í 36 PARADIS, CLEF EN MAIN mon carré de sable, mon terrain de jeu. Mon Triangle des Bermudes ou je m'enfonce joyeusement en me perdant de vue. Cest 9a, étre saoule. C'est ca, la drogue en general: échapper ä soi-méme en essorant son propre corps, faire voler en éclats sa barque alors méme que Ton reste couché sur le dos, immobile, au fond du néant. ■ 111 ■111 111 LE PARADIS EST ONE COURSE A OBSTACLES ■ ■ La premiere question qu on pose aux candidats qui passent devant le comite de selection de Paradis, clef en main, c'est: « Voulez-vous mourir ?» La sui-vante, c'est: « De quelle facon ?» Puis, les dernieres paroles que les candidats risquent d'entendre de leur vie, quand, au bord du passage a Facte, ils regrettent peut-etre leur propre machination contre eux-memes, le pied engage dans une manufacture d'anges blonds et de nuages a ciel bleu et Fautre, qui sait, dans le doute, ce retroussement de Fesprit, c'est: « Chez Paradis, clef en main, il n'y a pas de seconde chance. Si vous changez d'idee a la derniere minute ou si la procedure echoue, nous vous relachons. Une fois votre liberty retrouvee, toute communication entre la compagnie et vous sera coupee. A jamais.» Le moins qu'on puisse dire est que, dans cette organisation-la, dans cette industrie de mises a mort 38 PARADIS, CLEF EN MAIN au secret mal garde\ on est peu loquace. Si je ras-semble toutes les paroles prononcees devant moi, en dehors des entretiens avec le psychiatre, qui d'ailleurs n'avaient rien de therapeutique, qui avaient plutot l'air de comparutions, je ne pourrais pas remplir plus de deux pages. C'est ce qui m'a sauvee. Je veux dire: l'echec de la procedure. J'ai ete « relaxee », pour autant qu'une femme aux jambes en moins puisse reprendre sa liberte. On m'a transportee, alors que j'etais incons-ciente, hors de la ville; j'ai ensuite ete repechee par un garagiste, un vendeur d'anciens modeles de voitures rapiecees dont on veut recuperer le style tous les cinquante ans, des dinosaures d'une techno-logie desuete, New Beetle, Mini Cooper, PT Cruiser, au fond d'une cour a scrap des Cantons de l'Est ou on m'a laissee pour morte. Ou encore, on m'y a larguee en me sachant toujours vivante, on croyait que j'allais mourir de ma belle mort, deshydratee, invisible parmi les carcasses de voitures, incapable de me trainer jusqu'a la civilisation, cette bonne samaritaine. A cause de mon prenom, j'avais propose" du tac au tac un scenario sur mesure: decapitation a la guillotine. Mais a ce stade-ci, 9a n'a pas d'importance: j'y reviendrai. Pour tout dire, apres avoir enclenche le meca-nisme de la lame suspendue au-dessus de ma tete et qui devait me la trancher en tombant, apres avoir actionne la guillotine qui allait m'enlever la vie, je n'ai rien compris de ce qui s'est passe. Je n'etais pas PARADIS, CLEF EN MAIN 39 morte, mais je n'etais pas en état d'analyser la situation. C'etait comme un accident vu de trěs haut et vécu froidement par manque de sensations. Je crois que je me suis crue morte pour vrai, l'inverse netant pas possible: jamais personne n'avait survécu, avant moi, á un suicide organise par la compagnie. L'etat dans lequel je me trouvais ne pouvait étre cause que par la mort et je me suis sans doute dit que si c'etait ca, étre morte, c'etait de la duperie. C'etait le plus long doigt fourré dans l'ceil du monde. Ce n'etait pas la liberation annoncée. Ce n'etait pas la mort de la conscience, méme si la mienne, de conscience, était pres du degré zero, ce point de congelation, de resorption de 1'étre dans le rien. Je ne sentais plus mes jambes et pourtant je me déplacais, comme portée dans les airs. Ouvrir les yeux ne m'etait plus possible, mais j'entendais des voix, des bruits feutrés, en sourdine, sans pouvoir en saisir le sens. Un brouhaha de pieds et de mains gantées qui se démenaient sur mon corps, le sou-levaient de terre, me tátaient le pouls dans, me semblait-il, une precipitation désordonnée. Je dus perdre connaissance. On m'a peut-étre droguée comme on l'avait souvent