Hotel Rafale Ce que je veux c'est celebrer celle qui possede mon ombre: celle qui derobe au neant noms et figures. AlEJANDRA PlZARNIK D'abord l'aube. Puis la femme avait joui. Dans la chambre 43 de l'hotel Rafale, au coeur dfune ville nord-americaine armee jusqu'aux dents, au coeur de la civilisation des gangs, des artistes, des reves et des ordinateurs, au milieu d'une nuit qui avale tous les pays, Cybil Noland est allongee entre les jambes d'une femme ren-contree il y a a peine quelques heures. Pendant un temps qui lui avait semble fou, tres nocturne, la femme avait repete: «Devaste-moi, mange-moi.» Cybil Noland avait redouble d'ardeur avec sn langue et elle avait fini par entendre: «De, vaste moi, m'ange moi.» II y avait eu un leger (remblement des cuisses, puis le corps de la femme avait fait le tour de la planete comme si le plaisir en elle etait devenu un enorme reflexe de vie aerienne. Cybil Noland avait senti la mer se glisser dans ses pensees comme une rime, une sorte de sonnet qui I1 avait un instant rapprochee de Louise Labe puis s'en etait alle cogner au loin, bruit de vague au present. La mer l'avait penetree en chu-chotant a son oreille des phrases habitables, de longues complaintes, une habitude du vivant avec ses mille surimpressions de lumiere. Plus wiivernent Finstinct de vie. Elle avait ainsi ap-pt is a se deplacer entre les croyances et les reves disperses au fil des generations et des siecles. Mais aujourd'hui, tout cela lui semblait lointaih, iftit(la[)te a la vitesse avec laquelle la realite filait angoisse, ses sequences de bonheur et de violence, sa fiction greffee comme une science ;m oeur de finstinct. Enfant, elle avait appris phiSK-urs langues, ce qui lui permettait aujour-i»«» (Kinsforme la cantine en casse-croute au bord d'un t t< bleu. \ ia hauteur du bar Sens Unique, la cathedrale et it H«-uve Torment un couple atavique troublant qui fait UmsseT I'histoire, eveille le vieux reflexe de penser 11'.. rtuieigees et langue francaise en meme temps que '« hhiI pays trouve sa place dans une phrase que Cybil fiLuid cherche a terminer. La fleche scintillante de la ♦ itlu-dnile elance dans la memoire comme la douleur ■ I in*, un bras fan tome. Hans sept jours, Cybil a rendez-vous avec Focea-Mtni'i.iplic Occident DesRives qui a navigue sur tous les 54 BAROQUE DAUBE BAROQUE D'AUBE 55 oceans et sur toutes les mers de laplanete. Un projet di ■ liyre sur la men Au large duJRío de la Plata?! Cybil a devancé son arrivée ä Rimoúski pour tráva i 11 er ä un texte erränge écrit, il y a deux mois, durant un séjour ;"i Los Angeles oü eile avait entamé une histoire. Elle s'esi installée ä l'hötel des Gouverneurs. Sa chambre donne ; sur le fleuve et Píle Barnabé. II y avait maintenant plus d'un an que Cybii Noland songea.it a son prochain roman. Le roman s'or-ganiserait autour de ce qui, encore énigmatique cn eile, se déploierait dans quelques mois maj es tue use-merit comme une longue métaphore de vie ou cruelle- | ment au rythme de la conscience qui ne laisserait rieu au hasard. Elle aimait cet état précurseur de dimension nouvelle qui la rendait vulnerable, néanmoins s'affir- j mait en elle comme un signe d'espoir. Signe certain que tout ce qu'elle avait vécu, pense ou lu allait avoir une suite et que, dans l'espace inedit du prochain roman, elle parviendrait peut-étre ä percer quelque secret de la condition humaine, reste indéchiffrabk: jusqu'ä ce jour. Pour le moment, ü y avait une euphorie sans récit, une myriádě ď images qui valaient mille rc-cits, qui voilaient le récit. Chaque fois qu'un element del récit était sur le point de prendre forme, elle laissait | faire un instant la forme, puis si la forme se transfor- ' mait en un sujet, alors elle notait non pas le sujet mais | comment la forme s'etait transformée. Ainsi le sujet de son prochain roman pouvait-il lui ~l échapper pendant des mois, obsédant et inaccessible, i Sujet qui lui semblait toujours proche et loinlain comme l'empreinte visuelle d'un monde ä rattraper. enfoui dans ie nombre effarant des permutations : sémantiques, perdu dans 1'immensité de l'espace et de l'espece, monde infiniment précieux que la conscien< v allait tenter de réinsérer dans le langage ou d'en ima~ giner le versant inedit. Ce matin, elle a relu plusieurs fois ce qui pourrait liftr le debut d'un roman. A chaque lecture, le měme < iiiiinent d'inconfort revient. Sans se Tavouer, Cybil hi qu'elle a transgressé une convention respectée par 'y&t.i\ ft (dies qui, de tout temps, ontvoulu se soustraire ;><: }a ivalité afin de mieux plonger, téte capricieuse, dans ..