r corps replie" de celui qu'ils avaient mis tant de mois a retracer, un poids lourd et muscle vint l'ecraser sur la table verte. C'etait l'homme en noir qui cherchait a retirer l'6pin-gle de la poup£e. Alexis vint alors a la rescousse de son frere Janvier en tirant 1'assistant du Maitre de Magie par les jam-bes, et la bagarre s'engagea. L'homme en noir, enrag6, 6tait difficile a contenir; les deux Gaspdsiens, pourtant rompus a ce genre de bataille, furent rapidement bouscutes par le balafre, Alexis allant meme jusqu'a renverser le corps du Mage. Voyant alors scintiller la longue 6pingle pendant la poupee blanche de bord en bord, il la retira du coton et se langa sur leur opposant dans un dernier soubresaut d'ener-gie. Puis ce dernier s'ecrasa sur le sol, l'arme de sa fin scin-tillant entre ses omoplates. Ensuite, le long corps noir subit quelques saccades, se tordit un peu avant de se replier sur lui-meme, et resta parfaitement immobile dans le silence, 1' aiguille pointant vers le Maitre de Magie. Les deux freres, harasses, etaient ecrases sur le sol. Cette fois, ils venaient de tuer sans l'intervention de l'etran-ge! L'arme, echouee dans une tache de sang, brillait encore au centre de la piece noire. Soudain, une faible plainte emanant du Mage les fit se remettre sur pied. Ce fut Janvier qui songea a ce qui effa-cerait de leur front la marque des assassins! Empoignant, en effet, le Maitre de Magie, ils allerent etendre son corps plaintif parallelement a celui de rhomme en noir. Et tandis que le Maitre, dans un dernier souffle, murmurait: «Main-tenant je vous reconnais», ils resserrerent sa main sur 1'aiguille, etouffant ainsi sa brillance meurtriere... Puis ils s'en allerent deambuler dans l'aube a la recherche d'un peu de repit... et d'un nouveau sens a donner a leur vie. Peut-etre allaient-ils faire une vraie sainte de la saintel La mappemonde venue du ciel Tout a un commencement, I J f J^Y J un milieu et une fin. Aristote Georges du Tarn dtait ne a Millau, dans 1'Aveyron, en 1896, et vivait au Quebec depuis 1968 (alors qu'il emit venu y rejoindre sa fille Isabelle, mariee a un Qu6becois des Cantons de l'Est), apres avoir vecu trente ans en Chine. Main-tenant, il vivait pauvrement, retire" sur un coin de terre du comte" de Dorchester ou il arrivait a faire pousser ses aubergines et faisait lui-meme ses vins de pissenlit, de carotte, de betterave et de framboise. Depuis quelques jours, Georges du Tarn gardait avec lui son petit-fils Eugene. Et ce matin-la, il amenait le petit Eugene quelque part au bout de la terre du «pere La-Toux», son grincheux de voisin. Tous deux partaient a la chasse aux grenouilles et, en meme temps, ils rempliraient leurs sacs de pissenlits. Bien sur, s'ils rencontraient du lievre ou de la perdrix, Georges du Tarn, comme a son habitude et indd-pendamment des saisons de chasse, tirerait juste. Tres exactement a ce meme moment, a Montreal, Isabelle Brochu, nee du Tarn et fille de Georges, traversait la rue Saint-Denis en courant, exactement a la hauteur du boulevard de Maisonneuve; tandis qu'a Vercheres, Marcel Brochu, son mari, regardait, attendri, deux enfants de six ou sept ans mouiller leurs bottines dans le fleuve. Toujours au meme moment, a Millau, ville natale de Georges, Edmonde Pucci, n6e du Tarn et soeur de Georges, 46 47 portant lourdement son corps d'une jambe a 1'autre, traver-sait peniblement le pont Lerouge, voyant defiler l'eau sous ses pas. A Paris, Marceline Boutu, nee du Tarn et fille de Georges, attendait son Edmond Boutu, place de FOdeon. Edmond avait deja vingt minutes de retard. A Nancy, Martin du Tarn, petit-fils de Georges et fils de Raoul, traversait la place Stanislas en courant. II avait deux CSR aux fesses... A Strasbourg, Leontine Loehner, nee du Tarn et fille de Georges, sortait du tabac de la rue de Rome avec les Gauloises bleues de son Gustav Loehner, employe au Gaz de Strasbourg. Et a Pekin, Ye Kou-Wang, fille naturelle de Georges du Tarn, redigeait un ta-tse-bao en l'honneur de son conseil d'usine, dans une petite ruelle inaccessible aux touristes. II est difficile d'expliquer cela sans broncher, mais disons qu'a partir de ce moment Georges du Tarn et son petit-fils Eugene se retrouverent seuls au monde! C'est-a-dire qu'ils furent les seuls a connaitre et a profiter simulta-nement de l'espace et du temps, car tout le reste de l'univers figea sur place. Georges ne fut d'ailleurs pas sans le remarquer alors qu'ils se faufilait entre les barbeles a vaches du «pere La-Toux». Ce fut l'absence de vent, d'abord, qui Fetonna. Puis les arbres et les foins toujours penches, comme si le vent soufflait encore. Et puis ce silence lourd et oppressant. Meme Eugene, instinctivement, ressentit un certain malaise. lis n'eurent le temps, ni Fun ni 1'autre, de partager leurs