a epouse en 1873 Eliza Walker, de Fall River. II a publik d'abord un roman, Jeanne la fileuse (1878), quelques recits dc voyages et un recueil de contes, La chasse-galene. Legendes canadiennes (1900), d'abord parus dans les journaux et revues de l'epoque1. La chasse-galene 1 Pour lors que je vais vous raconter une rôdeuse d'histoire, dans le fin fil; mais s'il y a parmi vous autres des lurons qui auraient envie de courir la chasse-galerie ou le loup-garou, je vous avertis qu'ils font mieux d'aller voir dehors si les chats-huants font le sabbat, car je vais commencer mon histoire en faisant un grand signe de croix pour chasser le diable et ses diablotins. J'en ai eu assez de ces maudits-la dans mon jeune temps. Pas un homme ne fit mine1 de sortir; au contraire tous se rapprochérent de la cambuse ou le cook2 fmissait son preambule et se préparait ä raconter une histoire de circonstance. On était á la veille du jour de ľan 1858, en pleine forét vierge, dans les chantiers des Ross, en haut de la Gatineau. La saison avait été dure et la neige atteignait déjá la hauteur du toit de la cabane. Le bourgeois avait, selon la coutume, ordonné la distribution du contenu d'un petit baril de rhum parmi les hommes du chantier, et le cuisinier avait termíne de bonne heure les 1. Pour une chronologie plus detaillee, on consultera La chasse-galerie et autres recits, edition critique par Francois Ricard, Montreal, PUM, 1989, coll. «Bibliothe-que du Nouveau-Monde», 362 p. 1. Signe (edition de 1891). 2. Anglicisme, cuisinier. 176 • Honore Beaugrand ha chasse-galerie • 177 preparatifs du fricot de pattes et des glissantes1 pour le repas du lendemain. La melasse mijotait dans le grand chaudron pour la partie de tire qui devait terminer la soiree. Chacun avait bourre sa pipe de bon tabac canadien, et un nuage epais obscurcissait l'interieur de la cabane, ou un feu petillant de pin resineux jetait, cependant, par intervalles, des lueurs rougeatres qui tremblotaient en eclairant par des effets merveilleux de clair-obscur, les males figures de ces rudes tra-vailleurs des grands bois. Joe le cook etait un petit homme assez mal fait, que Ton appelait assez generalement le bossu, sans qu'il s'en formalisat, et qui faisait chantier depuis au moins 40 ans. II en avait vu de toutes les couleurs dans son existence bigarree et il sufHsait de lui faire prendre un petit coup de jamaique pour lui delier la langue et lui faire raconter ses exploits. II Je vous disais done, continua-t-il, que sij'ai été un peu tough* dans ma jeunesse, je n'entends plus risée sur les choses de la religion. J'vas ä confesse réguliérement tous les ans, et ce que je vais vous raconter lá se passait aux jours de ma jeunesse quand je ne craignais ni Dieu ni diable. C'était un soir comme celui-ci, la veille du jour de ľan, il y a de cela 34 ou 35 ans. Réuni avec tous mes camarades autour de la cambuse, nous prenions un petit coup ; mais si les petits ruisseaux font les grandes rivieres, les petits verres finissent par vider les grosses cruches, et dans ces temps-lä, on buvait plus sec et plus sou-vent qu'aujourd'hui, et il n'était pas rare de voir fmir les fetes 3. Sorte de ragoút trés gras. 4. Grossier, rude, solide. par des coups de poings et des tirages de tignasse. La jamaique était bonne, — pas meilleure que ce soir, — mais elle était bougrement bonne, je vous le parsouéte. J'en avais bien lampe une douzaine de petits gobelets, pour ma part, et sur les onze heures, je vous ľavoue franchement, la tete me tournait et je me laissai tomber sur ma robe de carriole pour faire un petit somme en attendant ľheure de sauter ä pieds joints par-dessus la tete d'un quart de lard, de la vieille année dans la nouvelle, comme nous allons le faire ce soir sur ľheure de minuit, avant d'aller chanter la guignolée et souhaiter la bonne année aux hommes du chantier voisin. Je dormais done depuis assez longtemps lorsque je me sends secouer rudement par le boss des piqueurs, Baptiste Durand, qui me dit: —Joe! minuit vient de sonner et tu es en retard pour le saut du quart. Les camarades sont partis pour faire leur tournée et moi je m'en vais ä Lavaltrie voir ma blonde. Veux-tu venir avec moi ? — A Lavaltrie! lui répondis-je, es-tu fou? nqus en som-mes ä plus de cent lieues et d'ailleurs aurais-tu deux mois pour faire le voyage, qu'il n'y a pas de chemin de sortie dans la neige. Et puis, le travail du lendemain du jour de ľan? — Animal! répondit mon homme, il ne s'agit pas de cela. Nous ferons le voyage en canot ďécorce, á ľaviron, et demain matin ä six heures nous serons de retour au chantier. Je comprenais. Mon homme me proposait de courir la chasse-galerie et de risquer mon salut éternel pour le plaisir d'aller embrasser ma blonde, au village. C'était raide! II était bien vrai que j'étais un peu ivrogne et débauché et que la religion ne me fatiguait pas ä cette époque, mais risquer de vendre mon äme au diable, ca me surpassait. — Cré poule mouillée! continua Baptiste, tu sais bien qu'il n'y a pas de danger. II s'agit d'aller ä Lavaltrie et de 178 • Honore Beaugrand La chassc-galcric * 179 revenir dans six heures. Tu sais bien qu'avec la chasse-galerie, on voyage au moins 50 lieues a l'heure lorsqu'on sait manier 1'aviron comme nous. II s'agit tout simplement de ne pas pro-noncer le nom du bon Dieu pendant le trajet, et de ne pas s'accrocher aux Croix des clochers en voyageant. C'est facile a faire et pour eviter tout danger, il faut penser a ce qu'on dit, avoir 1'oeil ou Ton va et ne pas prendre de boisson en route. J'ai deja fait le voyage cinq fois et tu vois bien qu'il ne m'est jamais arrive malheur. Allons, mon vieux, prends ton courage a deux mains et si le cceur t'en dit, dans deux heures de temps, nous serons a Lavaltrie. Pense a la petite Liza Guimbette et au plaisir de l'embrasser. Nous sommes deja sept pour faire le voyage mais il faut etre deux, quatre, six ou huit et tu seras le huitieme. — Oui! tout cela est tres bien, mais il faut faire un ser-ment au diable, et c'est un animal qui n'entend pas a rire lorsqu'on s'engage a lui. — Une simple formalite, mon Joe. II s'agit simplement de ne pas se griser et de faire attention a sa langue et a son aviron. Un homme n'est pas un enfant, que diable! Viens! viens! nos camarades nous attendent dehors et le grand canot de la drave est tout pret pour le voyage. Je me laissai entratner hors de la cabane ou je vis en effet six de nos hommes qui nous attendaient, 1'aviron a la main. Le grand canot etait sur la neige dans une clairiere et avant d'avoir eu le temps de reflechir, j'etais deja assis dans le devant, 1'aviron pendant sur le plat bord5, attendant le signal du depart. J'avoue que j'etais un peu trouble, mais Baptiste qui passait, dans le chantier, pour n'etre pas alle a confesse depuis sept ans, ne me laissa pas le temps de me debrouiller. II etait a l'arriere, debout, et d'une voix vibrante il nous dit: — Repetez avec moi! 5. Sans trait d'umon en 1891. Et nous repetames: Satan! roi des enfers, nous te promettons de tc livrer nos ames, si d'ici a six heures nous prononcons le nom de ton maitre et du notre, le bon Dieu, et si nous touchons une croix dans le voyage. A cette condition tu nous