Monique LaRué L'arpenteur et le navigateur Editions Fides CĚTUQ MONTREAL CENTRE D'ÉTUDES QUÉBÉCOISES UNIVERSITĚ DE MONTREAL Ccttc conference de Monique LaRue etait inscrite, en mars 1996. au programme des Conferences Jarislowsky organisees par [e Centre d'etudes quebeeoises (CETUQ) de I'Universile de Montreal de 1992. Presentees annuellemcnt, ees series de causeries ont propose des reflexions sur la mouvance eulturcllc qui caracicrisc norre cpoque, sur Cmcerrirude et [e brouillage des identites et sur (ensemble des transiem et cchanges culrurels qui peuvent concerner la culture et la Literature quebeeoises contemporaines. Ces conferences ont etc renducs possibles grace a une subvention accordee au CFTUQ par M. Stephen Jarislowsky. Dormeet de cafatvgage avtm: publi<.i>(i;yri (Canada) LaRue, Monique L'arpenteur et le navigateur (T.es grandes conferences) Publ. en collab. avee: CETUQ. ISDN 2-7621-1919-7 1 Lilterature et soeiete. 2. Ecrivains - Pensec politique et socialc. 3. Ecrivains canadiens-francais - Quebec (Province). I. Universite de Montreal. Centre d'etudes quebeeoises. II. Titrc III, Collection. PNS1.L344 1996 80T.3 C96-941205-3 Depot legal: 4L trimestre 1996 Ribliothéque nationale do Quebec C CÉTUQ et Monique I.aRue, 1996. Cet ouvrage est distribue par les Editions Fides, 165, rue Deslauriers, Sainl-Laureni H4N 2S4 tel.: (514) 745-4290, téléc: (514) 745-4299 I.es Editions Fides bénéficient de I'appui du Conseil des arts du Canada et de la Societě de developpemenl des entrepnses culmrelles du Quebec (SODEC). paccepte les invitations comme celle-ci par principe, pour rester en contact avec le savoir, ce qui ne va pas de soi pour l'animal médialiquc qu'est devenu 1'écri-vain. Parce qu'il m'importe surtout, dans cet environne-ment marchand, de conserver mon identitě ďécrivain. Or l'ecrivain n'est pas écrivain s'il n'est pas capable de penser sa soeiete d'une maniere ou d'une autre; et il existe une infinite de maniěres de penser sa societě. Remarquez que le projet ďécrire ne donne cn soi aucune competence pour penser la societě. Mais l'ecrivain est un intellectuel. Měme dans les derniers retran-chements du silence et de la solitude, celui qui éerit vit parnu les hommes. II est ďobligé du monde>> comme dít Hannah Arendt. La littéraairc ne 1'exempte de rien. La question de la transculturc, qui est l'objet de ces conferences, a acquis des titres de noblesse en litté-rature et je pourrais vous entretenir assez confortable-ment de la beauté et de la féconditč du métissage, de rhybridation, de 1'impureté littéraires. Mais il me sern-ble que cette question n'a pas que des visages nobles et qu'elle ne se joue pas uniquemcnt sur le plan esthétique. 5 m oni que la rur ľarpenteur et le n a vig a te c r i Or si la pratique du roman m'a appris quelque chose, c'est bien a me colleter au reel, a m'y cramponner et a |iy revenir sans cesse pour le saisir, car les mots, c'est jconnu mais on l'oublie si vite, peuvent nous emporter loin de la realite, et ce n'est pas ce que nous voulons faire ici. Le roman, comme la pensee, nait d'evene-ments, prives ou publics, dont il cherche le sens en lcs racontant, et qui lui donnent prise sur le monde, sur son epoque. Une exigence qui, si Ton y pense bien, est d'or-dre moral. J'accepte les invitations mais ensuite je rcgrette, car il m'est devenu beaucoup plus facile d'ecrire un roman que de penser ou, plutot, le toman est devenu ma maniere de penscr. Seulement, une fois que lcs ro-mans sont ecrits, il faut lcs publier. La litterature est un acte et le monde attend Ic roman au detour. Je partirai de choses aussi triviales que celles-la. D'un exemple. De la transculture vecue dans la realite des institutions lit— teraires, dans les lancements, les officines culturelles oil circulent les ecrivains et ou j'entends des propos qui, moins percutants que ccux de monsieur Jacques Parizeau le soir du referendum, reveillent cependant des demons voisins. Ainsi ai-je eu dernierement l'occasion de parler avec un ecrivain que l'on pourrait identifier comme quebecois de souche, une chose que je repugne a faire et que pourtant la realite m'oblige a faire. Je prefcrerais presque dire que cet ecrivain est un