fait, me droguer, me cogner, me faire dormir au gaz. Peut-étre que, dans 1'énervement, le médecin légiste cense confirmer ma mort m'a vraiment crue morte. Ce qui s'est passé entre le moment ou la lame est tombée sans me tuer, grace á une défectuosité du mécanisme jamais éclairée, au miracle du rebondis-sement de la lame sur mon cou jamais confirmé, 40 PARAD1S, CLEF EN MAIN parce que sans temoins, et le moment oü je me suis reveillee ä l'höpital, reste un mystere. Tout ce que je peux dire, c'est que je n'ai pas vu ma vie defiler |-| devant mes yeux com me un film monte serre, ni le |j tunnel foutu d'une lumiere au bout. | * * * Aujourd'hui, c'est dimanche. Les dimanches ne f m'apportent rien de special, aucune joie nouvelle. Le I beau fixe ä perpete. C'est un jour qui sert ä ralentir le f rythme du quotidien, ä briser la folie de Faction 1 monnayee, ä permettre aux parents d'observer un | moment de silence angoisse" devant la perspective du J lundi qui vient et aux enfants de contempler le f spectacle de leurs parents desemparables. J Mes dimanches, ils aimeraient bien prendre | conge de moi. Je les ennuie, alors ils essaient de sen | aller en sortant par les fenetres de moo trou ä merde, | ils se prennent la tete, ils regardent au loin dans la | ville moite, chaude, terrible, ils font ce qu'ils peuvent | dans mon existence climatisee, deployee devant un | mur de brique couvert de plantes grimpantes. J'aime I l'immuabilite de ma vie. C'est comme baigner dans j sa mere enceinte, elle-meme emmuree dans une vie I tout interieure et sans remous: liquide amniotique, =a| ingestion reguliere de carburant par cordon ombili- | cal, conscience minimale du dehors. Marcher me I manque, c'est indeniable, mais puisque je ne peux le j faire avec mes jambes, je prefere encore rester cou- | chee. J'ai une fierte\ Des criteres esthetiques ä respec- | ter. Des principes: mes jambes ne peuvent etrevues | PARADIS, CLEF EN MAIN 41 si elles ne se deploient pas de tout leur long, elles sont trap belles pour etre ramass^es dans la station assise, trop enviables pour etre annulees dans leur phage. Ma mere, pendant un an, dans un tapage de larmes et de lieux communs sur la vie, a tente de me convaincre de me deplacer en chaise roulante moto-risee, « haut de gamme », comme mon lit. « Toinette, tu ne peux pas refuser plus d'auto-nomie. Plus de liberte. Tu dois sortir de l'isolement. II faut que tu te reieves. C'est tuant, a la fin, ton en-tetement a rester au lit, alors que tu pourrais prendre l'air dehors.» le ne l'ecoute pas. Comme toujours, je ne pense qua la prendre en faute. Qu'a la prendre au mot. « Tout est tuant, a la fin, maman. Meme la vie.» Son regard vert intense se plante alors dans le mien. D'abord la reconnaissance de notre lien qui s'etablit par les yeux, ensuite un debut de sourire de part et d'autre. Ma mere baisse la tete, regarde par la fenetre. C'est l'un de ces moments de complicite paisible que j'ai toujours repousses de toutes mes forces. Par impossibilite physique dans le cotoiement maternel. Pourtant, il suffirait de baisser les armes. Alors le silence pourrait s'installer, la guerre etre evitee, mais par habitude je nfentete. J'aboie: « Quand les autres ouvrent les portes et cedent le passage aux handicapes motorises, ce n'est pas de l'ouverture. Ce n'est pas de la compagnie non plus. C'est de 1'obeissance. Du civisme gonfle de pitie. C'est de la dictature. Du terrorisme de trottoir. Je n'ai 42 PARADIS, CLEF EN MAIN PARADIS, CLEF EN MAIN 43 pas besoin d'une latrine roulante, aussi électrique, performante et pratique soit-elle! — Que tu es dure, Toinette!» Ma dureté, ma carapace intellectueile. Mon bou-clier toujours levé. Chaque fois que ma mere la touche du doigt, ca me donne envie de pleurer, de me dissoudre á ses pieds, de la laisser gagner. Alors je jappe plus fort: « Non, je ne suis pas dure. C'est toi la dure á cuire! Cest toi la dure de coeur! La main de fer! — Arréte de me blámer tout le temps. Je ne cherche qua t'aider. Qu'est-ce que