impressions. Devant eux, en effet, noire comme du tek et carree comme un de, lisse comme du marbre, une masse strange etait suspendue dans l'espace... approximativement a la hauteur d'un homme. La chose ne bougeait pas et n'emettait rien. L'homme et l'enfant etaient sideres. lis demeurerent immobiles quelques secondes, meme si Georges eut, l'espace d'un instant, l'idee de courir au village alerter le maire et le chef de police. Mais si, entre-temps, la masse allait s'envoler! De quoi aurait-il Fair? D'un de ces illumines qui crient aux soucoupes volan-tes ä tout propos... Et puis, il n'etait pas certain que ses vieilles jambes supporteraient un aller retour supplemen-taire. Aussi decida-t-il de rester. Alors, lentement, et comme ä la chasse, il avanga pru-demment en direction de l'objet, calfeutrant ses pas et ser-rant precieusement l'enfant Eugene contre lui; l'enfant Eugene qui, se croyant au beau milieu d'un reve de nuit chaude, calmait logiquement sa propre peur. Mais, ä quelques pas de «la chose», Georges prefera continuer seul, et il laissa Eugene derriere lui. A partir de ce moment, la marche devint £trangement plus difficile; n'ayant plus ä proteger l'enfant de facon immediate, aussi, il se trouvait moins confiant... plus vulnerable. Mais il n'eut pas le loisir de penser ä cela bien longtemps. A une distance de bras de la masse noire, il commenca ä en distinguer la texture: il pensa ä une sorte de poussiere ou de terre de l'espace en etat de decomposition avancee. De la suie en forme de bloc! II ramassa soigneusement un bout de branche seche, prenant bien soin de ne pas brusquer ses gestes; puis il porta nerveusement, quoique avec beaucoup de precautions, la branche en avant. II toucha la masse en lachant betement la branche! Etait-ce la crainte de la contamination, de Felec-trocution ou de 1'emanation de forces atomiques? A moins que ce ne füt que la simple peur de l'inconnu? Lui-meme ne le savait pas tres bien. Or, au meme instant, plusieurs choses se passerent. D'abord la masse se repandit sur le sol, brülant l'herbe et se convertit en poussiere, mais une poussiere peu commune! Toujours au meme moment, le reste du monde recom-menca ä bouger, imperceptiblement, dans un ralenti extreme; de sorte que, d'ici la fin de ce conte, l'humanite n'aura bouge" que le bout des orteils... 48 49 A moins que les agissements de Georges et d'Eugene n'aient 6t6 situ6s dans une dimension precipitee. Georges du Tarn eut de nouveau l'id£e de courir jusqu'au village, idee qu'il repoussa pour les memes raisons que pr6cedemment. Quelques minutes passerent sans que Georges ou son petit-fils n'esquissent le moindre geste... ou presque. lis contemplaient, 6bahis, cette mappemonde venue du ciel, sans trop remettre en question son origine. Elle s'6crasa sur le sol a quelques pas derriere l'enfant qui cria: — Cela ressemble a une carte geographique! La masse noire, en effet, maintenant d£sagregee, repro-duisait la carte du monde! Oui : la carte du monde. Enfin, celle de la terre, et pas de fa?on schematique! Avec tous ses details! Le vieil homme, alors, le fit approcher et convint qu'il s'agissait effectivement d'une carte geographique. Repre-nant son bout de bois, il se mit en frais de dormer a l'enfant quelques d6tails sur le monde et sur lui-meme. II survola d'abord la carte poussiereuse sans y toucher et, comme l'enfant demandait ou etait Montreal, cette ville eloignee pour laquelle sa mere le quittait si souvent pendant de longs jours, le grand-pere Georges appuya le bout de son baton improvise" sur ce point dans le fleuve, ce point qui disparut soudainement de la carte! Comme si le tres petit amas de poussiere de l'espace avait p6n6tre" le sol bruld! Exactement a cet instant, rue Saint-Denis, une longue fissure prit naissance pres du pied gauche d'Isabelle Brochu, nee du Tarn. Une fissure qui, en un rien de temps, engouffra rues, maisons et gens. Montreal disparut soudainement en s'enfoncant dans le fleuve, comme si une masse incontro-lable 6tait venue ecraser File entiere, ou comme si on lui avait fait sauter les pieds, c'est-a-dire les fondements! Aussi, a Vercheres, les deux enfants chausses de bottines, Marcel Brochu et tant d'autres furent-ils entraines dans le gouffre... Et a l'ouest, jusqu'a Saint-Zotique! Apres avoir laisse" voguer quelques-uns de ses souvenirs a la surface de son cerveau, inconscient du malheur infernal qu'il deployait sur le monde, Georges du Tarn pointa, de son bout de bois, le centre-sud de la France,sans toutefois appuyer, n'etant pas certain de toucher juste. Puis, l'espace d'un mot, il appuya froidement, du point ou il croyait reconnaitre Millau jusqu'a cet autre qu'il supposait etre Paris. —A l'age de dix-neuf ans, je suis alle vivre a Paris avec ta grand-mere. En realite, il toucha Millau en