transporteras, a trovers les airs, au lieu ou nous voulons aller et tu nous rameneras dc memc au chantier ! Ill Acabris! Acabras! Acabram ! Fais-nous voyager par-dessus les montagnes I A peine avions-nous prononce les dernieres paroles que nous sentimes le canot s'elever dans Fair a une hauteur de cinq ou six cents pieds. II me semblait que j'etais leger comme une plume et, au commandement de Baptiste, nous commencames a nager comme des possedes que nous etions. Aux premiers coups d'aviron le canot s'elanca dans l'air comme une fleche, et c'est le cas de le dire, le diable nous emportait. Ca nous en coupait le respire et le poil en frisait sur nos bonnets de carcajou. Nous filions plus vite que le vent. Pendant un quart d'heure, environ, nous naviguames au-dessus de la foret sans apercevoir autre chose que les bouquets des grands pins noirs. II faisait une nuit superbe et la lune, dans son plem, lllummait le firmament comme un beau soleil du midi. II faisait un froid du tonnerre et nos moustaches etaient couvertes de givre, mais nous etions cependant tous en nage. Ca se comprend aisement puisque e'etait le diable qui nous menait et je vous assure que ce n'etait pas sur le train de la Blanche. Nous apercumes bientot une eclaircie, e'etait la Gatineau dont la surface glacee et polie i8o • Honoré Beaugrand La chasse-galerie • 181 étincelait au-dessous de nous comme un immense miroir. Puis, p'tit á p'tit nous apercůmes des lumiěres dans les maisons d'habitants; puis des clochers ďéglises qui reluisaient comme des bai'onnettes de soldats, quand ils font l'exercice sur le champ de Mars de Montreal. On passsait ces clochers aussi vite qu'on passe les poteaux de télégraphe, quand on voyage en chemin de fer. Et nous filions toujours comme tous les diables, passant par-dessus les villages, les foréts, les rivieres et laissant derriěre nous comme une trainee ďétincelles. Cest Baptisté, le possédé, qui gouvernait, car il connaissait la route et nous arrivámes bientót á la riviere des Outaouais qui nous servit de guide pour descendre jusqu'au lac des Deux-Montagnes. — Attendez un peu, cria Baptisté. Nous allons raser Montreal et nous allons effrayer les coureux qui sont encore dehors á c'te heure cite. Toi, Joe! la, en avant, éclaircis-toi le gosier et chante-nous une chanson sur l'aviron. En effet, nous apercevions déjá les mille lumiěres de la grande ville, et Baptisté, d'un coup d'aviron, nous fit descendre á peu pres au niveau des tours de Notre-Dame. J'enlevai ma chique pour ne pas l'avaler, et j'entonnai á tue-téte cette chanson de cirsonstance que tous les canotiers répétěrent en chceur: Mon pere n'avait fille que moi, Canot ďécorce qui va voler, Et dessus la met il m'envoie: Canot ďécorce qui vole, qui vole, Canot ďécorce qui va voler! Et dessus la mer il m'envoie, Canot ďécorce qui va voler, Le marinier qui me menait: Canot ďécorce qui vole, qui vole, Canot ďécorce qui va voler! Le marinier qui me menait, Canot d'ecorce qui va voler, Me dit ma belle embrassez-moi: Canot d'ecorce qui vole, qui vole, Canot d'ecorce qui va voler! Me dit, ma belle, embrassez-moi, Canot d'ecorce qui va voler, i Non, non, monsieur, je ne saurais: Canot d'ecorce qui vole, qui vole, Canot d'ecorce qui va voler! Non, non, monsieur, je ne saurais, Canot d'ecorce qui va voler, Car si mon papa le savait: Canot d'ecorce qui vole, qui vole, Canot d'ecorce qui va voler! Car si mon papa le savait, Canot d'ecorce qui va voler, Ah! c'est bien sur qu'il me battrait: Canot d'ecorce qui vole, qui vole, . Canot d'ecorce qui va voler! Bien qu'il fut pres de deux heures du matin, nous vimes des groupes s'arreter dans les rues pour nous voir passer, mais nous filions si vite qu'en un clin d'ceil nous avions depasse Montreal et ses faubourgs, et alors je commencai a compter les clochers: la Longue-Pointe, la Pointe-aux-Trembles, Repen-tigny, Saint-Sulpice, et enfin les deux fleches argentees de Lavaltrie qui dominaient le vert sommet des grands pins du domaine. I —Attention! vous autres, nous cria Baptiste. Nous allons atterrir a l'entree du bois, dans le champ de mon parrain, Jean-Jean Gabriel, et nous nous rendrons ensuite a pied pour aller surprendre nos connaissances dans quelque fricot ou quelque danse du voisinage. 182 • Honore Beaugrand La chassc-galcrie • 183 Qui fut dit fut fait, et cinq minutes plus tard notre canot reposait dans un banc de neige ä ľentrée du bois de Jean-Jean Gabriel; et nous partimes tous les huit ä la file pour nous rendre au village. Ce n'était pas une mince besogne car íl n'y avait pas de chemin battu et nous avions de la neige jusqu'au califourchon. Baptiste qui était plus effronté que les autres s'en alia frapper ä la porte de la maison de son parrain oú ľon apercevait encore de la lumiére, mais il n'y trouva qu'une fille cngagere6 qui lui annonca que les vieilles gens étaient ä un snaque7 chez le pere Robillard, mais que les farauds et les filles de la paroisse étaient presque tous rendus chez Batissette Augé, ä la Petite-Misére, en bas de Contrecceur, de ľautre côté du fleuve, ou il y avait un rigodon du jour de ľan. — Allons au rigodon, chez Batissette Augé, nous dit Baptiste, on est certain ďy rencontrer nos blondes. — Allons chez Batissette! Et nous retournames au canot, tout en nous mettant mutuellement en garde sur le danger qu'il y avait de prononcer certaines paroles et de prendre un coup de trop, car il fallait reprendre la route des chantiers et y arnver avant six heures du matin, sans quoi nous étions flambés comme des carcajous, et le diable nous emportait au fin fond des enfers. Acabris ! Acabras ! Acabram ! Fais-nous voyager par-dessus les montagnes ! cria de nouveau Baptiste. Et nous voilä repartis pour la Petite-Misere, en naviguant en ľair comme des renégats que nous étions tous. En deux tours d'aviron, nous avions traverse le fleuve et nous étions rendus chez Batissette Augé dont la maison était tout ílluminée. On entendait vaguement, au dehors, les sons du violon et les éclats de rire des danseurs dont on voyait les ombres se trémousser, ä travers les vitres couvertes de givre. 6. Eng.igée, fille, bonne á tout faire. 7. De ľanglais snack, banquet, festin, repas sompcueux. Nous cachämes notre canot derriere les tas de bourdillons qui bordaient la nve, car la glace avait refoule, cette annee-la. — Maintenant, nous repeta Baptiste, pas de betises, les amis, et attention ä vos paroles. Dansons comme des perdus, mais pas un seul verre de Molson, ni de jamai'que, vous m'en-tendez! Et au premier signe, suivez-moi tous, car il faudra repartir sans attirer l'attention. Et nous allämes frapper ä la porte. Le pere Batisette vint ouvrir lui-méme et nous fümes recus ä bras ouverts par les invites que nous connaissions presque tous. Nous fumes d'abord assaillis de questions: — D'ou venez-vous ? —Je vous croyais dans les chantiers! — Vous arrivez bien tard! — Venez prendre une larme! Ce fut encore Baptiste qui nous tira d'affaire en prenant la parole: — D'abord, laissez-nous nous décapoter et puis ensuite laissez-nous danser. Nous sommes venus expres pour ca. De-main matin, je répondrai ä toutes vos questions et nous vous raconterons tout ce que vous voudrez. Pour moi j'avais déjá reluqué Liza Guimbette qui était faraudée par le p'tit Boisjoli de Lanoraie. Je m'approchai d'elle pour la saluer et pour lui demander l'avantage de la prochaine qui était un reel9, ä quatre. Elle accepta avec un sourire qui me fit oublier que j'avais risque le salut de mon áme pour avoir le plaisir de me trémousser et de Danse populaire. 