j'ai fait pour que tu me détestes autant ? » Et la danse de recommencer, pareille, monotone, une rengaine qui écorche toujours aussi creux, aussi loin dans la chair. La douleur ne s'emousse pas dans la repetition. Au contraire: la douleur finit par souf-frir encore plus de se découvrir sans cesse rejouée, de se savoir si prévisible. On est dimanche et le citronnier, énorme, lourd de sa generositě acide et ensoleillée, a retrouvé son nombre normal de citrons. Les objets ne tourr*ent plus autour de moi, le monde n'est plus engage dans son vortex replié sur mon lit. Rien n'entame plus son ordre établi, parce que ma mere, le dimanche, ne m'apporte jamais k boire. C'est le jour du Seigneur, du jeune force, de la désintoxication. C'est mon oncle Leon qui m'a ouvert la porte de la compagnie via Internet. Sans lui, je n'aurais jamais pu y accéder. Avant de mourir, il m'a donné une adresse éíectronique et une clef qui crypte l'encodage I et qui multiplie les numeros, rendant impossible la "< localisation de la provenance des messages en pro- 1 duisant de perpetuelles nouvelles series de chifrres. ^1 Une adresse, une clef, des mises en garde: « Ne parle V jamais de ca a personne. C'est ton affaire. Ca ne ~i\ regarde personne, surtout pas ta mere. Promets- 4 le-moi, de ne rien dire, jamais.» £ Puis aussi: «II faut que tu t'armes de patience. J Sois resolue, mais garde ton calme. Ne fais pas de i crises d'enfant gatee. Le suicide est un art, pour eux. ^ lis recherchent le raffinement chez leurs candidats, f ils aiment la maturite dans la decision du geste. lis vont chercher a te destabilises La grande confusion i autour de la compagnie, les histoires farfelues, a 4 dormir debout, c'est voulu. Souvent tu te demande- ,i ras s'ils te font marcher. Ils te mettront a Tepreuve. Si i tu souhaites vraiment mourir, tu trouveras ton | chemin dans leur labyrinthe jusqu'a la sortie. Tu ■|:: mourras.» I Comme il m'avait dit de le fake, j'ai d'abord I envoye un message dans lequel je me presentais dans I* les grandes lignes, Voila, je m'appelle Antoinette, j'ai envie de mourir et j'ai besoin de voire aide parce que j'ai aussi peurdelaso uffrance que de la vie, etque je ne « veux pas me tuer sans Vassurance d'y parvenir, je ne veuxpas me rater encore et encore, etje ne veux pas non plus mourir dans I 'ordinaire, mourir comme j'ai vicu, I etc. — et ou je leur annoncais mon Hen de parente avec Leon. Une heure plus tard, on m'a repondu: 44 PARADIS, CLEF EN MAIN PARADIS, CLEF EN MAIN 45 Votre demande est acceptee. Venillez attendre votre premiere convocation. Merci d'avoir fait appel aux services de Paradis, clef en main. La rapidite de la reponse m'a prise de court. Sans savoir pourquoi, je m'attendais a un delai reglemen-taire de quarante-huit heures. Et si on me convo-quait Ie jour meme ? Et si je mourais la, aujourd'hui ? Un autre caprice des suicidaires: mourir, oui, mais mourir en contrdlant les parametres. Quand on delegue, on se crispe. On se sent tire dans le dos. Execute et non plus assouvi. C'est comme laisser un passeport dans le coffre a gants de sa voiture dever-rouillee ou son enfant a une nouvelle gardienne : l'imponderable nous envahit, tarabuste, les pensees restent dans le coffre a gants ou avec Fenfant, a surveiller le systeme de surveillance. Mon oncle qui etait deja mort ne pouvait plus me venir en aide par ses conseiis ou ses mises en garde. De leur imprevisibilite, il m'avait deja prevenue. Seule la « cueillette » avec un chauffeur invisible chauffant assis derriere une vitre teintee, pare-baltes, reste une constante pour tous les candidats, dans un lieu determine un jour a l'avance, un lieu toujours public, rempli de gens, de mouvement, de va-et-vient, propre de soupcons. Un mois sans nouvelle est passe. La peur d'avoir ete oubliee me prenait souvent, mais je gardais confiance. J'etais protegee par la renommee de mon oncle et, pour la premiere fois de ma vie, j'ai cesse d'imaginer comment j'allais me tuer. J'ai cesse de ♦1 faire des plans, méme