Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, 1897 Scène VI CYRANO, ROXANE, LA DUEGNE, un instant. CYRANO Que l’instant entre tous les instants soit béni, Où, cessant d’oublier qu’humblement je respire Vous venez jusqu’ici pour me dire… me dire ?… ROXANE, qui s’est démasquée Mais tout d’abord merci, car ce drôle, ce fat Qu’au brave jeu d’épée, hier, vous avez fait mat, C’est lui qu’un grand seigneur… épris de moi… CYRANO De Guiche ? ROXANE, baissant les yeux Cherchait à m’imposer… comme mari… CYRANO Postiche ? Saluant. Je me suis donc battu, madame, et c’est tant mieux, Non pour mon vilain nez, mais bien pour vos beaux yeux. ROXANE Puis… je voulais… Mais pour l’aveu que je viens faire, Il faut que je revoie en vous le… presque frère, Avec qui je jouais, dans le parc-près du lac !… CYRANO Oui… Vous veniez tous les étés à Bergerac !… ROXANE Les roseaux fournissaient le bois pour vos épées… CYRANO Et les maïs, les cheveux blonds pour vos poupées ! ROXANE C’était le temps des jeux… CYRANO Des mûrons aigrelets… ROXANE Le temps où vous faisiez tout ce que je voulais !… CYRANO Roxane, en jupons courts, s’appelait Madeleine… ROXANE J’étais jolie, alors ? CYRANO Vous n’étiez pas vilaine. ROXANE Parfois, la main en sang de quelque grimpement, Vous accourriez ! – Alors, jouant à la maman, Je disais d’une voix qui tâchait d’être dure Elle lui prend la main. "Qu’est-ce que c’est encore que cette égratignure ? " Elle s’arrête stupéfaite. Oh ! C’est trop fort ! Et celle-ci ! Cyrano veut retirer sa main. Non ! montrez-la ! Hein ? à votre âge, encor ! -Où t’es-tu fait cela ? CYRANO En jouant, du côté de la porte de Nesle. ROXANE, s’asseyant à une table, et trempant son mouchoir dans un verre d’eau Donnez ! CYRANO, s’asseyant aussi Si gentiment ! Si gaiement maternelle ! ROXANE Et, dites-moi, -pendant que j’ôte un peu le sang,- Ils étaient contre vous ? CYRANO Oh ! pas tout à fait cent. ROXANE Racontez ! CYRANO Non. Laissez. Mais vous, dites la chose Que vous n’osiez tantôt me dire… ROXANE, sans quitter sa main À présent j’ose, Car le passé m’encouragea de son parfum ! Oui, j’ose maintenant. Voilà. J’aime quelqu’un. CYRANO Ah !… ROXANE Qui ne le sait pas d’ailleurs. CYRANO ; Ah !… ROXANE Pas encore. CYRANO Ah !… ROXANE Mais qui va bientôt le savoir, s’il l’ignore. CYRANO Ah !… ROXANE Un pauvre garçon qui jusqu’ici m’aima Timidement, de loin, sans oser le dire… CYRANO Ah !… ROXANE Laissez-moi votre main, voyons, elle a la fièvre.- Mais moi j’ai vu trembler les aveux sur sa lèvre. CYRANO Ah !… ROXANE, achevant de lui faire un petit bandage avec son mouchoir Et figurez-vous, tenez, que, justement Oui, mon cousin, il sert dans votre régiment ! CYRANO Ah !… ROXANE, riant Puisqu’il est cadet dans votre compagnie ! CYRANO Ah !… ROXANE Il a sur son front de l’esprit, du génie, Il est fier, noble, jeune, intrépide, beau… CYRANO, se levant tout pâle Beau ! ROXANE Quoi ? Qu’avez-vous ? CYRANO Moi, rien… c’est… c’est… Il montre sa main, avec un sourire. C’est ce bobo. ROXANE Enfin, je l’aime. Il faut d’ailleurs que je vous dise Que je ne l’ai jamais vu qu’à la Comédie… CYRANO Vous ne vous êtes donc pas parlé ? ROXANE Nos yeux seuls.