Les Huttérites I Le village m'enserra dans sa paix chaude et imprévue. II ne possěde ni magasin ni gare ni pompě á essence ni méme de rues, encore moins d'enseignes; il s'eleve dans les champs de blé, parmi les vergers, les ruches, la couleur des avoines et le tenace parfum du trěfle d'odeur; il est dans la lumiére et l'abondance comme un riche au milieu de ses biens. Mais ses gens ne font montre d'aucun luxe. lis sont vétus avec une simplicitě extréme : les femmes, d'une jupe longue et d'une veste fleurie sur un corsage de lustrine noire; les homines, de blouses bleues. Ceux qui sont mariés portent une courte barbe en collier pour se distinguer des jeunes gens de la colonie et, je tiens l'explication de Tun d'eux, par un souci naif de ressembler au Christ. Endimanchés, je leur vis un maintien solennel et guindé; ils endossent alors des habits noirs munis d'agrafes et d'oeillets et non pas de boutons, considérés comme une invention frivole. Un feutre rond, sans pli, achéve de leur donner un air quaker. Ils ne fument pas, méprisent la danse, la musique, les cartes et l'usage des alcools. Cependant, ils se saluent du nom de frěres et mettent leur richesse en commun; la pire offense parmi eux est de garder quelque bien en sa possession personnelle. Tels me sont apparus les Huttérites. Je ne connaissais ce groupe que par le trěs beau film 4,9th Parallel, lorsque j'arrivai á Iberville, Tune des huit colonies huttérites essaimées le long de la rivieře Assiniboine au Manitoba. Ici méme on en avait tourné plusieurs sequences. Les Huttérites y sont représentés comme ďopiniátres pacifistes. En fait, ils entrěrent au Canada en 1918 sous la condition expresse qu'ils ne seraient jamais appelés sous les armes. La generositě ďun Etat qui leur garantit une telle mesure de liberté n'a pas influé par la suite, comme on eůt 17 pu 1'espérer en temps de peril commun, sur leur attitude de non-violence. Le film préte d'ailleurs á ces nouveaux Cana-diens d'origine allemande des sentiments de vive reprobation du nazisme. Mais il y a beaucoup plus. Par sa conception lumineuse, la vie des Huttérites est une vivante antithěse de rhitlérisme. Cest une riche evocation biblique, une utopie d'amour qui dure depuis trois cents ans. Je venais par automobile d'Ely, petit village á faible distance de Winnipeg, sur le chemin de fer transcontinental. J'avais encore á l'oreille le bourdonnement des gares, les cris des vendeurs de journaux et la rumeur des nouvelles de guerre. Je n'etais pas préte á la sensation brusque qui me guettait au détour du chemin : cette sensation de pénétrer d'un coup, d'un seul pas, dans l'inconnu. II me semble, encore souvent, que j'ai peut-étre révé cet endroit comme Hilton réva son Shangri-La entre les monts du Tibet. II n'y a pas, au village, de maisons riches et de maisons pauvres, mais des maisons toutes semblables. Elles se groupent autour d'un pre; au centre s'eleve un bátiment á étage qui sert de salle commune. Sur la toiture, une pesan-te cloche de fer. Tout le village, je n'ai pas tardé á le consta-ter, obéit á cette cloche, en mouvements dociles et grégaires. II se Iěve á cinq heures et demie á son appel; il vient manger lorsqu'elle tinte de la facon convenue; enfin, il se retire á son commandement děs que I'ombre impalpable accourt des plaines rases du Manitoba. Le village m'avait ďabord semblé singuliěrement desert. Cest qu'il était plongé dans une trěs sereine activité, dont je découvris bientót des signes multiples. Ici, des femmes tricotaient, retirees dans les carrés ďombre qui s'attachaient á leur seuil; plus loin, ďautres femmes pelaient des pommes de terre; un si grand baquet de pommes de terre qu'il me parut destine á nourrir au moins toute la colonie. Je ne me trompais pas. Dans la chaleur du jour et dans la cuisine, commune au rez-de-chaussée du bátiment principal, les femmes s'activaient a preparer le repas d'une centaine dc personnes. 