I. Réflexion théorique sur la traduction en France (XVI^e - XVII^e siècles) Étienne Dolet (1509, Orléans – 1546, Paris), écrivain, poète, imprimeur et humaniste français, qui serait, notamment selon Edmond Cary, le père fondateur de la traductologie française. L´un des théoriciens majeurs de la Renaissance, il forge les mots traducteur et traduction. Il écrit le premier traité sur la traduction : La Manière de bien traduire d’une langue en l’autre (1540). Manière de bien traduire d’une langue en l’autre (1540), disponible sur le site de Gallica, Bibliothèque nationale de France, http://gallica.bnf.fr, p. 11-15 : «La manière de bien traduire d´une langue en autre requiert principalement cinq choses. En premier lieu, il faut que le traducteur entende parfaitement le sens, & matière de l´auteur qu´il traduit : car par cette intelligence il ne sera jamais obscur en sa traduction : et si l´auteur, lequel il traduit, est aucunement scabreux, il le pourra rendre facile, & du tout intelligible.... La seconde chose, qui est requise en traduction, c´est que le traducteur ait parfaite connaissance de la langue de l´auteur qu´il traduit : & soit pareillement excellent en la langue en laquelle il se met à traduire. Par ainsi, il ne violera, & n´amoindrira la majesté de l´une, & l´autre langue. ... Entends, chaque langue a ses propriétés, translations en diction, locutions, subtilités, véhémences à elle particulières. Lesquelles si le traducteur ignore, il fait tort à l´auteur qu´il traduit : aussi à la langue, en laquelle il le tourne : car il ne représente, & n´exprime la dignité et la richesse de ces deux langues, desquelles il prend le maniement. Le tiers point est qu´en traduisant il ne se faut pas asservir jusques à la, que l´on rende mot pour mot. Et si aucun le fait, cela lui procède de pauvreté et défaut d´esprit. Car s´il a les qualités dessus-dites (lesquelles il est besoing d´être en ung bon traducteur) sans avoir égard l´ordre des mots, il s´arrêtera aux sentences et fera en sorte que l´intention de l´auteur sera exprimée, gardant curieusement la propriété de l´une et l´autre langue. Et par ainsi c´est superstition trop grande (dirais je besterie ou ignorance) de commencer sa traduction au commencement de la clausule: mais si l´ordre des mots perverti tu exprimes l´intention de celui que tu traduis, aucun ne t´en peut reprendre Je ne veux taire ici la follie d´aucuns traducteurs : lesquels au lieu de liberté se soumettent à servitude. C´est à savoir qu´ils sont si sots qu´ils s´efforcent de rendre ligne pour ligne, ou vers pour vers. Par laquelle erreur ils dépravent souvent le sens de l´auteur qu´ils traduisent, et perfection de l´une et l´autre langue. ... La quatrième règle, ..., est plus à observer en langues non réduites en art qu´en autres. J´appelles langues non réduites encore en art certaines : comme est la Française, l´Italienne, l´Hespaignole, celle d´Allemaigne, d´Angletterre, et autres vulgaires. S´il advient donc que tu traduises quelque Livre Latin en ycelles (même en la Française) il te faut garder d´usurper mots trop approchants du Latin et peu usités par le passé : mais contente-toi du commun, sans innover aucunes dictions follement, et par curiosité repréhensible. ... Pour cela n´entends pas que je dise que le traducteur s´abstienne totalement de mots qui sont hors de l´usage commun : car on sait bien que la langue Grecque ou Latine est trop plus riche en dictions que la Française. Qui nous contraint souvent d´user de mots peu fréquents. Mais cela se doit faire à l´extrême nécessité. ... Venons maintenant à la cinquième règle que doit observer ung bon traducteur. Laquelle est de si grand vertu que sans elle toute composition est lourde et mal plaisante. Mais qu´est-ce qu´elle contient. Rien autre chose que l´observation des nombres oratoires : c´est à savoir une liaison et assemblement des dictions avec telle douceur que non seulement l´âme s´en contente mais aussi les oreilles en sont toutes ravies, et ne se fâchent jamais d´une telle harmonie de langage.» Résumé des principes de Dolet: 1.Comprendre bien le sens et l´intention de l´auteur de l´original, tout en ayant la liberté d´éclaircir les passages obscures, pas clairs. 2. Posséder une connaissance parfaite de la langue de départ et de la langue d´arrivée. 3. Éviter de rendre mot pour mot. 4. Employer des expressions d´usage commun. 