son centre, frola Saint-Flour et Clermont-Ferrand a l'ouest, Montlucon et Bourges a Test et toucha juste Paris. A ce merae moment, a Millau, Edmonde Pucci, veuve de Renaldo Pucci et sceur de Georges, sentit poindre, derriere ses yeux et au creux de son estomac, un etrange etourdissement. Elle perdit connaissance avant que le pont Lerouge ne lui glisse sous les pieds. A Paris, Marceline Boutu, nee du Tarn, comprit soudainement la proximity de la fin totale, tout juste comme Edmond Boutu pointait le bout de son nez, qu'il avait d'ail-leurs fort prononce, a la sortie Saint-Germain de la station Odeon. Edmond, lui, n'eut pas le temps de comprendre, encore occupy a se degager de la cohue. Puis le trait de Georges du Tarn, trait qui faisait dis-paraitre la matiere poussiereuse a mesure (empressons-nous de le repeter, car cela a de l'importance), le trait de Georges done, bifurqua ferme sur Nancy et Strasbourg. — Lorsque ta grand-mere mourut, a la naissance de ton oncle Raoul, en trente-sept, j'envoyai les enfants chez des parents de Nancy et Strasbourg... Toujours au meme instant, entre deux enjambees, sur la place Stanislas, Martin du Tarn, petit-fils de Georges, sentit une vague mais tenace oppression 1'envahir. II eut aussitot 1'idee de s'arreter, mais n'en avait pas le temps. De meme, a Strasbourg, Leontine Loehner, n£e du Tarn, voyait apparai-tre une dtrange lueur au-dessus des batisses universitaires... — Puis je partis pour Pekin, ici. Le vieux Georges souleva sa branche legere et alia la 50 51 planter directement sur ce qu'il savait etre P6kin. Alors Ye Kou-Wang, enfant naturelle d'Stranger, eut a peine le temps de croire que sa patrie et son peuple dtaient victimes d'une attaque. Tout s'6teignit autour d'elle. Et en elle... Apres ce court mais convaincant expose\ l'enfant Eugene ne voyait plus son grand-pere avec les memes yeux. II sentait la bete aventuriere dans cet homme aux traits durs, a la peau tannee et aux chevaux blancs epars. Et, sans doute pour conserver intacte cette impression de grandeur, et peut-etre aussi seulement pour garder le contact verbal, le petit Eugene ajouta, sans trop refl6chir: —Et ensuite? —Ensuite... Eh bien! apres plusieurs annees a aimer ces gens, je suis venu ici, rejoindre ta mere qui venait de te dormer naissance. Ici... Et du meme coup, il enfonca le bout de bois sur le Sainte-Sabine, comt6 de Dorchester, de la mappemonde kamikaze... Georges du Tarn n'eut pas le temps de com-prendre la portee plan&aire de son geste que deja l'etrange mappemonde se precipitait et se confondait dans son propre gouffre. Et il n'y eut plus personne pour temoigner de la terre. Quoique, cette mappemonde, justement... La Cloche du Bi [...] les grandes institutionsfinancier es ont prete bien au-delä de leurs capacites. Le credit a ses limites. Le doute s'empare des speculateurs. Tous veulent vendre leurs parts avant qu'elles perdent de leur valeur. C'est la panique dans la Bourse de New York, puis dans toutes les autres bourses ä travers le monde. Les compagnies ralen-tissent leur production fame de capital, puis faute de marche, les acheteurs ayant eu aussi perdu leur credit. Les usines s'im-mobilisent, le chomage se generalise. Plus de travail, plus de production, plus de consummation. Le capitalisme a connu des recessions avant celle-ci mais jamais d'aussi graves. On I'appelle la Depression de 1929 qui durera toutes les annees trente. Leandre Bergeron Petit manuel d'histoire du Quebec Mi lie neuf cent trente-deux. Montreal, comme le reste du monde, était au cceur d'une crise économique qui tuait un peu plus chaque jour. Pendant que le golden tramway se faufilait ä découvert dans la circulation ronflante des grandes artěres de Montreal, montrant la ville aux quelques touristes encore sur place ainsi qu'ä la petite bourgeoisie locale; pendant que les tramways, les bicyclettes, les automobiles et les derniers chars ä chevaux se disputaient l'espace des rues, sur les trottoirs un peu partout, devant les épiceries, les boucheries et les boulangeries, des hommes, des femmes et des enfants, 52 53 refuse d'dchanger une partie de lui-meme contre un peu d'un certain espoir... Et jusqu'a sa demolition, plusieurs annees plus tard, cette maison, qu'on appela d^sormais «la maison du Bi», car il l'avait bien m6rite\ resta parfaitement barricades. Et per-sonne n'y p6n£tra plus. Ni le vieux, ni la vieille, ni le raman-cheur manchot.,. ni les enfants du quartier, ni robineux, ni pourfendeurs de fantomes ou chasseurs de demons... Et aujourd'hui encore, il n'est pas rare, lorsque octobre arrive, que certaines gens plus ouvertes aux phenomenes fantastiques que d'autres et flanant rue Saint-Denis, n'en-tendent un fort coup de cloche, un coup unique, dans le vent froid du midi. La cloche du Bi. I i ( I i Le Coffret de la