11 y en avait d'autres qui triaient des fruits, assises modestement dans les plis amples de leur jupe, et d'autres encore, pieds nus, qui sarclaient les jeunes pousses du pota-ger. Je pouvais difficilement determiner leur age. Comme elles etaient toutes habillees de la meme facon, toutes coif-fees d'un mouchoir d'indienne et comme, par surcroit, elles s'abimaient toutes dans un silence etrange ou dans un chu-chotement imperceptible, il me fallait bien les approcher de tres pres pour voir a leur visage que certaines etouffaient le rire de vingt ans et que d'autres montraient l'air taciturne du vieil age. Les hommes travaillaient aussi en equipe. J'en apercus plusieurs, marteau en main, hisses en plein soleil, sur l'echa-faudage d'une etable. Les garconnets rentraient le foin, les fillettes gardaient les oies ou prenaient soin des bebes, cepen-dant que les enfants de cinq ou six ans, reunis dans une garderie en plein air, ecoutaient gravement les conseils d'une grand-maman. Je vis bien que personne ne flanait; mieux encore, que chacun se livrait a sa tache avec une sorte de precision monastique qui decelait l'autorite d'un chef. Outre les travailleurs en equipe, des ouvriers specialises occupaient leur poste : le cordonnier etait a son echoppe; l'apiculteur, a ses ruches; le berger, a ses moutons. Tout ce qui restait d'hommes et de femmes valides vaquait, soit a la buanderie, soit au verger; si bien que je n'ai d'abord trouve personne avec qui causer et que j'ai eu l'impression d'etre dans un couvent ou il est bien inutile d'aborder qui que ce soit sans en avoir au prealable obtenu la permission. Mais je fis bientot la connaissance du chef, ou plutot de 1'un des chefs, car une colonie de cent personnes se donne, selon la tradition hutterite, un maftre de la ferme (farm boss ainsi qu'on le designe dans\ la region), un gerant des affaires domestiques, un gerant meunier, un gerant de la bergerie et, enfin, un chef spiritual generalement elu par suffrage populaire et pour la vie. 18 19 Des yeux d'un bleu incroyable, des dents tres blanches dans une epaisse barbe noire, une carrure puissante, la tran-quillite d'un gentilhomme campagnard, le maftre de la ferme se presenta, monte sur un süperbe cheval bai. Ma demande, pourtant si naturelle, de visiter la colonie parut le plonger dans un certain mecontentement. Personne, m'apprit-il, ne se trouvait inoccupe pour l'instant et libre de m'accompa-gner. Je dus sourire ä cette idee de gens libres (au fait, le sont-ils entierement ?) se gouvernant selon les regies d'un cloitre, car le chef me dit apres coup : — Mes gens sont tous au travail; mais qu'ä cela ne tienne ! L'hospitalite aussi est un devoir. Je vous enverrai tantöt une jeune fille. Je vous enverrai Barbara quand eile aura fini de delayer sa päte ä pain. Je cessai d'attendre Barbara et penetrai dans le bätiment principal. Un escalier me conduisit ä l'etage; je me trouvai dans une grande salle meublee de bancs durs et d'une table ou reposait la Bible. Ici se reunissent les freres hutterites pour entendre la voix de leur chef spirituel, pour chanter des hymnes graves qui remontent au temps de Luther et pour se confesser publiquement. Parfois, les plus coupables, accuses d'avoir retenu quelque bien en leur possession, se voient refuser l'acces du temple. Apres un temps de penitence, soit qu'ils s'amendent, soit qu'ils perseverent dans leur mauvaise conduite, ils sont reinstalled dans le sein de la communaute ou rejetes definitivement. Une äpre severite alliee ä une confiance presque naive, un melange de crainte, de repression et d'amour fraternel, une foi tout impregnee de l'ardeur militante des persecutions religieuses qui sevirent au seizieme siecle en Allemagne