François-René, vicomte de Chateaubriand (1768-1848) Mémoires d’outre-tombe Lucile Dans le sombre château de Combourg, un seul être jeune auprès de François-René, sa sœur Lucile, de quatre ans son aînée; leurs trois sœurs sont déjà mariées, ce qui a encore resserré les liens des deux jeunes gens. Tous deux nerveux, rêveurs, mélancoliques, ils s'aiment et se comprennent, sans échapper pourtant au sentiment d'une pesante solitude. Un douloureux destin attend Lucile, dont la mort - sans doute un suicide - reste entourée de mystère. Lucile était grande et d'une beauté remarquable, mais sérieuse. Son visage pâle était accompagné de longs cheveux noirs ; elle attachait souvent au ciel ou promenait autour d'elle des regards pleins de tristesse ou de feu. Sa démarche, sa voix, son sourire, sa physionomie avaient quelque chose de rêveur et de souffrant. Lucile et moi nous nous étions inutiles. Quand nous parlions du monde, c'était de celui que nous portions au-dedans de nous et qui ressemblait bien peu au monde véritable. Elle voyait en moi son protecteur, je voyais en elle mon amie. Il lui prenait des accès de pensées noires que j'avais peine à dissiper : à dix-sept ans, elle déplorait la perte de ses jeunes années; elle se voulait ensevelir dans un cloître. Tout lui était souci, chagrin, blessure : une expression qu'elle cherchait, une chimère qu'elle s'était faite, la tourmentaient des mois entiers. Je l'ai souvent vue, un bras jeté sur sa tête, rêver immobile et inanimée ; retirée vers son cœur, sa vie cessait de paraître au dehors ; son sein même ne se soulevait plus. Par son attitude, sa mélancolie, sa vénusté, elle ressemblait à un génie funèbre. J'essayais alors de la consoler, et l'instant d'après je m'abîmais dans des désespoirs inexplicables. Lucile aimait à faire seule, vers le soir, quelque lecture pieuse: son oratoire de prédilection était l'embranchement de deux routes champêtres, marqué par une croix de pierre et par un peuplier dont le long style s'élevait dans le ciel comme un pinceau. Ma dévote mère, toute charmée, disait que sa fille lui représentait une chrétienne de la primitive Église, priant à ces stations appelées laures. De la concentration de l'âme naissaient chez ma sœur des effets d'esprit extraordinaires : endormie, elle avait des songes prophétiques ; éveillée, elle semblait lire dans l'avenir. Sur un palier de l'escalier de la grande tour, battait une pendule qui sonnait le temps au silence ; Lucile, dans ses insomnies, s'allait asseoir sur une marche, en face de cette pendule: elle regardait le cadran à la lueur de sa lampe posée à terre. Lorsque les deux aiguilles, unies à minuit, enfantaient dans leur conjonction formidable l'heure des désordres et des crimes, Lucile entendait des bruits qui lui révélaient des trépas lointains. Se trouvant à Paris quelques jours avant le 10 août, et demeurant avec mes autres sœurs dans le voisinage du couvent des Carmes, elle jette les yeux sur une glace, pousse un cri, et dit: «Je viens de voir entrer la mort.» Dans les bruyères de la Calédonie, Lucile eût été une femme céleste de Walter Scott, douée de la seconde vue; dans les bruyères armoricaines, elle n'était qu'une solitaire avantagée de beauté, de génie et de malheur. Deux années de délire En proie au vague des passions, l'adolescent se crée une compagne idéale, la Sylphide, qu'il pare de tous les attraits de la beauté et de la poésie. « L'ardeur de mon imagination, ma timidité, la solitude firent qu'au lieu de me jeter au dehors, je me repliai sur moi-même; faute d'objet réel, j'évoquai par la puissance de mes vagues désirs un fantôme qui ne me quitta plus.» Mais ces rêves, loin de calmer sa fièvre, l'exaspèrent encore. À l'âge mûr, il fera de cette «enchanteresse» le symbole de son ardente inquiétude, de ses aspirations toujours insatisfaites. Ce délire dura deux années entières pendant lesquelles les facultés de mon âme arrivèrent au plus haut point d'exaltation. Je parlais peu, je ne parlai plus; j'étudiais encore, je jetai là les livres; mon goût pour la solitude redoubla. J'avais tous les symptômes d'une passion violente; mes yeux se creusaient; je maigrissais; je ne dormais plus; j'étais distrait, triste, ardent, farouche. Mes jours s'écoulaient d'une manière sauvage, bizarre, insensée, et pourtant pleine de délices. Au nord du château s'étendait une lande semée de pierres druidiques; j'allais m'asseoir sur une de ces pierres au soleil couchant. La cime dorée des bois, la