Sarah, je voudrais te raconter cet ete 1967. Te le raconter bien. Je ne sais pas encore comment te faire parvenir ma lettre, mais je crois que tu vas la lire un jour. C'est fou. Je vais raconter exacte-ment Tete qui precede ta naissance. Tu as droit ä ce recit. j'ai ete le temoin de ta prehistoire. En 1967, le printemps a ete impatient, febrile. Des excroissances poussaient un peu partout dans Montreal. Chaque jour on voyait apparaitre un tumulus nouveau. Les echafaudages grimpaient aux murs de brique. Des tunnels et des galertes se creusaient dans la terre comme dans nos corps en apprentissage, comme si cette ville avait notre äge, allait vieillir et disparattre avec nous. Du jour au lendemain, des rues redevenaient des chemins ro-cailleux, les egouts beaient, et quiconque le souhai-tatt pouvait examiner les entrailles de Montreal, renifler ses flatulences sous les toiles, les bäches, les nappes de vinyle delimitant des champs operatoires pour ravaler, cureter, farder le visage de la ville, construire un metro sous son fleuve, fabriquer des 111 LA DEMARCHE DU CR ÄßE [.'EXPOSITION ties dans le fleuve — grand fleuve sectionne, abouche, retreci, dont le debit ne serait plus jamais aussi puissant, dont on ne reverrait plus la couleur vert emeraude ni les remous sauvages, temoins des temps oil il n'y avait pas de ville. On tripotait le fleuve. Le lit allait en etre asse-che, remblaye avec des roches, de la terre, des debris de be ton deverses jour apres jour par des camions a benne qui formaient de lentes processions malo-dorantes qu'on suivait dans des autobus bondes, en grincant des dents au bruit des marteaux pneu-matiques, aux chuintements ahurissants des brosses, des polissoirs et des torches a acetylene. Des tonnes d'anges en platre, de statues de la Vierge et du Sacre-Cceur, rendus inutiles par la desertion defi-nitive des eglises, servaient au remblayage. L'Exposition universelle. Des hexagones, des pentagones, des tetraedres, des plates-bandes fleu-ries, des canaux et des bassins, des train-trains electriques circulant silencieusement sur des voies surelevees et, dans le noir des pavilions — chacun nettement identifie, decore des signes distinctifs de chaque pays, car ces notions etaient encore tres claires a ce moment-la a nos yeux —, des ecrans geants, des ecrans divises, des carrousels de diaposi-tives cliquetant en desordre. Chambardement audio-visuel. On achetait un passeport, on montait dans TExpo Express, on se retrouvait ailleurs\ Une illusion, une flambee. La jeunesse ! A Montreal, du 28 avril au 27 octobre 1967, le Canada accueillait le monde entier pour son anniversaire et, comme si une tante lointaine nous avait emprunte le salon pour recevoir, on se lavait, on faisait le grand menage, l'economie roulait, on revait, on voyait tout en neuf, l'avenir etait beau, il n'y avait aucun obstacle ä 1'horizon. Ce moment a ete le seul ä ma connaissance ou Michelle a pu s'oublier elle-tneme, oublier ce secret qu'elle porte et qui me rattache ä eile encore, oü qu'elle soit, quoi qu'elle soit devenue, pour toujours. Tu es nee de cet ete-lä, Sarah. Un ete fou, demesure, dont tu es l'enfant! Si cela pouvait suf-fire! Si tu etais assez sage pour t'en contenter! II est tellement plus simple et plus sain de ne pas regarder en arriere, comme on dit, Sarah. Laisser les souvenirs disparaitre. J'avais decroche un emploi ä l'Exposition. Quelques jours avant Pouverture, ma mere a recu un appel de son amie de Quebec. Sa voix un peu plus aigue, les mots empruntes, le ton qu'elle prenait toujours avec Rose ont du remuer en moi quelque sangsue, dans la vase, mais je n'ai pas fait attention. Puis elle a crie: « Michelle va travailler ä 1'Expo! » J'ecoutais vague ment. Michelle allait habiter chez nous. Ma raison sommeillait encore, mais je sentais la bulle remonter dans mon esprit lethargique de jeune homme qu'on derange. Michelle? La derniere fois que je l'avais vue, c'etait huit ans auparavant. Aux funerailles de son pere. Trouve mort en foret. Sa 113 LA DEMARCHE DU CRABE L'EXPOSITION mere s'etait remariée avec un haut fonctionnaire. Elle n'allait plus á la maison au bord du fleuve, n'ayant plus de raison, sans doute, de fuir cet homme que je n'avais jamais connu, Adrien Roche... Mon pere est mort un peu plus tard. D'une crise cardiaque, á quarante-cinq ans. Nous avons déme' nagé dans un petit appartement pres du college. Je préterais ma chambre. II suffisait de placer un lit pliant dans le renfoncement qui me servait de bureau. Dans deux jours Michelle serait lá et je n'avais rien á dire. Une affaire de měres. J'ai été charge de rester á la maison pour la recevoir. Elle restait lá, sur le seuil, sans entrer. Habillée en petite fille encore: jupe écossaise, chandail de fil crocheté. La varicelle que, bien entendu, nous avions eue le méme mois, dix ans auparavant, avait laissé des cicatrices sur sa peau et, pour une raison ou pour une autre, cela me paraissait renforcer 1'hypothese, le soupcon qu'elle laissait planer ďavoir subi une épreuve