Corriveau Á Francis T. Je souhaite une culture faisant I'ecole buissonniěre, le nez barbouillé de confiture, les cheveux en brouissaille, sans pli de pantalon et cherchant á travers les taillis de I'imaginaire le sentier du désir. Henri Laborit Éloge de la fuite C'etait le premier jour de l'été. II planait sur Montreal un soleil magnifique empreint ďinsouciance, de désinvolture et de frivolitě. D'aucuns étrennaient des petits souliers légers, d'autres des mariniěres ou des «bermudas» á frange; d'autres encore, des chapeaux á fleurs ou des verres fumes en plastique. Depuis quelques jours déjá, on voyait aux pieds des grands edifices du centre ville, des secretaires parées de couleurs estivales se faire bronzer le visage en faisant ré-fléchir les rayons du soleil á l'aide de minces réflecteurs d'aluminium qu'elles tenaient sous leur menton. A l'ouest de la ville, la rue Crescent fourmillait de jeu-nes précieuses affriolantes et élégamment attifées, d'autres, savamment débraillées, d'autres encore innocemment guin-dées. Mais toutes assujetties á la mode dictatoriale et cou-teuse des boutiques des environs. Tout autour d'elles, bien sur, des dandys élancés, des jeunes loups affamés et préts á tout, des intellectuels ďopérette... 65 A Test, rue Saint-Denis, les multiples terrasses regor-geaient de tout ce qui s'agite dans cette société et qui peut porter le jean. Somme toute, sensiblement le méme phéno-měne que rue Crescent, mais á la maniěre de Test. Mado Brisson et Benoit Simard habitaient le bas d'un duplex de la rue des Érables, un peu plus au nord-est de la ville, duplex que Benoit aurait bien aimé acheter n'eut été du caractěre dépensier et fonciěrement bohéme, disait-il, de Mado. Tous deux enseignants, lui au college du Vieux-Montréal, elle á Rosemont, ils avaient bien les moyens, pensait-il, ďaccéder á la proprietě. Mais Mado ne l'enten-dait pas de cette facon. Elle préférait, disait-elle, vivre main-tenant, en fonction de I'immediat plutot que d'un hypothé-tique futur ou ďune non moins hypothétique retraite. II faut dire également que Mado et Benoit, de toute evidence, étaient á la croisée des chemins. Au cours de ces derniers mois, d'ailleurs, ils s'etaient souvent posé la question á savoir s'ils devaient continuer á vivre ensemble. Chacun croyait que oui, á condition, bien sur, que 1'autre changeát sa facon de vivre! Benoit lui reprochait den'avoir aucun soin de la maison et de dilapider leurs revenus. «Ce n'est pas comme §a que nous allons arriver», lui disait-il. Et elle se demandait bien oil il voulait en arriver. Mado lui reprochait d'etre trop sérieux et de manquer de fantaisie: «Tu as perdu toute faculté ďémerveillement», lui disait-elle. Et il se demandait bien de quoi on pouvait encore s'emerveiller en ce bas monde! Oui vraiment, ils en étaient á la croisée des chemins. Mais, comme ils avaient pris l'habitude l'un de l'autre et qu'ils croyaient s'aimer, ils éprouvaient un profond besoin de se parler et, á défaut de savoir quoi se dire, d'etre tout simplement ensemble. Aussi, comme ils avaient tous deux congé, en ce magni-fique aprěs-midi, déciděrent-ils d'aller en ville, se prome-ner, tout simplement, et jaser. Comme plusieurs de cette petite bourgeoisie montante, besogneuse et libérale, au sens large du terme, ils avaient envie d'un melange de soleil et d'asphalte, de vent chaud et de Martini. Les terrasses de la rue Saint-Denis etaient done toutes designees. Comme ils aimaient a le faire souvent, ils avaient sta-tionne" la Honda en face du carre" Saint-Louis, ce pare etrangement attachant, a la fois marque par l'histoire de la bourgeoisie francophone du siecle dernier et par une jeu-nesse chevelue issue de la generation des cegeps, une jeu-nesse en meme temps apeur£e et reVoltee, serieuse et sur-voltee, limpide et mysterieuse. Une jeunesse a leur image, dans laquelle ils reconnaissaient leurs propres aspirations rabrouees et leurs deceptions. Puis ils s'etaient laisses descendre sur le flanc ouest de la rue Saint-Denis en direction des terrasses. La, entre la rue Ontario et le boulevard de Maison-neuve, dans de grands gestes nerveux, ils s'etaient lances avec avidite" dans la quete des biens nouveaux. Ils avaient d'abord mange chez Jojo, tout pres du soleil et du trottoir, des petits rognons a la creme qui ne furent pas sans leur rappeler leurs premiers diners en tete-a-tete. Puis ils etaient alles acheter deux disques a l'Alternatif, un Reve du Diable et un Gary Burton, et ensuite quelques bandes dessinees en solde a la Librairie encyclopedique. Enfin deux billets pour le spectacle de Louise Forestier qui aurait lieu dans quelques semaines au theatre Saint-Denis. Tout cela exactement comme si la consommation de biens culturels pouvait a la fois servir d'exutoire et d'assurance-sante morale. Finalement, selon