184 • Honore Beaugrand La chassc-galcric • 185 battre des ailes de pigeon en sa compagme. Pendant deux heures de temps, une danse n'attendait pas ľautre et ce n'est pas pour me vanter si je vous dis que, dans ce temps-lá, il n'y avait pas raon pareil ä dix lieues á la ronde pour la gigue simple ou la voleusey. Mes camarades, de leur côté, s'amu-saient comme des lurons, et tout ce que je puis vous dire, c'est que les garcons ďhabitants étaient fatigues de nous autres, lorsque quatre heures sonněrent ä la pendule. J'avais cru aper-cevoir Baptisté Durand qui s'approchait du buffet oú les hom-mes prenaient des mppes de whisky blanc, de temps en temps, mais j'étais tellement occupé avec ma partenaire que je n'y portai pas beaucoup d'attendon. Mais maintenant que ľheure de remonter en canot était arrivée, je vis clairement que Baptisté avait pris un coup de trop et je fus oblige d'aller le prendre par le bras pour le faire sortir avec moi, en faisant signe aux autres de se preparer ä nous suivre sans attirer I'at-tention des danseurs. Nous sortimes done les uns aprěs les autres sans faire semblant de rien et cinq minutes plus tard, nous étions remontés en canot, aprěs avoir quitté le bal comme des sauvages, sans dire bonjour á personne; pas račme ä Liza que j'avais invitee pour danser un foin. J'ai toujours pensé que c'était cela qui ľavait décidée á me tngauder10 et á épouser le petit Boisjoli sans merne m'inviter ä ses noces, la bougresse11. Mais pour revenir ä notre canot, je vous avoue que nous étions rudement embétés de voir que Baptisté Durand avait bu un coup, car c'était lui qui nous gouvernait et nous n'avions juste que le temps de revenir au chantier pour six heures du matin, avant le réveil des hommes qui ne tra-vaillaient pas le jour du jour de ľan. La lune était disparue et il ne faisait plus aussi clair qu'auparavant, et ce n'est pas sans crainte que je pris ma position ä ľavant du canot, bien decide 9. Deux autres danses populaires. to. Ne pas agir franchement. n. Vaurienne. ä avoir l'ceil sur la route que nous allions suivre. Avant de nous enlever dans les airs, je me retournai et je dis ä Baptisté: — Attention! lä, mon vieux. Pique tout droit sur la montagne de Montreal, aussitót que tu pourras l'apercevoir. — Je connais mon affaire, répliqua Baptisté, et méle-toi des tiennes! Et avant que j'aie eu le temps de répliquer: Acabris! Acabras! Acabram! Fais-nous voyager par-dessus les montagnes! VI Et nous voila repartis a toute vitesse. Mais il devint aussitot evident que notre pilote n'avait plus la main aussi sure, car le canot decrivait des zigzags inquietants. Nous ne passames pas a cent pieds du clocher de Contrecoeur et au lieu de nous diriger a l'ouest, vers Montreal, Baptiste nous fit prendre les bordees vers la riviere Richelieu. Quelques instants plus tard, nous passames par-dessus la montagne de Belceil et il ne s'en manqua pas de dix pieds que l'avant du canot n'allat se baser sur la grande croix de temperance que l'eveque de Quebec avait plantee la. — A droite! Baptiste! a droite! mon vieux, car tu vas nous envoyer chez le diable, si tu ne gouvernes pas mieux que ca! Et Baptiste fit instinctivement tourner le canot vers la droite en mettant le cap sur la montagne de Montreal que nous apercevions deja dans le lointain. J'avoue que la peur commencait a me tortiller car si Baptiste continuait a nous conduire de travers, nous etions flambes comme des gorets qu'on grille apres la boucherie. Et je vous assure que la degrm-golade ne se fit pas attendre, car au moment ou nous passions 186 • Honoré Beaugrand La chasse-galerie • 187 au-dessus de Montreal, Baptiste nous fit prendre une sheer11 et avant d'avoir eu le temps de m'y preparer, le canot s'enfoncait dans un banc de neige, dans une eclaircie, sur le flanc de la montagne. Heureusement que c'etait dans la neige molle, que personne n'attrapat de mal et que le canot ne fut pas brise. Mais a peine etions-nous sortis de la neige que voila Baptiste qui commence a sacrer comme un possede et qui declare qu'avant de repartir pour la Gatineau, il veut descendre en ville prendre un verre. J'essayai de raisonner avec lui, mais allez done faire entendre raison a un ivrogne qui veut se mouiller la luette. Alors, rendus a bout de patience, et plutot que de laisser nos ames au diable qui se lechait deja les babines en nous voyant dans l'embarras, je dis un mot a mes autres com-pagnons qui avaient aussi peur que moi, et nous nous jetons tous sur Baptiste que nous terrassons, sans lui faire de mal, et que nous placons ensuite au fond du canot, — apres I'avoir ligote comme un bout de saucisse et lui avoir mis un baillon pour l'empecher de prononcer des paroles dangereuses, lorsque nous serions en l'air. Et: Acabris! Acabras! Acabram! nous voila repartis sur un train de tous les diables car nous n'avions plus qu'une heure pour nous rendre au chantier de la Gatineau. C'est moi qui gouvemais, cette fois-la, et je vous assure que j'avais l'ceil ouvert et le bras solide. Nous remon-tames la riviere Outaouais comme une poussiere jusqu'a la Pointe a Gatineau et de la nous piquames au nord vers le chantier. Nous n'en etions plus qu'a quelques lieues, quand voila-t-il pas cet animal de Baptiste qui se detortille de la corde avec laquelle nous l'avions ficele, qui s'arrache son baillon et qui se leve tout droit, dans le canot, en lachant un sacre qui me fit fremir jusque dans la pointe des cheveux. Impossible de lutter contre lui dans le canot sans counr le risque de tomber d'une hauteur de deux ou trois cents pieds, et l'animal gesti-culait comme un perdu en nous menacant tous de son aviron qu'il avait saisi et qu'il faisait tournoyer sur nos tétes en faisant le moulinet comme un Irlandais avec son shilelagh'K La position était terrible, comme vous le comprenez bien. Heureusement que nous arrivions, mais j'etais tellement excite, que par une fausse manoeuvre que je fis pour éviter l'aviron de Baptiste, le canot heurta la téte ďun gros pin et que nous voila tous précipités en bas, dégringolant de branche en branche comme des perdrix que Ton tue dans les épinettes. Je ne sais pas combien je mis de temps á descendre jusqu'en bas, car je perdis connaissance avant d'arriver, et mon dernier souvenir était comme celui d'un homme qui réve qu'il tombe dans un puits qui n'a pas de fond. VII Vers les huit heures du matin, je m'eveillai dans mon lit dans la cabane, ou nous avaient transposes des bücherons qui nous avaient trouves sans connaissance, enfonces jusqu'au cou, dans un banc de neige du voisinage. Heureusement que personne ne s'etait casse les reins mais je n'ai pas besoin de vous dire que j'avais les cotes sur le long comme un homme qui a couche sur les ravalements pendant toute une semaine, sans parier d'un blackeyeu et de deux ou trois dechirures sur les mains et dans la figure. Enfin, le principal, c'est que le diable ne nous avait pas tous empörtes et je n'ai pas besoin de vous dire que je ne 12. Prendre une sheer (shire), glisser, tomber. 