GABRIELLE ROY ET LE NATIONALISME QUÉBÉCOIS par Ismène Toussaint* Le terme indépendance fait trembler les esprits foncièrement colonisés. Lionel Groulx ^ Conférence prononcée le 24 mai 2004 dans le cadre de la section « Chevalier de Lorimier » de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal. À André Laurendeau (1912-1968), journaliste et homme politique incarnant la société québécoise dans ce qu’elle a de meilleur. ^ ^ (…) C’est l’écrivain Paul-Émile Roy^1 qui m’a inspiré cette conférence, ayant réfléchi bien avant moi sur le thème de ce soir : « Gabrielle Roy et le nationalisme québécois ». J’étais presque tentée d’utiliser le terme « anti-nationalisme » tant on connaît son aversion pour les indépendantistes du Québec, mais je craignais de jeter la confusion dans vos esprits, la romancière ayant adhéré avec plus ou moins de conviction jusqu’à la trentaine aux valeurs du nationalisme canadien-français. Paul-Émile Roy, quant à lui, n’hésite pas à la qualifier de « nationaliste canadienne »^2 tout court. Alors, pourquoi Gabrielle Roy était-elle opposée à l’indépendance du Québec ? J’ai envie de vous répondre très franchement qu’au fond, je n’en sais rien ; mais alors la conférence peut s’arrêter là et vous n’avez plus qu’à exiger votre remboursement… Pour ma part, je n’ai jamais rencontré l’écrivain et n’ai donc pu recueillir directement son opinion. Non seulement nous ne sommes pas des contemporaines mais j’ai entendu parler d’elle pour la première fois dans les années 1980. Comme vous le constaterez à travers les témoignages que j’ai pu réunir, elle s’est peu exprimée au cours de sa vie sur le terrain de la politique. En outre, elle a très peu écrit sur la question. Par conséquent, ce sont davantage des hypothèses que des certitudes que je soumettrai ce soir à votre réflexion et je soulèverai sans doute davantage de questions que je ne vous apporterai de réponses. J’ajouterai que je ne suis ni sociologue ni politologue et que c’est avant tout le regard d’un auteur que je pose sur Gabrielle Roy et ses relations avec le pays. Dans un premier temps, j’ai pensé qu’il serait utile de se rafraîchir la mémoire en effectuant un tour d’horizon de sa vie, de sa personnalité et de son œuvre. Dans un second temps, j’évoquerai les rapports ambivalents qu’elle a entretenus tout au long de son existence avec le Québec ; ce qui m’amènera, dans un troisième temps, à mieux vous faire comprendre, je l’espère, les manifestations et les raisons de son anti-indépendantisme. I. La vie, la personnalité et l’œuvre de Gabrielle Roy Tout d’abord, je souhaiterais détruire une légende tenace selon laquelle Gabrielle Roy serait née au Québec, partie vivre au Manitoba et revenue ensuite ici. Désolée de briser quelques belles illusions mais elle est bel et bien née à Saint-Boniface, au Manitoba, très exactement le 22 mars 1909. En revanche, ses grands-parents paternels et maternels étaient québécois : les Roy étaient agriculteurs à Saint-Isidore de Dorchester (dans la région de Chaudière-Appalache) ; les Landry, également cultivateurs, avaient immigré en 1881 de Saint-Alphonse de Rodriguez (dans les Laurentides) à Saint-Léon (au sud-ouest du Manitoba), attirés par la « Ruée vers l’Or blond » de l’Ouest : c’est à dire le blé. Le père de Gabrielle, Léon Roy (1850-1929), est un agent d’immigration chargé d’implanter des colons tchèques, russes, polonais, ukrainiens, etc, dans les plaines du Manitoba et de la Saskatchewan. Il en a « arraché » – si je puis dire – dans la vie : dès l’âge de treize ans, il a exercé tous les métiers en Nouvelle-Angleterre, avant d’immigrer comme agriculteur au Manitoba, puis de se voir confier un poste de fonctionnaire au fédéral. C’est un homme bon mais sévère, taciturne, aigri par les difficultés de l’existence et les basses manœuvres politiques qui le priveront définitivement de son emploi à quelques mois de la retraite, en 1915. La mère de Gabrielle, Émilie ou Mélina Landry (1867-1943), est une femme fort belle, intelligente, gaie, proche de la nature, excellente conteuse, qui élève une famille de huit enfants. Gabrielle est la benjamine. C’est une petite fille adorable, comme on s’en doute, mais trop gâtée, capricieuse, une comédienne née qui joue de sa santé fragile pour se faire prendre en pitié – selon sa sœur Marie-Anna^3, écrivain décédée en 1998 à l’âge de 105 ans et dont j’ai eu le privilège d’être l’amie à Saint-Boniface. C’est aussi une enfant précoce : d’anciennes voisines de Gabrielle m’ont assuré l’avoir vue écrire des histoires et des saynètes de théâtre dès l’âge de six ou huit ans^4. La fillette grandit dans cette petite ville de Saint-Boniface repliée sur ses valeurs traditionnelles : la famille, l’éducation, la prière, la résistance à l’assimilation anglophone. Elle effectue de brillantes études à l’Académie Saint-Joseph, dirigée par les Sœurs des Saints Noms de Jésus et de Marie ; cela, en dépit de l’inique loi Thornton qui, dès 1916, interdit l’enseignement du français dans les écoles manitobaines. Si la collégienne excelle en tout, c’est sans doute moins par orgueil que parce qu’elle a promis à sa mère de la dédommager des sacrifices consentis pour elle. Alors, qui est Gabrielle Roy à cette époque ? Une jeune fille à la fois comme les autres, aimant la lecture, le sport, le théâtre, les toilettes, les amourettes, et différente par sa propension à la solitude, à la rêverie, à l’écriture ; aussi, par son tempérament cyclothymique qui déconcerte ses camarades de classe.^ Sa sœur Marie-Anna, quant à elle, ne tarit pas de critiques à son égard : dans son ouvrage, Le Miroir du passé (1979)^5, elle la décrit comme une jeune personne égoïste, ingrate, frivole, avare de son temps et de son argent. C’est un portrait excessif et cruel mais, hélas, pas totalement dénué de vérité. À l’issue de deux années d’études à l’École Normale de Winnipeg, Gabrielle devient institutrice. Commence alors un périple qui l’entraîne dans tout le Manitoba, depuis le village de Marchand jusqu’à l’école Provencher de Saint-Boniface, en passant par Cardinal et la Poule d’Eau : autant de lieux qui prendront une valeur mythique dans ses romans. Ces différentes expériences l’ouvrent à la réalité des gens des plaines et à la misère des petits citadins, fils et filles d’immigrants. Mais dans le fond, rien ne va dans son existence : adolescente prolongée – elle a vingt-huit ans en 1937 –, atteinte d’une sorte de vague à l’âme, elle s’interroge sur sa véritable vocation, veut s’émanciper du joug de Mélina Roy, comme de la monotonie étouffante et bien pensante de Saint-Boniface. Surtout, encouragée par ses succès au Cercle Molière, la troupe de théâtre locale, elle s’est mise en tête de faire une carrière d’actrice. Les économies de huit ans de travail en poche, elle s’embarque alors pour l’Europe, laissant derrière elle une mère vieillissante, ruinée depuis la mort de son mari en 1929, et une sœur, Clémence, qui souffre de troubles psychologiques. Un abandon que sa famille et la communauté de Saint-Boniface ne lui pardonneront jamais. Après un court séjour à Paris, elle se fixe à Londres où elle s’inscrit à l’École de musique et d’art dramatique mais très vite, se rend compte qu’elle n’a ni l’énergie ni la discipline ni peut-être le talent nécessaires à une carrière de comédienne. Alors, elle parcourt l’Angleterre et la France, rencontre toutes sortes de gens, vit sa première histoire d’amour, se cultive et s’enflamme pour la politique : son adhésion au Parti communiste de Londres – Reginald Hamel, professeur de Lettres à l’Université de Montréal, a eu en mains sa carte de membre^6 – ne l’empêche pas d’expédier des articles sur le Canada français à l’hebdomadaire parisien ultranationaliste Je suis partout^7, dirigé par Lucien Rebatet^ et Robert Brasillach^8. De ce voyage initiatique, cette jeune femme toute en contrastes rapporte au moins une certitude : elle sera écrivain. De retour au pays à l’aube de la Seconde guerre mondiale, elle décide de s’établir au Québec. Peut-être moins pour répondre à ce prétendu « appel » des ancêtres québécois évoqué dans son autobiographie, La Détresse et l’Enchantement, que par nécessité économique et par désir de mettre une distance conséquente entre sa famille, Saint-Boniface et elle-même. Selon Paul Genuist, essayiste et professeur à l’Université de la Saskatchewan, Gabrielle Roy a tendance à mythifier son parcours, quitte à inventer pour justifier ses actes^9. Les débuts de la jeune femme dans le domaine de l’écriture sont modestes mais grâce à l’appui de son amant, Henri Girard^10, directeur de la Revue moderne à Montréal, elle peut bientôt vivre des articles à caractère ethnique et social qu’elle rapporte des quatre coins du Québec^11. Parallèlement, au printemps 1940, elle éprouve une véritable « illumination »^12, selon sa propre expression, en découvrant Saint-Henri, un quartier industrialisé de Montréal où végète une population misérable. Sa conscience de journaliste indignée la pousse à témoigner par le biais d’un grand reportage romancé que tout le monde connaît : Bonheur d’occasion, en 1945 (elle a trente-six ans). Sans doute n’a-t-elle pas prévu l’onde de choc qu’elle a déclenchée avec ce livre qui secoue la littérature endormie depuis cent ans dans le roman du terroir : elle reçoit une multitude de prix – dont le Fémina en France, en 1947 –, l’ouvrage est traduit dans une douzaine de langues, ses droits sont rachetés par Hollywood pour un film qui ne sera d’ailleurs jamais tourné, et de jour en jour, Gabrielle Roy s’affirme comme l’un des meilleurs écrivains du Québec. Mais ce succès, même s’il la réjouit, est loin de lui apporter le bonheur escompté. Il lui fait même très peur : difficile, en effet, pour cette jeune Franco-Manitobaine habituée à vivre dans l’ombre, d’être tirée aussi brutalement en pleine lumière et de se voir accolée l’étiquette d’« écrivain du réalisme social », elle qui a horreur des étiquettes et qui estime n’être qu’une débutante. Aussi, à l’accueil enthousiaste que lui manifeste