leur habitude, ils allerent s'asseoir a une table de la Galoche qui leur permettait, encore une fois, d'avoir les pieds pres du trottoir et le soleil dans les yeux. Mais ils ne parlerent pas, ce qui leur indiqua d'ailleurs qu'ils s'6taient deja tout dit... ou presque. Chacun, inquiet, se demandait si ce silence, pour l'autre, equivalait a un repro-che, a un constat d'echec ou, au contraire, a une sorte de con-fort moral. Plus encore, chacun se demandait ce que repre-sentait pour lui-meme ce silence de plus en plus oppressant. Le temps passa ainsi, en de profondes meditations sur le 66 67 silence, alors que les bruits du bar et de la rue venaient s'entreehoquer exactement a la hauteur de leur table. Ce n'est que vers cinq heures, au moment ou les employes des bureaux viennent habituellement envahir les terrasses, qu'ils deciderent de remonter lentement la rue Saint-Denis, par le cote" est cette fois, comme il leur arrivait souvent de le faire. Apres quelques pas seulement, et peut-etre uniquement dans le but inconscient de couvrir le bruit de la rue, Mado engagea la conversation. Elle sut tout de suite qu'elle venait de faire un faux pas, mais il etait trop tard. BenoTt s'etait arrete net et son visage £tait rouge... exactement de ce rouge ecarlate qui avait toujours caracterise ses coleres les plus furieuses! — Quoi, lui cria-t-il les dents serrees! Aller en Grece cet 6te, alors qu'on n'a meme pas les moyens d'aller chez ma sceur a Saint-Boniface! Pendant qu'elle levait les yeux au ciel, il se lanca dans une violente diatribe qui provoqua presque immediatement un attroupement de curieux et de badauds assoiffes d'inso-lite et de spectaculaire. En trente secondes a peine, il lui prouva a la vue de tous qu'un tel voyage allait les mener directement a la mine. Puis il passa de la logique aux sentiments, et aux menaces. Un tel geste de sa part et ce serait la separation! Alors, comme pour reprendre l'iniative du debat, a moins que ce ne fut de facon deliberee et prdmeditee, elle tourna radicalement les talons et alia se plonger dans la premiere vitrine de commerce a sa portee. C'6tait une devanture des plus sobres, comme en ont souvent les commerces qui comptent sur une clientele stable. Eloigne du trottoir et camoufle presque sous des esca-liers exterieurs, il s'agissait de l'antre d'un petit antiquaire discret, identify seulement par une enseigne de bois bordee de fer et une marque de commerce peinte en demi-cercle dans l'unique vitrine. Aux deux endroits, on pouvait y lire: «Le Chercheur de Tr£sor». Voyant Mado se diriger vers la vitrine d'une boutique, BenoTt sentit peser sur ses épaules le poids stupéfiant du destin; il retint sa respiration. Qu'allait-elle encore inventer? Mado, de son cóté, ne perdant pas contenance devant la foule de flaneurs, pensait qu'elle pourrait bien négocier un petit achat attrayant en retour d'un été au lac des Deux-Montagnes plutót qu'en Grěce. Un petit achat, au hasard et sans autre signification que celle d'acheter, comme ce cof-fret, par exemple, posé la dans la vitrine: le coffret dit de la Corriveau. Et á un prix á faire oublier la Grěce: cent dollars seulement... Benoít protesta avec energie. Cette fois e'en était trop! Et comme il ne comprenait pas que Mado considérait cet achat comme un cadeau de consolation, une sorte de prime á la tolerance, il pensa que le temps était venu de lancer un ultimatum: — Non, Mado. Non, non et non! Mais elle entra quand méme dans la boutique. — Je te l'interdis. Si tu achětes ce coffret... II dut interrompre sa phrase. Mado était entrée et il était seul dehors. L'homme qui accueillit Mado était plutót petit et mince. II avait le crane dégarni et le nez en hamecon. II portait fiěrement une moustache fine garnie de quelques poils blancs et devait avoir entre quarante et quarante-cinq ans. L'homme était aussi větu de fafon trěs recherchée. A premiere vue, on eut plutót dit un couturier ou un coiffeur. Fort maniéré, a la fois dans ses gestes et dans son langage, il dégageait une sorte de vibration intérieure émanant de 1'étrange et de la magie. II y avait quelque chose ďenvoútant en lui. Ses yeux derriěre de petites lunettes rondes pesaient lourd dans la balance... Mais le petit homme n'eut pas 1'occasion de pousser bien loin la conversation, car Benoít, qui avait surveillé la scene quelques secondes á travers la vitrine, entra précipi-tamment et tenta une derniěre fois de raisonner Mado. 68 69 — Mado, si tu achates ce coffret, on ne pourra pas payer le loyer! — Le loyer, BenoTt, lui repondit-elle du tac au tac, on pourra toujours le payer le mois prochain, tandis que ce coffret, lui, dans un mois, il sera dans le salon de quelqu'un d'autre si je ne l'achete pas... Ces quelques bribes de conversation saisies au vol furent süffisantes ä