13. Mot irlandais signifiant gros baton. 14. Terme anglais: aeil poché. On dit aussi, en langage populaire, ceil au beurre noir. 188 • Honoré Beaugrand m'empressai pas de dementir ceux qui pretendirent qu'ils m'avaient trouve, avec Baptiste et les six autres, tous saouls comme des grives, et en train de cuver notre jamaique dans un banc de neige des environs. C'etait deja pas si beau d'avoir risque de vendre son ame au diable, pour s'en vanter parmi les camarades; et ce n'est que bien des annees plus tard que je racontai l'histoire telle qu'elle m'etait arrivee. Tout ce que je puis vous dire, mes amis, c'est que ce n'est pas si drole qu'on le pense que d'aller voir sa blonde en canot d'ecorce, en plein coeur d'hiver, en courant la chasse-galerie; surtout si vous avez un maudit ivrogne qui se mele de gou-verner. Si vous m'en croyez, vous attendrez a Fete prochain pour aller embrasser vos p'tits coeurs, sans courir le risque de voyager aux depens du diable. Et Joe le cook plongea sa micouane15 dans la melasse bouillonnante aux reflets dores, et declara que la tire etait cuite a point et qu'il n'y avait plus qu'a Vhirer. (La chasse-galene, 1900; paru d'abord dans La Patrie, 31 decembre 1891) ha béte a grand'queue1 C'est absolument comme je te le dis, insista le p'tit Pierriche Desrosiers, j'ai vu moi-méme la queue de la bete. Une queue poilue d'un rouge écarlate et coupée en sifflet pas loin du trognon. Une queue de six pieds, mon vieux! — Oui c'est ben bon de voir la queue de la béte, mais c'vlimeux de Fanfan Lazette est si blagueur qu'il me faudrait d'autres preuves que ca pour le croire sur parole. — D'abord, continua Pierriche, tu avoueras ben qu'il a tout ce qu'il faut pour se faire poursuivre par la béte a granďqueue. II est blagueur, tu viens de le dire, il aime á prendre la goutte, tout le monde le sait, et ca court sur la huitiěme année qu'il fait des páques de renard. S'il faut étre sept ans sans faire ses páques ordinaires pour courir le loup-garou, il suffit de faire des páques de renard pendant la méme periodě, pour se faire attaquer par la béte á granďqueue. Et il l'a rencontrée en face du manoir de Dautraye, dans les grands arbres qui bordent la route ou le soleil ne pénětre jamais, 15. Mot mdien signifiant une longue cuillěre de bois. 1. Sous-titré «Récit populaire» en 1892. 190 • Honoře Beaugrand La bete ä grand'queue • 191 méme en plein midi. Juste á la tněme place oú Louison Laroche s'etait fait arracher un ceil par le maudit animal, íl y a environ une dizaine ďannées. Ainsi causaient Pierriche Desrosiers et Maxime Sansouci, en prenant clandestinement un p'tit coup dans la maisonnette du vieil André Laliberté qui vendait un verre par ci et par lá, á ses connaissances, sans trop s'occuper des lois de patente ou des remontrances du curé. — Et toi, André, que penses-tu de tout ca? demanda Pierriche. Tu as dů en voir des bétes á granďqueue dans ton jeune temps. Crois-tu que Fanfan Lazette en ait rencontre une, á Dautraye ? — C'est ce qu'il pretend, mes enfants, et, comme le voici qui vient prendre sa nippe ordinaire, vous n'avez qu'a le faire jaser lui-méme si vous voulez en savoir plus long. II Fanfan Lazette etait un mauvais sujet qui faisait le desespoir de ses parents, qui se moquait des sermons du cure, qui semait le desordre dans la paroisse et qui — consequence fatale — etait la coqueluche de toutes les jolies filles des alentours. Le pere Lazette l'avait mis au college de FAssomption, d'ou il s'etait echappe pour aller ä Montreal faire un metier quelconque. Et puis il avait passe deux saisons dans les chantiers et etait revenu chez son pere qui se faisait vieux, pour diriger les travaux de la ferme. Fanfan etait un rude gars au travail, il fallait lui donner cela, et il besognait comme quatre lorsqu'il s'y mettait; mais il etait journalier, comme on dit au pays, et il faisait assez souvent des neuvaines qui n'etaient pas toujours sous l'invoca-tion de saint Francois Xavier. Comme il faisait tout á sa téte, il avait pris pour habitude de ne faire ses páques qu'apres la pénode de rigueur, et il mettait une espěce de fanfaronnade á ne s'approcher des sacre-ments qu'apres que tous les fiděles s'etaient mis en regie avec les commandements de l'Eglise. Bref, Fanfan était un luron que les comměres du village traitaient de pendard2, que les mamans qui avaient des filles á marier craignaient comme la peste et qui passait, selon les lieux ou on s'occupait de sa personne, pour un bon diable ou pour un mauvais garnement. Pierriche Desrosiers et Maxime Sansouci se levěrent pour lui souhaiter la bienvenue et pour l'inviter á prendre un coup, qu'il s'empressa de ne pas refuser. — Et maintenant, Fanfan, raconte-nous ton histoire de béte á granďqueue. Maxime veut faire 1'incrédule et pretend que tu veux nous en faire accroire. — Ouidá, oui! Eh bien, tout ce que je peux vous dire, c'est que si c'eut été Maxime Sansouci qui eut rencontre la béte au lieu de moi, je crois qu'il ne resterait plus personne pour raconter l'histoire, au jour d'aujourd'hui. Et s'adressant á Maxime Sansouci: — Et toi, mon p'tit Maxime, tout ce que je te souhaite, c'est de ne jamais te trouver en pareille compagnie; tu n'as pas les bras assez longs, les reins assez solides et le corps assez raide pour te tirer d'affaire dans une pareille rencontre. Ecoute-moi bien et tu m'en diras des nouvelles ensuite. Et puis: —■ André, trois verres de Molson réduit. 2. Homme dangereux. 192 • Honore Beaugrand La bete a grand'queue • 193 III D'abord, je n'ai pas d'objection ä reconnatcre qu'il y a plus de sept ans que je fais des päques de renard et merae, en y reflechissant bien, j'avouerai que j'ai meme passe deux ans sans faire de päques du tout, lorsque j'etais dans les chantiers. J'avais done ce qu'il fallait pour rencontrer la bete, s'il faut en croire Baptiste Gallien, qui a etudie ces choses-la dans les gros livres qu'il a trouves chez le notaire Latour. Je me moquais bien de la chose auparavant; mais, lorsque je vous aurai raconte ce qui vient de m'arriver ä Dautraye, dans la nuit de samedi ä dimanche, vous m'en direz des nou-velles. J'etais parti samedi matin avec vingt-cinq poches d'avoine pour aller les porter ä Berthier chez Remi Tranche-montagne et pour en remporter quelques marchandises: un p'tit baril de melasse, un p'tit quart de cassonade, une meule de fromage, une dame-jeanne de jamai'que et quelques livres de the pour nos provisions d'hiver. Le grand Sem ä Gros-Louis Champagne m'accompagnait et nous faisions le voyage en grand'eharette avec ma pouliche blonde -— la meilleure bete de la paroisse, sans me vanter ni la pouliche non plus. Nous etions ä Berthier sur les onze heures de la matinee et, apres avoir regle nos affaires chez Tranchemontagne, decharge notre avoine, recharge nos provisions, il ne nous restait plus qu'ä prendre un p'tit coup en attendant la fraiche du soir pour reprendre la route de Lanoraie. Le grand Sem Champagne frequente une petite Laviolette de la petite riviere de Berthier, et il partit a l'avance pour aller farauder' sa pretendue jusqu'ä