Alfred de Musset (1810-1857) Ballade à la lune C'était, dans la nuit brune, Sur le clocher jauni, La lune Comme un point sur un i. Lune, quel esprit sombre Promène au bout d'un fil, Dans l'ombre, Ta face et ton profil? Es-tu l'œil du ciel borgne? Quel chérubin cafard Nous lorgne Sous ton masque blafard? N'es-tu rien qu'une boule, Qu'un grand faucheux bien gras Qui roule Sans pattes et sans bras? Es-tu, je t'en soupçonne, Le vieux cadran de fer Qui sonne L'heure aux damnés d'enfer? Sur ton front qui voyage Ce soir ont-ils compté Quel âge A leur éternité? Est-ce un ver qui te ronge Quand ton disque noirci S'allonge. En croissant rétréci? Qui t'avait éborgnée, L'autre nuit ? T'étais-tu Cognée A quelque arbre pointu? Car tu vins, pâle et morne, Coller sur mes carreaux Ta corne A travers les barreaux. Va, lune moribonde, Le beau corps de Phébé La blonde Dans la mer est tombé. Tu n'en es que la face Et déjà, tout ridé, S'efface Ton front dépossédé! Lune, en notre mémoire, De tes belles amours L'histoire T'embellira toujours. Et toujours rajeunie, Tu seras du passant Bénie, Pleine lune ou croissant. T'aimera le vieux pâtre, Seul, tandis qu'à ton front D'albâtre, Ses dogues aboieront. T'aimera le pilote, Dans son grand bâtiment Qui flotte Sous le clair firmament. Et la fillette preste Qui passe le buisson, Pied leste, En chantant sa chanson.[...] Et qu'il vente ou qu'il neige, Moi-même, chaque soir, Que fais-je Venant ici m'asseoir? Je viens voir à la brune, Sur le clocher jauni, La lune Comme un point sur un i. La Nuit de Décembre Du temps que j'étais écolier, Je restais un soir à veiller Dans notre salle solitaire. Devant ma table vint s'asseoir Un pauvre enfant vêtu de noir, Qui me ressemblait comme un frère. Son visage était triste et beau. A la lueur de mon flambeau, Dans mon livre ouvert il vint lire. II pencha son front sur ma main, Et resta jusqu'au lendemain, Pensif, avec un doux sourire. Comme j'allais avoir quinze ans, Je marchais un jour, à pas lents, Dans un bois, sur une bruyère. Au pied d'un arbre vint s'asseoir Un jeune homme vêtu de noir, Qui me ressemblait comme un frère. Je lui demandai mon chemin; II tenait un luth d'une main, De l'autre un bouquet d'églantine. Il me fit un salut d'ami, Et, se détournant à demi, Me montra du doigt la colline. A l'âge où l'on croit à l'amour, J'étais seul dans ma chambre un jour, Pleurant ma première misère. Au coin de mon feu vint s'asseoir Un étranger vêtu de noir, Qui me ressemblait comme un frère. II était morne et soucieux; D'une main il montrait les cieux, Et de l'autre il tenait un glaive. De ma peine il semblait souffrir, Mais il ne poussa qu'un soupir, Et s'évanouit comme un rêve. A l'âge où l'on est libertin, Pour boire un toast en un festin, Un jour je soulevai mon verre. En face de moi vint s'asseoir 40 Un convive vêtu de noir, Qui me ressemblait comme un frère. Il secouait sous son manteau Un haillon de pourpre en lambeau, Sur sa tête un myrte stérile. Son bras maigre cherchait le mien, Et mon verre, en touchant le sien, Se brisa dans ma main débile. Un an après, il était nuit, J'étais à genoux près du lit Où venait de mourir mon père. Au chevet du lit vint s'asseoir Un orphelin vêtu de noir, Qui me ressemblait comme un frère. Ses yeux étaient noyés de pleurs; Comme les anges de douleurs, II était couronné d'épine; Son luth à terre était gisant, Sa pourpre de couleur de sang, Et son glaive dans sa poitrine. Je m'en suis si bien souvenu, Que je l'ai toujours reconnu A tous les instants de ma vie. C'est une étrange vision, Et cependant, ange ou démon, J'ai vu partout cette ombre amie. Lorsque plus tard, las de souffrir, Pour renaître ou pour en finir, J'ai voulu m'exiler de France; Lorsque impatient de marcher, J'ai voulu partir, et chercher Les vestiges d'une espérance; A Pise, au pied de l'Apennin; A Cologne, en face du Rhin; A Nice, au penchant des vallées; A Florence, au fond des palais; A Brigues, dans les vieux chalets; Au sein des Alpes désolées A Gênes, sous les citronniers; A Vevey, sous les verts pommiers; Au Havre, devant l'Atlantique; A Venise, à l'affreux Lido, Où vient sur l'herbe d'un tombeau Mourir la pâle Adriatique; Partout où, sous ces vastes cieux, J'ai lassé mon cœur et mes yeux, Saignant d'une éternelle plaie; Partout où le boiteux Ennui, Traînant ma fatigue après lui, M'a promené sur une claie; Partout où, sans cesse altéré De la soif d'un monde ignoré, J'ai suivi l'ombre de mes songes; Partout où, sans avoir vécu, J'ai revu ce que j'avais vu, La face humaine et ses mensonges; Partout où, le long des chemins, J'ai posé mon front dans mes mains Et sangloté comme une femme; Partout où j'ai, comme un mouton Qui laisse sa laine au buisson, Senti se dénuer mon âme; Partout où j'ai voulu dormir, Partout où j'ai voulu mourir, Partout où j'ai touché la terre, Sur ma route est venu