l'homme derriere le comptoir pour com-prendre toute la portee de l'entetement de Mado ä vouloir acheter ce coffret. Aussi pensa-t-il qu'il devait faire vite ä la fois pour juger des qualites physiques de la jeune femme et pour operer cette vente avant que BenoTt ne reussisse ä la raisonner. II l'examina done rapidement de la tete aux pieds, jugeant d'un seul coup d'ceil qu'elle etait manifestement beaucoup plus belle et seduisante que la grande majorite de ses clientes. Decide ä jouer le grand jeu, il sortit alors sa main froide et fluette de derriere le comptoir et saisit celle de Mado, comme on agrippe un beau livre coince entre plusieurs autres... Mado ne s'etonna pas vraiment de ce geste audacieux. De toute facon, se disait-elle, il n'y avait pas de coin assez sombre rue Saint-Denis pour lui faire avoir peur de ce nabot pr£cieux. Et puis, inconsciemment peut-etre, elle £tait prete ä tout pour embeter BenoTt. Le petit homme, toujours suave, se mit ä lire dans les lignes de la main de celle qu'il consi-derait dejä comme sa prochaine prise! II lui parla de son sens de 1'esthetique lie" ä une conscience poussee de ses racines, done du patrimoine... — Mademoiselle doit aimer les objets historiques... BenoTt trouva la scene d'un si haut ridicule qu'il pensa, pour un instant, que Mado ne pouvait pas tomber dans un piege aussi grossier! Mado elle-meme se sentit un peu genee de ce manque de franchise et de subtilite\ Mais elle ne pouvait ou plutot ne voulait plus reculer. Aussi encouragea-t-elle le Chercheur de Tr6sor, allant de soupir en 6bahissement. Le petit homme lui vit alors, dans les seules lignes de sa main gauche, une fascination marquee pour le mystere et le besoin d'epater son entourage... BenoTt n'y tenait plus: —Je suppose que vous avez justement en vente ce bel objet historique, plein de mystere et de nature a epater les amis! Mais le chercheur fit mine de ne pas entendre, fixant intensement Mado dans le fond des yeux et lui pressant la paume de la main. Mado souriait. BenoTt etait crispe" et avait les mains moites. Le petit homme profita alors de ce moment de silence oppressant pour sortir de derriere son comptoir et se diriger a pas lents vers la vitrine. Mado et BenoTt purent ainsi constater que le Chercheur deTr6sor boitait et qu'une canne etait liee a son poignet gauche, comme des menottes a un criminel... II faisait tres chaud... En revenant vers le comptoir, l'homme se dirigea droit vers Mado et deposa le «Coffret de la Corriveau» dans ses mains. C'etait un coffret bombe" et grand comme une boTte a lunch. II etait fait de lamelles de pin vernies et liees entre elles par un squelette de fer noir. Une petite serrure en ornait aussi la face, mais elle ne contenait pas de cle\ L'homme sortit alors une chaTnette de sa poche de veston et la passa au cou de Mado. La cle, qui y 6tait liee, reposait maintenant juste au-dessus de ses seins, cachant partiellement le pendentif de cuivre que BenoTt lui avait donne\ Celui-ci, d'ailleurs, sentant sa pression monter, se lanca precipitamment entre Mado et le Chercheur de Tresor, criant a l'un de cesser ce ceremonial ridicule et a l'autre de rentrer imm£diatement a la maison avec lui. — Mado, e'est ce coffret stupide ou moi. — Je veux ce coffret, cria-t-elle encore plus violem-ment que lui, et e'est toi qui es stupide! 70 71 Benoit, comme un enfant contrarie, tapa brusquement du pied et sortit en criant: «Je m'en vais!» Mado resta done seule avec le petit homme. Mais le depart precipite" de Benott l'avait un peu refroidie. Alors l'homme, sentant la jeune femme hesitante, enchatna aussitot: — Mademoiselle, la sauvegarde de cet objet etant mon plus eher desir et, certain que vous saurez le garder avec amour et le transmettre aux generations futures, je suis pret ä vous le ceder ä un prix derisoire. Disons soixante dollars. L'affaire fut rapidement conclue. D'autant plus qu'en ne payant ce coffret que soixante dollars, il resterait assez d'argent pour payer le loyer. Benoft serait ainsi satisfait. Mado s'en alia done prendre le metro avec le «Coffret de la Corriveau» sous le bras et la cle dans le cou, laissant derriere eile, partout sur les terrasses, une generation atta-blee, discutant, sirotant, draguant et faisant des affaires... En marchant sous les erables alignes de sa rue, Mado pensa qu'elle l'avait bien possede, le petit Chercheur de Tresor. Mais eile n'eut pas le loisir de pousser bien loin sa reflexion. En arrivant chez elle, en effet, elle eut beau appeler et regarder dans toutesles pieces, Benott n'y etait pas. Au bout de quelques minutes, posee sur la table de la cuisine, elle trouva une courte lettre laconique, signee de la main de Benott, et qui la sidera. Mado, Cela ne peutplus durer. J' en ai assez de ce genre de vie. On n'arrivera jamais ä rien comme