l'heure du depart. Je devais le prendre en passant, sur les huit heures du soir, et, pour tuer le temps, j'allai rencontrer des connaissances chez Jalbert, chez Gagnon et chez Guilmette, ou nous payames chacun une tournee, sans cependant nous griser serieusement ni les uns ni les autres. La journee avait ete belle, mais sur le soir, le temps devint lourd et je m'apercus que nous ne tarde-rions pas a avoir de 1'orage. Je serais bien parti vers les six heures, mais j'avais donne rendez-vous au grand Sem a huit heures et je ne voulais pas deranger un garcon qui gossait* serieusement et pour le bon motif. J'attendis done patiemment et je donnai une bonne portion a ma pouliche, car j'avais l'intention de retourner a Lanoraie sur un bon train. A huit heures precises, j'etais a la petite riviere, chez le pere Laviolette, ou il me fallut descendre prendre un coup et saluer la compagnie. Comme on ne part jamais sur une seule jambe, il fallut en prendre un deuxieme pour retablir l'equilibre, comme dit Baptiste Gallien, et apres avoir dit le bonsoir a tout le monde, nous primes le chemin du roi. La pluie ne tombait pas encore, mais il etait facile de voir qu'on aurait une tempete avant longtemps et je fouettai ma pouliche dans l'espoir d'ar-river chez nous avant le grain. IV En entrant chez le pere Laviolette, j'avais bien remarque que Sem avait pris un coup de trop; et e'est facile a voir chez lui, car vous savez qu'il a les yeux comme une morue gelee, lors-qu'il se met en fete, mais les deux derniers coups du depart le fmirent completement et il s'endormit comme une marmotte 3. Courtiser, faire le galant. 4. Faire la cour ä une femme, par extension draguer, flitter avec une feinnie. 194 * Honore Beaugrand La bete a grand'queue • 195 au mouvement de la charette. Je lui placai la tete sur une botte de foin que j'avais au fond de la voiture etje partis grand train. Mais j'avais a peine fait une demi-lieue, que la tempete eclata avec une fureur terrible. Vous vous rappelez la tempete de samedi dernier. La pluie tombait a torrents, le vent sifflait dans les arbres et ce n'est que par la lueur des eclairs que j'entre-voyais parfois la route. Heureusement que ma pouliche avait Finstinct de me tenir dans le milieu du chemin, car il faisait noir comme dans un four. Le grand Sem dormait toujours, bien qu'il fut trempe comme une lavette. Je n'ai pas besom de vous dire que j'etais dans le meme etat. Nous arrivames ainsi jusque chez Louis Trempe dont j'apercus la maison jaune a la lueur d'un eclair qui m'aveugla, et qui fut suivi d'un coup de tonnerre qui fit trembler ma bete et la fit s'arreter tout court. Sem lui-meme s'eveilla de sa lethargie et poussa un gemisse-ment suivi d'un cri de terreur: — Regarde, Fanfan ! la bete a grand'queue ! Je me retour-nai pour apercevoir derriere la voiture, deux grands yeux qui brillaient comme des tisons et, tout en meme temps, un eclair me fit voir un animal qui poussa un hurlement de bete-a-sept-tetes en se battant les flancs d'une queue rouge de six pieds de long. —J'ai la queue chez moi etje vous la montrerai quand vous voudrez! —Je ne suis guere peureux de ma nature, mais j'avoue que me voyant ainsi, a la noirceur, seul avec un homme saoul, au milieu d'une tempete terrible et en face d'une bete comme 9a, je sentis un frisson me passer dans le dos et je lancai un grand coup de fouet a ma jument qui partit comme une fleche. Je vis que j'avais la double chance de me casser le cou dans une coulee ou en roulant en bas de la cote, ou bien de me trouver face a face avec cette fameuse bete a grand'queue dont on m'avait tant parle, mais a laquelle je croyais a peine. C'est alors que tous mes paques de renard me revinrent a la memoire et je promis bien de faire mes devoirs comme tout le monde, si le bon Dieu me tirait de la. Je savais bien que le seul moyen de venir a bout de la bete, si ca en venait a une prise de corps, c'etait de lui couper la queue au ras du trognon, et je m'assurai que j'avais bien dans ma poche un bon couteau a ressort de chantier qui coupait comme un rasoir. Tout cela me passa par la tete dans un instant pendant que ma jument galopait comme une dechainee et que le grand Sem Champagne, a moitie degrise par la peur, cnait: — Fouette, Fanfan! la bete nous poursuit. J'lui vois les yeux dans la noirceur. Et nous alhons un train d'enfer. Nous passames le village des Blais et il fallut nous engager dans la route qui longe le manoir de Dautraye. La route est etroite, comme vous savez. D'un cote, une haie en hallier bordee d'un fosse assez profond separe le pare du chemin, et de l'autre, une rangee de grands arbres longe la cote jusqu'au pont de Dautraye. Les eclairs penetraient a peine a travers le feuillage des arbres et le moin-dre ecart de la pouliche devait nous jeter dans le fosse du cote du manoir, ou briser la charrette en morceaux sur les troncs des grands arbres. Je dis a Sem: — Tiens-toi bien mon Sem! II va nous arriver un accident. Eh vlan! patatras! un grand coup de tonnerre eclate et voila la pouliche affolee qui se jette a droite dans le fosse, et la charrette qui se trouve sens dessus dessous. II faisait une noirceur a ne pas se voir le bout du nez, mais en me relevant tant bien que mal, j'apercus au-dessus de moi les deux yeux de la bete qui s'etait arretee et qui me reluquait d'un air feroce. Je me tatai pour voir si je n'avais nen de casse. Je n'avais aucun mal et ma premiere idee fut de saisir l'animal par la queue et de me garer de sa gueule de possede. Je me trainai en rampant, et tout en ouvrant mon couteau a ressort que je placai dans ma ceinture, et au moment ou la bete s'elancait sur moi en pous- 196 • Honore Beaugrand La bete ä grand'queue • 197 sant un rugissement infernal, je fis un bond de cote et je l'attrapai par la queue que j'empoignai solidement de mes deux mains. II fallait voir la lutte qui s'ensuivit. La bete, qui sentait bien que je la tenais par le bon bout, faisait des sauts terribles pour me faire lacher prise, mais je me cramponnais comme un desespere. Et cela dura pendant au moins un quart d'heure. Je volais a droite, a gauche, comme une casserole au bout de la 1 queue d'un chien, mais je tenais bon. J'aurais bien voulu saisir mon couteau pour la couper, cette maudite queue, mais impossible d'y penser tant que la charogne se demenerait ainsi. A la fin, voyant qu'elle ne pouvait pas me faire lacher prise la J voila partie sur la route au triple galop, et moi par derriere, naturellement. Je n'avais jamais voyage aussi vite que cela de ma vie. Les cheveux m'en frisaient en depit de la pluie qui tombait tou-jours a torrents. La bete poussait des beuglements pour m'ef-frayer davantage et, a la faveur d'un eclair, je m'apercus que nous fihons vers le pont de Dautraye. Je pensais bien a mon couteau, mais je n'osais pas me risquer d'une seule main, lors-qu'en arrivant au pont, la bete tourna vers la gauche et tenta d'escalader la palissade. La maudite voulait sauter a l'eau pour I me noyer. Heureusement que son premier saut ne reussit pas, car, avec l'erre d'aller que j'avais acquis, j'aurais certainement fait le plongeon. Elle recula pour prendre un nouvel elan et c'est ce qui me donna ma chance. Je saisis mon