et en Boheme, telles furent, telles sont encore les caracteristiques les plus marquees de la secte hutterite. Je descendis au rez-de-chaussee. Un grand souci d'ordre, de discipline, de proprete y dominait. Chasses, il y a plus de trois cents ans, de leur Tyrol natif, les Hutterites, de gene- ration en generation, ont su conserver, par quels detours ? par quelles luttes ? les qualités qui entre toutes accusent leur ascendance allemande, et cependant détruire jusqu'aux raci-nes leur heritage de violence. Plusieurs pieces s'ouvraient sur un couloir rempli ďéchos étouffés : la buanderie, oil se détachaient dans ďépaisses nuées de vapeur les bras rougis et le visage suant des femmes, les réfectoires, la boulangerie, les glaciěres, la laiterie et la cuisine. Sur le plancher dalle, sonnait le pas rapide des ménagěres. Les unes brassaient des confitures dans d'immenses chau-drons; les autres venaient portant á plein bras des miches énormes; une derniěre mettait le couvert pour une centaine de personnes. A onze heures et demie exactement, tout fut prét; la cloche sonna. J'entendis aussitót un murmure docile, comme un bourdonnement de voix qui grandit rapidement et envahit bientót la salle á manger. Les frěres hutterites venaient se restaurer. Les hommes s'attablerent sur de longs bancs disposes d'un cóté de la salle; les femmes, de l'autre; les enfants avaient déjá pris place dans un petit réfectoire isolé, frais et silencieux. L'aine ou chef spirituel récita des priěres, puis il n'y eut plus que le tintement des gobelets ďétain et le bruit mouillé des Iěvres contre les cuillers. Tous mangeaient la měme nourriture simple et sans apprét : un potage de viande et de legumes, du lait crémeux, un pain odorant á croúte dorée, des fraises des champs. Aprěs le repas, chaque famille, séparée depuis l'aube par la repartition du labeur, se recomposa et se retira pour quelque temps dans sa propre maison. J'avais vu les frěres huttérites vétus avec la měme simplicitě, je les avais vus manger á la měme table; j'etais curieuse de les voir á 1'abri de toute surveillance mutuelle. J'entrai dans l'une et puis dans l'autre de leurs demeures, et je fus saisie d'une douce 20 21 emotion. Les maisons, blanches ä Pexterieur, jaunes et bleu hardi ä l'interieur, ne recelaient aucune richesse. Mieux encore, elles ne comptaient ni garde-manger, ni cuisine. Les murs nus, sans gravures ni photographies, montraient leur peinture fraiche, seul luxe de ces logis deconcertants. Pour tout mobilier, un gros poele de chauffage, des chaises droites, des lits. Ces lits profonds, tres larges, etaient recouverts d'edredons pansus faits de plumes d'oies, tels que j'en retrou-vai plus tard chezjes Tcheques etiles Sudetes de;..Lpon Lake, de Good Soil et de Bright Sand, en Saskatchewan, et qui semblent etre aussi precieux aux paysans venus d'Europe centrale que les couvre-lits de pieces ä nos grand-meres du Quebec. Des chaises dures, des lits, de moelleux edredons, du linge propre entasse dans les armoires : voilä done toute la richesse individuelle des families hutterites. Mais meme ces humbles biens, les Hutterites ne les apportent pas avec eux quand, pour une raison ou une autre, ils decident de quitter la communaute. Ainsi, je ne pouvais plus douter du miracle si dur ä Pen-tendement de notre epoque. II me confrontait, me ravissait et, il faut bien l'avouer, m'accablait. Le renoncement absolu, en faveur du prochain et par amour de Dieu, je le decouvrais chez une secte presque inconnue, dans Peblouissement de la plaine. Je causai plus tard avec le meunier d'une colonie voisine. C'etait un homme avise, fort habile dans les affaires et qui gerait avec competence le moulin connu sous le nom de Huron Hutterite Mutual Corporation Roller Mills on the Farm. Depuis 1918, le moulin n'avait pas chöme, ou si peu