le Québec, répond-elle par une sorte de dépression et par la fuite : à la fin de l’été 1947, elle part pour un séjour de trois années en France avec son mari et compatriote franco-manitobain, le docteur Marcel Carbotte. Je me permets d’ouvrir une parenthèse sur cette manie de la fugue chez Gabrielle Roy car elle me semble être une composante essentielle de sa personnalité. À la suite de son succès, elle traverse comme une seconde crise d’adolescence avec ses caprices, ses bouderies, ses retours à la raison. Étouffant littéralement sur les plans psychologique et physique – notamment à cause d’une maladie pulmonaire –, elle vivra désormais jusqu’à la fin de ses jours entre des alternances de boulimie de travail et de pannes d’inspiration, entrecoupées d’innombrables voyages à travers le Québec, le Canada, les États-Unis et l’Europe. Ainsi, de manière chronique, part-elle en quête d’un lieu idéal qu’elle ne trouvera évidemment jamais, si ce n’est, dans une certaine mesure, à Petite-Rivière-Saint-François (dans la région de Charlevoix) : en 1957, soit à l’orée de ses cinquante ans, elle y achète un chalet qui lui permet de s’évader de Québec, son lieu de résidence depuis 1952. Que fuit donc Gabrielle Roy ? Les gens en général, persuadée qu’ils lui font perdre du temps dans son travail ; même si, au cours de son existence, elle en accueillera beaucoup plus qu’on ne pense chez elle et par correspondance. Elle se sent particulièrement mal à l’aise avec certains « bourgeois » (n’oublions pas qu’elle est issue d’un milieu ayant connu des revers de fortune) ; avec les intellectuels, car ne possédant pas de formation universitaire, elle redoute les théories artificielles et les questions-pièges ; enfin, avec les journalistes, prompts à dénaturer ses propos dans les médias. À la compagnie des « élites », elle préfèrera toujours celle du petit peuple, de ses lecteurs ou encore les « rencontres de hasard », comme elle l’explique dans un article intitulé « Ma Rencontre avec les gens de Saint-Henri »^13. Gabrielle fuit aussi ses problèmes personnels : ce grand auteur de la condition humaine, qui prône la fraternité universelle, a en fait une vie privée jalonnée de querelles avec son mari, que l’on dit homosexuel ; avec sa sœur Marie-Anna, qui tente de rivaliser avec elle sur le plan de l’écriture ; avec ses frères et ses autres sœurs, qui la jalousent (la religieuse Bernadette exceptée) ; avec ses amis, ses relations professionnelles, etc. De nombreux témoins me l’ont décrite comme une femme accueillante, humaine, chaleureuse, très attachante, mais aussi réservée, fragile, inadaptée à la vie quotidienne, complexe, insatisfaite, hantée par un sentiment de culpabilité vis-à-vis de sa mère, et pas toujours accommodante. Évidemment, la personnalité de l’écrivain est beaucoup plus vaste et plus riche que cela : je ne vous en dévoile ici que quelques facettes. Enfin, Gabrielle se fuit elle-même. Elle s’efforce désespérément de trouver son équilibre dans la solitude – ce qui n’est peut-être pas la meilleure solution ; dans la nature, qu’elle considère à la fois comme un être vivant, un refuge, une église et un Dieu ; dans la marche, qu’elle pratique journellement ; dans sa correspondance et surtout dans l’écriture de son œuvre. En effet, depuis 1950, année de son retour de France, la création littéraire est devenue sa préoccupation majeure. Récompensés par les plus hautes distinctions littéraires, les romans s’enchaînent à un rythme assez soutenu. En 1950, elle publie La Petite Poule d’eau, une transposition de ses souvenirs d’institutrice dans la région du même nom ; en 1954, Alexandre Chenevert, où elle peint, à travers sa propre dépression, le mal être universel de l’homme moderne dans la société ; en 1955, Rue Deschambault, son premier récit semi-autobiographique sur les différents âges de la vie ; en 1961, La Montagne secrète, une réflexion sur la création artistique à travers l’itinéraire géographique et intérieur d’un peintre à la poursuite de son génie ; en 1966, La Route d’Altamont, qui fait écho à Rue Deschambault ; en 1970, La Rivière sans repos, sur le déchirement des Inuits entre deux civilisations ; en 1975, Un Jardin au bout du monde, sur la condition douloureuse des immigrés dans l’Ouest canadien ; en 1976, Cet Été qui chantait, un hommage à la nature de Petite-Rivière-Saint-François ; en 1977, Ces Enfants de ma vie, une autre projection de ses souvenirs d’enseignante ; en 1978, Fragiles Lumières de la terre, un recueil de souvenirs et de reportages ; en 1982, De quoi t’ennuies-tu, Éveline ? sur une mère de famille à l’âme voyageuse. Enfin, depuis l’âge de soixante-quatre ans, Gabrielle Roy a entrepris la rédaction de son autobiographie, qui paraîtra à titre posthume en 1984 et en 1997 : La Détresse et l’Enchantement et Le Temps qui m’a manqué, une œuvre inachevée qui marque le sommet de son art. Malgré plusieurs éclipses dans les années 1960-1970, l’œuvre de Gabrielle Roy a traversé le temps. À sa mort, d’une crise cardiaque, le 13 juillet 1983, elle est déjà reconnue comme un grand écrivain classique. Elle laisse une quantité d’inédits, dont deux romans inachevés : Baldur, sur la condition féminine, et La Saga d’Éveline, une fresque historique sur sa famille maternelle. Paraîtront par la suite ses correspondances, Ma chère petite sœur – Lettres à Bernadette, 1943-1970 (1988), et Mon cher grand fou – Lettres à Marcel Carbotte, 1947-1979 (2001) ; ses Contes pour enfants (1998) ; ses reportages et textes autobiographiques, Le Pays de Bonheur d’occasion (2000) ; ses nouvelles, parmi lesquelles La Maison rose près du bac (2000), où s’exprime son obsession d’une réconciliation avec sa mère et ses sœurs. Aujourd’hui, le grand public, tout comme les universitaires, considèrent Gabrielle Roy à la fois comme la pionnière du roman urbain, social, psychologique, féministe, et comme un grand écrivain de la condition humaine pour le regard plein de compassion qu’elle porte sur les êtres. Son succès est dû à plusieurs facteurs que l’on peut résumer ainsi : – l’extraordinaire charge d’humanité et de vérité qui émane de ses personnages, habités à la fois par l’ombre et la lumière, déchirés par de multiples contradictions, hantés par des questions métaphysiques demeurant souvent sans réponse. – la richesse et la diversité de ses thèmes littéraires : la fraternité humaine ; la critique sociale ; le drame de l’immigration ; la découverte de soi ; la quête du bonheur, de l’art ou de l’absolu ; l’errance ; l’harmonie entre l’homme et la nature ; le déchirement entre la ville et la campagne ; le retour à l’enfance, etc. – la beauté et la précision de ses descriptions : animées par un souci du détail, de la couleur, de l’authentique, elles font de Gabrielle Roy le grand peintre des espaces de l’Ouest, comme celui des « choses simples du quotidien »^14, pour citer Marie Jack Bartosova, spécialiste tchèque et manitobain de l’écrivain. – la qualité et la simplicité de son style, épousant les contours d’une prose ample, souple, onduleuse, musicale. Sa plume enveloppe la phrase d’une atmosphère d’insaisissable mystère, joue subtilement du rêve et de la réalité en fondant des détails autobiographiques dans une trame imaginaire ou le contraire, et teinte les évocations du temps présent d’une « éternelle nostalgie du passé », pour emprunter l’expression de Pierre Loti^15, un écrivain français à cheval entre le XIX^e et le XX^e siècles. Évidemment, on pourrait trouver bien d’autres qualités à cette œuvre. Il reste à souhaiter, à l’instar de son auteur, qu’elle occupe un jour la place qui lui revient de droit dans la littérature universelle. II. Gabrielle Roy et le Québec : une relation passionnelle Les relations de Gabrielle Roy avec le Québec sont si compliquées, si difficiles à comprendre et parfois si irrationnelles qu’il serait presque vain de vouloir les démêler. Ses œuvres révèlent les sentiments contradictoires – amour, rancœur – qu’elle a éprouvés à l’égard de ce pays offrant deux visages à la fois complémentaires et opposés : l’un, accueillant, bienveillant, riche de promesses ; l’autre, fermé, hostile, divisé. Néanmoins, on distingue trois étapes dans l’évolution des rapports entre la romancière et le Québec : le rêve du Québec, la fusion avec le Québec, la fuite du Québec avec un retour au rêve et une oscillation permanente entre son pays d’adoption et le Manitoba. Le rêve du Québec Même si, au début du XX^e siècle, la notion de « Québec » a une résonance différente de celle qui verra le jour à partir des années de guerre, on peut affirmer que Gabrielle Roy grandit dans une atmosphère profondément « québécoise ». Appartenant à cette génération de pionniers canadiens-français pour laquelle, selon le sociologue franco-ontarien Michel Bock, « l’exaltation du mode de vie rural et agricole, la langue française et surtout le catholicisme étaient le mot d’ordre d’une vaste campagne idéologique devant assurer la survivance de la civilisation française d’un océan à l’autre »^16, les grands-parents Landry sont restés fortement attachés à leurs racines. Par conséquent, la petite Gabrielle s’épanouit dans une sorte de Québec recréé à l’échelle du Manitoba. Son entourage familial, ses voisins, ses institutrices, ses amis sont québécois. Sa sœur Marie-Anna nous décrit la ville de Saint-Boniface comme « une branche détachée du vieux Québec »^17. Les villages franco-manitobains sont comme autant de petits Québec « éparpillés dans la plaine »^18. La maison des Landry, celle des Roy, rue Deschambault, à Saint-Boniface, leurs meubles, leur mode de vie, leurs traditions, leur parler, tout « proclamait très haut le Québec », écrit la romancière dans La Détresse et l’Enchantement. Non seulement la famille de Gabrielle est fière de ses origines, mais elle conserve une vive nostalgie du Québec. Mélina Roy, par exemple, brode sans fin le récit de ses souvenirs d’enfance : le départ des petites collines bleutées des Laurentides et la traversée en chariot des Prairies. Le regret du Québec