5. Choisir et organiser les mots de manière apropriée pour obtenir la tonalité optimale. Les principes de Dolet soulignent l´importance de la compréhension du texte de départ. Le traducteur est plus qu´un linguiste compétent : la traduction exige une évaluation culturelle et intuitive du texte de départ et la prise en compte de la position que celle-ci devra occuper dans le système d´arrivée. (Susan Bassnett : La traduzione. Teorie e pratica, 1993, 2009, p.80) Edmond Cary a beaucoup contribué à répandre l´image de Dolet comme traducteur martyr et père fondateur de la traductologie française. Dans un article publié dans le premier numéro de la revue Babel, Cary rappelait les grands traits de la vie de Dolet et commentait une reproduction de son traité sur la traduction. Dans le traité de Dolet, on trouve un ensemble de préceptes qui sont pour la première fois présentés de manière ordonnée (selon Ballard). Le traité de Dolet est laïque et universel, et il s´efforce de formuler des principes avec ordre. Il demande entre autre au traducteur de "comprendre" ; ajoutons que "comprendre pour traduire" demeure aujourd´hui encore la condition essentielle à l´effectuation de la traduction pour l´École de Paris (ESIT). Déjà en 1544, l´Inquisition fait brûler à Paris, sur le parvis de Notre-Dame les livres incriminés de Dolet. Dolet qui est en prison réussit à s´évader, vit quelque temps en Piémont mais revient en France pour voir sa famille et publier quelques travaux. Est arrêté de nouveau à Troyes, transféré à Paris, à la Conciergerie. La Chambre ardente fit examiner par la Faculté de théologie les ouvrages publiés par Dolet afin de déterminer s´ils ne contenaient rien de repréhensible, et la censure trouva que la traduction d´un dialogue entre Socrate et Platon, intitulé Axiochus comportait un ajout repréhensible concernant l´immortalité de l´âme: "Par quoi elle (la mort) ne peut rien sur toi, car tu n´est pas encore prêt à décéder ; et quand tu seras décédé, elle n´y pourra rien aussi, attendu que tu ne seras plus rien du tout. " Dolet fut accusé de blasphème, sédition et exposition de livre prohibé et damné. Le procès dura deux ans et finalement, Dolet fut condamné à être brûlé avec ses livres place Maubert à Paris. Edmond Cary, en parlant de Dolet, souligne l´importance de la traduction en France au XVI^e siècle : La guerre de la traduction sévissait durant toute la vie de Dolet. La Réforme était surtout une dispute entre les traducteurs. La traduction est devenue une affaire d´État et de l´Église. La Sorbonne et le Roi y étaient également engagés. Les poètes et les écrivaines en discutaient ; La Défense et illustration de la Langue française de Joachim du Bellay est centrée sur les problèmes concernant le traduction. (Cary, Les grands traducteurs français, 1963, p.7-8) Dans un atmosphère pareille dans laquelle un traducteur pouvait être exécuté rien que pour avoir traduit d´une manière particulière une phrase du texte, il n´est point étonnant que la dispute fut violente.(Susan Bassnett : La traduzione. Teorie e pratica, 1993, 2009, p.81) L´une des caractéristiques majeures de l´époque est l´affirmation du présent, donc l´usage des idiomes et des styles contemporains (modernisation de langue se manifestait aussi dans de nombreuses traductions de la Bible). Un exemple en est notamment la traduction par North (1579) de Plutarque dans la langue courante (en anglais) avec la fréquente substitution du discours indirect par un discours direct, ce qui apportait plus de vivacité. On estime généralement que le XVII^e et le XVIII^e siècles furent en France (comme ailleurs) l´âge d´or d´un type de traduction qui fut appelé "la belle infidèle". La métaphore provient de Gilles Ménage, qui l´employa en parlant d´une traduction de Perrot d´Ablancourt. Andréi Fédorov considère que ce phénomène, dont l´épicentre fut la France, est caractéristique de l´Europe des XVII^e et XVIII^e siècles : "Le XVII^e siècle offre un phénomène particulier : la prédominance, dans les littératures européennes, de traductions ayant pour effet d´adapter complètement les textes originaux aux exigences esthétiques de l´époque, aux normes classiques. Les écrivains et traducteurs français n´aspiraient qu´à subordonner les littératures étrangères à leurs propres canons en la matière. " (Fédorov, 1968, cité par Ballard, 1992 : 148) François de Malherbe a largement contribué à réformer la langue française. Procédant à une épuration de la langue française, il dictait par là-même la manière d´écrire et donc aussi de traduire pendant la période classique. Malherbe exprime un désir de simplification des formes poétiques et de la prose. Il est très hostile à la manière d´écrire de la Pléiade. Il travaille dans le sens de l´élaboration d´une langue simple, claire, débarassée d´archaïsmes et d´emprunts, dans laquelle seront rédigées les traductions de l´époque. Cette langue sera travaillée encore par les stylistes tels que Guez de Balzac mais c´est à l´école de Malherbe qu´elle a été formée. Malherbe a traduit Les Questions naturelles, Le traité des bienfaits, les Epîtres de Sénèque et le XXXIII^e Livre de Tite-Live (1616), qui est sans doute son oeuvre la plus connue dans ce domaine parce qu´elle comprend un "Avertissement" dans lequel Malherbe expose ses principes de traduction. Il traite d´abord de problèmes d´interprétation et surtout du droit à rectifier le texte lorsque l´original latin semble corrompu ou qu´il s´éloigne de la réalité ou de la vérité historique. Pour ce qui est de la réécriture du texte en français il indique : 1^e, qu´il a parfois procédé à des ajouts "pour éclaircir des obscurités, qui eussent donné de la peine à des gens qui n´en veulent point" ; 2^e, qu´il a parfois "retranché quelque chose pour ne pas tomber en des répétitions, ou autres impertinences, dont sans doute un esprit délicat se fut offensé" ; 3^e et enfin sa stratégie générale en matière de réécriture est régie par le désir de plaire. Voici dont une option de traduction clairement annoncée. De la Renaissance et des humanistes sont hérités le souci de l´établissement du texte et la recherche de la vérité des faits ; on a également conservé le désir de plaire au public. Mais par rapport à ces exigences préservées on voit se dessiner un style nouveau dont Malherbe et son école furent les artisans: 1) les critères du beau sont plus typiquement français, on se détache de l´influence de l´Antiquité et de l´abus des allusions mythologiques. C´est sans doute l´origine d´un type de traduction qui va accentuer l´adaptation des textes anciens aux canons de l´époque ; 2) la poésie se rapproche de la prose par ce qu´elle perd en liberté et les deux modes d´écriture tendent vers une formalisation plus rigoureuse, plus normative. Pour juger de la continuité de la doctrine traductologique de Malherbe, il est intéressant de lire le "Discours sur les oeuvres de M. Malherbe", réalisé en 1630 par Antoine Godeau, futur académicien. Voici en les passages significatifs (reformulés par Ballard) : 1) La traduction n´est pas un art mineur par rapport aux activités de création. 2) La traduction est la mère des littératures. 3) La traduction peut être aussi bonne que l´original. 4) La traduction sert à répandre la culture. 5) La traduction est difficile, elle repose sur une prise de conscience des différences linguistiques. 6) La façon d´écrire des Latins est moins soignée que celle des Français du XVII^e siècle. C´est un renversement de position total par rapport à l´attitude traditionnellement complexée des auteurs ou des traducteurs face aux Anciens. Ce passage illuste bien l´état d´esprit qui est à la source de l´attitude des traducteurs de l´époque qui s´autorisent toutes sortes d´"améliorations" d´un texte qui ne leur semble pas sacré sur le plan stylistique (p. ex. Perrot d´Ablancourt). 7) Pour ce qui est de la fidélité, ce sont le sens et l´effet du texte qui constituent les critères supérieurs 8) Suit une critique du style de Sénèque, qui est à ranger dans la catégorie évoquée en 6), soit une attitude de "moderne" conscient de la valeur et des capacités de sa langue. Des défauts de Sénèque justifient toutes les modifications apportées par Malherbe. Claude-Gaspard Bachet de Méziriac (1581-1638) était parmi les premiers admis à l'Académie française en 1635. Dans son discours De la Traduction, Méziriac analyse et critique la traduction de Vies des hommes illustres de Plutarque, faite par Jacques Amyot. Méziriac proclame entre autre : "la beauté du langage ne suffit pas pour faire estimer une traduction excellente. Il n´y a personne qui n´avoue que la qualité la plus essentielle à un bon traducteur, c´est la fidélité." Le traducteur infidèle est comparé au peintre qui fait un beau portrait ne représentant pas les traits du modèle. Vient ensuite un classement ordonné et justifié des erreurs d´Amyot. Il s´agit d´un travail scientifique rigoureux, l´une des premières analyses d´erreur systématiquement présentées. Méziriac remarque les étoffements indus (redondants ou sémantiquement érronnés, mais aussi utiles), les omissions et les erreurs concernant l´interprétation du sens et des formes. La nouveauté et aussi le scandale du discours de Méziriac consiste à mettre en question via le mythe d´Amyot un mode de traduction hérité de certains courants de la Renaissance et qui est en train de reprendre vigueur et de se transformer. Le discours de Méziriac rompt avec les nombreuses préfaces jusqu´ici publiées en tête des traductions. Au lieu de simples considérations générales ou de remarques ponctuelles, Méziriac propose un catalogue ordonné, illustré par de nombreux exemples (il a relevé 2 mille passages érronnés) de ce qu´il ne faut pas faire et de ce qu´il faut essayer de faire en traduction. Voici un effort de donner des règles à la traduction en ce qui concerne le principe de fidélité à l´original. Mais Méziriac reste isolé au sein des académiciens puisque, dans le domaine historique en particulier, se développe un type de traduction hérité de la manière d´Amyot, favorisé par Conrart, et dont le représentant le plus célèbre est Perrot d´Ablancourt. Il s´agit d´une conception de la traduction littéraire qui vise à être une forme de re-création, un exercice de style destiné à créer une belle prose en favorisant la "belle expression" en langue cible et en favorisant l´adaptation de l´original à la civilisation cible. A peu près à la même époque se distingue un dénommé Lemaistre de Sacy (1613-1684), issu d'une communauté religieuse, qui est loin d'être un défenseur du littéralisme absolu. De Sacy, en matière de fidélité, adhère en fait à une position médiane qu'il explicite en 1647 dans son avant-propos au Poème de Saint-Prosper contre les Ingrats: “ j'ai tasché autant qu'il m'a esté possible, d'entrer