensa Mev-lido. U essuya la sueur qui coulait sur son visage. II se deman-dait soudain ä quels moments de la journée ou de la nuit le vautour s'était ébattu avec Sonia Wolguelane. Les images de leur accouplement, refouíées depuis son depart de Factory Street* scintillěrent en lui comme sur un écran. Elles etaient precises, muettes, sans couleurs. Les sequences se succédaient a vive allure. Le vautour s'arc-boutait ignoble-ment au-dessus de Sonia Wolguelane pour s'enfoncer en eile. Puis trěs vite il s'endormait, dans son sommeil il pro-noncait des aveux terribles, puis il se réveillait et se redres-sait. Une nouvelle fois il chevauchait Sonia Wolguelane. La jeune femme paraissait ä moitié morte, la drogue lui otait toute capacité de reaction, Alban Gluck agitait les ailes en poussant des cris que ľ image ne restituait pas. II la dépla-caít comme une poupée, il se vautrait sur eile et il la pal-pait. Comment, pensa-t-iL comment, méme pour obtenir ^0 *. MONGES DL MFVLIUO des doses, a-t-elle pu se laisser tripoter et pénétrer par un individu de ce genre. Elle. Se laisser inonder par se$ viscosi-tés, ses ejaculations visqueuses. Puis iL soupira. II devait se concentrer sur ce qu'il était venu faire. Arréte tes conneries, Mevlido, pensa-t-il. Tu es tout de méme ici pour accomplir un assassinat, pas pour spéculer sur la déchéance sexuelle de Sonia Wolguelane, Oublie Sonia Wolguelane. Ce n est pas ä cause d'elle que tu vas tuer ce Glück. II avait ralenti son pas. II examina les alentours. Á present qu'il était arrive sur les lieux du crime, il regrettait de ne pas avoir pris ľarme que Sonia Wolguelane iui proposals II avait pu ľidentifier - un pistolet dont il avait tou-jours apprécié ľefŕicacité, un Tokarev du temps de la Deuxiéme Union soviétique. Il aurait du serrer les dents et ľ accepter sans autre forme de proces. Sonia Wolguelane n avait aucun compte ä Iui rendre sur la maniere dont eile utiiisait son corps. Il n avait aucun reproche ä Iui faire. Et personne ne lui avait demandé ďexhiber ainsi sa consternation et sa solitude. Je vais ramasser quelque chose par terre au dernier moment, pensa-t-il. J'espere que ce sera coupant et pas trop lourd. Une brique conviendrait, Il s'essuya le front une nouvelle fois. Il veillait ä ne pas avoir de gestes suspects. Ce Glück doit surveiller les allées et venues autour de sa boutique, pensa-t-il. Je chercherai une brique plus tard. Ľardoise était toujours en place, suspendue ä hauteur d'yeux, 304 SONGfiS DE M E V L l D O • Chez Alban Glück • derniěre station de téléphonie avant Poulaüler Quatre • communications avec locuteurs éloignés • service nocturne • envoi et reception toutes langues tous dialectes Mevlido s accouda ä la planche qui servait de comptoir. La boutique était obscure. Accroupi derriére son enregis-treur lunaire, le vautour n était pas trěs visible au milieu de ses machines. II avait désossé une boíte électrique et, sans lumiěre, ä ľaveuglette, il ľauscultaít ou il la réparait, -Tu me reconnaís? demanda Mevlido. -Non, pourquoi? dir le vautour aprés un temps. Sans changer de position, il examinait son client ä travers des grappes tombantes de cables, entre des générateurs que ľombre rendait anormalement massifs. - On sJest déjä vus hier, dit Mevlido. —Je me rappelle pas. - J'ai passé deux communications, dit Mevlido. -Possible, fit ľ autre. Je t'avais fait un prix? -Entre un et deux dollars, dit Mevlido. -Cetait un tarif promotionnel, grin^a Glück. II semblait exagérer ľintonation antipathique de sa voix. II ne s'avan^ait pas vers la lurniere. II préférait peut-étre négocier sans se déranger, ou peut-étre se méfiait-il des intentions de ce client tardif, qui était venu ä pied et qui portait une chemisette sale de policies —Ah, dit Mevlido. Et ce soir, 9a me coütera combien? Le vautour Glück se remit debout. II émergeait ä present de son capharnaüm de machines incompréhensibles et de ténébres. La lampe colorait le comptoir en jaune 305 SON Cr LS DE MEVIIDO poussiéreux. Le jaune rebondissait au-delä de la planche, éclairant ľardoise publicitaire et un demi-mětre ďespace ä ľintérieur de la boutique. Alban Glück se tenait en retrain dans une zone intermédiaíre. On arrivait ä distinguer ses traits, une expression maussade dans sa physionomie gra-nuleuse, mais on ne voyait pas vraiment s'il tenait ou non une arme derriěre son dos. Afin de ne pas ľinquiéter, Mev-lido posa sur lui un regard oů dominaíent fatigue et indifference. II n'examinait pas les touffes de plumes dépeignées du crane qu il alíaít bíentôt peut-étre défoncer. II ne s'attar-dait pas sur les plis du cou retractile qu il révait de trancher ou ďétrangler. -£a depend, dít Glück. Cest pour quelle destination? Entre Mevlido et lui, la distance avait diminué, mais eile ne permettait pas ä Mevlido ď attaquer. Je pourrais tendre brusquement íe bras vers lui et verrouiiíer les doigts en pince autour de sa trachée, pensa Mevlido. Oui, ca, oui, Mais ensuite, comment le titer dehors pour lui regier son compte ? U se débattra et ii s áccrochera au comptoir. U essaiera de me frapper ou de m empoigner ä son tour. Merne s'il est afFaibli par la douleur et la suffocation, je n auraí pas assez de force pour ľextraire de son antre. Si au moins on était ä découvert, sur le chemin, je pourrais lui cogner la tete sur une pierre. Mais la, on va s'aífronter de part et d'autre de la planche, C^a réduit mes chances de le neutralises -J'ai plusieuts coups de fil ä donner, dit Mevlido pour gagner du temps. -A partir de trois, la maison fait un tarif groupé, annonfa le vautour Glück. Deux dollars et demi la communication. Tu veux qu on efface ľenregistrement? ^ G Ó SOřiGES DE MEVLIDO -Ouí. - II faudra compter un dollar de plus au total. — CJest eher, dir Mevlido eti faisant un geste fataliste. Mais bon. La négociation étaít close. Alban Glück se baissa pour prendre un appareÜ qu íl avait remisé sous le comptou. U se redressa avec effort, II avait les bras encombrés par un énorme telephone de Campagne qui avait ľapparence ďune caisse de ferraille. U se préparait ä poser cela sur la planche. Profitant de ľoccasion, Mevlido allongea violemment la main droite vers le col du vautour. Ses doigts se refermerent sur des cartilages. II sentit qu^äl avait agrippé la trachée de Glück et il tira aussitôt dessus de routes ses forces. Lautre se débattit et lächa sa charge. Ľappareil heurta la boíte oü Glück mettait sa recette de la semaine et alia cognef sur le sol en grefottant. Des ptécettes s'éparpillerent sur des planches avec des tintements clairs. Mevlido raffermít sa prise. II serrait les doigts avec frénésie. La gorge de Glück était comme écaiiieuse et froide sous sa paume et eile était bouleversée par des spasmes. Mevlido avait empoigné le tuyau semi-rigide qui conduísait aux poumons de Glück, il le comprimait et Íl le secouait comme pour ľarracher. II ne s'occupait pas du reste, des artěres et des autres composantes qui rempíissaient le cou de Glück. U se pencha vers ľarriere pour s'alourdir et se mettre ä ľabri des gesticulations de son adversaire. Aprěs avoir tätonné deux secondes sur la devan-ture de la boutique, il finit par trouver un endroit oü acero-eher solidement sa main gauche. Maintenant ií était aneré ä sa place. Maintenant il allait pouvoir tenir ainsi jusqu ä ce que Glück perde conscience ou bascule hors de sa masure. ^o? S O N G L S DE M L V 1 I Ü O Alban Glück était en mauvaise posture. II n essayait pas de respirer ou de crier et il se mit k gifler sans succks Meviido qui se suspendait ä lui de tout son poids. Il s'arc-bou-tait pour ne pas glisser vers ľextérieur, car il savait que pendant le basculement il serait expose ä un coup fatal. Avant qu il touche terre de ľautre côté, Mevlido aurait eu le temps de lui briser les vertébres ou le crane. II avait déployé ses alles et il les utilisait pour résister ä la traction, remnant puissarnment tout Fair disponible de la boutique, envoyant vers Meviido des nuages de sciure métallique mélés ä la puanteur de ses plumes, de 5a transpiration. Durant plusieurs secondes, Mevlido eut ainsi le dessus, puis la sueur qui coulait entre ses doigts fit légěrement glisser sa main et sa saisie en tenailles fut moins efficace. Ľautre en profita pour aspirer une goulée d* oxygene, puis il cessa de battre des ailes et s'affaissa, entrainant Mevlido, obligeant Mevlido ä changer de position pour ne pas le lächer. Il était devenu aussi lourd qu un cadavre. Mevlido abandonna la bonne prise qu il s'était assurée jusque-lä sous une planche de la devanture et accompagna le mouve-ment de ľautre. Maintenant il avait avancé le corps par-dessus le comp-toir et il se penchait vers ľobscurité de la boutique, les doigts toujours crispés autour de la trachée d'Alban Glück. II s'éti-rait sur la planche, comme se préparant ä plonger de ľautre côtéj et c est ä ce moment que le vautour ramassa sur le sol quelque chose qui devait avoir été place la depuis toujours, sans doute pour répondre ä d'éventuelles agressions de maraudeurs. II le ramassa et s'en servit immédiatement. C était un sabre court ou une machette, Mevlido sentit une \aS SONGLS D ř- M L V L I D O brulure sous le čoude. Pendant un demi-instant il fut inca-nable de se représenter la nature de ía blessure, puis son bras arnolli cessa de se crisper autour du cou de Glück. Le vautour se dégagea et poussa un cri rauque. Mevlido recula ďun pas vif. II se retenak de gémir. Malntenant il était devant Ja boutique de teléphonie, debout, avec ľavant-bras qui ne répondait plus a ses ordres et pendouillait. Ligaments et tendons avaient été sectionnés. Plus rien ne fonctionnait au niveau de ľarriculation. La blessure mit plusieurs secondes ä saigner. Puis le sang vint, sans veritable douleur encore, avec des élancements sinistres. Glück réapparut derriěre le comptoir. II avait les yeux exorbités, ínjectés de rouge, Sa calvitie était éraflée et Íl avait ľair ď avoir une hernie au milieu du cou. Les alles encore ä moítié déployées, il ressemblait ä une creature démoniaque, comme les peintres médiévaux en représen-taient au temps oři les religions faisaíent espérer, pout aprés la vie, un au-delä meilleur et des enfers. II haletait avec bruit. Dans sa main, ľ arme était luisante de graisse et eile tremblait. C'écait un couteau de brousse. Ils se contemplěrent sans rien dire. Glück eut une quínte de toux. Mevlido, lui, saignait. Le sang coulait de plus en plus vite. Les gouttes filaient vers la terre, Dans la lumiere jaune de ľ ampoule, on ne voyait pas tres bven la couleur de la flaque qui se formait devant Mevlido. -Alors? grasseya Glück en formant sa voix cassée. Cľétait oil que tu voulais téléphoner? - Djaka Park West, dit Mevlido. Glück grommela quelque chose. H n'avait pas ľair tres 309 SONGES DE MLVLTDO choqué par les souvenirs que Mevlido avait remués. Puis il recuia dans ľombre de la boutique et on entendit seule-ment sa respiration sifflanre. On entendait seulement cela. Sa respiration sifřlante. * Mevlido vacillait. Le choc du ä la blessure ľ avait engourdi. Son intelligence se bloquait sur des riens. II y avait une petite orniere boueuse un peu plus haut sur le chemin et il consacra plusieurs secondes ä la surveÜler de biais, comme si poser ou non les pieds dedans allaít étre d5une importance cruciale. Presque réveusement, il regar-dait son sang quitter son bras pour étre bu par ie sol. II essayait d'imaginer les dégáts, ďévaluer la profondeur de la coupe. II ne sentajt pas grand-chose et, prenant pretexte du peu de lumiěre, il préférait ne pas examiner directement la plaie. Il s'ecarta encore un peu de la boutique, Il ne savait plus trés bien ou il en était, si ľaffrontement avait pris fin ou non. II avait compris qu il n était plus en mesure de se battre, mais, quand Íl s'agissak de réfléchir ä la suite des événements, son esprit ne démarrait pas. En tout cas, j*ai perdu la premiere manche, pensa-t-il. Puis il se répéta cette phrase plusieurs fois. II naurait pas su dire s'il en goůtait ou non ľhumour noir. Alban Glück continuait ä rauquer ä ľintérieur de sa cabane. De temps en temps, il froissait et défroissait ses ailes. II ne sortait toujours pas pour mettre un terme ä la bagarre. II était la-dedans, au milieu de ses machines. 11 émettait un räle regulier. On ne pouvait rien en déduire sur ce qu il manigan£ait. Mevlido tourna les talons, fit une cinquantaine de metres 310 i O N f. FS DL MLVLIDO et s engagea sous la Porte Leonor Iquitos. C'était un quartier que les habitants du ghetto evitaient, je ľai deja dit, une partie de Poulailler Quaere qui avait été tres endommagée apres la proclamation de la tiouvelle société, au point quelle se présentait maintenant surtout comme une succession de kbyrinthes démolis et deserts, Meviido avan^a jusqďau premier croisement, tourna ä droite et s'appuya contre un mur. Pendant une minute, il s'acharna ä confectionner un garrot avec sa ceinture, puis il abandonna. Le garrot refusait de tenir. Il scrutait la nuit derriěre lui pour determiner si Alban Glück s'était rnis ou non ä sa poursuite. II ne voyait rien. Aprěs quil eut franchí la Porte, íl lui avait semblé entendre le vautour s'agiter autour de la cabane et rabattre les planches et le volet de la devanture comme pour fermer boutique en grande hate. Puis les bruits s'étaient éteints. Si Glück marchait sur sa trace, il le faisait en silence. Maintenant il s'était engage dans le réseau des voies non éclairées du ghetto. U trottina cinq cents metres en grin^ant des dents et sans halte, le bras droit inerte ruisselant le long de sa hauche, puis il commen^a a faiblir. La douleur n avait pas augmente, mais eile s'était étendue ä ľensembíe de son corps et eile provoquait dans touš ses muscles une sensation ďépuisement terrible. La nausée ne le lachair plus. Il fit encore deux cents metres. Il se répétaít qu il devait trouver un abri et s'y dissimuler jusqu'au matin. II fallait qu'il récu-pere un peu d'energie vitale. II avait déjä perdu des litres de sang, II emprunta un bout de ruelle puis il déboucha sur un carrefour jonché de gravats. Il n avan^ait plus de fafon reguliere. II n avait pratiquement plus la maltrise de son 3 i t SON G ES DE MEVLÍDO équilibre. II marquait des pauses pour vomir. Rien ne jaillissait de son estomac, sinon des amertumes puantes. H traversa le carrefour et s'introduisit dans une rue grise. Il longeait des facades fantômes. Derriěre, le gros oeuvre s'etait écroulé. Les ruines exhalaient de forts remugles de voliére, mais aucun oiseau ne se manifestait. Les volatiles, pensa päteusement Mevlldo. Parfois ils riexistent pas* Us ne gloussent pas pendant Jeur sommei] ou ils sont ailleurs. II avait peine ä rassembler ses idées. U effort physique et la lutte contre la douleur ľempéchaient de réŕléchir. II savait qu il devait fuir et échapper ä son prédateur, mais le reste n'était pas net. 11 aurait vouJu continuer ä rrottíner, mais il n'y arrivait pas. Ses pas étaient de moins en moms assures. A present, il faisait de continuels et lourds zigzags. II regarda une nouvelle fois derriěre son épaule. A une distance sur Iaquelle il ne pouvait pas mettre de chiffre, il aper^ut une ombre bossue. Cette ombre pouvait étre celie ďAlban Glück. Cest lui, pensa-t-il. Les phrases aboutissaient lentement ä sa conscience, comme aprés avoir traverse une épaísse couche de feutre. Le vautour Glück, pensa-t-iL II est sur ma piste. II s'engouffra dans une entree de maison et se retrouva face ä un éboulis obscur. Plusieurs bätiments s'étaient écroulés ľun sur ľautre. Une sorte de couloir sinuak entre les décombres. II s'y engagea. II trébuchait ä chaque pas. Autour de lui, tout était illisible et dur. Au-dessus de lui> il y avait des murs déchirés et des portions de ciel extréme- 3 I 2 SON C LS DL MEVLIDt) ment noir. Quelque chose s'envola pres de ses jambes ä brefs coups d'ailes, Une chouette, pensa-t-iL IS s'adossa ä un bloc de ciment. Voüa, pensa-t-il encore. Tu ťadosses contre du vertical. Tu reprends des forces. Le sang gargouillak sous son coude droit, Le garrot s'était de nouveau défait. II le renoua tant bien que mal et sans y croire. Le sang s'échappait méme quand il compressait ľar-těre un peu plus haut sur son bras. Ľavant-bras coupé n'était plus qu'un lourd morceau de viande traverse par des vagues, ses muscles sans attache étaient remontés en boule vers son épaule et hurlaient. Mes muscles hurlent, pensa-t-il. II écouta la nuit. Quelqu un approchait. Quelqu un pié-tinait des plätras ä ľentrée du couloir. Quelqu un vient, pensa-t-iL II se remit en marche. II titubait. II n ouvrait pas trěs sou-vent les yeux. Pour se guider il cherchait des appuis avec le bras gauche, Sa main valide s'écorchait sur des échardes de vieux bois, sur des pointes de fer, des pierres coupantes. Il se traina ainsi jusqu'a un endroit oü le sol était plan et dégagé sur quelques mětres? délimítant une surface scénique entou-tée de tas noirátres. Les éboulis formaient un demi-cratére. On dírait un petit theatre, pensa-t-il. Un petit amphitheatre avec des espěces de gradíns noirátres. Pour la scene finale. Tu vas ťasseoir lä? Mevlido, pensa-t-iL II se hissa de quelques dizaines de centimetres sur le premier amoncellement de debris. Son bras coupé vint battre entre ses jambes, ľarrosant une nouvelie fois de sang au ínoment oü il s'asseyait. II ľécarta en gémissant et ľ installa a côté de lui sur des résidus de mar. Ä I -í S Q N É. L S U k M b V L I D O Cľest fichu, résuma-t-íl. En tout cas> cest mal parti. Mais au moms il y a une place libre pour la scene finale. Pour une ou deux personnes. Public et acteurs confondus. Voilä, Mevlidoj je vais attendre, pensa-t-il. Je vais attendre que 33. H n1 est pas nécessaire de décrire le spectacle qui eut lieu dans cet endrok. La seance était strictement privée, Aprés Alban Glück et sa danse de mort, plusieurs per-sonnes vinrent pres de Mevíido parier avec lui, lui donner des conseils ou lui faire leurs adieux, II les recevait ľune aprés ľ autre avec un certain détachement, comme s'tl était déjä en route pour le Fouillis, deja monté dans le car qui devait le conduire ä la frontiere, et qďíl agirait la main en les regardant depuis son siege, ä travers la vitre, ľ esprit mobilise presque exclusivement par ie voyage qu'il allait accompiir. * Cornelia Orff fut la premiere ä apparaítre, Elle ne s'an-nonca pas en braillant des slogans insanes. Elle bougon-nait dans ľobscurité, eile avait du mal ä se frayer un passage dans les décombres, Elle était comme tout le monde, comme nous autres, eile ne connaissait pas bien le secteur Leonor Iquitos. Elle piétina des pieges de plätre, s engagea sur un monceau de debris qui ne menaknt ä rien, fit demi-tour et ŕinalement se présenta, rálant de fatigue, ä ľendroit ou Mevlido gisait. Elle se tint debout devant luí et le con-sidéra sans rien dire pendant une minute, puis eile fit pas- 3 i 5 S £> N G E S t) L MEVLIDO ser par-dessus sa téte la laniěre qui ľaidait ä transporter partout sa besace avec elíe. -Tiens, dit-elle ďune voix camarade, un peu forcée. Je ťai mis dedans du pemmican pour la route et deux ou trois bouquins. -Quels bouquins, dernanda Mevlido. -J'ai fouíllé dans la reserve. Des Djohnn Infernus. — Je croyais qu'ils étaient épuisés, dit Mevlido. — II en restait trois. lis sont un peu abímés. -Bon, dit Mevlido, -Le deuxiěme a pas de fin, fit remarquer Cornelia Orff. Cest une féerie. — (^2. ne fait rien, dit Mevlido. Je te dois combien? -Tu me dois rien, annon^a fierement Cornelia Orff, Cest un don du Parti. -Tu lui dir as que je le remercie, chuchota Mevlido, —Je transmettrai, dit Cornelia Orff. -Tu lui diras que jamais je ne trahirai les secrets du Parti, ajouta Mevlido, — ÍÍ ie sait, dit Corneiia Orff —Je n'ai jamais su ni son nom ni ses objccúfs, regretta Mevlido. -Cest des secrets, dit CotneliaOrff. Mevlido passa la besace autour de son cou. Il n'avait plus aucun probléme de bras et, au fond, il se sentait assex en forme pour entreprendre le voyage. • Une demi-heure plus tard, Maleeya Bayarlag arriva. Elle étm třes essoufflée et eile mit longtemps ä s appro-eher de Mevlido» II vit quelle avait mis un T-shirt rose sous son habituel survétement beige. Elle portait des espadrilles 3 i 6 �79016 SONGFS DE MEVTIdD dont le rebord cisaillait ses pieds gonflés. La marche jusqu ä Mevlido ľavait fait souffrir. Elle essaya de rester debout sur le minuscule espace scénique oü se déroulait la rencontre, mäis, au bout d^une minute, eile perdit ľéquilibre et faillit tombec. En prenant des precautions maladroites pour ne pas glisser, eile se hissa ä côté de Mevlido et s'assit. - Mon pauvre Yasar, dit-elle, dans quel etat ils ťont mis. Elle se rapprocha de lui pour l'examiner et eile hocha longuement la téte, Elle ne le touchait pas. EUe faisait attention ä ne pas poser les mains sur lui, mais eile lui soufflait dessus, et il sentait sa tiédeur, sa tendresse. -Je ťai appelée, dit Mevlido. -Tu m'as appelée? s'étonna Maleeya. ^ ' - Oui. Quand tu étais au milieu des oíseaux« -Au milieu des oiseaux? -Dans Gateway Street. - Gateway Street ? Elle lui respirait dessus. II avait envie de ľattirer contre lui et de ia serrer trés fort, mais il réfléchit qu eile aurait peut-étre peur de cette demonstration amoureuse, qu'elle la trouverait incongrue, brutde, et il se retint. -On a sombré, dit-il. Mais au moins on na pas cessé ďétre ensemble, - Ouí, mon Yasar, dit-elle. On est ensemble en pleín au fond. lis se mirent ä rire tous les deux. - Je vais partir pour le Fouillís, dit Mevlido. -Ben ouiT mon Yasar, dit-elle. Je vois pas ce que tu pourrais faire ď autre, - Prends bien soin de toi, en attendant, dit-il. J i 7 S O N G F S D£i M F V L I D O -En attendant qtioi? demanda-t-elle. -Je ne sais pas, dit-il. its restérent un moment silencieux, puis Maleeya se remit debout. -Je ťai prepare du pemmican et un gáteau, dit-elle. Elle déposa le pemmican á côté de Mevlido, ä ľendroit oü eile s était assise, et soudain eile fouilla dans ses poches de survétement, eile se palpa les hanches, le haut des cuisses. Elle avait ľair catastrophée. - J'avais pourtant empörte un gateau, reprit-elle. J'avais un gateau dans ma poche, pour toi. Mais je ľai plus. * Une heure passa, et Sonia Wolguelane apparut. Elle était au centre de la scéne, ä deux metres de Mevlido. Ceiui-ci s'était assoupi; il ouvrít les yeux et nota sa presence. La nuit la dissimulait. On avait ľimpression quelle parlait depuis deja plusieurs secondes. -II essayait de rentrer dans sa boutique, disait-elie. Il devait avoir quelque chose a récupérer, II avait encore sa machette ä la main. Je lui ai tiré dans les rotules et sur ľ at-tache des ailes* Ensuite je ľai interrogé pour savoir oú i! ťavait laissé. Je n ai pas été tendre. Apres les balles, j'ai utilise la machette. - Ce Glück, on a passé une partie de la soirée ensemble, dit Mevlido. -Je sais, dit Sonia Wolguelane. Cest pour £a. -Pour 9a que quoi ? demanda Mevlido, Elle ne répondit pas. Elle était en tenue de travailleuse, comme jadis les Komsomols partant pour les samedís com-munistes, du temps oů il y avait des samedis et des commu-nistes. Sa veste de chantier était tachée de sang. Elle fouilla 3t3 S O N G L S Dt MEVTlDO dedans et en retira deux paquets enveloppés de papier journal. -Du pemmican, dit-elle. Et un pistolet. Un Tokarev* T'ai pensé que ca pourrait te faire plaisir. -Je n en ai pas telíement besoin, maintenant, dit-iL - On ne sait jamais, dit Sonia Wolguelane. -Et si du pemmican s'introduit dans le mécanisme? Des miettes? £a risque de Yencrasser. -Mais non. Je ľai emballé dans du plastique. Tiens. -II est lourd, constata Mevlido en fourrant les deux paquets dans son sac, II est chargé ? - Oui. Un chargeur complet. -Comme ca, quand je ferai feu sur ľennemí, je pense-rai ä toi, dit Mevlido. -Arréte tes conneries, Mevlido, dit Sonia Wolguelane, • Ensuite, au moment ou il s'y attendait le moins, une femme arriva, en tenue traditxonnelle coréenne, Cétait une chamane, une mudang. Elle était accompagnée ďun joueur de tambour qui s'assit aussitôt en taíHeur, sans saluer, et qui, aprěs avoir calé son instrument contre son pied droit, commenca ä taper sur le cadre avec une courte baguette. Le rythme était un rythme ďéchauffement, mais déjä il était precis, mystérieux et fort. La mudang fit plusieurs fois le tour de ľespace minuscule en rendant hommage aux esprits des mines, eile fit Je geste de facon-ner un páté de pemmican entre ses mains, puis eile se placa en face du musicien et eile s'adressa ä Mevlido sans le regarder. Comme celui-ci ne comprenait pas le coréen ancien, il ne répondit pas. La voix de la mudang s'éleva dans ľombre, parcourant les éboulis et les gravats et tou- 3 í o S O N G L S DL MfcVLlDO chant Mevlido en profondeut. Eile sonnait sur peu de notes, mais ses inflexions étaient bouleversantes. Le musi-cien jouait sereinement, avec une qualité de toucher exceptionnelle. II heurtait les parois ou les membranes de son gutbuk avec la paume de la main gauche, la baguette quil brandissait dans sa main droíte avaít été taillée dans un arbre qui participait ä la ceremonie de toute sa vigueur ďarbre défunt - un bouleau, sans doute, un bouleau dans la plenitude de ľäge. Mevlido refut la musique en lui et perdit la notion du temps. Ii continuait ä faire nuit dans le quartier Leonor Iquitos. La mudang chantaít, parfois eile se baissait et se relevait, eile bougeait les bras, mais eile disposait de trop peu de place pour danser et eile préféraít concentrer dans ses cordes vocales toute la magie du moment - dans ses cordes vocales et dans sa respiration, Elle ne cherchait pas ä savoir si Mevlido ľécoutait ou non. Elie ne regardait pas de son côté. Elle se tournait vers le musicien, vers le ciel noir, vers les blessures des facades bombardées, vers les monceaux de debris qui les entou-raient. La scéne sur hquclic ellc se produisait étah prcsque circulaire, on aurait pu la comparer ä la bouche refermée d'un cratere. En son centre, la mudang se Iamentait et créait sans cesse de la beaute, quelque chose ďéphéměre et fundamental que seuls les morts ou leurs semblables pou~ vaient entendre. Des larmes coulaient sur les joues de Mevlido» II ne disait rien, il ne tentait pas d'engager un dialogue avec la mudang, mais des larmes, sur ses joues, coulaient, • Alors que ľaube, si Von se réŕere ä notre horloge bio- logique, aurait du poindre, Mevlido mit fin k un nouvel ?=o S O N G L !