s’accompagne, chez ces exilés de l’Ouest, d’un véritable culte à la mère patrie. Le temps, l’éloignement et l’imagination aidant, elle se transforme pour eux en une sorte de paradis perdu, d’Eldorado disparu, de pays du bonheur inaccessible^19. Dans les romans de Gabrielle Roy, nombreux sont les pionniers à s’éteindre dans le chagrin de n’avoir jamais revu leur terre originelle. Il n’est donc pas surprenant que dans un tel contexte, la future romancière considère, elle aussi, le Québec comme son pays : non seulement elle le désignera souvent dans son œuvre par les termes « maison », « foyer », « nid », mais elle confiera qu’il lui a toujours inspiré « un sentiment de sécurité totale »^20. À travers l’immense admiration qu’elle voue à ses grands-parents Landry, ces éternels « chercheurs d’horizon »^21 – tel qu’elle les qualifie –, le Québec prend dans son esprit une dimension quasi mythique. À l’adolescence, la quête d’identité qui la caractérise ne fait qu’exacerber son attirance pour le Québec. Plus tard, afin de justifier son départ du Manitoba, elle prétendra avoir entendu « l’appel »^ de l’avenir se confondre avec celui du Québec. En outre, il ne faut pas perdre de vue que, victime d’un véritable lavage de cerveau depuis sa naissance, elle porte tous les espoirs, les désirs et les frustrations de deux générations de pionniers qui n’ont jamais pu réaliser le rêve qu’elle seule va concrétiser : le retour au Québec. La fusion avec le Québec C’est donc en 1939, après son périple en Europe, que l’occasion s’offre à Gabrielle de séjourner au Québec (je vous rappelle qu’elle ne s’y établira définitivement qu’en 1950). Avec l’enthousiasme de ses trente ans, elle se lance à la conquête de l’Est et va réussir au-delà de toutes ses espérances… En effet, depuis les premiers temps de son installation jusqu’au succès de Bonheur d’occasion, dans les années 1945-1947, on peut parler d’une authentique histoire d’amour entre le Québec et la jeune femme. Quoique se décrivant « pauvre, errante et solitaire »^22, elle se souviendra de cette époque comme de la plus « heureuse », la plus « exaltante ». Véritable pays initiatique, le Québec va lui permettre de se découvrir à la fois une patrie, un peuple, une langue, et de se découvrir elle-même. Journaliste passionnée, elle parcourt inlassablement son nouvel environnement, en quête de paysages et de sujets de reportages. Le titre de ses articles – « Tout-Montréal », « Ici l’Abitibi », « Horizons du Québec »^23,^ etc – témoigne de la fascination qu’il exerce sur elle. Paradoxalement, cette amoureuse du Québec d’autrefois célèbre le Québec moderne, ses grandes villes, ses industries, son développement économique, social et touristique. Plongeant en pleine pâte humaine, elle rencontre une foule d’hommes et de femmes de toutes les catégories socioprofessionnelles, l’intelligentsia libérale et socialiste de Montréal, les cercles artistiques d’avant-garde ; mais aussi les gens simples de la rue, du terroir, des bords du Saint-Laurent ou de la côte gaspésienne, dont elle apprécie l’authenticité. Tous adoptent sans peine cette grande timide qui, par son écoute attentive, sait partager leurs joies et leurs épreuves. À l’heure de Bonheur d’occasion, de nombreux Québécois vont lui assurer un triomphe et demeurer jusqu’à sa mort de fidèles lecteurs. Gabrielle se familiarise aussi avec la langue canadienne-française qui la bouleverse littéralement. C’est en partie grâce au Québec que cette parfaite bilingue a finalement opté pour le français comme langue d’écriture, après avoir longtemps hésité entre celui-ci et l’anglais. Cependant, comme me l’expliquait l’écrivain Antonine Maillet lors d’une entrevue, en janvier 2000, « le français ne lui venait pas naturellement. Il a fallu qu’elle le conquière à la force de la plume. Au début, son style était truffé d’expressions gauches, de maladresses, d’anglicismes ; petit à petit, elle a acquis du métier, soigné et épuré son expression jusqu’à atteindre une finesse de dentelle. » Enfin, c’est au Québec qu’elle prend conscience de sa véritable vocation – l’écriture – et que son talent s’épanouit pleinement. Entre ses premiers articles et son chef d’œuvre, La Détresse et l’Enchantement, en passant par la peinture de la grandiose nature d’Alexandre Chenevert, de La Rivière sans repos ou de Cet Été qui chantait, on sent tout le pétrissage qu’une vie au Québec a fait subir à son style, à sa personnalité, à son univers intérieur. Dès 1945, elle a trouvé dans une certaine mesure son identité en saisissant par le biais de son roman Bonheur d’occasion, l’essence du futur peuple québécois. Ce coup d’éclat l’a consacrée définitivement « québécoise », autant qu’elle a révélé en quelque sorte à ses lecteurs leur dignité, leur nationalité, leur âme. Forte d’une telle reconnaissance, l’écrivain ne fait-elle pas figure d’enfant chéri du Québec ? Elle en est parfaitement consciente, lorsqu’elle se dépeint dans La Détresse et l’Enchantement comme une femme « heureuse (au Québec) – en tout cas plus heureuse que nulle part ailleurs au monde (…), honorée de la plus haute récompense littéraire, (de) mille bons témoignages d’affection (…) »^ ; passant sous silence, sans doute pour ne pas choquer ses lecteurs, le fait qu’elle y est aussi bien malheureuse. Alors, pourquoi un fossé s’est-il creusé peu à peu entre Gabrielle, le Québec et les Québécois ? La fuite du Québec Les raisons de cette cassure sont multiples et complexes. Dans le cadre restreint de cette conférence, je me limiterai à en évoquer les principales. Sans doute faut-il remonter très loin dans le passé de Gabrielle pour trouver quelque explication. En effet, dès sa prime enfance, son attachement au Québec se teinte d’un amer ressentiment à son égard. Si on en croit La Détresse et l’Enchantement, elle aurait pris très tôt conscience du statut d’apatrides de ses proches. C’est en écoutant sa mère décliner la longue liste de ses ancêtres dispersés dans tout le Canada qu’elle traverse sa première crise d’identité : « Alors, le Québec, c’est notre patrie ? » interroge-t-elle avec angoisse. « Oui et non, répond Mélina Roy, embarrassée, c’est embêtant à préciser. »^ De même, la fillette comprend-elle que c’est la misère qui a chassé du Québec ses grands-parents maternels et son père. Elle se jure alors de partir un jour là-bas pour « venger »^ les siens. Certains spécialistes de Gabrielle Roy contestent cette anecdote mais il n’est pas impossible que le futur écrivain ait eu confusément la prescience de son destin. Quoiqu’il en soit, ses premiers contacts avec le Québec se soldent par une déception. C’est un peu inévitable : le Québec qu’elle emporte dans les bagages de sa mémoire n’est ni le Québec de la réalité, ni celui du présent, ni le sien. C’est un Québec recomposé par les pionniers de l’Ouest, donc artificiel d’une certaine manière ; c’est le Québec de ses grands-parents et de ses parents, donc celui du passé ; et c’est le Québec du rêve, donc un Québec imaginaire. Lors de deux brefs séjours au pays, en 1932 et en 1934 (elle a respectivement 23 et 25 ans), elle se heurte non seulement à un paysage différent, mais à une culture différente. Alors qu’elle s’attend à être fêtée comme l’enfant prodigue, les cousins de sa mère la traitent en « étrangère » – c’est le terme qu’elle utilise –, manifestant une curiosité condescendante envers cette « petite Franco-manitobaine qui parle encore le français. »^ 24 Nouveau choc à son retour d’Europe, en 1939 : le Montréal des années de guerre avec son flot de citadins préoccupés, a évidemment peu de choses à voir avec le Québec chaleureux, hospitalier et aseptisé de ses songes. « Ce pays, je m’y sentais ce premier jour, étrangère, comme si je n’y avais jamais mis les pieds » confessera-t-elle douloureusement à l’écrivain Gérard Bessette, en 1965^25. Cet aveu, qui prend le contre-pied de ses déclarations précédentes, n’est qu’un exemple des multiples antinomies qui la déchirent. De ce fait, on peut se demander si c’est vraiment par « solidarité avec (son) peuple enfin retrouvé », comme elle le prétend dans La Détresse et l’Enchantement, que Gabrielle Roy est restée au Québec : elle gardera toujours secrètement rancune à la « province mère » et à ses enfants de leur accueil mitigé. Dans le même ordre d’idée, elle ne parvient à s’adapter à aucune ville du Québec. Tout comme ses personnages, la pionnière du roman urbain appartient à cette génération située à la croisée du monde rural et du monde industriel qui supporte très mal l’arrachement au terroir. Dans ses lettres à sa sœur Bernadette, elle utilise des adjectifs disproportionnés pour dépeindre Montréal : « frénétique, surpeuplée, énorme, trépidante, hystérique…»^26 Son roman Bonheur d’occasion est particulièrement révélateur de l’étouffement qu’elle y éprouve. Plus encore, dans Alexandre Chenevert, Montréal apparaît à la fois comme le meurtrier et la prison du personnage principal. Quant à Québec, cette Vieille Capitale lui fait l’effet d’une « véritable forteresse », d’un « cachot », comme elle s’en plaint à ses visiteurs. Son malaise se répercute fatalement sur ses relations avec les Québécois. À l’attitude d’ouverture qu’elle manifeste au début, en succède une de méfiance, de repli sur soi, de rejet des autres. Certes, ce comportement est lié à la versatilité de son caractère et à ses maladies. Mais il est aussi le reflet du « complexe de l’émigré » dont elle souffre, doublé de ce complexe d’infériorité que les Franco-Manitobains éprouvent souvent vis-à-vis des Québécois. Petit à petit, elle prend conscience des différences qui la séparent d’eux : son tempérament réservé jusqu’à la sauvagerie ; l’éducation trop libre que lui a donnée sa mère ; son appartenance à un ghetto lointain, méconnu, déconsidéré ; sa condition de « réfugiée » qui a quasiment fui le Manitoba ; sa double culture francophone et anglophone, etc. Si Gabrielle a découvert ici ses racines québécoises, comme je le disais tout à l’heure, elle y a surtout brutalement redécouvert ses racines