dans l'esprit de ce grand Saint (...) de rendre en quelque sorte beauté pour beauté, et figure pour figure, lorsqu'il est arrivé que les mesmes graces ne se rencontroient pas dans les deux langues. C'est en cette manière que je me suis efforcé d'éviter également les deux extrémitez, ou tombent aisément ceux qui traduisent, dont l'une est une liberté qui dégénère en license (...) et l'autre est un assujettissement qui dégénère en servitude ”(Ballard, 1992 : 175) Gaspard de Tende (1618-1697), publie en 1660 les Règles de la traduction ou moyens d'apprendre traduire de latin en français, qui est selon Michel Ballard "le premier traité véritable de traduction". Selon Ballard, la position de Gaspard de Tende est contrastiviste, ce qui l´intéresse c´est l´étude de la traduction et à travers elle, l´étude contrastive des langues. 1660 De la traduction, ou Regles pour apprendre à traduire la langue latine en langue françoise. Gaspard de Tende, sieur de l'Estang (Ballard, 1992 : 186-197) «La premiere Regle, selon Monsieur de Vaugelas, est de bien entendre les deux Langues, mais sur tout la langue Latine; de bien entrer dans la pensée de l'Auteur qu'on traduit, & de ne pas s'asujettir trop bassement aux paroles; parce qu'il suffit de rendre le sens avec un soin tres exact, & une fidelité toute entiere, sans laisser aucune des beautez ni des figures qui sont dans le Latin. La seconde, selon l'Auteur de la Traduction du Poëme de S. Prosper [Le Maistre de Sacy], est de ne garder pas seulement une fidelité & une exactiude toute entiere à rendre les sentimens de l'Auteur, mais de tascher à marquer ses prop[r]es paroles, lors qu'elles sont importantes & necessaires. //[xi]// La troisiéme, selon Monsieur de Vaugelas, est de conserver l'esprit & le genie de l'Auteur qu'on traduit, en considerant si le stile en est ou simple ou pompeux; si c'est un stile de Harangue ou un stile de Narration. Car comme il ne seroit pas à propos de traduire en un genre sublime & élevé, un Livre dont le discours seroit bas & simple, comme celuy de la sainte Escriture, ou de l'Imitation de JESUS CHRIST; à cause que la simplicité est elle-méme une beauté dans certaines matieres de devotion: De méme il ne seroit pas convenable de traduire en un stile precis & coupé, les Harangues qui doivent estre estenduës; ni en un stile estendu, les Narrations qui doivent estre courtes & precises. En effet, qui voudroit mettre en un stile pompeux, le stile simple de l'Escriture Sainte, feroit une copie bien differente de ce saint Original. Car ainsi qu'un excellent peintre doit donner à une copie tous les traits & toute la ressemblance de //[xii]// l'original qu'il s'est proposé de copier; de méme un excellent Traducteur doit faire remarquer dans sa Traduction, l'esprit & le genie de l'Auteur qu'il a traduit. Et comme une copie, pour estre bien faite, ne doit point paroistre une copie, mais un veritable original; de méme une Traduction, pour estre excellente, ne doit point paroistre une Traduction, mais un ouvrage naturel, & une production toute pure de nostre esprit. La quatriéme, selon l'Auteur de la Dissertation (il s´agit du Grand Arnault, Antoine, coauteur avec Claude Lancelot, de la Grammaire générale et raisonnée, 1660, et auteur de la Dissertation selon la Méthode des Géomètres) est de faire parler & agir un chacun selon ses moeurs & son naturel, & d'exprimer le sens & les paroles de l'Auteur en des termes qui soient en usage, & convenables à la nature des choses qu'on traduit. Par exemple, ayant à traduire ces paroles de l'Escriture, ex adipe frumenti, il ne faudroit pas les traduire pas la graisse de froment, encore que le mot de graisse soit la signification naturelle du mot Latin adipe; parce qu'outre que le mot de graisse //[xiii]// n'est pas un terme qui convienne à la nature du froment, l'usage veut encore qu'on die; la fleur de froment, ou le pur froment. Tout de méme il ne faudroit pas faire parler en homme civil & poly, un barbare ni un villageois, parce que cela ne convient point aux moeurs, & au naturel de l'un ni de l'autre. D'où il s'ensuit que pour bien traduire, il faut non seulement faire parler un chacun selon ses moeurs & ses inclinations, mais il faut encore que les expressions soient en des termes simples & naturels, que l'usage ait déja receus; sans se servir neanmoins de ces façons de parler qui, pour ainsi dire, ne sont encore que de naistre, parce qu'il y a des façons de parler qui ne sont pas toûjours bonnes à écrire, & qui peuvent le devenir par le temps. La cinquiéme, selon l'Auteur de la Traduction du Poëme de S. Prosper (Lemaistre de Sacy), est de s'efforcer de rendre beauté pour beauté, & figure pour figure; lors qu'il arrive //[xiv]// que les mémes graces ne se rencontrent pas dans les deux Langues, comme il arrive bien souvvent, & qu'on ne sauroit exprimer les mémes figures, & les mémes beautez. La sixiéme, selon l'Auteur d'une Traduction de quelques lettres de Ciceron, est de ne pas user de longs tours, si ce n'est seulement pour rendre le sens plus intelligible, & la Traduction