> DE MLVíIDO episode de somnolence. Devant lui, le paysage restreint n'avait pas change, un lieu théätral ceinturé ďédifices en ruine et de déblais. La mudang et son musícien étaíent repartis depuis longtemps. Mevlido scruta ľobscuríté. Devastation, éboulis, ici et la un énorme oiseau perché, immobile. Du rien, des murs éclatés, des poutrelles tor-áues, quelques fenérres en équiiibre entre deux vides. Tout était plongé dans une ombre épaisse. Sur la petite esplanade oů la mudang avait chamanisé, le sol paraissait recouvert ä present ďune couche de liquide, du sang ou de ľhuile noirs, II essaya de réfléchir a ľ aspect que cela prendrait quand 1a iumiere du jour viendrait s'y aj outer. Sa pensée était trop filandreuse pour aboutir. II soupira, un peu vexé de devoir maintenant composer avec une intelligence réduite. Du sang ou de ľhuile noirs, répéta-t-íl. Au merne moment, des pas hésitérent a proximité. Peut-étre que quelqu un me cherche> pensa-t-il. II envi-sagea de hékr le nouveau venu, puis il y renon^a. Déjä céui-á était arrive ä un metre de lui et ľobservak, Ja phy-sionomie fermée, les bras immobiles le long du corps, comme au garde-ä-vous. C3était Berberoían, - J'ai eu du mal a vous trouver, Mevlido, dit le commis-saire. - Ben je suis la, dit Mevlido. - On rn a dit que i t éí * ,_ i. }^ r v v v 34 Le voyage est interminable. Les derniers kilometres sont les plus durs a parcourir. Trop de cahots. Ton cerveau malaxé renonce ä établir une difference entre le present et le reste. Soir aprěs soir, car ainsi les jours se succédent, tu rumines encore un peu sut le passé ou sur ľavenir, mais ton activité cerebrale a telle-ment decline que tu as ľ impression de somnoler en permanence. II y a déjä longtemps que tu ne regardes merne plus á travers la vitre; tu ne la nettoies plus quand eile est couverte de buée ou de suint. Tu as du mal ä ťintéresser aux choses extérieures, et, ä ľintérieur de toi, les images sont fades, conventionnelles, comme forgées par ďautres que toi. Ľintérieur ťéchappe, lui aussi. Tu es exténué. Ensuite» tu approches de ta destination finale. Tu es toujours quelque part dans Poulailler Quatre, mais ľ ambiance de la frontiéte rend les choses moms familiěres. C'est cela, oui. Moins familiěres. Plus rien néveille en toi ďécho, Ľautocar est entré dans les faubourgs, déjä ií emprunte les longues avenues du Fouillis. On roule lente-ment, la chaussée est recouverte de mächefer. Les pneus écrasent cette couche friable avec un bruit de meule. La 324 S O N G E S DF M E V I I D O poussiere moutonne derriere les fenétres. Tu ne jettes pas un coup ďoeil vers le dehors. Tu as abouti dans un monde extrémement éloigné et cela ne ťexcite pas, ne provoque en toi aucune curiosité. Tu ne te sens pas dans la peau ďun touriste en train ďatteindre le pays mystérieux dont il a eu la nostalgie depuis ľenfance. Dans ce que tu as encore tendance ä nommer ton existence, le tourisme ne joue plus aucun role. Tu palpes le sac qui repose ä côté de toi, sur le siege voi-sin, Le car n étair pas bondé ct la place est restée libre depuis le depart, tu n as done pas eu ä subir une compa-gnie bavarde ou nauséabonde pendant la route, Dans le sac, la reserve de pemmican a beaucoup baissé. Tu n avais pas fairn, mais tu ťes oblige a grignoter de temps en temps, de peur de défaillir avant terme. Quand on y pense, tu as veilié ä ne pas arriver au Fouillis dans un etat lamentable. Děs que tu en avais {'occasion, tu ťes rase et tu ťes change avec ce que tu trouvais dans les hakes routiěres, quand le chauffeur passait la main a un collěgue ou changeait des pieces dans le moteur. Chaque fin de mois, la compagnie te fournissait un nou-veau rasoir jetable et des sous-vétements propres. Pendant ces longues minutes ou ces années que le voyage a dure, tu as done pu preserver un peu de ta dignitě physique, te débarbouiUer ou te toiletter ici et la, par exemple dans les latrines ou sous le robinet de service de telle ou telle station ďessence, ce que ďautres voyageurs souvent negligeaient de faire* Et aujourďhui, si tu n as pas fiere allure, tu es, malgré tout, encore presentable. Tes cheveux et tes ongles ont continue ä pousser, tes vétements se sont abímés, 325 S O N G F S DE M E V L I I> O ľétoffe craque au moindre geste, tu ressembles ä une momie qui se défait, mais tu restes presentable. Une nuit, dans une sordide cour d'auberge, tu as troqué ton pistolet contre un couvre-chef en cuir luisant. Tu dissimules lä-des-sous ton visage, comme desireux de proclamer ton intention de n engager le dialogue avec personne, mais, en fait, les autres voyageurs évitent ton contact. Tu ťen es plus d'une fois rendu compte. Aucun étre doué de pensée n entre en relation avec toi volontiers ou avec chaieur. Les animaux sont mieux disposes ä ton égard, mais la distance entre vos intelligences, méme si eile diminue, est enorme. Les animaux sont mieux disposes ä mon égard, penses-tu. Mais la distance entre nos intelligences. Et juste ä ce moment de ton raisonnement, exactement la, en milieu de phrase, vous vous engouffrez sous un vaste hall de beton. Aprěs une manoeuvre, le moteur ronfle plus fort, vomit un dernier nuage ďhuile chaude et s'arréte. Ľautocar est arrive ä son terminus. Tu dois descendre. Tu quittes ce siege que tu as si longtemps occupé, avec pour seule distraction ta peur des precipices et le defile-ment ténébreux du paysage et, touš les deux cents kilometres, la possibility ďaller faire tes besoins en compagme des autres passagers et des chauffeurs, sur les bas-côtés, dans la pierraille cendreuse et les debris d'anciennes métro-poles. Tu es le dernier ä descendre. Tu longes le flanc brülant de ľautocar. Les tôles ont noirci, on dirait qu une heure plus tôt vous foncíez au coeur ďun incendie industriel. A ľarriére, un groupe de =12 0 SONGhS Dt MEVLIDO passagers attend que Jes conducteurs viennent ouvrir la malle oü s'entassent les valises. Depuis le temps, ies valises ont du pourrir ou flamber, mais, ä tout hasard, les gens attendent, Renfrognes. Muets. Tu les dépasses. Tu enfonces encore un peu plus ton chapeau de broussard sur tes sources. Tu humes ľ air, les puanteurs de gas-oil qu aucun couraní ne disperse. Tu grimpes sur le quai de ciment de la gare routiěre et tu ťéloignes. Tu portes ľ uniforme des gueux, ccs lambeaux sales qui depuis toujours te vont ä ravin Tu déplaces, sur ton épaule, la courroie de ta besace quasiment vide. En évitant les traces de cambouis et ďeau rouillée, tu diriges tes pas vers la sortie. Une vaste bouche rectangulaire dont la luminoské aveugle. Au-dela poudroie la rue. Les dimensions du garage évoquent celieš ďun hangar d'avia-tion. Elles sont supérieures aux besoins, comme si, cinq ou six siěcles plus tot, les archicectes avaient prévu une augmentation du trafic qui ne s'est pas produite. Tu ŕrôles les autocars qui reŕŕoidissent, lis sont plusieurs ä étre arrives récemment. Tu te faufiles entre ces épaves presque consu-mées qui vont meure des moís a perdre leurs odeurs de hauts-fourneaux et qu une équipe ensuite viendra déchirer une bonne fois, comme des navires. A intervalles réguliers, touš les quinze metres, tu contournes la base ďescaliers qui montent vers un étage ou la logique voudrait que se situent des bureaux ou des guichets, peut-étre aussi une galerie marchande. En realite, de lä-haut ne descendent que de ľombre et du silence. Sur les degrés inférieurs sont installés des zombies défraíchis, probablement des candídats ä une 3^7 MONGES DE M E V T I Ď O autre hallucinante expedition, des laissés-pour-compte qui imaginent pouvoir repartir — un jour tout reprendre ä zero, voyager dans ľautre sens. Toutes les gares routiěres se ressemblent, quelle que soit la partie de ľ univers oů ľon a échoué. En cornmun elles ont le brouhaha crasseux, la misere, ľinconfort, les gaz qui stagnent ä toute heure du jour et de la nuit, mais, par-des-sus tout, une atmosphere de forte degradation intellec-tuelle, alimentée tant par ľinsolence des employes que par la resignation de la clientele. Pour ceux et celieš qui auraient besoin, afin de faire naítre en eux J'image, ď une reference géographique precise, disons que ľendroit ici rappelle la station ď autocars de Puduraya, au centre de Kuala Lumpur, en Malaisie. Puduraya quand on y arrivait pendant la revolution mondiale, a la fin des années soixante-dix, par exemple depuis le nord, depuis Padang Besar, Kota Bharu ou Gerik. De tels noms süperbes ont figure sur les cartes, comme la Malaisie, il y a ä peine plus de deux ou trois siěcles. Lendroir oů Mevlido actuellement déambule rappelle Puduraya Station ä cette époque. Meines escaliers menant ä un étage dont on ne devine rien, méme pénombre irrespirable, méme sentiment de solitude, ďéga* rement et de non-retour, Mais bref. Tu ri"as jamais traíné tes guétres en Malaisie, et, quand tu es venu au monde, la Malaisie avait disparu des mémoires depuis belle lurette. Tu ťimmobilises sur le seuil du garage et tu regardes ce que tu peux voir de la ville: un carrefour, une placette, quelques maisons totale-ment délabrées, étouffées sous des squames de poussiere seculaire, et, le long de la route, des murs en briques noires 328 S0NCES DL MEVJIDO derriére lesquels do r ment des fabriques. Pas la moindre enseígne qui signále une activité commercials Rien qui ressemble ä un havre pour voyageurs. Sur la place, des lignes électriques courent en touš sens, de toit en tok, par faisceaux embrouillés. Qu'est-ce que j'ai ä faire ici, penses-tu fugacement, sans réponse. Les quartiers ďhabitation s'étirent au-delä du carrefour, invisibles. Le Fouillis est construit sur une penre. On est a la limite ďun haut plateau, et ensuite, apres la cassure, on plonge. Des camions bennes enormes traversent le carrefour, ils soul&vent devant la gare routiěre une bruyante fumee de pierraÜle, Miniere est ľ ambiance, brunätre et chauve la sierra qui barre ľhori-zon. Deux piétons se faufilent un instant ä ľentrée ďune rue et disparaissent, lis sont habíllés comme dans une république prolétarienne aprěs la défaite. Tu decides de chercher ďabord un abri pour la nuit. D'apres tes calculs, le jour déclinera ďici deux ou trois heures. II faut que je sache ou dormir, penses-tu. II y a cinq chauffeurs qui discutent pres de la porte, devant la cabine vitrée du gardien. Tu leur demandes s'ils peuvent te conseiller un endroit ou passer la nuit, une pension pas trop chěre pour sous-hommes ou voyageurs, Ils se sont interrom-pus dans leur discussion et ils te jaugent avec des yeux de brutes- On dirait des bouchers qui examinent avec stupeur un animal ďabattoir doué de parole. Pendant un instant, tu ne sais pas trop s'ils comprennent le diaiecte que tu as utilise pour communiquer avec eux. Cest pourtant un sabir trěs simple, la iangue generale de Poulailler Quatre. Tu en as réduit la syntaxe au maximum. Du blatno'i de camp melange ä du coréen, avec des traces d'anglais et de darkhad. 329 S O N C E S DL M E V L I D O lis te regardent en silence. * Tu répětes ta question. ŕ * ■« * i * • La nuk, • Dormir. • Pas trěs che r. Cinq chauffeurs. Ľun d'eux est obfese, un autre a une casquette rouge, un troisiéme est torse nu, avec un gilet en toile de jean. Les autres sont normaux, ou du moins sans particularity remarquable. lis te regardent. lis ont tous la bouche ä moitié ouverte. - Qa, parle encore, dít le gros. - Incroyable, dit un des normaux. Qi parle encore. - Et de quoi que 9a parle ? demande casquette rouge. - De la nuit, dit le gros. - Qa parle de la nuk ? s'étonne torse nu. - Ben oui, £a doit croire encore ä la nuit, dit un des normaux. -Incroyable, dit ľ autre normal. Qa croit encore ä la nuit. + * r- -t >t í -l \í 35. > * Tu tie ťattardes pas a proximité des chauffeurs. De nou-veau tu ťenfonces dans le hangar qui empeste les graisses et le caoutchouc brulé. Tu retrouves ľautocar qui ťa transporte jusqu au Fouillis, Sur le quai de ciment, tu enjambes le corps d'un laissé-pour-compte. On ne voit pas bien s'il s'agit d'un homme ou d*une femme. Au-dessus de lui ou d'elle, tes gue-allies et ton chapeau de cuir paraissent luxueux. Tu ťarrétes devant un des escaliers qui montent vers le premier étage. Tu restes un moment au bas des marches, comme pris de doute5 et, finalement, tu les gravis. Tu debouches sur une esplanade mal éclairée, deserte et pleine ďéchos. Par terre, les dalles de ciment s'effritent. II ny a rien, seulement des piliers de beton et un sol parsemé de flaques pisseuses. Tout au fond, ä ľ extremitě de ľespace, un tube de néon sert de repěre. Tu choisis cela pour objectif, et, ďailleurs, tu ne vois pas quelle autre direction tu pourrais prendre. Tu te rapproches de la lumiere. Tes semelles écrasent des miettes dures. Tes pas résonnent dans le vide. La-bas s'aligne une série de volumes en contrepkque et en fer, avec des portes étroites ou des grilles, quelque chose comme une consigne SO NGtS DE MbVLlDO ä bagages construite de bric et de broc. Un éclopé surveille ľ ensemble, II est muni d'un baton et il ressemble ä un vieux soldát en loques, Tout en progressant dans la pénombre, tu observes le neon et les casiers, les portes, et cet unijambiste assis avec sa canne ä côté de lui. Tu te demandes s'il sera de meilleure humeur que les chauffeurs. Tu espěres tout de merne tirer de lui un renseignement sur ľendroit ou tu pourrais passer la nuit, Ľinfirme te regarde venin II fait son travail immobile de gardien. Tu Jettes un nou-veau coup ď ceil sur les casiers. lis sont bien larges. Finale-ment, le vieux soccupe peut-étre d'un établissement qui héberge des individus plurôt que des valises. Tu t'approches encore, tu salues cet homme, mais il ne te souhaite pas la bienvenue. Il ne réagit pas. Sa physio-nomie est rude, les désagréments de la vie ľont comme á jamais scellée sur une espéce de féroce bouderie. Tu te places devant lui et tu consultes la documentation disponible, ľécriteau qui est cloué derriěre sa tete. Ľannonce est rédigée en une langue dont tu n identifies pas tous les caractéres. Tu mets longtemps ä en traduire ľessentiel. • Splendid Hotel • Accueil chaleureux • Chambres pour la nuit ou longue residence • Tarifs étudiés La seule indication dont tu sois vraiment súr concerne le prix de la chambre. II n est pas excessif, Un dollar. Tu ramasses au fond de ton sac de ľargent qui a été fourré la en merne temps que le pemmican pour le voyage. II te reste trois ou quatre billets. Tu en prends un. Le gardien ľem- 332 SONGF5 Dt MFVTIDO poche saris ľexanuner et, 1 l'aide de sa canne* Íl itidique une porte. Tu te rends dans la cellule qu on ťa affectée, un cagibi sans plafond dont la surface au sol ne doit guěre excéder trois metres carrés. Cest exigu, la lumiere du neon sy répercute faiblement. Ľameublement se réduit a un siege récupéré sur une épave d'autobus. II y a des marques de couteau sur le dossier. Aux relents de gas-oil qui serpentent depuis ľ é tage inférieur se superposent des senteurs ani-males, ľácre moiteur des corps qui nuit aprěs nuk se sont affaíés ici, sur ce fauteuil crevé, pour y transpirer de solitude et de terreur. Des graffitis balafrent le ciment, comme dans un cachot ou des latrines, mais les illustrations man-quem, Ce ne sont que des messages opaques. Les caractěres ne ressemblent ä rien. Quelques chiffres apparaissent en marge des testes. On ne salt pas ä quoi ils renvoient. Au moment oü tu cherches un clou pour suspendre ton sac, tu aper<;ois un rat. La bete n est pas tres grosse, faible-ment bossue, et eile est en arret contre un montant de la banquette. Tu croises la braise cramoisie de son regard. Cela te rappelle quelque chose, tu ne sais pas bien quoi. Ne pas prendre contact avec les rats, penses-tu brusque-ment. Ne pas entrer en relation avec les rats. Sous aucun pretexte n entrer en relation avec les rats. Ni avec les rats, ni avec les araignées. Tu recules, tu sors de la cellule. Tu refermes derriere toi la porte avec ie bout de ficelle qui remplace la serrure. -J'ai réfléchi, dis-tu au vieux. Je préfere loger ailleurs. 3 -$} SONGES DL MEVLIDO Le víeux te pose une question ďune voix bourrue. Tu \ ne comprends pas. Tu agites la téte. Tu pointes un doigt vers la chambre. Le vieux á son tour agite la téte. II a ľair furieux que tu ne veuilles pas rester la. II fait un commentate en haussant le ton, peut-étre craint-Il que tu exiges de récupérer ton dollar. -Vous pouvez garder le dollar, dis-tu. j'en ai ďautres. Le vieux prononce encore quelque chose. II agrippe sa canne ď estropié. II te montre ľécriteau en brandissant sa canne. De ce qu il te dit, tu ne saisis pas un traitre mot. Par souci d'eviter un conflit avec lui, tu te penches légěrement vers ľécriteau et tu fais mine de déchiffrer quelque chose qui ťavait, jusquici, échappé. Tu approuves de la téte en lisant. -Good, finit par dire le vieux. Room. Good. -Je sals, dis-tu. Good. No problem. Tu te balances devant lui ďun pied sur ľautre. Tu vou-drais que ce dialogue prenne fin au plus vite* — No problem, dis-tu. Good room, Mais j'ai change ďavis. Good room, mais je vais chercher ailleurs. Le vieux ä present cogne par terre avec son baton. -J'ai une adresse ailleurs, répětes-tu, Le vieux grogne une nouvelle chaine de paroles mécon-tentes. Tu ne comprends rien. II tape autour de lui avec son baton comme un aveugle. -No good-bye, marmonne-t-il. No room, no goodbye! -On m'a conseillé Waddell Street, dis-tu au hasard* Cest plus central. No problem. SIXIÉME PARTIE RÉVES DE MEVLIDO LE FOUILLIS 36. Au fond de la chambre, il ríy a pas la moindre trace de lumiére. La maison est třes petite, avec trois pieces minuscules. Aprěs son arrivée dans le Fouillis, Mevlido n'a pas mis long-temps ä trouver un logement, mais Íl s y est ínstallé ä contre-coeur, avec ľidée qu il en déménagerait au plus vite. Qu'il en partirait ä la premiere occasion. La fatigue, le fatalisme et la routine ensuite ont pris le relais. Alors il est reste. II s'est allonge dans un coin, et pendant un moment on a méme cru qu'il était mort. Lui-méme s'était persuade qu'il en avait fmi avec ľ existence. Puis le quotidien a coulé sur lui comme une eau-de-vie apaisante, et il a recommence ä bouger. Déjä il ne songeait plus a chercher une nouvelle demeure. Cest une maison individuelle, principalement en briques, avec des ouvertures peu nombreuses. Elle donne sur Waddell Street, encore qu il faille parcourir cent metres d'une ignoble venelle pour atteindre Waddell Street. Une longue centaine de metres ďune tranchée insalubre, ä ľodeur de vase. Voilä ou Mevlido a abouti, II est lä, il habite lä. Cest lä quil attend. Maititenant nous sommes parfaitement semblables ou presque, Ni ies jours ni les ans ne comptent pour lui. í 37 S O M G E S DE MFVLIDO Indistinctement les uns succédent aux autres. Quand la nuit tombe, ie noir regne á ľintérieur. Puis le crépuscuie rode dans les rues, et une espéce de journée s'éveille entre les murs. Ľ inverse aussi est vrai. Crépuscuie approximatif puis nuit ou ľ inverse. Ainsi cela sécoule pendant des heures par groupes de vingt et quelques. Ainsi va le rythme du monde pour Mevlido et ses semblables, c7est-ä-dire pour nous. Mevlido se léve> il va ä tätons jusqu a la chaise. La veille au soír, ií a plié ses vétements et íl les a posés sur íe dossier. Il retrouve sans difficulté la chaise et ensuite sa chemise, ses sous-vétementSí son pantalon de toile dont les déchirures se sont aggravées ces derniéres semaines. Puis il se baisse. Bien qu il ait pris soin de les laisser ä côté de ses chaussures, juste ä côté, ä moins de dix centimetres, il ne réussit pas á remettre la main sur ses chaussettes. Il passe et repasse en vain la main sur le linoleum. II en explore en vain les crevasses. Cette disparition improbable ľincite ä penser qu il réve ou qui! na pas route sa tete, mais il préfere écarter, pour ľinstant, ces deux hypotheses. U s'empare de ses chaussures de la main gauche, il se redresse, il chiffonne le reste du íinge entre ses bras. II serre contre lui ces haillons á moitié malpropres, contre son corps nu. Puis il se tient un instant immobile et il se retourne vers le lit, Le lit est vide, maintenant, et on peut supposer qu il a déja perdu une partie de sa tiédeur. Comme on ne voit rien, on en est réduit ä tout inventer. On recourt évídem-ment a des images que suggére la memoire. Une couver-ture repoussée de biais. Des draps froíssés. Le drap du dessous qui laisse apparaltre une paillasse difforme, trés mince, tout juste assez large pour accueíilir une personne. 33* S O N G E 5 t> E M E V [ 1 D 0 -Ne bouge pas, dit doucement Mevlido. je vais prendre ma douche. Ne re lěve pas. Personne ne réagit dans ľobscurité de la chambre, personne ne bouge dans le lit. Quelle sok ensommeillée ou non, personne ne marmonne une réponse. - Continue ä dormir, dit Mevlido. Nulle voix ne traverse le noir en sa direcrion. H quitte la chambre. H fait deux pas dans le couloir. II pousse la porte de la šalie de bains et íl laisse tomber par terre sa charge. On entend un bruit amorti. Les chaus-sures ont touché le carrelage en merne temps que la chemise. Mevlido rezort soudain ľodeur des nippes dans lesquelles il a sue pendant trop de jours. II hume cela soudain. II fronce le nez tout en ouvrant une armoire o\i il pensait avoir remise de quoi se changer. Sa main ne rencontre rien. Les rayonnages sont vides. 11 y a un mois qu il na plus fait la lessive. Ii est en retard de plusieurs lavages. De ce côté-la, comme dans ďautres domaines, il n est pas au-dessus de tout reprochc. Dans la salle de bains, les ténebres sont plus prononcées qu aiileurs encore. Aucune trace de iummosité d'aucune sorte. Cest une piece aveugk depuis toujours. Ceux ou celles qui ont cette experience n hésiteraient pas a dire qu'U fait noir comme dans un four. -Tu ne te fáches pas contre moi, ď accord? murmure Mevlido. Je vais m'en occuper, de ce linge. Tu sais bien que je n'aime pas rnhabiller avec des vétements sales. Moi non plus, je n aime pas 9a. Je vais faire tremper ^a tout a ťheure. Son pied nu se pose sur une serpilliére. Cľest un repere. 539 S O N O L S DF MLVLÍDO Elle na pas énormément séché depuis la foís precedente, H va jusquau bac de douche, II atteint les robJnets avec la main droite et il les ouvre. II regie la temperature du jet, puis il se place dessous. Ľeau cascade avec des sursauts, des crachats bruyants, de constantes differences de pression. Elle est tantôt froide, tan-tôt faiblement tiede. Dans un endroit comme le Fouillis, oil la temperature est plutôt basse, prendre une douche pas assez chaude dans les téněbres n est pas une partie de plaisir. Cest une épreuve pour chacun de nous et c'est une épreuve pour Mevlido. II la supporte vaillamment car il est de nature assez accommodante et aussi parce que, en dépit de tout, il estime quil a de la chance et que le destin aurait pu étre plus injuste avec luL II a depuis longtemps pour philosophic de ne pas se plaindre quoi qu il arrive. Il se dit qu il aurait pu aboutir dans un taudis non raccordé ä ľeau cou-rante, comme il y en a beaucoup dans le secteur. II saít aussi qu il pourrait avoir sombre plus loin sous les boues du mal-heur ou de ľinexistence. II pourrait avoir perdu tout contact avec le reel, par exemple. Or, il a ľimpression que ce n est pas le cas. Ľidée de ne plus étre ä ľintérieur du reel souvent ľangoisse de fa^on atroce, mais ce n est pas le cas. II a méme parfois des souvenirs d'autre chose que de réves. Il ne se rap-pelle pas pourquoi il est lä, mais il sent quil est responsable ďune enquéte. Tandis que ľeau froide rétrécit sa peau, il a fréquemment cette intuition. Il a été envoyé en mission. Quelle mission, quand, qui ľa envoyé, il ne se rappelle plus. Mais cette trace persiste dans sa memoire. Sous la douche miserable, il se réjouit de ne pas étre une simple brute, ď avoir tout de méme des traces dans ľesprit, de ne pas 340 SONGLS DE MLVLIDÜ mugir sans fin et sans passé comme un idiot dans ľabsence de jour. II se réjouit de durer encore et de pouvoir, quand il y pense, en avoir conscience. Une fois bien nettoyé, il se sěche et il se rhabille tant bien que mal. Il met du temps a retrouver puis ä enfiler ses chaussures. Les murs autour de lui sont humides et sentent le moisi. -Je vais nous preparer un thé^ dit-iL Tu veux du the ? Une fois dans la cuisine, il ouvre la fenétre. Ľ ouvertuře donne sur ľignoble venelle. Rien ne briile au-dehors. Aucune étoile ne scintille dans le ciel. II n y a merne aucune difference entre le ciel et la terre, aucune ligne de rupture. Qu'on ait les yeux ouverts ou fermés, on ne voit rien. Aucun arbre ä proximité, aucun bátiment, aucun relief. La noirceur est sans nuances. II ne fait ni froid ni chaud. Meviído respire un moment ä la fenétre. Il s'appuie sur le rebord de ciment, il respire ä pleins poumons. C'est un moment agréable, un des meilleurs moments du matin. II respire et il écoute. Dans ia maison voisine, quelqu un a déclenché un magnetophone, comme ceia souvent arrive ä cette heure paisible, avant le jour, avant le déferlement des lueurs de ľaube, qui brouilleront tout. La bande magné-tíque est passée tant de fois entre les tétes de lecture qu eile produit beaucoup plus de grésillements que de musique, mais, méme ainsi, il faudrait étre inculte pour ne pas reconnaítre la melodie envoútante que Nai'sso Baldakchan a insérée ä la fois dans la Deuxieme Chanson golde et la Troisieme. Plus précisément, il s'agit du larghetto de la Troisieme Chanson golde. Mevlido ľécoute et il pleure. II 34 i S O N G i S DE M F V L I D O pJeure en merne temp5 que la musique. Ses larmes s'écou-lent dans ľobscurité sans que quiconque ies remarque ou songe ä les commenter, et sans que cela s'accompagne de reniflements ou de sanglots. Mevlido pleure sans theatre. Quand le magnetophone se tait, Mevlido se détache lentement de son immobilné et il referme la fenetre, et ensuite il verse de la poussiere de the dans une casserole qui contient un peu d'eau ftoide, et it remue. Il ny a pas de lumiěre dans la maison et du réchaud ne s'échappe aucune flamme. Malgré tout, le thé prepare de cette maniere est buvable. U est un peu boueux et on peut regretter qu il n existe pas dans la cuisine de materiel permettant de le fil-trer? mais il est buyable, — Cľétait la Troisieme Chanson goldey dit Mevlido. Tu te rappelles quand nous ľavons écoutée ensemble pour la premiere fois ? II boit le thé ä petites gorgées, ä merne la casserole. -Je te le laisse sur le feu, dit-il. Dors encore. Je te le laisse au chaud pour tout ä ľheure. Puis il cherche un tabouret dans la cuisine. Le tabouret gisait sous la table, renversé, depuis la veille, peut-etre, ou depuis un autre soir. Il le remet droit, il le cale ä petite distance de la table, a un metre, puis il s'assied dessus. Puis il attend. II recommence ä attendre, comme il en a ľhabitude, dans la tranquillité et dans le silence. II attend que quelqu un vienne frapper ä la porte et ľemmene. Ou peut-étre simplement lui parle. Difficile de dire exactement ce qui lui passe par la téte. En tout cas, il attend que le jour se lěve. >f1v* < t 37. 