manitobaines. « On se définit toujours, on se connaît dans le choc avec l’autre, m’écrivait Marie Francoeur, sémioticienne et spécialiste de l’auteur, le 25 mars 2004. En sémiotique, on appelle cela le choc de l’Ego et du non-Ego. Toute conscience de soi, toute identité naît de ce choc initial, originel au sens le plus littéral du terme. » Le Québec, même s’il a adopté Gabrielle Roy, ne cesse de la renvoyer à sa condition d’ « étrangère », d’exilée, de « survenante », si j’ose dire – ce qui provoque en elle de grands bouleversements. Dans le quartier marginal de Saint-Henri, ce sont, toutes proportions gardées, Saint-Boniface, sa famille et ses compatriotes qu’elle retrouve ; dans les Laurentides, le passé de ses aïeux ; chez ses hôtes, le foyer de la rue Deschambault ; et dans la nature québécoise, certains paysages manitobains. « C’est à Petite-Rivière-Saint-François que j’ai percé le secret de Gabrielle Roy, me confiait en février 1999 son ami l’annonceur radio Henri Bergeron, lui aussi d’origine manitobaine. La romancière en avait fait son lieu d’élection car il réunissait tous ses souvenirs d’enfance : la plaine, symbolisée par l’étale du fleuve et des champs ; la montagne, qui lui rappelait les collines Pembina, au sud-ouest du Manitoba ; le jardin de roses, reconstitué à l’image de celui de son père ; le petit bois de trembles, exacte réplique de celui d’un de ses oncles…» On n’insistera jamais assez sur le drame intime qui ronge Gabrielle Roy au Québec : son incurable nostalgie du Manitoba. La plupart des spécialistes de l’écrivain affirment qu’elle est associée au regret de sa mère et à la culpabilité d’avoir abandonné sa famille. Certes, mais pas seulement : il s’agit d’un authentique mal du pays qui, avec le temps, va devenir une véritable obsession et même une maladie qu’en France, les chercheurs en médecine désignent sous le nom de « maladie du clocher ». En fait, la romancière a vécu toute sa vie dans un terrible dilemme : à la fois le désir et le refus de retourner au Manitoba. Elle y séjournait régulièrement, mais consciente du fait qu’on ne revient jamais en arrière et que ses intérêts résidaient au Québec. Toutefois, avec quel Québécois ou quelle Québécoise aurait-elle pu partager son tourment ? Par conséquent, incapable de faire face à la réalité québécoise et à certaines catégories de gens, elle développe des mécanismes de défense qui vont se traduire par le retrait, par le camouflage, mais surtout par la fuite : fuite géographique, fuite dans l’imaginaire. Ce syndrome de la fugue apparaît en fait dès le début de son établissement au Québec. Afin d’éviter à la fois les embarras de Montréal et les relations professionnelles importunes, elle se réfugie des après-midi entières dans une anse du canal Lachine, parfois même des semaines et des mois à l’extérieur de la ville. Sa disparition la plus flagrante demeure ses trois années de villégiature en France, entre 1947 et 1950, lors même que Bonheur d’occasion l’a quasiment consacrée citoyenne d’honneur du pays et qu’on la réclame partout. Certes, la réception du prix Fémina et les études en médecine de son mari exigeaient un séjour au Vieux Pays, mais cette absence prolongée inaugure la série de voyages-coups de tête, de caprices d’enfant gâté et de refus de toute publicité qui va désormais marquer sa carrière. Afin de se soustraire à ses obligations officielles, elle prétextera systématiquement une « extrême fatigue ». Instable, un brin paranoïaque, se croyant traquée par des curieux ou des journalistes qui n’existent que dans son imagination, l’écrivain est incapable de demeurer longtemps au même endroit. La liste des déplacements qu’elle a effectués dans sa vie, non seulement à l’étranger mais à travers le Québec, est proprement hallucinante : encore ne les connaît-on pas tous. Elle donne l’impression d’une fautive en cavale, d’une espèce de Marcel Talon^27de la plume changeant constamment de planque, à la recherche de l’anonymat, de la tranquillité et d’un air plus respirable pour préparer non pas un nouveau coup, mais un nouveau livre. Ces cachettes – Rawdon (dans les Laurentides), Port-Daniel (en Gaspésie), Petite-Rivière-Saint-François (en Charlevoix), etc – constituent pour la femme de lettres autant de petits Québec dans le grand, à l’intérieur desquels elle se tisse un nid ou un cocon d’écriture hermétique. De là, son esprit peut s’envoler vers un autre Québec, embelli, poétisé, entièrement recréé : un Québec miroir d’elle-même (Bonheur d’occasion est autant un autoportrait qu’un reportage réaliste) ; un Québec de l’Âge d’or, incarné par l’Ungava de La Rivière sans repos ou un Québec du XIX^e siècle, inspiré par l’histoire de ses ancêtres ; un Québec paradis dans Alexandre Chenevert et Cet Été qui chantait, où les êtres humains, la nature et les animaux parlent un langage universel. En somme, un Québec irréel qui ne peut plus la décevoir ni lui faire de mal ; un Québec de papier qui se confond totalement avec son œuvre ; peut-être ce Québec idéal qui, bien des années auparavant, « appelait » la petite Gabrielle par la lucarne de son grenier, rue Deschambault. Les jours de tristesse, son esprit s’échappe aussi vers le Manitoba qu’elle magnifie, tout comme les pionniers de sa jeunesse enjolivaient le Québec : la Prairie devient dans ses pages un Absolu, le symbole de l’enfance, du bonheur, une Terre promise pour les colons de toutes les nationalités, un animal fabuleux, un être humain, un souvenir, un état d’âme, etc. Ainsi Gabrielle demeurera-t-elle toujours prisonnière de deux pays, oscillant sans cesse en pensée, en rêve et dans son œuvre entre un Québec de plus en plus imaginaire et un Manitoba romantique, de plus en plus inaccessible. Entre deux ouvrages consacrés à sa terre d’adoption, elle en écrit un ayant pour toile de fond sa plaine originelle ; entre deux chapitres de roman sur Montréal, elle rédige un texte sur son enfance à Saint-Boniface ; lorsque l’inspiration lui manque à l’Est, elle reprend la Saga d’Éveline sur la conquête de l’Ouest : une tapisserie que cette Pénélope de la littérature finira par abandonner en cours de route. Seule peut-être, dans l’enchantement de son écriture, l’autobiographie de Gabrielle Roy est-elle parvenue à réconcilier les deux pays séparés par sa détresse. III. Gabrielle Roy et le nationalisme québécois – Les manifestations et les raisons de son opposition à l’indépendance du Québec. Avant d’aborder cette troisième et dernière partie, je tiens à vous dire que je ne suis pas venue ici ce soir pour ouvrir une boîte de Pandore ni pour faire le procès de Gabrielle Roy. Je m’en voudrais que vous repartiez avec une mauvaise impression d’elle et surtout que vous cessiez de la lire parce qu’elle ne partage pas certaines de nos opinions. J’aimerais rappeler le grand écrivain qu’elle demeure avant tout. Sa psychologie et ses positions politiques sont un tel capharnaüm que je me bornerai à évoquer par petites touches ses réactions face au nationalisme des indépendantistes, puis vous livrerai les réflexions qu’elles suscitent chez Paul-Émile Roy et moi-même. Le nationalisme n’était certainement pas une doctrine étrangère à Gabrielle Roy. Dans une lettre du 31 mars 2004, Marie Francœur me rappelait que « (…) Le sentiment national existe depuis le XVII^e siècle : nos ancêtres avaient conscience de leur caractère « distinct » et supérieur parce qu’ils avaient osé franchir l’Atlantique pour fonder la Nouvelle-France. De même, au XVIII^e siècle, l’un des officiers du général Montcalm^28 remarquait déjà que les Français et les Canadiens formaient deux peuples « distincts » : le nom « Canada » faisait référence au territoire, celui de « Nouvelle-France », à une réalité politique. La notion de territorialité est donc très importante : encore aujourd’hui, l’ambiguïté subsiste chez certains Québécois qui se disent Canadiens et attachés au Canada, alors qu’ils sous-entendent la «Terre Québec », pour reprendre le titre d’un recueil du poète Paul Chamberland^29. À la fin du XIX^e siècle, l’affaire Louis Riel^30 a été essentielle dans la cristallisation du sentiment national québécois : nous avons compris que le Canada n’était plus ce que nous appelions « Pays d’En Haut », que ce n’était plus une dépendance territoriale peuplée de Métis français, que les Métis n’y avaient même plus leur place (…) » Mais cette idéologie ne figurait pas au premier rang des préoccupations de l’écrivain. L’héritage des vieux principes canadiens-français (soumission à l’Église, respect de la foi catholique, obéissance à la famille, fidélité au sol natal), qu’elle avait pourtant rejetés aux abords de la trentaine, son humeur en dents de scie, l’ambiguïté de ses relations avec le Québec, la « difficile cohabitation de deux pays » en elle – pour emprunter une expression au Journal intime d’André Laurendeau^31 – la prédisposaient mal à devenir une nationaliste québécoise convaincue. Déjà, au printemps 1942, la jeune journaliste, qui frayait avec la mouvance moderniste et libérale, ne s’était pas prononcée sur le débat houleux provoqué par le plébiscite fédéral sur la conscription. Dans ses articles, elle célébrait joyeusement la grandeur et le caractère multiethnique du Canada^32, inconsciente du fait qu’il avait voté contre le refus des Québécois de s’enrôler. En 1960, lors de l’avènement de Jean Lesage^33 en qualité de Premier ministre du Québec, elle applaudit, comme bon nombre de gens, aux réformes de la Révolution Tranquille : liquidation de la politique conservatrice de Duplessis^34, croissance du rôle de l’État dans la vie économique, sociale et culturelle, développement et laïcisation de l’éducation, affirmation du féminisme, etc. Mais dès les premières velléités de création d’un État québécois indépendant, elle manifeste sa surprise et son incompréhension. En fait, tout se passe comme si ce précurseur – dans Bonheur d’occasion, elle avait été le premier auteur à pressentir la montée du peuple nouveau – ne savait pas ou ne voulait pas savoir ce qui couvait au