secrete, ďavoir mené une ápre lutte. Ses cheveux tombaient devant ses yeux. Mais une mince ligne argentée, presque irréelle, zébratt déjá le rideau qui s'est toujours interpose entre elle et les autres. Une petite fille avec une měche-grise. Nous étions génés, trop génés pour parler méme, mais j'ai tout de suite compris que rien n'avait change entre nous. Elle a dit, fausse et désinvolte, quelque chose comrae: « Bonjour, Luc.» Et par un clignement ďyeux, la maniěre de soupirer, quelque "; signe subliminal, j'ai su que rien entre nous ne pouvait evoluer. J'ai reconnu le pli dedaigneux de sa bouche comme si l'air ambiant, les etres humains en general, et moi en particulier, degagions une odeur qu'elle seule pouvait sentir. Elle entendait ) retablir son petit pouvoir. Elle n'avait pas renonce a son plaisir. Le temps n'avait pas coule, le temps ne pouvait pas passer. Nous etions encore les enfants du meme age de deux femmes liees depuis l'enfance qui avaient peut-etre deja, je ne sais pas, j le meme genre de relations autoritaires et infantiles. I II n'y a pas d'effet sans cause. Par le cinema, par les romans, j'avais acquis la connaissance profonde mais theorique de la vie que * procurent les oeuvres de fiction. Des personnages, '■: souvent, m'avaient rappele la petite fille du bord de I'eau. Mais sitot qu'elle est arrtvee j'ai cesse d'etre moi'meme, si etre soi-meme c'est etre ce qu'on est devenu. Michelle me ramenait deja en arriere, me .'. tirait vers un repli anterieur de ma vie qui etait aussi moi, 1'avait ete, avait ete fossilise, et qu'elle avait le pouvoir de revivifier. / Si j'avais baisse les yeux pour eviter le contact de son regard, ma vie aurait encore une fois pu etre differente et je ne serais pas en train de t'ecrire, Sarah. Mais bien au contraire! Comme sur une riviere qu'on remonte dans des conditions de plus i en plus difficiles, toujours plus curieux de voir la '. | source marecageuse et inaccessible, j'ai ete repris sur .J le champ de 1'etemel desir d'atteindre l'origine du 'I mal, de Pabolir en donnant a Michelle ce qui lui '! manquait. Illusion des illusions, celle de tous les 114 115 LA DEMARCHE DU CRABE L'EXPOSITION hommes, Sarah. Moi! combler avec ma ridicule petite personne des attentes inexprimables, une faim, un appetit sans motif et sans remede! Dans le boudoir, avant de s'asseoir, de regarder sa chambre — ma chambre, mais cela lui etait du comme le reste —, avant de deposer ses valises, elle a dit tres clairement ces mots etonnants, qu'elle devait avoir longuement prepares: «11 faut que je couche avec quelqu'un.» je suis reste muet. je n'avais aucune idee de ce qu'on pouvait repondre a une fille qui prononcait des paroles aussi directes. «Je veux faire l'amour. Cet ete.» Elle se trouvait anormale de ne pas i'avoir deja fait. A Quebec, ce n'etait pas possible. Elle depliait des robes de coton fleuries, a pois, rayees, confectionnees par sa mere. Ses cheveux epais tom-baient sur son visage mais jamais, jamais elle ne faisait le geste de les replacer derriere son oreille, de les attacher. Et si je repense a notre enfance, a 1'epoque deja eloignee mais si trompeuse de notre jeunesse, si je me rappelle la determination avec laquelle Michelle abordatt ces realit.es dont on ne parlait ni dans sa famille ni dans la mienne et qu'il fallait approcher comme des incultes surgis de nulle part, sans legs ni lecons des morts ou des vivants, 1'image qui me vient a l'esprit est celle d'un nain qui s'attaque a l'ascension des Rocheuses les mains nues, prive de pic et de piolet. Peux-tu comprendre cela, toi, oü tu es, avec ces ecouteurs qui te bouchent les oreilles ? A travers la musique pop qui t'empeche d'entendre le signal intermittent de ce qu'on appelle le «moi», peux-tu comprendre ? Tu es le resultat de ce que je te raconte, Sarah, je n'invente rien. C'est aussi clair et limpide que la difference entre avant et apres, entre cause et effet. Rien ne se perd et rien ne se cree. U n'y a pas ä sortir de la. Notre esprit n'a pas la puissance necessaire pour decrire le detail des causes et des effets de notre sensibilite. On supplee par l'imagination. Pas de memoire sans imagination. Mais nos sentiments sont bei et bien engendres, soumis ä la loi de la vie et de la mort, et j'essaie de faire la recension de ceux qui t'ont immediate-ment precedee, Sarah, comprends-tu ? Des le premier jour, c'etait entendu, nous parti-rions a la conquete de ce que Michelle appelait allegrement, quand nous etions seuls, les «choses sexuelles». Elle me trafnait dans les discotheques, je l'atten-dais au bar en la regardant danser. Nous repartions ensemble. Elle s'appuyait sur mon epaule dans l'au-tobus qui remontait lentement la cote. Elle ne se decidait pas ä sauter la cloture. Je ne savais pas exac-tement ce qu'elle attendait de moi, je ne l'ai jamais su. D'autres fois on allait dans un cafe tenu par un Breton, frequente par des AUemands, des Hongrois, des Polonais. Elle racontait n'Importe quoi ä ces hommes. Pour se donner une contenance, parce que