— Cest gentil, a soufflé Josée, mais un vase rempli ďeau et de fleurs, 9a ne sera pas trěs commode sur le voilier. Était-ce parce que leurs corolles étaient maintenant toutes fripées sous le papier cellophane? Elle m'a dit ďoffrir le bouquet á ma soeur puisque j'allais la visiter á 1'hópitaL Pendant que notre voiture gravissait le talus du stationne-ment, j'ai regardé la marina une derniěre fois et j'ai vu Josée sortir du magasin situé pres du quai avec une boite de biscuits soda. Les yeux rivés á son rétroviseur, Samuel a hoché la téte. /t|||§l|É CHAPÍTRE g Cocktail ďhiver Apres notre week-end abrege sur les eaux du lac Cham-plain, je suis restee aupres de Samuel. C'6tait un choix pares-seu?r: a supposer que la situation ne lui convienne pas, me disais-je,iln'aquay mettrefinlui-meme. C'6tait d'ailleurs arrive a plusieurs reprises au cours de l'ete\ « Tu fais chier!» explosait-il. Ou encore: « ^engagement pour toi, c'est du chinois ?» Mais il me revenait toujours, plus piteux que jamais, et faute d'une solution plus heureuse, je le reprenais. A mesure que 1'automne colorait Montreal, Samuel «.t cesse de m'emMter avec ses declarations. Quant a moi, pour passer a Faction, je n'avais plus besoin des voix deprimantes de Leonard Cohen ou de Jay-Jay Johanson. La chaine stereo pouvait susurrer les melodies de Morcheeba, Erykah Badu, Bran Van 3000, Manu Chao ou rien du tout: je ne faisais plus la difference. Dans le verre de ma salle de bains s'egouttait une seconde brosse a dents qui servait au moins quatre sotrs par semaine. Samuel et moi avions acquis de petites habitudes. S'il pleuvait, nous louions des videos ou nous lisinns sous les couvertures. Si nous nations pas fatigues le samedi soir et que nous avions manque la derniere presentation dtt film coreen sous-titre au complexe Ex-Centris, ca ne catisuil 257 pas de probléme: nous sautions dans un taxi pour attraperli i projection nocturne du dernier blockbuster hollywoodien an cinema Paramount de la rue Sainte-Catherine. Nos restau t rants préférés étaient les mémes: le Mikado pour le sush i, La Porte de Flnde pour le tandoori, la Casa Tapas pour la paella, i cest toi qui decides aujourďhui mon ange, et cest ainsi qu'avant méme que j'aie le temps ďacheter une nouveik-paire de bottes, les premieres neiges avaient recouvert la vilie. Le lendemain du Nouvel An, tandis que Ton picorait les restants de la tourtiěre que sa mere nous avait apportéc-la veille, Samuel a recu un appel. Une fois qu'il a raccroché, il ; a sauté á pieds joints en se tapant les cuisses. — Je nťen vais á Bruxelles! Ohyeah /Le client a tripé sur notre concept du Manneken-Pis! Je m'en vais á Bruxelles! Un peu avaní Noěl, Samuel m'avait décrit le projet sur lequel il travaillait avec son directeur artistique. Cétait pour une publicitě de couches destinées aux gens de 1'áge ďor. ; « Ce que j e te raconte lá, c'est top secret! II faut que ťen paries ' á personne avant que 9a soit conclu, O.K. ? Jure-le. D'aceord. Tu vois une bandě de vieux en voyage organise. L'autocar les débarque sur la Grand-Place á Bruxelles. Les vieux se ren-dent jusque devant la statue du Manneken~Pis. lis Fadmirent sous tous ses angles, la filment, la prennent en photo. Un texte á Fécran: L'art, c'est magnifique. Le jet ďeau du Marine- 1 ken-Pis demeure en avant-plan tandis que les vieux rega- M gnent l'autocar. Un second texte apparaít: Mais pour nous, il w yaks couches truc-muches. Avoue que c'est genial, hein ? I.es $ vieux aussi ont le sens de l'humour! » j — Combien de temps? ai-je demandé á Samuel en J essuyant une goutte de ketchup sur le bord de mes iěvres. I — Une dizaine de jours, au moins. II va falloir faire le | casting lá-bas. "j 258 1 Durant la semaine, comme il était trěs occupé chez Boum-Boum, c'est moi qui suis allée chez Radio Shack ache-ter Fadaptateur muni de riches européennes pour prises murales á 220 volts afin qu'il puisse apporter son ordinateur avec lui. Vous avez des questions. Nous avons les réponses, scandait le slogan sur le coupon de caisse. Si settlement j 'avais pu en dire autant le matin de son depart, lorsqu'il m'a demandé: — Pourquoi tu fais la gueule ? Nous étions dans mon salon, devant la porte ďentrée. J'ai haussé les épaules. La vérité, c'etait