lointains. La crispation face á l'imponderable s'est peu á peu transformée en sou- ;; lagement: je n'avais plus rien á faire, qu'a me laisser porter par le vent du professionnalisme. Mon heure ^1 viendrait dans un délai raisonnable et sur un plateau || d'argent. Cinq semaines aprés leur avoir écrit, aprěs que *" m'a demande eut été acceptée, j'ai recu cet autre i» . message: ^ Veuillez vous rendre demain, a 13 h 30, dans leparc de '.1 stationnement coin Bern et Ontario, 8s étage, section A\ C, espace 35. - j "1 Ce jour-la, done le lendemain, e'etait un jour superbe ďun été indien qui s'attardait, qui prenait son temps 4| pour arracher aux arbres leurs dernieres feuilles. La ville était jaune et orange, rouge et brun, et l'hu- ~j midité, pour une fois, n'alourdissait pas tout. La ; pellicule d'eau en apesanteur qui s'ecrasait sur les 1; épaules, en route vers 1'activité, avait desserré son Jj emprise. Un vent chaud et fort balayait les feuilles Idans un bruissement qui ressemblait aux applaudis-sements ďune foule composée de nains, plus petits que des enfants, ou Ton sent des creux et des montées de vagues causées par un effet d'entrainement. C'etait la plus belle periodě de 1'année et j'etais au Ibout de mes peines. Je n'etais pas apeurée, mais je n'etais pas calme non plus. J'etais submergée par une quantité demotions contradictoires et, pour en finir avec elles, avec leur tumulte trompeur, pour 46 PARADIS, CLEF EN MAIN m'emp£cher de courir ä ma mere et tout lui raconter, ä eile ou encore ä un journaliste, j'ai decide de considerer l'aventure comme m'etant imposee de l'exterieur. Non comme un choix que j'aurais fait, mais comme un act of God. Ou ce qu'on nomme le destin, cette force contraignante et ineluctable contre laquelle personne ne peut rien. Sous cet angle, reculer n'etait plus possible: ce que j'avais enclenche par ma volonte me surplombait d^sormais, me depassait de telle maniere que mon projet devenait le projet de tous. Ä la limite, mon suicide n etait plus de mon ressort. II m'avait echappe. Je suis arrivee au coin Berri et Ontario une demi-heure ä 1'avance, mais je ne me suis pointee au huitieme etage du stationnement qu'ä 13h25, me donnant cinq minutes de jeu, en fille nerveuse qui ne veut pas paraitre empressee ni trop zelee. Degagee en meme temps que poliment concernee. Le huitieme etage etait sature de voitures; seuls quelques places etaient libres parmi une quantite approximative de six cents espaces de stationnement; chose curieuse, il n'y avait personne, ou presque, qu'un homme au loin, la-bas, se dirigeant vers sa voiture demarree ä distance dont le moteur emettait un faible bruit, et une femme, ä ma droite, passant la porte d'une cage d'escalier, ne prenant meme pas la peine de regarder dans ma direction. D'un pas presse^ je me suis dirigee vers la section C, le souffle court, le coeur ä tout cran, essayant de penser le moins possible aux raisons distrayantes pour lesquelles je me trouvais lä, tentant de me PARADIS, CLEF EN MAIN 47 concentrer sur la tache a accomplir, c'est-a-dire me rendre au lieu du rendez-vous le plus vite possible. Une tache qui s'est revelee plus difficile que prevu. D'abord, pour voir les numeros, je devais passer entre les voitures et le mur, la colonne ou le petit remblai de beton sur la partie inferieure de laquelle ils etaient inscrits. La section C etait beaucoup plus grande quelle ne paraissait de prime abord, comme si son horizon reculait au fur et a mesure que j'avan-cais, comme si la surface habitable sous mes pieds se depliait vers de plus grandes surfaces, elles aussi depliables ; je regardais compulsivement ma montre, 13h38,13h39,13h40 etle num£ro restait introuvable. Quelques proprietaires de voitures qui entraient ou sortaient du stationnement me jetaient des regards vagues et soupconneux, sans doute intrigues par la presence d'une jeune femme se penchant devant des voitures et se relevant avec un air perdu pour se faufiler devant la voiture voisine, mais sans plus. Quelque chose