qu'il n'importe d'en parier. En 1941, il moulait 33 837 mi-nots de ble et produisait 6 853 barils de farine. Certains de ses produits jouissent d'un beau renom sur les marches de Winnipeg : la Cream of wheat, la farine ä crepe et, surtout, la Peerless Flour of Manitoba. Non seulement le moulin suffit aux besoins de huit colonies hutterites de la vallee de 1'Assiniboine, mais peu de jours se passent sans qu'y vienne quelque fermier anglais ou canadien-fran$ais des environs, monte a l'avant de sa charrette. La population de tout le voisinage trouve avantage a faire moudre le grain selon un tarif de cent livres de farine contre trois minots de ble. Ainsi, lorsque le ble se vend cinquante cents le minot, cent livres de farine ne coutent qu'un dollar et soixante-cinq cents. Les bienfaits de la cooperative hutterite se repandent done a l'exterieur de la colonie. Le meunier avait beaucoup voyage dans Pinteret des siens. Son education scolaire ne d6passait pas la huitieme annee du programme d'etudes present par le ministere de Plnstruc-tion publique du Manitoba — les Hutterites se plient volon-tiers a l'instruction obligatoire, mais quittent Pecole vers Page de quatorze ans. II etait cependant studieux, observa-teur et extremement habile a assimiler les bribes de savoir qui s'offraient partout a lui. Debrouillard, integre, d'un abord aimable, il s'etait fait des amis a des milles a la ronde. II eut pu, selon les standards de notre epoque, se tailler une place avantageuse en dehors de la colonie. II eut sans doute pu amasser beaucoup d'argent. Sa communaute, en tout cas, lui etait redevable d'une bonne part de sa prospers. Je lui en fis la remarque. Ses yeux ronds, bleus et candides, me firent reproche. — J'ai quitte la colonie, m'avoua-t-il, il y a quelques an-nees. J'ai gagne beaucoup d'argent. J'ai eu une automobile, des meubles, tout ce qui me paraissait avoir du prix... — Et puis ? — Et puis, je suis revenu ici... — Mais pourquoi ? — Pourquoi ! Ses prunelles se voilerent un instant. II parut sourire a une resolution deja lointaine et qui avait mis son ame pour toujours a Pabri. Pour toute reponse il m'interrogea a brule-pourpoint : 22 23 — Vous-meme, ne quitteriez-vous pas tout ce que vous possedez afiii de trouver la paix ? J'etais indecise encore qu'il avait deja pousse un levier et, poudre de farine, souriait, a 1'aise, dans la trepidation qui nous secouait tous deux. II La parole d'un seul homme peut avoir de graves consequences sur le destin d'un peuple. Les Hutterites, aujourd'hui fiers, isoles, vivraient sans doute comme les fermiers de l'Ouest, chacun avec son cheptel, ses bonnes recoltes ou ses annees de secours de l'Etat, s'il ne s'etait trouve durant les annees de formation de la secte un prophete a la voix arden-te. C'etait au printemps de 1528. Les Hutterites, secte d'ana-baptistes nominee d'apres le precheur itinerant Jakob Hutter, se voyaient chasses de la principaute de Nikolsburg^ ou ils avaient trouve refuge apres leur expulsion du Tyrol, ILs erraient, certaine nuit, en quete d'un abri. Vers l'aube, ils arriverent sur l'emplacement d'un village abandonne, trem-pes, affaiblis par l'exil, ronges de doute. Et la, raconte l'an-cien chroniqueur, l'un des Hutterites etendit son manteau sur le sol et enjoignit ses compagnons d'y deposer leurs menus biens afin que leur recommencement fut marque du signe de l'absolue charite. Le manteau se couvrit de tout l'or, alliances, petits bijoux, montres, chaines et piecettes que possedaient les expatri6s. Capable de saisir Pavantage de la vague mystique qui ani-mait les siens, Jakob Wideman, le nouveau chef, ne s'arreta pas a cette premiere victoire; il proposa la mise en commun de toutes les energies et la repartition du labeur selon les aptitudes particulieres de chacun des siens. Sans doute poss6dait-il