TRANSCRIPTIONS Entre la poire et le fromage Comprendre p. 80 0 - Alors un petit peu de silence s'il vous plait, une minute de silence, ccoutez bien... trois, deux, un... ca y est, le beaujolais nouveau est arrive ! Tout le monde en boira, y a pas de problemes !... « ... si le vin est bon... gofitons voir, oui, oui, goutons voir, non, non, non... goutons voir si le vin est bon... » Elle existe depuis cinquante-deux ans et, bon an mal an, 1'arrivee du beaujolais nouveau, comme ici a l'Olympic Bar, dans le 8e arrondissement, loin du centre-ville, resiste plutot bien aux modes et a I'usure du temps, comme un bon vin. Alors, a Lyon, en fait, la soiree commence bien avant minuit, a 19 heures exactemcnt, dans un grand hotel de la ville - grace a sa derogation, elle est unique -, le journal Le Progres invite un millier de privilegies a deguster le primeur avant 1'heure. Frederic est 1'un de ces privilegies. C'est un observateur avise du microcosme lyonnais. Ici, pas de musique. On discute, un verre a la main. - Ah ! C'est une des soirees lyonnaises in... incontour-nables. D'abord parce que... c'est... c'est un des premiers rendcz-vous euh... de la rentree euh... qui permet a tout Lyon de... de se retrouver euh... de refaire... euh connaissancc, de prendre contact. Alors, c'est un moment convivial. C'est aussi euh... un moment pour traitcr des... des affaires et... et reiancer euh... des contacts. Alors que la soiree du Progres s'acheve, retour a l'Olympic Bar. Les verres se remplissent el se vident et se rcmplissent. Et la aussi, on discute... et on chante, un verre a la main. - Tout le monde est serre I'un contre I'autre et on partage du vin. Qa, c'est des moments magiques de la vie et ca, on n'y echangerait pour rien....... goutons voir, non, non, non... » - Un moment, c'est un moment du patrimoine parce que le beaujolais est typiquement de noire region Rhone-Alpes. II faut savoir en profiter, c'est un moment de convivial ite. - Ca me parait essentiel que des restaurants, etc., s'attachenl a... a promouvoir le beaujolais. Et specialement dans un... dans un quartier qu'est pas specialement passant, un quartier populaire, y a enormement de monde qui vient feter le beaujolais nouveau. - Quand on parle de convivia lite justemenl, meme nos pires ennemis qui disent que ce vin est pas bon, etc., ils reconnaissent que ce soir-la, eh ben, c'est un grand moment de convivialite. Mais au fait, on en oublicniit presque le principal : quel gout a-t-il, ce fameux beaujolais nouveau 2003 ? - C'est vrai que I'annee derniere, il avail pas un gout euh... tres sympathiquc mais cette annce euh... non, il est Ires bon, il est fruite, il se boit bien ! Et puis, c'est vrai qu'au bout de deux heures et quclques verres, il ne donne pas mal a la tetc. - II a un petit gout de cassis, de fruits noirs et cette annee, on aura je crois un... un vin cxceptionnel, il faut le dire. - II a une bonne robe mais il a de la jupe, il a de la gueule, il a tout ce qu'on veut. II est tres bon mais je trouve qu'il a un petit gout de banane. - Pour nous, c'est un bapteme, c'est la premiere fois que nous assistons a une degustation de... de beaujolais. Ben, je suis ravie, ravie. A I'annee proehaine, hein !... « ... du cote de Nogent... et puis de temps en temps, un air de vieille romance semblc dormer la cadence... » Philippe Antoine, Sur te vif, RTL, 20/11/2003. 154 • cent cinquante-quatre Comprendre p. 82 0 Ä en croire les spccialistes, un grand vent de liberté chamboule actuellement les tables franchises. « Depuis deux ans, relěve Bernard Boutboul, president de Gira, societě ďétudes en strategie marketing pour ('alimentation, les restaurateurs doivenl faire face á une demande de plus en plus forte dans la liberté de choix et de composition des repas. Les consommateurs rejettent massivement les menus et les formules toules faites. On veut pouvoir composer son repas comme on l'entend, commencer par le dessert par exemple si cela nous chante... » Alors, que mange-t-on ? Comment le mange-t-on ? Dans quel cadre le mange-t-on ? A quelle heure ? Et avec qui ? C'est un bouleverscment social qui est en train de se joucr sous nos yeux. On y prend peu garde. Et pourtant ! On passe de treize & dix-sept ans de notre vie cveillée á manger ! Ces questions sont done loin d'etre anodines. Au contraire : elles en disent long sur l'epoque. « Les maniěrcs de table, analyse Jean-Pierre Poulain, auteur de Sociologies de Valimentation (PUF) et Manger aujourd'hui (Privat), oni toujours été une mise en scene des grandes valeurs ďune soeiélé á un instant donné. » C'etait surtout vrai hier, mais cela le reste aujourd'hui. Regardez chez Lipp, par exemple, l'une des brasseries fetiches de I'establishment parisien. II y a encore dix ans, on ne pouvait s'altabler dans la grande salle sans cravate. Aujourd'hui, Pétě, devant le restaurant, un panncau signále que « les shorts et les tongs ne sont pas admis ». Bret", en dix ans, un siécle a passé. « Aujourd'hui, tout fe monde mange avec les doigts, remarque le consultant Bernard Boutboul. Le mouvement a commence il y a pres ďun siěcle avec I'apparition du sandwich, puis s'est generalise avec le fast-food et le grignotagc. En outre, il n'y a plus une seule mais une multitude de manicres de se lenir ä table, selon l'endroit oil l'on se trouve, au McDo, autour d'un grand repas familial, chez soi ou dans la rue... » La table demeure-t-elle alors un révélaleur social important ? Apparemment oui, si Ton en croit Anne-Lucie Wack, ingénieur agronome et auteur de Dis-moi ce que tu manges... (Gallimard, coll. « Découvertes »). Selon elle, « ce que l'on mange, et la facon dont on le mange, est fortement lie aux contextes culturels et sociaux ; l'etre humain, explique cette derniere, a une méfiance instinctive pour ce qui est nouveau. Cc qu'il apprend se construit done sur la base de connaissances el de references bäties de generation en generation dans un cadre familial ». Měme devenue cadre dans une grande banque á la Defense, la fille d'agriculteurs continuera á consommer plus de beurre que les autres. Comme ses parents. Vous n'y pouvez rien, c'est statistique. Heureusement, les cli vages ne sont plus aussi tranches qu'au 18e. II n'empeche... La table reste un espace de discrimination sociale. En effet, suivanl sa situation, on ne prendra pas ses repas de la měme maniěre. Ni á la méme heure. « Dans les couches sociales élevées, relěve Jean-Pierre Poulain, les horaires du petit déjeuner et du repas du soir sont plus rardifs. Le rythme alimentaire quotidien du cadre démarre moins tot et se termine plus tard. D'ailleurs, on remarque qu'ä la canline les employes arrivent les premiers, á midi; puis, au fil du temps, on monte dans la hierarchie. » « Finalemen t, nous avons beau v i vre dans des sociétés uniformes, observe le sociologue Jean-Pierre Poulain, les maniěres de table persistent á jouer un röle important dans la recherche de singularitě sociale. » Alors, surveillez vos coudes I