clochait avec les nombres, dont l'organisation n'etait pas nette. Dans la montee de l'affolement, j'ai note des incongruity: a certains endroits, ils etaient peints en jaune (ceux-la etaient un peu effaces par Fusure, parfois a peine lisibles), alors que d'autres etaient frais peints en blanc et traces a la va-vite, comme a la main. Du baclage louche, inexplicable, dans un endroit cense ordon-ner le chaos des voitures pele-mele. Pire: a d'autres endroits, la succession des nombres etait bris£e par 48 PARAD1S, CLEF EN MAIN PARADIS, CLEF EN MAIN 49 un nombre discordant ou manquant, perdu, deplace, qui n'avait rien a voir avec 1'avant et l'apres, qui indiquait une erreur grossiere ou une volonte absurde de confondre la clientele: 22,23,24,885,26, 27,28. C'etait a n'y rien comprendre. Me'me aujourd'hui, apres avoir fait des recherches pour me rassurer, pour corroborer mes perceptions, je n'y comprends toujours rien. Aucun article de presse, aucune plainte adress^e a la Ville, comme si le desordre de la numerotation s'etait installs juste pour moi et s'etait replace' en ordre apres mon depart. Une idee typique-ment paranoi'aque, affirment tous les psychiatres, sauf celui de Paradis, clef en main. Quand j'ai enfin frapp£ la rangee ou commen-caient les nombres de la trentaine, j'avais deja un feeling. Qui s'est change en fait concret: le nombre 35 n'existait pas. Comme les treiziemes etages: effaces, nies, abolis. Entre 34 et 36, il n'y avait pas 35. Tous les autres nombres disposes en ordre croissant s'y trouvaient, mais le 35 etait absent: 30, 31, 32, 33, 34,36,37,38,39... C'est le premier obstacle, la premiere epreuve, voila ce que je me suis dit. Ce ne pouvait qu'etre ca, c'etait force. Par quelle coincidence n'y aurait-il pas eu a ce moment le nombre 35 dans la section C du huitieme etage, ceku-la meme que je devais trouver dans ce stationnement debile a enigme ? Des idees en rafale me traversaient l'esprit: je m'etais trompee dotage; je m'etais trompee de stationnement; j'avais mat lu les informations du IIP Hi message pourtant lu mille fois; il aurait fallu que je vienne avant la date de convocation faire une etude de terrain et j'ai négligé de le faire; un sablier invisible perdait son sable á toute vitesse, calculait le temps que j'allais prendre pour trouver le nombre ratoureux, malin, comme une souris chronométrée de laboratoire dont on espionne les dérapages, la détresse attendue; le chauffeur avait déjá quitté les lieux, me jugeant trop leňte, trop peu futée, mal dégourdie. L'unique possibilité, que j'ai pense, était qu'on avait déplacé le stationnement 35 ailleurs, quelque part sur l'etage, n'importe ou. J'ai parcouru la section C á grandes enjambées mais le numero 35 se dérobait toujours. Un moment, apres une vingtaine de minutes á fouiller méthodiquement, rangée par rangée, je me suis mise á courir comme un animal en cage d'une extremitě á I'autre de la section, puis de l'etage, me penchant au hasard sur le devant d'une voiture pour lire le numero du stationnement quelle occupait. J'ai regardé cent fois ma montre et je me souviens de cette heure sans savoir pourquoi: 14 h 27. Une heure de retard, une heure de supplications intérieures, de demandes ďaide á une superiorita protectrice pour qu'elle me précipite vers ma mort. L'etage au complet s'est mis á tournoyer, je ne reconnaissais plus les voitures que j'avais pourtant recensées, les rangées et les couloirs se sont allonges, illusion d'optique diabolique que seuls les réves peuvent reproduire. Malgré les avertissements de 50 PARADIS, CLEF EN MAIN PARADIS, CLEF EN MAfN 51 mon oncle, je me suis crue jouee. J'ai pense avoir echoue, comme 9a, par manque d'adresse et de temps. La vue embrouillee par les larmes qui me montaient aux yeux, je suis retourn.ee sur mes pas pour revoir encore une fois 1'enchainement des numeros ä partir du nombre 30. Pendant que je m'y dirigeais en pleurant sans plus me retenir, une voiture s'est degagee d'un espace de stationnement. J'aliais m'eloigner pour