des dons peu communs de commandement aussi bien qu'une grande habilete a tabler sur les sentiments collec- tifs; l'historien ajoute simplement que, sur les hauteurs désolées de la Moravie, lá ou ne s'etaient fixes définitivement ni Bohěmes, ni Slaves, un village huttérite s'eleva bientót, prospěre et heureux. Ainsi fut fondée la premiére Bruderhof ou maison commune des frěres hutterites. L'aventure était scellée. Les Hutterites ne touchaient point au terme de leurs peregrinations, ils devaient encore immigrer, certains en Russie, ďautres aux Etats-Unis, et plu-sieurs au Canada; mais ils avaient trouvé leur voie. Ils devaient procéder á leur arrivée au Manitoba, en 1918, selon lesjtrin-cipes établis en Moravie, sauf qu'un premier groupe entra dans notre pays avec la somme collective de 4 700 dollars et y acheta tout de suite des terres jusqu'a 52 dollars l'acre. Huit colonies occupent aujourd'hui dans la seule municipalitě de Carrier, á l'ouest de Winnipeg, 28 460 acres de cette pesante terre gumbo, la plus belle terre á blé qui soit au Manitoba. Ce qui représente, chaque colonie comprenant environ cent ámes, une moyenne de trente-cinq acres par personne. On concoit que les Hutterites, divisés en quatorze groupes, au nombre de 1 637 (1) ámes au Manitoba, et en seize groupes, au nombre de 1 724 ámes en Alberta, possě-dent en commun un immense terrain cultivable. Les gens qui vivent en communauté ne sont pas toujours dépourvus d'initiative. Le motif du gain personnel manque peut-étre chez eux, mais pas nécessairement le désir du progres. Je n'ai point vu chez les Hutterites de trafiquant crapu-leux (encore qu'il puisse y en avoir), je n'ai point vu d'ambi-tions démesurées, mais j'ai vu des hommes, tels Joe Walman, ce Joe Walman qui me fit une si vive impression au depart, tel le meunier, tel méme Andrew Gross, ce chef légěrement autocrate et dédaigneux, j'ai vu des hommes qui menaient á bien et de facon fort ingénieuse les affaires temporelles de leur peuple. Aussi la richesse collective des Hutterites, en bétail et bail) Ces chiffres et tous ceux de ce texte sont de 1942. 24 25 timents plutôt qu'en espěces, est-elle considerable. Chaque colonie est équipée pour ľélevage de huit cents á mille pores, d'environ douze cents oies et de soixante ä soixante-dix vaches par année. Plusieurs hameaux s'adonnent en plus ä l'apiculture et cultivent fruits et legumes. Tant et si bien, qu'en raison de leur stride économie, de leur étroite solidarite et de leur remarquable industrie, les Huttérites parvíen-nent á un degré de mérite agricole presque unique au Canada. Un peuple a cent visages et il est donné ä ľun ou ľautre des individus qui le composent ďen révéler des aspects différents, parfois contradictoires. Si Joe Walman devait m'exprimer le mysticisme, la haute et belle fierté des Huttérites, si Andrew Gross m'en démontra la morgue, si le meu-nier (ce meunier, comme il a planté son regard tranquille dans mon souvenir), si le meunier rendit claire á mes yeux la probité morale des siens, Barbara, la jeune fille affublée ďune jupe de vieille, m'en traduisit le grain pur et délicat. Barbara, c'était le printemps de son peuple. Elle était douée ďune ignorance heureuse, son ingénuité lui enlevant toute géne et la faisant resplendir ďun calme prenant. Elle n'était jamais sortie de la colonie, elle n'avait jamais fait le voyage á Winnipeg, pourtant si peu éloigné, elle tenait tout son savoir des dires de sa grand-měre et de la petite école rurale bátie par l'Etat dans ľenceinte de la communau-té, elle ne comptait d'autres compagnes que les petites filles huttérites de son äge et cependant elle traitait les étrangers, dont moi-méme, d'un peu haut et avec une assurance absolue. Pourtant elle me dit, inquiěte peut-étre : — 11 ne faudra pas dire de mal de nous dans VOTRE