couteau de la main droite et, au moment ou elle sautait, je reunis tous mes 1 efforts, je frappai juste et la queue me resta dans la main. J'etais 1 delivre et j'entendis la charogne qui se debattait dans les eaux de la riviere Dautraye et qui finit par disparaitre avec le cou-rant. Je me rendis au moulin ou je racontai mon affaire au meunier et nous examinames ensemble la queue que j'avais apportee. C'etait une queue longue de cinq a six pieds, avec un bouquet de poil au bout, mais une queue rouge ecarlate; une vrai queue de possedee, quoi! La tempete s'etait apaisee et, a l'aide d'un fanal, je partis a la recherche de ma voiture que je trouvai embourbee dans un fosse de la route, avec le grand Sem Champagne qui, com-pletement degrise, avait degage la pouliche et travaillait a ramas-ser mes marchandises que le choc avait eparpillees sur la route. Sem fut l'homme Je plus etonne du monde de me voir revenir sain et sauf car il croyait bien que e'etait le diable en personne qui m'avait emporte. Apres avoir emprunte un harnais au meunier pour rem-placer le notre, qu'il avait fallu couper pour liberer la pouliche, nous reprimes la route du village ou nous arrivames sur l'heure de minuit. — Voila mon histoire et je vous invite chez moi un de ces jours pour voir la queue de la bete. Baptiste Lambert est en train de l'empailler pour la conserver. Le récit qui precede donna lieu, quelques jours plus tard, ä un démélé reste célěbre dans les annales criminelles de Lanoraie. Pour empécher un vrai proces et les frais ruineux qui s'ensui-vent, on eut recours á un arbitrage dont voici le procěs-verbal: «Ce septieme jour de novembre 1856, ä 3 heures de relevée, nous soussignés, Jean-Baptiste Gallien, ínstituteur diplome et maitre-chantre de la paroisse de Lanoraie, Onésime Bombenlert, bedeau de ladite paroisse, et Damase Briqueleur, épicier, dúment nommés commissaires royaux et p'tit banc politique et permanent, ayant été choisis comme arbitres du 198 • Honore Beaugrand La bete a grand'queue • 199 plein gre des interesses en cette cause, avons rendu la sentence d'arbitrage qui suit dans le differend survenu entre Francois-Xavier Trempe, surnommc Francis Jean-Jean et Joseph, sur-nomme Fanfan Lazette. Le sus-nomme F. X. Trempe revendique des dommages-interets, au montant de cent francs, audit Fanfan Lazette, en l'accusant d'avoir coupe la queue de son taureau rouge dans la nuit du samedi, 3 octobre dernier, et d'avoir ainsi cause la mort dudit taureau d'une maniere cruelle, illegale et subrep-tice, sur le pont de la riviere Dautraye pres du manoir des seigneurs de Lanoraie. Ledit Fanfan Lazette nie d'une maniere energique l'accu-sation dudit F. X. Trempe et la declare malicieuse et lrreve-rencieuse, au plus haut degre. II reconnait avoir coupe la queue d'un animal connu dans nos campagnes sous le nom de bete ä grand'queue, dans des conditions fort dangereuses pour sa vie corporelle et pour le salut de son äme, mais cela ä son corps defendant et parce que e'est le seul moyen reconnu de se debarrasser de la bete. Et les deux interesses produisent chacun un temoin pour soutemr leurs pretentions, tel que convenu dans les conditions d'arbitrage. Le nomme Pierre Busseau, engage au service dudit F. X. Trempe, declare que la queue produite par le susdit Fanfan Lazette lui parait etre la queue du defunt taureau de son maitre, dont il a trouve la carcasse echouee sur la greve, quelques jours auparavant dans un etat avance de decomposition. Le taureau est precisement disparu dans la nuit du 3 octobre, date ou ledit Fanfan Lazette pretend avoir rencontre la bete a grand'queue. Et ce qui le confirme dans sa conviction, e'est la couleur de la susdite queue du susdit taureau qui quelques jours auparavant, s'etait amuse ä se gratter sur une barriere recemment peinte en vermilion. Et se presente ensuite le nomme Sem Champagne, sur-nomme Sem-a-gros-Louis, qui desire confirmer de la maniere la plus absolue les declarations de Fanfan Lazette, car il etait avec lui pendant la tempete du 3 octobre et il a apercu et vu distinctement la bete a grand'queue telle que decnte dans la deposition dudit Lazette. En vue de ces temoignages et depositions et: Considerant que l'existence de la bete a grand'queue a ete de temps immemoriaux reconnue comme reelle, dans nos campagnes, et que le seul moyen de se proteger contre la susdite bete est de lui couper la queue comme parait 1'avoir fait si bravement Fanfan Lazette, un des interesses en cette cause; Considerant d'autre part, qu'un taureau rouge apparte-nant a F. X. Trempe est disparu a la meme date et que la carcasse a ete trouvee, echouee et sans queue, sur la greve du St-Laurent par le temoin Pierre Busseau, quelques jours plus tard; Considerant qu'en face de temoignages aussi contradic-toires il est fort difficile de faire plaisir a tout le monde, tout en restant dans les bornes d'une decision peremptoire: Decidons: 1. Qu'a l'avenir ledit Fanfan Lazette soit force de faire ses piques dans les conditions voulues par notre Sainte Mere l'Eglise, ce qui le protegera contre la rencontre des loups-garous, betes-a-grand'queue et feux follets quelconques, en allant a Berthier ou ailleurs. 2. Que ledit F. X. Trempe soit force de renfermer ses taureaux de maniere a les empecher de frequenter les chemins publics et de s'attaquer aux passants dans les tenebres, a des heures indues du jour et de la nuit. 3. Que les deux interesses en cette cause, les susdits Fanfan Lazette et F. X. Trempe soient condamnes a prendre la queue coupee par Fanfan Lazette et a la mettre en loterie 200 • Honore Beaugrand parmi les habitants de la paroisse afin que la somme realisee nous soit remise a titre de compensation pour notre arbitrage pour suivre la bonne tradition qui veut que, dans les proces douteux, les juges et les avocats soient remuneres, quel que soit le sort des plaideurs qui sont renvoyes dos-a-dos, chacun payant les frais. En foi de quoi nous avons signe, Jean-Baptiste Gallien, Onesime Bombenlert, Damase Briqueleur Commissaires royaux et arbitres du p'tit banc municipal. Pour copie conforme. (La chasse-galerie, 1900; paru d'abord dans La Patrie, 20 fevrier 1892) Le fantóme de I'avare1 Vous connaissez tous, vieillards etjeunes gens, I'histoire queje vais vous raconter. La morale de ce récit, cependant, ne saurait vous étre ředíte trop souvent, et rappelez-vous que derriěre la legende, il y a la lecon terrible ďun Dieu vengeur qui ordonne au riche de faire la charitě2. C'était la vieille du jour de ľan de gráce 1858. II faisait un froid sec et mordant. La grande route qui longe la rive nord du St-Laurent de Montreal ä Berthier était couverte ď une épaisse couche de neige, tombée avant la Noěl. Les chemins étaient lisses comme une glace de Venise. Aussi, fallait-il voir si les fils des fermiers ä ľaise des paroisses du fleuve se plaisaient ä «pousser» leurs chevaux fringants, qui passaient comme le vent au son joyeux des clochettes de leurs harnais argentés. Je me trouvais en veillée chez le pere Joseph Hervieux, que vous connaissez tous. Vous savez aussi que sa maison qui est bátie en pierre, est située ä mi-chemin entre les églises de Lavaltrie et de Lanoraie. II y avait fete ce soir-la chez le pere Hervieux. Aprěs avoir copieusement soupé, tous les membres 1. Sous-titré en 1875 «Legende du jour de l'an». 