FJIA022 FRANCOUZSKÁ LITERATURA III I. En guise d’introduction Depuis une vingtaine années, la discussion dans tous les domaines de la «culture» - au sens le plus large (voir culture/nature) porte sur le problème du post-modernisme. La discussion qui a débuté, en architecture, par la démolition d’un bâtiment en béton armé «moderne» dans les années 1960 aux États-Unis, a envahi les arts, mais aussi la philosophie et les sciences. Le débat sur le post-modernisme en cache un autre et qui nous intéressera dans notre cours: qu’est-ce que le «modernisme» ou plutôt - la modernité? En quoi consiste la modernité? La question incite à remonter les traces des éléments esthétiques porteurs, considérés tels aujourd’hui même, à leur source. Tâche ardue, s’il en est, car les dates-bornes, si elles sont utiles comme points de repère, ne sont à considérer que dans leurs justes proportions, c’est-à-dire avec tout ce qu’elles comportent, aussi, de conventionnel. Quel que soit le moment où nous voudrions arrêter «le commencement» de la modernité, toujours est-il que nous devons compter avec un phénomène: l’inégalité du dynamisme (mouvement) dans l’évolution des genres. Entre la poésie, la prose et le théâtre - le mouvement se déroule de façon inégale. La poésie se trouve généralement à la tête de la recherche d’une nouvelle expression littéraire. Aussi n’est-il pas étonnant que, pour retrouver certains éléments constitutifs de «notre modernité» (actuelle) en poésie, il faut remonter jusqu’à Rimbaud, Verlaine, Baudelaire et, au delà, aux romantiques marginaux: Nerval, Borel, O’Neddy, Aloysius Bertrand, Maurice de Guérin, etc., donc bien avant 1850, période qui voit apparaître la poésie en prose et les embryons du vers libre, qui redécouvre la musicalité et découvre la métaphore filée, qui donne un nouveau statut à la poésie. La prose connaît, par rapport à la poésie, le retard d’une génération, à peu près. La recherche «post-réaliste» et «post-naturaliste» commence avec Huysmans, Dujardin, bien après 1880, mais c’est avec Proust, Gide et, ailleurs, avec Hašek, Joyce, Virginia Woolf que se met en voie la redéfinition du canon narratif et du statut de la narrativité qui n’aboutira que vers le milieu du 20^e siècle avec le «nouveau roman» et le roman «post-moderne». Le théâtre voit, encore à la fin du 19^e siècle, le triomphe du néo-romantisme (cf. Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, L’Aiglon) et du naturalisme (Henry Becque). Les premiers balbutiements de la modernité qui voient le jour avec Alfred Jarry (Ubu Roi) ou le théâtre symboliste au début du 20^e siècle ne s’affirmeront qu’avec Bertold Brecht, Antonin Artaud, Eugène Ionesco (années 1950 et 1960) et se poursuivront encore, grâce au festival d’Avignon par exemple et grâce à Ariane Mnouchkine (Théâtre du Soleil) dans les années 1970. Quelles sont les causes de cette inégalité dans le «mouvement» ou l’évolution des genres? La cause majeure consiste sans doute dans le type de communication que chaque genre instaure, type de communication qui influe aussi bien sur la structure du texte (facteur interne) que sur son fonctionnement social: modes de communication et de diffusion (édition: feuilleton, livre, plaquette, scène, cabaret), mode de «consommation» (chez soi, en public), étendue et qualité du public «abordé». La différence est grande entre une plaquette de poésie pour les «happy few» et une pièce de théâtre, jouée par un grand ensemble d’acteurs, dans un grand théâtre et devant un grand public (facteurs de retardement, y compris «économiques»). Il ressort que les facteurs «externes», c’est-à-dire la «situation littéraire», ont leur importance et qu’il serait erronné de les négliger. Quelles sont donc les «spécificités», à ce propos, de notre 20^e siècle? 1^o Marché du livre Le 19^e siècle a opéré, ici, une transformation fondamentale sur deux plans, mais qui restent contigus: l’empire de la presse (Émile de Girardin au 19^e, ou dans les années 1940-1960 Pierre Lazareff) et l’empire de l’édition du livre (Flammarion, Nouvelle Revue Française, Gallimard, Grasset, Hachette, Livre de Poche, etc.). Cela a influencé la naissance et la cristallisation de certains genres comme roman-feuilleton et roman. Mais aussi, les nouvelles conditions ont mis fin aux anciennes institutions littéraires concernant la position et le statut même de l’écrivain: poète entretenu par un mécène (pensions royales, protections aristocratiques), poète-aristocrate indépendant. L’écrivain est mis en «situation de marché»: un nouveau rapport s’instaure entre l’écriture et l’argent où l’écrivain s’engage dans une «entreprise» (voir le thème chez Balzac qui a pu transposer les situations qu’il avait lui-même connues). Il en découle que dès la moitié du 19^e siècle un nouveau rapport s’instaure entre l’écrivain et le public, où le marché et l’argent jouent un rôle important (cf. le romantisme: le thème du poète - génie incompris, déshérité, misérable, mais aussi dandy fastueux). Alors que l’écrivain devient plus libre et acquiert la liberté de pensée et d’expression (plus de pouvoir royal, plus de mécenat), il devient plus dépendant de l’argent, donc du grand public (impersonnel, anonyme). Le grand public prend même l’initiative, par l’intermédiaire de ses institutions judiciaires, de moraliser les écrivains (procès intentés à Baudelaire et Flaubert). Les écrivains réagissent en conséquence en se constituant en «groupes de pression» pour s’imposer à la fois face au povoir, au public et aux «patrons» de la presse et de l’édition, mais aussi face à d’autres groupements d’écrivains concurrentiels. Alors que les périodes précédentes (Renaissance, classicisme, romantisme) sont caractérisés par la présence d’un seul courant esthétique dominant, dès la fin du 19^e une multiplicité de courants (supposant un nombre d’artistes bien plus considérable qu’auparavant) entrent en concurrence. Au 20^e siècle, les ‑ismes n’arrêtent pas de se succéder, le phénomène des mouvements de mode s’amplifie. En conséquence, la puissance des «intellectuels», forts de leur position dans la presse et l’édition, atteint un niveau jusque là inégalé. Mojmír Grygar et Václav Bělohradský, récemment, ont avancé l’idée de la surestimation de l’«intellectuel» aux 19^e et 20^e siècles comme on peut le constater à propos de la force de pression qu’ils ont su déployer par exemple dans l’affaire Dreyfus, mais aussi dans les journaux telles l’Action Française, l’Humanité, etc. Comme le 17^e siècle a eu son salon littéraire et son poète courtisan (entretenu, parasite), le 18^e sa «République des Lettres» (écrivains isolés, mais communiquant entre eux et unis dans l’effort d’influencer l’opinion publique), le 19^e et le 20^e ont vu venir l’écrivain-journaliste, l’écrivain-homme d’action ou l’écrivain engagé. L’engagement devient un mode de «positionnement» de l’écrivain face à la société, une façon d’être écrivain ou de se poser comme tel. 2^o Nouveaux lieux (remplaçant la cour ou le salon littéraire) La littérature instaure, comme institution sociale, un nouveau lieu d’échanges et de communication entre l’écrivain et la société: le café - lieu spécifique reliant le privé, la communauté du groupe et le public habitué ou anonyme, enchaînant l’intérieur et la rue, et, au-delà, la rédaction d’un journal ou une maison d’édition. Le nouveau «lieu» littéraire instaure, avec le concours d’autres facteurs, dont surtout l’édition, un nouveau rapport entre l’oral et l’écrit, et dans l’oral même, un nouveau type d’oralité - égalitaire, différente de l’ancienne communication poète entretenu - mécène. 3^o Empire de l’édition Les conditions du marché du livre ont abouti à la création des liens très forts entre les maisons d’édition, les revues prestigieuses et l’institution des prix littéraires: Goncourt, Renaudot, Femina, Médicis, Académie Française, etc. L’attribution d’un prix est moins importante pour la récompense en argent, très modeste, que pour le prestige et le tirage subséquent des livres: les Noces barbares de Yann Queffélec ont tiré, en 1985, à 1.332.000 exemplaires, la Vie devant soi d’Émile Ajar, en 1975, a atteint 1.190.000 exemplaires. Quelle aubaine pour les éditeurs! Aussi n’est-il pas surprenant de constater que les membres des jurys littéraires - les écrivains célèbres - sont souvent employés comme lecteurs et rédacteurs par les grandes maisons d’édition. Ainsi, entre 1949 et 1962, la maison d’édition Gallimard obtient le prix Goncourt 10 fois. Dans les années 1960 Gallimard et Grasset se partagent 85% de tous les prix attribués, entre 1970 et 1990 Gallimard, Grasset et Seuil gagnent 15 fois. La concurrence est terrible (y compris pour les écrivains), car le marché est plus que saturé. Dès les années 1970, on publie, en France, 30.000 titres par an, dont 8.000-10.000 titres littéraires. Les nouveautés en représentent à peu près la moitié, dont les romans, à eux seuls, totalisent, 70%, soit 2.800 à 3.500 titres. 