splendeur de la terre, l'étoile du soir scintillant à travers les nuages de rosé, me ramenaient à mes songes: j'aurais voulu jouir de ce spectacle avec l'idéal objet de mes désirs. Je suivais en pensée l'astre du jour; je lui donnais ma beauté à conduire afin qu'il la présentât radieuse avec lui aux hommages de l'univers. Le vent du soir qui brisait les réseaux tendus par l'insecte sur la pointe des herbes, l'alouette de bruyère qui se posait sur un caillou, me rappelaient à la réalité: je reprenais le chemin du manoir, le cœur serré, le visage abattu. Les jours d'orage en été, je montais au haut de la grosse tour de l'ouest. Le roulement du tonnerre sous les combles du château, les torrents de pluie qui tombaient en grondant sur le toit pyramidal des tours, l'éclair qui sillonnait la nue et marquait d'une flamme électrique les girouettes d'airain, excitaient mon enthousiasme: comme Ismen sur les remparts de Jérusalem, j'appelais la foudre; j'espérais qu'elle m'apporterait Armide. Le ciel était-il serein? je traversais le grand Mail, autour duquel étaient des prairies divisées par des haies plantées de saules. J'avais établi un siège, comme un nid, dans un de ces saules: là, isolé entre le ciel et la terre, je passais des heures avec les fauvettes ; ma nymphe était à mes côtés. J'associais également son image à la beauté de ces nuits de printemps toutes remplies de la fraîcheur de la rosée, des soupirs du rossignol et du murmure des brises. D'autres fois, je suivais un chemin abandonné, une onde ornée de ses plantes rivulaires; j'écoutais les bruits qui sortent des lieux infréquentés; je prêtais l'oreille à chaque arbre; je croyais entendre la clarté de la lune chanter dans les bois: je voulais redire ces plaisirs, et les paroles expiraient sur mes lèvres. Je ne sais comment je retrouvais encore ma déesse dans les accents d'une voix, dans les frémissements d'une harpe, dans les sons veloutés ou limpides d'un cor ou d'un harmonica. Mes joies de l’automne Chateaubriand avait traduit dans René les émotions qu'il avait éprouvées à Combourg durant «les mois des tempêtes». Il revient maintenant sur ce thème, mais le renouvelle par l'ampleur de la méditation et la perfection de son art. Ainsi l'image de Chateaubriand vieilli se superpose pour nous à celle de François-René adolescent. Plus encore que des impressions de jeunesse nous trouvons ici une méditation sur la fragilité de l'homme insérée dans le poème de l'automne. Plus la saison était triste, plus elle était en rapport avec moi; le temps des frimas, en rendant les communications moins faciles, isole les habitants des campagnes: on se sent mieux à l'abri des hommes. Un caractère moral s'attache aux scènes de l'automne: ces feuilles qui tombent comme nos ans, ces fleurs qui se fanent comme nos heures, ces nuages qui fuient comme nos illusions, cette lumière qui s'affaiblit comme notre intelligence, ce soleil qui se refroidit comme nos amours, ces neuves qui se glacent comme notre vie, ont des rapports secrets avec nos destinées. Je voyais avec un plaisir indicible le retour de la saison des tempêtes, le passage des cygnes et des ramiers, le rassemblement des corneilles dans la prairie de l'étang, et leur perchée à l'entrée de la nuit sur les plus hauts chênes du grand Mail. Lorsque le soir élevait une vapeur bleuâtre au carrefour des forêts, que les complaintes ou les lais du vent gémissaient dans les mousses flétries, j'entrais en pleine possession des sympathies de ma nature. Rencontrais-je quelque laboureur au bout d'un guéret? je m'arrêtais pour regarder cet homme germé à l'ombre des épis parmi lesquels il devait être moissonné, et qui, retournant la terre de sa tombe avec le soc de la charrue, mêlait ses sueurs brûlantes aux pluies glacées de l'automne: le sillon qu'il creusait était le monument destiné à lui survivre. Que faisait à cela mon élégante démone? Par sa magie, elle me transportait au bord du Nil, me montrait la pyramide égyptienne noyée dans le sable, comme un jour le sillon armoricain caché sous la bruyère: je m'applaudissais d'avoir placé les fables de ma félicité hors du cercle des réalités humaines. Le soir je m'embarquais sur l'étang, conduisant seul mon bateau au milieu des joncs et des larges feuilles flottantes du nénuphar. Là se réunissaient les hirondelles prêtes à quitter nos climats. Je ne perdais pas un seul de leurs gazouillis: Tavernier enfant était moins attentif au récit d'un voyageur. Elles se jouaient sur l'eau