'c Peu de temps plus tard> la méme année, en tout cas, Mevlido se decolla du tabouret oů il était assis, puis il se baissa, se mit ä quatre partes et commenfa ä gratter et ä fouiller sous ľévier de la cuisine. Les téněbres étaient lä-des-sous plus noires encore qu ailleurs, II passa un moment ä tátonner sans succes pármi les canalisations et les vieilles bouteilles en plastique qui contenaient des produits de net-toyage. D'instinct il cherchait sur le mur ľemplacement d'une trappe. Ses mains finirent par reconnaitre une plaque carrée qui était d'une autre matiére que la brique. Il en explora les contours avec les ongles. Dans la rainure s'était accumulée une poussiere humide, glaciale si on la comparait ä la tiédeur de ľ air. Cette trappe* Elle nie rappelle quelque chose, pensa-t-U. II se lignifia une minute. U avait ľimpression qua partir de cette image de la trappe des souvenirs afflueraíent. <^a devrait me rappeler quelque chose» en tout cas> pensa-t-il. Comme rien de distinct ne se présentait ä lui, il se remit ä remuer. Je vais ouvrir fa, pensa-t-il. C'est un chemin comme un autre pour sortir de la mai- 34 3 S O N G E S DE M F V L I D O son, raisonna-ťil. Forcemeat Ik derriěre débure une espěce de boyau souterrain. Je vais m'introduire dedans. Si c est trop étroit, je n aurai qu ä replier un peu les épaules. Je n aurai qu ä me tasser un peu. Je ne vais pas en mourir. Quand il eut trouvé une poignée, il ľagrippa et tira des-sus, mais aussitôt le morceau de metal se détacha, empor-tant avec lui des vis et du bois pourri qui tombak en miettes. Une bouffée lourde s'éparpilla autour de lui. Des spores de champignons de cave avaient remplacé ľair, melanges ä des remugles de terre mouillée, des relents ďégout. Les bouteilles mal bouchées elles aussí exhalaíent des vapeurs, ď acres odeurs de désinfectant ou de soude caustique, Il éternua deux fois et se racla la gorge. Á quoi bon poursuivre cette comédie de la respiration, pensa-t-il. Personne ne me demande rien. Ä quoi bon faire semblant de gonfler et de dégonfler toutes ces éponges pulmonales ridicules. íl glissa les doigts dans les crateres qu avaient iaissés les vis et s'assura une prise en tenaille. II souhaitait manceuvrer le couvercle en le secouant. Laplanche s'effritait autour de son pouce mais résistait. II se découragea et abandonna un instant toute activité physique et mentale. Du temps passa, puis il se ranima et redoubla d'efforts. Ľévier au-dessus de sa téte et les canalisations le génaient. Sur sa droite, un sac de granules anti-cafards s'était crevé. Les miettes crissaient sous ses genoux, Finalement la planche se fendit, les ferrures qui la retenaient dans son logement céděrent. Ľouverture, tout ďun coup, se dégagea. Elle étaít assez large, Meviído se fau-fila ä ľintérieur, satisfait de ne pas avoir ä trop replier les épaules pour progresses et il se mir ä ramper hors de h cm- 344 SONGFS DE MLVLinO sine. Il savait qu il révait, raais cela ne le dérangeait pas. Cela n ínŕluait pas sur son comportetnent. Au bout de quelques metres Íl eut assez de place pour se redresser, et un peu plus lom encore il put commencer ä marcher en équilibre sur ses membres postérieurs, ce qui ďune part lui permit ď aller plus vite, er ďautre part le rassura quant a son appartenance ä la famille des hominidés. Le boyau était devenu une galérie. Celle-ci aboutissait dans une coun II la traversa, et, de lä? íl atteignit une ruelle couverte qui lui parut familiére. • Je connais cette venelle, pensa-t-il. • C'est une venelle que Mevlido a deja empruntée. Mev-lido est déjä passé par ce chemin pour se rendre chez Gorgha, le corbeau femelle, pensa-ťil. • Mevlido, pensa-t-iL II faut que Mevlido aille cogner ä la porte de Gorgha, le corbeau femelle. II ne réussissak aucunement ä rassembler des Ldées ou des souvenirs et il assistait ä leur apparition et ä leur dispa-rition sous son cráne comme s'il s'agissaít de monologues dictés par quelqu un d*autre. Il faut que j'aille ftapper a cette porte, pensa-t-iL Ce n est peut-étre pas une heure décente, mais, quelle que soit ľheure, il faut que Mevlido frappe ä cette porte. II doit faire son rapport a Gorgha. II n'avait rnéme pas cinquante metres ä parcourir pour atteindre la bicoque ou habitait Gorgha. Quel rapport, pensa-t-il. De quoi dois-je rendre compte. Et pourquoi ä eile. Puis il rut distrait par des obstacles, Le chemin se com-pliquait de carcasses principalement métalliques et de detritus. Les obstacles franchis, il arriva ä la hauteur ď une 34 5 S O N G L S DE M L V L f D O petite maison, et alors des souvenirs en lui se réveillěrent. Mais bíen sůr, pensa-t-il. II venait de temps en temps chez Gorgha, la nuit, le plus souvent sans ľavoir prévenue de sa visitě. Elle ľaccueillait avec indolence, ils bavardaient une demi-heure sur des sujets anodins» autour ďune tasse de the ou d'une assiette de fruits sees. Elle n allumait pas la lampe, Quelquefois ensuite eile ľentraínait dans sa chambre, et ils faisaient ľ amour avec une absence presque totale de désir et de plaisir, Ils faisaient ľamour comme deux mora. Ils faisaient ľamour. Comme deux morts. Quand sa memoire cut fini de reconstituer la relation qu il entretenait avec Gorgha, il leva le bras et il heurta le panneau avec ses cartilages et ses os. Dans la masure> les échos se développérent une seconde puis s'éteignirent, et ensuite plus rien ne bougea. II faudra un bon moment ä Gorgha pour arriver jusqu ici et ouvrir, calcula-t-Ü. Une maigre luminosité contrariait ľopacité des ombres aux alen-tours. Elle avait pour source les quelques lampadaires qui brülaient dans Waddell Street, toute proche, ou plus loin dans la ville, dans les endroits qui bénéficiaient ďun rac-cordement au réseau électrique. Tandis que Mevlido patien-tait, il proměna son regard sur le décor: des murs de pisé, de minuscules jardins en friche, des broussailles, d'autres portes. Aprěs un coude, ia venelle rejoignait Waddell Street, et, du côté ďoii venait Mevlido, eile se fondait dans les téněbres. Une minute avait passé. Et si je cognais encore une fois contre cette porte, pensa-t-il. Si je criais son nom de corbeau femelle, Peut-étre qu eile ne m'a pas entendu. 346 SON C, LS í> t MLVílDO Et ú Mevlido cognait encore une fois contre ce bois, pensa-ťil. Ä cct instant il y eut des bruits de pas traínants, et Gor-gha vint manipuler de la ferraille dans l.e vestibule. Des clt-quetis ruisselérent. Elle dépla^ait une barre, plusieurs chäínes, eile démena quelque chose comme une clé dans quelque chose qui devait étre une serrure. La porte s'en-trouvrit. Gorgha examina son visíteur avec lassitude, -Je le savais. C^a ne pouvait étre que toi, dit-eUe, On distinguait, dans ľentrebäillure, ses plumes noires, les plumes noires brillantes de sa poitrine, son corsage non boutonnéj la presque totalite de ses mamelles noires, de son ventre noir> de ses cuisses noires. Elle était negligee mais magnifique. Sa robe de chatnbre béait, pendouilknt jusqu ä terre, un de ces horribles peignoirs brunätres comme autrefois les humains en vendaient en solde dans les hypermar-chés, du temps ou il y avait des hypermarchés et des soldes. Elle ne portait aucun sous-vetenaent, -Tuviens faire ton rapport, je suppose, dit-eHe. Elle ne manifestait guere ľintention de ľaccueillir chez eile. Elle n avait pas ôté la chaíne de sécurité et eile bloquait ľentrée. Mevlido dansota pataudement d'un pied sur ľ autre. Devant le seuil, il y avait une dalle ďardoise. Les semelles de ses vieilles chaussures grin Les episodes s'enchaínaient au petit bonheur. Gorgha écoutait ou faisait mine ďécouter. Elle acquies^ait gravement ä la fin des paragraphes. Quand il eut termine, il poussa un nouveau soupir. -Et autre chose, dit-íl. Je ne saís pas oü est passée Maleeya Bayarlag. - Elle a disparu ? demanda Gorgha. -Oui. On avan^ait au milieu ďun groupe ďoiseaux. Des buses toucanes, des harfanges, mais principalement des poules. Mutantes. Elles s'enervaient contre nous. Elles volaient ä hauteur de visage. On a du se battre. II fallait se frayer un chemin au milieu du troupeau. Maleeya Bayarlag marchait derriére moi mais, quand je me suis retourné, il ny avait plus trace ď eile. Elle na plus donne signe de vie par la suite. Gorgha hocha lentement la téte. lis observěrent un silence. Mevlido avait soudain envie ď allonger le bras pour toucher les plumes de Gorgha, pour faire crisser le duvet ä =ua S O N G L S Dfc M h V L l D O ia naissance de sa tete, pour introduire les mains dans ľéchancrure de son peignoir. Us se tenaient dans cette immobilité pleine de non-dits, pres Fun de ľ autre mais séparés par le seuil et la chaíne de sureté — eile, Gorgha, en deshabille de miséreuse, et lui, Mevlido, gris de poussiere, ä la fois lourd et fantomatique dans la faibk clarté issue de Waddell Street. D'autres maisons se dressaient ä proximité, mais il était manifeste que personne riy habitait. Personne n écrasait le front contre une fenétre pour espionner leur conversation ou évaluer le niveau ďintimké de leurs relations. C était comme s'ils avaient été seuls au monde, hors de tout regard, en Uberte, hors de toute contrainte. -Tu veux entrer? dit Gorglia, J'allais me coucher, de toute fac^on. Peut-étre parce quelle n'ouvrait pas encore la porte pour íe laisser entrer, Mevlido resta passif devant eile. II ne lui répondaít pas, en apparence plongé dans une douloureuse reflexion, ou plutôt comme si la proposition non ambigue qu eile venait de faire le choquait et provoquait en lui un désarroi qu U rve pouvait pas domine*, smon en se pétíifiant et en entrouvrant la bouche sur un son vide, lis étaient La, face ä face, II est difficile ďaffirmer si de la sexualite entre eux vibrait, ravivant d'anciennes connivences, ou si, au contraire, seule entre eux ŕrémissait de la solitude, une infi-nie et irreparable solitude. 38, Sonia Wolguelane avait enlevé sa robe. Je me trouvais dans la méme piece quelle. Trois metres nous séparaient, quatre tout au plus. J'ignore comment cela s'était fait, ä la suite de quel sortilege, mais nous étions de nouveau dans Factory Street, comme autrefois, comme au temps oü nous nous côtoyions dans des groupes dont nous ne connaissions ni le nom ni le programme et qui nous encourageaient ä tirer des obus de mortier contre la lune, quand ils ne nous employaient pas pour assassiner des ennemis du peuple. EUe avair enleve sa robe et, comme eile ne portak pas de soutien-gorge, je me mis aussitôt ä tressaillir des pieds ä la tete, impatient ďac-céder ä la minute suivante, quand je pourrais m'enivrer de sa poitrine, déjä ne plus penser qu au contact entre ďune part ses seins de trós jeune femme, petits et fermes, et ďautre part mes lévres, mes mains} la pulpe de mes doigts, mes joues. On voyait qu eile avait ľhabitude de se mettre nue devant des hommes, et quand je dis des hommes je n'ima-gine pas ceux qui ne me ressemblent pas, je n en suis pas capable et je ne cherche pas ä ľétre, j'imagine seulement 55° S O N Ír £ í DL M E V L I O O ceux qui me ressemblent, des sous-hommes, des flies» des flieurtriers en fin de course, des mauvais elements rattachés ou non á la sixiěme ou ä la neuvieme catégorie puante, des réfugiés de la premiére heure, des survivants, bolcheviques ou non, des Ybíirs, des Coréens évadés, des Chĺnois ne sachant méme plus situer leur pays sur une carte, des debiles. On voyait qu eile avait ľ habitude de se mettre nue devant ces hommes-íä, C'était, en tout cas> la premiére fois qu eile se déshabillait devant moi. Je n avais pas encore ôté mes vétements et ma presence en chemise et pantalon ä trois metres ďelle ne la dérangeait manifestement pas, de méme que la lumiere tres vive venue de la rue ä travers la fenétre ouverte, qui nous exposait ä la curiosité eventuelle des voisins ďea face. Elle me sourit ďun air enjôleur, consciente de la charge érotique qui émanait de sa posture sans pudeur. Elle était tota-lement craquante. Elle était gracieuse3 attirante, empreinte d'un magnetisme rieur auquel nul ne pouvait échapper. Je n avais pas ľintention de résister et j'étais désarmé, mais vcvalgré tout je ne pus in ernpecher de penser que la difference d age entre nous compliquait notre relation, la ren-dant quasi incestueuse et, sur un autre plan, profcndément ridicule. J'avais commence a me déplacer vers eile, mais avant de rn enivrer ďelle je me sentis accablé encore line fois par une evidence - nous aurions pu étre pere et fiile. Aujourďhui Sonia Wolguelane avait une vingtaine ďannées ou un peu plus, ce qui revenait ä dire que la fiile que nous aurions pu avoir, Verena Becker et moi, était devant moi en tom de se déshabiller et de s'offrir. Dans de telies circons-tances on contourne difficilement la honte soudaine ď avoir 551 SONGbS DE M fc V L I D O vieilli jusqu'ä la cmquantaine, et Íl y eut en moi une demi-seconde ďhésitation, puis je réussis ä écarter tant bien que mal ce qui me troublait. Je mis entre parentheses les résidus ďéthique prolétarienne qui auraient pu s'interposer entre moi et Sonia Wolguelane. Seul comptait, ici et maintenant, le désir banal et naturel entre hominidés. II suŕFisait de faire taire en soi les jacasseries moralisantes. II suffisait de privi-légier avec cynisme le côté purement animal du coít qui s'annonc;ait. Sonia Wolguelane attendait avec décontraction le tout premier contact entre nos personnes, et, en tout cas, entre nos corps. Elle avait posé sa robe sur le dossier ďune chaise et eile me tourn^. le dos pour verifier que 3e vetement n'al-lait pas prendre de faux plis, puis eile revint face ä moi, debout et souple, menue> irradiant le bonheur d'etre, phy-siquement parfaite. J'observai un bref temps ď arret pour la detailler et ľ admirer. • la blancheur grisée sorciěre de son plumage, • les os de son bassin presque sailiants> assez enveloppes toutefois pour ne pas donner une impression de maigreur, • la fermeté argentée de ses seins, la couleur acajou rner-veilleuse de ses aréoles, la pointe élégante de ses tétons, • des balafres sur eile, des balafres jusque-lä évidemment insoup^onnables, une cicatrice rose qui griffait le haut de sa cuisse droite, puis une estafilade faite avec une lame sous le sein gauche, une autre sur le ventre, eile avait été brutalisée, eile s'était battue, on ľavait blessée ä plusieurs reprises, ä diverses époques, des son enfance sans doute, • des tatouages, pres du nombril un dessin representant 3 5 2 J SONGIS DE M L V J I D O une grenade et une étoile, sur le bras deux papillotis, ä ia naissance des fesses et sur la hanche gauche plusieurs mots traces avec des caractěres qui faisaient penser ä des langues mortes comme le khmer ou ľaméricain, • ses prunelles noires exprimaient une gaieté sans com-plexe, eile acceptait que je la contemple, eile approuvait mon désir ďelle, eile tríoffraít avec gentillesse sa beauté de belie vivante> avec generositě* • sa beauté de jeune vivante, • íl faisait chaud mais je ne voyais scintiller sur eile aucune goutte de sueur, sur sa peau lisse, trěs brune, • il ny avait aucun duvet nulle part sur son corps, si ce n est sur son visage, et merne la les plumes restaient pres-que invisibles, • une goutte de sueur serpentait le long de son ventre, sur sa peau couleur de soie grége, trěs claire, • partout sur son corps s'étendait un duvet onctueux, partout sur son corps de jeune séductrice, complětement era-quant, sur sa poitrine, ses épaules, sur ses membres jus-qu'aux extrémités les plus fines, • il faisait chaud et une buée scinrihak sur eile, accen-tuant ľenvie qu on pouvait avoir de s'attendrir contre eile et de s y perdre, • eile ne possédair pas de nombril, eile ríavait aucun tatouage ä ľendroit oü eile aurait pu avoir un nombril, une toison de plumes dun gris clair bouleversant lui couvrait le ventre., cachant hermétiquement sa peau de la naissance des seins jusqďä mí-cuisse, • dans un passé inconnu de moi eile avait dú appartenir a une bande et subir des rituels ďinitiation, des rítuels 3 5 3 SONGPS Dl MEVJ-IDO cruels, et on ne sait quelle brute semi-analphabéte lui avait grave sous ľaisseile, ä un endroit oh la douleur est difficile-ment supportable, un numero qui évoquait un matricule de déporté, et sur le pubis ce numero était répété> dans une graphie d'une maladresse ignoble, • eile laissait ses bras pendre sans defense le long de ses flancs, maís je n ígnorais pas quelle savait manier Jes armes avec ces bras-lä, quelle savaít tuer au baton et au couteau avec ccs mains-lä, et pourrant eile paraissait plus fragile que musclée, plus amoureuse que guerriere, • et, ďailleurs, son regard brillait et rn invitait, il m'aspi-rait vers eile sans se colorer ďironie, sans penser ä mal, sans laisser entendre que nous aurions pu étre pere et fille, J'observai ce bref temps d'arret. Cľétait pour la détailler et pour ľ admirer. Defa fetus arrive rour pres ďeile. Puis sans un mot j'allai effleurer avec la bouche la pointe de ses seins. J'avais les mains mokes. Je ne tenais surtout pas ä lui imposer ma transpiration, ľeau de mes paumes, dont peut-étre eile n apprécierait pas ľabondance désagréabíe, et que probablement eile associerait ä un désé-quilibre mental ou ä des angoisses morbides qu ä vrai dire je n avais pas. Les corps n ont guere de secrets, la peau est un tíssu d'une trivíalité sans surprise, íl y a des millions ďannées que tout cela est connu et archive en chacun et en chacune de nous; malgré tout, je ne souhaítaís pas nie presenter ä eile sous le jour peu flatteur de ľhumídíté et de la hate. Je me baissai, j^introduisis deux doigts dans ľélas-tique de son slip et je le fis glisser le long de ses jambes. Aiors que cet ultime vetement avait atteint le bas de ses 3 54 S G N <3 E *í VE MbVLIPO chevílles et que je ľaidais ä s1 en débarrasser, j'eus le visage fcurré entre ses cuisses, J aí toujours eu íä un probléme. Cest un endroit oü les plumules prennent sur la langue tme consistance que je trouve peu heureuse, et merne detestable. Les barbilies se détachent facilement, elles ont une odeur dont on a du mal a faire abstraction, et soudain on a entre le paiais et ía íuette un agglomérat de filaments qui ne sonr pas loin de provoquer de la nausée. Je prome-nai mon front et mon nez dans les pJumules, je nť enfouis en fermant les yeux et poussai un räle de volupté auquel Sonia Wolguelane fit aussitot echo. Je sentis qu'elle prenair ma téte dans ses mains et quelle me guidait. Laissant de côté mes souvenirs de mauvaises experiences, je me mis ä obe'ir á ses suggestions. J'étais dans touš mes états, tur-gescent au dernier degré, excite, continüment soupirant comme une bete en rut. J'avais oublié mes preventions contre le cunnilingus. Sonia Wolguelane se tortillait contre moi, au-dessus de moi. Je flottais un peu en dehors de la realite et de toute durée, comme infiniment enchanté par le present, ne me posant pas la question de savoir si oui ou non j'étais accroupi dans une position inconfortabie, enla-cant les jambes ď une fille qui aurait pu etre ma fille> léchant des plumules et farfouillant dedans avec le meaton, avec la poinre de la langue, avec ľensemble de mes muscles ŕaciaux disponibles. - Viens, Meviido, dit Sonia Wolguelane en me tirant tout ä coup vers le haut. J'émergeai. J étais luisant de bavě, de sueur et de cyprine, et j'eprou-Vats ľurgence de me dévétir ä mon tour et de pénétrer au 355 SON G ES DE MEVLIDO plus vite le corps de ma partenaire, Sonia Wolguelane rn adressa un clin ďceil salace et ouvrit la bouche sur un petit rire. Elle m'avait agrippé ľépaule, eile me lächa pour me laisser enlever ma chemise, puis eile fit quelques pas et s'eclipsa derriěre la cloison de la chambre. J'étais debout. Je profitai de cette occasion de solitude pour passer un index entre mes gencives et le dessous de ma langue, oü s'était formée une petite boulette répu-gnante de filaments, de barbules. J'eus un haut-le-coeur. Je me déboutonnai le plus rapidement possible, dénouaí ma ceinture et comme^ai a m'attaquer a mes lacets de chaussures. - Viens, dit encore Sonia Wolguelane. Je ne la voyais plus, Elle avait une voix languissante. Je mis une vingtaine de secondes ä délacer mes chaussures. Elles étaient fermées avec de la ficelle dont il fallait défaire les nceuds peu orthodoxes. Mes mains trembiaient. -J'arrive, dis-je. Je me trouvais trés pres de la fenétre et je pouvais voir, dans ľappartement d'en face, une mudang en tenue de ceremonie, qui se préparait ä danser pour que les morts qu on lui avait désignés retournent dans leur monde et ces-sent de se méler des affaires des vivants. Le musicien qui ľaccompagnait était en train de caler son tambour contre la plante de son pied droit. Ni ľun ni ľautre ne regardaient dans ma direction. Le ciel était noir. J'eus un píncement au cceur. A cet instant, le tambour fut frappé pour la premiere fois. 3 56 t M É V L I D O Je me dépéchai de rejoindre Sonia Wolguelane dans la petite chambre. J'étais enfin nu. Je n avats plus qu une idée, faire ľamour avec Sonia Wolguelane, m'unir ä eile. Com-prendre par quel orifice eile voudrait que j'entre en eile, et entrer en elle. Mes mains étaient mouillées, je les essuyai grossierement sur le lit et rn allongeai. J'avais ľimpression de ruisseíer. Je me mis ä ramper vers eile* sur le matelas. J'avais ľimpression de ramper de tout mon corps et ďavan-cer ä la rencontre ďun immense bonheur. Je rampais ä la rencontre de Sonia Wolguelane, - Arréte tes cochonneries, Mevlido, fit une voix ensom-meillée ä mon oreille. J'avais fermé ies yeux, il me semblait qu ainsi ľétourdis-sement sexuel allait étre plus intense encore. La voix m'in-citait ä les ouvrir. Je ne le fis pas tout ďabord. J'imaginais la chambre plongée dans ľombre. Je pensais au bonheur. Le tambour battait. - Cest que des cochonneries, Mevlido, répéta ia voix. Arréte. On a deja fait $a tout ä ľheure. J'ouvris les yeux. II y avait dans ľair une odeur d'huile ranee, comme sou-vent chez Gorgha qui aimait se iisser les plumes avec une graisse qu elle prétendait aromatique> parfumée au muse» Autour de nous, ľobseurité était totale. -J'étais en train de réver de toi, dis-je. -Bah, dit Gorgha. Tu racontes que des conneries. - On s aimait, dis-je. -Allez, Mevlido, dit Gorgha. Rendors-toi. Assez de foutaises pour cette nuit. Le tambour battait. 357 S O N G E S D F M E V L 1 D O -Tu entends? demandai-je, aprěs un moment. — Quoi ? * — Un tambour. Un gutbuk. — Ou 9a? —Je ne sais pas. Dans la rue. -Non, dit Gorgha. On nentend rien. Rendors- 1 í 39. - Et maintenant, tu entends ? demanda Mevlido, ™ Quoi ? dir Gorgha. — Le tambour, dis-je. Nous nous concentrámes sur les bruits. Us étaient infimes, Quelque chose dans ľobscurité indiquait ľim-minence dune luminosité crépusculaire: on approchait du matin, ou du soil Dans la maison de Gorgha, ľ air ne bougeait pas. Nous non plus. Un narrateur omniscient ou merne une araignée depuis sa toile nous auraient sans doute jugés morts d'asphyxie ou de solitude duelie, ou évanouis aprěs un exces de jouissance, encore emmélés dans nos restes animaux, avec autour de nous les puanteurs stagnantes que nos corps avaient produites, avec sur nous des résídus d'ex-crétäon, et, en nous, le souvenir noir ďailes crissantes, de membranes écartelées, de muqueuses exhalanr leurs der-niěres rosées avant la torpeun Nous étions allonges sur le lit, Immobiles. Nous tendions ľoreille. Le tambour battait. -Une ceremonie pour les morts, murmurai-je, Un homme frappe sur son tambour. Une mudang danse et dit un chant. 359 SO N G E S DE M E V L I D O - Bah, dit Gorgha, -Je reconnais le rythme, dis-je, -Mais non, dit Gorgha. C'est un type au bout de la rue. -Un type. - Oui, expliqua-t-elle. Un insane. II tape sur des bouts de fer, sur les murs. (^a depend de ce qui se trouve ä sa por-tée. II est fou de peur. C'est sa memoire qui ľa rendu fou. II tape pour eloigner ce qui encombre sa memoire. - Comment tu sais, tu le connais ? - Non. Mais on m'a donne des informations sur lui. II a participé ä la troisieme extermination. II était enfant-soldat pendant les atrocités. -Ah, dis-je. Un enfant-soldat. Et il a un nom ? - U paraít qu'il s'appelle Alban Glück. —Ah, dis-je. Alban Glück. Gorgha s'etait tue. Je laissai passer un quart d'heure de silence, puis je me levai, - Tu vas oil ? demanda-t-elle, —Jy vais, dis-je, -Ou? - La-bas, dis-je. J'entendis derriěre moi Gorgha se défroisser une aile, ľétirer avec lenteur, puis la refermer. Le lit n était pas large. Elle reprenait ses aises, maintenant que j'avais libéré de la place. Je me dirigeai vers la salle d'eau. Le robinet emit un hoquet, mais ne cracha pas une goutte. J'insistai, vissant et dévissant. Rien ne coulait. -H ríy a pas ďeau, protestai-je ä ľadresse de Gorgha, 360 S ti N G ES Dt M F V L I D O -Elle est coupée depuis hier, fit Gorgha. —J'ai besoin de me laver, dis-je. - Ne ť en va pas> dit Gorgha. Ne sors pas. Reste ici, tu te laveras plus tard, Elle va revenir. - Qui ? demandai-je, - Ľeau, dit Gorgha. -Quand? demandai-je, - Quoi ? me fit rép éter Gorgha, car entre nous la cloison absorbait certaines voyelles. - ĽeaUj eile va revenir quand ? -Je ne sais pas, dit Gorgha. Reste a côté de moi, on ľat-tendra ensemble. Le tambour battait au bout de la rue. Des coups sourds, ä peine audibles, mats audibies. Alban Glück avait peur. II tapait pour désencombrer sa memoire. -Elle teviendra peut-étre le rnois prochain, réfléchit Gorgha. - Boh, dis-je, - Reste ici, insista Gorgha. Pourquoi tu vas ia-bas? —Je dois y aller, dis-je. Ä contrecoeur, j'abandonnai ľidée de me nettoyer et je commen^ai ä rassembler mes vétements, lis étaient épar-pillés sans logique dans la chanibre ténébreuse, J'enfilai tant bien que mal ceux que j'avais récupérés. Puis je quittai la maison de Gorgha. Comme eile bénéficiait ďun éclairage indirect, la ruelle n était pas compactement ténébreuse, et, au fil des minutes, la lumiere s'améliora encore. Le ciel était en train de virer du noir de bitume au gris sombre. Une journée débutait. Je marchais ä trés petits pas, nfappliquant a faire le moins ^ 6 i 1 SONGES DE M F V L I £> O de bruit possible, un peu engourdi ďlntelligence rnais conscient tout de méme que j'allais essayer une fois de plus de commettre un meurtre, Absorbé par ľair du dehors, ľécho des cognements était pratiquement imperceptible. Peut-étre aussi Glück, ayant entendu une porte s ouvrir et se fermer un peu plus haut dans la venelle, avait-il decide de rester discret, Alors que je longeais avec precaution les fagades des masures sans étage, avec parfois des jardins en friche ou des grilles tordues, je penjus de nouveau distinctement k musique de Glück. C'était un solo éfémentaire. Les mains du percussionniste frappaient tantôt le sol, tantôt un mur. Le sol était touché avec la paume, le mur avec le poing. Le rythme ne variait pas. Un morceau de ferraille suspendu ä un clou sursautait quand Glück cognait contre le mur. Les sons devenaient de plus en plus nets. Je rnapprochais. La demeure d'Alban Glück était une construction basse, apparemment sans ouvertuře autre que celie qui donnait sur la rue. Dans la pénombre, eile ressemblait ä un entrepot ďartisan ou ä un gros garage. Un volet de tôle ondulée restait immobilise ä mi-hauteur de la porte. Quand la mai-son voisine s'étak écroulée, ľéboulement avait du deformer les montants ou les rails de guidage et bioquer ä jamais le rideau de metal. J'examinai les lieux pendant quelques instants. Les enfants-soldats m3 on t toujours fait horreur, méme avant qu ils ne martyrisent Verena Becker. Dans les salles ďentraínement de la police, oü on nous apprenait ä gérer les situations les plus haíssables, la confrontation avec les 3 Ó 2 SONGES D h M F V L I D O enfants-soldats était toujours vécue comme la pire. Leurs attaques ou leurs réponses aux attaques avaient quelque chose ďimprévisible et de déloyal, le corps a corps avec eux était sale. II s'agissait ďadversaires redoutables, capables ďavoir un rire de bébé au moment oü ils cherchaient ä atteindre vos organes vitaux, et adeptes des techniques qui garantissent ä ľadversaire une agónie longue et douloureuse. Brusquement, je me rappelais ľ atmosphere de ces stages de formation speciale, la chaleur, Je manque d'aération, ľodeur de paille des