4^o Fin de la «Galaxie Gutenberg» (terme de McLuhan) Le positionnement de l’écrivain évolue dramatiquement dès la fin des années 1960. D’une part, l’écrit est progressivement évincé par l’image, qu’il s’agisse du plaisir esthétique ou du transfert d’informations ou d’opinions (télévision, cassettes vidéo, informations transmises par ordinateur), d’autre part la littérature s’adapte à cette nouvelle situation en intégrant la médiatique dans l’image qu’elle fournit d’elle même. Notamment, les anciens groupes de pressions et d’opinions procédant «par l’écrit» n’arrivent pas à mettre la main sur l’empire de l’image, elles perdent de leur puissance et se dissolvent, n’ayant aucune raison d’être. Aussi, après le «nouveau roman», l’Oulipo et le groupe de la revue Tel Quel, aucune autre école littéraire importante ne se forme guère en France: le champ littéraire se morcelle, l’écrivain n’agit plus que par lui-même et pour lui-même, souvent pris dans un triangle médiatique assemblant la télévision, l’éditeur et l’écrivain. Les émissions télévisées Apostrophes et Bouillon de culture ont un taux d’écoute très élevé et tout écrivain aspire à y passer. 5^o Situation de l’intellectuel et du savant Ce qui vient d’être indiqué met en évidence l’une des causes du sentiment qui prévaut actuellement en France et dans beaucoup de pays, sentiment du déclin du pouvoir des intellectuels. Le fait est que jamais dans l’histoire de l’humanité (sauf, peut-être à un certain moment de la période de la Renaissance) l’intellectuel - écrivain, savant, philosophe, médecin, professeur - n’a eu autant de prestige qu’au 19^e siècle et dans la première moitié du 20^e. Ont-ils tout simplement été «surestimés» (cf. Grygar, Bělohradský) et la situation, de nos jours, ne fait-elle que «retourner à la normale»? Toujours est-il que l’on parle, en France de la crise des intellectuels. Pourquoi le prestige de l’intellectuel au 19^e siècle? Tout d’abord les courants libertaires (l’âge des Lumières) du 18^e siècle, en réclamant la liberté de pensée contre toute autorité religieuse ou civile, a donné une autorité morale à la pensée laïque qui non seulement a cru pouvoir influencer la politique, mais aussi a pensé pouvoir fournir à la société un nouveau modèle de la connaissance, de la morale et de l’organisation sociale (socialisme utopique, marxisme, positivisme, scientisme). Et de fait, ce nouveau modèle - comme le positivisme et le scientisme - a donné des résutltats positifs et probants (progrès technique, industriel, meilleure nourriture, hygiène, santé, accroissement de la population, liberté d’expression ou de mouvement, démocratie, etc.). Bref, les intellectuels jouissent d’un grand prestige, car ils sont ceux qui inventent l’avenir, proposent des solutions, et sont les gardiens de la conscience collective (affaire Dreyfus, etc.). Le drame des intellectuels au 20^e siècle, tel qu’il transparaît à travers la littérature, est double. Il consiste d’une part dans le doute qui envahit la pensée scientiste (positiviste): celle-ci se dissout sous les coups de nouveaux modèles épistémologiques et ontologiques «relativisants» et «subjectivisants» (Bergson, Nietzsche, Wittgenstein, Husserl, Heidegger) - d’où aussi, dans la littérature, la redéfinition de l’objectif, du subjectif et de l’intersubjectif. D’autre part, les intellectuels sont débordés, à plusieurs reprises, par la politique et l’histoire, où leurs disputes d’intellectuels aboutissent à des conséquences terribles qu’ils avaient souvent, en toute bonne conscience, cautionnées (voir les deux guerres mondiales, la bombe atomique, le nazisme, le communisme). Ils sont mis devant leurs responsabilités. Voilà donc certaines données qui, certes, ne nous expliquent rien encore sur ce qu’est la littérature «moderne» ou «contemporaine», mais dont il sera nécessaire de tenir compte si nous voulons saisir non seulement la littérature elle-même, mais aussi sa situation et son positionnement spécifiques. II. La poésie française entre le symbolisme et le surréalisme La modernité dans la poésie Ce qui nous intéresse dans notre avant-propos à la fois théorique et pratique c’est l’évolution du «positionnement» de la poésie: c’est-à-dire comment elle se «situe» ou «pose» sur le plan de la création, comment elle est ressentie ou vécue et comment elle se justifie, explicitement et conceptuellement, sur le plan théorique. La poésie constituera pour nous donc à la fois un fait littéraire, mais aussi un phénomène social et comportemental, relatif à des structures mentales, plus ou moins clairement conceptualisées. La révolution romantique a été en quelque sorte une révolution partielle. Elle est restée prisonnière d’une vision fondamentalement essentialiste. D’où, dans les structures mentales, le maintien d’une distinction nette et claire entre sujet et objet (monde objectal), un sujet connaissant, ressentant et agissant et un monde objectal à connaître, à décrire, à exprimer ou à transformer. Le sujet et l’objet sont dotés d’une nature (essence, substance) et dont la définition n’a pas beaucoup évolué depuis Platon et Aristote. L’homme est, toujours encore, conçu comme un «animal doué de raison, de coeur (volonté) et de sentiments». Dans cette conception, la langue est avant tout un «objet-instrument» et qui sert d’intermédiaire entre l’homme (sujet) et le monde (objet). C’est, toujours encore, le rôle que la rhétorique antique, classique lui a assigné (cf. le caractère rhétorique de la poésie lamartinienne, hugolienne, etc.). La langue a pour fonction de décrire le monde, de démontrer les arguments (instrument de connaissance et de persuasion), d’exprimer les sentiments. En conséquence, la littérature et la poésie maintiennent une distinction nette entre description, narration, raisonnement, réflexion, expression des sentiments. Elles maintiennent aussi une distinction nette entre différents arts (littérature, musique, peinture, etc.) et, dans la littérature, entre les genres: prose, poésie, théâtre - sont considérés comme des domaines esthétiques distincts. L’esthétique (le plaisir esthétique) est ce qui vient «en plus», c’est une façon de «mieux dire», en utilisant des ornements de style. La poésie, en ce sens, reste souvent encore une expression ornamentale de ce qui pourrait être dit, plus platement, en prose. Or, sous les coups réitérés d’un certain romantisme radical, et souvent marginal, cette attitude commence à chavirer. La poésie apparaît alors comme une sphère autonome, souveraine, une voie d’accès à un «ailleurs», plus vrai que la réalité même: rêve, fantaisie, vision, horreur (cf. Poe, Nerval, E.T.A. Hoffmann, Hölderlin, etc.). À partir de 1850, notamment, on assiste à la recherche d’un autre positionnement du poète et du nouveau statut de l’Art. Le cas de Charles Baudelaire (1821-1867) est significatif (cf. le poème «Correspondances»). Pour le poète, la création est devenue un engagement existentiel: il est celui qui aspire à retrouver de par sa création, un ailleurs, un autre monde, afin de le faire découvrir aux autres. C’est ainsi qu’il retrouve le Beau, l’Idéal - qui sont une sublimation de ce monde dans sa totalité, donc aussi du Mal, de l’Abject et du Sordide. Le Beau et l’Idéal sont inséparables du Spleen. Pour Baudelaire, le poète est non seulement celui qui montre le beau et qui le dit, mais celui qui le crée avec sa vie, en s’investissant à fond soi-même, jusqu’au sacrifice. L’Art est plus vrai que la vie et que le monde. Dans le nouveau rapport entre l’existence et la création, l’Art n’est pas une expression instrumentale, mais devient un engagement total. Paul Verlaine (1844-1896) va encore plus loin dans la nouvelle voie, du moins dans les meilleures de ses poésies. Avec Verlaine la poésie franchit un pas vers la création de «son propre absolu». Autrement dit, le poème (cf. «Mon rêve familier») cesse d’être une description, une narration ou une réflexion (méditation) pour acquérir une sorte d’autonomie référentielle. En fait, il devient son propre référent, détaché du monde «référentiel réel». Il s’agit d’un affaiblissement radical de la fonction référentielle et du renforcement de la fonction poétique: la perfection formelle, l’agencement du vers et de la forme deviennent alors le vrai sens du poème. Le «comment» est sémantiquement plus important que ce qui se dit. C’est un premier pas vers l’abstraction dans la poésie (comme, avec les impressionnistes, Cézanne ou les fauves, dans la peinture). Ce qui compte chez Verlaine c’est la musique, la mélodie, l’atmosphère. Verlaine apporte aussi une innovation dans le rapport entre le sujet lyrique et le monde objectal (cf. «Ariettes oubliées», «Charleroi»). À mesure que s’effacent les contours du monde référentiel, la limite séparant le moi et le monde se dissout. Le moi est soit relégué dans l’objectal (donc pas de différence entre le monde-objet et le moi-objet), soit dans l’impersonnel. Verlaine instaure une autre «subjectivité», ou plutôt, une «altérité»: le monde et le «sujet» lyrique se confondent: ils sont mis sur le même plan, n’étant, tous les deux, que deux modalités différentes d’une même chose. (Une autre solution sera celle de l’«hyper-subjectivité» de Rimbaud ou de Proust. Il n’est pas étonnant se trouver, chez Verlaine les conséquences du phénomène sur le plan thématique: le monde du rêve, l’onirisme d’un monde galant disparu, les soleils couchants à la lumière imprécise, le brouillard ou la pluie des paysages nordiques effaçant les contours. C’est à Arthur Rimbaud (1854-1891) que Verlaine doit probablement la découverte du nouveau rapport entre le sujet lyrique et le monde. «Je est un autre» - affirme Rimbaud, comprenant fort bien à la fois la différence entre homme-être social et poète-personnage du texte, mais aussi formulant, par là, une nouvelle conception de l’«altérité», qui ne sera thématisée et conceptualisée, par la philosophie, que bien plus tard chez Husserl, Heidegger, Sartre, Paul Ricoeur ou Jacques Derrida. Rimbaud, en quoi est-il révolutionnaire? Avant tout dans le renversement radical qu’il veut imposer au rapport Art-Vie. La poésie ne doit plus être le reflet de quoi que ce soit, mais une création radicale qui doit s’imposer à la vie en transformant aussi bien la vie du poète que le monde («Sous les pavés, il y a la plage» - slogan du mai 1968). La poésie se fabrique, indifféremment, avec la vie et avec les mots: le poème est un acte parmi d’autres - aussi poétiques, même s’ils ne sont pas mis en mots. Cette attitude passe par une subjectivité radicale (aussi bien anti-rationaliste qu’anti-sensualiste ou anti-sentimentale) qui est une négation tout court de l’ordre objectal. Il faut devenir «voyant» (cf. «Alchimie du verbe», «Mystique»,), il faut procéder un «dérèglement systématique des sens», il faut cultiver la «synesthésie» (cf. «Voyelles») pour découvrir du neuf et arriver à l’insolite» (cf. le hasard - chez Mallarmé) par la magie des sens et du Verbe. Dans cette conception de la création, les limites entre la prose et la poésie tombent définitivement, le vers se libère et tend à l’«irrégularité» imaginative, la voie s’ouvre au poème en prose (cultivé déjà par Aloysius Bertrand, Maurice de Guérin, Baudelaire, Lautréamont). Stéphane Mallarmé (1842-1898) apporte une solution radicale aux problèmes posés par Baudelaire, Gautier, Verlaine et Rimbaud: en particulier aux problèmes concernant l’autonomie de la poésie et du langage, le rapport entre l’expérience humaine et l’art. Par là, il est devenu à la fois un des précurseurs du symbolisme et un de ses représentants majeurs. L’oeuvre de Mallarmé est la première qui semble rompre toute attache avec l’expérience humaine pour devenir expérimentation sur la littérature. Baudelaire avait déj distingué la poésie de l’ivresse du coeur. Mallarmé est le premier à construire sa poésie sur cette séparation. Si Mallarmé débute dans le sillage baudelairien, ce n’est que pour s’en séparer, plus tard, radicalement. Il tend vers une poésie pure qui est gouvernée par les mots, au lieu de l’être par l’existence existentielle des passions et par le contact vécu avec le monde. On connaît l’admirable définition mallarméenne: «L’oeuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés; ils s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries, remplaçant la respiration perceptible de l’ancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase.» D’où une nouvelle philosophie du langage: il existe deux états du langage, l’un qui est lié à l’impureté de l’existence, la reflète, porte la marque du désir, du sentiment, de la pensée, de l’utilité - donc du monde antérieur au langage, alors que l’autre représente l’ordre autonome du langage, un monde produit par lui. Dans la question mallarméenne - qu’est-ce que cela veut dire? - c’est le verbe dire qui est le plus important. Mais cette conception du langage est fondée sur une expérience métaphysique. Entre l’art pour l’art, la fabrication parnassienne ou néo-classique, et la pureté mallarméenne, l’abîme est celui d’une expérience existentielle. S’il y a un langage pur, c’est qu’il y a une existence pure, libérée de tout ce qui en fait la texture apparente et quotidienne. En 1867, Mallarmée confie à son ami Cazalis son «effrayante» découverte: celle de la mort de la personnalité: «... Je suis parfaitement mort, et la région la plus impure où mon Esprit puisse s’aventurer est l’Éternité. Mon Esprit, ce solitaire habituel de sa propre pureté, que n’obscurcit plus même le reflet du temps... C’est t’apprendre que je suis maintenant impersonnel, et non plus Stéphane que tu as connu, - mais une aptitude qu’a l’Univers spirituel à se voir et à se développer, à travers ce qui fut moi.» Ainsi Mallarmée à la fois vit et conceptualise certaines tendances poétiques de Verlaine (abolition de la subjectivité/objectivité). Autrement dit: c’est dans le vide de l’existence qu’apparaît la liberté du langage; c’est le néant qui appelle le verbe créateur. D’autre part, le recours au verbe créateur est inséparable de l’expérience existentielle du néant. Au monde, ce n’est pas un monde meilleur qui s’oppose: c’est l’absence du monde. L’Idéal (cf. Baudelaire) n’est pas une vie plus belle, c’est une non-vie. Ce qui est de l’ordre de l’existence obscurcit et limite à ses yeux la possibilité radicale de la parole poétique, la livre au hasard et à l’insignifiant (cf. le rôle négatif du hasard: voir le titre mallarméen «Un coup de dés jamais n’abolira le hasard»). D’où le thème mallarméen de l’impuissance et de la stérilité: elles ne consistent pas dans l’impossibilité de retenir le monde, mais bien de l’abolir complètement. En effet, la parole possède une matérialité irréductible. Or, Mallarmé veut peindre non les choses, mais l’effet: «Le vers ne doit donc pas, là, se composer de mots, mais d’intentions, et toutes les paroles s’effacer devant la sensation.» C’est là le but de Mallarmé: la création ou plutôt reconstitution, par le verbe, de l’«autre monde» - de l’univers. La Poésie est l’expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux de l’existence. Elle doue ainsi d’authenticité notre séjour sur Terre et constitue notre tâche spirituelle. C’est à la fois la substance et la justification de l’art comme symbole. Car, à défaut de pouvoir posséder l’absolu, on peut le suggérer par le langage. C’est en ce sens que le mot est l’absence de la chose (néant): «Je dis: une fleur! et, hors de l’oubli où la voix ne relègue aucun concours, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets.» C’est à partir de là que Maurice Blanchot, un demi-siècle plus tard, développera sa théorie du mot et de la mort des choses (Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, 1955). C’est aussi, dans la quête de Mallarmé, une manière de refermer la boucle: depuis la négation du monde sensible et de la sensualité à la découverte d’une sensibilité différente. symbolique (cf. le