ga. Je m'en vais passer quelques jours ä la Campagne, chez mon fr ire. On verra apris... Benoit En v£rite\ Mado prit fort mal la chose. Elle telephona d'abord au lac Noir, chez Pierre, le frere de Benoit, qui n'etait encore au courant de rien, et l'abreuva d'insultes. Puis elle alia s'asseoir sur le balcon, ä l'arriere, ecoutant jusque vers huit heures les enfants jouer au cowboy dans la ruelle. Et a l'heure ou les meres appellent leurs enfants, elle d6cida d'aller se coucher. Vers onze heures, le sommeil ne lui etait pas encore venu. Elle ragardait le plafond sombre, ni pres ni loin. Elle pensait de plus qu'elle 6tait bien idiote d'aimer un type aussi scrupuleux et a cheval sur les principes! Alors, 6reintee de tant d'insomnie, elle decida de se lever. Elle pensa aussi qu'un petit sandwich avec des tranches de banane et du beurre d'arachides ne pourrait lui faire que du bien. D'ailleurs, Benoit et elle ne se relevaient-ils pas souvent, apres avoir fait l'amour, pour un sandwich aux bananes et au beurre d'arachides? Elle retourna dans la cuisine, plus seule encore que dans son insomnie. Et e'est la qu'elle se retrouva face au coffret, ce coffret stupide qui avait tout declenche. Poussee par une colere sourde, elle le jeta sur le sol, puis le frappa a nouveau du pied. Le coffret alia s'echouer contre le mur, tout pres de la lampe torchere. Un jet de lumiere heurta alors la serrure et vint eclater dans les yeux endormis de Mado. Alors sa colere tomba. Elle pensa, a raison d'ailleurs, que 1'histoire du coffret n'avait provoque qu'une larme de plus, et que si cette larme avait fait deborder le vase, ce n'etait que parce que celui-ci etait deja plein. En fait, cet incident n'avait-il 6t6 determinant que par la position qu'il avait occupde par rapport aux precedents! De meme elle s'&onna, etourdie qu'elle avait ete — et en cela, l'espace d'une seconde, elle fut pres de donner raison a Benoit — d'avoir achete le «Coffret de la Corriveau» sans meme 1'ouvrir! Elle s'empressa done de chercher la cle qui pendant a son cou et la trouva sans peine, toujours recouvrant le pendentif de Benoit. Elle pensa d'ailleurs un peu a lui, comme a une image lointaine, un souvenir flou, tapi dans le brouillard. En se penchant sur le coffret, comptant ne rien decou-vrir de bien extraordinaire dans ce qu'elle reconnaissait maintenant comme ayant ete un attrape-nigaud, elle pensait 72 73 davantage a son sandwich aux bananes et au beurre d'ara-chides qu'au piege diabolique, le sien de piege, dont elle allait activer le mecanisme... Cette nuit-la, Benoit ne put non plus trouver le som-meil. Son frere Pierre l'avait aussi vertement sermonne a son arriv6e, lui reprochant, comme Mado, son manque de fantaisie, d'humour et d'emerveillement. Deja il 6tait enclin a s'accorder une bonne part du blame. II cherchait avidement en lui-meme les raisons de son caractere et de sa conduite. II pensait a son pere, cet homme droit, juste et respects; a sa mere, joueuse, ricaneuse mais vertueuse; a son grand-pere paternel, rigide et profondement religieux, et a sa grand-mere, soumise et laborieuse; a son grand-pere maternel, plus aventureux, et veritablement a l'aise qu'en soci6te, et a sa grand-mere, une sainte femme... II pensa aussi a son enfance (on pense toujours a son enfance dans les coups durs), une enfance heureuse et sans souci, entre la droiture et la performance scolaire, entre les jeux organises et les debuts de la television... II ne savait plus s'il avait eu tort ou raison. Et comme tous ceux qui ne savent s'ils ont tort ou raison, il opta pour un juste milieux. Mais cela impliquerait que Mado et lui fissent chacun la moine" du chemin... II tournait et retournait sans cesse tous les arguments dans sa tete. Ce ne fut que vers quatre heures du matin qu'il comprit que toute cette agitation interieure n'etait pas signe d'autre chose que de son amour pour He. Puis, il s'habilla rapidement, comme un amant surpris, et lan§a sa Honda sur l'autoroute en direction de Montr6al et de sa Mado. Lorsque Benoit atteignit le quartier Rosemont, le soleil pointait dans son r6troviseur, au bout de la rue Bellechasse. Cela eut pour effet de le ramener un peu a la realite. Ses reves de bonheur parfait ne resistaient pas a la lumiere du jour. Et puis, le sommeil commencait a le gagner en grigno-tant ses derniers efforts de concentration. Maintenant, le soleil lui faisait mal aux yeux. En fait, Benoit était victime de cette periodě de creux d'insuffisance d'energie et de lassitude qui anéantit souvent les non-habitués de la nuit au lever du soleil. Aussi entra-t-il chez lui avec 1 'esprit lourd et le corps fonctionnant comme au ralenti. Or, son organisme enregistra une sérieuse et soudaine hausse de pression lorsqu'il constata que 1'appartement était vide! Mado n'y était