tatamis. J'avais de nouveau dans les oreilles les crís de nos instructeurs, qui reproduisaient avec repugnance les ruses des adolescents ivres de sauvagerie, leurs sanglots de gamins, leurs trompeurs appels au secours. Je n avaís pas le temps de me demander dans quelles circonstances j'avais re^u cet enseignement, dans quel monde réel ou onirique, et pourquoi, et quand. Les images étaient la, jaillíes de nulle part, et, ďinstinct, je savais que je n avais aucun pouvoir sur elles et qu elles n avaient pas plus de stabilite qu un souvenir de réve. Elles pouvaient disparaítre aussi subítement qu elles étaient apparues. Je rríétais mis ä réfléchir, J'avais négligé toute pratique martiale depuis longtemps et j'aliais combattre. Alban Glück était un ancien enfant-soldat. Mes chances de le neutraliser étaient médiocres. Arréte de penser, Mevlido, pensaí-je. Arréte de contem-pler les images qui défilent en toi. Tout cela risque de te compliquer la täche. Ne mesure pas ľhorreur de ce qui va venir, Mets fin á tes états ďáme et entre dans Taction. Ne pense plus au reste. Ne laisse pas la pensée et le dégout t enlever tes dernieres forces. í 63 S O N G F S Dt 1WEVLIDO Puis je m'aventurai dans le locaL U actio n aussitôt se déroula. Cela mit fin ä mes états ďäme. Alban Glück était assis au fond du garage, ä proximité ďun bric-ä-brac de planches et de vieilles portions de grille, de plaques de cole. A la seconde oů j apparus devant la porte, il interrompit son concert de percussion et remua la ferraille avec rage pour me dissuader ďentrer. De ma silhouette il devait avoir apergu seulement les jambes, ä contre-jour. Je me baissai pour franchír ľobstacle du rideau métallique et je me remis aussitôt debout de ľautre côté. Maintenant, j'étais chez Glück. Tandis que s'éteignaient les échos du remuement, je ľentendis reculer vers ľendroit oü il se tapissait pour dorm!r. U avait d^s gestes vifs, Ü réagis-sait ä mon intrusion de fa^on belliqueuse, et pour com-mencer il lan^a en ma direction une paire de tenailles qu il avait ramassées par terre. Ľoutii alia frapper le volet ä un demi-mětre de moi, provoquant un vacarme de tonnerre. Une pluie de rouille me crépita sur le cräne. Il faisait noir, mais j'avais les yeux suffisamment habitués ä ľobscurité pour voir ce qu il fallait voir. Je surveiilais touš les mouve-ments de Glück, je n'étais surpris par rien. Terrorises, deux rats couraient le long du mur, lis couraient ä toute vitesse. Ils firent soudain demi-tour et revinrent se cacher derriére un cageot rempli de bouteilles vides. lis auraient voulu détaler vers la rue, mais ma presence les en empéchait. N'avoir aucune relation avec ces bétes, pensai-je en un éclair. Alban Glück changea de place. II avait bondi dans un coin et il s'était emparé ďun coupe-coupe, U fut soudain 364 SOMGfcS DE M i. V I I D O immobile, arqué, en garde dans cet angle sombre de sa taniere, tout en force concentrée et en menace. II ne mani-festait aucune faiblesse psychique, et ce qu on devinait de sa posture montrait au contraire qu il s'agissah ďun adver-saire coriace, méfiant er prét ä tout. La fourberie s'imposak. -Ben quest-ce qui te prend, Glück? demandai-je sur un ton effrayé* Tu ne me reconnais pas ? Je n avais pas bougé depuis que les ten allies étaient tom-bées ä côté de moi. Nous étions séparés par une demi-dou-zaine de metres. Cest peu et c'est beaucoup. -Cest moi, OgoTne, continuai-je. Je ne suis pas venu pour qu on s'étripe. J'avais inventé un nom au hasard. Je voulais le décon-certer sans perdre ľinitiative. II avait commis ľerreur de ne pas se ruer sur moi immediatement, ce qui m avait permis de rn habituer ä son espace. -Quest-ce que tu ť es imagine, dis-je. Calme-toi. Tu me fais peur. Je secouai Ja réte en crachorant, comme préoccupé sur-tout d'oter les miettes de rouille qui m'irritaient le visage. En realite, j'étais en train de chercher une arme. Sur le sol trainaient des carcasses metalliques, des demi-lavabos et des pavés de ciment que j'aurais eu le plus grand mal a empoigner pour me battre. Ces debris ne me convenaient pas. Les tenailles pouvaient servir de projectile, mais nous n en étions plus ä nous envoyer des objets ä la figure. jWi-sai 1'endroit ou les rats s'étaient faufilés un peu plus tot. Dans le cageot Íl y avait des recipients de verre, des bocaux, quelques bouteilles. Si je me précipitais de ce côté, j'avais le 365 S O N G F S DE MfcVLlDO temps de saisir une bouteiUe de biere et de la briser pour la transformer en quelque chose de dangereux. -Allezj remballe ton couteau, dis-je. On ne va pas se battre. Je m'inclinai pour me nettoyer les cheveux. - J?ai un message de la vieille a te transmettre, ajoutai-je. Je me brossais la téte sans économiser les gesticulations, comme un hôte inoffensif aurait pu le faire. Ensuite je me redressai et me tins de nouveau tranquille. Rien ne déno-tait en moi une volonte de bagarre. Glück restait ramassé sur lui-méme. II paraissait vibrer, íl avait prévu de se déplier, de foncer vers moi et de me sabrer, maís les indications que je lächais ľune aprěs ľautre le contrariaient, II hésitait. Un, on hésite toujours avant de détruire un messager dont on ne connait pas le message. Deux, des personnes inconnues avaient été introduites dans son present et obligeaient sa memoire ä travaiUer. OgoTne, La vieille. Sa memoire travaillait sans résultat et cela forcément créak en lui un déséquilibrc. On ne pouvait absolument pas savoir son age. Par nostalgie peut-étre des années oú il avait été acteur dans un cauchemar, il portait un masque dans une matiere caout-choutée qui ressemblak ä de la peau humaine, un masque bleme, sans expression, avec un grotesque museau de rongeur ď oil partaient de fausses vibrisses trés grosses et trés raides. Les trous pour les yeux lui tiraient les paupiěres de travers et on avait ľimpression qu Íl avait des yeux porcins, peu mobiles, proches de ľidiotie. Une perruque bouclée en fibres synthétíques lui coíffaít le cräne, ďune couleur que ľombre rendait indéfinie. Il était facile de se représenter 166 SON G LS DF MÉVI1DO cette marionnette hideuse penchée sur Verena Becker, jouant ä meurtrir Verena Becker, ma petite Verena chérie, ä ľépouvanter et ä lui ôter tout espoir. C'était mon tour d'etre trouble par ce que charriait ma memoire. J'avais commence a rnégarer sur des chemins intimes. Je m'étais mis ä songer ä autre chose qu'au combat. Alban Glück s'en apergut et il attaqua. Je sentis qu'il s'élan^ait. Sans le regarder, je me jetai sur la droite, vers le cageot que j'avaís repéré. Il y avait sur ma route des grilles posées par terre et des moellons. Je dus faire un écart, je zigzaguais et, au bout de quatre pas, je me rendis compte que je tour-nais le dos ä Glück. Je n avais plus le temps de changer de tactique. Je ne réfléchissais plus. J'avan^ai la main vers les bouteilles. Le present se décomposait en intuitions vio-lentes, Le dos oriente vers Glück, en position de faiblesse, je m'inclinai au-dessus des recipients de verre, Derriěre le cageot, les deux rats de nouveau deranges bougeaient en direction ďun abri plus sur. J^entendis Glück poser un pied sur tine plaque de fex. je ne suis pas gaucher, mais j'avaís saisi la bouteille dans la main gauche. Je venais de refermer les doigts sur le goulot quand Glück arriva sur moi. Glück arrívait sur moi en plein élan. Je bioquaí ma respiration et, tout en pivotant, je cassai la bouteille contre le mur. Je ne pouvais pas voir quelle forme avait pris te morceau de verre que je tenais. J'ignorais si ce que je tenais allait étre efficace ou non. Glück était deja en train ďabattre sa machette pour me fracasser la tete ou ľépaule. J étais, moi, en train de me retourner. Comme je ne pouvais plus rríeffacer, je nľintroduisis soupiement dans son ^67 S O N G h S Dl MEVLIDO mouvement. J'entrai dans sa garde sans me heurter ä sa lame. Je ne sais pourquoí, ä la suite de quel déclic secret, j'avais brusquement ľaisance ďun expert. Les lemons revues pendant les stages portaient ici leurs fruits. La lame mor-telle sifflait ä trois centimetres de mes chairs, et j'evoluais avec une assurance dont mes instructeurs auraient été fiers. Tout se déroulait en un temps trěs court, guěre plus d'un tiers de seconde. Les fragments de la bouteille éclatée n avaient pas encore touš rejoint le soL Je balafrai iégěre-ment le poignet d'Alban Glück et je fis remonter Je tesson avec force afin de lui taillader ľintérieur du čoude. Cétait ľoccasion ou jamais de découvrir si mon arme improvisée avait les qualités que j'attendais ďelle. Or le verre coupait comme un rasoir. J'entendis en Glück une reaction organique. II ne criait pas, mais son corps poussait un soupir de surprise. La dou-ieur n était pas encore arrivée ä sa conscience. Je sus qu il était en train de lächer son coupe-coupe et je poursuivis la courbe que j'avais entamée une fraction d'instant plus tot. Maintenant je voyais bien a quoi ressemblait mon poignard, tľétait un kriss vicieux qui avait du tout section-ner sur son passage dans le bras de Glück, tendons, nerfs et artěres, jusquä ľos. Je íe laissai émerger sous ľépaulc de Glück, ľoríentaí vers le masque et le plantai dans le masque. Alban Glück s'effondrait sur moi. Je retirai de sa joue mon poignard de verre et me baissai pour éviter son bras gauche qui cherchait ä se refermer sur moi. Sa masse croula autour de moi, au-dessus de moi, Le cageot se ren~ versait sous les pieds de Glück. La machette tombait. Glück maintenant basculait vers le sol en hurlant de dou- 3 ÖH S O N G E S Ú h MEVL1D0 leur. II rebondit aussitôt pour s'écarter de moi et roula pármi les ferrailies. II se rapprochait de ta porte. Je ramassai la machette, je le rattrapai, je me dressai au-dessus de lui pour ľempécher de fuir dans la rue. Maintenant je reprenais mon souffle. Ľombre camouflait de nombreux details. On ne voyait pas de sang, on ne voyait pas la décbirure dans le visage caoutchouteux d'Alban Glück. Alban Glück rampait en spirále sur le sol et il criait, II me lan^a une poignée de poussiere puis renonfa ä ľaffrontement et cessa de tourner sur lui-méme. II s'occupa alors de comprimer la blessure de son bras droit. La main gauche crispée sur son coude, il sanglo-tait de rage et de souffrance, mais, comme son masque était toujours en place, sa physionomie de carnaval paraissait impavide, La-dessous sa joue devait avoir été horriblement crevée. La-dessous ruisselaient du sang et des larmes. La per-ruque eile non plus navait pas gíissé. Je dominais Alban Glück de toute ma hauteur, dés et qui, maigre tout, était mélodieuse et apaisante. Le tambour battait, en tension, en reiáchement, en tension, en reiachement. La mudang réapparut devant la lampe, Elle était belle, Elle me rappeile quelqu un, pensa Mevlido, Linda Siew ou quelquun ď autre. Le nom existait en lui, mais n ouvrait sur aucun souvenir Je ne sais pas qui est cette Linda Siew> pensa-t-il encore. Le mieux serait peut-étre ď aller chez eile et de ľinterroger. Que cette mudang soit ou non Linda Siew, eile aura peut-érre quelque chose ä me dire. En tout cas, il faut que faille la-bas, pensa-t-il encore, 11 n'avait toujours pas boatonné sur lui la chemise propre de Yasar Bayarlag. II le fit, noua la boucle de ses sandales et quitta ľappartement. II descendit les quatre étages, atteignit la rue et la traversa. Deja ii pénétrait dans ľimmeuble ďen face. Je sais ce que je vais lui demanded pensa-t-iL Je vais lui demander de me dire oü se trouve actuellement Verena Becker, 378 50NGLN D £ MfcVLlDO Cet autre nom3 comme les precedents, ne lui évoquait rien. II longea le couloír ďentrée. Ľescalier était ténébreux. U s y engagea. II y rencontrait sans cesse des oiseaux gros comme des chiens, qui s'écartaient au dernier moment en frottant leurs ailes ou leur bec contre ses jambes. La minu-terie ne fonctionnait pas. Le nombre de marches changeait selon les étages. Bien vite il ne sut plus ä quel niveau il avait abouti. Sur les paliers il n y avait pas de portes. II s'immobi-lisa. II cherchait ä se repérer en suivant ľ echo de la voix et du tambour, mais il nentendait plus rien. Aucune mudangne se lamentait plus sur le sort des défunts et des vivants en essayant de confondre les uns et les autres pour leur venir en aide. Des slogans avaíent été graves dans le plätre du mur. II commenca ä les déchíffrer, puis il se rappela qu'il ne pouvait pas les lire, puisque la cage ďescalier était plongée dans le noir. De toute fagon, ce n est pas bien grave, raisonna-t-il. Si je ne suis pas en train de réver, c'est que fai sombre fou. On a vu pire. — Oui, marmonna-t-il. On a vu bien pire. Tout autour, les oiseaux dépliaient et repliaient les ailes. lis se tassaient les uns contre les autres pour éviter le contact avec lui et Us ne craillaient pas. Beaucoup plus bas, dans la rue» la vie continuait. Un junkie et une mendiante se dís-putaient au carrefour; quelqu un balayait devant un porche; a ľentrée ďun restaurant, des consommateurs échangeaient des plaisanteries. Les sons arrivaient avec netteté, mais comme apres avoir été filtrés par une longue distance. Quon le veuille ou non, ľextérieur était loin, II se hissa ä ľétage suivant et, quand les oiseaux qu'il ^79 S O N G E S DF MEVLIDO avait deranges se furent caimés, il explora le palier ä tätons. Ses doigts ne rencontraient que des toiles résistantes, en entonnoirs ou en tunnels. Elles se déchiraient avec un bruit de soie qu'il fallait avoir les nerfs stoiques pour entendre S2ins crier. La nausée le for9a a abandonner, Il s'assit sur une marche et il essuya sur une aréte les fils poisseux qui avaient collé ä ses mains. A quoi $a 3 servi de se laver, pensa-t-il. Puis il resta un long moment sans rien faire. Un long moment. Il somnolait. Il était assis. La cage ďescalier était ä peu pres silencieuse. -Je pense ä toi, murmura-t-il soudain. Autour de lui, ľombre extrěmcment dense írémít, émue par le son inattendu que représentait cette voix humaine. Il ny avait> pour recevoir cela, que des araignées et des chouettes géantes, endormies, réparries ä routes les hauteurs entre le rez-de-chaussée et ľétage des greniers. -Je pense ä toi, répéta Mevlido ä voix basse. Tu me manques. Je penserai ä toi. Quelle que soit la fin, Il avait marqué une pause. Il ne réussissait pas ä mettre une image de temme sur ľombre qui était derriěre sa phrase. II n'y avait aucune image. Des noms surgissaient. Soma, Verena, Maleeya> Linda. Ma petite Verena chéríe, pensa-t-íl au hasard, en une sorte de sursaut mécanique. Les noms ne lui disaient rien. II ne réussissait pas ä savoir ä qui il était en train de penser. 4L íl était assis au milieu des oiseaux et des araignées, entouré ďobscurité et de silence. II était assis parmi les bétes. Ses pensées fuyaient hors de sa tete, de moins en moins précíses. U naurait pu citer aucun des noms de femmes qui ľavaient visité un peu plus tôt. II ne pouvait plus expliquer sa presence en cet endroit, Derriěre les murs, il ríy avait aucun bruit. Ľimmeuble était inhabité. Au bout dune heure ou deux, il s'apercm qu il avait dormi pendant un temps indéfini, peut-étre une heure ou deux ou un peu plus. Son menton s'étaít reláché, sa nuque pesait. Ses muscles étaíent endoloris. I! n avait aucun souvenir du reste. Par souci de ne pas s'incruster dans un Heu inconnu, il commence ä descendre en direction du rez-de-chaussée. Des poules géantes et des chouettes toucanes qua lui arrivarent a rni-cuisse s'ébrouaient ä côté de lui. Quelques-unes lui girlaient les genoux. Leurs ailes étaient puissantes. D'autres, eírravées par sa progression, le précédaient en sautant de ťarche en marche, et, quand il fut ä ľentrée de ľimmeuble, clles s'ép^rpillerent dans la nuit en gloussant. II se tint sur le seiul, abruti ďamnésie, ä interroger la rue noire. Les lieux se c°nfondaient avec ďautres. ^Bi í> O N G E S DL MEVLIDO J'ai peut-étre déjä vécu cela, marmonna-t-IL Ou une variante. Sous mon nom ou sous le nom de Mevlido ou d'un autre. Ou ca sc produira plus tard, Ou jamais. Peut-étre aussi que ca demeurera sous une forme oubliée de réve. Ä quoi bon démeler ce qui est avant et ce qui est aprés. Puisque j'ai abouti au fond du Fouillis, á quoi bon faire cet eifbrt. II regardait la rue. II avait ľintuition qďil habitait quelque part dans le FouÜlis, mais il ne se rappelait plus oři et depuis quand. Je fínirai bien par retrouver quelque chose de familier, pensa-t-il. La rue était en pente. íl la remonta. C'étaít une année ä araígnées. Elle fut suívíe par une autre, puis par une troisiéme, pires encore. II pleuvait la plu-part du temps, avec des intervalles de nuit briliante. II faisait sombre, et ďailleurs il n y avait pas de fenétres dans ľen-droit ou Mevlido avait trouvé un logement. II n était pas retourné dans sa maisonnette située prés de Waddell Street et il était au contraire revenu habiter dans la gare routiére. A ľépoque, j'avais évacué de mon esprit tout ce qui s était passé au moment ou je m'étais battu avec Glück, racontait Mevlido ä ceux qui ľécoutaient, quand il s était remis ä parier et quand des gens ou des vivants ľécoutaient. Je m'étais lavé de tout cek, je ne vouläis pas pétár de nouveau cette douleur, cette lie. D'instinct j'étais retourné ä la gare routiére, dans un des réduits que gardiennaient plusieurs éclo-pés qui se relayaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre et se ressemblaient. Les cloisons de mon cagibi et le mur cou-vert de graffitis ruisselaient, des gouttes roulaient, charriarrf ä leur surface des débris de toiles et des moisissures nort^- 382 jH SONGLS PL MFVriDO j'avais, třes haut au-dessus de moi, la permanence flageo-lartte ďun tube de neon qui résistait a la panne depuis tou-jours. Je me vautrais tant bien que mal sur ce qui faisak office de siege ou de iit et je fermais les paupiěres quand le moment était venu de feindre le sommeiL La porte, ä un demi-metre de moi, fermait grace ä un cordon graisseux dont le nceud se défaísait pendant mes absences. Je louais cette piece au mois, pour un prix modéré, un dollar et demi. y avals du négocier un paiement a credit, mais, constatant que j'étais installé lá de facon quasi definitive, les éclopés avaient decide de ne plus rien me réclamer. Les sernaines se succédaient et mes vétements peu á peu prenaient ľaspect de croutes luisantes. Les infirmes qui surveillaient les cagibis ne m'adressaient la parole que pour me reprimanded Plu-sieurs loqueteux dans mon genre logeaient á côté de moi, tnais ils se trouvaient dans un tel etat de prostration qu U était impossible de nouer avec eux quelque relation que ce fut. lis sortaient de temps en temps de leur réduit pour aller se recroqueviller sur les marches des escaliers qui descen-daient du premier étage au garage des autocars. lis s'as-seyaient la, au milieu des fumées de pneus brůlés et de gas-oiL Les chauffeurs les houspillaient, les rats les atta-quaient et leur dévoraíent les pieds jusqu'aux mollets. lis ne reagjssaient pas. Pour ma part, aprés une perióde ďínertie, )e finis par franchir les portes de la gare routiěre. EUes etaient ouvertes, et on me laissait aller et venir. II pLeuvait, ie c*el etair en permanence gonŕlé ďencre. Je marchais dans la We pendant des heures, me placant au centre de la chaussée P°ur recevoir le gros de la pluie, Lorsque je revenais chez moi, es ^oits étaient propres. Comme si on m'avait observe de $8* í.Orvtí-^5 P E MFVL1D0 pres et comme ces sorties avaíent été une occasion de tester mes capacités de resistance ä la solitude Interieure et ä ľab-sence d'événements significatifs, je fus bientôt recruté pax le Parti. J'ai fait le serment de rve jamais trahir les secrets du Parti et> ici pas plus qu'ailleurs, je nindiquerai par quelles méthodes le contact entre nous fut etabli, mais, un beau jour, je sus que de nouveau j'étais au service ď une organisation dont j'ignorais le norn et les objectifs. Cela me donna enfin ľimpression de revivre. Le cercle de mes déplacements hors de la gare routiére s'agrandit. Le Parti me confiait de petites missions. De temps en remps j'allais yider uji char-gcur de pisrolet sur une cible precise, en general sur quel-qu un dont j'apprenais par la suite qu'il méritait ďavoir été criblé, mais parfeis aussi on me demandaít d assassiner un gueux en touš points semblable k moi? ce que 'feffectuais par respect ác la discipline mús avec repugnance. Je ren-trais épuisé. Au-dessus de ma téte le tube de neon papilio-tak un message en une langue morse laiteuse dont je ne possédais pas les dés. Comme d nVtait pas question de courier ä qui que ce fut le detail de mes aventures, j'inven-tais ä voix basse des cauchemars que je racontais aux arai-gnées, toujours présentes, et aux rats, quand ils etaient la. Mes histoires ne les intéressaíent pas, je m'en rendais compte á ía ŕixité de íeur regard rougeátre qui soudain deve-nait insultante. Bien vite il me semblait avoir épuisé i'es-sentiel de la narration, et je me taisaís. D'autres foís, ä court d'anecdotes» je déchiffrais en änonnant les graffítis que les occupants du cagibi avaient laisses avant de disparaitre. Outre les chiffres et les obscénités, il y avait quelques exclamations dont en moi les échos mettaient du temps a s'étein- S«4 S O N G E S DE M E V L I D O 4re, comme si un jour, ailleucs, je les avais déja entendues et comprises: . LES ANIMAUX ONT LEURS ANIMAUX! . LES INSANES ONT LEURS INSANES! . LES OISEAUX ONT LEURS OISEAUX! • LES ASSASSINS ONT LEURS ASSASSINS! J'allais faire un solide noeud au morceau de corde qui fer-mait ma porte, et je me vautrais insomniaquement sur mon siege, dans le silence de la nuit? dans ľhumidité fétide de la naít. Le mur ruisselait5 ies cloisons gouttaient, Se néon fai-blissaic jusqu ä devenir une tige moitement phosphores-cente, puis se rallumait en clignotant. Je fermais les yeux, Au-delä de mes paupiěres, la lumiěre électrique poutsuivak ses vacillations* Je rouvrais Jes j^eux. La nuk navait pas change, ľéciairage était le merne. La corde s'était dénouée et ne retenait plus Je battant de la porte. J'avais du perdre conscience durant quelques minutes. Un rat était entré dans le réduit et reniflait on ne sait quoi derriěre mon siege. Je me íevais, je sortaís» j'allais demander ľheure a ľjnfirme. U ne me répondait pas. J écoutais dans le bas le bruit des moteurs, les interjections btsúales des chauffeurs. Quand le matin était proche, je tra-versais ľespace désoíé du premier étage, je destendais dans le garage oü manceuvraient les cars et je sortais dans la viUe. Les semaines fllaient. Des brassées de semaines. Des années. Certaines s'écoulaient sans laisser derriěre elles le rooindre souvenir. Certaines étaíent des années ä araignées, ďautres non. Ainsi s ecoulait la mort de Mevlido? c'est-ä-dire Ja mienne. v Puis un matin, Un matin ou un soir. Au cours ďune des sempiternelles errances de Meviido ä ľintérieur du Fouillis. On retrouve Meviido ce jour-lä. Meviido, ou quelqu un qui se confond assez étroitement avec moi pour étre moi-méme et porter le méme nom que moi. J'avais traverse une rue et je rn étais engage dans une entrée ďimmeuble, Le local empestait. La nuit tombait. J'avais appuyé sur la minuterie, ä tout hasard. Des lampes s etaient allumées dans le puits de ľescalier, et j'avals commence ä gravir les marches, mais, au niveau du deuxiěme étage, ľobscurité s'était faire. Je n avais plus réussi ä trouver ďinterrupteur. Mes mains ratissaient sans succés les murs vides. Mes doigts s'empétraient dans des toiles. On était une année ä araignées, je crois en avoir deja dit deux mots. Les toiles étaient nombreuses et trés resistances, mais elles ríétaient pas tendues en travers du chemin et ne rn ernpé-chaient pas de progresses Je repris mon ascension. Arrive au quatriéme étage, je massis dans le noir. II y avait des bat-tements régulíers dans ma tete ou de ľautre côté du mur. J'avais eu envie de m'asseoir pour les écouter. J'ai deja vécu cela, pensai-je. Quelque chose était la, tout proche, sous ma 386 iONGLS DE M b V L J Ľ O conscience. J*ai deja vécu cela, je ne sais quand, pensai-je. En tout cas, cétait dans le passé. II y avait des cognements derriere le mur, Un homme jouait un rythme sur un tambour. Un gutbuk, pensai-je aus-skot, Ľ homme produisait un rythme sur un tambour posé verticaleinent, avec une peau ä ía foís sonore et rnélodieuse, Quelqu un, lá derriere, essayait ďapaiser les morts. Une mudang, pensai-je, Eile appelle les morts, eile danse pour les morts et pour les vivants et eile les apaise. Je me demande pour qui ici eile danse, pensai-je, J'aime ce rythme, pensai-je. J'étais assis sur les marches, ľoreille ä present collée au mur. Si £a se trouve, je connais cette mudang, pensai-je. On entendait une melodie rude, une voix coréenne ďune puissance tragique qui me fit frissonner. Cľétait un appel monotone, sorcier, prononcé sur peu de notes, avec parfois un élan qui faisait penser au chant solitaire face aux precipices, face aux passages étroits, face ä un désespoir absolu, face aux montagnes, Le tambour accompagnait la chanteuse, avec un rythme brisé qui donnait ausskôt envie de rejoindre la mustque sans plus jamais ni faire semblant de respirer ni méme respirer réellement. Un uga interprete ä la perfection, pensai-je. Je me levai. J'explorai la brique avec mes paumes. Les araignées avaient reculé hors d'at-teinte, leurs piěges dévastés étaient devenus des chiffons poisseux. Ľextrémité de mes doigts s'arréta sur une rainure. La brique s'interrompait d'une fa^on géométrique, rectan-gulaire. Elle dessinait une petite porte. Je connais ce genre d ouvertuře, pensai-je. II suŕfk de la franchir pour aboutir de ľautre côté. Cest tout ä fait quelque chose comme une ^87 S O N G F 'S DE MEVLIDO porte ou line trappe. H suffit de ľouvrir. J'ai cette pratique, pensaLje, Jai cette experience. II suffit de pousser, de faire coulisser ou de tirer, et ensuite on s introduit dans le vide et on avance. Ce nést pas bien difficile, je vais le faire, mar-monnai-je. Au-delä du mut, le cognement du tambour ne cessait pas. La mudang s'étak tue, mais maintenant eile se remettait ä chanter. Elle avait une voix rocailleuse, envoütante, tres ample. Je frissonnai de nouveau. J'aime cette voix, pensai-je. II faut que je la rejoigne, Quelle s'adresse ou non ä moi, il faur que je rejoigne cette voix. II y a une ouvertuře, ce n'est tout de merne pas une prouesse de se rendre de ľautre côté. Je consacrai plusieurs minutes á palper les briques et les rai-nures qui entouraient la brique. Le mur ne cédait pas. J'ai eu {'occasion déjä de vivre ou de réver cela, pensais-je en raclant la parol avec mes mains. Je ne sais comment, ensuite, il y eut sous mes phalanges un portillon de fonte, H était froid. Je cherchai la targette qui permettait de le débloquer. Je me trouvais ä ľenvers de la fermeture, un peu comme lorsqu on essaie de s'extraire ďun haut-fourneau ou merne ďun simple poéle. Aprés quelques efforts, la plaque de metal s'écarta. Je me faufdai dans ľembrasure. C'est bien ce que je pensais, marmonnai-je. II suffisait de traverser le mur pour changer ďendroit. Je rn accroupis sans tarder dans la pénombre. La piece était éclairée par une ampoule de faible puissance. Les fenétres étaient ouvertes, et de la rue, en