poème «Le vierge, le vivace...»). III. Symbolisme Il pourrait sembler bizarre d’aborder le symbolisme après Mallarmé et après Verlaine. Là est tout un paradoxe. En effet, les oeuvres où la poétique symboliste se manifeste avec le plus d’éclat et où le symbolisme trouve son expression la plus radicale ont été conçues bien avant la théorie, avant les manifestes, avant la constitution d’un mouvement. Le mouvement même est l’affaire d’une nouvelle génération de poètes nés autour de 1860 et qui entrent sur scène vers 1885. Nombreux, groupés autour de revues, souvent influentes (Lutèce, la Revue Blanche, La Plume, Essais d’Art libre, Ermitage, Mercure de France, Décadent, Le Symboliste, Revue wagnériennne, La Wallonie, etc.), ils s’inventent la marque déposée de «symbolisme» qu’ils définissent dans un certain nombre d’écrits théoriques et critiques. Le gros de ces efforts se situe entre 1885 et 1891, date à laquelle le «groupe symboliste» éclate. Les prolongements de l’esthétique symboliste, par groupes ou individus isolés, iront jusque dans les années 1920. Certains poètes seront estimés encore par les surréalistes: tel Saint-Pol-Roux (1861-1940; de son nom véritable Paul Roux) - «le Magnifique» auquel s’adressent, admiratifs, André Breton et Paul Eluard. Cette période post-symboliste connaîtra d’autres grands noms comme Anna de Noailles, Oscar Venceslas de Lubicz-Milosz, Maurice Maeterlinck ou Paul Claudel et Maurice Maeterlinck. La formulation de l’esthétique est inimaginable sans les débats qui, dès les années 1870, tournent autour du sentiment et de l’idée de «décadence». La France sort d’une industrialisation victorieuse, opérée sous le Second Empire, industrialisation qui avait profondément transformé le paysage rural, urbain (cf. Baudelaire), mais aussi social (bourgeoisie, prolétariat, partis ouvriers, syndicats, décadence de la noblesse). De plus, après la guerre franco-prussienne et la Commune, elle traverse une profonde crise d’identité nationale (territoires perdus) et politique (république ou monarchie?, boulangisme, affaires de corruption). La vie de la société française est considérée comme décadente notamment par la génération née vers 1820. Flaubert gémit: «Nous assistons à la fin du monde latin.» Hippolyte Taine étudie les Origines de la France contemporaine en médecin qui se penche sur un malade. L’étiquette de décadence est collée à toute création tendant à l’affirmation individualiste, au raffinement, au mot rare, abstrait et abondamment orné de majuscules, une création qui commence à s’ouvrir aux influences étragères: Poe, Whitman, Carlyle, Richard Wagner, philosophie allemande (Schoppenhauer, Hegel, plus tard Nietzsche), littérature russe et scandinave. Il s’agit en fait d’un mouvement radicalisant et qui va dans le sillage de Baudelaire, de Verlaine et de Mallarmé (Rimbaud sera découvert une dizaine d’années plus tard, en 1884) et qui voit - c’est là son apport original - l’individualisme comme un problème non plus d’action et d’affirmation par action ou pensée (cf. Stendhal), mais de psychologie, de nuance, d’«hypersensibilité» et qui oriente son idéalisme vers l’ésotérisme, l’occultisme ou tout autre mysticime. C’est l’expression littéraire d’un malaise existentiel. La figure du moment, c’est Hamlet, le second Faust et les personnages atteints de maladie de la volonté (Huysmans, À rebours). On veut s’en moquer. C’est ainsi que paraissent, en mai 1885, en 110 exemplaires, publiés par l’éditeur «Léon Varmé», à «Byzance», présentées par «Marius Tapora, pharmacien de deuxième classe» les Déliquescences d’Adoré Floupette, une plaquette de pastiches poétiques. Les auteurs - Henri Beauclair et Gabriel Vicaire ont réussi un chef d’oeuvre d’ironie. La biographie du poète Adoré Floupette est semée d’allusions, assez transparentes. Il traverse tour à tour tous les courants littéraires de l’époque ‑ romantisme, Parnasse, poésie agreste, naturalisme ‑ pour s’ouvrir enfin au symbole. Certains poètes sont facilement identifiables: Caraptidès-Moréas, Bleucoton-Verlaine, Étienne Arsenal-Stéphane Mallarmé. Un Hercule fait éloge de la décadence, un autre préfère l’Imitation à Sade. Cela résume les goûts de l’époque. Les poèmes de Floupette sont de jolis pastiches de ce qui se fait alors: jargon mystique, abus des majuscules («l’Adorable Espoir de la Renoncule»), paysage indécis de Verlaine, couleurs de Rimbaud. La plaisanterie est agréable, fine. Ses conséquences ont été inattendues. Les jeunes relèvent le défi, assument le terme de décadence et de symbole comme une définition positive. D’autant mieux que les Déliquescences ont regroupé et concentré les pratiques littéraires qui, jusque là, avaient été dipersées et sporadiques. Les manifestes du nouveau mouvement littéraire apparaissent dès 1886: le Manifeste du symbolisme que Jean Moréas publie en septembre 1886 dans Le Figaro et le Traité du Verbe de René Ghil, précédé d’un Avant-dire de Stéphane Mallarmé où il expose sa théorie de l’instrumentation verbale qui reprend et amplifie les correspondances de Rimbaud des Voyelles. Autour de la revue Le Symboliste (octobre 1886), dirigée par Gustave Kahn, se forme un noyau d’école littéraire: Jean Moréas (rédacteur en chef), Paul Adam (secrétaire), Charles Henry, Fénéon, Jules Laforgue, Maurice Barrès, Édouard Dujardin, Joris-Karl Huysmans, Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine, Théodore de Wyzewa. Mais le mouvement est bien plus large et réunit, autour de différentes revues, et pour des périodes diverses, d’autres noms: René Ghil, Stuart Merril (USA), Albert Samain, Saint-Pol-Roux, Henri de Régnier, Robert de Souza, Rémy de Gourmont, Francis Viélé-Griffin (USA), etc. Il est à noter qu’un certain nombre d’auteurs d’origine étrangère se trouvent au centre même du mouvement: Stuart Merril, Francis Viélé-Griffin, Théodore de Wyzewa, Anna de Noailles, Lubizc-Milosz, Jean Moréas (Ioannis Papadiamantopoulos). Le symbolisme est le premier courant français cosmopolite, avant le dada, avant le surréalisme. Important sera le groupe belge qui se constitue autour de la revue La Wallonie (1884), fondée par Albert Mockel: Maurice Maeterlinck, Émile Verhaeren, Max Elskamp, Georges Rodenbach, Charles Van Lerberghe. En dehors des rédactions, des cafés, les salons jouent un rôle important en tant que lieux de rassemblement et laboratoires poétiques. Célèbres sont les «mardis» de Mallarmé, chez qui se réunissent, rue de Rome, Kahn, Wyzewa, Huysmans, Mauclair, le peintre Whistler, le jeune Valéry, etc. Citons aussi le salon de Robert de Montesquiou (qui a servi de modèle à Proust pour le personnage de baron de Charlus). La «doctrine» symboliste Comment les symbolistes se définissent-ils extérieurement, autrement dit, comment se positionnent-ils par rapport à la tradition littéraire d’une part, et par rapport à leurs contemporains, d’autre part? L’ascendence poétique dont ils se réclament pourrait sembler disparate, mais le choix se justifie par différents critères: - langue: parole rare et riche, néologismes, archaïsmes, vocabulaire technique: Villon, Rabelais, Ronsard, du Bellay, Montaigne, poètes et auteurs de la décadence latine, mais aussi Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam; - idéalisme, platonicisme (symboles): du Bellay, Dante (Vita Nuova), Pindare (Les Pythiques), Carlyle - sentiment de «décadence», de mysticisme obscur: Hamlet, le second Faust, Baudelaire, Poe, Villiers de l’Isle-Adam - totalité de l’art: Richard Wagner - modernité: Walt Whitman, Swinburne, Verlaine, Charles Cros, Tristan Corbière et les «poètes maudits», introduits par Verlaine en 1884 Vis-à-vis des courants de l’époque, notamment le Parnasse et le naturalisme, le symbolisme se montre assez tolérant. Il se veut suggestif, anti-descriptif (à l’oppsé du Parnasse), individualiste, élitiste et socialement inutile (x à l’opposé du naturalisme) - autrement dit, il se définit trop différent pour se situer sur un champ concurrentiel. D’une certaine manière, le naturalisme et le symbolisme sont complémentaires, recoupant en gros la répartition entre la poésie (symbolisme) et la prose (naturalisme, roman d’analyse des moeurs, etc.). Le Moréas prosateur est naturaliste (récits Le Thé chez Miranda), René Ghil entreprend une lecture symboliste de Nana (Zola) qui, elle, se hausse jusqu’au rang d’Ennoia - divinité mystique, kabbalistique. Par raport aux autres domaines artistiques, le symbolisme littéraire se veut intégrateur: il aspire à l’Art Total où la parole est incorporée à la musique et à la peinture (cf. Wagner). Comment le symbolisme se définit-il intérieurement? Avant tout, il refuse toute contingence avec l’utile, le réel, l’engagement. Il se veut un Art pur, rare, destiné à une élite (cosmopolite) de la sensibilité et de la culture. Un art «for the happy few» dont les points saillants sont: 1^o Culte du mot rare. «Donner un sens plus pur de la tribu.» (Mallarmé, Avant-dire). Cela veut dire: tirer, à partir des mots connus, un sens nouveau en les mettant dans des contextes nouveaux, donc en actualisant leur sémantisme virtuel. L’autonomie du langage poétique est postulée ainsi que celle du monde de la poésie (indépendante du réel). Le symbolisme prône le culte de la parole exclusive. En même temps il est sensible à la source archétypale, mythique, du mot. 2^o Perfection du vers, car c’est le vers qui ordonne les mots en leur permettant de se renvoyer leurs reflets sémantiques. 