plus. Ni les meubles, ni son linge, ni ses petits objets quotidiens, tels sa collection de timbres, sa pipe ou ses outils. Rien. Ni store, ni rideau, ni tapis. Plus rien. Rien, sauf ce damné coffret, la, par terre, pres du mur! Benoit n'en croyait pas ses yeux! Elle était partie, em-portant tout avec elle. Cétait á peine croyable! II pensa aussi que cela justifiait bien ses apprehensions et qu'il avait bien fait de revenir cette nuit-la. Mais shot qu'il eut pense cela, il se demanda comment elle avait bien pu opérer ce déménagement aussi rapidement! Et il conclut aussitót — et cette reflexion eut porte bien des femmes á la colěre — qu'il y avait un autre homme la-dessous. Sur ce, il se laissa rouler sur le parquet et gagner par le sommeil... le sommeil du juste. Ce sont les cris des enfants revenant de l'ecole qui 1'éveillěrent et peut-étre aussi la resistance du parquet á la hauteur des omoplates et des fesses, et puis les courbatures... et un fort torticolis. Sa premiere pensée fut pour lui-meme. II se demanda en effet s'il allait s'eveiller ou s'endormir, si la réalité allait dépasser le réve ou si la vérité en lui était plus forte que la fiction! Et il fut décu de constater que vérité, réve et fiction n'etaient tous qu'une méme chose. Car l'appartement avait bel et bien été vidé! II avait beau regarder tout autour de lui, il n'y avait toujours plus qu'un seul objet: le coffret. II n'y avait plus qu'une solution: s'en aller á son tour. Benoit prit done le coffret sous son bras et partit sans regarder derriěre lui. Mais que faire? Ou aller? II était depuis quelques minutes á peine conscient de sa solitude que déjá elle lui pesait! Et 74 75 il ne voyait personne dans son entourage qui put l'heberger. Personne, sinon peut-etre Emile, son inseparable confrere de travail. Le surdoue et debonnaire Emile. Le rate sympa-thique. L'eYudit completement gave" d'alcool et de «pot». Son ami Emile. Benoft telephona chez Emile, mais il n'eut pas de r£ponse. II essaya au cegep; Emile etait parti manger! Et ou Emile allait-il manger et boire le vendredi, sinon a une terrasse de la rue Saint-Denis? C'est cette direction que prit Benott. Le hasard, cet abominable don du ciel et de la terre r6u-nis, l'amena a stationner sa Honda tout pres de la boutique a l'enseigne du Chercheur du Tresor! Ce fut sans doute afin d'accuser le sort de ses malheurs et de prendre une certaine revanche sur le petit homme maniere que Benoit, avant d'aller trainer d'une terrasse a 1'autre au bras conciliant d'Emile, s'en alia directement a la boutique reporter cet inutile coffret. A sa grande surprise, le petit homme le recut avec chaleur, s'enquerant de la sante et de la bonne humeur de sa jeune cliente de la veille. Or Benoit n'attendait que cela. Lui a qui on avait jus-qu'ici adresse" tous les reproches se lanca dans une violente diatribe qui fit tout comprendre au Chercheur de Tresor. Celui-la d'ailleurs — et Benoit ne fut pas sans le remarquer — esquissa un leger et discret sourire, empreint de mystere et de satisfaction, car l'homme savait qu'il venait de trouver un tresor! Ce sourire attisa bien sur la colere de Benoit. Mais l'homme derriere le comptoir, desireux de couper court a cet exutoire et de reprendre au plus tot son coffret, offrit de racheter ce dernier pour cinquante dollars. Le sang de Benoit ne fit qu'un tour. — Quoi! Un coffret que Mado a paye" cent dollars hier seulement. Comment voulez-vous que j'arrive, moi, avec seulement cinquante dollars? Je n'ai plus rien. Plus de meu-bles ni vetements. Rien. Le petit homme parut encore plus satisfait, mais d6- guisa sa joie en peine, ce qui est plus facile que son contraire, et offrit a Benoit de lui rendre les cent dollars. Surpris a son tour, Benoit accepta l'argent et repartit aussitot, avant que l'homme ne changeat d'idee et sans meme le saluer. Mais il pensa aussi que le Chercheur de Tresor, au fond, n'etait pas un mauvais type. Une fois Benoit parti, l'homme avait imm6diatement ferme" la porte a cl6 et tire les rideaux de nuit. II ne lui etait meme pas venu a 1'idee qu'il avait perdu quarante dollars dans l'echange. II avait tout de suite telephone a son plus fidele client qui, jusqu'au premier juillet, sejournait dans une ile des Antilles. «Mon cher maitre, lui avait-il dit, tout en entendant le murmure de l'oc£an, j'ai un nouveau coffret pour vous. II s'agit cette fois d'une fort jolie blonde dans la vingtaine... Oui, je suis certain qu'elle vous plaira... Bien sur, maitre, toujours au meme prix... et par la filiere habituelle...» Puis il avait raccroche, fier de son marche, et s'en etait alle, se frottant les mains, passer le reste de la journ£e a une terrasse en pensant qu'un jour son petit pecule lui permet-trait de garder la fille... comme ce jour-la il avait garde" les meubles... 76 77