ecrivain canadicn- 6 francais pour le caractčnser, pour souligner le sentiment «d'héroíque antériorité» qui anime, dit Louis Hémon, les Canadiens francais. Je pourrais encore utiliser la chanson de Claude Gauthier et dire qu'il est de nationalité québécoise-francaise. Ou parler de citoyen de «vieil éta-blissementD. Que de circonvolutions pour exprimer la chose la plus simple du monde et qui pourtant ne s'écrit qu'avec resistance au clavier de mon ordmateur: cet ecrivain, comme moi-meme, est quelqu'un dont les parents, les grands-parents et la plupart des ancétres, quoique assurément pas tous, descendent des Francais. Unc chose que, peut-étre, nous devrions oublier. J'y viendrai. Un jour que nous devisions, c'était peu de temps aprés le referendum, cet ecrivain en est venu, je ne sais plus comment mais ďune maniere que je n'ai pas aimée, arrogante, provocatrice, ä me dčmontrer que nos institutions littéraires sont en train de se laisser envahir par les ecrivains immigrants, á ses yeux trop appréciés, pour ne pas dire injustement privilégiés par les jurys littéraires. Cet ecrivain n'avait pas prise, par exemple, les multiples honneurs échus ľan dernier au seul Sergio Kokis, ni les succés récents de Ying Cheng ou de David Ilomel. Que ces trois remarquables ecrivains m'excu-sent dc se voir mélés ici á nos chicanes de famille. S'il ne s'agissait que de jalousie d'auteur, il ne vaudrait pas la peine que je vous en parle. Mais le raisonnement de cet ecrivain allait plus loin. As-tu remarqué, mc deman- 7 mo ni que larue earpenteur et ee navicateur dait-il, qu'une generation toute récente ďécrivains immigrants écrit des ccuvres qui n'ont rien á voir avec ce qu'on a toujours appelé la littérature québécoise, des ceuvres qui ne s'inscrivent d'aucune maměre dans son histoire, dans la logique de son dcveloppemcnt, qui ne poursuivent pas sa recherche d'identite, ne reprennent pas son réseau de references, sa dynamique intertex-tuelle, son imaginaire, qui n'irvtegrcnt a kuv ccriture aucune des caractéristiques linguistiques issues de la demarche stylislique proprc á la littérature québécoise, ricn en somme de ce qui fait sa singularitě au sein des littératures de la francophonie? Ne lrouves-tu pas, me disait-il encore, qu'il serait aberrant que ces écrivains dont l'oeuvre ne se rattache ni par lc contenu ni par la forme ni par le cadre au discours de notre littérature, soient autorisés á représenter la littérature québécoise á 1'étranger, dans les colloques concernant la littéranire québécoise, dans les stands québécois des foires ct salons du livre étrangers, etc. Ccs écrivains, affirmait avec de plus en plus ďassurance mon interlocuteur, ne devraient pas ětre invites plus souvenl qu'á leur tour á participer á nos institutions littéraires, á agir comme membres de jurys de bourses de creation et de subventions aux éditeurs, car ce sont des institutions que nous avons chěrement gagnées ct mises sur pied, alors qu'eux ne font qu'arriver ici pour repartir aussitót, avec leurs trois passeports, publier ailleurs, aprěs avoir profite de notre systéme, car tout lc monde sait qu'il est impossible de faire publier un premier livre á Paris, et, de plus, moins naifs, plus rusés que nous, ces écrivains ont tendance á se coopter. lis sont plus sensibles aux problématiques étrangěres qu'á la nótre; en realitě, cu le sais bicn, ils ne nous liscnt pas et ils ne connaissent pas nos auteurs du passé, ils ne connaissent pas noue littérature, n'en font pas partie et ne veulent pas cn faire partie, pas měme en racontant leur passage vers notrc sociélé ou leur experience de notre littérature, comme lc faisaient naguěre les écrivains migrants. Nous sommes en train de nous faire voler nos prix littéraires, car ces prix n'ont de sens que dans lc contexte de la littérature québécoise, soutenait-il. Par mauvaise conscience, par rectitude politique, par reflexe de colonises minoritaires, nous nous laissons usurper notrc littérature, nous avons cessé d'as-sumer son sens, son histoire, sa spécificité, son avenir. J'etais fort mal á l'aise, mais ie ne savais pas comment lui répondre. Ce n'etait pas la premiere fois que j'entendais de tels propos. Souvent dans des