Journal. — Et si j'en trouvais, lui dis-je, ne faudrait-il pas en par-ler ? N'aimes-tu pas la vérité ? Kile me regarda avec étonnement. — II ne faudrait pas le dire quand méme, répliqua-t-elle. Tout le monde sait bien qu'il y a partout le bon grain et l'ivraie. Et elle me cita tout un passage de la Bible, les yeux leves sur les avoines droites. Elle etait ravissante avec ses prunelles claires, son corsage legerement gonfle et un petit visage qui aurait bien voulu rire mais ne l'osait pas. — Tu es done bien sure, lui demandai-je, d'etre dans la verite ? II y a des gens qui ont parcouru le monde, qui ont Iu des montagnes de livres, et qui ne sont pas encore assures de l'avoir en partage. Elle arracha une tige d'un coup sec et agace. Elle dit vive-ment: — Ce sont des fous. Moi, je vois la verite. J'avais l'impression d'entendre sainte Jeanne repondre au Grand Inquisiteur. Cependant, il arriva, chose qui m'inclina beaucoup a la reflexion, que Barbara s'attacha surtout a me faire voir routillage mecanise de la colonie. Elle m'entraina dans les hangars, m'expliqua la conduite des engins les plus modernes, prit un plaisir naif a me faire admirer les tracteurs tout neufs, les puissants camions; dans les porcheries, elle m'indiqua les appareils d'alimentation et, dans les fenils, les ingenieuses poulies de fourrage. Ses pieds nus battaient le crottin, l'herbe seche, la paille rugueuse. — Nous avons tout ce qu'il y a de plus moderne, decla-ra-t-elle avec aplomb. Et e'etait vrai en ce qui touchait la machinerie agricole. Peu de fermiers canadiens ont mecanise l'agriculture a l'egal des Hutterites. Sur ce plan de comparaison, il m'eut ete futile, a coup sur, de leur opposer le colon d'Abitibi, et me-me le cultivateur le mieux equipe du Quebec. L'evaluation des machines agricoles de la seule colonie d'Iberville se chif-frait a 65 000 dollars. Et cela pour cent personnes ! Plus tard, et je ne sus par quelle finesse elle en arriva a lire mes pensees, Barbara me dit : 26 27 — II est faux d'affirmer que nous n'avons pas le moindre cent a depenser pour des choses personnelles. Je vais vous dire, moi : les enfants recoivent trois cents par mois et nous, Ies grandes personnes, nous avons droit a vingt cents. Je tenais beaucoup a savoir ce que Barbara pouvait bien s'acheter avec ses vingt cents. — Du fil, tiens ! dit-elle. II en faut bien pour raccommoder. Mais l'etre le plus sage n'est pas tout serieux. Je m'apercus que la jeune fille lorgnait mon Kodak. — Tu veux que je prenne ta photo ? C'etait contre les reglements de la communaute, mais elle fit oui tres vite de la tete et murmura, la voix sourde : — Vous me I'enverrez. Donnez votre carnet que j'y mette mon adresse. II faut me l'envoyer a moi, Miss Barbara Gross, vous entendez. Autrement, je pourrais bien ne pas la recevoir. Je n'en suis pas sure, mais je crois bien qu'elle ne s'etait jamais vue dans une glace. Je fis la connaissance de Walman au moment ou j'allais quitter la colonie pour reprendre le train. Je regrettai de ne pas l'avoir connu plus tot; il etait l'hospitalite courtoise, la tendresse mystique, i'elan genereux du clan hutterite. II etait la verite profonde, souvent inarticulee, de ce peuple qui n'a ni musiciens, ni poetes, ni historiens, mais qui trouve parfois pour s'exprimer la plus miraculeuse des voix. — Je crains bien, me dit-il, que vous n'ayez pas recu des miens un accueil chaleureux. Je l'assurai du contraire, mais il hocha la tete doucement. — Non, restez encore, fit-il, restez une semaine, deux se-maines, un mois, tout le temps que vous voudrez et si, plus tard... Son regard brillait d'une beaute frappante dans la demi-obscurite. — ...et si, plus tard, vous aimez notre vie, vous pourrez devenir l'une des notres. Et il me raconta : — Un jour, un passant s'est arrete comme vous... et il est reste... C'etait