s'asseoir Un malheureux vêtu de noir, Qui me ressemblait comme un frère.... Qui donc es-tu, spectre de ma jeunesse, Pèlerin que rien n'a lassé? Dis-moi pourquoi je te trouve sans cesse Assis dans l'ombre où j'ai passé. Qui donc es-tu, visiteur solitaire, Hôte assidu de mes douleurs? Qu'as-tu donc fait pour me suivre sur terre? Qui donc es-tu, qui donc es-tu, mon frère, Qui n'apparais qu'au jour des pleurs? — Ami, notre père est le tien. Je ne suis ni l'ange gardien, Ni le mauvais destin des hommes. Ceux que j'aime, je ne sais pas De quel côté s'en vont leurs pas Sur ce peu de fange où nous sommes. Je ne suis ni dieu ni démon, Et tu m'as nommé par mon nom Quand tu m'as appelé ton frère; Où tu vas, j'y serai toujours, Jusques au dernier de tes jours, Où j'irai m'asseoir sur ta pierre Le ciel m'a confié ton cœur. Quand tu seras dans la douleur, Viens à moi sans inquiétude. Je te suivrai sur le chemin; Mais je ne puis toucher ta main, Ami, je suis la Solitude. Une soirée perdue J'étais seul, l'autre soir, au Théâtre-Français, Ou presque seul l'auteur n'avait pas grand succès. Ce n'était que Molière, et nous savons de reste Que ce grand maladroit, qui fit un jour Alceste, Ignora le bel art de chatouiller l'esprit Et de servir à point un dénoûment bien cuit. Grâce à Dieu, nos auteurs ont changé de méthode, Et nous aimons bien mieux quelque drame à la mode Où l'intrigue, enlacée et roulée en feston, Tourne comme un rébus autour d'un mirliton. J'écoutais cependant cette simple harmonie, Et comme le bon sens fait parler le génie. J'admirais quel amour pour l'âpre vérité Eut cet homme si fier en sa naïveté, Quel grand et vrai savoir des choses de ce monde, Quelle mâle gaîté, si triste et si profonde Que, lorsqu'on vient d'en rire, on devrait en pleurer! Et je me demandais: «Est-ce assez d'admirer ? Est-ce assez de venir, un soir, par aventure, D'entendre au fond de l'âme un cri de la nature, D'essuyer une larme, et de partir ainsi, Quoi qu'on fasse d'ailleurs, sans en prendre souci?» Enfoncé que j'étais dans cette rêverie, Çà et là, toutefois, lorgnant la galerie, Je vis que, devant moi, se balançait gaîment Sous une tresse noire un cou svelte et charmant; Et, voyant cet ébène enchâssé dans l'ivoire, Un vers d'André Chénier chanta dans ma mémoire, Un vers presque inconnu, refrain inachevé, Frais comme le hasard, moins écrit que rêvé. J'osai m'en souvenir, même devant Molière; Sa grande ombre, à coup sûr, ne s'en offensa pas; Et, tout en écoutant, je murmurais tout bas, Regardant cette enfant, qui ne s'en doutait guère: «Sous votre aimable tête, un cou blanc, délicat, Se plie, et de la neige effacerait l'éclat». Puis je songeais encore (ainsi va la pensée) Que l'antique franchise, à ce point délaissée, Avec notre finesse et notre esprit moqueur, Ferait croire, après tout, que nous manquons de cœur; Que c'était une triste et honteuse misère Que cette solitude à l'entour de Molière, Et qu'il est pourtant temps, comme dit la chanson, De sortir de ce siècle ou d'en avoir raison; Car à quoi comparer cette scène embourbée, Et l'effroyable honte où la muse est tombée? La lâcheté nous bride, et les sots vont disant Que, sous ce vieux soleil, tout est fait à présent; Comme si les travers de la famille humaine Ne rajeunissaient pas chaque an, chaque semaine. Notre siècle a ses mœurs, partant, sa vérité; Celui qui l'ose dire est toujours écouté. Ah ! j'oserais parler, si je croyais bien dire; J'oserais ramasser le fouet de la satire, Et l'habiller de noir, cet homme aux rubans verts Qui se fâchait jadis pour quelques mauvais vers. S'il rentrait aujourd'hui dans Paris, la grand'ville, II y trouverait mieux pour émouvoir sa bile Qu'une méchante femme et qu'un méchant sonnet; Nous avons autre chose à mettre au cabinet. O notre maître à tous! si ta tombe est fermée, Laisse-moi dans ta cendre, un instant ranimée, Trouver une étincelle, et je vais t'imiter! J'en aurai fait assez si je puis le tenter. Apprends-moi de quel ton, dans ta bouche hardie, Parlait la vérité, ta seule passion, Et, pour me faire entendre, à défaut du génie, J'en aurai le courage et l'indignation! Ainsi je caressais une folle chimère. Devant moi cependant, à côté de sa mère, L'enfant restait toujours, et le cou svelte et blanc Sous les longs cheveux noirs se berçait mollement. Le spectacle fini, la charmante inconnue Se leva. Le beau cou, l'épaule à demi nue Se voilèrent; la main glissa dans le manchon; Et, lorsque je la vis au seuil de sa maison S'enfuir, je m'aperçus que je l'avais suivie. Hélas ! mon cher ami, c'est là toute ma vie. Pendant que mon esprit cherchait sa volonté, Mon corps avait la sienne et suivait la beauté; Et quand je m'éveillai de cette rêverie, Il ne m'en restait plus que l'image chérie: «Sous votre aimable tête, un cou blanc, délicat, Se plie, et de la neige effacerait l'éclat.»