qu'il allait me man-quer. Samuel a enřilé son manteau et il m'a embrassée. — Tu mangeras des moules-frites á ma santé! ai-je lancé. La porte du premier étage a claqué sur ma stupiditě. Les jours qui ont suivi, j'ai réfléchi á nous deux. Était-il possible que les choses soient sur le point de prendre une tournure insoupconnée ? « Suis-je en train de m'attacher á un garcon qui ínvente des jeux de mots pour vendre des hamburgers et échafaude des concepts pour séduire des ves-sies incontinentes?» Au moment méme oú ces questions m'assaillaient, du haut de son bureau du deuxiěme étage du 1713, rue Sangui-net, M. Duffroy a decide qu'il était temps de passer 1'éponge sur Fincident du beurre ďarachide et ďinonder les boítes aux lettres de ses auteurs de jolis cartons bleus. LA RENTRÉE LITTÉRAIRE SE FĚTE ^ AUX EDITIONS DUFFROY joígnez-vous á nous le lundi 22 janvier de 1 8 heures á 20 heures 259 au salon ovale du ritz-carlton 1228,rue sherbrooke ouest Montreal ft RSVP .' MURIELLE VENNE (514) 555-9045 OU MVENN@EDITIOHSDUFFROY.QC.CA AVANT LE 15 JANVIER INVITATION VALABLE POUR DEUX PERSONNES Le petit Antonin suspendu ä son sein gauche, Leonie a lu le bristol que j 'avais laisse" trainer sur la table de cuisine et eile m'a demands ce que je comptais faire. J'ai retire la bouilloire du feu. — Si seulement je le savais! Samuel etait cense rentrer aujourd'hui, mais comme ils ont eu des problemes pendant le tournage, il m'a telephone hier matin pour me dire qu'ü revient seulement demain. Son avion atterrit ä Dorval ä dix-huit heures. II ne pourra jamais etre en ville ä temps. Et moi qui ai r£pondu ä la chipie de Mme Venne que je serais deux! Je ne peux pas y aller toute seule. — Aucun signe de vie depuis les appels cochons ? — II est retourne avec sa Genevieve, Le pire, c'est que je revais beaucoup moins souvent ä lui depuis quelque temps. J'avais meme d£cid£ de changer encore le sujet de ma these, il faut seulement que j'en parle ä Bernard pour m'assurer qu'il n'a pas refill mon ancien sujet sur Proust ä un autre etu-diant, mais je lui ai laisse trois messages avant Noel et il ne m'a pas encore rappelee. J'ai du the vert, du the' au jasmin ou bien de la camomille. Sais-tu comment c'est empoisonnant de fouiller dans les cartons poussi£reux des archives nationales quatre jours par semaine ? Les documents sont classes 260 de travers. Quand ils ne sont pas illisibles, les manuscrits sunt incomplets. Ah! Il me reste aussi une poche de verveine. IU puis les bibliothécaires sont tellement déplaisants. lis se prennent pour les gardiens des bijoux de Néfertiti: « Mademoiselle, laissez votre sac ä ľentrée », qu'ils me répétent tous les matins. Ils pensent peut-étre que je vais voler des bouts de papier dans les boites de Jacques Ferron ou de Claude-Henri Grignon et les revendre quinze mille dollars sur Internet? Si je meurs demain matin... — Dis pas des conneries! — ... je t'avertis tout de suite que je préfere que ce soit toi qui ťoccupes des manuscrits de La Garden-party et de mes nouvelles de jeunesse. Ce sera pas compliqué ni salis-sant: j'ai tout garde sur disquette dans le premier tiroir de mon bureau. Antonín a läché prise. Sa tete dodelinait un peu. Léonie lui a frotté le dos:« Doux, doux, doux ». — En tout cas, quand j'ai ouvert ľenveloppe de Duffroy, le souvenir de Laurent m'est revenu tout d'un coup. Comme 9a, sans raison. J'ai envie de lui en faire baver. — Je peux te préter Guillaume si tu veux. II s'est remis ä dormir sur le canape depuis deux semaines. II parait qu'il réve ä des slips roses remplis de chaines en or qui se transfor-ment en couleuvres gluantes. II dit qu'il s'est retenu pendant que j'étais enceinte, mais qu'ä present il ne sait plus s'il peut me pardonner. II est tellement bouleversé qu'il a annulé sa soiree du Super Bowl prévue pour la semaine prochaíne. II dit qu'il va aller le regarder tout seul chez Champs! Je ne comprends pas. J'ai peur que ce soit Samuel qui lui ait déballé toute la vérité. Depuis qu'ils font partie de la méme ligue de hockey de garage, comment savoir ce qu'ils se racon-tent dans le vestiaire ? — Samuel te déteste, mais il n'irait quand memo pas 261 jusqu'a révéler á Guiílaume que ton aventure a dure un an et non une nuit. — II me déteste? Pas