au tomber du soleil, poursuivaient les insectes, s'élançaient ensemble dans les airs, comme pour éprouver leurs ailes, se rabattaient à la surface du lac, puis se venaient suspendre aux roseaux que leur poids couchait à peine et qu'elles remplissaient de leur ramage confus. La nuit descendait ; les roseaux agitaient leurs champs de quenouilles et de glaives, parmi lesquels la caravane emplumée, poules d'eau, sarcelles, martins-pêcheurs, bécassines, se taisait; le lac battait ses bords; les grandes voix de l'automne sortaient des marais et des bois; j'échouais mon bateau au rivage et retournais au château. La bataille de Waterloo Chateaubriand a-t-il réellement entendu le canon de Waterloo? à vol d'oiseau, une soixantaine de kilomètres séparent Gand du champ de bataille. Peut-être nous trouvons-nous ici en présence d'une stylisation dramatique et épique. Authentique ou non, l'épisode ainsi présenté donne une intensité concrète au drame qui se joue dans l'âme de Chateaubriand, partagée entre son loyalisme et son patriotisme. Le juin 1815, vers midi, je sortis de Gand par la porte de Bruxelles; j'allai seul achever ma promenade sur la grande route. J'avais emporté les Commentaires de César et je cheminais lentement, plongé dans ma lecture. J'étais déjà à plus d'une lieue de la ville, lorsque je crus ouïr un roulement sourd: je m'arrêtai, regardai le ciel assez chargé de nuées, délibérant en moi-même si je continuerais d'aller en avant, ou si je me rapprocherais de Gand dans la crainte d'un orage. Je prêtai l'oreille; je n'entendis plus que le cri d'une poule d'eau dans les joncs et le son d'une horloge de village. Je poursuivis ma route: je n'avais pas fait trente pas que le roulement recommença, tantôt bref, tantôt long, et à intervalles inégaux; quelquefois il n'était sensible que par une trépidation de l'air, laquelle se communiquait à la terre sur ces plaines immenses, tant il était éloigné. Ces détonations moins vastes, moins onduleuses, moins liées ensemble que celles de la foudre, firent naître dans mon sprit l'idée d'un combat. Je me trouvais devant un peuplier planté à l'angle d'un champ de houblon. Je traversai le chemin et je m'appuyai debout contre le tronc de l'arbre, le visage tourné du côté de Bruxelles. Un vent du sud s'étant levé m'apporta plus distinctement le bruit de l'artillerie. Cette grande bataille, encore sans nom, dont j'écoutais les échos au pied d'un peuplier, et dont une horloge de village venait de sonner les funérailles inconnues, était la bataille de Waterloo! Auditeur silencieux et solitaire du formidable arrêt des destinées, j'aurais été moins ému si je m'étais trouvé dans la mêlée: le péril, le feu, la cohue de la mort ne m'eussent pas laissé le temps de méditer; mais seul sous un arbre, dans la campagne de Gand, comme le berger des troupeaux qui paissaient autour de moi, le poids des réflexions m'accablait: Quel était ce combat? Était-il définitif? Napoléon était-il là en personne? Le monde, comme la robe du Christ, était-il jeté au sort? Succès ou revers de l'une ou l'autre armée, quelle serait la conséquence de l'événement pour les peuples, liberté ou esclavage? Mais quel sang coulait! chaque bruit parvenu à mon oreille n'était-il pas le dernier soupir d'un Français? Était-ce un nouveau Crécy, un nouveau Poitiers, un nouvel Azincourt, dont allaient jouir les plus implacables ennemis de la France? S'ils triomphaient, notre gloire n'était-elle pas perdue? Si Napoléon l'emportait, que devenait notre liberté? Bien qu'un succès de Napoléon m'ouvrît un exil éternel, a patrie l'emportait dans ce moment dans mon cœur; mes vœux étaient pour l'oppresseur de la France, s'il devait, en sauvant notre honneur, nous arracher à la domination étrangère. Wellington triomphait-il? La légitimité rentrerait donc dans Paris derrière ces uniformes rouges qui venaient de reteindre leur pourpre au sang des Français! La royauté aurait donc pour carrosses de son sacre les chariots d'ambulance remplis de nos grenadiers mutilés! Que sera-ce qu'une restauration accomplie sous de tels auspices?... Ce n'est là qu'une bien petite partie des idées qui me tourmentaient. Chaque coup de canon me donnait une secousse et doublait le battement de mon cœur. A quelques lieues d'une catastrophe immense, je ne la voyais pas; je ne pouvais toucher le vaste monument funèbre croissant de minute en minute à Waterloo, comme du rivage de Boulaq, au bord du Nil, j'étendais vainement mes mains vers les Pyramides.