%Mt theatre spectaculaire oú les mystěres de la vie se it.ur.loi incut en ornements de parole. i.n donnant son noro a la. fern me de 1'hotel iiliiifale, Cybil sail qu'elle a commis une faute de jugc-ífítířui qui risque de la compromettre, de la priver des tt< i učeš, des ráles et des dél i res ďécriture permettant il .iliri librement au-devant de l'imagination. Cybil ^i^and. personnage, compromet 1'existence de Cybil -••1.111(1. romanciěre. -II se pent que Cybil Noland ne ■ •il (jirun homonyme, auquel cas je n'ai aucune rai-ífpii de m'inquiéter.» La femrae essayait par mille ruses .iiioti qu'elle avait cue. ii y a cinq ans passes, avec íilkiííftte Brossardjune romanciěre rencontrée á Londres • I <>< c asion d'un colloquc sur i 'autobiographies Elles >• n« ni passé beaucoup de temps ensemble, se donnant it Hile/ vous tous les matins pour le petit dejeuner et en fi.i (I apiěs-midi dans un pub de Covent Garden. Elles l< i. ..lient des heures a converser, parlant de leurs lec- ■0Sr<-h ri de ce que 1'écriture représentait pour elles. Un (••in. la romanciěre avait dit: '.tt distent de la maladie d'une belle-sceur. Une grande Inmne aux cheveux noirs et a la peau bronzee est assise «!r\;nit/CybiI^uand elle se croise les jambes, Cybil 58 BAROQUE D'AUBK le tapage urbain, attenue l'agitation mercantile si bien que les pietons passent faciiement pour des figures esseulees entre ciel et terre. Aussi Cybil se met-elle a douter de 1'existence des villes armees jusqu'aux dents. On doute lent, insidieux, progresse comme la journee,-de sorte qu'a seize heures, apres s'etre installee a la ter-\ rasse Saint-Germain, la romanciere est envahie d'un ■ incommensurable sentiment d'inutilite. Gar si la ville armee n'existe pas, pourquoi la decrire, pourquoi s'in-; quieter de son existence, pourquoi la condamner? «La moitie de ce que tu penses est fiction;.» Alors compare! i Plus tard, dans la soiree, en marchant le long de la riviere, Cybil aura la certitude qu'il ne faut pas comparer les villes, les vivants, le fleuve a la mer. Pourtant comparer est la meilleure maniere de trouver anecdote a son dire, de garder 1'ceil ouvert, pret a intervenir au milieu des recits. Comparer est la solution durable des vivants. ;■: Les quelques lettres qu'elle avait recues d'Occi-j'SiuU DesRives lui avaient laissé une bonne impression 9ť la femme qu'elle imaginait courtoise, efficace, con-jftiale. Son style épistolaire l'avait ravie. Occident íiííisRives avait le don de faire s'entrelacer dans un ppnie paragraphe des hypotheses de travail, des ho-' ui es et de belles expressions concernant les courants llfíitiiis, le vase océanographique et la chaine de vie. f!í^ .sa premiere lettre, eile avait su capter l'attention de en mentionnant les noms de Jules Verne, de Šlrlville, de Leonard de Vinci et de Joseph Conrad. Elle líktií aussi recommandé The Oxford Book of the Sea. Aprěs la deuxiěme lettre, Cybil se mit ä réver de Hu« nos Aires et du Rio de la Plata. Elle se voyait la nuit ijíáu haut dans les rues de Buenos Aires au milieu des ■dm tle tango. Occident DesRives l'accompagnait. Elles •ill.tictii bras dessus, bras dessous com me des portenas. ■ Dans sa troisieme lettre, Occident répétait: «Vous »hu / la latitude de vos désirs. Comme on dit ici en par-liti i du hockey, je veux des emotions, votre intensitě.4 l.t phrase se terminait par un point ďexclamation erí lomíc de dauphin. ( yl>il se laissait courtiser. Elle ne répondait que par i' I«. i)|)ic'ui. griffonnant deux ou trois lignes pour dire ijrri'lk: réOéchJssait ä la proposition. Ghaque message