encore pour cette histoire de tro~ phée á la con ? J'ai déposé la théiěre sur la table. Mon neveu m'a regar-dée verser le liquide chaud dans les tasses. Sa petite bouche rose en forme de coeur me souriait et ca m'a donné envie de gazouiller: « Aimes-tu 9a venir en visitě chez ta tante Agnie-gnie?» II a émis un rot sonore. Léonie est allée le coucher dans son pare avec un hochet. — J'ai une idée! a-t-elle lancé en revenant vers moi. J'ai loué La Nuit des wis la semaine derniěre. Je pourrais faire comme Viola et me déguiser en homme pour ťaccompagner au Ritz! Je suis sure que je serais trěs bonne. — Et avec de la chance, tu aurais une montée de lait qui tacherait ta redingote. Léonie n'avait pas encore souffle sur son the qu'Antonin s'est mis á vagir comme un malheureux. On lui a chanté des comptines, on Fa bercé, on lui a méme fait téter du miel sur le bout de nos doigts: rien ne parvenait á le calmer. — II braille, il chie, il bouffe. Et maintenant, il fait ses dents. Exaspérée, ma sceur a plié le pare á jouer et fourré sa car-gaison de peluches et de couvertures dans le sac á couches. Par la fenétre du salon, je Fai regardée fixer le siege d'An-tonin sur la banquette arriěre de la Golf de Guillaume. Elle éprouvait de la difficulté avec la ceinture. Le vent la décoiffait et la poudrerie la giflait, la forcant á plisser les yeux. Lorsque Léonie a eu fini de ranger dans le coffre son attirail de jeune mere, j'ai eu du mal á me convaincre qu'il y avait eu une époque oú tout ce dont elle avait besoin quand elle me ren-dait visitě était un slip propre et sa trousse de maquillage Lise Watier. Mais ce n'etait guěre le temps de ressasser le passé, me suis-je dit en laissant retomber le rideau. Il fallait que jr trouve quelqu'un pour m'accompagner au cocktail dv M.Duffroy.Etvite. — Annie Briere, de Dieu! s'est exclame Hubert Lacasse lorsque j'ai grimpe a bord de son Pathfinder noir. Te rends tu compte que la derniere fois que je t'ai vue, tu m'as Inn k-par la tete que tu preferais aller crever dans un convent que de passer une seule soiree avec moi ? — C'etait une facon de parler, — Peu importe! Si tu veux qu'on baise, je t'avertis tout de suite qu'il va falloir que 9a se passe ce soir. Dans quarante-huit heures, je vais etre a Paris afin de corriger les epreuves de Pour qui sonne le gland ? Ca sort au mois de mai, tu sava i s ? — Descends Christophe-Colomb jusqu'a Sherbrooke. Le voiturier a pris les clefs du vehicule. Dans le lobby, un jeune chasseur en livree bleu marine est venu saluer Hubert. — C'est un pusher de luxe, m'a explique' cehii-ci tandis que nous laissions nos manteaux au vestiaire. On fumait des joints ensemble quand je crechais ici. Il vient de me refiler de 1'ecstasy fraichement arrivee de Belgique. Ca te tenterait qu'on en fasse plus tard ? « De Belgique ?» ai-je repete. Je ne voulais pas entendre parler de ce pays. N'etait-ce pas parce qu'on y dorlotait un: petit bonhomme en platre qui pissait dans une fontaine a longueur d'annee qu'il me fallait endurer ce soir un couillon patente? Une masse bigarree etbruyante se pressait a Fentree de la cour des Palmiers en direction du Salon ovale. Des femmes en corsage a manches courtes ou longues, enve!opp£es de chales rouges, jaunes ou a imprime de leopard, des hommesi en cravates a fleurs, a pois ou a rayures grouillaient les tins contre les autres dans une esbroufe generalisee. Demure l.i 262 263 porteblanche auxcarreaux de miroirs, le lustre brillait. I.'idn que Laurent Viau se trouvait quelque part dans cette co)iiir ma fait frissonner. J'ai saisi Hubert par le bras. — Suis-moi! — Avec plaisir! Sais-tu que ta robe est scotchee a t pagner ici, alors quand je suis descendu de Favion, je nie sui.s - précipité ä la station de taxis, í — Mais ta valise ? >. Ii avait les mains vides. * — Mon directeur artistique va me Fapporter demain au * bureau. I Le préposé au vestiaire m'a remis mon manteau el; I Samuel m'a aidée ä Fenfiler. — Tu as faim ? i ä — Je sais pas. Toi ? !' — Merci. Un peu. Tu as fait un bon voyage ? Í Tandis que Fon se dirigeait vers la sortie, les mots se sont I précipités dans sa bouche. šf~ — Pas mal. Tu sais que c est le délire dans la salle de bal ? Jř- * J'ai fait le tour pour te chercher. Je