Québec depuis la guerre : la remise en question des valeurs traditionnelles, la disparition du vocable « Canada français » au profit d’un autre concept de « nation », et la naissance d’un nouveau pays. Pendant vingt ans, une foule d’émotions vont se disputer l’âme de Gabrielle Roy : la peur, le silence, la raillerie, l’indifférence, la colère, le rejet, la tentation de la fuite, la provocation… Puis viendra une sorte de résignation. Parallèlement, son incapacité à s’adapter à l’évolution de la société va aboutir à un véritable « divorce » entre son époque et elle. Dans sa vie privée, elle ne redoute rien tant que son mari se mêle aux événements et bascule dans « l’autre camp », si je puis dire. Évoquant la grève des médecins spécialistes dans une lettre du 14 janvier 1971, elle le met en garde contre les manipulations syndicales et le futur « règne des bureaucrates (…), des théoriciens et des technocrates. »^35 Vraisemblablement le docteur Marcel Carbotte était-il plus ouvert que sa femme aux idées neuves. Une autre de ses craintes concerne le devenir de la société franco-manitobaine, qui se sent « abandonnée » depuis que les États Généraux du Canada français ont déclaré, dans les années 1966-1969, « l’éclatement de la nation canadienne-française »^36 (Michel Bock, sociologue). Le salut de ses compatriotes réside-t-il dans cette seule alternative : l’assimilation au Canada anglais ou l’expatriation au Québec ? La romancière semble sous-estimer l’esprit pionnier de cette communauté qui, malgré l’inconfort de sa position, se révélera capable, dans une certaine mesure, de prendre ses destinées en main et de trouver des compromis. Dans ses lettres à Marcel Carbotte et à sa sœur Bernadette^37, l’angoisse qu’elle éprouve face à l’éventualité d’un Québec autonome, prend des proportions démesurées : – à Bernadette, le 30 octobre 1967 : « (…) Ces jours-ci nous sommes plongés à Québec dans une atmosphère de révolution et de racisme des plus inquiétants au sujet du projet de loi sur les langues (il s’agit évidemment de la loi 63 sur le libre choix de la langue d’enseignement, qui provoque une levée de boucliers de 100 000 personnes). Le climat du Québec est dangereux. C’est à se demander s’il sera encore possible de vivre en liberté d’ici peu. »^ Avouons que le paradoxe est de taille : un auteur d’expression française, issu d’une minorité opprimée sur le plan linguistique, venu vivre au Québec pour écrire dans sa langue, et qui ne la défend pas contre les menaces d’invasion de l’anglais ! (En 1977, le vote de la loi 101 faisant du français la langue officielle du Québec suscitera chez elle la même indignation…) Ailleurs, ses frayeurs imaginaires débouchent sur une vision quasi dantesque du Québec : – à Marcel Carbotte, le 14 février 1969 : « Hier, j’ai entendu à la radio que la Bourse de Montréal était en partie démolie par des bombes de séparatistes. Mon doux, c’est affreux : d’ici [de Smyrna Beach, en Floride], on entend parler du Canada qu’à la météo lorsqu’il est question du froid « venant toujours » (…) des plaines du Canada ou lorsqu’il y a acte de terrorisme. » – à Bernadette, le 30 octobre 1969 : « Une fois qu’est lâché le démon du fanatisme et du racisme qui sommeille en tout peuple, il est impossible de le rattraper avant qu’il ait réussi à déchaîner violence, horreur, épouvante. » Je signale au passage que, dans toute sa correspondance, elle commet l’amalgame entre nationalisme, indépendantisme, anarchisme, felquisme^38, etc. Elle taxe également de « fanatisme » et de « racisme » toute forme d’opposition au Canada. La suite est intéressante : – même lettre : « Le courant pourrait être encore renversé, mais il faudrait pour cela un chef énergique, et nous n’en avons pas pour l’heure (elle fait bien entendu allusion à Robert Bourassa^39, alors Premier ministre du Québec). Qu’il surgisse donc, enfin, mon Dieu. » Son vœu, hélas !, va être exaucé au-delà de toute espérance… Le 15 octobre 1970, un grand « chef énergique », Pierre Elliott Trudeau, Premier ministre du Canada, dépêche l’armée canadienne en territoire québécois. Le jour suivant, il proclame la Loi sur les mesures de guerre sous le fallacieux prétexte de prévenir « tout risque d’insurrection »^40 (Marc Durand, historien), suspend les libertés civiles et fait arrêter près de 500 personnes. Une série d’actes qui se passe de commentaires… Sans doute Gabrielle demeurera-t-elle toujours ignorante des effets pervers produits par la politique de bilinguisme et de biculturalisme officiels du même « Monsieur PET » sur sa communauté d’origine : perpétuation, jusqu’en 1979, de la loi Greenway de 1890 privant les Franco-Manitobains de leur langue dans les administrations et les tribunaux^41 ; inféodation de cette minorité à l’État fédéral sur les plans économique et idéologique ; gaspillage des fonds publics pour la bilinguisation de 66 % de fonctionnaires francophones pour… 5 % de fonctionnaires anglophones ; anarchie dans la répartition des fonds scolaires et l’application des programmes en français ; restriction progressive des subventions destinées au développement de la culture ; dévalorisation des francophones au nom d’une « logique individualiste prenant racine dans le nationalisme canadien-anglais »^42 (Linda Cardinal, politologue), etc. Mais ceci est un autre débat… *** Dans sa vie publique, Gabrielle est si bouleversée par le nouveau visage du Québec qu’elle évite généralement de parler politique avec ses amis et ses relations – surtout quand ils ne partagent pas ses opinions ou qu’elle ignore les leurs. « Lors de nos rencontres, il lui arrivait de commenter l’actualité, me racontait son éditeur Alain Stanké, en novembre 2003, mais très peu, avec des hochements de tête. Elle n’aimait pas les indépendantistes québécois, qu’elle ne prenait pas au sérieux et considérait comme des enfants gâtés, mais ne s’étendait pas outre mesure sur le sujet. Dans le fond, je crois que la politique ne l’intéressait pas : elle préférait de loin discuter écriture et littérature ». Une opinion partagée par bon nombre d’universitaires l’ayant rencontrée. En revanche, plus à l’aise au sein d’un cercle de femmes, elle n’hésite pas à se moquer ouvertement des représentants de l’indépendance. « Elle n’aimait pas du tout ce pauvre René Lévesque, me déclarait en octobre 1998 un professeur d’histoire de la congrégation des Sœurs des Saints Noms de Jésus et de Marie (SNJM) d’Outremont. Elle imitait sa façon de parler et de tirer sur sa cigarette avec force roulements d’yeux et mimiques d’un comique irrésistible. On voyait qu’elle avait été comédienne dans sa jeunesse ! » Gabrielle semble avoir déjà oublié que René Lévesque avait été l’un des premiers journalistes à consacrer une publicité radiophonique enthousiaste à Bonheur d’occasion… De la même façon, l’écrivain refuse d’émettre un avis politique dans ses écrits en général, sa correspondance et les médias. Elle ne fait d’ailleurs que de rares apparitions dans la presse et détourne habilement les questions qui la dérangent. Elle cultive même une certaine ambiguïté, proclamant d’un côté, par le biais de ses romans et de ses textes autobiographiques, sa « solidarité » envers le Québec, son « infini amour » pour lui, de l’autre, son « indéfectible attachement au Canada ». La nouvelle « Ely ! Ély ! Ély ! »^43, qu’elle publie dans la revue Liberté peu de temps avant le référendum de 1980, est révélatrice de cette contradiction typiquement « gabriellienne ». Pressée par les intellectuels québécois de se ranger à leurs côtés, Gabrielle Roy leur oppose systématiquement la « liberté » que tout écrivain doit conserver en regard des « idéologies éphémères ». Elle accepte très mal le fait que son roman Bonheur d’occasion ait été « récupéré » à des fins politiques, ce dernier n’étant, à son sens, que « le reflet d’une époque, d’un endroit et de moi-même »^44. En outre, elle se sent peu disposée à soutenir les écrivains dont les audaces formelles et langagières la dépassent : le Nouveau Roman, la revue révolutionnaire Parti Pris^45, le joual, l’érotisme, les théories littéraires, le féminisme outrancier, etc. Pour la punir, les journalistes et les universitaires les plus fanatiques « descendent » ses livres dans la presse – d’une manière éhontée, d’ailleurs –, en la traitant d’écrivain « passée de mode » ou « d’auteur pour enfants ». Certes, Gabrielle Roy souffre de l’ostracisme de ses pairs mais campe d’autant plus fermement sur ses positions que la majorité de ses lecteurs lui demeurent fidèles. Tournant le dos à un siècle qu’elle refuse et qui la rejette, elle devient, au fil du temps, cette « mystique laïque » enfermée dans son sanctuaire d’écriture. Cependant, on peut se demander s’il n’entre pas un brin de provocation dans son attitude vis-à-vis des nationalistes québécois : en effet, si elle s’emmure dans un silence équivoque ou réprobateur dans son pays d’adoption, en revanche, elle n’hésite pas à afficher des opinions franchement fédéralistes devant des journalistes canadiens (voir l’article de septembre 1992 d’Elaine Kalman Naves, chroniqueuse à The Gazette, dans la bibliographie) et des universitaires de langue anglaise : « (Au cours de nos conversations), Gabrielle Roy prenait vivement parti pour le maintien de la fédération canadienne, lit-on dans l’étude de Paula Ruth Gilbert, professeur de Lettres à l’Université George Mason de Fairfax (Virginie), « La Dernière des grandes conteuses – Une conversation avec Gabrielle Roy »^46 : (Elle) était plutôt portée à accorder sa confiance au Part libéral, alors dirigé par Claude Ryan^47. Elle s’opposait farouchement au Parti Québécois de René Lévesque et à son projet de souveraineté-association pour le Québec. » « (…) Lors de ses interviews, Gabrielle Roy a toujours affirmé que le Canada était sa demeure, m’écrivait également Paul Socken, professeur de Lettres à l’Université de Waterloo (Ontario), en juillet 1999. Elle aimait notre pays tel qu'il était et se sentait plus à l'aise dans une maison complète que dans une « pièce