la laisser reculer mais j'ai eu un autre feeling, celui qu'elle ne s'en allait pas pour rien. Je me suis done arrfitee, toujours en larmes, un peu ä l'öcart. J'etais en effet au bon endroit, au bon moment. Une fois la voiture degagee, j'ai pu enfin voir ce qu'on voulait que je voie: le stationnement desormais vide n'etait pas numerote. Ä la place du numero attendu, il riy avait rien. Un espace vierge, intact. Et, juste lä, sur le sol betonne, une canette. C'etait la reponse. Je venais de trouver le stationnement C35, loge dans la canette qui renfermait mon lieu de rendezvous et qui ne demandait qu'ä en sortir pour trouver sa place, pour se deployer sous mes pieds. Avant meme de saisir cette canette offerte sur le sol, je savais ce que c'etait, j'en avais vu les traces bäclees ä gauche et ä droite sur tout l'etage: une bonbonne de peinture blanche en aerosol. D'une main tremblante, j'ai trace" un 35 la oil aurait du se trouver un numero. Je me suis reculee, satisfaite, la mission accomplie au ventre. Le 5 qui faisait des coulisses etait plus gros que le 3, mais 9a m'eteit egal. Je venais de decouvrir la rj- premiere clef. Je venais aussi de tourner cette clef 4 dans la premiere serrure. , j Puis, j'ai ferme les yeux d'oü les larmes coulaient "V. encore en abondance. Quand une voiture s'est arretee, ä peine une minute plus tard, dans l'espace que je venais de numeroter ä l'artisanal, je ne les ai pas tout de suite rouverts, je suis plutot restee immobile, *J concentree sur ma respiration devenue immaitri- ■,vr sable. J'ai attendu plusieurs minutes, comme si, en j| plus de reprendre le contröle de mon propre souffle, I~ : je voulais moi-meme eprouver la patience de ce qui se presentait comme un adversaire: Paradis, clef en main. C'etait une voiture bleu fonce, d'apparence i ordinaire, aux vitres teintees, ä la plaque d'immatricu- ; * lation sans particularites, avec un moteur qui tournait ;j tranquillement, une portiere dejä ouverte qui *f m'attendait, qui m'invitait. Qui ne me resistait plus. \~ Jamais je n'ai ete aussi contente d'entrer dans une ;| voiture de ma vie. C'etait comme si je n'allais pas 4 mourir. C'etait comme si je venais d'etre sauvee. I|Une fois ä Finterieur, la portiere refermee avec un elan d'enthousiasme qui ne me ressemblait pas, j'ai I s gaiement lanc<§ un « Bonjour, je m'appelle Antoinette > I et je viens pour la convocation! >> de greluche ecer-t :i veMe, comme si le conducteur etait une personne "* i normale et non un chauffeur de corbillard, comme si "» j'etais dans un taxi, une soiree Tupperware ou une ; reunion d'alcooliques anonymes. C'etait une drole d'id£e ä cause du contexte, cette initiative de ma J. part, mais aussi parce qu'il y avait entre moi et le 52 PARADIS, CLEF EN MAIN Hi ■M chauffeur, dont je n'ai jamais pu voir qu'un derriere de tete flou, une vitre opaque et bosselee comme une porte de douche qui bloquait la conversation et les echanges de regards dans le retroviseur. .§ Fixe au dos du siege devant moi, un ecran s'est I allume en meme temps que s'est mise a jouer une 1 musique corporative mievre activee par ma seule presence (enfin j'imagine), une reaction techno- logique preprogrammed; Fecran afficha d'abord le | logo si connu, qui nargue, provoque, effronterie de la 5' facilite, de la compagnie: un simple bouton rouge, | de bonnes dimensions, aux allures de jouet d'enfant, f Fun de ces gros boutons qu'on actionne avec trem- .,..