ne savais pas que les intel- jí . los fétaient si fort. II y a une grande brune et un gars qui sont I - presque en train de s'envoyer en Fair sur le piano ä queue. Et 1 ' Fécrivain aux chemises ä carreaux, tu sais celui qui a gagné le I " prix Goncourt il y a quelques années? II engueule tous les barmen pour se faire servir de Falcool. I — C'etait le prix du Gouverneur general, et il Favait 'I * refuse. — Whatever, il est vraiment beurré. Et puis comme je ne te trouvais pas, j'ai demandé ä un garcon s'il t'avait vue quelque part. Devine ce qu'il m'a répondu? Que le congrěs des violoncellistes était sur le toit! J'ai pas compris c'etait quoi son probléme. Nous étions rendus devant le bureau du concierge ou quelques clients demandaient des informations lorsque Samuel s'est tout ä coup arrété. — Ben quoi ? ai-je fait sur un ton innocent. Son regard était encore plus trouble. Aprěs avoir jeté des 276 277 c:oups d'ceil hésitants á gauche et á droite, Samuel m'a saisie par les épaules et il m'a forcée á m'asseoir dans le lourd fau-teuil aux pieds cambrés rangé contre le mur du lobby. Ensuite, il s'est accroupi devant moi, il a retire sa tuque et il l'a tordue entre ses mains. Ses cheveux humides et bouclés coílaient sur son cráne. — Ca suffit, Annie. II faut qu'on parle. J'ai caressé les accoudoirs dorés du fauteuil et j'ai decide que, puisqu'il insistait de la sorte, Samuel avait le droit de savoir. Aussi j'allais lui dire que c'etait bien Laurent Viau, l'homme á qui il redoutait que je réve encore 1'été dernier, qui s'etait foutu de sa gueule dans le Salon ovale. J'allais lui expliquer qu'il y avait bientót un an, afin de m'epargner les foudres de son sarcasme, j'avais laissé entendre á Laurent que je fréquentais un violoncellisté, et non un créatif publicitaire. J'allais lui déballer chacun de ces hauts faits en toute franchise, mais avant méme que j'aie le temps d'ouvrir la bouche, Samuel m'a annoncé que pendant qu'il séjournait á Bruxelles, Maude avait pris le TGV de Munich pour aller le voir á son hotel. — Maude? — Mon ancienne blonde. Comme j'etais en Europe, j'en ai profite pour lui passer un coup de fil un soir. C'etait juste pour lui dire bonjour. Je n'avais aucune intention particu-liěre. — Tu veux dire la poupoune des annonces de biěre devenue mascotte de choucroute! Je me suis rappelé la photo qui avait glissé du magazine, et la blonde en minijupe sur le quai de la station de metro berlinoise. — On a beaucoup parlé. Elle m'a dit que je lui man-quais, qu'elle avait le mal du pays. Elle voulait absolument me voir. 278 — T'ascouche avec elle? — On a été trois ans ensemble et ce n'etait pas facile quand on s'est quittés. Elle était déchirée entre sa carriere et moi, Á present, elle dit quelle serait préte á revenir s'installer á Montreal. — Chez toi? Comme si vous ne vous étiez jamais kisses? — Je ne lui ai rien promis, Annie, je te le jure. Mais c'est tellement flou et léger, nous deux, et je n'en peux plus de me báillonner le cceur comme <;a depuis des mois pour te laisser tranquille tout en esperant que ca portera des fruits. J'ai pense qua ca pendant les six heures de vol. J'aurais couru dans la neige de Dorval jusqu'ici s'il avait fallu. Je dois vrai-ment savoir. Au vestiaire, Hervé Udon est passé devant les gens qui attendaient en ligne: « Chaud devant! Suis en retard á une premiere! » claironnait-il en se frisant la moustache. — Savoir quoi? ai-je demandé. — Je sens qu'il y a quelque chose de ton cóté. Tu avais Fair tellement désemparée le matin de mon depart. On aurait presque dit que tu étais triste. Samuel a remonté ses lunettes sur son nez et il a passé une main nerveuse sur son front avant de me demander d'une voix chevrotante: — Annie, est-ce que tu m'aimes, oui ou merde ? Au vestiaire, Hervé Udon a récupéré son manteau, pro-voquant des ondes de protestations. Je me suis rencognée dans le fauteuil et j'ai enroulé les fils de laine de mon foulard autour de mes doigts. Oui ou merde ? Je me sentais á la croi-see des chemins, et tout compte fait, peut-étre était-il temps que j'en arrive la. Autrement, qu'est-ce qui me garantissait qu'un de ces jours je ne finirais pas moi aussi allongée sur un piano á queue pour essayer de faire enrager un homme qui 279