merne temps qu un air děde, humide, arrivait un peu de lumiěre supple-mentaire. Rien ne rnéchappait de ľappartement et de ses occupants. La mudang était magnifique. Elle avait de longs 3 89 S O N G F S D £ M F V L 1 D O cheveux noirs qu'elle avait noués ensemble dans une tresse qui allaít et venait sur son dos quand eile agitait la téte. Son visage était sans age, ďune grande finesse, clair, avec des yeux brillants, légerement en amande, des sourciis ä peine marques et une bouche mince. On devinait ä chaque mouvement la vigueur de son corps, la suavité caressante de sa peau, Elle portait une robe verte sans ceinture, d'un vert que la mauvaise luminosité ne permettait pas ďapprécier pleinement, mais qui devait étre jade intense ou shocking green. Linda Siew, pensat-je aussitôt. Je connais cette sor-ciěre. Je connais sa voix. Je connais sa beauté. Linda Siew, pensai-je. J'érais trop ému pour bouger. Une eternite dans ľamnésie, et soudain, voilä que j'avais la certitude d'un souvenir. J'avais pu nommer cette femme. Je ľavais reconnue. Enfin de nouveau ma memoire me ser-vait ä quelque chose. Je me mis a rester dans mon coin, au bas du mur, étourdi. Les minutes passaient. J'assistais ä la ceremonie. Ľac-compagnant de Linda Siew me tournait le dos. U avait des vétements Wanes, un cfiapeau traditionnel, des guétres grises. II donnait sans discontinuer le rythme sur lequeí se gtefFaient le chant et les appels, les moments de silence et de danse. Quand Linda Siew parlait ou chantait, sa voix efriplissaitľespace. La piece était de taille moyenne, et, pour gagner de la place, les officiants avaient poussé les meubles devant la porte de la cuisine. On voyait sur la table plusieurs °bjets rituels et une boule de tissu boudinée dans de la icelie de maniere á fa^onner une poupée grassiere. Elle était anaissée sur le flanc, sa tete n avait qu une relation approxi-matlve avec une tete et la plupart de ses membres se termi- í89 SONGES T> h MFVLIDO naient mal. Je connais cette silhouette, pensai-je immédia-tement. Je connais son nora. Cest Mevlido, Cest ä Mevlido que la mudang s'adresse, pensai-je, La mudang, effectivement, s approchait de la table et s'inclinait vers la figurine. Elle parlait, eile reprenait son chant, eile déclamait quelque chose en direction des chiffons, eile pro-menait ies mains dans ľespace, eile dansait. Pendant un moment, j'observai son manege, admirant la grace de ses gestes, la profondeur de ses intonations, la beaute des courbes que son corps tra^ait, puis j'eus la nostalgie d'un contact veritable avec eile. La regarder ainsi, passivement, ne suffisait pas. Je pourrais essayer de comprendre ce quelle dit ä Mevlido, pensai-je. Si eile pose des questions, je pourrais essayer d'y répondre, pensai-je. Linda Siew chantait dans un melange de coréen, de blatnoí magique et ďybíir, et, quand eile se tournait vers Mevlido, j'en saisissais ľessentiel. Elle dísaít ä Meviído qu'il devaít parier, que parier étaít indispensable, surtout dans son cas. Surtout dans mon cas, me répétai-je intérieurement. Elle demandak ä Mevlido de mettre un terme a son mutisme, eile ľinterrogeait sur sa vie, sur sa naissance, sur ce qui s'était passé avant et aprěs sa mort ou ä ďautres époques encore de son existence, Elle voulait que Mevlido explique pourquoi son destin avait été si contraire aux previsions, pourquoi il avait évolué aussi mal, pourquoi le destin de Mevlido avait imité celui de la revolution mondiale, fait de mauvais choix, de crimes idiots, de distorsions psychotiques, de stagnations et de trahisons monstrueuses. Elle reprochait au Mevlido de chiffons de ne pas se manifester, eile le sermonnait, parfois au contraire eile essayait de ľenjôler pour qu il réagisse. N ,90 M SONGES DE M t V L í D O Je peux faire mon autocritique, dis-je brusquement, depuis mon coin de pénombre. Ma voix était éraillée, confuse. Je ne connais aucune réponse, dis-je, mais je peux raisonner sur les erreurs et les impasses. Le Meviido de chiffons ne relayait pas mon intervention. Linda Siew poursuivait comme si je navais pas émis le moindre son. Elle trempa les doigts dans un des bols qui avaienr été places sur la table et eile lanfa des gouttes vers le plafond, des gouttes vers le plancher, des gouttes vers ľ ombre dans laquelle je me tenais. je nai rien re^u, dis-je. Les gouttes ne m'ont pas atteint, dis-je. Elle alia vers la fenétre et ondula un moment sur place. Je peux faire mon autocri-tique, si vous voulez, proposaLje une nouvelle fois. Linda Siew n accordait aucune attention ä ce que je balbutiais. Les sons que pétrissait ma bouche ne lui parvenaient pas, Elle fit quelques pas devant la fenétre, puis eile revint ä proxímité du Meviido. Elle ľempoigna et le secoua, et au bout ďun moment eile le lächa, comme dégoutée. Un des cordons qui servaient ä fa^onner le ventre du Meviido s'était défait. Le Meviido avait perdu encore un peu plus de sa forme humaine. En realite, il se réduisait ä une poignée de rubans et de charpies comme mises ensemble au petit bonheur. Linda Siew au-dessus de cela ä present énumérait des noms. Maleeya Bayarlag, entendis-je, Verena Becker, entendis-je. Linda Siew, entendis-je, Samiya Choong, Tatiana Outougaľ, entendis-je. H y en avait ďautres. La liste était Longue, Chaque nom ouvrait en moi un long chapitre de souvenirs. Le tambour tapait aprěs chaque énoncé, aussitôt rixant en moi ces souvenirs. Je ne me rappelais pas tout, toais je me rappelais des chaínes ďémotions* des episodes ^9 i S O N G £ S DE MĽVIIĎO lies entre eux, des images. Je me souviens, pensai-je. J'ai connu ces femmes. Elles ont disparu ou elles sont mortes, pensai-je. Si vous voulez, je peux m'accuser de leur mort horrible, dis-je. J'aurais du partager la douleur de leur fin horrible, au lieu de cela j'étais absent, elles ont affronté leur rnort dans la solitude. Le tambour battait, la voix de Linda Siew articulait les noms des disparues sur un ton solenne!, Sergueiev, entendis-je au milieu de ľénumération. Out, Sergueiev aussi, dis-je. II y a eu des hommes aussL Yasar Bayarlag, entendis-je, Oui, dis-je. Lui aussi. La liste est interminable, dis-je. Je me sens intimement íié ä Sergueiev et a Bayarlag, a eux aussi, Leur mort a eu lieu, la mienne, non. Hommes et femmes nous avons été ensemble tantôt d'un côté du décěs, tantôt de ľ autre, mais seul moi en suis sorti sain et sauf. Si vous voulez, Linda, je peux m accuser de cela, J'ai continue alors que les autres restaient en arriere. Je ne suis qu une larve immonde, Personne na sur-vécu autour de moi. Linda Siew continuait ä chanter. Elle ne m'écoutait pas. Le tambour battait, le rythme était trés beau, simple, avec des syncopes réguliěres. Le Mevlido était affalé sur la table ä côté des bols magiques. Lui non plus ne m'écoutait pas. Jai aussi tue des personnes, dis-je. Je ne le regrette pas. Mais si vous voulez, je peux m'accuser a.ussi de leur mort, Linda, je peux toujours les insérer quelque part dans une autocri-tique, il ny a qďä inventer ici et lä quelques details et quelques patronymes. La mudang continuait ä danser et ä chanter sans se tourner vers moi. De temps en temps, eile s'inclinait au-dessus du Mevlido et le secouait. Elle ľadmo- 392 S O N G E S DE M E V I 1 ]> O nestait ou eile lui parlait tendrement selon les phases du rituel. Je préférais, évidemment, les instants oů son approche était douce. Le Mevíido, lui, ne bougeait pas. Je me mis á crier pour attírer ľattention de la mudang. Si vous voulez, Linda, je peux parier, braillai-je en sa direction. J'ai de nouveau assez de souvenirs pour tout inventer, Linda, criai-je. Eile ne rn entendait pas. Elle quitta les parages de la table. Elle avait laissé le Mevlido sur la table comme un vétement sale, Maintenant eile était orientée vers la fenétre. Sa robe verte ondulait et flottait. Sa tresse noíre allait et venait dans son dos. Son visage était assombri par le souci ďétablir un dialogue avec le Mevlido, avec les morts et avec les vivants qui ne lui répondaient pas. Elle respectait les rythmes du tambour pour se déplacer ou dire des mots. Ľampoule du plafonnier ľéclairait pauvrement et, sous cette lumiere, je la trouvais merveilleuse, J'ai de nouveau assez de souvenirs pour mentir, insistai-je. Vous pouvez rninterroger, Linda. Ľofficiant frappait toujours sur la peau vibrantě du gut-buk. La scéne semblait ne plus devoir connaitre de fin. Je ne me sentais pas dans mon etat normal, j'étais comme enivré par ľafflux de souvenirs dans ma memoire et par la musique. Linda Siew continuait ä danser. Je suis prét, Linda, dis-je. C^a ne fait rien si je vous appelle Linda? demandai-je. Elle ne m'entendait pas, Elle ne me parlait pas. Elle continuait á danser. Je me souviens de tout, mentis-je. Tout va bien, mentis-je. ^ SM S O N G E S DE M F V L I D O Je restais dans mon coin, un peu extérieur ä Taction mats conscient au moins d'avoir retrouvé assez de memoire pour pouvoír choísír, si le besoin s'en faísait sentír, entre le mensonge er le mutisme, Cľétait exactement comme si je nťétais souvenu de tout. ^ * t SEPTIĚME PARTIE RÉVES DE MEVLIDO VERENA BECKER i J 43. Ľété arriva, un éníěme été. II ressemblait aux Saisons précédentes, au printemps et ä ľ hiver qui deja avaient été torrides* Les jours lentement fuyaient, plus bitumineux les uns que les autres. J'étouffais. A la chaleur s ajoutaient ľabsence de sommeil ou les cauchemars. Quand ľaube grisaillait, je sortais dans la rue sans objectif autre qu en finir avec une vaine et harassante quéte de somnolence. Au moindre changement de pression atmosphérique» des venrs de sable se levaient. Arrachées a la montagne voisine, des miettes de charbon se mélangeaient ä la silice, transfor-mant ľair en une nuée jaune sombre qui empestait le soufre et les sulfures. Ces odeurs stagnaient dans les refuges ou j'aboutissais apres des heures ďerrance, Ceux et celieš qui respiraient devaient affronter en permanence une sensation de dégoůt et de brülure. II aurait faílu se déplacer dans les rues avec des lunettes et un masque. N'ayant pas les moyens ďacquérir ce genre de materiel, j'avais cousu des morceaux ďétoffe sur le bord de mon vieux chapeau de cuir. Sous un tel attirail, ľoxygene manquak. Je titubais, Je perdais conscience, je me liquéfiais. Des ruisseaux de sueur imprégnaient mes guenilles et quand, de retour ä 397 S O N G E S DE MťVLIDO mon cagibi ou ailleurs, je les enlevats pour les tordre, ä mes pieds coulaient des humeurs acres et trěs noires. Ce matin~lä je progressais dans la luminosité boueuse, ä contre-courant, Le vent ronflait, sur mes vétements grésillaient des mÜliers ď impacts. Entre les rafales on entendait des gloussements d'oiseaux, des soupirs d'Unter-menschen ou de morts: la musique ordinaire du Fouillis au crépuscuie. Je faisais une douzaine de pas, je in arrétaís, je reprenais ma marche, je rn arrétais encore. Le vent, la pénombre sableuse et les bruits rendaient les rues iden-tiques. J'avancais en tendant les bras devant moi, narines et yeux fermés, car des poussiéres malgré tout s'introduisaient dans les échancrures de mon bouclier de tissu et m'irri-taient, Une heure plus tot, alors que tous dormaient encore dans la gare routiere, j'avais révé que Gorgha me fixait un rendez-vous. J'avais cru comprendre qu il s'agissait ďéta-blir un lien avec des responsables du Parti, mais de cela deja je n étais plus trés súr. Ä tout hasard, j'allais mainte-nant vers ľendroit qu eile rrí avait indiqué. Une épave ďau-tobus. Une épave ďautobus avant un carrefour. Gorgha avait également mentionné Waddell Street. Devant mon visage, le rideau de protection se défit. Je rne brossai pour me débarrasser de la suie qui s etait accu-mulée sur moi et j'ouvrís les yeux. Le paysage s'étaít un peu éclairci, la poudre de charbon en suspension nempéchait plus ďy voir. II y avait une carcasse ďautobus ä une cen-taine de pas. Elie penchait un peu sur un côté et un incen-die lui avait fait perdre sa peinture. C'était une víeille J9s S O N G F S DE U£ V I I D O carcasse sinistre. On n avait guěre envie de s'en approcher* et encore moins d'entrer dedans. Obéir au Parti, pensai-je. Quelqu un de confiance ťa dit ďaller lä-bas, Mevlido, pensai-je. Done, tu y vas. Que Gorgha ťait ordonné cela pendant un réve ou ailleurs ne compte pas, pensai-je. Tu n es pas lä pour spécu-ler sur ľexistence onirique ou non du Parti ni sur ce que cela implique ou pas, Mevlido. Tu vas la-bas, un point, e'est tout. Je repris ma marche en direction de ľépave. Le vent s était calmé. Sous les semelles de mes espadrilies, la grenaille cris-sait. La poussiere noire avait forme des monticules ä I'appa-rence satinée qui adoucissaient les angles des murs. Der-riére les facades, tout ce qui était vívant s'était endormi ou se taisait. Je fis ďabord sans häte le tour du véhicule. U avait brulé assez lorigtemps auparavant pour ne plus émettre la puan-teur du feu, Bien que dépourvues de pneumatiques, les roues devaient pouvoir assurer urv déplacement en cas de nécessité absolue. Les vitres avaient toutes été cassées. Méme si des rangées manquaient, on devinait encore quelques sieges ä ľintérieur. La porte arriěre avait dísparu, eto ä ľavant, dégondée et tordue, la porte bloquait presque totalement le passage. Un homme tenait le volant, dans u^e position qui évoquait plus la šieste que la conduite. íl ctait rigoureusement immobile, comme goudronné la epuis le dernier incendie et oublié, J'essayais de ne pas 3 99 SON G F.S DE M E V L I O O le regarder, j'avais ľírapression que je n'avaís pas le droit de le surprendre ainsi dans ľobscénité de son sommeil ou de sa mort. Le vent avait déposé sur lui une couche de suie qui augmentait et brouillait sa carrure. Ce n est pas avec celui-ia que j'ai rendez-vous, pensai-je. Un passager était assis ä la deuxiéme rangée et attendait Avec celuLlä, oui, pensai-je. Cľest mon contact. Cest moi i qu'il attend. j Je me hissai dans ľ autobus par la porte arriére. La v voiture rout entiěre bougea légěrement et grin^a, puis se stabilisa. Les marches étaíent couvertes de poussiere gou-dronneuse, J'enfonc;ais dedans jusqu'aux chevilles. Ľinté-rieur du bus avait été dévasté par les ŕlammes, mais il y avait encore a plusíeurs endroits des banquettes non détruites. J'allai m'asseoir sur un siege libre, ä un metre du passager. Ľhomme était ďune corpulence comparable ä la mienne. Des épaules aux orteils, sa silhouette était enve-loppée dans un cache-poussiere graisseux. II portait lä-des-sus un chapeau de cuir extrémement sale. Sa figure était protegee par un maillot de corps maipropre qu il avait fixé autour de son cräne avec une ficelle et dans lequel il avait découpé deux trous pour les yeux. Au fond de ces trous, il avait les paupiěres closes. Je pense qu'il m'avait entendu venir mais qu'il feígnait de dormir, peut-étre parce que quelque chose en moi lui dépíaisait et qu'il tenait ä mac-cueíllir par une manifestation de bouderie. Je me calai sur mon siege et me tins tranquille. Si j'avais eu ä ma disposition un journal ou rntrnt un lambeau quel-conque de papier, faurais fait semblant d'etre plongé dans la lecture, mais je navais rien de tel dans mes poches 400 1 S O N G E S DE M F ľ L f D O depuis plusieurs années et je dus me résoudre a regarder devant moi ďun air morose. La chaleur et les mauvaises odeurs s'étaiem concentrées a ľintérieur du véhicule. J'avais ľimpression quun gaz toxique rnécorchait la gorge. J'eus une quinte de toux, Contre moi le flanc métallique était tapissé de toiles d'araignées. Les toiles étaient abandonees par leurs habitantes et le vent les avait gonflées de charbon. Elles formaient des poches prétes ä crever, et, quand je toussais, elles tremblaient. Je continual ä expectorer et ä räler pendant une ou deux minutes. C etak aussi une maniere ďentrer en matíére. Le passager ne pouvait plus ägnorer ma presence. II se tourna vers moi. - Cette chemise n est pas ä toi, dit-il, sur le ton de quel-qu un qui cherche noise, -Je sais, dis-je. - Cest la chemise de Yasar Bayarlag, fir ľhomme. II jeta vivement ses bras derriěre sa nuque, dénoua ľattache de son masque et ľôta. Je vis alors sa grande téte anguleuse et ravagée de rides, avec des yeux clairs, perf ants? inquisiteurs. J'eus immédiatement ľíntuitíon que nous n allions pas avoir une relation facile. -Une chemise bleue, ä carreaux, dit-il en refusanr de croiser mon regard. Je me souviens trěs bien. Les jeans et les chaussures non plus ne sont pas ä toi. —J'ai dů les emprunter, dís-je. Maleeya Bayarlag les avait remises dans un coffre, Elle ne voulait pas que f y touche, J'ai etc oblige de les mettre. Je n'avais plus riert. Ľhomme haussa les épaules. - Tout $a est ä moi, dit-il. 401 SONOfcS DE MfcVLIDO -De quel droit? me rebiffai-je. Tu es Yasar Bayarlag, peut-étre ? — Oui, dit ľautre. Yasar Bayarlag. <^a te derange ? Je poussai un meuglement confus, J'étais sous le choc, Ľhomme n avait aucune raison de me mentir, II correspon-dait au portrait que Maleeya Bayarlag rn avait fait de son Yasar. D'apres les discours de Maleeya, nous étions physi-quement assez proches, lui et moi, et cet homme, en effet, me ressemblait, Qa me derangeait, oui, de tomber ainsi sans transition sur celui avec qui Maleeya n avait cessé de me confondre. — Tu veux que je te la rende? proposaLje, — Que tu me rendes qui ? s'échauffa aussitôt Bayarlag. -Ta chemise, dis~je. Tu veux que je te la redonne? -Non, dit Yasar Bayarlag. Tu as tour salopé. Qu'est-ce que tu veux que j'en fasse, de ce torchon ? J'eus un geste fataliste. — Et puis, je ne dépouille pas les miséreux, ajouta-ťil. Je n appartiens pas au gang des capitaiistes. — Moi non plus, insérai-je. -Manquerait plus que 9a, dít-il avec dureté. II y eut une rafale de vent. La rue pendant une minute recommen^a ä crépiter. Dans ľ autobus, la suie bougeait. Les montanes métalliques craquěrent autour de nous comme si la carcasse subissait une traction violente. Pres du chauffeur immobile, on ne saít quoi cliquetaít obstínément. Les bouts de tissu que j'avais attaches ä mon chapeau s envole-rent. lis allerem gifler le tableau de bord carbonise puis furent aspires par le dehors. Partout les toiles d'araignées frémissaient. Puis le vent se tut. Les bruits s'eteignirent. 4 0 2 S O N t E S Db MFVl-äPO - Tu sais pourquoi tu es ici ? demanda Yasar Bayarlag. -Ha été question ďune reunion, dis-je. - Tu sais avec qui ? fit Yasar Bayarlag, Brutalement, au plafond, une poche en soie d araignée se déchira. La poussiere de charbon tomba sur le devant de ma chemise. Le nez et ľarriere-nez me piquaient. Je me remis ä tousser. Yasar BayarLag na examinaít ďun aír dégoůté. Je sou-tins son regard. -Avec le Parti, murmurai-je d'une voix desséchée. S'ií existe encore. -Avec les Organes, corrigea Yasar Bayarlag. Deeplane te cherche. II veut te voir, J'etais en train de me racier la gorge, - Deeplane, tu te rappelles ? demanda Yasar Bayarlag sur un ton de doute. - (^a me dit quelque chose, dis-je. -II veut te voir, répéta Yasar Bayarlag. Vous devriez vous rencontrer tout ä ľheure, si tout se passe bien, S'il ny a pas ďimprévus. - Bah, queLs Lmprévus, dis-je. Yasar Bayarlag se tut. II secoua le maillot de corps qui lui avait servi de masque puis il le renfila comme un passe-montagne, en veillant ä ce que les trous soíent plus ou moms en face de ses yeux. Maintenant de nouveau il revis-sait son couvre-chef sur son crane pour que tout uenne en place. II cacha de nouveau sts bras sous son manteau et se tassa comme pour se rendormir. On ne voyait de lui prati-quement plus la moindre parcelle d'humain. Avec son manteau ruisselant de suie et cette installation qui se sub-stituait ä sa téte, il avait pris un aspect d'Untermensch ano- 4° S MONGES DF MhVLIDO nyme, mal habillé et courroucé. II ne faisait plus ľeffbrt de se tourner vers m of II ne nie regardait méme pas du coin de ľ ceil. Je me mis ä attendre. -Tu es toujours la, Mevlido ? demanda-t-il soudain. - Ben oui, dis-je. Sous ia poussiere qui me tapissait ta peau, des gouttes de sueur gonflaient, et, de temps en tempSj elles roulaienr. -Un imprévu, dit-if Qu est-ce que je te disais. Je fis une moue dubitative et marmonnai un vague commentaire. - Dépéche-toi de sortir ďici, Mevlido, II va y avoir un attentat. -Un attentat contre qui? bougonnai-je. Quel genre ď attentat ? - Dépéche-toi, je te dis, insista-t-il. Je me décollai de mon siege et interrogeai Ies alentours. La rue paraissaít deserte. Le vent ne s'ét^k pas reveille. Les parricuíes en suspension formaient des strates brunátres qui dérívaient doucement en direction du sof Personne n avancait au carrefour. Le paysage était on ne peut plus paisible. Dans ľ autobus, le chauffeur n avait pas bougé ďun millimetre depuis tout ä ľheure. -Bon sang, Mevlido, tu comprends ce qu'on te dit? se fächa Bayarlag. -Et le rendez-vous avec les Organes ? demandai-je. - (Ja va peter, cria Bayarlag, tire-toi de iä! Je percus route ľurgence de sa voix et filai vers ľarriere du véhicule. Je ne sais pourquoi, pendant les deux secondes que durěrent ce depiacement, je me represents mes propres 404 S O N G E S U £ MEVLTĎO mouvements comme ceux, precis et affolés, ďun insecte ou pire encore. Mentalement, et méme physiquement, j'avais ľimpression ďavoir dégringolé assez bas dans ľéchelie organique. Puis je me ressaisis et jerai un dernier coup d*ceil par-dessus mon épaule. Derríére moi tout avait ľ air normal, comme sur une photographie en noir et bäanc qui montre un decor de guerre, des heures ou des jours apres le désastre. Tout est normal, pensai-je. Tout est normal et fa va péter. U faut se tirer de lä. Je descendis et m'écartai ď une dizaine de pas. Maintenant je rn étais appuyé contre un mur et, les pieds enfoncés dans la suie, je me demandais ce que j'allais faire, quand ľ autobus sursauta třes légerement. Aussítót se répandit dans la rue une violente odeur de calamine et de chlore. Aucun bruit n avait retenti, pas une seule flamme n avait roussi ľ image. Je me rapprochai ä nou-veau de ľautobus. Une fuméc grosse finissait de sechapper par les fenétres situées pres du condueteur, Comme depuis ľampoule supéneure ďun sablíer, un fílet de charbon cou-íait du toit jusqu'ä terre, formant sur le trottoir un cône minuscule. J'introduisis le buste par la porte arriére puis, ne distinguant aucun danger, je remontai ä ľintérieur de la voi-ture. Yasar Bayarlag n'était plus assis. II gisait au milieu du couloir. Son cache-poussiěre était saccagé et jfroissé, mais ii continuait ä dissimuler son trouc et ses membres. Quant ä son maiJlotde corps, s'il Jui couvrait toujours la tete, empé-chant de voir sa figure, il avait change de couleur. II était totaiement gluant de sang. Le chapeau, lui aussi comme lacéré, avait rouié vers les pieds du chauffeur. 405 S O N G E S D F MtVLlDO Je m'approchai de cette masse souffrante. J'essayais de capter le rnoins ďinfcrmations possible sur ce que Yasar Bayarlag avait subi, sur ce que sa chair, ses viscěres et ses os étaient devenus. Je regardais furtivement le cache-poussiěre, et, plus loin, ä côté du levier de changement de vitesse, le chapeau avec ses déchirures huileuses. Je regardais le dos carré et mat du condueteur. Le condueteur n'avait pas échappé ä ľ attentat, mais, de ľendrok oú je me trouvais, je ne remarquais rien de special dans son attitude. Par rapport ä tout ä ľheure, il était seulement un peu plus écroulé sur son volant. — Cľest toi, Mevlido ? demanda une voíx épuísée. — Oui, dis-je. Je ne cherchaís pas k rencontrer le regard qui peut-étre subsistait encore, derriěre les trous du maillot de corps. — Prends soin ďelle, dit Yasar Bayarlag. -Oui, dis-je. Je vais la laver, la repasser. Elle est encore récupérable. Je vais la décrasser ä fond, —Je ne te parle pas de la chemise, gargouilla Yasar Bayarlag. J'émis un silence. , -Ne ťinquiete pas, dis-je, aprěs un moment. — <^a rn embéte de devoir te confier ainsi Maleeya, rála Yasar Bayarlag. Je sais ce que tu vaux. On le sait tous. Tu ne vaux pas grand-chose. -Bah, repliquai-je. — Mais je te la confie quand méme. Tous les autres sont morts. Tu es le dernier. Je compte sur toi. Je me penchai sur Yasar Bayarlag pour interpreter ce qui! chuchotait, puis je me relevai. II me semblait qui! ^o6 SON&lís 13 E M E V í, 1 T) O ne réussirait plus jamais ä prononcer des phrases. J'avais entendu la derniěre, et, tout ä coup, ľidée du silence rn ac-cabla. Le sien, le mien» le silence en general, J'emplis mes poumons comme avant un sanglot. -Je ne sais pas oil est Maleeya, dis-je. Je sais quelle comptait sur moi et que j'ai rate cela aussi. Elle était der-riěre moi, sur Gateway Street, un endroit oů les poules mutantes forment un barrage infranchissable. Elles se rassemblent en troupeau compact et, quand on essaie de se frayer un chemin, elles se mettent ä voler a hauteur de ventre et de visage en répandant des plumes et des poux aviaires- II devient impossible ďavancer, J'allaäs avec Maleeya ä uae reunion du Parti. Pendant toutes les années oü nous avons vécu ensemble, nous avons respecté scrupu-leusement les consignes du Parti. Pour ma part, je n ai trahi quexceptionnellement la morale prolétarienne et seuíe-ment en réve ou, ä ía rigueur, quand le sommeíi rn avait abandonné et que ne pas trabir était trop compliqué ou impossible. J'ai toujours obéi aux injonctions du Parti quelles que soient les circonstances, quelles que soíent les injonctions et quels que soient le Parti et son programme, II faisait trés noir. Maleeya me suivait, je lui avais conseillé de s'accrocher ä ma ceinture pour ne pas me perdre. Les oiseaux se précipitaient sur nous en répandant une asphyxiante puanteur de poulailler. Je devais les écarter en cognant dessus comme un boxeur. Nous étions passes par Gateway Street pour ne pas arriver en retard ä la reunion. Cornelia Orfif ouvrait la marche. Nous avions forme un cortege. Maleeya était juste derriěre moi, puis eile a dis-paru. Elle s'était adossée contre le mur pour ne pas étre 407 SONGEM DE MFVLIDO submergée par le flot de la volaiUe. Ensuite eile a disparu comme si les oiseaux ľavaient enseveÜe, Quels oiseaux? Principalement des poules bossues lourdes comme des chiens, des poules toucanes, des chouettes géantes, des mouettes géantes, des pintades phosphorescentes et géantes. Elles nous fongaient dessus, bec en avant. Une fois ľ obstacle franchi, j'ai appelé Maleeya* Elle na pas répondu. Je ľai appelée plusieurs fois ďune voix trés forte. Elle n'a pas répondu, Elle na plus donne signe de vie. Je me suis tou-jours occupé ďelle depuis quelle a eu des problěmes psy-chiques, c'est-ä-dire depuis toujours. Je sais que je ne vaux pas grand-chose mais j'ai essayé de ne pas la laisser sombrer seule. Nous avons été ensemble au miíieu des animaux et des hommes, au milieu de la nuit, au milieu des bruits que faisaient les Untermenschen et les vieilles bolcheviques dans Poulaíller Quatre. Je ne réussissais pas ä me taire. A mes pieds, Yasar Bayarlag ne respirait plus. Il avait prononcé un ultime son puis il avait rejeté en arriěre ce qui saignait sous son maillot de corps et qui devait étre un reste de tete, et il s'était arc-bouté sous son cache-poussiěre, remuant pour la derniere fois ce qui devait étre des restes de chair. Ma bouche continuait a sagiter sans reläche. -Nous avons été ensemble au milieu de la chaleur, disais-je, sous la pluie, pendant les années ä araignées et pendant les années de somnolence, pendant les années de crépuscule, pendant les années de lune violente et pendant les années ďamnésie. Nous avons été ensemble ä PoulaiíJer Quatre au milieu de notre naufrage. Une rafale de suie me coupa la parole. 