3^o Musicalité, tonalité du vers et des mots. 4^o La poésie n’est ni déclamation, ni description. Elle doit être faite d’intentions (Mallarmé), elle doit chercher à «vêtir une Idée d’une forme sensible» (Moréas). La poésie doit suggérer (Wyzewa, Moréas, Mallarmé) et l’objet du poème doit être désigné par une image allusive. Mallarmé affirme qu’il faut faire de la poésie à propos de n’importe quel objet réel banal, car celui-ci «ne compte pas», ce n’est qu’un point de départ. La poésie doit se détacher de la réalité matérielle et positiviste: «Comme le fumeur fait tomber la cendre de son cigare.» (Mallarmé) Les nouveaux critères ardus concernant le mot et le langage d’une part et l’autonomie de l’univers d’autre part ont conduit à l’élaboration du nouveau concept du symbole et de la nouvelle versification, celle du vers libre. Le vers libre Plusieurs écrivains ont senti, simultanément, la nécessité d’une prosodie nouvelle. Les frénétiques, tel O’Neddy, mais aussi Nerval et plus tard Verlaine et Rimbaud avaient libéré la métrique. La conquête du vers libre se fait en 1886: Laforgue et Kahn avançaient, chacun pour soi, dans cette direction. Leurs rencontres à Berlin, pendant l’été, avec Wyzewa, H. Stewart Chamberlain, Édouard Dujardin ont été fécondes. En juin-juillet paraissent, dans La Vogue, deux poèmes de Whitman («Dédicaces», «O étoiles de France»), traduits par Laforgue, où le vers français se moule sur le verset américain. À la fin de juillet, Intermède de Kahn obéit à un principe analogue. Au mileu d’août, paraissent deux poèmes de Laforgue, en vers libres. En octobre La Vogue publie Le Jubilé des esprits provisoires de Moréas qui prétendra avoir été le premier à utiliser la nouvelle technique. Édouard Dujardin, de son côté fera de même dans son Essai sur le vers libre. Enfin, l’usage du vers libre se généralise, notamment grâce à Gustave Kahn dont les Palais nomades (1887) accordent au vers libre une importance toujours croissante. Les arguments pour le vers libre sont divers. Il devait être, pour Laforgue, l’expression adéquate de sa psychologie mobile, toute en sursauts (cf. Apollinaire). Kahn, lui se réclame de Wagner et prétend organiser la strophe selon une unité thématique, ce que Mockel, fervent wagnérien, a très bien compris. Lui même l’adopte, Régnier aussi. La controverse rebondit en 1890. Dans la préface de la Néva Louis Dumur propose une théorie du vers libre contesté: son vers s’organise selon un pied rythmique fondé sur l’accentuation des syllabes, indépendamment de la signification du vers (Dumur est Suisse). Or, les défenseurs du vers libre veulent que coïncident le vers et l’unité du sens. Après la Pléiade et le Romantisme, les symbolistes réalisent la dernière révolution en matière de prosodie. D’eux date la versification française moderne. Le symbole Le mot est d’origine grecque. Dans l’antiquité, il désignait tout d’abord un bâton marqué d’encoches et fendu en deux en signe d’alliance conclue entre deux familles éloignées, chaque partie prouvant par la suite cette amitié, dans les générations successives, par sa moitié de bâton. Il s’agit donc d’un objet concret choisi pour signifier une idée abstraite (définition actuelle de «symbole»). Le symbole entre en littérature d’abord à travers la théologie et la scholastique, ensuite avec le néoplatonisme de la Renaissance. Le pétrarquisme notamment élabore le statut symbolique de l’image, sans qu’on parle, expressément, de symbole. En France, le pétrarquisme se développera grâce à l’école lyonnaise et à la Pléiade. Au 19^e siècle, Baudelaire lance ses «correspondances». Le symbolisme, quant à lui, est fondé sur une vision absolument subjective du monde et à laquelle certains philosophes allemands - Kant, Schoppenhauer, Nietzsche - fournissent un support idéologique. La mode est également aux croyance ésotériques et au mysticisme oriental. On fait sienne la conception de Carlyle déclarant sa foi dans l’idéalité du monde et dans la réalité de l’esprit. On est bien loin du positivisme comtien et tainien. Le problème central, celui du symbole, est vite conceptualisé par Maeterlinck (réponse à Jules Huret, 1891): «[...] il y a deux sortes de symboles: l’un qu’on pourrait appeler le symbole a priori; le symbole de propos délibéré; il part d’abstractions. Le prototype de cette symbolique, qui touche de bien près à l’allégorie, se trouverait dans le second Faust et dans certains contes de Goethe, son fameux Märchen aller Märchen, par exemple. L’autre espèce de symbole serait plutôt inconscient, aurait lieu à l’insu du poète, souvent malgré lui, et irait, presque toujours, bien au-delà de sa pensée: c’est le symbole qui naît de toute création géniale de l’humanité; le prototype de cette symbolique se trouverait dans Eschyle, Shakespeare, etc. Je ne crois pas que l’oeuvre puisse naître viablement du symbole;, mais le symbole naît toujours de l’oeuvre si celle-ci est viable [...]. Le symbole est une force de la nature, et l’esprit de l’homme ne peut résister à ses lois.» Il faut noter la distinction que fait Maeterlinck entre le symbole conventionnel et le symbole vécu, vivant, signifiant et significatif, Ce symbole est une création, une oeuvre (prolongement de l’art pour l’art, du Parnasse) et non un don prophétique de la conception romantique. Néanmoins il est le reflet d’une nature, une nature plus profonde que l’apparence du «réel» (dépassement de Mallarmée). C’est donc en même temps une continuation de la conception du trvail du poète et son dépassement, Cette conception sera reprise, plus tard par la critique. E. Fiser (Symbole littéraire, 1941) distingue deux sortes de symboles: les symboles conventionnels (coeur, anneau - pour signifier «amour», «mariage») et les symboles vécus (créateurs, contingents) - symboles poétiques. Les symboles poétiques sont le résultat du heurt entre les significations dénotatives et connotatives, ces dernières étant soit individuelles seulement (sans valeur communicatives), soit communes à un groupe, donc importantes pour la poésie. Mais la conception symboliste du symbole, comme Maeterlinck le montre, va aussi vers l’archétype, vers le mythe, vers l’inconscient. En cela, aussi, le symbolisme ouvre la voie au surréalisme et à la poésie du 20^e siècle. Dans la pratique, deux voies s’ouvraient devant les poètes symbolistes: la voie mallarméenne, ardue et ascétique, et la voie de la rêverie mélodieuse verlainienne. Méditation et/ou mélodie, souvent savemment enchvêtrées (cf. Jules Laforgue, «L’hiver qui vient»). Mais ce terrain étroit sera vite épuisé et les défections augmenteront en nombre dès après 1891, suite à la querelle entre Ghil et Moréas. Ce dernier fondera l’école romane, basée sur le «principe gréco-latin», et Charles Maurras attaquera bientôt le symbolisme - brumeux, nordique, germanique - et son influence néfaste sur la poésie française pour accentuer la veine latine - ensoleillée, claire, sculpturale. IV. Le théâtre symboliste Presque tous les symbolistes rêvaient de théâtre. Pourtant, rien ne se prête moins à une représentation théâtrale que la poétique symboliste. Aussi, surtout au début, l’histoire du drame