unique », comme elle désignait le Québec. » La seule fois où, contre toute attente, elle sortira de son mutisme au pays, ce sera à l’occasion de la visite du Général de Gaulle et de son célèbre « Vive le Québec libre ! », le 24 juillet 1967. Dans une lettre grandiloquente, la romancière fustige l’homme d’État français, « ce vieux fou (venu) encore fourrer son grand nez dans nos affaires »^48 – tel qu’elle le caricature à sa sœur –, tout en rappelant à ses compatriotes d’adoption l’importance de demeurer unis. Voici un extrait de ce texte, paru respectivement dans Le Soleil et Le Devoir des 29 et 31 juillet 1967 : « Je proteste contre la leçon que le Général de Gaulle prétend donner à notre pays. Je ne peux y voir que mépris pour les nobles efforts entrepris au Canada en vue du véritable progrès qui ne réside nulle part s’il ne réside d’abord dans une volonté d’entente et de respect mutuel. (…) Comme écrivain canadien-français, je n’ai jamais eu à souffrir de manque de liberté, quand j’ai voulu la prendre ni au Québec ni ailleurs au Canada. Le fait que née au Manitoba et ayant passé là mes premières années j’y ai appris le français assez pour être plus tard reconnue comme écrivain de langue française et même en France le prouve suffisamment, à ce qu’il me semble. (…) De tout mon espoir en l’avenir humain, de toutes mes forces, j’engage mes compatriotes qui se considèrent non pas comme des Français du Canada mais des Canadiens-Français, à manifester en faveur de la vraie liberté au Québec. Car elle risque fort de nous être ôtée si nous la laissons petit à petit, par inertie, aux mains des extrémistes ou des chimériques attardés en des rêves nostalgiques du passé plutôt que les yeux ouverts sur les réalités de notre condition humaine sur ce continent (…) » On remarquera dans ce discours que l’écrivain assimile constamment l’indépendance du Québec à l’autoritarisme et à la privation de liberté. En outre, elle ne va pas jusqu’au bout de son argumentation, s’accrochant à ce vieux précepte de la « bonne entente » entre le Canada et le Québec, auquel l’abbé Lionel Groulx^49, Canadien-Français comme elle, ne croyait déjà plus dans les années 1930. Enfin, s’il existe sur terre une personne nostalgique du passé et perdue en des rêves chimériques, n’est-ce pas cette chère Gabrielle Roy ? Cependant, lasse des luttes qu’elle semble mener avant tout contre elle-même, notre Don Quichotte de la plume se résout à accepter l’indépendance du Québec comme une inexorable fatalité. « De toute façon, je crois qu’il faut jeter du lest autant que possible afin d’être prêt pour un changement qui s’imposera peut-être avant longtemps, qu’on le veuille ou non. » s’épanche-t-elle auprès du docteur Carbotte, le 14 janvier 1971. *** Dans son article « Le Nationalisme de Gabrielle Roy »^50, Paul-Émile Roy formule plusieurs hypothèses sur les raisons de la résistance de l’écrivain à toute transformation au Québec : son éducation en anglais ; sa relation complexe avec le groupe ethnique canadien-français ; son manque de confiance en elle ; sa lassitude des revendications nationalistes ; son tempérament utopiste. En guise de bouquet final, je reprendrai ces arguments en y ajoutant quelques précisions. Son éducation en anglais La jeunesse de Gabrielle Roy s’est écoulée sous le signe de l’humiliation, mais aussi au cœur d’un paradoxe qu’elle a fort bien résumé dans un article daté de 1976, « Mes Études à Saint-Boniface » (Le Pays de Bonheur d’occasion) : « Nous apprenions d’une part que les Anglais avaient toujours voulu notre perte, de l’autre qu’ils étaient loin de nous avoir porté malheur. » Cette confidence est peut-être la clé qui permet de comprendre ses difficultés à choisir entre le monde francophone et le monde anglophone, aussi bien que sa fascination pour ce dernier. Comme certains Franco-Manitobains, Gabrielle entretient inconsciemment un complexe d’infériorité en regard de « l’homo anglo-saxonus » – si je puis me permettre l’expression –, sorte d’être supérieur dont il lui faut à tout prix obtenir la reconnaissance pour exister. De sa première année d’école primaire jusqu’à sa dernière année d’École Normale, son instruction se déroule essentiellement en anglais. Afin de s’attirer les bonnes grâces de « l’adversaire » – le terme apparaît dans La Détresse et l’Enchantement, mais sur le mode humoristique –, elle rafle toutes ses médailles scolaires, comme elle collectionnera plus tard tous ses prix littéraires. Au secondaire, les auteurs français du programme étant quelque peu rébarbatifs, elle se tourne vers la littérature anglaise, qu’elle juge très supérieure à la littérature française : c’est d’ailleurs en anglais qu’elle publiera ses premières nouvelles^51. À l’École Normale, elle met également un point d’honneur à séduire maîtres et élèves winnipeguois. Une lecture attentive de sa biographie nous démontre, du reste, qu’elle ne peut se passer de la compagnie des anglophones : nombre de ses amis le sont. Après l’obtention d’un trophée de théâtre à Toronto, elle quitte le Cercle Molière de Saint-Boniface pour une troupe canadienne-anglaise de Winnipeg. En Europe, elle fuit Paris pour Londres, où elle aura pourtant la révélation de sa vraie langue d’écriture : le français^52. À Montréal, elle habite dans le quartier Westmount, y rédigeant de nombreux articles sur l’Angleterre et le Canada anglais^53. Lors de ses déplacements au Québec, elle descend le plus souvent chez des hôteliers de langue anglaise et chaque année ou presque, se rend dans un pays anglo-saxon. Enfin, en qualité d’écrivain, elle choie tout particulièrement ses relations professionnelles anglophones : à mon avis, elle n’aurait jamais pris le risque d’épouser la cause nationaliste québécoise par crainte de s’aliéner son vaste lectorat canadien-anglais. Sa relation complexe avec le groupe ethnique canadien-français D’un côté, Gabrielle voit ses compatriotes avilis par la loi Greenway qui les prive de leur langue sur le plan juridique ; sa mère remplie de honte dans les grands magasins de Winnipeg parce qu’elle ne parle pas anglais ; ses institutrices tourmentées par la loi Thornton qui interdit l’enseignement du français ; ses camarades d’École Normale brimées par les étudiantes anglophones… De l’autre côté, elle entend son père défendre le Premier ministre libéral Wilfrid Laurier^54 qui refuse de réparer l’injustice faite aux francophones ; ses compatriotes considérer le fait d’être Canadien-Français comme un « malheur irrémédiable »^55 ; les religieuses rire des subterfuges qu’elles utilisent pour assurer aux élèves une heure de cours de français par jour ; le personnel enseignant répéter que la seule langue de l’avenir et de la réussite, c’est l’anglais… Par conséquent, il n’est pas étonnant que même un auteur de son calibre en arrive à écrire une phrase aussi choquante que celle-ci : « Le plus grand bien qu’on ait fait aux Canadiens-Français de l’Ouest, c’est peut-être d’avoir obligé leurs enfants à apprendre l’anglais. »^56 Pour ma part, j’ai suffisamment roulé ma bosse au Manitoba et dans les écrits de la romancière pour savoir que, contrairement aux assertions de certains universitaires, elle ne « méprisait » pas sa communauté : elle est toujours restée profondément « Canadienne-Française » – d’autres disent « Franco-Manitobaine ». Mais comme nous le rappelle Marie Francœur dans son étude « La Détresse et l’Enchantement : autobiographie et biographie d’artiste »^57, « (Chez elle), l’acte d’écrire ne relève pas d’une intention de dénoncer une situation d’injustice (ni) de plaider pour l’avancement des siens. Une Gabrielle révolutionnaire serait à coup sûr un personnage plus fictif que ceux de ses romans. » Si La Détresse et l’Enchantement s’ouvre sur une question cruciale : « Quand donc ai-je pris conscience que j’étais d’une espèce destinée à être traitée en inférieure ? », l’écrivain ne se révolte en aucune façon contre la tragédie du peuple canadien-français. Au contraire, elle traite avec humour et même avec une certaine désinvolture cet exemple de génocide linguistique à petit feu que représente le Manitoba francophone. Elle a toujours l’air de dire : « Après tout, ce n’est pas si terrible que cela, puisque le Canada anglais l’a pour agréable ! » En revanche, son autobiographie apparaît clairement comme une entreprise personnelle de décolonisation linguistique : « Ce livre est écrit dans une langue très pure, très française, une langue enfin reconquise, libérée, désentravée, devenue sienne pleinement » me faisait observer Marie Francœur dans une lettre du 14 novembre 2003. En définitive, si Gabrielle s’intéressait davantage à son propre « salut » qu’à celui de sa collectivité, j’imagine mal comment elle aurait pu s’engager aux côtés des nationalistes québécois. Son manque de confiance en elle Ici, je passe directement, non pas la parole, mais la plume à Paul-Émile Roy : « Gabrielle Roy était consciente de la situation précaire des Canadiens-français au Canada (…) Malgré cela, elle ne voulait rien changer à leur situation. Son (attitude) est consternante et j’ai beau la tourner et la retourner en tous sens, je n’arrive pas à l’expliquer autrement que par un sentiment de panique, par le réflexe d'un esprit timoré qui ne redoute rien autant que le changement, et qui s’accroche au statu quo comme à une bouée (…) Elle préconise un rapprochement entre Canadiens français et Canadiens anglais sans apporter les raisons qui pourraient lui permettre de penser qu’un tel rapprochement est réalisable alors qu’il est démenti par l’histoire. » Je signalerai seulement que, très cultivée dans le domaine littéraire, Gabrielle l’était beaucoup moins en histoire et en politique. Par conséquent, cette lacune, doublée d’un relatif manque de curiosité intellectuelle, a pu entraver son cheminement vers l’indépendantisme. Sa lassitude des revendications nationalistes Dans La Détresse et l’Enchantement, l’écrivain décrit ainsi son existence passée à Saint-Boniface : « Notre vie en était une de repliement sur soi menant