un ecrivain : Eberhard Arnold. Peut-etre en avez-vous entendu parler ? Soudain, j'eus l'impression d'une ame si assuree de sa voie, si chaudement etablie dans sa verite qu'elle ne cherchait plus qu'a se repandre comme une onde pour etancher la soif d'infini des etres. Une espece de nostalgie s'empara de moi. Je levai les yeux et, sous les derniers rayons du soleil, j'aper-cus le touchant assemblage du hameau. Ici, c'etait vrai, je n'avais vu ni haine, ni mortel degout, ni affreuse lutte pour la survivance. Des petites rivalries, bien sur, il en existait, et meme de mesquines intentions dans le refoulement des coeurs. Certains chefs, il eut ete futile d'en douter, s'accordaient des privileges incompatibles avec la nature de leur vie. Mais, en definitive, je voyais une societe organisee de facon a assurer le travail et le vivre quotidien; une societe qui prenait soin, sans le secours de l'Etat, de ses infirmes, de ses impotents, de ses vieillards et de ses freres malheureux. J'etais dans un coin de terre ou n'avait jamais sevi la honte de nos temps, le chomage et l'aide de l'Etat accordee comme une aumone. Et je voyais bien que le progres materiel, au lieu d'y creer l'inegalite et la division, y apportait une juste mesure de confort egalement distribuee. J'hesitai peut-etre un instant. J'avoue que le bruit lointain des sonnailles, l'ondulation brusque qui saisissait parfois les seigles et les avoines, tout le mouvement sourd de la terre, toute la couleur attenuee du ciel ajoutaient a mon indecision. Mais je tournai le dos au mirage. — Adieu, me dit simplement Joe Walman, le berger. II me tendait la main comme un enfant decu. Mes pensees, malgre tout l'attrait qu'exercait sur moi cette halte d'une paix comme je n'en avais encore connu nulle part, s'en detachaient pourtant, sollicitee que j'etais par d'autres appels, par une curiosite accrue. Ainsi, ces autres 28 29 groupes ethniques ^ C amada, les Mennonites, les Doukho-bors, les Ukrainien'.* me ce petit groupe de Juifs agricul- teurs du nord de li^skiafcchewan dont je venais d'apprendre l'existence, commit;. aient_j|g5 comment vivaient-ils, qu'a-vais-je a apprendre leu)*^ * Voici que je n'etais plus que hate de connaitre davan'W. Du reste, il me *t"t avoirs a l'esprit que cette paix d'ici, qui m'avait tellement Merr-»vie pendant un moment, etait peut-etre plus menacee ffo^rt ifiee par l'isolement. Qu'en serait-il d'elle lorsque les frs hutterites tot ou tard entreraient en contact brutal ave'»ot^-e epoque ? Leur isolement n'etait-il pas au fond la faiblse de; ces etres exceptionnels ? Sauront-ils seulement, qu*l "as prendront vraiment part a la vie canadienne, un jo»ou-- H'autre, ne pas perdre pour autant quelque chose en repond aux plus hautes aspirations de Phomme ? Je marchais verskm^sse, visible de loin, des silos a cerea-les du village d'ElyVepe^re.s a la mesure de la plaine sans fin. J'entendis soudain «urirr «derriere moi a pas legers qui soule-vaient un peu de t«e rnnolle. Je me retournai. Barbara etait la, dans les bles. Sidles poitrine haletait de l'effort soutenu pour me rattraper.fel§grreg sa jUpe de vieille ou peut-etre a cause de ce costut si_ peu je son Barbara me parut l'image meme de lafine^ss.e dans toute sa vulnerabilite. Elle me cria d'ui»petfttes distance : — Je voulais voudi^-e : quand vous enverrez la photo, mettez done aussi.M ""vous plait, des livres sur lejCanada. Meme sur le QuebetBe^UflcoUp dejiyxesr — Tu penses do«'ma__in tenant qu'il y a profit a apprendre comment d'autres*nt ? Elle fronca les s#m1s» , f;rappa le sol de son pied nu. — Je t'enverrai h vr«es, sois tranquille. Mais ne va pas croire non plus tout* q "u'iib disent. Je continuai mo»the miin, rassuree du moins sur la curiosi-te des jeunes Hul^te^ ,qUi \es menera surement hors de leur isolement. Maism *ie;me