jurys, la question avait été sinon soulevée, du moins sous-cnten-due. Quelle absurditě, me disais-je! Allons-nous faire venir, dans les jurys littéraires, des sociologues, des eth-nologues, des démographes? La rransculture est une noble idée, mais dans la realitě, měme chez les esthetes, e'est plutot et encore le sentiment ethnique qui prime. Admettons que je connaisse assez cet écrivain pour affirmer qu'il ne parlait pas uniquement par inté-rét mais qu'il était aussi ammé, quelque part, comme on 8 9 monjque larue larpenteur et lenav1gateur dit, par le sentiment qu'une menace pěserait non settlement sur lui cn tant qu'individu subventionné, mais sur 1'identitě ďune littérature québécoise distincte, et par consequent sur les institutions qui appuient cette littérature et sans lesquelles elle n'existcrait pas. II n'en reste pas moins, me disais-je, que mon collěgue est en Train de balancer des concepts aussi chers aux ecrivains que la liberie de pensée, la liberté ďéditer, href, la liberté d'expression; il est en train, me disais-je, de proposer ni plus ni moins qu'une forme dc censure détournée ou inavouéc d'une catégorie ďécnvains, et cela selon une logique qui n'est en rien fondée sur des arguments moraux, mais bien sur des eritěres purement et simple-ment ethnico-culturels. Si cette conversation a continue a me hanter, e'est cependant parce que j'etais incapable de nier que ce que cet écrivain disait restart, en un certain sens, exact. Et une romanciěre ne doit jamais, au grand jamais, nicr les faits ni les atténuer ou les interpreter en function de ses idées ou de ses propres ídéaux. II est vrai que nous avons donné á la littérature québécoise, me disais-je, la mission de nous servir de patrie et de fondement identitaire, et qu'elle arrive maintenant á un carrefour, tout comme notre societě. Son label, son appellation contrólée, son identitě sont appelés á évoluer, sinon a se dissoudre. Les querelles d'administrateurs ne m'interes-sent pas, mais Ie fond de la question ne peut me laisser indifférente, me disais-je. et l'attitude vindicative de mon collegue ne peut m'echapper. Notre litterature a jusqu'ä maintenant ete 1'expression d'un monde com-mun, d'une experience commune et relativement homo-gene, et nous ne nous sommes pas souvent demande ce qu'etait un eenvain quebecois. Si, politiquement, nous ne pouvons maintenant penser notre societe que commc un monde heterogene, pluriel, divers et cosmopolite, alors, sur le plan litteraire, quelle sera cette litterature quebecoise? Parlera-t-on encore de litterature nationale? Comment penser la greffe de cette litterature telle qu'elle existe jusqu'ä ce jour, avec la litterature telle que la concoit l'autre ou une litterature autre, inconnue, a inventer? La diversite de perspectives forme-t-elle encore «une» litterature, une litterature specifique parmi d'autres litteratures disnnctes, ou aurons-nous bientöt autant de litteratures que de groupes etbniques? II ne fait pas un instant de doutc dans mon esprit que nous devons effectuer le partage de nos subventions avec tout citoyen, quelle que soit son origine ou sa conception de l'art, et que nos jurys doivcnt soigneuse-ment refieter la composition desormais heterogene du monde artistique. II est moins facile de concevoir la transformation de notre litterature, son passage de l'homogene ä l'heterogene, si un tel passage doit avoir lieu. Car le voulons-nous? Apres ce que j'avais cntendu, je pouvais en douter. Ces questions, pour repctitives qu'elles soient, ne peuvent certainement pas etre elu-dees, m etre explorees et resolues par d'autres person- 10 11 monique larue l'arpenteur ist i.e navigateur nes que Celles qui pratiquent Tart de l'ecrituie et qui publient leurs ceuvrcs, me disais-je, meme s'il s'agit de questions detestables et cnvenimees, qui n'ont rien ä voir avcc ce que j'aime dans la litterature et dans l'ecri-ture. Depuis vingt ans, apres tout, me disais-je, j'ai fait, par amour de la litterature, bien des choses que je n'aime pas, comme me kisser maquiller par unc ma-quilleuse ou poser en studio. Et meme si ce genre de debat m'effraie, quclque chose au fond de ma conscience m'oblige ä admettre que je ne puis pretendre