presque inévitablement à une sorte d’assèchement (…) On eût dit parfois que nous vivions dans quelque enceinte du temps des guerres religieuses, quelque Albi assiégée ou autre cité malheureuse (…)» Une image qui inspire à Paul-Émile Roy la réflexion suivante : « Gabrielle Roy avait quitté le Manitoba en réaction contre cette situation de ghetto. Elle était fatiguée de ces luttes qui n’en finissaient pas, de ce nationalisme revendicateur qui ne menait nulle part. Réfugiée au Québec, elle ne veut pas réveiller ces souffrances qu’elle a connues autrefois. Ces luttes sont intolérables, il faut s’accommoder de la situation. Il faudra un jour étudier le thème de la lassitude, de la fatigue dans (son) œuvre. Il est au cœur de (…) ses ouvrages (...) et très souvent en rapport avec la « misère » des Canadiens-Français (…) La réaction de Gabrielle Roy face au mouvement indépendantiste serait celle de la personne épuisée. Elle en a assez. Elle ne veut pas entendre parler de ces querelles. Il faut accepter la situation telle qu’elle est. » Personnellement, je n’ajouterai rien à cette démonstration qui me paraît fort juste. Son tempérament utopiste Sans doute est-ce aussi la fatigue qui nourrit, chez l’auteur, son aspiration quasi obsessionnelle à vivre dans une société plus harmonieuse et plus fraternelle. Sa vision d’un paradis humain reconstitué à l’échelle du Canada et de la planète puise ses racines dans le souvenir idyllique des communautés agricoles que son père implantait jadis dans l’Ouest. Écoutons de nouveau Paul-Émile Roy : « Après (la publication de) Bonheur d’occasion, (…) Gabrielle Roy s’est mise à explorer, non plus la grande société, mais les petites communautés ethniques, la famille, les paroisses (…) et à chercher un moyen de (rassembler) les hommes dans une profonde communion. (Elle vivait dans) le « mythe de la colonie ». Ses aïeux étaient venus au Manitoba fonder une nouvelle communauté. De même (des) groupes d’immigrants Mennonites, Huttérites, Doukhobors^58 et bien d’autres étaient venus s’installer au pays pour repartir à zéro (…) Dans cette perspective, les bagarres politiques devaient être intolérables à Gabrielle Roy. Elle aurait voulu que les hommes s’entendent spontanément, n’aient pas à recourir à des mesures extrêmes comme des campagnes pour l’indépendance. Le rêve de Gabrielle Roy était beau et généreux, mais ce n’était qu’un rêve. Elle savait pourtant que dans la réalité, les différentes ethnies ne s’acceptaient pas spontanément. Elle savait qu’on avait bafoué les droits de ses compatriotes (…) Elle savait aussi que le Québec n’était pas traité justement. Mais malgré tout cela, elle jugeait sévèrement l’action politique qui mettait en question les abus du pouvoir central. » Cette argumentation rejoint mon portrait d’une Gabrielle à bout de souffle, fuyant les contraintes de la grande ville pour se réfugier dans les petits Québec imaginaires de son œuvre. À l’appui de la thèse de Paul-Émile Roy, on pourrait encore invoquer sa santé fragile ; ses troubles caractériels – ce « diable intérieur »^59, comme dirait l’écrivain et psychologue américain Andrew Solomon – qui la poussaient à aller à rebours de l’Histoire ; le souvenir des querelles familiales qui avaient empoisonné son enfance ; son peu de goût pour les activités de groupe, les débats, les thèses et les théories ; son absence d’esprit militant, etc ; mais je laisserai mon confrère conclure sur sa belle lancée : « On voudrait que Gabrielle Roy ait raison, c’est à dire que le Canada soit une fédération de communautés ethniques diverses qui se respectent, vivent dans une entente parfaite. En réalité, le Canada est un rouleau compresseur qui tend à réduire toutes les disparités. Le Canada est un pays conquis qui appartient à ses conquérants et à tous ceux qui s’assimilent à eux. Ce qui est incompréhensible, c’est que Gabrielle Roy, qui a été victime de cet ostracisme, ait persisté à le nier et à voir le Canada comme une société qui serait respectueuse des droits de tous, ce qui rendrait (notre) combat politique inutile et anachronique. » Pour ma part, je vous invite à déposer les armes au moins ce soir pour écouter l’appel poétique de Gabrielle Roy, cette petite fille déchirée entre un Canada et un Québec trop vastes pour elle, et dont le seul véritable pays fut en fait l’écriture. Je vous remercie. (Remerciements à Marguerite Paulin, historienne et annonceuse-radio ; Jean-Louis Morgan, auteur, traducteur et conseiller littéraire ; Robin Philpot, directeur des communications ; Reginald Hamel, professeur de Lettres à l’Université de Montréal ; Paul et Monique Genuist, professeurs de Lettres à l’Université de la Saskatchewan ; Léo-Donald Lachaîne, président de la section « Chevalier de Lorimier » de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal ; Jacques Bergeron, président de section « Ludger-Duvernay » de la SSJBM et de sa délégation « François 1^er » à Paris). NOTES 1. Paul-Émile Roy (1928-). Écrivain québécois. Auteur de nombreux ouvrages et articles sur le Québec, la littérature québécoise, le rôle des religions dans nos sociétés, il est également un spécialiste de Gabrielle Roy novateur et peu conformiste : « Gabrielle Roy ou la difficulté de s’ajuster à la réalité », Lectures, Montréal, 1964 ; Études littéraires : Germaine Guèvremont, Réjean Ducharme, Gabrielle Roy, Éditions du Méridien, Montréal, 1989 ; « Le Nationalisme de Gabrielle Roy », Lectures québécoises et indépendance, Éditions du Méridien, Montréal, 1999. 2. Dans « Le Nationalisme de Gabrielle Roy », op. cit, p. 165-172. 3. Marie-Anna Roy (1893-1998). Écrivain franco-manitobain. Elle est l’auteur d’une œuvre littéraire et historique prolifique sur la vie de sa famille au Manitoba (Le Pain de chez nous, 1954 ; À l’Ombre des chemins de l’enfance, 1990) et celle des pionniers des années 1885 et 1930-1940 : Valcourt ou la dernière étape, 1958 ; La Montagne Pembina au temps des colons, 1969 ; Les Visages du vieux Saint-Boniface, 1970. 4. Voir Ismène Toussaint : Les Chemins secrets de Gabrielle Roy – Témoins d’occasions, Éditions Stanké, Montréal, 1999. Cet ouvrage réunit une quarantaine de témoignages manitobains sur la romancière, introduits par de petits essais très denses : famille, camarades de classe, anciens élèves, spectateurs de théâtre, amis, amis reniés et destins croisés. 5. Éditions Québec/Amérique, Montréal, 1979 (disponible en bibliothèque). Ce livre, essentiel pour la connaissance de Gabrielle Roy, retrace sans masques ni noms fictifs l’histoire de la famille Roy et de ses déchirements. La célèbre romancière y est décrite sous un jour peu favorable. 6. Cette carte a disparu en 1969, lors du transfert des papiers de Marie-Anna Roy entre le Centre de documentation de Lettres de l’Université de Montréal et les Archives nationales du Québec. Gabrielle Roy semble n’avoir jamais adhéré au Parti communiste du Canada. Proche des socialistes à Montréal, elle fit ses adieux à toute forme d’engagement politique après le succès de Bonheur d’occasion. 7. Fondé en 1930 par Arthème Fayard, Je suis partout était un hebdomadaire d’informations générales et de critique littéraire d’avant-garde qui se démarquait par ses opinions ultranationalistes, pro franquistes et anti-communistes. Devenu la tribune privilégiée du fascisme et de l’antisémitisme durant la Seconde guerre, il disparut en 1944. Gabrielle Roy y publia « Les Derniers nomades », op. cit., 21 octobre 1938 ; « Comment nous sommes restés français au Canada », op. cit., nº 456, 18 août 1939. 8. Lucien Rebatet (1903-1972). Écrivain français. Journaliste à L’Action française et à Je suis partout, on lui doit un pamphlet, Les Décombres (1942), des romans pleins de virulence (Les Deux Étendards, 1952 ; Les Épis mûrs, 1954), et une Histoire de la musique (1969). Accusé de collaboration avec l’Allemagne, il fut condamné à mort en 1946 et gracié six ans plus tard. Robert Brasillach (1909-1945). Écrivain français. Son œuvre romanesque exprime un réalisme tendre et une sensibilité poétique : L’Enfant de la nuit, 1934 ; Comme le temps passe, 1937 ; Notre avant-guerre, 1941 (souvenirs). Mais ses articles en faveur de la collaboration avec l’Allemagne dans Je suis partout le conduisirent au peloton d’exécution à la fin de la Seconde guerre mondiale. 9. Voir « Gabrielle Roy, personnage et personne », Actes du 9^e colloque du C.E.F.C.O. : « Langue et communication », Saint-Boniface, publication du C.E.F.C.O., 1990, p. 117-126. 10. Henri Girard (1900-). Journaliste et directeur littéraire. Il fut successivement rédacteur-adjoint au quotidien Le Canada, critique littéraire et artistique à la Revue moderne, enfin directeur littéraire du même. Amant et mentor de Gabrielle Roy pendant sept ans, il collabora à l’écriture de Bonheur d’occasion. Elle l’abandonna pour épouser le docteur Marcel Carbotte. 11. Voir la liste dans Inventaire des archives personnelles de Gabrielle Roy conservées à la Bibliothèque nationale du Canada (dir. F. Ricard), Éditions Boréal, Montréal, 1991. 12. Dans « Ma Rencontre avec les gens de Saint-Henri » (texte de 1947 ; Le Pays de Bonheur d’occasion). 13. Op. cit. 14. Dans « Le Merveilleux quotidien dans L’Enfant de Noël, un récit de Ces Enfants de ma vie », Les Cahiers franco-canadiens de l’Ouest, Saint-Boniface, publication du C.E.F.C.O., vol. 1, nº 2, automne 1989, p. 181-184. 15. Pierre Loti (Julien Viaud, dit ; 1850-1923). Écrivain français. Cet officier de marine a transposé les événements de sa vie quotidienne dans des romans empreints de charme exotique, de nostalgie et de désenchantement ayant souvent pour cadre l’Orient : Aziyadé (1879), Le Roman d’un spahi (1881), Fantôme d’orient (1892), Les Désenchantées (1906). 16. Dans Comment un peuple oublie son nom – La crise identitaire franco-ontarienne et la presse de Sudbury, Éditions Prise de parole – Institut franco-ontarien, Sudbury, 2001. 17. Dans Les Visages du vieux Saint-Boniface, Saint-Boniface, 1970, chez l’auteur (disponible en bibliothèque). 