plus elegante. Car il y en a, dit cet Auteur, qui ne pouvant rendre les choses en peu de mots, & en termes propres & significatifs, se servent d'un grand tour de paroles superfluës, & prennent des licences qui ne seroient pas permises aux plus petits écoliers. Ainsi en allongeant, comme ils font, les paroles qu'ils traduisent, ils enervent bien souvent toute la force des termes Latins, & alterent méme quelquefois le sens & les paroles de l'Auteur. C'est pour cette raison que les expressions les plus courtes & les plus naturelles, sont les plus belles & //[xv]// les meilleures: Estant à desirer qu'on puisse rendre vers pour vers, & que la Traduction soit aussi courte que l'original qu'on traduit. La septiéme, selon Monsieur de Vaugelas, est de tendre toûjours à une plus grande netteté dans le discours. Et c'est pour cette raison sans doute que les plus excellents Traducteurs ont reconnu la necessité qu'il y avoit de couper ou de partager les periodes; parce que le discours qui est si lié & si étendu est beaucoup moins intelligible que celuy qui est plus court & plus precis. C'est pourquoi il faut couper les periodes Latines, lors qu'elles sont trop longues, A cause que nostre Langue estant encore plus étenduë, tiendroit trop en suspens l'esprit qui attend toûjours avec impatiance la fin de ce qu'on luy veut dire. La huitiéme, est de joindre ensemble les periodes qui sont trop courtes, lors qu'on traduit un Auteur dont le stile est //[xvi]// precis & coupé. De sorte que comme il faut quelques couper les periodes trop longues; il faut de méme joindre bien souvent celles quisont trop courtes, en tenant dans ces deux rencontres un juste temperamment, & une mediocrité raisonnable, & le faisant avec beaucoup de discretion. La neuviéme & la derniere Regle, est de ne rechercher pas seulement la pureté des mots & des phrases, comme font beaucoup de personnes, mais de tascher encore d'embellir la Traduction par des graces & des figures qui sont bien souvent cachées, & qu'on ne découvre qu'avec grand soin. Car il est bien juste & bien raisonnable, que non seulement on rende en François les beautez qui sont visibles dans le Latin; mais méme qu'on s'efforce de découvrir toutes ces beautez lors qu'elles sont cachées. Ainsi quand un seul mot Latin fait comme une espece d'Opposition à un autre mot qui est dans la //[xvii]// méme periode, il faut rendre cette Opposition par deux mots en François. ... Voila certainement des Regles pour former un excellent Traducteur. C'est par ces Regles qu'on peut exprimer d'une maniere noble & relevée, un sens qui estant tout simple, seroit trop bas & trop languissant, s'il estoit rendu dans toute sa simplicité. C'est par ces Regles qu'on peut apprendre à suivre la fidelité du sens, sans blesser l'elegance des paroles, & à imiter l'elegance sans blesser la fidelité. C'est pas ces Regles qu'on peut embellir une Traduction, & rendre en quelque //[xviii]// sorte la copie plus belle que l'original. Et enfin c'est par ces Regles qu'on peut enrichir nostre Langue, & étaler ses beautez, & que ceux qui n'entendent pas le Latin peuvent méme apprendre à mieux parler& à mieux écrire. Je n'aurais pas un sentiment si avantageux de ce petit Ouvrage, s'il estoit autant mon Ouvrage que l'Ouvrage des plus excellens Traducteurs, & des premiers Maistres de la Langue. Car j'avouë que je n'y ay point d'autre part que celle d'avoir remarqué dans leurs plus excellens livres, les plus belles manieres de traduire, & les meilleures façons de parler. Et je ne croy pas avoir besoin de me justifier icy de ce que, dans le second Livre, je me suis servy de termes simples & communs pour nommer les choses; puisque ce n'a esté que pour rendre ces choses plus intelligibles aux enfans, & à ceux méme qui ne sachant pas encore le Latin, en veulent acquerir quelque connoissance. Ce qui me reste maintenant à desirer, est que tous ceux qui liront ces Regles excusent les défauts qu'ils y verront; puis qu'il est comme impossible que celuy qui donne les premiers desseins d'une chose, le puisse faire avec toute la perfection que le temps y peut apporter. C'est la grace que j'espere de leur bonté; & la recompense que je leur demande pour l'intention que j'ay euë de diminuer la peine des Traducteurs, en leur proposant des Regles pour traduire, & embellir leurs Traductions.» Source : http://scholarworks.umass.