408 SONGßS DE M1.VLIDO La sueur perlait sous la poussiere qui rn enveloppait le corps. Elle cheminait la-dessous sans se montrer. Le vent avait repris. 44. Le vent de sable. II avait repris. Les rafales projetaient des bouffées brůlantes, de la mkraille. Dehors, tout s'était assombri. Entre les maisons filaient des paquets de brouillard ocre, et, děs le carrefour qui s'ou-vrait ä trente metres de ľautobus, le paysage s arrétak. On ne voyait pas plus loin. Sous les coups de boutoir du vent, ma chemise se déchíraít. Mon chapeau me protegeait mal. Je le sentis se décoller de mon cräne et disparaitre. Arrachés ä des loqueteax de mon espěce, des lambeaux de vétements volaient au milieu de la poussiere. Des ruines de coton, des rectangles de toile hirsute venaient ä tout moment me gifler le dos, la nuque. Je me mis ä haleter, puis j y renoncai. Par-fois je réussissais ä me take, mais, la plupart du temps, je n avais plus la force ďinterrompre les bribes qui se manifes-taient encore sur ma langue. En realite, je n avais qu une envie, aller me recroqueviller dans un coin et ne plus jamais parier ni bouger. Quelque chose avait commence ä cogner sur le flanc de ľautobus. Une maim peut-étre. La main cognak, puis s arrétak. Le bruit avait une certaine regularity. Je me recueilkis au-dessus de Yasar Bayarlag et de sa dépouille, devant ce qui 410 S O N G Ľ $ D É M E V L I D O subsistait de Yasar Bayarlag. Je rríinspirais de ce rythme, je me réfugiais ä ľintérieur de ce rythme pour ne pas sombrer. Le vent hurla, puis il se calma, puis il reprit. Des ŕlocons durs grélaient la banquette la plus proche. Des poignées de matíete poussiéreuse entraient par une fenétre, ressortaient par une autre, en tournoyant comme des fumées. Dans la rue, une farine obscure se rassemblait en dunes mouvantes. Les martělements contre le flanc de ľ autobus ne cessaient pas. J'étais reste debout au-dessus de Yasar Bayarlag. J'igno-rais quels gestes accomplir. J'éprouvais les plus grandes dif-ficultés ä réŕléchir. Je me demandais ä haute et ínintelligible voix si nous étions entrés dans une année ä attentats, aprés avoir si longtemps subi des années ä araignées et des années ä lune intermittente ou immense. Je marmonnais quelques phrases inabouties sur le sujet puis j'observais de nouveau le silence. Des filets de suie glissaient le long de mon cou jus-qu ä la naissance de ma poitrine. Je les sentais progresser en direction de mon ventre. J'avais avisé une banquette ä ľarriere. Tu es la, Mevlido? pensai-je. Le mieux serait que tu ailles lä-bas ťaccroupir ou ťasseoir. Je reculai de quatre ou cinq metres. Mes espadrilles ne produisaient aucun bruit. Tout autour, le vent hululait. La partie aměre de ľ autobus était envahie par une abondante couche de grenaille noire. J'époussetai grossiěrement le siege et je m'assis. Au plafond, les toiles d'araignées n étaient plus que des poches fragiles. Quand ľ une ďelles crevait, son contenu se répandait sur moi. Je m'étaís installé dans une position qui me permettak ä la fois de me reposer et de surveiller en enfilade ľensemble de la voiture. Je pensais vaguement encore a mon rendez-vous avec les Organes, La 4 i i SONGFS de mevlido dépouille de Yasar Bayarlag n'avait pas quitté le véhicule. Du corps allonge de Yasar Bayarlag, proprement dit> on ne distinguait rien. Le sang répandu avait été bu par ia suie. De lä oil j'étais, je ne voyais pratiquement rien d'organique. On pouvait penser ä la victime sans étre oblige d'imaginer ľhorreur de sa chair équarrie, transpercée par des échardes d'os. Le cache-poussiěre remuait sous ľeffet du vent. Une des manches se soulevait comrne si un bras a ľintérieur fai-sait signe, transmettant des instructions ou des adieux, puis eile retombait. • Je ne répondais pas ä ces ébauches de communication. • Je préférais tenter de rnassoupin La somnolence me gagnait, puis eile me quittait. • Sur le flanc de ľ autobus, une main produisait un rythme. • La durée s'écoulait sans repere. • Le vent ronflait avec une voix de basse monotone, II m'arrivait de plonger dans une sorte de néant sans réve, puis j'en émergeais sans pouvoir dire combien de temps j'avais perdu conscience, une demi-seconde ou trois heures. Quelque chose continuait ä frapper les tôles, le chassis. Je sentais ma sueur ruisseler. Elle se frayait un chemin souter-rain sous la lie noire brillante, huileuse, qui ä present men-veloppait, mais eile ne sourdait pas ä ľextérieur. Je restais immobile ä ľarriere du véhicule. Au-delä de Yasar Bayarlag qui gisait dans ľallée centrale, il y avait le conducteur. Sa lourde silhouette était vautrée sur le volant. Le feu ou ľes-pace noir ľavaient caramelise dans une position qui évo-quait ľéchec de la lutte contre la lassitude. Ses vétements avaient été convertis en une gangue charbonneuse don r ľépaisseur augmentait ďheure en heure sous ľarrivée de 4 i 2 S O N Cr E S DE M F V L I. D O nouvelles couches de grenaille et de poussiere. Dehors, la rue deserte disparaissait sous les strieš couleur bistre, sous les écharpes crépitantes et les ombres. On ne voyait per-sonne derriěre les fenétres des maisons, aucune presence humaine ou animale ou intelligente, J'avais le sentiment d'etre trěs seul. Je continuais ä méditer sur ľ attentat sans pouvoír decider sil avait déjä eu lieu ou s'il était toujours ä venir. Je me demandais s'il y avait eu d'autres victimcs que je n'avais pas vues encore, des individus en fragments ou en cendres que je n avais pas remarques encore. • Nul n apportait de féponse á mes questions. • Des morceaux de chaussures ou de chemises parcou-raient ľ es pace ä vive allure, semblables ä des flammes éga-rées et crasseuses. • Queique chose battait sur une tôle comme sur une peau de tambour. • La dépouille de Yasar Bayarlag disparaissait sous la suie, puis une rafale rauque la nettoyait et, ausskôt, le processus ďensevelissement reprenait. • Parfois il y avair des moments de noir total. • Parfois j'ouvrais les ycux, parfois je les refermais. Dans les deux cas, le paysage était le méme, Plusieurs heures déjä avaient passé ainsi quand une femme se présenta devant la portiere démolie de ľavant. Elle se faufila de biais, avec une lenteur gracieuse de dan-seuse ou de gymnaste. Elle prenait des precautions pour ne pas se blesser contre les éclats de metal et les charnieres. Sa peau était claire. Elle ne portait aucun vétement. Eile avait une trentaine ďannées, une allure magnifíque, Dés quelle se fut hissée sur le marchepied, ses cheveux se mírent 4 i 3 S O N C. LS D F MEVIÍDO ži tournoyer et ä s embrouiller autour ď eile, de son corps nu. Linda Siew, pensai-je. Elle vient apaiser les morts, pensai-je, ceux que ľ attentat a défigurés mentalement et physiquement, ou alors, si ľ attentat est pour plus tard, eile vient consoler les vivants qui vont remplacer les morts. Elle vient danser pour la ceremonie du gut, pensai-je. Elle vient chanter ľuga et le danser. Ce qui cogne sur le flanc de ľautobus, cJest un tambour chamane. Je désincarcérai mes chevilles de la suie qui les entourait et je me levai. La mudang me tournait le dos. Je connais-sais ces courbes, cette cambrure, la longueur de ces jambes. Je connaissais le noir bleute de ces cheveux. Linda Siew s'était rapprochée du conducteur. Elle s'inclina vers lui, eile lui toucha le bras et posa les levres contre sa nuque, pres de son oreille. Je suppose quelle lui parlait. Le conducteur poussa un soupir. — Tu veux que je prenne le volant? demanda Linda Siew, -Non, bougonna le chauffeur. Plus tard. Apres ľ attentat. Alors, ľattentat na pas encore eu Heu? pensai-je, - Ľattentat na pas encore eu lieu? demandai-je. Le vent sifflait. II y eut un moment de noir total, puis la lumiěre revinr, atténuée et graisseuse. J'enjambai la dépouille de Yasar Bayarlag. Personne ne remarquait ma presence. Linda Siew se colla contre le chauffeur. Elle se pencha plus nettement. Son bras gauche et ses cheveux maintenant étaient afifalés sur les épaules et la nuque du chauffeur, Cľétait un geste de complicité, une étreinte affectueuse. 4 * 4 S O N G t S DE M F V L I D O Linda Siew se reposait un instant et eile donnait un peu de sa force vitale ä son compagnon. Chacun donnait un peu de sa force ä ľautre. II me semblait tout ä coup avoir déjä vécu une scene comparable ou y avoir assiste, mais, pour ne pas compliquer ľinstant, j'essayais de ne faire surgir en moi aucun souvenir. - Tu es épuisé, Deeplane, dit Linda Siew. - —Et toi? répliqua le chauffeur. - Er lui ? demanda Linda Siew, Tu crois qu il va venir ? - Cette fois-ci, i! y a des chances, dit le chauffeur* Je fis encore deux pas en direction de l'avant. J'avais ľimpression qu ils parlaient de moi. Je narrivais pas ä croire que le chauffeur s'appelait Deeplane, - II ne doit plus étre trěs loin, ä present, dit Linda Siew, Le tambour frappait sur la carcasse de ľautobus. -Je suis ici, Linda, murmuraLje. J'avais envie de frôler le dos nu ou une hanche de Linda Siew, afin ďattirer son attention, mais je me retins. Je n osais pas. -Je ne suis plus trěs loin> Linda, dis-je encore. Mes paroles ne portaient pas jusqu a eile. -Je peux vous appeler Linda, nest-ce pas? demandai-je en haussant vainement le ton, car ma voix ne franchissait pas la distance qui nous séparait. - J'ai ľimpression quil s'approche, dit Deeplane. EfFectivement, je navais cessé de rn approcher de Linda Siew et de Deeplane. J'aurais maintenant trěs bien pu nť écrouíer sur eux ou les toucher, mais je ne me décidais pas encore. J'avaís peur de les sentir s'émietter entre mes bras ou s'ébrouer avec violence ou gesticuler pour que je 4 l 5 S O N G E S DE MEVIIOO nľécarte, comme quand on re^oit sur sa peau nue une grosse araignée ou un ínsecte. Dans la pénombre sifflante du vent, Linda Siew étrei-gnait fortement Deeplane et, tout en se serrant contre lui, elie regardait ce qui venait á la rencontre de ľautobus, le carrefour désert, les nuées noires, des semi-téněbres par-courues de poussiere, les fenétres derriére lesquelles nul témoin ne se laissait surprendre. Puis eile se redressa. Remués par les souffles et salis par les assauts de la suie, ses cheveux se tordaient autour ďelie et s'embrouiliaient. Eile restait collée ä son compagnon pour scruter le jour crépus-culaire. Deeplane et eile attendaient que je surgisse devant les roues. -Je me demande quelle forme il va avoir, dit Linda Siew. -Linda, appelai-je doucement. -On ne sait jamais ä ľavance, dit Deeplane. II aura peut-étre la forme d'un insecte ou dun rat. Ou pire. Tout depend du réve qu il aura en téte au moment de la rencontre. Les cheveux de Linda Siew allěrent battre contre la bogue noire qui dissimulait le visage de Deeplane. Elle s'étaít remise ä chanter. Je crois que les paroles s'adressaíent ä moi. je crois qu eile me demandait de surgir sans penser ä rien quo i qu il arrive. J'aurais voulu entrer en contact, mais je ne faisais aucun geste. 1 J 45- Ľceuvre romanesque de Mingrelian n est pas exclusive-ment consacrée a Mevlido et a sa mission catastrophique pármi les hominidés. Elle est abondante, eile compte des dizaines de títres, et ses champs ďintérét sont varies. Tou-tefois, les meilleurs ouvrages de Mingrelian sont ceux qui traitent de ľaffaire Mevlido et des développements qui y sont associés, et, au fíl des années, on s'apercoit que ce sujet importe ä ľauteur plus que tous les autres. Lorsque Mingrelian parle de Mevlido, il donne aussitôt ä son récit une tonalité de nostalgie affectueuse, une coloration bien-veíllante que les événements ne justifíent pas, quelque chose comme une tendance assumée ä la complaisance. «Complicate totale et douloureuse», estime Deeplane dans une note manuscrite qui accompagne le romance De noire collaborateur ä Poulailler Quatre. « Entre le narrateur et son personnage, il n y a, hélas, pas ľépaisseur ď une feuille de papier ä cigarette», surenchérit Yokog Gans, lui aussi révi-seur pour les rapports transmis aux Organes. Mingrelian a connu Mevlido au Centre de formation, alors qu il suívait ľentraínement special de la branche Action, et, pendant les milliers ďheures des stages, une 4 i 7 SÜNGES li E MEVLIDO camaraderie authentique les a réunis pour toujours. Á une époque, Mingrelian aurait méme pu prendre la place de Mevlido et partir dans les mémes conditions que lui, dans la méme direction, en mission pour le méme ratage. Cette proximite se sent, cette fraternitě étroite. Elle est evidente lorsque Mingrelian reconstitue les désarrois ou les réves de Mevlido et lorsque, en tant que diseur ďhistoires, ü accompagne Mevlido dans la confusion et le malheur. Mingrelian habite sans peine son personnage, Aucune bar-Here psychologique ne ľarréte ou ne le contraria Aucune autocensure ne lui rend la fiction douloureuse. Mingrelian est un frěre de Mevlido, et3 au cours de ľécriture, il ríy a pas entre eux la moindre difference mentale ou physique. Us ont le méme profil, la méme morale, les mémes amours. Mingrelian prend fait et cause pour Mevlido, et, děs les premiers imprévus qui condamnent la mission, il est consterné non par ľéchec des Organes, mais par ce qui arrive ä leur agent envoyé sur zone, Dans la plupart des episodes, il se refuse ä porter un regard autre que subjectif. Il est comme nous, d'abord consterné par 1'inexorable ratage de tout, et ensuite ne se résolvant pas ä accepter que les nôtres, que nos proches en soient victimes. Lorsqu il choisit Mevlido comme héros de ses fictions, c est évidem-ment de lui aussi, Mingrelian, qu il entreprend de tracer le portrait. Une vingtaine ďouvrages signés Mingrelian ont pour sujet le destin de Mevlido ou des themes qui sont directe-ment en rapporr. Tous ces volumes sont conserves dans !a bibliothéque des Organes, dont ľacces est libre, mais per-sonne ne les emprunte ni ne les consulte. La hierarchie les 4 i 8 s o n g e s de mfvlido a parcourus une fois, puis ils ont été archives, et ensuite ni le public ordinaire ni les spécialistes du renseignement ne se sont plus jamais présentés pour les ouvrir, Cette désaf-fection est blessante pour Mingrelian, mais des les premiers écrits eile s'est imposée comme une composante de ľoeuvre, et Mingrelian, en tant que créateur, a fini par s'y résigner. On peut expliquer le désintérét des lecteurs par ľ ab us des adjectifs et des néologismes dont Mingrelian truffe ses textes, ainsi que par les surcharges syntaxiques, par les collages baroques ou lyriques qui les rendent Uli— sibles. Un phénoměne de mode peut également étre invo-qué. L'art de Mingrelian, influence par le post-exotisme, joue avec ľincertitude, ľinaboutissement, le brouillage des contraires, le néant. Ces concepts, un instant populates dans la branche Action et méme aüleurs, n ont pas survécu aux changements stratégiques dans la politique des Organes. Ils sont devenus obsoletes alors que Mingrelian les avait adoptés comme base littéraire immuable. Ils ont été per$us comme relevant d'une esrhétique surannée et trop difficile ä comprendre. Pour résumer, les livres de Mingrelian out été commandés par les Organes, mais ceux-ci, tout en leur reconnaissant des qualités, ne leur ont jamais accordé la moindre importance. On ne m'a pas demandé mon avis, mais, puisque je suis ici, je profite de ľoccasion pour le donner. Nous aimons les livres de Mingrelian. Nous les avons aimés depuis íe premier et nous n avons jamais été dé^us par leur maniere de dire le monde. Nous aimons ces recueils de sequences théátrales, ces entrevoutes, ces romances dont les plus beaux relatent la fin de Mevlido, soldát égaré, soldát perdu 4 i 9 SONGES DE MFVLIDO des Je debut de Ja mission qu'on lui a confiée, et son impossible rencontre avec Deeplane, ľofficier de la branche Action qui ľa envoyé vers íe de'sastre. Nous avons nos preferences et nos partis pris, nous pla^ons Oisalset Les Attentats contre la lune au-dessus des autres, rnais* au fond, nous ne pensons ä aucun de ces iivres sans ressentir un petit elan de tendresse. Comme Deeplane le faisait remarquer ä propos des relations entre Mevlido et Mingrelian, nous sommes lies ä ces Iivres, ä tous ces Iivres, par une compli-cité totale et douloureuse. Entre nous et Mingrelian, comme entre Mevlido et Mingrelian, il n existe pas — hélas! s'exclamerak Yokog Gans - ľépaisseur ďune feuille de papier a cigarette. Le personnage de Deeplane est complexe, de récit en récit il évolue d'une figure de moine-soldat, incorruptible, rigide et distant, ä la figure ďun dissident individualiste qui résíste á ses supérieurs, refuse d'accepter Je sacrifice de Mevlido et s'obstine ä respecter coůte que coůte une parole donnée cinquante ans plus rot, juste avant le transfert de Mevlido, Deeplane a promis ä Mevlido que la branche Action essaierait de le récupérer avant ou aprés sa mort Quand les Organes remettent en cause cette perspective, quand ils finissent par se desinteresser du sort de leur agent et choisissent de ľ abandonner, Deeplane s'oppose ä eux. Dans Un amour de Mevlido, Depart pour le détachement et Aujourd'hui on assasswe, Mingrelian raconte comment Deeplane monte plusieurs operations ďexfiltrage que les Organes n'approuvent pas. Comme le reste de ľentrepríse, ces operations échouent ľune aprěs ľ autre, Mevlido a été programme pour s'incarner dans un bébé 420 SONG ES DB MEVIhIPO homme, mais ľincarnation s'est effectuée ä une periodě cala-miteuse de ľhistoire humaine, encore plus calamiteuse que les aiirres, puisqu eile marque le debut ďune agónie pro-longée de ľespece. La guerre noire généralisée est ľunique perspective concrete pour une communauté dont les comportements sont aberrants dans pratiquement tous les domaines. Tout dévie en permanence vers ľatroce ou ľinacceptable, rien n est rationnel, les modéles ď analyse ne s'appliquent plus. Les Organes sont incapables de prévoir ľévolution de la situation et ils imaginent qďun agent envoyé sur zone pourra moissonner des informations déci-sives. En realite, rien de ce qui avait été planifié par les Services et leur branche Action ne se déroule comme prévu. Peut-étre parce que le voyage dans ľespace noir a trauma-tisé ou affaibli ľembryon, le processus de la reincarnation échappe completement au contrôle des Organes, et, ä par-tir du moment ou naít Mevlido, la vie de Mevlido ne répond plus aux exigences qui avaient été imprimées en lui au cours des innombrables séances ďentrainement et de formation. Elle est gouvernée par une logique glauque> cruelle, qui semble surtout saligner sur les soubresauts ďun caucliemar. Á ľexception de quelques traces oniriques, presque rien ne subsiste de ľapprentissage special qui aurait dů faire de Mevlido une creature en mission parmi les homínídés, un étre a part. Des sa naissance, Mevlido est un humain aussi borne et indécryptable que le reste de ses congéneres. Ľenfance et ľ adolescence de Mevlido ont pour arriére-plan ľ extermination, les flammes, les colonnes de réfugiés, la multiplication des espěces mutantes, le chaos. La vie adulte de Mevlido est une marche en aveugle, la tra- 421 SONfaLS DE M E V L I 1} O versée d'une société de misěre et ďidiotie. Tríbs rapidement, les Organes constatent que le contact est décevant et difficile, que la collecte de renseignements par Mevlido est trop maigre, trop hasardeuse, privée de toute pertinence, Mevlido trahit touš les espoirs qu on a places en luL Une fois échoué ä Poulailler Quatre, Mevlido se trouve dans un tcl etat d'indigence spirituelle et de délabrement que les Organes le rayent du nombre de leurs agents en activité. La question de ľenvoi ďun deuxieme agent sur zone, avec pour mission d'epauler Mevlido, est enterrée, en dépit des rapports de Mingrelian, qui insistent sur la possibilité du maintíen d'une liaison extra-sensorielle avec Mevlido, et des avis de Deeplane, qui cherche par tous les moyens ä éviter qu on abandonne son protege. C est aussi que les Organes sont en train de procéder ä un changement stratégique fondamental. Aprěs des siěcles ^experiences negatives, les Services théorisent la deception que provoquent les hominidés et envisagent un rapprochement avec des espěces plus prometteuses et plus résistantes, telies que les arachnidées, Ce retournement spectaculaire est combattu par certains officiers influents comme Deeplane, rnais ľopposition est minoritaire et, á. ľépoque ou Mevlido vit en somnambule ses derniěres décennies ä Poulailler Quatre, les Organes sont déja en train ďélaborer des plans destines ä solidiŕier, pour le long terme^ une alliance avec plusieurs hordes ďaraignées terrestres en passe de devenir dominantes, Deeplane polémique avec scs supérieurs, il fait valoir que le comportement des araignées ne coincide sur aucun point avec les bases altruistes et collectivistes de la morale prolétarienne, qui devaient servir ä édifier une 422 SONDES D Jí MFVLIDO societě humaine ideale. La hierarchie accepte le debar, eile écoute le piaidoyer de Deep lane et eile diffuse ses contributions, mais, pour finir, eile lui retire ses responsabilités poli-tiques. Au bout de quelques années, on retrouve Deeplane confine dans un departement ďimportance mineure, un departement qui se consacre ä ľobservation onirique des oiseaux. Eu égard aux services rendus dans le passe, on lui Iaisse une certaine marge de Uberte et d'initiative. II a tou-jours sous ses ordres une petite équipe technique. Cest en s'appuyant sur les membres de cette equipe que Deeplane organise plusieurs operations qui se fixent pour täche de repérer, contacter et tenter de récupérer Mevlido. « Nous savons », écrit Mingrelian dans Rendez-vous sur Waddell Street^ en prenant La parole au nom de Deeplane, «que nous natteindrons pas Mevlido avant sa mort. Nous savons aussi que nos chances de ľexfiltrer aprěs son décěs» et avant quil ne s?éteígne complětement, sont minces, et merne trěs, trěs minces. Mais nous allons consacrer nos forces ä cela. Mevlido tel qui] se présente aujourďhui a nos yeux, quand nous fermons les yeux et quand nous révons a lui, est un sous-homme dévasté, une épave sans raison d'etre et sans avenir. Nous allons tout faire pour aller ä sa rencontre et ľextraire du cauchemar oü nous ľavons emprisonné et englué, et, merne si nous ne réussissons pas ä le ramener avec nous, par exemple parce que nos niveaux organiques ne coincident pas, ou parce qu'il refusera de nous accompagner, ou encore parce que nous-mémes aurons perdu trop ďénergie pendant le voyage, parce que nous-mémes serons devenus ä notre tour des sous-hommes dévastésj des rebuts sans raison ďétre et sans avenir, des A1X S O N G F S DE MEVLIDO morts ä bout de réve, méme si nous ne réussissons pas ä le ramener fraternellement avec nous, nous nous débrouiile-rons pour lui offrir quelque chose, pour le faire entrer dans une image ď amour et ďapaisement, une image dans kqueíle il aura ľillusion de po u voj r continuer sa mon autrement que dans la solitude et les téněbres. Nous ferons cela, nous essaierons de faire cela ä tout prix et méme au prix de notre propre existence, parce que pour nous la fidé-lité ä la parole n est pas un vain mot, parce que nous avons une morale, parce que, en dépir des humains, ľidée de la morale prolétarienne n est pas une idee creuse, parce que sur Terre tout est fichu et parce que, malgré tout, nous ne croyons pas aux araignées.» K i ř 46. Dans ses deux meilleurs romances sur Mevlido, Les Attentats contre la lune et Pôulailler Quatre, Mingrelian raconte que Deeplane, aprěs quinze années de traque ínfructueuse, réussit enfin ä rétablir un contact avec Mev-lido. On voit Deeplane aux commandes ďune épave ď autobus, sans moteur et sans roues, tout a fait exemplaire ďun véhicule con£u pour avancer dans ľespace noir. L'au-tobus va lentement ä travers le Fouillis. La ville est assom-brie par une tempéte de sable charbonneux. Quelque chose ďatroce vient de se produire ou va se produire, nn attentat, une action hostile destinée ä générer de la peur, des incertitudes et des souffrances incontrôlables. Deeplane est longtemps reste entouré de flammes pendant son voyage en direction de Mevlido. Sa chair carbonisée a durci, eile šest combinée avec la suie et les gravillons charriés par le vent, et maintenant Deeplane ressemble ä un gros animal arrondi, noir et cadavéreux. Néanmoins, il tient bon. Cette fois-ci, son rendez-vous avec son ancien subordonné, ľan-cien agent Mevlido, va se conerétíser. Il en est sůr et il tient bon ä son poste de conduite. Ľautobus avance, glisse itnperceptiblement le long des rues que la tempete brouille 42 5 rf> v SOrJGLS DE MFVLIDO et indifférencie. Sur le parcours qu emprunte Deeplane, il y a Factory Street, Gateway Street, Park Avenue, Waddell Street et beaucoup ďautres. Aucune n est vraiment fami-liere, aucune n est étrangére. Toutes sont plus ou moins inscrites dans ľimaginaire ou les souvenirs de Mevlido ou dans les nôtres. Les passagers de ľautobus ont du mal ä concevoir que le véhícule se déplace, Plusieurs montent ou descendent en cours de route sans noter le moindre chan-gement dans le décor. La plupart sont dans un etat de désespoir organique et intellectuel si avancé qu'ils seraient incapables de dire si ľ attentat a deja eu lieu ou non, si un incendie est en cours ou si les tôles ont refroidi depuis longtemps, si ľautobus roule ou non, si ďautres Untermenschen ou humains ou animaux les entourent. lis ne comprennent pas non plus ä quel moment de leur existence ils se situent, avant ou aprěs leurs souvenirs, avant ou aprés leur agónie, pendant leur mort ou beaucoup plus tard. lis savent seulement qu ils ont abouti dans le Fouillis et cette indication leur suffit. Le nombre de ces passagers varie, car Mingreüan au cours de sa narration tantôt les fait figurer ä ľintérieur du véhicule, tantôt les en retire. Mevlido, évidemment, est de leur nombre, mais on pourrait citer aussi Yasar Bayarlag, qu un souffle fatal a disloqué et anéanti, Gorgha, le corbeau femelle, ainsi que Linda Siew, qui assiste Deeplane dans son entreprise et íuí transmet tant bien que mal son energie de mudang. Quelqu un a été projeté hors de la voiture pendant ľattentat, et frappe sur le chassis ou sur des tôles pour signaler sa presence ou meu-bler son propre silence. Tous, hommes et femmes ou issus ďanimaux comparables, sont vétus de guenilles ou n ont 4 2 6 S O N G E S DL M F V I I D O rien ou presque rien sur ía peau. Linda Siew, par exemple, est nue. Elle est belle. Elle ressemble ä Verena Becker, eile na pas exactement la mérne taille, ses cheveux som plus noirs, sa peau posséde un éclat et une texture qui ne font pas immédiatement penser ä Verena Becker, eile na pas la merne maniere ďassumer sa féminité nue, mats eüe ressemble ä Verena Becken Meviido, ďabord assoupi dans ľobscurité et les fumées, s'avance vers eile, II parcourt ľallée centrale de ľautobus et il va vers eile, vers ľendroit oü eile se trouve, ä la droite du conducteur. II s'approche d'elle et, en méme temps, il