faire de la litterature et kisser ce genre de probleme hors de mon champ d'activite ou de reflexion. L'ecrivain dont je vous parle n'est ni un fasciste ni un imbecile ni un insensible. II n'est pas non plus isole, ni sans influence. C'est tout simplemcnt un ecrivain qui cpouse la logique ethnique de sa socicte et la logique minoritaire de sa culture, et qui en perpetue la tradition sous forme de ressentiment. Ses propos n'etaient pas sans me rappeler les sentiments meles qui ont accueilli Maria Chap■delaine, roman d'ici ecrit par un etranger, ou encore les phrases famcuses de l'abbe Casgrain: «Nous aurons une litterature indigene, ayant son cachet propre, original, portant vivement l'emprcinte de notre peuple, en un mot, une litterature nationale [...] eile sera lc miroir fidele de notre petit peuple.» En tant que corpus autonome et homogene concentre sur repression identitaire, la litterature quebecoise apparait, ä la furniere du present, prendre ses racines dans une con- ception ethnique de la societe, vision qui modelerait depuis longtemps sa definition. Les specialistes que je suis allee lire pour tenter de clarifier mes idees definis-sent le groupe ethnique par un sentiment d'apparte-nance lie a l'ascendance et a la descendance; les uaits principaux d'un groupe ethnique sont la langue, la religion, les origines nationales. Les membres du groupe ethnique tendraient a rester a l'interieur des frontieres de leur groupe. Le langage etant la maison et la seule patrie de l'ecrivain, me disais-je, il est normal et inevitable que l'ecrivain s'identifie prioritairement a la langue dans et avec laquelle il ecrit. II est normal et frequent qu'il s'identifie au groupe linguistique correspondant a cetle langue et qu'il se sente le devoir ou le gout de defendre les droits de ce groupe pour en defendrc la langue et la culture. L'ecrivain a toujours etc lc barde, le coryphee de sa uibu. L'ecriture est locale dans sa langue, langue et nation sont inumemenl liees, Et plus encore, me disais-je, l'ecrivain est aussi un scribe, un etre de memoire. Quand on pretend faire de la litterature, on pretend ecrirc des livres concus pour durer et destines non pas a une consommation immediate, mais a une lecture complexe, disseminee dans le temps. Le livre, tel que l'utilise la litterature, transcende les generations. L'ecrivain est done quelqu'un qui recon-nait la profondeur du passe, son action sur nos consciences et sur le present. L'ecrivain ne serait pas ecrivain s'il n'avait pas accede a une conscience histonque. 12 13 mon'ique larue lahpenteur et le navigateur Si ce que les sociologucs appellent conscience ethnique est marquee par 1'appartenance á un groupe déíini par la langue, par l'ascendance et par la descendance, l'ecrivain a naturellement une conscience ethni-que, me disais-je. dont il peut, ou non, faire un element important de son ceuvre. Chaque fois que j'ecris «je», il y a dans ce «jes> la cohorte des «je» qui m'oni précédéc, la voix et l'experience des morts qui, de generation en generation, m'ont transmis leur maniére d'aimer, de sentir, de craindre ou d'embrasser la vie, ce qu'on ap-pelle la sensibilitě. La lirtérature ne peut qu'etre la mémoire ou l'inscriprion de ce (nous) immemorial disperse et transformé á travers les paroles individuelles du present, et la nótre a certainement fait de cette filiation un determinant majeur. Mais si le Quebec doit devenir une societě fondée, comme 1'explique Fernand Dumont, non plus sur la nationalité au sens ethnique, mais sur la nationalité civile, sur des Raisons communes., comment conecvoir une lirtérature fondée sur des <personnage» romanesque sait bien que le premier devoir du romancier est de respecter le secret de ses personnages, de ne pas en violer Pintimite. II s'agit done plutöt de faire Peffort d'imaginer ce que serait notre pensee si elle etait ailleurs. Kant dit: «s'elever et refleehir sur son propre jugement ä partir d'un point de vue universel». L'ima-gmation est done bien ce qui nous permet d'attemdre la pensee du pluriel, d'adopter la multiplicity des perspectives qui fondent l'espace commun, et de conccvoir Pautre comme doue et capable de la meme faculte de sortir