Paul CLAUDEL (1868-1955) - theatre LE SOULIER DE SA TIN SCENE I La « liberté » de Prouhěze Conduite dans une auberge de la côte, sur ľ ordre de son mari DON PELAGE, par son gardien Don Balthazar, PROUHĚZE, au moment ou va s'achever la « Premiere journée » du dráme, teňte ďéchapper ä cette surveillance pour rejoindre DON RODRIGUE qui, de son coté, se dispose á la délivrer apres avoir re^u ď eile un message secret. L 'auberge est entourée ďun « ravin profond, plein de ronces, de lianes et ď arbustes entremélés ». Sur le bord se tient LANGE GARDIEN de PROUHEZE qui surveille sa tentative ď evasion. LANGE GARDIEN : Enfin ! eile est tout de méme venue ä bout de ces ronces et de ces épines charitables qui voulaient la retenir. La voici qui apparaít sur le rebord du fossé. (Elle est en vétements d'homme, tout déchirés...) Oui, tu es belle, ma pauvre enfant, avec ces cheveux défaits, dans ce costume indecent, Ces joues couvertes de terre et de sang, et ce regard dans tes yeux qui me fait mal de resolution et de folie ! Ah ! tu me fais honneur et j'ai plaisir ä montrer ainsi ma pauvre petite soeur. Si seulement il n'y avait personne pour nous voir PROUHEZE, regardant autour ď eile comme éperdue : Je suis seule ! LANGE GARDIEN : Elle dit quelle est seule ! PROUHEZE : Je suis libre ! LANGE GARDIEN : Hélas ! PROUHEZE : Rien ne m'a retenue. LANGE GARDIEN : Nous ne voulions d'autre prison pour toi que ľhonneur. PROUHEZE : II fallait mieux me garder. J'ai été loyale. J'ai donne avertissement ä Don Balthazar. LANGE GARDIEN : II va payer ta fuite de sa vie. PROUHEZE : Rodrigue va mourir1 ! LANGE GARDIEN : II est encore temps de perdre son äme. PROUHEZE : Rodrigue va mourir ! LANGE GARDIEN : II vit. PROUHEZE : II vit ! quelqu'un me dit qu'il vit encore ! II est encore temps que je ľempéche de mourir avec mon visage ! LANGE GARDIEN : Ce n'est point l'amour de Prouhěze qui ľempéchera de mourir. PROUHEZE : Du moins je puis mourir avec lui. LANGE GARDIEN : Ecoutez avec quelle horrible facilité eile parle de déposer cette äme qui ne lui appartient pas et qu'il a coůté tant de peine ä faire et ä racheter. PROUHEZE : II n'y a que Rodrigue au monde. LANGE GARDIEN : Essaye done de le rejoindre. (Elle tombe sur le sol, défaillante) PROUHEZE, haletante : Ah ! l'effort a été trop grand ! Je meurs ! Ah ! j'ai cru que je ne réussirais jamais ä sortir de cet horrible fossé ! LANGE GARDIEN {il lui pose k pied sur le cauř) : II me serait facile de te maintenir ici si je le voulais [...] PROUHEZE, ä voix basse : Debout Prouhěze ! (Elle se leve en chancelanť) LANGE GARDIEN : Je regarde Dieu. PROUHEZE: Rodrigue ! 1 Prouhěze vient d'apprendre que Rodrigue a été griěvement blessé en combattant des brigands. Le Soulier de Satin (Gallimard, (1924). \ Paul CLAUDEL (1868-1955) - theatre L'ANGE GARDIEN : Hélas! j'entends une autre voix dans le feu qui dit: Prouhěze ! PROUHEZE : Ah ! que le chemin est long jusqu'au buisson la-bas ! L'ANGE GARDIEN : H était plus long encore jusqu'au Calvaire ! PROUHEZE : Rodrigue, je suis ä toi ! L'ANGE GARDIEN : Tu es ä lui ? c'est toi qui le rempliras avec ton corps ďexcommuniée ? PROUHEZE : Je sais que je suis un tresor pour lui. L'ANGE GARDIEN : On ne lui ôtera pas cette idée de sa petite těte stupide. VKOUlíEZE,, faisant un pas : En marche ! LANGE GARDIEN, faisant un pas de son côté': En marche ! PROUHEZE, faisant quelques pas en chancelant: Rodrigue, je suis ä toi ! Tu vois que j'ai rompu ce lien si dur ! Rodrigue, je suis ä toi ! Rodrigue, je vais ä toi ! L'ANGE GARDIEN : Et moi, je ťaccompagne. (Ils sortenř) SCÉNE V Cette scene se déroule entre DONA PROUHEZE et DON BALTHAZAR dans le jardm, la veille du depart de DONA PROUHEZE au long voyage oú ľavait envoyé son mari, DON PELAGE. DON BALTHAZAR salt déja que DONA PROUHEZE est amoureuse de DON RODRIGUE. DON BALTHAZAR : II y aura un autre gardien qui m'aidera et auquel vous n'échapperez si aisément. DONA PROUHEZE : Lequel, seigneur? DON BALTHAZAR : L'Ange que Dieu a placé pres de vous , děs ce jour que vous étiez un petit enfant innocent. DONA PROUHEZE : Un ange contre les demons! Et pour me défendre contre les hommes il me faut une tour comme mon ami Don Balthazar... DON BALTHAZAR : Vous étes restée Francaise. DONA PROUHEZE : Comme vous étes reste Flamand; N'est-ce pas joli, mon petit accent de Franche-Comté? DON BALTHAZAR : Comment votre mari a-t-il pu vous épouser, lui vieux déja, et vous si jeune? DONA PROUHEZE : Je m'arrangeais sans doute avec les parties de sa nature les plus sévěrement maintenues, les plus secrětement choyées. J'aimais Don Pélage aussitôt qu'on me ľavait présenté, par-dessus toute chose et pour touš les jours de ma vie, comme cela est legal et obligatoire entre mari et femme. DON BALTHAZAR : Lui, du moins, vous ne pouvez pas douter qu'il ne remplisse pas envers vous sa part. DONA PROUHEZE : S'il m'aime, je n'étais pas sourde pour que je ľentende me le dire. Oui, si bas qu'il me ľaurait avoué, un seul mot, j'avais l'oreille assez fine pour le comprendre. Je n'étais pas sourde pour entendre ce mot auquel mon coeur était attentif. Hélas, je sais Le Soulier de Satin (Gallimard, (1924). 2 Paul CLAUDEL (1868-1955) - theatre que je ne lui sers de rien, ce que je fais jamais je ne suis sure qu'il ľapprouve, je n'ai méme pas été capable de lui donner un fils... Ou peut-étre il est si fier que pour que je ľaime il dédaigne de faire appel ä autre chose que la vérité. Je le vois si peu souvent! et je suis si intimidée avec lui ! et cependant longtemps je n'imaginais pas que je pouvais étre qu'ä son ombre. Et vous voyez que c'est lui-méme aujourd'hui qui me congédie et non pas moi qui ai voulu le quitter. Presque tout le jour, il me laisse seule, et c'est bien lui, cette maison deserte et sombre ici, si pauvre, si fiěre, avec ce tuant soleil au dehors et cette odeur délicieuse qui la remplit! Oui, on dirait que c'est sa mere qui l'a laissée ainsi dans un ordre severe et qui vient de partir ä l'instant, Une grande dame infiniment noble et qu'on oserait ä peine regarder. DON BALTHAZAR : Sa mere est morte en lui donnant la vie. DONA PROUHEZE : montrantla statue au-dessus de la porte :Peut-étre est-ce de celle-ci que je parle. Don Balthazar ôte gravement son chapeau. Tous deux regardent la statue de la Vierge en silence. Dona Prouhe^e, comme saisie d'une inspiration : Don Balthazar, voudriez-vous me rendre le service de tenir cette mule ? Don Balthazar tient la téte de la mule de Dona Prouhe^e. Elle monte debout sur la seile et se déchaussant eile met son Soulier de satin entre les mains de la Vierge : DONA PROUHEZE : Vierge, patronne et mere de cette maison, Repondante et protectrice de cet homme dont le coeur vous est penetrable plus qu'ä moi et compagne de sa longue solitude, Alors si ce n'est pas pour moi, que ce soit ä cause de lui, Puisque ce lien entre lui et moi n'a pas été mon fait, mais votre volonte intervenante : Empéchez que je sois ä cette maison dont vous gardez la porte, auguste touriěre, une cause de corruption ! Que je manque ä ce nom que vous M'avez donne ä porter, et que je cesse d'etre honorable aux yeux de ceux qui m'aiment. Je ne puis dire que je comprends cet homme que vous m'avez choisi, mais vous, je comprends, qui étes sa mere comme la mienne. Alors, pendant qu'il est encore temps, tenant mon coeur dans une main et mon Soulier dans l'autre, Je me remets ä vous, Vierge mere, je vous donne mon Soulier ! Vierge mere, gardez dans votre main mon malheureux petit pied ! Je vous préviens que tout ä l'heure je ne vous verrai plus et que je vais tout mettre en oeuvre contre vous ! Mais quand j'essayerais de m'élancer vers le mal, que ce soit avec un pied boiteux ! la barriere que vous avez mise, Quand je voudrai la franchir, que ce soit avec une aile rognée ! J'ai fini ce que je pouvais faire, et vous, gardez mon pauvre petit Soulier, gardez-le contre votre coeur, ô grande Maman effrayante ! Le Soulier de Satin, 1-12, V (Gallimard, 1924). Le Soulier de Satin (Gallimard, (1924). 3