2. Preambule ajouté en 1896. 202 • Honore Beaugrand Le fantóme de ľavare • 203 de la famílie s'étaient rassemblés dans la grandc salle de reception. 11 est d'usage que chaque famille canadienne donne un festin au dernier jour de chaque année, afin de pouvoir saluer, ä minuit, avec toutes les ceremonies voulues, ľarrivée de ľin-connu qui nous apporte ä tous une part de joies et de douleurs. II était dix heures du soir. Les bambins, poussés par le sommeil, se laissaient les uns aprés les autres rouler sur les robes de bufile qui avaient été étendues autour de ľimmense poéle ä fourneau de la cuisine. Seuls, les parents et les jeunes gens voulaient tenir tete ä ľheure avancée, et se souhaiter mutuellement une bonne et heureuse année, avant de se retirer pour la nuit. Une fillette vive et alerte, qui voyait la conversation lan-guir, se leva tout ä coup et allant déposer un baiser respectueux sur le front du grand-pére de la famille, vieillard presque cen-tenaire, lui dit ďune voix qu'elle savait irresistible: — Grand-pére, redis-nous, je ťen prie, ľhistoire de ta rencontre avec ľesprit de ce pauvre Jean-Pierre Beaudry — que Dieu ait pitie de son äme — que tu nous racontas ľan dernier, ä pareille époque. C'est une histoire bien tnste, il est vrai, mais ca nous aidera ä passer le temps en attendant minuit. — Oh! oui! grand-pére, ľhistoire du jour de ľan, répé-térent en chceur les convives qui étaient presque tous les descendants du vieillard. — Mes enfants, reprit d'une voix tremblotante ľaieul aux cheveux blancs, depuis bien longtemps, je vous répéte ä la veille de chaque jour de ľan, cette histoire de ma jeunesse. Je suis bien vieux, et peut-étre pour la derniére fois, vais-je vous la redire íci ce soir. Soyez toute attention, et remarquez sur-tout le chätiment terrible que Dieu reserve ä ceux qui, en ce monde, refusent ľhospitalité au voyageur en détresse. Le vieillard approcha son fáuteuil du poéle, et ses enfants ayant fait cercle autour de lui, il s'exprima en ces termes: — II y a de cela soixante-dix ans aujourd'hui. J'avais vingt ans alors. Sur 1'ordre de mon pere, j'etais parti de grand matin pour Montreal, afin d'aller y acheter divers objets pour la famille; entre autres, une magnifique dame-jeanne de jamai'que, qui nous etait absolument necessaire pour traiter dignement les amis a l'occasion du nouvel an. A trois heures de l'apres-midi, j'avais fini mes achats, et je me preparais a reprendre la route de Lanoraie. Mon «brelot3» etait assez bien rempli, et comme je voulais etre de retour chez nous avant neuf heures, je fouet-tai vivement mon cheval qui partit au grand trot. A cinq heures et demie j'etais a la traverse du bout de l'ile, et j'avais jusqu'alors fait bonne route. Mais le ciel s'etait couvert peu a peu et tout faisait presager une forte bordee de neige. Je m'en-gageai sur la traverse, et avant que j'eusse atteint Repentigny il neigeait a plein temps. J'ai vu de fortes tempetes de neige durant ma vie, mais je ne m'en rappelle aucune qui fut aussi terrible que celle-la. Je ne voyais ni ciel ni terre, et a peine pouvais-je suivre le «chemin du roi» devant moi, les «balises» n'ayant pas encore ete posees, comme l'hiver n'etait pas avance. Je passai l'eglise Saint-Sulpice a la brunante; mais bientot, une obscurite profonde et une «poudrene» qui me fouettait la figure m'empecherent completement d'avancer. Je n'etais pas bien certain de la localite ou je me trouvais, mais je croyais alors etre dans les environs de la ferme du pere Robillard. Je ne crus pouvoir faire mieux que d'attacher mon cheval a un pieu de la cloture du chemin, et de me diriger a l'aventure a la recherche d'une maison pour y demander l'hos-pitalite en attendant que la tempete fut apaisee. J'errai pendant quelques minutes et je desesperais de reussir, quand j'apercus, 3. S'agit-il d'une erreur typographique ? Sans douce. Beaugrand veut parler ici de son «berlot», voiture d'hiver plus legere que la carriole. Ce traineau a coffre peu eleve est genetalemenc muni de deux sieges dont celui de devant se dissinuile a volonte. 204 • Honore Beaugrand Le fantome de I'avare • 205 sur la gauche de la grande route, une masure a demi ensevelie dans la neige et que je ne me rappelais pas avoir encore vue. Je me dirigeai en me frayant avec peine un passage dans les bancs de neige vers cette maison que je crus tout d'abord abandonnee. Je me trompais cependant; la porte en etait fer-mee, mais je pus apercevoir par la fenetre la lueur rougeatre d'un bon feu de «bois franc » qui brulait dans l'atre. Je frappai et j'entendis aussitot les pas d'une personne qui s'avancait pour m'ouvrir. Au «qui est la?» traditionnel, je repondis en grelot-tant que j'avais perdu ma route, et j'eus le plaisir immediat d'entendre mon interlocuteur lever le loquet. II n'ouvrit la porte qu'a moitie, pour empecher autant que possible le froid de penetrer dans l'interieur, et j'entrai en secouant mes vete-ments qui etaient couverts d'une couche epaisse de neige. — Soyez le bienvenu, me dit l'hote de la masure en me tendant une main qui me parut bmlante, et en m'aidant a me debarrasser de ma ceinture flechee et de mon capot d'etoffe du pays. Je lui exphquai en peu de mots la cause de ma visite, et apres l'avoir remercie de son accueil bienveillant, et apres avoir accepte un verre d'eau-de-vie qui me reconforta, je pris place sur une chaise boiteuse qu'il m'indiqua de la main au coin du foyer. II sortit, en me disant qu'il allait sur la route querir mon cheval et ma voiture, pour les mettre sous une remise, a l'abri de la tempete. Je ne pus m'empecher de jeter un regard curieux sur l'ameublement original de la piece ou je me trouvais. Dans un coin, un miserable banc-lit sur lequel etait etendue une peau de buffle devait servir de couche au grand vieillard aux epaules voutees qui m'avait ouvert la porte. Un ancien fusil, datant probablement de la domination francaise, etait accroche aux soliveaux en bois brut qui soutenaient le toit en chaume de la maison. Plusieurs tetes de chevreuils, d'ours et d'orignaux etaient suspendues comme trophees de chasse aux murailles blanchies a la chaux. Pres du foyer, une buche de chene solitaire semblait etre le seul siege vacant que le maitre de ceans eut a offrir au voyageur qui, par hasard, frappait a sa porte pour lui demander 1'hospitalite. Je me demandai quel pouvait etre l'individu qui vivait ainsi en sauvage en pleine paroisse de Saint-Sulpice, sans que j'en eusse jamais entendu parler? Je me torturai en vain la tete, moi qui connaissais tout le monde, depuis Lanoraie jusqu'a Montreal, mais je n'y voyais goutte. Sur ces entrefaites, mon hote rentra et vint, sans dire mot, prendre place vis-a-vis de moi, a 1'autre coin de l'atre. — Grand merci de vos bons soins, lui dis-je, mais vou-driez-vous bien m'apprendre a qui je dois une hospitalite aussi franche. Moi qui connais la paroisse de Saint-Sulpice comme mon «pater», j'ignorais jusqu'aujourd'hui qu'il y eut une maison situee a l'endroit qu'occupe la votre, et votre figure m'est inconnue. En disant ces mots, je le regardai en face, et