symboliste n’est qu’une suite ininterrompue d’échecs éclatants. Pourquoi le symbolisme s’intéresse-t-il au théâtre? Qu’est-ce qui, dans cette poétique individualiste, élitiste, centrée sur une vision intérieure, subjectivisée, difficilement communiquable, entraîne les poètes à envisager une mise en scène et une communication «multipliée»? On sait que Mallarmé n’a cessé de songer au théâtre. En 1886, il écrit une longue étude dans La Revue Wagnérienne à propos du drame musical de Wagner. Et même ailleurs, sa réflexion sur la littérature ne perd jamais de vue une orchestration dramatique. À preuve Un coup de dés jamais n’abolira le hasard - un poème-livre, mais aussi un drame, puisque, dans la préface, Mallarmé déclare avoir recherché «une mise en scène spirituelle exacte». Pour Mallarmé, tout livre implique en un sens le théâtre, toute lecture évoque un théâtre imaginaire - celui de l’esprit: «Un théâtre inhérent à l’esprit, quiconque d’un oeil certain regarda la nature le porte avec soi, résumé de types et d’accords; ainsi que les confronte le volume ouvrant les pages parallèles.» Mais ce théâtre, on le voit, n’a guère de rapports avec le théâtre réel. La dramatisation intérieure n’implique pas forcément la dramatisation en public. Et Mallarmé lui-même de le confirmer. L’attention accordée au drame wagnérien ne l’empêche pas de prendre ses distances - non seulement parce que le drame wagnérien demande à la musique ce qui est du ressort de la poésie, mais parce qu’il fait appel à des mythes impurs. Le spectacle futur, dont Mallarmé rêve, refuse la personnalité de l’auteur, la pluralité des personnages, et même la réalité du personnage, l’action et le temps. Il devra manifester «le fait spirituel» à l’état pur, être «un acte scénique vide et abstrait en soi, impersonnel» qui s’incarnera en un «Type sans dénomination préalable». Le seul argument, que l’on trouve chez Mallarmée, en faveur de l’extériorisation, devant un public, c’est que le théâtre établit une communion: «L’art dramatique de notre temps, vaste, sublime, presque religieux, est à trouver.» Un feuillet manuscrit de Mallarmée porte ces mots: «Pièce, Office». Tout doit se passer dans l’esprit, mais il faut que ce soit dans un esprit commun, selon un cérémonial religieux, c’est-à-dire théâtral. Mallarmé veut donc retrouver, par delà le problème de la communication, la dimension sacrée, religieuse de l’acte poétique. Mallarmé témoigne à la fois du rêve symboliste d’un théâtre de création poétique, et de l’impossibilité de sa réalisation. Ses vues théoriques n’en contiennent pas moins, en germe, et les traits caractéristiques du théâtre symboliste, et les éléments novateurs qui resteront l’acquis durable du théâtre moderne. Quant à la caractéristique du théâtre symboliste, il faut souligner notamment, chez Mallarmé: l’absence du conflit dramatique en tant que conflit entre personnages typés, l’absence du souci des unités dramatiques, le peu de souci du lieu, du temps et de l’action même. À cela s’ajoutent certains éléments novateurs: 1^o Le symbolisme coupe les ponts avec la «réalité». Il ne veut pas représenter, refléter le réel, comme c’était le cas du théâtre romantique, réaliste et naturaliste. Il se veut avant tout une mise en scène (cf. le statut moderne de la poésie). Deux voies s’ouvrent alors. L’une qui, par la suite, concentrera toute attention sur le texte (le mot) en tant que porteur d’un message autre que ce qui est dit et montré. L’autre qui voit dans la représentation un spectacle avant tout. 2^o Le symbolisme réinvente l’idée de communion et, par là redonne une autre dimension à la communication théâtrale, celle entre l’auteur, l’acteur, le metteur en scène et le spectateur, donc entre la scène et la salle. Ces aspects seront très souvent complémentaires et revêtiront, au 20^e siècle, des formes aussi différentes que le théâtre brechtien (avec l’instauration d’une nouvelle communication), le théâtre de l’absurde (Ionesco, Beckett) ou le théâtre «actionnel» (sans paroles) et le théâtre du Soleil (Arianne Mnouchkine). Mallarmé n’a été qu’un théoricien occasionnel, quoique profond, du théâtre symboliste. Celui-ci a trouvé, sur le plan théorique, deux promoteurs de renom: Camille Mauclair (1872-1945) et Théodore de Wyzewa (1862-191) et qui ont surtout permis au théâtre symboliste de s’adapter à la scène, de devenir «représentable» et accessible, au moins en partie, au spectateur. Théodore de Wyzewa (critique littéraire d’origine polonaise, spécialiste de Wagner qui a introduit le compositeur allemand en France) établit comme principes: - le théâtre doit détourner de la réalité, car son but, c’est de percer le mystère de l’âme; - le théâtre doit comporter des significations superposées au niveau de l’anecdote, de l’intrigue et du symbole, car un «théâtre à symboles» à lui tout seul reste «injouable», hermétique, inaccessible au grand public qu’il s’agit, au contraire, d’attirer; - le théâtre doit être multiple pour intégrer la musique, la peinture, la sculpture, le ballet; cette idée de l’Art Total - le «Gesammtkunstwerk» wagnérien a, en définitive, rendu les représentations symbolistes souvent onéreuses (cf. la souscription de la comtesse de Grefulhe pour lancer, en 1893, la représentation de Pelléas et Mélisande). Il est évident que le symbolisme, même sous cette forme, pouvait être difficilement accepté par les grands théâtres (l’Opéra, l’Opéra Comique, l’Odéon, la Comédie Française). Plusieurs scènes s’ouvrent à l’avant-garde de l’époque: Théâtre Libre d’Antoine (1887-1894) et Théâtre Antoine (1896-1914) - dirigés par André Antoine (1858-1943) sont surtout liés à l’introduction du naturalisme. Antoine, employé de l’usine de gaz et amateur, réagit avant tout contre le caractère déclamatoire du théâtre traditionnel (romantique, classique), contre la caractère artificiel des décors, contre les effets scéniques, etc. Son idée est de faire jouer les acteurs de manière «naturelle», dans un décor aussi réel que possible, sans qu’ils se rendent compte qu’un pan du réel (mur) les met à découvert - face à la salle et aux spectateurs. À part le naturalime, Antoine se fait porte-parole de la modernité internationale. C’est lui qui introduit en France Tolstoï, Tourguéniev, Ibsen, Strindberg, Hauptmann, Verga. La thématique de l’inquiétude, de l’angoisse, du mal d’être que l’on trouve par exemple chez certains de ces auteurs concorde avec la thématique du symbolisme. Théâtre d’Art (1890-1893), dirigé par Paul Fort, alors âgé de 18 ans (1872-1960; connu surtout comme auteur des Ballades Françaises, publiées à partir de 1897, en versets). L’ambition de Paul Fort est de monter des pièces jamais encore représentées: Faust de Marlow, Théâtre en liberté de Hugo, mais aussi Le Concile féerique de Jules Laforgue, des textes de Rémy de Gourmont, de Van Lerberghe, de Maeterlinck, etc. L’échec est royal, 12 pièces d’affilée sans aucun succès. Aussi se montre-t-il réticent devant Pelléas et Mélisande, en 1893, et c’est Lugné-Poe (1869-1940) qui, au Théâtre de l’Oeuvre (1893-1914) jouera la pièce. C’est à Lugné-Poe (Poë) que revient le mérite de la mise en oeuvre pratique des représentations symbolistes: demi-obscurité, éclairage atténué; acteurs quasi immobiles, s’exprimant avec des gestes lents; récitation monotone, sans éclat; décor dépouillé à l’extrême. Tout cela dans le souci de la mise en relief du texte et du mot. Lugné-Poe et le Théâtre de l’Oeuvre marquent l’apogée du théâtre symboliste: Gide (Le Roi Candaule, Saül), Verhaeren (Philippe II), Viélé-Griffin (Phocas le Jardinier), Édouard Dujardin (Antonia), etc. Deux auteurs assureront la célébrité et la continuation du théâtre symboliste au-delà de la période désignée: Maurice Maeterlinck (1862-1949; La Princesse Maleine, Pelléas et Mélisande, L’Oiseau bleu, Monna Vanna) et Paul Claudel (1868-1955; Tête d’Or, L’Annonce faite Marie, L’Otage, Le Soulier de satin). Mais leur célébrité appartient déjà plutôt au post-symbolisme. V. La poésie durant et après la première guerre mondiale Les cataclysmes de la grande guerre (1914-1918) accélèrent, en radicalisant la situation, la maturation des tendances littéraires qui, depuis le romantisme, mènent à la modernité de la poésie. Il s’agit d’une évolution qui aboutit, en poésie d’abord, dans les