«J blements et perles de sueur au front dans les vieux 1 films de guerre remplis d'ordinateurs geants, de J centres de controle bourres de moniteurs, de radars, I de bips, de bobines enregistreuses en marche, pour % lancer une bombe sur fond d'alerte hurlante. Sur le j bouton rouge etait inscrit « Paradis, clef en main » | avec un lettrage elegant qui en epousait la rotondite, 1 et ce bouton, symbole de la menace pr£te a exploser if aussi bien que de la promesse d'une liberation, elle | aussi radicale et definitive, semblait crever Fecran et paraissait si vrai que je l'ai touche- du bout des doigts. * Sitot disparu, le logo a laiss^ place a un message: "? i\ Vous n'avez pas le droit d'adresser la parole au chauf- ^ feur ou de poser des questions, ni de tenter de sortir de ,, ] la voiture en marche. Vous serez conduite a Vendroit ou *■> se tiendra voire premiere convocation. Quand elle sera 1 terminee, vous serez ramenee chez vous. Bonne route, Z PARADIS, CLEF EN MAIN 53 et merci defaire appel aux services de Paradis, clef en mains. L'epreuve d'endurance que je venais de subir dans le stationnement me rendait agreable cette prise en charge froide et impersonnelle. II me semblait que le pire etait passe. Je me trompais. J'etais dans le champ des presomptions. Des que nous sommes sortis du stationnement etage, j'ai eu le r£flexe de relever le plus grand nombre de details possible: conduite sur Berri direction sud; rassemblement de jeunes punks disperses dans un pare sans arbres d'ou on tente toujours de les chasser, rebelles d'infortune dont certains osent encore commettre le crime de fumer la cigarette au grand jour; masse proprette des pietons aux visages uniformement tournes vers leur car-riere; feuilles d'automne tourbillonnantes, la seule presence sauvage dans la ville; virage a droite sur Viger, direction autoroute Ville-Marie; court pion-geon dans les entrailles du centre-ville; sortie pont Champlain et conduite decidee, bien me nee avec depassements. Puis, entree sur le pont Champlain, entrave par plusieurs chantiers de construction. La circulation, etonnamment fluide en ce debut d'heure de pointe ou, en temps normal, les voitures avancent, poussives, pare-chocs a pare-chocs, me permettait quand meme d'enregistrer des elements : j'observais le visage des conducteurs, leurs mines affect£es ou impassibles, celles des autres passagers quand il y en avait, je tentais de determiner s'ils avaient eu une bonne journee, s'ils etaient heureux 54 PARADIS, CLEF EN MAIN ou mines, allegres ou exasperes, si comme moi ils etaient tenailles par l'idee du suicide. J'embrassais le monde exterieur avec avidite, le bleu du ciel qui flashait a travers la structure du pont en construction perpetuelle, la surpopulation des maisons clones cordees coude a coude de 1'autre cote du fleuve, comme si tout m'apparaissait pour la ; premiere fois. Je me laissais aller a une revasserie inappropriee quand j'ai entendu un son etrange. Un pssssh. Un petit trou que je n'avais pas remarque, situe en bas de l'ecran, dont le noir se confondait avec le cuir du dossier, a relache un jet gazeux qui, en un rien de temps, a empli Farriere de la voiture d'une vapeur blanchatre a 1'odeur piquante, toxique. Quelques secondes plus tard, j'ai du etre engloutie dans la gueule intemporelle de l'inconscience. Le passage au noir, ca ne se vit pas. Ca ne peut que se supposer une fois de retour, le blackout netant pas une experience a proprement parler, mais une deduction. J'ai mis du temps a me relever, a emerger par petites bouchees, petites pousses; je me reveillais, molle, lourde, j e tentais de bouger, de me rasseoir pour - - sombrer a nouveau dans le noir et pour me reveiller i encore, moins molle et moins lourde. Quand je me suis assise, apres de nombreuses percees manquees, et que j'ai pu avoir une vision moins brouiUee du dehors, je me suis apercue que nous roulions toujours sur le pont Champlain, mais sens inverse: nous entrions dans Montreal au lieu d'en sortir. Le trafic, devenu dense, fouette par un vent fort et encore chaud, nous immobilisait, nous faisait avancer par a-coups. PARADIS, CLEF EN MAIN 55 Un coup d'oeil a ma montre: 17 h 07. Nous avions roule pendant deux heures, sans que je sache ou, ballottee, sans reperes. C'etait du kidnapping. L'idee que nous avions pu rester sur le pont, sortant de la ville pour y retourner aussitot, roulant en circuit ferme" pendant deux heures au~dessus de la paresse des flots du fleuve Saint-Laurent, ne m'est pas parue impossible. Ou celle, aussi envisageable, qu'on m'avait emmenee a la convocation