Charles PEGUY (1873-1914) JEANNE D'ARC Ľabsence éternelle « Im file ä Jacques ď Arc » n'est encore qu'une enfant de treibe ans, que ľ on nomme ]eannette. Mais cette enfant ressent dans sa chair et dans son äme la douleur universelle, eile voudrait pouvoir assumer toute la souffrance humaine. C est la ce que Péguy appe Hera plus tard « le my sure de la charite de ]eanne ď Arc ». Ainsi, non contente de réaliser le salut temporel de la France, elk tentera ďobtenir k salut spirituel de tous les hommes. Péguy lui-méme sera longtemps séparé de l'Eglise par ľhorreur insurmontabk que lui inspire ľidée d'une damnation éternelle, et quand il se sera rallié, cette question continuera encore ä k tourmenter (cf.p. 159). Dans son inquietude, Jeannette a voulu consulter une religieuse, Mme Gervaise. Celle-ci répond au nom de ľ Orthodoxie ä une angoisse qui pourrait sembler de la revolte si elk n'était le signe de la sainteté. JEANNETTE II est vrai que mon äme est douloureuse ä mort; je n'aurais jamais cru que la mort de mon äme fut si douloureuse. Tous ceux-lä que j'aimais sont absents de moi-méme : c'est ce qui m'a tuée sans reměde ; et je sens pour bientôt venir ma mort humaine. O que vienne au plus tôt, mon Dieu, ma mort humaine. O mon Dieu j'ai pitie de notre vie humaine ou ceux que nous aimons sont ä jamais absents. MADAME GERVAISE — Enfant! ayez pitie de la vie infernale, oú les damnés maudits ont la pire souffrance : que Dieu méme est absent de leur eternite, JEANNETTE — O s'il faut, pour sauver de la flamme éternelle Les corps des morts damnés s'affolant de souffrance, Abandonner mon corps ä la flamme éternelle, Mon Dieu, donnez mon corps ä la flamme éternelle ; Un silence Et s'il faut, pour sauver de ľ Absence éternelle Les ámes des damnés s'affolant de ľ Absence, Abandonner mon äme ä ľ Absence éternelle, Que mon äme s'en aille en ľ Absence éternelle. MADAME GERVAISE — Taisez-vous, ma sceur : vous avez blaspheme : Dieu, dans sa miséricorde infmie, a bien voulu que la souffrance humaine servít ä sauver les ámes ; il veut bien accepter nos souffrances ďici-bas pour sauver les ámes en danger. Mais il n'a pas voulu que la souffrance infernale servít ä sauver les ámes ; il n'accepterait pas, pour sauver les ámes en danger, nos souffrances de lä-bas. C'est pour cela que notre maitre ä tous, le fils de ľhomme savant ä donner sa souffrance, a bien voulu donner pour sauver nos ámes la valable souffrance de la tentation, mais qu'il n'est jamais allé jusqu'ä donner la vaine souffrance du péché ; le Sauveur a bien voulu donner toute la souffrance humaine ; mais il n'a pas voulu se damner, car il savait que sa souffrance infernale, méme ä lui, ne pourrait pas servir ä nous sauver. JEANNETTE - S'il faut, pour tirer saufs de la flamme éternelle Les corps des morts damnés s'affolant de souffrance, Laisser longtemps mon corps ä la souffrance humaine, Mon Dieu, gardez mon corps ä la souffrance humaine ; Et s'il faut, pour sauver de ľ Absence éternelle Les ámes des damnés s'affolant de ľ Absence, Laisser longtemps mon äme ä la souffrance humaine, Qu'elle reste vivante en la souffrance humaine. MADAME GERVAISE - Taisez-vous, ma sceur : vous avez blaspheme : Car si le fils de ľhomme, ä son heure supreme, Clama plus qu'un damné ľépouvantable angoisse, Clameur qui sonna faux comme un divin blaspheme, 1 Charles PEGUY (1873-1914) Cest que le Fils de Dieu savait. C'est que le Fils de Dieu savait que la souffrance Du fils de l'homme est vaine ä sauver les damnés, Et s'affolant plus qu'eux de la désespérance, Jesus mourant pleura sur les abandonnés. Comme il sentait montér ä lui sa mort humaine, Sans voir sa mere en pleur et douloureuse en bas, Droite au pied de la croix, ni Jean, ni Madeleine, Jesus mourant pleura sur la mort de Judas. Car il avait connu que le damné supreme Jetait l'argent du sang qu'il