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1093&context=french_translators&sei-redir =1#search=%22gaspard%20de%20tende%22, le 1 er septembre 2011 Allemagne (XVIII^e - XX^e siècles) L´Allemagne entre la fin du XVIII^e et le début du XIX^e siècle, en tant qu´époque d´un grand essor philosophique et littéraire, constitue un terrain particulièrement propice à la réflexion sur la traduction. Celle-ci est abordée comme un problème hermeneutique et philosophico-linguistique. Les écrivains, philosophes et poètes allemands réalisent à cette époque un nombre considérable de traductions de classiques : Schleiermacher traduit Platone, A. W. Schlegel traduit Shakespeare, Cervantes et Pétrarque, Humboldt traduit Sophocle. Friedrich Schleiermacher (1768 - 1834) Friedrich Schleiermacher, Des différentes méthodes du traduire (Conférence lue le 24 juin 1813 l'Académie Royale Des Sciences de Berlin.), traduit par Antoine Berman, Éd. du Seuil, Points Essais # 402 © 1999, pages 31-57. Tout homme forme la langue N'avons-nous pas souvent besoin de traduire le discours d'une autre personne tout à fait semblable à nous mais dont la sensibilité et le tempérament sont différents? [...] Plus encore : nous devons nous-mêmes traduire parfois nos propres discours au bout de quelque temps si nous voulons de nouveau nous les approprier convenablement. [...] [Mais] restons-en aux traductions d'une langue étrangère vers la nôtre. [...] nous pouvons distinguer deux domaines différents [...] L'interprète, [qui] exerce son office dans le domaine des affaires [et] le véritable traducteur essentiellement dans le domaine de la science et de l'art. [...] Dans la vie des affaires, [...] la traduction est une activité quasiment mécanique [...] mais en ce qui concerne les produits de la science et de l'art, il faut, si l'on veut les transplanter d'une langue à l'autre, tenir compte de deux choses qui changent complètement le rapport. [...] plus les langues sont distantes par leur origine et le temps, plus il devient difficile de trouver dans une langue un mot auquel corresponde exactement un mot d'une autre langue, et aucun type de flexion d'une langue ne recouvre exactement la même multiplicité de rapports que l'autre. [...] La situation est tout autre dans le domaine de l'art et de la science, et partout où domine la pensée, qui est une avec le discours, et non la chose, pour laquelle le mot est peut-être un signe arbitraire, mais fermement établi. [...]. La seconde chose qui fait du traduire authentique une tout autre affaire que la simple transposition orale est la suivante. Partout où le discours n'est pas totalement lié à des objets visibles ou à des faits extérieurs qu'il suffit d'énoncer, partout où celui qui parle pense de manière plus ou moins indépendante, et veut par conséquent s'exprimer, il se trouve vis-à-vis de la langue dans un rapport double, et son discours n'est correctement compris que dans la mesure où ce rapport l'est aussi. Chaque homme, pour une part, est dominé par la langue qu'il parle ; lui et sa pensée sont un produit de celle-ci. Il ne peut rien penser avec une totale précision qui soit hors de ses limites ; la forme de ses concepts, le mode et les limites de leur combinabilité sont tracés au préalable par la langue dans laquelle il est né et a été élevé ; notre entendement et notre fantaisie sont liés à celle-ci. Mais, par ailleurs, tout homme pensant librement, de manière indépendante, contribue à former la langue. [...] C'est pourquoi tout discours libre et supérieur demande à être saisi sur un double mode, d'une part à partir de l'esprit de la langue dont les éléments le composent, comme une exposition marquée et conditionnée par cet esprit, engendrée et vivifiée par lui dans l'être parlant ; d'autre part il demande à être saisi à partir de la sensibilité de celui qui le produit comme une œuvre sienne, qui ne peut surgir et s'expliquer qu' partir de sa manière d'être. Paraphraser, imiter ou traduire véritablement Ainsi considérée, la traduction n'apparaît-elle pas comme une entreprise un peu folle? C'est pourquoi, désespérant d'atteindre ce but, ou, si l'on veut, avant même d'être parvenu à le penser clairement, on a inventé, non par véritable sens de l'art de la langue, mais par nécessité spirituelle et par habileté intellectuelle, deux autres manières de connaître les oeuvres des langues étrangères, qui tantôt se débarrassent violemment de ces difficultés, tantôt les contournent, mais en abandonnant complètement l'idée de la traduction ici proposée ; ce sont la paraphrase et l'imitation. La paraphrase veut éliminer l'irrationalité des langues, mais de façon purement mécanique. [...] L'imitation, en revanche, se plie à l'irrationalité des langues ; [mais] n'est plus l'œuvre même, l'esprit de la langue d'origine n'y est plus présenté et agissant [...]. La paraphrase est davantage utilisée dans le domaine des sciences, l'imitation dans celui des beaux-arts [...]aucun des deux, à cause de la distorsion même de ce concept qu'il représente, ne peut être examiné ici plus en détail ; ils ne figurent ici que comme des points limites du domaine qui nous concerne. Mais alors, quels chemins [...] prendre [...]? À mon avis, il n'y en a que deux. Ou bien le traducteur laisse l'écrivain le plus tranquille possible et fait que le lecteur aille à sa rencontre, ou bien il laisse le lecteur le plus tranquille possible et fait que l'écrivain aille sa rencontre. [...] La première traduction est parfaite en son genre quand l'on peut dire que, si l'auteur avait appris l'allemand aussi bien que le traducteur le latin, il aurait traduit son œuvre, originellement rédigée en latin, comme l'a réellement fait le traducteur. L'autre, en revanche, ne montrant pas comment l'auteur aurait traduit, mais comment il aurait écrit originellement en allemand et en tant qu'Allemand [...]