s'approche du conducteur. Cest a ce moment que s'établit enfin le contact entre Mevlido et Deeplane. Mingrelian alors hésite. Conclure rant ďépreuves sur un episode unique ne lui plait pas. Ni Les Attentats contre la lune m Poulailler Quatrent sont des romans ďaventures. Il a done recours a la technique post-exotique du faseyage narratif, pourtant peu appréciée par les Organes — qui exigent des réponses sures -, et haineusement critiquée par les adeptes de la littérature oŕficielle - qui y voient une insulte de plus ä leur théorie de la fiction, Comme si le vent noir de la narration était, ä ce moment-elé, incapable de trouver une direction satisfaisante, ľhistoire se replie bizarrement, se ramasse, p réte ä rebondir encore une fois, et soudain eile tremble sur elle-méme, Trois versions vont alors coexisted indépendantes er inextriquées, trois sequences issues d'une méme päte narrative avec quoi Mingrelian fatjonne habile-ment une fin maladroite pour son reck, ainsi que, pour son héros, une eternite ínaboutie. • Dans la premiére de ces trois suites ďimages, Mingre- 427 vprw-r 5 ŕ> N G E S DE MEVLIDO iian met de nouveau en scene Gorgha, le corbeau femelle, compagne des mauvaises nuits de Mevlido, partenaire ambigue et le plus souvent mal acceptée, acceptée ä contre-coeur. En raison peuťétre de cette presence parasite, le contact avec Deeplane est de nouveau contraria, Linda Siew et Deeplane sont aspires hors du véhicule et Mevlido, bon gré, mal gré, doit s'asseoir ä son tour au volant. Des projectiles se fichent dans ce qui reste du corps de Mevlido. Les conditions du voyage empirent. L'objectif perd toute netteté, Seule Gorgha semble capable de survivre au cauchemar. • Puis Mingrelian s'engage dans une reflexion sur ľex-tinction de ľhumanité et sur ľespece qui est appelée ä prendre sa place sur Terre. II décrit le flux de millions d'an-nées, ľempoussierement des paysages. Lorsqu il reveille Mevlido, le monde est définítivement dominé par les arai-gnées. Toute vie ne s'est done pas évanouie et, au contraire, une civilisation stable et paisible est en place. Dans Park Avenue, sous la lumiěre lunaire, ne subsiste que ľusine de traitement de déchets numero neu£ Les résídus de ľ auto-bus se sont disperses depuis longtemps, Avec ľ assistance chamanique de Linda Siew, Mevlido entre dans ľusine. On sait qu il va s'y éteindre. Les Attentats contre la lune est le seul des deux romances oü Mingrelian a le courage ďac-cornpagner encore son personnage dans sa desceiite interminable vers le rien, le seul des deux livres ou Íl s'oblige ä narrer cette nouvelle etape dans ľépuisement et dans la mort. Poulailler Quatre ne développe pas cela, et h sequence s'arréte au moment oú Linda Siew aide Mevlido ä franchir le guichet derriěre lequel il rejoindra les déchets 428 kONGfcS DE MEVLIDO numero neuf. En realite, ensuite, Mevlido entre dans ľusine et Maieeya Bayarlag est dans la cour, assise sur un pliant. Elle trie des guenilles. Elle ne réagit pas avec éton-nement ä ľirruption de Mevlido devant eile, et, comme autrefois, eile le confond avec Yasar Bayarlag. Souvent repris dans les anthologies comme exemple ďhumour du désasrre, un moment théätral se noue, incongru et douloureux: psychiquement inexistante, Maieeya parle ä Mevlido en ľappelant Yasar, tandis que MevUdo s'adresse ä Linda Siew en lui donnant le nom de Verena Becker. Pendant cette conversation, Linda Siew s'enfonce dans ľobscurité et ne reparaít plus. Maieeya Bayarlag suggere ä Mevlido de s*étendre pármi les guenilles qui devront partir pour ľ incineration, Mingrelian décrit cela, ľenfouissement final de Mevlido au milieu des charpíes et des rebuts ďétoffe, sous le regatd inexpressif des araignées, * La troisiéme sequence fait de nouveau apparaítre Deeplane. Mevlido et Deeplane sortent ďun passage étroit, vraísemblablement un four. lis débouchent sur une rue claire, dans une ville qui ne ressemble ni ä Poulailler Quatre, ni au Fouillis, et qu on comprend comme étant un lieu intermédiaire entre ľoniríque et le réel, propre ä ľuni-vers de Verena Becker. Cet univers étranger, Mingrelian jusque-la ne ľavait pas abordé, pas plus qu il n avait voulu évoquer cette femme, par égard pour Mevlido, Mingrelian a la conviction que les retrouvailles de Mevlido et de Verena Becker ne concernent pas les Organes. Elles nont pas leur place dans un rapport destine aux archives des Organes. Pour les meines raisons, sans doute, Deeplane s'efface. La rencontre avec Verena Becken dont Mevlido a 4 29 ŕt -J S0TVGF5 ľ> k M L V L I D O eu la nostalgie pendant toute son existence, et, aussi, blen avant sa naissance et bien apres sa mort, cette rencontre est etifin sur le point de se faire. Mevlido va entrer clandesti-nement dans un réve de Verena Becker, dans une image oü U sera pour toujours en compagnie de Verena Becker. Méme si des échos humains incompréhensibles sy font entendre, ľimage sera muette. Et surtout il ny aura plus ni avant-image ni aprěs-image. «Il ny aura plus avant-image ni aprěs-image», écrít Mingrelian dans un commentaire. «Mevlido sera enfin figé dans un destín immobile, dans la seule forme de naufrage qu il aurait souhaitée si on lui avait jamais demandé son avis, dans un destin désormais sans histoire ni parole, dans un destin oil nul ne posera la question de son insignifiance, de son malheur, de sa folie, de son rapport ä la vérité, de son irresponsabilité politique, de son appartenance au Parti, de ses relations avec ľespece humaine, de sa morale, de sa fidélité ä Verena Becker, de ses ruminations criminelles, de sa perception du reel, de ses réves, de ses amours, de ses morts.» De mes ruminations criminelles, aurais-je envie ici d'ajouter, de ma perception du reel, de mes amours, de mes morts. 47. OlSEAUX NAINS Ľautobus dérivait en direction du carrefour, poussé ä la fois par le vent et par une force indescriptible de ľespace noir. En realite, il allait ä une allure ďescargor, et méme souvent il restait immobile pendant ďinexplicabíes longues moitiés de journée ou ďheure. Je ne nľimpatientais pas, mais parfois je me demandais si j'allais arriver quelque part. Quand le vent ne soufflait pas trop fort, je descendais par ľarriére et je marchais le long de ľautobus pour me dégourdir les jambes. J'enfonc^ais jusquaux genoux dans la cendre tiěde et les résidus. Au-dessus de moi, les fenétres crachaient des nuages de poussiere. La chaleur n avait pas baissé. Elle faisait trembler ľimage et eile m'étourdíssait. Ces expeditions me menaient jusqu'ä ľavant de ľautobus. Je n allais pas plus loin de peur de me perdre. Je levais la tete. La voute celeste ressemblait ä un fleuve en crue, ayant échangé ses eaux avec du naphte. Plus bas> pres de moi, ľavanr de ľautobus grín^ait. Dans ľemplacement du pare-brise, le verre manquait. Derriěre cette facade inexistante, je voyais Deeplane aux commandes, oběse et inidentifiable en raison des couches de suie qui s'étaient accumulées sur lui. II ne faisait aucun geste pour essuyer son visage, par 4 3 i SONG ES D F M E V L I Ľ> O exemple, ou ses yeux. Comme écroulé sur le volant, il interrogeait la route, la pénombre sale. J'étais bien en evidence, ä un metre de iui, juste devant les roues, mais il ne me voyait pas, Á côté de Deeplane, Linda Siew chantait ä mi-voix ou dansait, selon la phase du rituel quelle avait atteinte. Ses cheveux souíevés par le vent gríffaíent le vide autour d'elle, ou venaient battre ľépaule de Deeplane quand eile s'inclinait ä son tout pour scruter ce qui allait venir. Elle non plus ne me voyait pas, Elle ne portait aucun vétement et la poussiere n attachait pas sur sa peau. Je ľai deja dít, mais je le redis; eile me rappelait Verena Becker, J'éprouvais de la nostalgie ä la pensée qu íl ne tenak quä moi de lui parier et de faire comme si eile était affectivem e nt Verena Becker et pouvait m'entendre. J'hésitais devant la porte démolie de ľavant, puis je regagnais ľar-riére de l3autobus et de nouveau je remontais m'asseoir ou m'accroupir ä ľintérieur, n importe oů, sur un siege libre ou en dessous. Puis de vílaines dunes noires se mirent ä moutonner sur toute la longueur de la rue> avec un bruit de houle et de gréle obscure. Par chance, je nétais pas en train ďerrer sur le trottoir. Ľair était chargé de particules qui ressemblaient ä des escarbilles. Je me protégeai les yeux avec ce que je pouvais, des restes de linge, des paupieres. La tempéte dura une dizaine de minutes, puis, sans transition, les souffles s'atténuerent. Dans la rue s instaura une tranquillké sépul-crale, et, dans la voiture, on entendit des quintes de toux et des raclements de gorge, car, pendant le pire> deux ou trois nouveaux passagers s'étaient introduits par les fenétres ou la porce arriěre. 432 S O N (, F S DF MEVLIDO Je me décroůtai le visage du charbon qui y avait durci et je fis le point. J'avais perdu conscience pendant un certain temps. J'avais change de place, j'étais ä present assis juste derriěre Deeplane. Au-delä de ses épaules que les sediments rendaient monumentales, je voyais ľembranche-ment dans lequel nous allions nous engager afin d'entrer dans Waddell Street ou Park Avenue, j'avais en bouche des fumées nauséabondes, granuleuses. Je les expectorais avec des räles. Linda Siew, eile aussi, rälait. Elle avait inter-rompu son chant magique et, entre deux expirations dou-loureuses, eile confiait quelque chose ä Deeplane. Elle avait une intonation de mourante. Quelqu un d'autre, ä proxi-mite, luttait contre i'asphyxie. Je tournai la téte. Debout, ä un metre de moi, se tenait une silhouette familiěre. Gor-gha, pensai-je, sans trop savoir si cette rencontre me procu-rait du plaisir ou non. Je me levai et me faufilai dans la pénombre avec ľintention de la rejoindre. Ses plumes noir corbeau avaient perdu leur impeccable brillant, leur aspect soigne, elles avaient term, mais Gorgha conservait son allure magnifique de femelle oiseau magnifique. Elle tous-sait en fermant les yeux. Je me rapprochai ďelle et tendis la main. Contre ma paume ses plumes bougerent. Juste en dessous la chair venait de se contracter légěrement. Je ľavais touchée ä la naissance du ventre. -Arréte tes conneries, Mevlido, soupira-t-elle aussitôt satis dessouder Les paupiéres. Si tu crois que c'est le moment. —Je suis content que tu sois lä, mentis-je. Ces derniers temps, j'avais pensé que tu étais partie et que nous ne nous reverrions plus. 433 "1^W*~* S O N G L S DF MEVIIDO J'ouvris les bras, nous nous serrames ľun contre ľautre, Gorgha reprenait peu ä peu son souffle, Elle acceptait de se biottir contre moi, mais je sentais ses reticences. Elle ne se relachait pas entre mes bras. Elle ne se relachait pas plus qu autrefois. II y avait toujours eu entre nous des malen-tendus organiques dont nous avions conscience, mais que nous préférions ne pas envenimer en les exprimant sous forme de mots. Dans ľautobus, plus personne ne toussait. Les gens ne respiraient plus ou s'étaient adaptés a un milieu dont aucun composant ne leur fournissait de quoi vivre. De route fa dit Gorgha. C'est le vent, C'est simplement ie vent qui souffle sur le Fouillis, un vent de sable. Quest-ce que tu racontes avec tes attentats, Mevlido. - Bah, dis-je. - Qu est-ce que tu racontes, répéta-t-elle. Nous demeurämes plusieurs minutes sans parier. J'avaís honte de presser Gorgha sur ma poitrine lourde de suie, sur les vestiges de la chemise de Yasar Bayarlag, maintenant ignoblement crasseuse et déchirée, Contre moi Gorgha se crispait. Peut-étre pensait-elle ä moi comme ä un étre phy-siquement odieux, avec qui ľ intimite posait probléme. Je ne savais comment neutraliser son dégoůt. Ses plumes froissées ne s assouplissaient pas ä mon contact, sa respira- 4 34 S O N G L S DL MFVLIDO 1 tion était tendue, rauque, Quelque chose de moi lui faisait horreur. Je reprís la conversation pour me donner une contenance. -Tu emends? dernandai-je. Quelquun joue un rythme de gut. II doit y avoir une mudang dans les environs, une mudang qui chante ľuga. - Je nentends rien, chuchota Gorgha. Tu dis des conne-ries, Mevlido. Tu dis que des conneries. -Non, dis-je. II y a bien un tambour, une mudang. Je connaís son nom. Elle s'appelle Linda Siew. Tu la vois? La femme nue debout a côté du chauffeur. Elle ressemble ä Verena Becker, - Je ne k vois pas, dit Gorgha. Je faillis conseiller ä Gorgha d'ouvrir les yeux, mais je m'abstins. II est vrai qu'on ne distinguait pas granďchose, merne ä courte distance, et que dans ľair flottaient des poussiéres hostiles. Et puis, ma presence en face d'elle était peut-étre la raison pour laquelle eile préférait rester aveugle. -Elle charite ľuga pour que les mom entrent en contact avec les vivants, expliquai-je a tout hasard. - Quels vivants, quels morts, dit Gorgha en haussant les épaules sous mes bras. Je n ajoutai rien. Je me concentrais sur la ceremonie en cours. De sa voix exténuée, la mudang persistait ä répéter et répéter la melodie, soucieuse que le chant parvienne finalement ä ses destinataires, morts, vivants ou autres, J'avais ľimpression de n appartenir ä aucune de ces categories, mais> en tout cas> j'arrivais ä en attraper quelques notes, II fallait beaucoup plus de conviction pour entendre 4 3 5 S O N G L S DF M F V L I D O le tambour, frappé sans force et, le plus souvent, avec des fautes de rythme. — Deeplane te cherche, annonga soudain Gorgha. -Je sais, dis-je. — Non, tu ne sais pas, dit Gorgha. Elle s'agka contre moi. Dans la pénombre, ses paupiěres sombres n avaient aucune couleur. Elles étaient obstiné-ment closes. Elle se tortillait avec des bruits de plumes, eile bougeait le haut du corps comme pour se dégager de mon étreinte, ou pour en faire tomber un exces de poussiere huileuse ou de chaleur. Je desserrai les bras. Aussitôt, eile s'écarta ďun demi-pas. - J'ai quelque chose ä te transmettre de sa part, dit-elle. Je jetai un coup ďoeil en direction de Deeplane, II était toujours ä son volant, énorme comme une statue modelée dans une argile obscure, II scrutait la route. II ne remuait pas. -Je ťécoute, dis-je. - (^a concerne Verena Becker, dit Gorgha. -Ah, dis-je. Enfin, Les Organes s Interessent enfin k eile. -Premiére instruction, poursuivít Gorgha sans m'écou-ter. Inutile d'espérer rejoindre Verena Becker ailleurs qu ä ľintérieur ďun de ses réves. —Je sais, dis-je. -Non, dit Gorgha, tu ne sais pas. II y a trop longtemps que tu n es plus en phase avec les mondes de Verena Becker. Vous navez plus jamais réve ensemble depuis quelle s'est retrouvée encerclée par les enfants-soldats. Tu te sentiras étranger, tu n aimeras plus ses réves, Deuxiěme instruction. Tu seras le seul a savoir que vous étes ensemble ä ľintérieur 436 SOM G LS DF M b V I I D O de la merne image, Eile ne suspectera méme pas ta presence. Elle poursuívra son cauchemar avec le sentiment ď line solitude absolue. Tu ne lui seras ďaucun secours. — Cest dur, comme instruction, fis-je remarques -Bah, méme avant, tu ne lui as pas été ďun grand secours, observa Gorgha. Troisiéme instruction. Ne pas se plaíndre. Ne se plaindre ni du hasard, ni des changements stratégiques des Organes, ni de Deeplane. Accepter le n importe quoi du destin. —Je sais, dis-je. Se résigner au n importe quoi, quoí qu'il arrive. - Cest tout, conclut Gorgha. Eile haletait, Sa téte retomba sur le côté comme si eile n avait plus de force dans les vertěbres cervicaies, Une poussiere charbonneuse ondulait au-dessus de nous comme une nuée ardente, charriant des odeurs de moteur incendié et du soufre. Je me remis ä tousser. A moins de deux metres de la, Linda Siew dansait. Ses cheveux s'embrouilíaient dans le vent noir, serpentaient autour ďelle comme une brassée d'algues, Elle dansait sans solennité et comme pour elle-méme. Quand eile se tour-nait de face, on apercevait soudain sur son ventre une bles-sure, grosse comme un coup de poin^on, qui saignait. Un filet noir coulait jusqua sa ceinture, partait vers son pubis et réapparaissait ä ľintérieur de sa cuisse. Puis eile pivotait et on la voyait de dos, la peau ternie par les misseüements de granules et les pulvérulences. Les traits enlaidis par la souffrance, eile conrinuait ä chanter et ä déclamer ľuga. On entendait sa voix écorchée de mudang, brisée, qui 4^7 SUKCES DE MííVLIDO Dosait encore et encore de la musique sur des paroles faites pour les morts ou pour ceux et celieš qui essayaient de sur-vivre comme des morts, Elle a re£u une balle dans le foie, pensai-je. -Je ne sais pas si ľ attentat a déjä eu lieu ou non, mur-murai-je en approchant ma tete de celie de Gorgha, En tout cas» on nous tire dessus, -Mais non, dit Gorgha. Queique chose entra par une fenétre, vrombit trěs brie-vement, frola Gorgha et alia se richer dans le siége ä côté ď eile, Le revétement éclata sur une dizaine de centimetres, une poche de suie creva et déversa brusquement son contenu de poudreuse noire. -Et 9a? dis-je. II y a une attaque contre nous, contre ľautobus. - Mais non, personne ne nous attaque, dit Gorgha, Cest seulement la traversée du carrefour. <^a se calmera quand on aura traverse le carrefour. - II y a des balles qui volent dans toutes les directions, dis-je. - Arréte de débiter des conneries, dit Gorgha. Qu est-ce que tu racontes avec tes balles, Quelles balles. Cest des oiseaux minuscules, des mainates mutants. lis volent ä une vitesse phénoménale sans s'occuper des obstacles, lis sont aveugles. Dans la pénombre, Linda Slew reprenait son souffle entre deux phrases. J'essayais de me représenter ce qui se passerait si, au lieu de bavarder avec Gorgha, je me colíais ä la mudang et ä Deeplane, si je les enla^ais tous deux pour me fondre ä leur groupe, pour les rejoindre otganique- 43S S O N G F S Dfc MFVLIÜO ment, mais cette idée ne réussissait pas ä devenír une image et je demeurais ľesprit vide, ä écouter sans agir la voix lasse et courageuse de Linda Siew et ä regarder le dos enorme de Deeplane. On avait abordé le carrefour, mais il aurait fallu étre un expert en navigation pour s en rendre compte. Par intervalles, de petites masses noires stridulaient a notre rencontre. Elles traversaient ľespace et aussitôt per^aient des chairs ou le rembourrage des sieges, ou elles allaient s'écra-ser sur des obstacles métalliques, avec des claquements de stand de tir. Tout ä coup le chassis de la vokure sursauta. La carcasse métallique autour de nous trembla, et, une fraction de seconde plus tard, tout se calma. - Un attentat, gronda Deeplane en direction de Linda Siew. Tiens bon. Linda Slew ne chantait plus. Je ia vis perdre ľéquilibre et étre lentement précipitée sur Deeplane. Eile essayait de retarder sa chute avec ses mains, ses genoux, eile essayait de s'agripper au volant, au tableau de bord, ä Deeplane, mais ses mains ne se refermaient sur rien et ses membres don-naient ľimpression de ne plus lui obéir, Elle flottait. II n y avait eu aucune deflagration, pas de souffle ni de flammes, merne pas la puanteur brutale des nitrates, mais la mudang et le chauffeur se débattaient comme s'ils étaient captifs ä ľintéríeur ďune explosion. lis avaient ce genre de gestes sans espoir. Autour de Deeplane, la gangue ténébreuse se défit. Elle avait, jusque-lä, triple le volume réel du corps de Deeplane, mais maintenant eile se fragmentait et eile se détachait de son support, dévoilant la silhouette veritable de Deeplane, son apparence de vieux moine de la guerre, 419 S O N G F í. Dt MFVLIDO de combattant incorruptible. Maintenant on revoyait cette physkmomie ascétique que nous avions depuis toujours gardée en memoire, et qui ici était ravagée par íe jeůne, dévorée par ľapnée et le chagrin ďavoir une fois de plus échoué dans la recherche de Mevlido. Les morceaux de carapace semblaient lourds et compacts comme de la houille et, au lieu de se pulveriser, ils tombaient pesam-ment. Linda Siew était enveloppée par une onde pous-siéreuse et déjá eile ne touchait plus le sol. Elle était suspendue ä quelques centimetres du plancher, comme désarticulée, échevelée, et eile oscilla ainsi plusieurs fractions de secondes et peut-étre méme une minute a pro-ximité de Deeplane, puis eile fut aspirée avec lui par la fenétre laterale et tous deux se mirent ä glisser inexora-blement vers ľextérieuc Le dehors íes appelait, !e dehors voulait les avaler* lis avaíent des contorsions de noyés entre deux eaux. Ils tentaient de vaíncre leur inertie, de se prendre la main pour finir par étre ensemble, pour finir ensemble, mais, assommés ou mentalement disloques» ils ne réussissaient pas ä le faire. Les doigts de Deeplane tátonnaient au hasard vers le haut du corps de Linda Siew, et soudain ils trouvérent sa clavicule et s'enroulerent autour de ľ os. Ce n était pas une saisie elegante et eile devait étre douloureuse, mais aínsi malgré tout ils étaíent parvenus á se rejoindre. Ils poursuivirent leur trajectoire vers la rue et, lentement, ils disparurent. Des déchets minéraux ou organiques pieuvaient sur le tableau de bord. Je me tournai vers Gorgha. Elle avait toujours les yeux clos. 440 S t) N G P i Dt MLVLITJO 1 t -Plus personne ne conduit ľautobus, dis-je. - Mets-toi au volant, dit Gorgha, Remplace Deeplane. - Ce n est pas dans mes cordes, dis-je. —Je ťaiderai, promit Gorgha. Jallai uninstaller sur le siege que Deeplane avait laissé Ubre. II fallait ďabord débiayer un monceau de mattere charbonneuse. Ľidée de m'asseoir sur des debris qui avaient plus ou moins fait partie de Deeplane me déplaisaic. Je me tassai lä-dessus ä conrrecoeurj empoignaí le volant et fixai la route. On ne voyait pas au-dela de quelques metres» La poudre noire qui couvraít la chaussée avait une épaisseur non mesurable. Le vent en rabotait la surface, créant £a et lä de petits foyers de brume ou de fumée, Le regard ne portait pas jusqu aux maisons. je me penchaí a ľ ouvertuře skuée sur ma gauche, anxieux de découvrir si Deeplane et Linda Siew étaient encore dans les parages. íl y avait des monticules ä proximité du véhicule, des dunes sales, mais aucune empreinte de pas, nulle trace de chute ou de reptatíon. - On va bientôt dépasser le carrefour, dit Gorgha. - Et ensuite on entrera dans WaddeLl Street? demandai-je. -Je ne sais pas, dit Gorgha. Tu as quelque chose de prévu ä Waddell Street ? - Non, rien de special, dis-je. Je me remis droit sur mon siege. Gorgha était ä côté de moi, yeux clos toujours, les jambes un peu écartées, les aiíes ä demi déployées pour conserver son équilibre. Son plumage était ébouriffe et il en émanaít des odeurs rances. Elle avait ä present une allure miserable, une dégaine de vieille corneille peu ragoutante. A sa place, peu de temps aupata- 44 J Ä O N t F S DL MJ-VLrDO vant, la mudang nue se tenait et dansait. Quitte ä faire équipe avec quelquun auxcomtnandes ďun autobus, j'au-rais préféré que ce fůt avec cette chamane, avec Linda Stew. Nous nous engageam.es entre deux rangées de murs cou-ronnés de barbelés. Je ne reconnaissais pas Waddell Street. II me semblait plutôt que nous venions ďaborder Park Avenue. Cela signifiait que nous allions en direction de ľusine de traitement de déchets numero neuf, oü Maleeya avait jadis travaillé. Je me vautrai sur le volant pour rappro-cher la téte de notre route et obtenir des indications sur ľiti-néraire que nous suivions. Le vent graisseux, noir et torride, me battait la figure. Je ne distinguais rien de decisif Puis, de nouveau, des sifflements vrillaíent ľ air ä côté de nous. J'eus la nette impression que, pour les oiseaux aveugles, j'etais une cible. -Tu entends fa? dis-je ä Gorgha, - Oui, dit Gorgha. Un tambour. Un rythme de gut. H y a une ceremonie pas loin ďici. -Je nentends rien, dis-je. -De quoi tu paries, alors? demanda Gorgha. Quelles conneríes tu racontes encore, Mevlido? - Qa sifŕle, dis-je. JJai ľimpression qu on nous vise. Je termmais cette phrase quand quelque chose vrombit contre moi et me transper^a le thorax. Je poussai un gémís-sement. - Qu'est-ce que tu as ? demanda Gorgha. Je sentais un mainate microscopique agiter les aiíes dans mon sang, ä ľintérieur de ma poitrine. J'ignore s'il prenait ses aises ou s'il se démenait pour élargir le tunnel au fond duquel xl se trouvait. 