autres arts ensuite et, finalement, en philosophie, à une nouvelle vision du monde (le «monde éclaté») et cela conjointement à la vision du nouveau positionnement du «moi» face au monde et dans le monde. La dynamique du mouvement littéraire qui, après l’engagement romantique, s’est défini non-engagé, exclusif et exclusivement individualiste à l’époque de l’art pour l’art et du symbolisme, en arrive progressivement vers un nouveau engagement politique, se définissant comme une avant-garde du social et politique. L’art, désormais, se veut de nouveau révolutionnaire. Et les poètes et les artistes font, pour la plupart cause commune avec les mouvements politiques radicaux, révolutionnaires, de gauche (différentes tendances du communisme) ou de droite (Action Française, fascisme, franquisme). La cause en est moins dans la sphère politique elle-même que dans la logique même du mouvement intrinsèque de la littérature qui fait que les poètes d’avant-garde ne peuvent ne pas être révolutionnaires sous peine de renier leur art poétique et leur esthétique d’avant-garde. D’où les dilemmes et les drames individuels de la plupart des artistes et intellectuels avant-gardistes: car dénoncer les abus des mouvements révolutionnaires, transformés en régimes totalitaires du type communiste, fasciste ou nazi, signifiait aussi devoir renoncer à leur poétique avant-gardiste, à l’essence de leur engagement artistique. D’où les suicides (Maïakovski, Iéssénine, Drieu La Rochelle), les lâchetés de compromis (Aragon), l’adhésion aux révolutionnaires marginalisés (Breton et le trotskisme). Résumons les points essentiels de l’évolution conduisant à la modernité sous les deux aspects déjà analysés et qui sont complémentaires: 1^o l’évolution du rapport sujet/objet (individu/société/monde) vers la conception de l’altérité; 2^o le rapport entre l’art et la réalité (référentielle, extra-littéraire). L’exaltation du moi romantique, transformé en égotisme esthétique du symbolisme sous forme de l’investigation de l’intériorité mène progressivement à la prise de conscience de la complexité du monde intérieur et, finalement, à la prise de conscience de la pluralité des moi, capables aussi bien de se dédoubler en s’extériorisant, mais aussi d’intégrer et d’intérioriser l’autre et les autres du monde extérieur (cf. Valéry Larbaud: «Prologue», «Ode», «Images»). Du «je est un autre» de Rimbaud, on en arrive à la conception de l’intériorité comme scène dramatique où se heurtent le monde extérieur et les strates du moi éclaté en «je-tu-il-vous». Il suffit de lire attentivement Blaise Cendrars (cf. La Prose du Transsibérien et de la Petite Jeanne de France, «Contraste») et Guillaume Apollinaire: «Un jour je m’attendais moi-même/ Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes/ Et d’un lyrique pas s’avançaient ceux que j’aime/ Parmi lesquels je n’étais pas» («Cortège»); voir aussi la forme dialoguée de la «Zone». Le nouveau «moi» n’est plus l’égotisme ou le subjectivisme «à l’ancienne». C’est un nouveau «moi pluriel», capable d’envahir le monde, de s’en emparer. Il est aussi capable de refléter le nouveau monde dynamique (train, avion, révolutions, changements politiques) qui apparaît comme un monde éclaté, éclaté parce que le moi, lui aussi, est un moi éclaté. D’où aussi, chez Apollinaire, mais aussi chez les autres, le besoin d’une nouvelle unité et d’une nouvelle harmonie suggérées par l’absence de la ponctuation, complétée par la présence des assonances. Cet éclatement - du moi et du monde - tient au constat de l’incapacité fondamentale de la raison exprimer et à résumer le moi - l’identité humaine - d’une part, et d’autre part à expliquer et à saisir le monde, le doute scientifique et les nouvelles théories, dont celle de la relativité, ayant ébranlé la crédibilité des modèles rationnels jusqu’alors en vigueur (le modèle de l’espace et du temps newtonien). La raison perd son emprise et sur le moi et sur le monde, elle n’est plus la clé de voûte à la fois de l’individu et des lois universelles régissant l’univers. C’est la fin du modèle de «homo animal rationale» où la raison domine la volonté et les sentiments et permet de connaître et de dominer le monde. Il n’est plus qu’une partie de la multiplicité où tout est devenu relatif. L’unité du moi et du monde éclate. Par contre coup, ce constat même ouvre des perspectives. Car à l’intérieur de lui-même le nouveau moi éclaté est capable de recréer, à sa façon, la réalité externe: c’est là le principe des avant-gardes du tournant du siècle: le futurime (Marinetti, Maïakovski), le cubisme (Apollinaire), l’expressionnisme, le fauvisme, etc. Ainsi, par la magie de l’Art, un renversement s’opère. Dans la dynamique du rapport («éternel») entre la réalité (le monde) et l’art, l’accent est mis désormais résolument sur la primauté de l’art. Celui-ci ne se définit plus comme le reflet du réel (romantisme, réalisme), ni comme la création ou l’investigation de l’intériorité et de la subjectivité ou d’une autre «réalité idéale» (symbolisme), mais comme la création d’une nouvelle réalité, supérieure à la réalité même et qu’il s’agit d’imposer. Ce n’est plus la réalité qui dicte à l’art, c’est l’art qui doit dicter à la réalité, qui doit donc changer la face du monde. Il en découle une nouvelle éthique artistique, celle de l’engagement (révolutionnaire, de gauche ou de droite) aux côtés des forces politiques progressistes - une éthique, justement, de l’avant-garde, dont le surréalisme et, en quelque sorte, l’aboutissement. Cette évolution qui va de l’engagement romantique au désengagement symboliste et un nouvel engagement des avant-gardes décrit une spirale dialectique où la continuité et la rupture restent complémentaires. Ceci nous explique les filiations avouées du surréalisme avec les auteurs romantiques et le fait même que le surréalisme est considéré comme un ultime aboutissement de l’esthétique romantique. Il l’est, en effet, par certains aspects. La nouvelle éthique de l’engagement nous explique aussi certains traits caractéristiques des mouvements d’avant-garde, traits liés, justement, à l’engagement même: le besoin d’une foi et d’une doctrine relativement stricte. Tâche difficile, car les avant-gardes sont aussi héritières de l’individualisme symboliste, mais où le respect de l’individualité était accompagné du respect de l’autre. Ainsi assistons-nous, dès le dadaïsme à un foisonnement de manifestes. Ceux-ci peuvent, évidemment, ne pas porter à conséquence (dada). Mais le plus souvent, et c’est le cas du surréalisme, ils deviennent des signes du ralliement d’un groupe qui se voudrait homogène sans y parvenir et qui sanctionne toutes les défections par un ostracisme violent. L’esthétique du surréalisme est aussi une éthique de l’intolérance et de la violence. En cela aussi, les avant-gardes expriment la tonalité générale de la période historique donnée, marquée par l’anti-libéralisme et le radicalisme. En effet, il s’agit, dans les deux cas - politique et esthétique, de balayer le vieux monde pourri, ce vieux monde libéral, scientiste et optimiste, noyé dans les massacres, la boue et la famine de la grande guerre. VI. Dadaïsme Au terme du conflit mondial, Paul Valéry note: «Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.» Il y a, dans ces paroles, plus qu’un aveu. Il y a surtout le constat d’une faillite. La société laïque et libérale, fondée sur la primauté «naturelle» de la raison, capable non seulement d’assurer le progrès incessant du savoir, des technologies et du bien-être matériel, mais aussi de poser les bases d’une morale laïque et d’une politique de libertés républicaines. Le constat de l’échec est d’autant plus cuisant que le principe même de cette civilisation européenne - la raison - était considéré comme universel, assurant par là même la suprématie et la pérennité de la civilisation européenne qui, croyait-on, en était l’incarnation la plus parfaite. C’est la fin de l’optimisme rationaliste, athée, laïque, datant de l’âge des Lumières. Valéry sait désormais que la raison peut ne pas être la plus forte et que le monde lui échappe alors même qu’elle tente de le rationaliser et le dominer. La raison est détrônée, mais pour l’instant, rien ne la remplace - pas même le Dieu détrôné par les philosophes et les hommes