. Suivent cette méthode, évidemment, tous ceux qui utilisent la formule selon laquelle on doit traduire un auteur comme il aurait lui-même écrit en allemand. [...] La première est une compréhension scolaire qui s'ouvre un passage gauchement, laborieusement et presque avec répugnance, à travers chaque phrase, et pour cette raison ne parvient jamais à la claire intuition du tout, à la vivante compréhension de l'ensemble. [...] Mais il y a encore une autre compréhension qu'aucun traducteur n'est capable de reproduire [...] [Nous] Pensons à ces hommes [qui] se situent complètement du point de vue de la vie de l'esprit, à l'intérieur d'une autre langue et de ses produits, et, lorsqu'ils se livrent à l'étude d'un monde autre, laissent leur propre monde et leur propre langue leur devenir complètement étrangers [...]. La traduction est donc liée à un état des choses qui se trouve à mi-chemin entre les deux, et le traducteur doit se donner pour but de fournir à son lecteur une image et un plaisir semblables à ceux que la lecture de l'œuvre dans la langue d'origine procure à l'homme cultivé [...] et qui [...] continue percevoir la différence entre la langue dans laquelle elle est écrite et sa langue maternelle. Source : http://www.philo5.com/Les%20philosophes%20Textes/Schleiermacher_MethodesDuTraduire.htm, le 1er septembre 2011 Walter Benjamin (1892-1940) philosophe, historien de l'art, critique littéraire, critique d'art et traducteur (notamment de Balzac, Baudelaire et Proust) allemand de la première moitié du xx^e siècle, rattaché à l'école de Francfort. Écrit en 1921 et publié en 1923 comme préface à la traduction allemande des Tableaux parisiens de Baudelaire, l’essai sur la traduction de Walter Benjamin (« Die Aufgabe des Übersetzers ») figure sans conteste parmi les textes phares en épistémologie de la traduction. Jusqu’à la publication des retraductions anglaise et française qui paraissent dans le numéro spécial de la revue Meta, (XLV, 4, 2000) consacré à Benjamin et à son célèbre essai (ce numéro spécial était aussi dédié à la mémoire de Robert Larose, 1951-1997, co-fondateur de TTR, auteur des Théories contemporaines de la traduction (1989) et professeur de traduction à l’Université de Montréal), le public français avait surtout eu accès à la traduction de Maurice de Gandillac (« La tâche du traducteur », 1971) : La Tâche du traducteur (1923), traduit par M. de Gandillac revue par R. Rochlitz, publié in Walter Benjamin, Œuvres I, Paris, Gallimard (Folio Essais), 2000, p. 252. Plutôt que d´être associé à la traduction de Baudelaire avec laquelle il était d´abord publié, on a souvent fait lien entre ce texte et un autre essai de Benjamin, Sur le langage en général et sur le langage humain (1916). Le commentaire du texte de W. Benjamin par Jacques Derrida : «Les langues ne sont pas étrangères les unes aux autres. Abstraction faite de leurs relations historiques, elles sont toutes, a priori, apparentées. Il y a entre elles un rapport intime, dissimulé, qu'aucune traduction ne peut révéler complètement mais dont témoigne la traductibilité des textes. Dans ce rapport se cache le vrai ou pur langage. Il est impossible de le créer, mais il est possible de le représenter en germe. Une traduction doit attester de la façon la plus exacte possible de la parenté entre les langues. Elle n'a pas de prétention à l'objectivité, elle ne reflète pas l'original, ne lui ressemble pas. Elle est une mutation, un renouveau du vivant, une modification de l'original même, qui continue mûrir à travers elle. De génération en génération, les mots changent de sens, les subjectivités évoluent. En traduisant l'oeuvre, on tient compte de ce processus historique et fécond. Ce ne sont pas deux langues mortes qui sont mises en relation, c'est la parole de l'écrivain qui poursuit son enfantement. L'enjeu de la traduction est moins la réception ou la reproduction du texte que sa survie. Quelle est la tâche du traducteur? Ce n'est pas d'adapter le contenu d'une oeuvre à de nouveaux lecteurs, ceux qui ne comprennent pas la langue d'origine, car l'oeuvre elle-même (l'original) ne s'adresse pas aux lecteurs. C'est de s'acquitter d'une dette. Restituer le sens de l'oeuvre ne suffit pas. Il faut exhiber le langage dans sa pureté magique, mystérieuse. Ce n'est pas une transposition dans une autre langue, c'est une création. Toute traduction étant imparfaite, il en faut toujours d'autres : autant de langues, autant de traductions, autant de différenciations. Contrairement au serpent de la bible, dont la connaissance est sans nom, l'homme peut imiter le verbe créateur de manière créative. S'il suit le chemin proposé par le serpent, il commet une faute : faire du langage un système de signes ou de jugements purement imitatif. (Par la traduction, le langage humain fait passer le langage des choses, anonyme et muet, en noms et paroles) Quelle est la tâche du traducteur? Pour éveiller dans une autre langue l'écho de l'original, il