endormie, inconsciente et malleable, dans le seul but de m'inspecter le corps a loisir, de me faire subir des tests medicaux, de me tripoter les neurones avec des electrodes, perorer sur mon cas, la convocation n'etent en somme qu'une procedure unilaterale. En examinant mes avant-bras, j'ai en effet repere des traces de seringues, petits points bleus douloureux au creux des bras. On m'avait piquee, on avait fait des prelevements sanguins, et c'etait sense: avant de m'accorder la mort, il leur fallait d'abord s'assurer que j'etais en parfaite sante. Par ailleurs, je commen-cais deja a m'habituer aux caprices strategiques de la compagnie, a son manque d'orthodoxie, a l'insolite de ses facons de faire. Quand nous avons repris Berri direction nord, j'etais certaine que le chauffeur allait me ramener dans le stationnement ou il m'avait cueillie. Mais nous sommes passes sans meme ralentir, sans reaction du conducteur fantome. Puis, quand nous avons pris Saint-Denis vers I'avenue du Mont-Royal, j'ai pense quil allait me deposer chez moi, a ma porte. Pourquoi ne sauraient-ils pas ou j'habite? Pourquoi 56 PARADIS, CLEF EN MAIN ne sauraient-ils pas tout sur moi, mon dossier medical, mes performances scolaires, mes tentatives de suicide, mes hospitalisations ? Mais alors pourquoi prendre ces precautions extravagantes pour ne pas etre reperes ou suivis, si c'est pour, au final, s'exposer au grand jour, ä la vue de mes voisins ou meme de ma mere qui guette, qui sait, mon retour ? Je m'en faisais pour rien. Je pensais pour rien. Toutes ces reflexions etaient inutües, des scories dans le tableau d'ensemble, du gaspillage. Du pelletage de nuages mentaux. Nous sommes passes devant chez moi, encore une fois sans ralentir. L'imposant immeuble en brique rouge oü j'habitais m'est passe sous le nez. J'ai vu ma propre fenelre de chambre ouverte, mes rideaux vert pomme battant au vent, libres de flotter grace ä l'absence de moustiquaire, et la frimousse de mon chat gris tigre en quete de fraicheur, pose sur le cadre, la queue roulee autour de lui. La pensöe que ce n'etait pas fini, que ce n'etait peut-etre meme pas commence, m'a decouragee. J'en avais marre. Le stress, les larmes, l'inconscience, la route, toutes ces heures m'avaient epuisee. Je ne comprenais rien. Je I comprenais qu'on voulait que je n'y comprenne rien. La ruse etait inextricable, c'etait une impasse: meme % sachant ca, on ne sait rien, c'est egal. En meme temps, j e devais rester convaincue et accommo dante, .|i mon oncle me l'avait express^ment demande; sans ij doute voulait-il etre fier de moi facon post mortem. | Du moins, il ne voulait pas mourir sans me livrer un | PARADIS, CLEF EN MAIN 57 dernier enseignement, comme une fierté arrachée á sa vie de chien. Á quelques rues de chez moi, le chauffeur s'est arrété. Sur Fécran, un autre message est apparu: Vous devez maintenant sortir de la voiture et monter au 10e étage de Vimmeuble en face duquel vous vous trouvez actuellement. On vous y attend pour votre convocation. Bonne fin dejournée et merci d'avoirfait appel aux services de Paradis, clef en main. Je connaissais déjá cet immeuble commercial pour 1'avoir fréquenté pendant des années. Je connaissais aussi le dixiěme étage: c était un centre d'entraine-ment physique, un Nautilus immense et moderně ou j'avais suivi des cours de spinning, de pilates, ďaérobie et de kickboxing. Avant, j'etais une mordue du sport ďintérieur, de l'exercice onaniste, de la dépense dans son coin, de la douleur, de l'egratignure. Ainsi sont les suicidaires: incapables d'esprit d equipe ni de retenue, d economie, toujours á la recherche de l'eclatement physique dans la solitude de leur tour men te. J'avais deux choix: ou j'abandonnais tout de suite, ou je cessais de me poser des questions. De toute evidence, on voulait m'eprouver, on voulait me casser, interdire de sens ce que je pourrais dire sur eux ou contre eux; mieux valait done agir en soldat, en robot, continuer de monter les étages, de marcher, de chercher, d'etre gazée.