442 S O N G F S ĽF. MEVLIDO ~^aa failli me trouer le coeur, dis-je. - Quoi, s informa Gorgha. - Un oiseau, dis-je. II nťa crevé un poumon. Et mainte-nant il gigote ä côté de mon ventricule droit. - Bah5 il y a loagtemps que ton coeur ne bat plus, philo-sopha Gorgha. Depuis le debut, il ne bat plus. -Quel debut, demandai-je, dé^u de constater ľinsensi-bilité de Gorgha ä mon égard. Le mainate s'ébattait. II ne pépiait pas, maís on enten-dait les éclaboussures, et ses sautillements minuscules» ses froissements d'ailes, ses coups de bee, sa joie aveugle de vivre, son insouciance, ses frétillements. *<* 1 48. Aragnes noires Une fois le carrefour franchí, le voyage duře longtemps encore. Des heures et plus. Des heures ou des millenaries. On ne salt pas. La durée s'enlise, la nuit est permanente. Ľinfini coagule dans la somnolence des voyageurs, Ľauto-bus, luij avance sur sa lancée. II roule vaille que vaille sur Park Avenue, le long de ľusine, mais la vieillesse s'infiltre en lui et eile le ronge. II devient de plus en plus fragile. Un beau soir, aprés avoir heurté ia bordure du trottoir, il se disloque. Dans les téněbres, les parties métalliques s'épar-pillent, ELles commencent ausskôt ä se decomposer, elles se desquament sans perdre de temps, mais il faut compter plusieurs fois jusqďä sept cent soixante-sept mule sept cent soixante-sept avant que les débris se confondent véritable-ment avec la poussiere. Les essieux, les mächoires des freins et le volant sont les pieces qui resistent le plus a la degradation. Pendant des décennies sans nombre, alors quil n y a plus rien de solide ä proximité, elles resistent. Puis, a leur tour> elles s'evanouissent. Au cours de cette perióde, Mevlido bivouaque non loin ďun essieu qui est alle s'enfouir devant le portail de ľusine. II n est pas animé par de grands élans de sociabilité et il ne 444 S O N G E S D F M T V L I D O noue aucune relation avec ceux et celieš qui se retrouvent sur le sol en sa compagnie, mais il n éprouve pas ďhostilité ä leur égard et, au fond, ces rescapés de ľautobus forment une sorte de petit groupe assez nettement distinct des autres elements résiduels et de la suie. lis sont deux ou trois dans la merne situation, dont Linda Siew, Deeplane et lui, Mevlido. On ne les voit pas explorer avec fébrilité les ruines qui les entourent, non, et merne c'est plutôt une inertie absolue qui les caractérise> mais pármi eux rares sont ceux qui ont abandonné la perspective de cheminer jusquau portail pour un jour entrer dans ľusine de traite-ment de déchets numero neuf. Ils ignorent si le numero neuf concerne ľusine ou les déchets, et si, une fois entrés, il s'agira pour eux de traiter ou ďétre traités, mais la perspective reste. Sans se mouvoir de maniere significative, ils bivouaquent touš les deux ou trois pres de ľessieu, dans le paysage tranquille et noir, dans cette image de rue immobile, si immobile que merne ľídée ďattente semble s'en étre retiree pour toujours. Puis ľessieu se désintegre^ et ils ont désormais moins de repěres. Tout est étale. Ni vent ni marée ne viennent déran-ger les reliefs, les monticules et les dunes de poussiere. La lune, qui était demeurée longtemps absente au-dessus de Poulailler Quatre et du Fouillis, a refait son apparition. Elle éciaire de nouveau le monde. Elle est dans le ciel, haut sur ľhorízon, et eile nm bouge plus. Au niveau zoologique, le monde a change de base. Pendant la longue parenthěse oú la lune se cachak on ne sait ou, le statut de ľhumanité na cessé de se détériorer. On peut toujours, aujourďhui, dénicher ici ou la des individus 445 r-ur*r-°- SONGES DE M E V L I D O qui possědent encore assez de langage pour expliquer qu'íls descendent ďune lignée ďhominidés, mais, en realite, le rěgne humain est termine. Les Organes, pour une fois avec succes, ont investi leurs forces et leurs espoirs dans une espěce plus comprehensible et moins barbare, moms suici-daire, moins déséquílibrée. Les araignées a présenr admi-nistrent les ruines de la planete. Elles se réclament elles aussi de ľhumanisme, et, s'il est exact qu elles mangent leur partenaire sexuel děs que leurs oeufs ont été fécondés> on ne compte pas parmi elles, alors que les millénaires s'égre-nent, la moindre théoricienne du génocide} de la guerre preventive ou de ľinégalité sociale, Sur Terre, ä present ľesclavage, les camps de survivants, le chaos, ľhumiliation et le meurtre de masse n ont plus cours. Les hominidés et leurs pratiques assassines, les hominidés et leurs discours cyniques ne sont plus qu un souvenir. Ľespece dominante ne soulěve jamais la question du bonheur ou du malheur, ce qui fait que, ďune certaine maniere, eile est réglée. La lune est revenue et ce nest pas plus mal. Son disque brille constamment au-dessus du paysage, ä la merne place, ce qui assure un éclairage et des visages blafards quelles que soient les circonstances et ľheure du jour ou de la nuit. Le paysage est comme on ľavait deja en memoire, riche ďune grande varieté de tons grís, noírs et blancs. Les visages sont les nôtres. La rue connaít une tie-deur permanente. D'un côté on a des ímmeubles écroulés, indistincts, et, de ľautre, le mur qui délimite le périmětre de ľusine. Les rouleaux de barbelés qui le surmontaient sont rompus par endroits et pendent jusqu ä terre, formant des grappes confuses dans lesquelles pourrissent lentement 446 S O M G b S DE MEVJIDO des guenilles on de tres anciennes tolles que nulle na songé ä reconstruire, Á proximité du portail ou ailleurs, les espaces qui correspondent ä des briques manquantes sont habités par des araignées, des représentantes ďune espéce géante et mafflue. Maintenant que le vent ne souffle plus, elles évacuent la suie qui a englouti ou merne scellé leurs taniěres, et, cette täche accomplie, elles sortent une partie de leurs pattes et s'immobilisent pour observer le spectacle de la rue en contrebas. Elles ont les mémes attitudes que les oisives et les réveuses que nous avons côtoyées autrefois, et, si la question leur était posée, elles répondraient sans doute quelles descendent ďune interminable lignée ďhominidés, qu elles profitem de la douceur du soir et que la morale prolétarienne consiste, précisément et fon-darnentalement, ä prendre ľ air ä sa fenétre quand le travail a été effectué et que les conditions cHmatiques le permet-tent, Sur ce sujet, les Organes ont veillé ä ce que la rupture idéologique entre les deux espěces ne soit pas abyssale. II est merne tout ä fait possible que, dans certaines brěches de la muraille, une ou deux heroines se débarbouillent de leur poussiere tout en songeant ä leur fidélité sans faille ä un Parti dont elles ne connaissent ni ne révélent ni les objectifs, ni les secrets, ľimportance, les structures, les méthodes, la date de fondation, les allies probables, la stratégie ä moyen et long terme, le programme ďaction immediate, ni le nom. Voila. Et voilä que Mevlido ouvre un oeil. II est assis de guin-gois sur un monticule, ä moins de dix metres du portail de ľusine. La lune éclaire les vestiges. Sous le film soyeux qui 447 SONGES Dt M E V L I D O recouvre les battants de fer, on distingue encore des affí-chettes que les vieilles bolchevíques ont collées avant de quitter la scene, dans ľespoir qu un jour une intelligence apprivoisée ä leur langage les apen;oive> par exemple ľin-telligence de Mevlido, ou la nôtre. • SI TU VIS ENCORE APRES TA MORT, ATTENDS LES ORDRES! • ACCROUPIS-TOI ET COMPTE JUSQU'Ä ZÉRO! • OUBLIE ĽARAGNE EN TOI3 VA AVEC LES SOR-C1ĚRES NUES! • RAMPE JUSQlľAU WEN, ET ENSUITE DÉGUE-NILLE-TOI! • ATTENDS LE RÉVE ZERO, ZERO, SEIZE! Aucun bruit ne trouble Park Avenue, De temps en temps, les araignées poussent hors de leur demeure la crasse charbonneuse qui sy était accumulée, provoquant depetites cascades noires extrémement fines. Puis, tout pres, Linda Siew se redresse. Elle passe un jour ou deux ä se brosser la peau et les cheveux, ä les déméler, ä les débarrasser de leurs impuretés et de leurs cendres, Enfin eile se penche vers Deeplane, eile murmure contre lui des incantations ou quelques phrases. Deeplane est incarcéré sous une carapace énorme qui lui donne un aspect presque sphérique. On peut imaginer lŕL-dessous une bouillie chry-salidaire microscopique, ou on peut supposer que Deeplane lä-dedans a conserve sa silhouette ďorigine, sa forme ďer-rant incorruptible, obstiné k traverser ľadversité, ľespace noir ou les carrefours difficiles du Fouillis, ou encore on peut decider que cette boule granuleuse ne contient plus ni forme ni conscience ďaucune sorte. 44H S O N G E S t> L M F V L I D O En dépit de ľínsistance magique de Linda Siew, Dee-plane ne répond pas. Linda Siew proměně sa main ä la hauteur de ce qui pourrait étre une portion du dos de Dee-plane et eile frappe la couche durcie qui ľemprisonne. Elle la brise. Dans ľouverture eile introduit le bras jusquau coude. Elle cherche la peau de Deeplane. -II y a un moment que je le regarde, murmure Mev-lido. íl y a un moment quil ne bouge plus. Je pense que cest fini. Linda Siew retire son bras, Elle dévisage celui qui vient de s'adresser ä eile, c'est-a-dire Mevlido, c'est-ä-dire moi. - Cest vous, Mevlido ? demande-t-elle. - Bah, dis-je. Moins ďun demi-metre nous sépare. Maintenant que la mudang s'est nettoyée de ses poussiěres et repeignée, sa nudíte na jamais été aussi ensorcelante. Elle a retrouvé sa beauté, simple, vertigineuse. Sous la lumiěte laiteuse de la lune, on dirait quelle vient de prendre une douche. Cest une mudang extraordinairement belle. On dirait Verena Becker, ma petite Verena chérie. La mudang fait un pas et eile s'accoste lentement ä moL Elle est enfoncée dans la poussiere jusqu aux genoux. J'ai la réte au niveau de son ventre. Je referme les bras autour de ses jambes. Son corps est comme le reste de I'univers, tiěde et tranquille. Nous recevons ensemble ľénergie qui poudroie depuis les rayons lunaires. Du temps s'écoule. -Levez-vous, dit soudain Linda Siew. Maintenant, le chemin est libre. Elle est essoufflée, Sa voix tremble. -Quel chemin, dis-je. 449 ■r -f uf-y i^t-r mwmjrf "*" SONGES DE MEVLÍDO D'un geste imprécis, eile montre ľusine, le portail entrou-vert Pendant des heures nous rampons en direction du portail. La suie qui recouvre la chaussée donne ľímpressíon de ne pas avoir été foulée depuis des millénaires. Tout est endormi sous une couche friable qui menace ä tout instant de se rompre. íl faut aller prudemment pour ne pas étre engíouti. Ä quatre pattes, exténués, guěre plus gros que les araignées qui nous observent, nous avan^ons a třes petite vitesse. Les araignées nous observent. Elles sont nombreuses. Nous avan-gons ä trěs petite vitesse. Nous ne sommes plus rien. Je me dirige vers ľentrebäillure, mais Linda Siew marréte. -Par la fenétre, Mevlido. Pas par la. -Je ne vois pas de fenétre, dis-je. La mudang hausse les épaules. Vous ressemblez tant ä Verena Becker, Linda, ai-je envíe ďajouter. Ä Verena, k ma petite Verena chérie. Est-ce que je peux vous appeler Verena? Qa vous derange si je vous appelle Verena plutôt que Linda? Je ne dis rien. Nous nous sommes rapprochés du bat-tant droit du portail et, maintenant, nous lui faisons face. Le metal a rouillé en profondeur, mais il ne s'est pas déstructuré au point qu on puisse le traverser en ľémiet-tant ďun coup de téte ou de poing. Des soies assurent la cohesion de la surface la ou le cloquage et les dentelures annoncent des trous. Sous les soies invisibles, il y a un reste de proclamation. On ne lit plus quun point ďexclamation et deux mots. J'essaie de les déchiffrer. On dirait un nombre écrit en toutes lettres, écrit en caractéres obsoletes, zero, zero, seize. 450 SONGfcS DL M EVI IDO - La fenétre est lä, chucbote la mudang. Cest par lä qu on va passer. Elle pose sa main sur ľaffiche et eile appuie. Les toiles ďaraignées se rompent, le papier crěve, et une ouvertuře se dessine. Les bords sont irréguliers et coupants, ils brillent comme des lames lugubres. Si c'est un sas et que je m'aven-ture dedans, Íl me sera difficile ďéchapper ä ľégorgement. -Tu crois, Verena? dis-je. Tu en es súre? Linda Siew me pousse sans répondre. Elle me guide, je sens sa main qui tremble sur mes épaules, et, quand j'essaie de me retourner pour la regarder, dejä je sens contre mon cou la tiedeur du fer qui me déchire. / •f1?^ V-vniiiU^.iqppifvuj ■ ' 49. Verena Becker -Je vous préviens, dít Deeplane. lis ľont martyrisée, -Je sais, dit Mevlido. — Non, vous ne savez pas» dit Deeplane. Ils ľont tortu-rée, ils ľont violée, ils ont joué avec son corps de maniere ignoble, ils ľont laissée pour morte. Pendant la nuit, eile a rampe sur des couvertures, sur des matelas gorges de sang. Les soldats avaient entassé leurs victimes la-dessus, c'était un ancien dortoir. Elle s1 est glissée sous les matelas et eile na pas bougé pendant des heures. Le lendemain matin, les soídats ont continue ä trainer dans cet endroit les cadavres de ceux qu'ils avaient massacres la veille. Us sont sous le contrôie ďorganísations internationales, on leur a appris á effacer les traces dans les cas ou la tuerie atteint des proportions inacceptables. Ils ont arrosé les corps ďessence afin que tout disparaisse dans un incendie, mais, comrae ils étaient presses de partir et que leur chef les tarabustak, ils n ont pas soigné le travail. Verena Becker a pu échapper aux flammes. Elle a pu s'extirper de la fournaise. Les soldats n étaient pas loin, mais ils ne surveillaient plus ce qui se passait dans le bätiment en train de brůler. Elle a ensuite erré entre les lignes durant deux jours et deux nuits. Par 452 S O N G h S DL MEVLIDO miracle eile na pas été prise pour cible, eile na pas eu les jambes arrachées par une mine. Mais c'est comme si... Vous savez, Mevlido, eile s'en est sortie, mais c est comme si eile ne s'en était pas sortie vivante. -Je sais, dit Mevlido. -Non, vous ne savez pas, dit Deeplane. Elle est immobile. Elle nouvre plus les yeux, et ďailleurs, maintenant, eile est aveugle. Quand eile dort, son sommeil est sem-blable ä la mort. Le monde quelle habite n est plus le nôtre. A supposer que vous souhaitiez un jour la rejoindre, ce sera uniquement en réve. —Je veux faire ^a, dit Mevlido. —Je vous préviens, dit Deeplane. Elle ne vous reconnaí-tra pas. Une fois que vous vous serez glissé dans un de ses réveSj vous devrez vous contenter de la regarder de loin. II est exclu que vous établissiez le moindre contact avec eile. Ce seta dur pour vous. Vous pourrez tenir le coup ? -Je suis prét? affirma Mevlido sans hésiter. - Alors, allons-y, s'agita Deeplane, La pénombre avait laissé place ä la nuit. Aucune lampe n était allumée. Deeplane se démenait, U fouíllait dans les ténébres. Ľespace avait des allures, des échos et des odeurs de four. De four ou de cave. Mevlido écarquiílait les yeux sans rien voir, et soudain il lui sembla deviner un casse-téte entre les mains de Deeplane. II recula jusquä un mur et se baissa. Contre ses mains il sentait une plaque métallique qu il aurait fallu forcer pour traverser le mur, II fermait les paupiéres. II avait ľesprit totalement inerte. Tout lui était égal. Aprěs plusieurs penibles operations, car le décrochage 453 ymW" SOríGLS DE MFVLl&O ressemble presque toujours a une infame mise ä mort, Deeplane fit passer Mevlido de ľautre côté du rídeau. lis se mirent ä progresser sans rien dire en tätonnant le long ďun couloir. Les murs s'effritaient quand on prenait appui des-sus. Une odeur piquante de charbon brulé dominait. Elle était agressive et difficüement supportable. -Tant quon ne sera pas arrives au bout du couloir, il vaut mieux ne pas respirer, conseilia Deeplane. - Cest loin ? demanda Mevlido. - Ne vous souciez pas des distances, Mevlido, chuchota Deeplane. Les distances ne comptent pas. Songez seule-ment ä aller de ľavant, et surtout pressez-vous un peu plus. —J'ai ľimpression ďétre un insecte qui trottine dans ľobscurité, fit remarquer Mevlido. Un insecte ou une arai-gnée. - Oui, dit Deeplane. Malheureusement, ici, il n'y a pas de difference. Quand ils eurent atteint une porte, Deeplane ľouvrit d?un coup ďépaule. C'etait une porte de fonte dont ľunique poignée se trouvait ä ľextérieur. Ils se retrouvěrent dans une ruelle, un goulet entre deux facades arriěre ďimmeubles. Ľambiance était grise, U y avait par terre des legumes pour-ris et une flaque sale. La lumiěre du jour errait la-dessus sans conviction. Ľentrée de la rue était signalée par un container ďordures sans couvercle. Au-dela, la ville bruissait. —Je vous laisse, dit Deeplane, Observez-la. Ne cherchez pas ä lui parier. Quoi quil arrive, nintervenez pas. - Compris, dít Mevlido, -Je ne peux pas faire plus, dit Deeplane. -Je sais, dis-je. 454 SONGfcS DL MEVLTDO -Non, vous ne savez pas, Mevlido, insista Deepiane. II était debout ä côté de moi- J'entendis sa respiration entrecoupée, puis il s'écarta encore ďun pas. Je ne le regar-dais pas, j'examinais ľendroit par lequel nous veníons de sortu. Je cherchais le passage. Je cherchais une plaque de fonte, une poignée, Aucune ouvertuře ne pergait le mur pres duquel nous nous tenions. Quelle für en fonte ou en route autre maděře, il rí y avait pas la moindre porte. Cľétait comme si nos corps venaient de traverser les briques sans avoir été génés par ľobstacle materiel. Alors que j'interrogeais la surface que nous avions franchie, j'entendis ä ľintérieur du bättment un panneau de metal crier sur ses gonds puis ciaquer bruta-lement. -Merci pour tout, Deepiane, dis-je en me retournant vers lui. Mais déjä il avait disparu. Deja Deepiane a disparu. Deepiane, I! a disparu. Maintenant, je marcfie en direction de la rumeur urbaine. je contourne les choux pourris, un cadavre de rat, des chiffons. Je ne sais pourquoi, je veille ä ne pas frôler les deux parois gríses qui me surplombent, trouées de minuscules lucarnes grillagées, avec des games d*aeration et des canalisations extérieures d'oü pendent des grappes de poussiere. Apres le container, cette galerie débouche sur une avenue noire de monde. je rrí arréte un instant avant de m'integrer dans la horde qui passe. Je vou-drais comprendre sous quelle forme j'existe ici, dans ce lieu oú, si on analyse bien la remarque elliptique de Deepiane, il ny a aucune difference entre les humains, les étres ä six 455 SONGLS DF MEVLIĽQ pattes et ceux ou celieš qui en possědent huit. J'essaie de compter mes membres, j'aimerais parvenir ä un résultat fiable. Je rn embrouille et je renonce. J'ai tout de merne en téte le minimum vital: mon nom, Mevlido, le nom de celie que j'aime, Verena Becker, et une petite certitude - désor-mais, je me déplace ä ľintérieur du réve de celie que j'aime. La foule s'étend de tous côtes. Dans une foule, oü que ľon soit, il y a toujours un homme seul ou une femme seule. Ce peut étre vous, et c'est souvent vous, mais, parfois, c est quelqu'un ďautre. Cela depend de ľhumeur de la foule plus que de la vôtre. Et ici, dans la marée humaine qui va et vient, épaisse, lourde, c est Verena Becker qui est seule. J'ai du mal ä ne pas la perdre de vue. II y a trop de monde. Je risque ľécrasement et la bousculade ä tout instant. Mais voilä que je parle de moi - ne parlons pas de moi. Cest son réve, c'est le réve de Verena Becker, de ma petite Verena cherie, et je ne pretends pas y jouer le moindre role, La voilä qui resurgit, ä une vingtaine de metres. Elle vient de s'introduire dans un cortege de femmes qui occupent ľavenue et qui vociferent en cadence. Elles vociferent, elles repetent des slogans terribles, et pourtant leurs visages restent impassibles. On dirait qu'un masque les recouvre. Méme leurs yeux paraissent ternes. Aucune passion n y étin-celle, aucune colěre. Seules les voix montrent une emotion intense, faite ďangoisse et ď une haine inépuisable de ľ en-nemí. Jeunes, vieilles, habillées de haillons noirs, les femmes avancent en rangs serrés> formant des chaínes. Elles mar-chent vite, ne brandissant ni banderole ni drapeau, et elles 4 5Ó SONGLS DL MFVLIDO lancent devant elles des phrases menagantes, peu variées, qui se succědent comme des vagues. Aprěs chaque série de cla-meurs, il y a une seconde de brusque silence, une seconde ďattente, suspendue, oil tout s'arréte dans les souffles, un moment oů flotte ľidée qu€ ce qu'on a formule avec violence va se concrétiser bientôt, ä třes, trěs brěve échéance. Puis les femmes se rappellent intimement, routes en méme temps, que nulle vengeance naboutit, et de nouveau elles redescendent sur terre, en pleine rue, ensemble, la gorge nouée de désespoir, drapées dans des lambeaux de robes de deuil, dans des manteaux déchirés, et le cri reprend. Verena Becker, ma petite Verena chérie, s'immerge un moment dans ce flot, guěre plus ďune minute, puis eile ľaban-donne. Méme quand une foule devient un organisme col-lectif qui ne pense plus qu au combat ou ä la parole, il y a toujours en eile une femme seule qui reste seule, Verena Becker a vite perdu toute envie de s agglomérer aux autres, et, si eile a entrouvert les lěvres> c'était sans répéter les slogans qu on rugissait ä core ďelle. Les exhortations de ses compagnes ne réveillent rien chez eile, aucune rage, aucun sentiment ďurgence et presque aucune Sympathie, comme si elles étaient exprimées en une langue inconnue. Elle ne comprend plus a quoi sert ďappeler au chätiment de ľennemi si ľappel n est pas suivi ďun foudroiement immé-diat. Défiler en proférant des maledictions, voilä qui autrefois ľaidait ä se convaincre qu eile n étaít pas entiěrement construite de néant. Aujourďhui, eile croít le contraire. Elle s'écarte du cortege. Maintenant eile derive au milieu des badauds, sur le trottoir. Par un reflexe de vieille solidarite militante, eile 45 7 i ŕ'V- >&r-v S O N G t S DC M F V L I D 0 accompagne encore le groupe des femmes sur une ein-quantaine de metres, puis eile s'en arrache, eile s'enfonce dans une rue perpendiculaire. Les slogans encore une fois éclatent derriére eile: • CHAMANES NUES, PETITES SCEURS NUES, QUITTEZ VOS FLAMMES, RENAISSEZ, FRAPPEZ! • QUITTEZ VOS FLAMMES, RENAISSEZ, FRAPPEZ! • RENAISSEZ, FRAPPEZ! Dans cette rue moins large oil marche Verena Becker, les gens se tassent en troupeau les uns contre les autres. Ma petite Verena cherie progresse de biais au milieu de la cohue, en s'effonjant de garder son cap. Quelquefois eile est emportée dans une direction qu eile n avait pas choisie, souvent eile oblique, ou eile doit recuier de quatre ou cinq metres. Je pense ä des journées heureuses de notre passe commun, sur Zone Deux, pendant ľunique année qui ne fut pas une année de défaite, quand nous déambulions, Verena Becker et moi> ä travers les denses multitudes chi-noises de Mongkok, ä la fin du jour, alleges physiquement par les fatigues ďun stage ď arts martiaux, au temps ou Mongkok n avait pas été encore vitrifié et pouvait étre un but de voyage. Mais ici ľaffluence semble beaucoup plus grande que dans les quartiers populaires de Zone Deux, ou déjä ľ afflux de réfugiés et de survivants métamorphosait les rues. Verena Becker se plaque contre un mur, et le courant ľarrache et ľattire plus loin. Elle na pas la force de resisted Maintenant, eile s'adosse a une porte. Ä côté de son épauíe il y a une vitre sale. Elle se tient un moment sur le seuil de cet endroit - peut-étre une échoppe, un atelier ď artisan 45* S O N G L S Ľ>E M E V I í D O abandonné, peut-étre un simple logement sordide. Elle se sent lasse, presque incapable de faire encore des gestes, de remplir ses poumons ď air, de se maintenir verticale, en équilibre. La manifestation est en train de s'éloigner. Les mots ďordre résonnent le long des immeubíes. lis sont encore intelligibles: • AVANT DE RENAlTRE, SEUL LE FEU, DEVIENS CELLE QUI BRÜLE! • ENTRE DANS ĽIMAGE ÉTRANGE, DEVIENS CELLE QUI BRÜLE! • QUAND TU AS BRÚLÉ, DÉVÉTS-TOI, RENAIS, FRAPPE! Afin de ne pas tomber et afin de ne plus devoir subir le frottement des bras, la pression des bras et des ventres, et aussi les haleines, les yeux qui regardent ä travers eile ou se dérournent vivement, se détournent comme si eile etait une creature inadmissible, Verena Becker cherche U por-gnée de la porte contre laquelle eile s'appuyait, La poignée n offre aucune resistance. Elle ouvre la porte et eile entre dans la maíson. Le local na pour tout éclaírage que la faíble luminosité qui filtre par la petite fenétre. On y apert^oit des cartons entassés comme pour un déménagement, des étagěres de fer, des débris. Les étagěres sont vides. Ľodeur qui rěgne ne permet pas de dire si ľendroit est habite. Cest ľodeur ďhiver des sous-sols pauvres, oů les moisissures et les lais-sés-pour-compte entrent et sortent ä leur guise. Derriěre les cartons, on díscerne une seconde piece obscure. - II y a quelqu un ? demande ma petite Verena cliérie. 4 5 9 SONGES DL MEVriDO Elle referme la porte. Aussitôt, le brouhaha venu de la rue s'atténue. Verena Becker répete sa question. Les murs humides absorbent síl voix. Personne ne répond, Aucune invitation ä prendre ses aises ne fuse depuis la piece du fond. — Vbila, cest moi, murmure Verena sur un ton morne. Elle écouce. —Je suis venue, dit-elle encore. Je ť attends. Verena demeure la une minute, juste ä ľentrée du local, immobile, puis eile s'enhardit. Elle enlěve son masque. Elle portait jusque-la un masque, en effet, comme les femmes de tout a ľheure, non pas un masque ä gaz, ni un masque de carnaval, mais un masque plus subtil, dote d'une transparence ocre» qui modifie ä peine le visage, qui le lignifie légěrement, le masque qu'il vaut mieux revétir quand on ne souhaite pas exposer ses blessures devant un public, le masque derriěre lequel la solitude et la peur sont plus toié-rables au milieu de la foule: la figure est impassible, merne les yeiLx n expriment aucune passion; quel que puisse étre le chagrin, aucune larme ne coule sur les joues, Elle ôte cela sans bruit et eile fait quelques pas, le coeur battant, sous un tube fluorescent qui ne fonctionne pas, eile frôle les cartons, eile se déplace dans ce lieu étroit qui sent la pisse des petits animaux et les champignons de cave, Elle va vers la seconde piece. Cest une chambre aveugle, avec un petit lit de camp, une table, un réchaud, une chaise, un lavabo, une cuvette de cabinets, une ampoule centrale. On pourrait y rester détenue ou ä ľabri pendant des siěcles, Verena Becker allume la lampe, Un cafard court au pied du mur, se réfugie sous le lit. Elle ne me reconnaít pas* Elle s?as- 460 S O N G i S DE MLVLIDO sied sur le Lít. Le sommier ne grince presque pas. Les draps portent des marques de rouille ou de sang, mais ils ne sont pas vraiment crasseux. La lampe éclaire cette cellule et, au-delä, le désordre des cartons et les debris qui jonchent le sol. Aprés un momenty Verena, ma petite Verena chérie, presse ľinterrupteur pour retrouver ce qu eile préfere main tenant, la penombre, le calme de la pénombre, ä ľécart de tout. Je ľentends remettre son masque. Elle reste un quart d'heure assise sur ie lit, sans rien faíre, ä réŕlécliir. De mon point d'observation, sous le som-mier, je ne ia vois plus. Je devine qu eile remue légěrement. Je suppose que c'est parce qu eile vient de saisir entre ses doigts une petite měche de cheveux et qu eile la tortille contre sa tempe droite, fascinée par les crissements infimes, tranquillisée. Cest une habitude quelle avait. Je ne la vois plus. Je n essaie méme plus de la regarder. Je nen ai pas besoin, je me rappelle parfaitement ses traits. Je suis súr quelle est belle, encore. Je suis sur quelle est trěs belle. Nous écoutons ce qui continue ä se produire, dans la rue, dehors. Je ne saurais trop dire oil nous sommes, si c est ä ľextérieur ou ä ľintérieur du monde ou de queiqu'un. Nous prétons passivement ľoreille au tumulte des pas et des voix, Lä-dessus soudain se superpose ía rumeur des slogans, qui devient de plus en plus nette. La manifestation des femmes sillonne Le quartier et, ä present, eile se rap-proche. J'aimerais parier ä Verena Becker, ä ma petite Verena chérie, lui chuchoter quelques mots o u lui faire signe, mais je sais qu il vaut mieux s'en abstenir, méme si j'ignore quels 4 6 i flppw-J ^ iOWCES DE U L V L I D O dommages en résulteraíent pour nous deux. Je me rappelle les avertissements de Deeplane. Établir un contact est exclu. Quo i qu il arrive, ne pas tenter d'intervenir dans le réve de celie que j'aime, Alors je me fige dans mon coin, sous le lit, les yeux fermes. Les manifestantes s'engouffrent maintenant dans notre rue, occupenr la rue. Disons que c'est Waddell Street pour dire quelque chose. La fenétre tremble. On n emend pas la vibration au milieu des clameurs, mais, sans dome, le verre tremble. Je n ai aucune idée de ce que pense en ce moment Verena, ma petite Verena chérie, mais au moíns il y a cela: touš les deux, dans la solitude, ensemble, nous imaginons que la vitre tremble et nous écoutons les phrases que les femmes scan-dent ä ľunisson. Je ne sais pas si nous les aimons, je ne saís merne pas si nous les comprenons. Mais nous sommes ensemble pour les entendre vibrer en nous: • PETITES SCEURS HABILLÉES DE FLAMMES, DÉVÉTEZ-VOUS, FRAPPEZ! • PETITES SCEURS NUES, QUITTEZ VOS FLAMMES, RENAISSEZ, FRAPPEZ! • QUITTEZ VOS FLAMMES, RENAISSEZ, FRAPPEZ! • RENAISSEZ, FRAPPEZ! • FRAPPEZ JUSQU'Ä LA FIN, FRAPPEZ! Fiction & Cie SONGES DE MEVLIDO On a bientôt cinquante ans. Pendant la guerre de tous contre tous, la femme qu'on aime a été assassínée par des enfants-soldats. Les années passent, la folie rode. On fait des réves bizarres. On a parfois l'impression d'avoir été envoyé sur Terre en mission, et d'avoir failli sur toute la ligne. La guerre est finie, mais on appar-tient au camp des vaincus. Avec une simple ď esprit on vit ä present ä Poulailler Quatre, un immense ghetto oil cohabitent mendiantes bolcheviques, réfugiés, junkies, oiseaux monstrueux et mudangs -les chamanes coréennes qui chantent pour apaiser les morts. On pense ä cette femme aimée qu'on a perdue. II faudra voyager loin pour la retrouver. S'enfoncer dans les profondeurs de Poulailler Quatre et de ses propres réves. II faudra sans doute mourir ä son tour pour pouvoir entendre le chant des mudangs et aller plus loin encore, jusqu'au Fouillis. On atteindra le Fouillis et on s'y fixera comme si on avait existé la depuis toujours. Mais ensuite, que se passera-t-il, ensuite ? www.seuil.com 9ll782020"931 373 isbn9732020931373/impnmrenw.nc 21,8C 9782020931373