doit découvrir l'intention cachée dans le texte. Il ne s'agit pas de l'intention naïve et intuitive de l'écrivain, mais de celle qui est inscrite sous forme ultime, dérivée, idéelle, dans l'oeuvre singulière. Elle ne se situe pas dans la langue de l'original, dans les phrases et jugements pris un par un, mais dehors, dans le langage vrai. Toute pensée s'efforce de révéler l'ultime secret de ce langage, qui lui-même est silencieux. Tout doit tendre à la restitution du sens. Pour y accéder, la fidélité et la liberté sont tous deux nécessaires. Apparemment, elles sont contradictoires. Une traduction littérale peut trahir le sens, et une liberté débridée peut être incompatible avec sa restitution. Ce qui compte est la visée : rendre reconnaissable le texte comme fragment d'un langage plus grand, exprimer le désir d'une complémentarité des langues, laisser passer l'incommunicable qui est en toute oeuvre et en toute langue. S'il n'y a pas que du langagier ou du communicable dans l'oeuvre, il faut exercer sa liberté pour transposer le pur langage qui y est captif, et le libérer dans sa propre langue, dont les barrières sont brisées. (Dans les traductions se cache le langage vrai, qui n'est pas l'original mais le lieu où toutes les langues tombent d'accord, même si les phrases ne parviennent pas à s'entendre) Les mauvaises traductions ont deux caractéristiques : elles cherchent à transmettre un message, et elles prétendent servir le lecteur. Mais si l'oeuvre est traductible, ce n'est pas pour être communiquée. C'est du fait de son essence, de son exigence intérieure, qui ne dépendent pas du lecteur. La traductibilité tient à la vie et à la survie de l'oeuvre. Elle n'est pas la conséquence de sa popularité, ni de la plus ou moins grande facilité de la traduction. Elle tient à la traductibilité de principe des oeuvres, qui est leur loi, même si en pratique elles ne sont jamais traduites. Si l'on peut traduire, c'est parce qu'il y a entre toutes les langues une parenté. Cette parenté ne tient pas à une ressemblance, mais à des intentions complémentaires, une visée commune aux différentes langues. C'est cette visée commune que Benjamin appelle le pur langage (ou le vrai langage), cette pensée de Dieu qui garantit la correspondance entre les langues. Quand deux langues désignent la même chose, elles ne le font pas exactement de la même façon, elles se complètent. Si l'on pouvait savoir à quelle distance se trouve chaque langue de ce langage pur, si l'on pouvait trouver un lieu où les langues se réconcilient et s'accomplissent, on atteindrait le terme messianique de l'histoire linguistique, celui qui permettrait la survie éternelle des oeuvres et la renaissance indéfinie des langues. Dans l'immédiat, une telle solution est refusée aux hommes. Il reste toujours, dans une oeuvre, un intouchable non transmissible. (Une oeuvre littéraire est traductible par essence, car elle vise le langage pur, jusqu'alors dissimulé dans les langues) Pour connaître une oeuvre, la connaissance du spectateur ne sert à rien. Il ne faut tenir compte ni d'un public déterminé, ni d'un récepteur "idéal", ni des conditions de la réception, mais seulement de l'essence de l'oeuvre, et accessoirement de l'essence de l'homme en général. Seules les mauvaises traductions cherchent à servir le lecteur. Les "bonnes" traductions ne visent que le contenu de l'oeuvre. (Aucune oeuvre ou forme d'art ne s'adresse à quelque lecteur, spectateur ou auditeur que ce soit, car une oeuvre n'est ni un message, ni une communication) Traduire, ce n'est ni recevoir, ni communiquer, ni représenter, ni reproduire. C'est un engagement, une responsabilité. Il faut s'acquitter d'une dette. Laquelle? Le traducteur est un héritier. On lui a fait don d'une semence, et il doit la rendre. Pour cela, il ne peut en rester à la restitution d'un sens [car cette restitution est impossible], son obligation va plus loin : il doit contribuer à la maturation de l'oeuvre, la faire vivre plus et mieux. (La traduction n'est ni une réception, ni une communication, ni une reproduction d'un texte dans une autre langue : c'est une opération destinée à assurer sa survie comme oeuvre) L'oeuvre [si c'est une oeuvre] exige de survivre. Il ne s'agit pas de se reproduire à l'identique, mais de laisser grandir et développer son héritage. Pour s'étendre vers d'autres langues [mais aussi pour se renouveler dans sa langue d'origine], il lui faut un traducteur à la fois fidèle et inventif, un traducteur dont la fonction ne serait pas [seulement] de rendre le sens de l'orignal, mais de le faire fructifier, d'agrandir et d'altérer les deux langues, d'accomplir partir de l'oeuvre un nouvel ensemble. On peut comparer cette tâche au contrat de mariage. Il promet la naissance d'un enfant, irréductible à une simple reproduction de ses parents, qui sera source lui-même d'invention et d'histoire. Source : Jacques Derrida - "Psyché, Inventions de l'autre (tome 1)", Ed : Galilée, 1987, p224 - Les tours de Babel, http://www.idixa.net/Pixa/pagixa-1006211837.html, le 1er septembre 2011