s'était fait payer, Que se pendait lä-bas ľabandonné supreme, Et que l'argent servait pour le champ du potier. Etant le Fils de Dieu, Jesus connaissait tout, Et le Sauveur savait que ce Judas, qu'il aime, II ne le sauvait pas, se donnant tout entier. Et c'est alors qu'il sut la souffrance infinie, C'est alors qu'il sentit ľinfinie agónie, Et clama comme un fou ľépouvantable angoisse, Clameur dont chancela Marie encor debout, Et par pitié du Pere il eut sa mort humaine. Pourquoi vouloir, ma sceur, sauver les morts damnés de ľenfer éternel, et vouloir sauver mieux que Jesus le Sauveur ? Jeanne ď Arc, A Domremy, Ire partie, acte II (Gallimard). Adieux á la Muse Répondant ä ľappel de ses voix, ]eanne va quitter son village, sa maison, ses parents, pour tenter la grande aventure, — I'aventure humaine des combats, I'aventure mystique de la sainteté et du martyre. U n'est pas de vocation sans déchirement du cceur et merne de la consáence (cf. v. 26 et 41) ;plus la mission est haute et impérieuse, plus grand est le déchirement. Lejeune Péguy pressentait-il qu'il aurait, lui aussi, plus ď unefois, des liens ä rompre et de cruels adieux ä prononcer, pour rester jusqu'au boutfidek ä lui-méme ? On le croirait, ä le voir communier de la sorte avec Jeanne ď Arc ; et sa poésie se fait incantation douce, pour bercer cette penetrante douleur. Adieu, Meuse endormeuse et douce ä mon enfance, Qui demeures aux pres, oú tu coules tout bas. Meuse, adieu : j'ai déjä commence ma partance En des pays nouveaux oú tu ne coules pas. Voici que je m'en vais en des pays nouveaux : Je ferai la bataille et passerai les fleuves; Je m'en vais m'essayer ä de nouveaux travaux, Je m'en vais commencer lä-bas les täches neuves. Et pendant ce temps-lä, Meuse ignorante et douce, Tu couleras toujours, passante accoutumée, Dans la vallée heureuse oú l'herbe vive pousse, O Meuse inépuisable et que j'avais aimée. 2 Charles PEGUY (1873-1914) Un silence. Tu couleras toujours dans ľheureuse vallée ; Oú tu coulais hier, tu couleras demain. Tu ne sauras jamais la bergěre en allée, Qui s'amusait, enfant, ä creuser de sa main Des canaux dans la terre, — ä jamais écroulés. La bergěre s'en va, délaissant les moutons, Et la fileuse va, délaissant les fuseaux. Voici que je m'en vais loin de tes bonnes eaux, Voici que je m'en vais bien loin de nos maisons. Meuse qui ne sais rien de la souffrance humaine, O Meuse inalterable et douce ä toute enfance, O toi qui ne sais pas ľémoi de la partance, Toi qui passes toujours et qui ne pars jamais, O toi qui ne sais rien de nos mensonges faux, O Meuse inalterable, ô Meuse que j'aimais, Un silence. Quand reviendrai-je ici filer encor la laine? Quand verrai-je tes flots qui passent par chez nous ? Quand nous reverrons-nous ? et nous reverrons-nous ? Meuse que j'aime encore, ô ma Meuse que j'aime. Un asse^ long silence. Elle va voir si son oncle revient. O maison de mon pere oú j'ai filé la laine, Oú, les longs soirs d'hiver, assise au coin du feu, J'écoutais les chansons de la vieille Lorraine, Le temps est arrive que je vous dise adieu. Touš les soirs passagěre en des maisons nouvelles, J'entendrai des chansons que je ne saurai pas; Touš les soirs, au sortir des batailles nouvelles, J'irai dans des maisons que je ne saurai pas. Un silence. Maison de pierre forte oú bientôt ceux que j'aime, Ayant su ma partance, — et mon mensonge aussi, — Vont désespérément, éplorés de moi-méme, Autour du foyer mort prier ä deux genoux, Autour du foyer mort et trop vite élargi, Quand pourrai-je le soir filer encor la laine ? Assise au coin du feu pour les vieilles chansons; Quand pourrai-je dormir aprěs avoir prie ? Dans la maison fiděle et calme ä la priěre ; Quand nous reverrons-nous ? et nous reverrons-nous ? O maison de mon pere, ô ma maison que j'aime. Jeanne ď Arc, A Domremy, IIe partie, acte III (Gallimard). 3