j'observai pour la premiere fois les rayons etranges que produisaient les yeux de mon hote; on aurait dit les yeux d'un chat sauvage. Je reculai instinctivement mon siege en arriere, sous le regard penetrant du vieillard qui me regardait en face, mais qui ne me repondait pas. Le silence devenait fatigant, et mon hote me fixait tou-jours de ses yeux brillants comme les tisons du foyer. Je commencais a avoir peur. Rassemblant tout mon courage, je lui demandai de nou-veau son nom. Cette fois, ma question eut pour effet de lui faire quitter son siege. II s'approcha de moi a pas lents, et posant sa main osseuse sur mon epaule tremblante, il me dit d'une voix triste comme le vent qui gemissait dans la chemi-nee: «Jeune homme, tu n'as pas encore vingt ans, et tu de-mandes comment il se fait que tu ne connaisses pas Jean-Pierre 2o6 • Honore Beaugrand Le fantóme de ľavare • 207 Beaudry, jadis le nchard du village. Je vais te le dire, car ta visite ce soir me sauve des flammes du purgatoire oú je brúle depuis cinquante ans, sans avoir jamais pu jusqu'aujourd'hui remplir la penitence que Dieu m'avait imposée. Je suis celui qui jadis, par un temps comme celui-ci, avait refuse d'ouvrir sa porte ä un voyageur épuisé par le froid, la faim et la fatigue. » Mes cheveux se hérissaient, mes genoux s'entrecho-quaient, et je tremblais comme la feuille du peuplier pendant les fortes brises du nord. Mais, le vieillard sans faire attention ä ma frayeur, continuait toujours d'une voix lente: «11 y a de cela cinquante ans. C'était bien avant que ľ Anglais eút jamais foulé le sol de ta paroisse natale. J'étais nche, bien riche, et je demeurais alors dans la maison oú je te recois, íci, ce soir. C'était la veille du jour de ľan, comme aujourd'hui, et seul prés de mon foyer, je jouissais du bien-étre d'un abri contre la tempéte et d'un bon feu qui me protégeait contre le froid qui faisait craquer les pierres des murs de ma maison. On frappa ä ma porte, mais j'hésitais ä ouvnr. Je craignais que ce ne fút quelque voleur, qui sachant mes riches-ses, ne vint pour me pilier, et qui sait, peut-étre m'assassiner. «Je fis la sourde oreille et aprés quelques instants, les coups cessérent. Je m'endormis bientôt, pour ne me réveiller que le lendemain au grand jour, au bruit infernal que faisaient deux jeunes hommes du voisinage qui ébranlaient ma porte a grands coups de pied. Je me levai ä la hate pour abler les chatier de leur impudence, quand j'apercus en ouvrant la porte, le corps inanimé d'un jeune homme qui était mort de froid et de misére sur le seuil de ma maison. J'avais, par amour pour mon or, laissé mourir un homme qui frappait á ma porte, et j'étais presque un assassin. Je devins fou de douleur et de repentir. « Aprés avoir fait chanter un service solennel pour le repos de ľäme du malheureux, je divisai ma fortune entre les pau- vres des environs, en priant Dieu d'accepter ce sacrifice en expiation du crime que j'avais commis. Deux ans plus tard, je fus brúlé vif dans ma maison et je dus aller rendre compte ä mon créateur de ma conduite sur cette terre que j'avais quittée d'une maniere si tragique. Je ne fus pas trouvé digne du bon-heur des élus et je fus condamné ä revenir ä la veille de chaque nouveau jour de ľan, attendre ici qu'un voyageur vint frapper ä ma porte, afm que je pusse lui donner cette hospitalité que j'avais refusée de mon vivant ä ľun de mes semblables. Pendant cinquante hivers, je suis venu, par l'ordre de Dieu, passer ici la nuit du dernier jour de chaque année, sans que jamais un voyageur dans la détresse ne vint frapper ä ma porte. Vous étes enfin venu ce soir, et Dieu m'a pardonné. Soyez ä jamais béni d'avoir été la cause de ma délivrance des flammes du purgatoire, et croyez que, quoi qu'il vous arrive ici-bas, je prierai Dieu pour vous la-haut.» Le revenant, car e'en était un, parlait encore quand, suc-combant aux emotions terribles de frayeur et d'étonnement qui m'agitaient, je perdis connaissance... Je me réveillai dans mon «brelot», sur le chemin du roi, vis-ä-vis de ľéglise de Lavaltrie. La tempéte s'était apaisée et j'avais sans doute, sous la direction de mon hôte de l'autre monde, repris la route de Lanoraie. Je tremblais encore de frayeur quand j'arnvai ici ä une heure du matin, et que je racontai aux convives assembles, la terrible aventure qui m'était arrivée. Mon défunt pere, — que Dieu ait pitie de son äme — nous fit mettre ä genoux, et nous récitämes le rosaire, en reconnaissance de la protection speciale dont j'avais été trouvé digne, pour faire sortir ainsi des souffrances du purgatoire une áme en peine qui attendait depuis si longtemps sa délivrance. Depuis cette époque, jamais nous n'avons manqué, mes en-fants, de reciter ä chaque anniversaire de ma memorable aven- 208 • Honore Beaugrand Le fantome de I'avare • 209 ture, un chapelet en l'honneur de la vierge Marie, pour le repos des ames des pauvres voyageurs qui sont exposes au froid et a la tempete. Quelques jours plus tard, en visitant St-Sulpice, j'eus l'oc-casion de raconter mon histoire au cure de cette paroisse. J'appris de lui que les registres de son eglise faisaient en effet mention de la mort tragique d'un nomme Jean-Pierre Beaudry, dont les proprietes etaient alors situees ou demeure maintenant le petit Pierre Sansregret. Quelques esprits forts ont pretendu que j'avais reve sur la route. Mais ou avais-je done appris les faits et les noms qui se rattachaient a l'incendie de la ferme du defunt Beaudry, dont je n'avais jusqu'alors jamais entendu parler. M. le cure de Lanoraie, a qui je confiai l'affaire, ne voulut rien en dire, si ce n'est que le doigt de Dieu etait en toutes choses et que nous devions benir son saint nom. Le maitre d'ecole avait cesse de parler depuis quelques moments, et personne n'avait ose rompre le silence religieux avec lequel on avait ecoute le recit de cette etrange histoire. Les jeunes filles emues et craintives se regardaient timidement sans oser faire un mouvement, et les hommes restaient pensifs en reflechissant a ce qu'il y avait d'extraordinaire et de mer-veilleux dans cette apparition surnaturelle du vieil avare, cin-quante ans apres son trepas. Le pere Montepel fit enfin treve a cette position genante en offrant a ses hotes une derniere rasade de bonne eau-de-vie de lajamai'que, en l'honneur du retour heureux des voyageurs. On but cependant cette derniere sante avec moins d'en-train que les autres, car l'histoire du maitre d'ecole avait tou-che la corde sensible dans le cceur du paysan franco-canadien: la croyance a tout ce qui touche aux histoires surnaturelles et aux revenants. Apres avoir salue cordialement le maitre et la maitresse de ceans et s'etre redit mutuellement de sympathiques bonsoirs, garcons et filles reprirent le chemin du logis. Et en parcourant la grande route qui longe la rive du fleuve, les fillettes serraient en tremblotant le bras de leurs cavaliers, en entrevoyant se balancer dans l'obscurite la tete des vieux peupliers; et en entendant le bruissement des feuilles, elles pensaient encore malgre les doux propos de leurs amoureux, a la legende du «Fantome de I'avare ». (La Patrie, 31 decembre 1896; paru d'abord dans Le Courrier de Montreal, 25 aout 1875)