18. Dans « Mon héritage du Manitoba » (Fragiles Lumières de la terre). 19. Dans les romans de Gabrielle Roy, nombreux sont les pionniers à s’éteindre sans avoir jamais revu leur terre originelle. 20. Dans La Détresse et l’Enchantement. 21. Dans « Mon Héritage du Manitoba », op. cit. 22. Dans « Le Pays de Bonheur d’occasion » (Le Pays de Bonheur d’occasion). 23. Voir « Tout-Montréal », Le Bulletin des Agriculteurs, Montréal, juin-septembre 1941 ; « Ici l’Abitibi », ibid. , novembre 1942-mai 1943 ; « Horizons du Québec », ibid., Montréal, novembre 1943-mai 1944. 24. Dans La Détresse et l’Enchantement. 25. Voir Gérard Bessette : « Interview avec Gabrielle Roy », Une Littérature en ébullition, Éditions du Jour, Montréal, 1968 (entretien de 1965). 26. Voir ses lettres du 15 septembre 1943 et du 7 décembre 1963 dans Ma Chère petite sœur – Lettres à Bernadette, 1943-1970. 27. Champion toutes catégories du hold-up, Marcel Talon est l’un des bandits québécois les plus populaires. Dans les années 1970, il échoua dans sa tentative pour faire sauter la Banque de Montréal après avoir creusé un tunnel. Voir Et qu’ça saute ! – Marcel Talon tel que raconté à Jean-Louis Morgan, Éditions Stanké, Montréal, 1996. Le comédien Michel Côté a également campé un remarquable Marcel Talon dans le film non moins remarquable d’Érik Canuel, Le Dernier Tunnel (2004). 28. Montcalm (marquis Louis-Joseph de ; 1712-1759). Général français. Né à Candiac (Gard), il entra dès l’âge de neuf ans dans l’armée et s’y distingua. Envoyé à Québec en 1756, il s’opposa aux autorités locales mais repoussa une attaque britannique au fort Carillon en 1758. Le 13 septembre 1759, sa défaite aux plaines d’Abraham, face au général Wolfe, sonna le début de la Conquête du Canada par les Anglais. Il fut tué le même jour au combat. 29. Paul Chamberland (1939-). Poète québécois. Cofondateur de la revue Parti pris, il a publié de nombreux recueils qui proclament la fonction sociale du poète et expriment une vision révolutionnaire du monde en un jaillissement d’images riches et denses : Le Pays (1963), Terre Québec (1968-1985), Lointaine terre d’amour (1992), Dans la proximité des choses (1998). 30. Louis Riel (1844-1885). Patriote et homme politique franco-manitobain. Né à Saint-Boniface (colonie de la Rivière rouge), cet universitaire prit la tête du peuple métis pour défendre ses terres contre la convoitise du gouvernement d’Ottawa et fonda la province du Manitoba le 15 juillet 1870. Instigateur des résistances de 1869-1870 à la Colonie de la Rivière rouge et de 1885 à Batoche (future province de la Saskatchewan), il fut condamné à être pendu et exécuté arbitrairement à Regina (même région). Louis Riel est également l’auteur d’une œuvre littéraire en quatre volumes : Les Écrits complets de Louis Riel (dir : George Stanley), Presses universitaires de l'Alberta, Edmonton, 1985. 31. Voir son Journal tenu pendant la commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Éditions VLB – le Septentrion, Montréal, 1990. 32. Voir « Peuples du Canada », Le Bulletin des Agriculteurs, mai 1942-novembre 1943, et « Regards sur l’Ouest », ibid., décembre 1942-janvier 1943. 33. Jean Lesage (1912-1980). Avocat et homme politique québécois. Il fut plusieurs fois ministre, puis nommé chef du Parti libéral en 1958. Élu Premier ministre en 1962 sur le thème de la nationalisation des compagnies d’électricité, il est considéré comme le Père de la Révolution tranquille. Défait en 1966, il devint chef de l’opposition et abandonna la politique en 1970. 34. Maurice Duplessis (1890-1959). Avocat et homme politique québécois. Il fut Premier ministre du Québec de 1936 à 1939 et de 1944 à 1959. Conservateur, son premier mandat déçut car il mit peu de législations importantes en place. Le second fut plus fructueux : suprématie de l’État sur l’Église, adoption de lois sociales, programmes de nationalisation de l’électricité, etc. Néanmoins, on qualifie son règne de « Grande Noirceur ». Voir l’excellent livre de Marguerite Paulin : Maurice Duplessis, Le Noblet le petit roi, Éditions X, Y, Z, Montréal, 2002. 35. Dans Mon cher grand fou – Lettres à Marcel Carbotte, 1947-1979. 36. Op. cit. 37. Toutes les citations suivantes sont extraites de Ma chère petite sœur et de Mon cher grand fou. 38. Front de Libération du Québec (F.L.Q.). Créé en 1963, ce mouvement révolutionnaire – dont le théoricien était Pierre Vallières – utilisa la propagande et le terrorisme pour promouvoir la création d’un Québec indépendant et socialiste. À l’automne 1970, le F.L.Q. kidnappa James Cross, un délégué commercial britannique, puis Pierre Laporte, le ministre de l’Immigration et du Travail, qui fut assassiné. Ce réseau fut démantelé en 1971. 39. Robert Bourassa (1933-1996). Avocat et homme politique québécois. Il fut Premier ministre du Québec de 1870 à 1976 et de 1985 à 1994. Il instaura l’assurance-maladie en 1970, déclara le français langue officielle et prioritaire au Québec en 1974, et développa les ressources hydroélectriques de la Baie James. En 1987, il signa l’entente constitutionnelle du Lac Meech qui échoua en raison de l’opposition du Manitoba et du député amérindien Élijah Harper. En 1993, l’entente de Charlottetown fut rejetée par les Québécois et les Canadiens lors d’un référendum. 40. Dans Histoire du Québec, Éditions Imago, Paris, 1999. 41. Au terme d’un épuisant combat qui ruina sa santé, le patriote métis et franco-manitobain Georges Forest (1924-1990) parvint à faire abolir la loi Greenway le 13 décembre 1979. 42. Dans L’Engagement de la pensée. Écrire en milieu minoritaire au Canada, Éditions du Nordir, Ottawa, 1997. 43. Dans Liberté, Montréal, vol. 21, nº 123, mai-juin 1979, p. 13-26 ; repris à la suite du récit De quoi t’ennuies-tu, Évelyne ? 44. Voir l’article de Lily Tasso : « Bonheur d’occasion est le témoignage d’une époque, d’un endroit et de moi-même », La Presse, Montréal, 17 avril 1965. 45. Fondée en 1963 par Paul Chamberland, André Brochu, Pierre Maheu, Jean-Marc Piotte et André Major, la revue culturelle Parti pris adhérait aux principaux courants idéologiques se son époque : marxisme-léninisme, existentialisme sartrien et décolonisation du Tiers-Monde. Ses inspirateurs étaient convaincus qu’une révolution était nécessaire pour que le Québec devienne un État indépendant, socialiste et laïc. Dans le domaine littéraire, ce magazine s’est distingué par la publication de textes en joual. 46. Dans Études littéraires, Montréal, vol. 17, nº 3, hiver 1984, p. 563-576. 47. Claude Ryan (1925-2004). Sociologue, journaliste et homme politique québécois. Il fut secrétaire national de la section française de l’Action catholique canadienne de 1945 à 1962, puis dirigea le quotidien Le Devoir de 1964 à 1978. Chef du Parti libéral du Québec (1978-1982), il fut nommé à la tête de plusieurs ministères, dont ceux de l’Éducation, de l’Enseignement supérieur, de la Science et de la Technologie (1985-1990), de la Charte française (1989-1993) et de la Sécurité publique (1990-1993). 48. Voir sa lettre du 29 novembre 1967 dans Ma chère petite sœur. 49. Lionel Groulx (1878-1967). Écrivain et historien québécois. Le nationalisme de cet ecclésiastique, fondateur de la première chaire d’histoire du Canada à l’Université Laval de Québec, exerça une influence considérable sur deux générations de Canadiens-Français. L’Appel de la race (1922) demeure son ouvrage le plus célèbre. 50. Op. cit. 51. Voir « The Jarvis Murder Case », Le Samedi, Winnipeg, 12 janvier 1936 ; « Jean Baptiste takes a wife », The Toronto Weekly Star, 19 décembre 1936. 52. Dans La Détresse et l’Enchantement, Gabrielle Roy raconte que c’est lors d’un séjour chez ses amis les Perfect, à Upshire, qu’elle a ressenti le « vif désir » d’écrire dans sa langue natale : « (…) les mots qui me venaient aux lèvres, au bout de ma plume, étaient de ma lignée, de ma solidarité ancestrale. Ils me remontaient à l’âme comme une eau pure qui trouve son chemin entre des épaisseurs de roc et d’obscurs écueils. » 53. Voir la liste dans Inventaire des archives personnelles de Gabrielle Roy, op. cit. 54. Wilfrid Laurier (1841-1919). Homme politique canadien-français. Journaliste puis directeur de l’Institut canadien, il fut élu chef du Parti libéral du Canada en 1887. En 1896, il refusa de prendre parti dans la question des droits scolaires au Manitoba et adopta le compromis « Laurier-Greenway » qui empêcha la communauté francophone de retrouver le système des écoles de confession catholique et protestante séparées, supprimé six ans plus tôt. Au Canada anglais, il est considéré comme l’un des Pères de la Confédération. 55. Dans La Détresse et l’Enchantement. 56. Ibid. 57. Dans Actes du colloque international « Gabrielle-Roy » (pour souligner le 50^e anniversaire de Bonheur d’occasion), Presses universitaires de Saint-Boniface, 1996, p. 151-168. 58. Les Ménonnites sont une secte protestante dissidente originaire des Pays-Bas. Les Huttérites sont une secte anabaptiste d’origine allemande et russe ayant immigré au Canada en 1914 pour échapper au service militaire. Établis au Canada depuis la fin du siècle, les Doukhobors sont une secte de dissidents orthodoxes russes prônant le pacifisme et l’enseignement biblique transmissible oralement.^ 59. Voir Andrew Solomon : Le Diable intérieur, Éditions Albin Michel, Paris, 2002 (traduit de l’américain). L’ouvrage de ce romancier et psychologue est une véritable bible sur la dépression. 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Outre de nombreux articles, elle a publié aux Éditions Stanké Les Chemins secrets de Gabrielle Roy – Témoins d’occasions (1999) ; Louis Riel, le Bison de cristal (2000) ; La Littérature d’expression française dans l’Ouest canadien, suivie de Portraits d’écrivains québécois, canadiens-français et métis (L’Encyclopédie du Canada 2000) ; Les Réfugiés, une traduction-adaptation du roman de Sir Arthur Conan Doyle (2003) ; Les Chemins retrouvés de Gabrielle Roy – Témoins d’occasions au Québec (2004), qui lui ont valu plusieurs récompenses, dont le prix André-Laurendeau.