temps une crainte m'assaillait: - Dieu veuille que, se rapprochant de eux, les perdants '. Les Mennonites Je vis mourir un jour une vieille femme mennonite a l'ho-pital, dans une salle commune. Elle etait atteinte d'uremie et souffrait horriblement. Mais ce que je demelais a travers ses plaintes, qui ne s'elevaient pas tres haut, ce n'etait pas 1'angoisse ni le regret de perdre la vie, mais une grande honte qu'elle, la pauvresse, fut couchee dans un lit blanc, bien pro-pre, a ne rien faire, pendant qu'il devait y avoir tant d'ouvra-ge, la-bas, sur la petite ferme, qui ne se faisait pas. Elle tentait de grands efforts pour se soulever. Epuisee, elle se retournait contre le mur et disait d'une voix peinee : — Mon homme doit etre oblige d'aller traire les vaches. II doit en etre fache. — C'est bien son tour, disait la garde. — Pensez-vous ! repliquait la malade. C'est un ouvrage de femme. Et jusque dans ses derniers moments de lucidite, jusque dans son delire, elle suppliait qu'on lui apportat ses vieux souliers de travail, son mouchoir de peine et qu'on la laissat aller traire ses vaches. Avec la vieille Martha est morte sans doute un peu de la grande misere des femmes mennonites. Mais pas entierement. 11 reste encore trop de vieilles et jeunes Martha qui, jusqu'au bout, jusqu'a la fin, jusqu'en Paradis, il me semble, portent leur pauvre desarroi et leur crainte d'avoir oublie quelque corvee terrestre. Ainsi que les Hutterites et les Doukhobors, les Mennonites vinrent d'abord au Canada pour sauvegarder un ideal reli-gieux. lis forment le troisieme et le dernier des groupes de mystiques. Avec les Hutterites, ils ont tant de points de res-semblance qu'on a souvent confondu les deux peuples. Com-me eux ils sont des anabaptistes et se ressentent des enseigne-ments du reformateur Suisse Zwingli; comme eux ils se vetent simplement; comme eux ils restent des pacifistes et comme 45 e;ux ils conservent le gout du renoncement. Mais moins asce-tes, moins severes, moins portes aux extremites, ils aiment est pratiquent davantage les vertus sociales. Ces paysans mennonites que Ton trouve surtout au Mani-t oba et en Saskatchewan, en groupes casaniers, attaches a la t erre, furent cependant de grands voyageurs et s'en ressen-t ent. Ni completement allemands, ni completement russes, ills se reclamenTurrpetr-de tous les pays qui les virent passer ai la recherche de la liberte. Des Pays-Bas, ou ils vecurent l«ongtemps et ou ils connurent les enseignements de Menno Sirnonis, ils ont garde une politesse un peu compassee; dans l«eur maison, de vieux bahuts patiemment sculptes a la main, des horloges au timbre casse et fluet; et, de la cuisine a I'eta-ble, de petites cours carrelees qu'ils lavent a grande eau et frottent avec une proprete toute hollandaise. De l'Allemagne, i Is ont une precision dans le detail et la langue du Sud lors-cpi'ils n'ont pas adopte le russe. Enfin, des steppes du Dnieper, ils ont le samovar, relegue il est vrai au grenier, le bortsch et une certaine chaleur, un certain fatalisme aussi qui les humanise. Bien a eux, le souvenir du pretre hollandais Menno Simonis qui se rangea a leur avis dans les discussions religieu-Ses du seizieme siecle et dont ils prirent plus tard le nom. Bien a eux, surtout, une patiente, une infatigable endurance. Moins aides que les Doukhobors, moins riches a coup sur que les economes Hutterites, c'est par de petits moyens, des sous comptes un a un, a tres petites etapes, qu'ils arriverent au modeste succes materiel qu'on leur reconnait aujourd'hui au Canada. Lorsque j'etais enfant, ma mere pour me recompenser me ?mes, je crois, les Irlandajs du. continent.. La politique les séparé; leurs religions achěvent leur désunion. II n'y a pas plus ďamitié entre un Ukrainien orthodoxe et un Ukrainien catholique qu'entre un habitant 76 77