de soi-meme, le monde comme habite par des consciences capables d'epouser le point de vue de Pautre. N'est-ce pas ce que mon ami ecrivain, precise-ment, denie aux ecrivains migrants? Mon ami ecrivain, lui disais-je en pensee, tu t'imagmes peut-etre que les auteurs d'origine etrangere ne peuvent pas s'integrer, s'assimiler ä la litterature quebecoise, parce que tu n'ar-rives pas ä imaginer quelle serait cette litterature autre-ment, si elle etait montrealaise, par exemple, je veux dire, si on tentait d'imaginer reellement ce que pourrait etre une litterature liee ä une ville comme Montreal et non pas au groupe ethnique ou a Phistoire du groupe canadien-francais telle que passee. Et si la voix de Par-penteur etait tout simplement une voix de province? Si la voix de Parpenteur etait ce qui nous empechc eternel-lement d'acceder ä Purbanite veritable, au monde ven-tablement pluriel qu'est une ville? La litterature doit etre le miroir de notre petit 24 25 monique larue l'arpenteur et le navigateur peuple, dit l'abbe Casgram, soft, mais avait-il pense que le meilleur des miroirs est toujours fait des autres? Pre-nons la ville de Paris. Nul ira mieux photographic la ville de Paris en un sens que Robert Doisneau, Francais , de souche, ties arpentcur, il me semble. Mais nul ne l'a f mieux photographiee non plus que Brassa'i, Atget et [ Kertez, ces immigrants issus d'une tout autte tradition qui ont donne son image a Pans et sans lesquels Pans ne serait pas Paris. Si bien que Paris est indissoluble-ment Ie Paris de Doisneau et cclui de Kertez et de Brassa'i. La question n'est pas, me disais-je, d'etouffer la voix de l'arpenteur ni d'exiger des navigateurs qu'ils se fixent dans nos cadastres. Le navigateur rompt les amarres, largue son passe, mais transports avec lui sa memoire. Le navigateur ne peut se passer pour navi-: guer du travail de l'arpenteur. Et un monde de seuls navigateurs serait vide de traces. Si cc n'est pas la litterature qui peut donner a l'etranger la certitude qu'il participe au monde com-mun, mais bien la politique, la litterature peut, par centre, travailler a ce que la politique puisse donner a l'etranger la certitude qu'il peut participcr au monde commun. La lirterarure, bien entendu, fait ce qu'elle veut. Personne ne peut empecher des gens comme Louis-Ferdinand Celine d'ecrire des chefs-d'oeuvre ct de laisser leur imagination, privee de l'aide dc la raison, deriver vers la paranoia la plus destructrice. Et je ne sais pas, et nul ne peut dire je crois, s'il eut mieux valu, ou s'il eút été possible que Louis-Ferdinand Céline fút un autre individu que celui qu'il a été, et s'il eút pu alors avoir le méme génie littérairc. Cest lá une question in-sensée, méme si nous ne pouvons nous empécher de la poser. Mais l'imagination est la faculté intellectuelle qui nous permet de comprendre que le «nous» des arpenteurs qui parlent en chceur en amont de nos «je>> actuels, est étranger, complčtcment étranger au «je» de l'immigrant et á tous les «jc» qui parlent en amont de la voix ďun immigrant. Quand des écrivains élrangers éenvent en francais et parlent du «vous» qu'ils percoivent derriěre les visages du pays ou de la ville oú ils viennent d'arn-ver, ils s'integrent, dit-on, á la litterature québécoise telle qu'elle s'est développée et dans sa logique méme. Mais si nous respectons ce qu'est la litterature, jusqu'a respecter 1'reuvre de Louis-Ferdinand Céline, si nous respectons l'ecrivain jusqu'a ces limhes extremes, de quel droit et selon quelle logique pourrions-nous exiger d'un ccrivain qu'il parle de nous et á notre maniěre! S'il parlc de lui, de ses racines étrangěres, de sa mémoire, de Fascendance ou de la mémoire génésique qui determine sa vie, de son lieu d'origine ct non pas de son lieu d'arrivee, ou s'il construit des personnages, des étres-au-monde dans la conscience desquels la determination ethnique n'existc tout simplement plus, comme e'est le cas pour les personnages qui peuplent toute une partie de la production romancsque du pays situc juste au sud du notre, quand un écrivain éerit á 1'opposé de ce que 26 27 moni que larue larpenteur et le navigateur nous avons considéré jusqu'a maintenant comme le propre de notre liuérature, cet écrivain apparticnt á notre littérature, puisqu'il appartíent á la liuérature. Si-non c'est nous qui ne sommes plus dans la littérature, mon ami écrivain, pensais-jc. N'a-t-il pas suffisamment peso sur nos épaules d'etre enfermés dans 1'homogé-néité, dans lc monolithisme, dans rethnicité, dans le collectivisme, de ne méme pas avoir la force de nous arracher á dl'horreur de nos berceauxu? Imagine ce que scrait la littérature québécoisc si elle devenait simple-ment littérature, si elle se délestail, sans la nier pour autant, de son identitě ethnique, lui disais-je mentale-ment, et si elle devenait vraiment un monde, un lieu ďoú surgissent tous les points de vue et ou s'exprime la diversité en francais en Amérique, si elle servait de tremplin á des écrivains comme Sergio Kokis, Ying Cheng ou David Homel! Ce qui se pose á nous, écrivains, comme probléme, dans les lancements, les jurys, n'est-ce pas tout simplement le probléme du comment vivrc ensemble qui se pose a une autre échelle a notre société? Aimcrais-tu, mon ami écrivain, lui disais-je mentalement, qu'un jour, dans notre petit pays, on finisse par écrire des choses comme il s'en est éerit ré-cemment en Russie á la mort de Joseph Brodsky? Je vais vous lire maintenant, avant de conclure, cet article paru dans le Monde du vendredi 1" mars, dans la Pravda du 8 février, sous la signature d'Igor Preline. «Aux Etats-Unis d'Amerique est mort Joseph Brodsky. [...] Moi j'ai été étonné de ce que les médias aient baptise Joseph Brodsky "grand poete russe" et je me suis posé la question: de quel droits Je peux me tromper, mais il me semhle pourtant que. pour porter ce titre, il ne suffit pas d'etre laureát du prix Nobel. On le sait, le poete en Russie est plus qu'un poete! Brodsky a-t-il mérité un tel titre? Aurait-il dans ses vers chanté la Russie? Ou bien prononcé de bonnes paroles sur le peuple russe? Je ne me rappelle rien de tel.. Pouchkine et Essenine ont chanté tout cela et c'est pour cela qu'on les appelle "grands poětes russes". Mais Brodsky, dans le meilleur des cas. on peut l'appeler de "langue russe" et encore avec reticence puisquc, ces derniéres années, il écrivait de plus en plus en anglais et qu'on l'enterrera non pas á Saint-Petersbourg, mais á Venise. Quel "Russe" est-il done? Peut-ětre que le mieux serait d'ap-peler Brodsky "grand poete juif'. N'a-t-il pas dit: "Je suis juif cent pour cent. On ne peut pas ětre plus juif que moi"? Les Juifs n'y trouveront rien á redire. Les Russes encore moins.» Que de mesquineries, me direz-vous, que d'odieu-ses et terrifiantes mesquineries! Vous m'excuserez, j'es-pěre, d'avoir ce soir attiré votre attention sur des réalités trés peu dignes de la grandeur de l'art, et d'avoir tra-vaillé dans du vieux, dans du ties vieux materiel. Mais vous avez invité une romanciěre. Et le roman, vous le savez, commande de débusquer les bons sentiments, 28 29 m0n1que LARUE tout comme de prendre le pouls des sociétés, surtout si elles ont tendance á regarder dans lc rčtroviseur. Cest cependant en tant que simple citoyennc que je souhaite que nous puissions échapper, s'il n'esl pas trop tard, au syndrome Pravda. Je ne suis d'ailleurs pas la seule á souhaiter qu'il soil encore temps, si j'en crois l'article paru dans lc Devoir samedi dernier, et dont j'aurais pu au fond reprendre le litre: «Y a-t-il malaise'?» 1. Louise LEDUC, «Y a-t-il un malaise?*, Le Devoir, 16-17 mars 1996, Cahier D, p. 1 Collection GRANDES CONFERENCES Creee par le Musee de la civilisation ä Quebec, la collection «Grandes conferences* regroupe egalement des textes dc conferences prononcces cn d'autres iieux (voir dans la liste qui suit les titres marques d'un aslerisque). ROLAND ARPIN Une ecole centres sur Vessentiel *" BF.RTRAND BLANCHE!" Quelques perspectives pour le Quebec dc Van 2000 ANDRE BUKELLE Le droit ä la difference ä I'heure de la globalisation * PIERRE DANSEKEAU , Uenvers et l'endroit JOEL DE ROSNAY Uecologie et la vulgarisation scientifique JACQUES T. GODBOUT Le langagc du don GISELE HALIMI Droits des hommes et droits des femmes NANCY HUSTON Pour un patriotisme de l'auibiguüe * ALBERT JACQUARD Constnare une civilisation ternenne 30