politiques républicains, si ce ne sont les théories scientifiques révolutionnaires - une ultime descendance du rationalisme dix-neuvièmiste, qui en fait ne pratiquent qu’une fuite en avant en attendant l’échec historique que l’on sait: l’écroulement du totalitarisme communiste. Les radicaux de droite (fascistes et nazi) procéderont carrément à sa négation en invoquant les liens du sang, du sol ou de la nation - tous de nature irrationnelle et signifinant par leur exclusivité tout universalisme humaniste. Or, le constat de Valéry est encore celui d’un modéré, d’un ancien. Mais ce sont les jeunes que la guerre et la mort généralisée, semée par la technique avancée de l’époque, ont frappés le plus durement. C’est de tous ceux-là - nés entre 1895 et 1900 - que viendra la révolte. Il s’agit encore, paradoxalement, d’une révolte universelle dont l’expression culturelle s’élabore dans plusieurs endroits de caractère cosmopolite et international: à Zurich et à New York pendant la guerre, à Berlin, à Hanovre, à Cologne (Köln) et à Paris par la suite. Les protagonistes eux aussi forment une compagnie cosmopolite: Roumains, Autrichiens, Allemands, Français, Espagnols, Russes, Américains, Italiens, etc. C’est aussi une révolte radicale, tournée en négation de tout ce qui est société et culture. Une révolte qui, dès le début se veut violemment anticulturelle - anticulturelle dans le sens de la tradition et des valeurs traditionnelles, la révolte étant, encore, l’unique chose qui ait un sens. Dans la perspective du rapport entre l’art et la réalité, que nous suivons ici, il s’agit d’un refus net et de l’un et de l’autre. Mais c’est aussi - paradoxalement - une révolte par l’art, une affirmation totale de son indépendance (non plus autonomie) et de sa liberté. Une révolte conséquente aussi, car selon les dires de Tristan Tzara, dada n’a pas de sens, «dada ne signifie rien». Pourtant, cette négation de l’art, c’est encore de l’art - et qui se situe bien dans le prolongement des avant-gardes des années 1900-1910: le futurime italien (Marinetti et ses mots d’ordre «mouvement», «dynamisme», «simultanéité», «vivere pericolosamante»), l’avant-garde russe (Kandinskij, Malevič, Šaršun-Charchoun), allemande (Christian Morgenstern) ou bien de précurseurs français (Alfred Jarry et son Ubu-Roi, Apollinaire et les personnages de son Hérésiarque et Co. ou bien sa pièce à scandale Les mammelles de Tirésias). À vrai dire, le dada n’en est qu’une forme exaspérée par les boucheries héroïques et civilisées de la guerre. Après tout, le non-sens est encore un sens et le refus des dadaïstes est, plus que tout autre chose, avant tout un refus de refuser. En Europe, le dadaïsme se constitue pendant la guerre dans un espace de non-guerre: en Suisse, à Zurich. Le centre de ralliement devient le Cabaret Voltaire, créé le 1^er février 1916 par Hugo Ball et sa femme Emmy Hennings au restaurant de la Meierei, sis au numéro 1 de la Spiegelgasse. Dans le même quartier, celui du Niederdorf, et dans la même rue, mais au n^o 12, habitait alors Lénine que ses amis - Radek et Zinovjev venaient voir de temps à autre. Pour lancer le cabaret, Hugo Ball publie, le 2 février une annonce (cf. Hans Richter p. 14). Bientôt, le restaurant se remplit par une pléiade internationale de peintres et poètes: qui, comme le Berlinois Hugo Ball, fuient la guerre: Hans Arp, Richard Huelsenbeck, Kurt Schwitters, Max Ernst, dr. Walter Serner, Marcel et George Janco, Tristan Tzara, plus tard Blaise Cendrars, Aristide Bruant (le cabarétiste de Montmartre), Franz Werfel, Robert Delaunay, Marcel Duchamp, Francis Picabia, Arthur Rubinstein, etc. La première soirée est un net succès et on décide de continuer. D’abord calmes et «classiques», les soirées deviennent orageuses, provocatrices, scandaleuses. L’allure des soirées est à l’image des goûts et des caractères. Richard Huelsenbeck apporte le goût de l’art nègre et celui du jazz. Il est secondé par Marcel Janco qui fabrique, pour les besoins de la scène, des masques nègres qui accompagneront une bonne part des productions, notamment les danses telles que «Attrappe-mouche», «Cauchemar» ou «Désespoir de fête». Hans Arp peint non seulement les affiches et les décors, mais il fait, sur scène, des peintures simultanées à la poésie récitée et aux chansons. Tristan Tzara et Walter Serner, provocateurs, ponctuent leurs récitations par des bruits et hurlements en utilisant l’invention du musicien futuriste italien Russolo - l’instrument appelé «orgue bruitiste», autrement dit «chapeau chinois» (vozembouch). Toute cette première phase du dada zurichois est soutenue par la recherche de l’art élémentaire («der Urkunst»), synthétisant tous les arts. Un des points forts de cette recherche a été la réalisation, par Tzara, Janco et Huelsenbeck, du premier poème simultané, le 30 novembre 1916, et que Hugo Ball caractérise ainsi: «un récitatif simultané en contrepoint à trois voix, qui parlent, chantent, sifflent, etc. /.../. Les bruits (tels un «rrr» roulé pendant plusieurs minutes, ou des coups bruyamment frappés, ou encore des mugissements de sirène et autres) ont une sonorité bien supérieure à la voix humaine.» Le 14 février le mot «dada» fait son apparition, le 15 juin une première publication est publiée: Cabaret Voltaire. Mais l’important viendra avec la parution régulière de la revue Dada, une revue qui sera avant tout l’oeuvre de Tristan Tzara, le principal organisateur et animateur. C’est Tzara qui attirera progressivement des collaborateurs français: Breton, Aragon, Éluard, Ribemont-Dessaignes. Il assurera par là le transfert ultérieur du mouvement vers Paris. Au début de 1917, la première phase de la période zurichoise tire à sa fin. Le propriétaire du restaurant de la Meierei donnant raison aux plaintes des bourgeois riverains, le contrat du Cabaret Voltaire est résilié. Ball et Tzara louent les salles de la Gallérie Corray, Bahnhofstrasse 19, dont l’inauguration a lieu le 17 mars 1917 avec le vernissage de l’exposition Kandinsky et Klee, suivie de celle de Giorgio de Chirico. Le dadaïsme poursuit son investigation de l’art élémentaire (la langue du Paradis), mais qui va en même temps vers l’abstraction: c’est la création du «premier» célèbre poème phonétique «O Gadji Beri Bimba», suivi de «Chanson aux nuages de Labadas» et de «Caravane d’éléphants» (Voir les poèmes dadaïstes choisis.) Ce sera là le point culminant de la carrière dada de Hugo Ball. Peu après, il se retirera dans les montagnes du Tessin où il terminera ses jours en pauvreté, respecté de tous les habitants pour sa bonté et gentillesse. La direction du mouvement passe à Tzara et et à Walter Serner. Ce dernier, auteur du fameux pamphlet Letzte Lockerung, lance le problème du hasard comme principe de la création (et de la vie): se laisser conduire, abdiquer à toute velléité de comportement volontaire ou bien rationnel - voilà la nouveauté qui, par la suite, ouvrira les portes d’une part au principe associatif (Tzara, le «poetismus») à la métaphore filée, d’autre part à l’écriture automatique des surréalistes. Ce sont les dadaïstes qui comprennent, avant Breton, qu’il suffit de respecter les règles formelles de la syntaxe pour que n’importe quelle suite de mots, aussi absurde qu’elle soit, dégage toujours un sens. Certains, comme Serner et Tzara iront dans ce sens: ce seront les fameux poèmes de Tzara, composés à partir de journaux déchiquetés. D’autres, comme Hans Arp, continueront à défendre le principe d’une création consciente. Conjointement au problème du hasard, les dadaïstes traiteront celui de l’humour en découvrant à la fois son aspect éminemment créateur et sa dimension existentielle (libératrice) et métaphysique (absurdité). À l’approche de la fin des hostilités, l’ambiance dans le dada zurichois change: on commence à se sentir «à l’étroit», le public d’une ville, somme toute petite, s’épuise. Il faut le tenir en haleine par des provocations toujours plus osées et toujours plus publiques. Mais il y a aussi des dissensions réelles parmi les partisans du dada. On organise une dernière soirée dans le Saal des Kaufleute le 9 avril 1919, qui fut un succès, un comble de la provocation et du scandale. Walter Serner, récitant sa Letzte Lockerung, assis tourné de dos au public et face à un mannequin décapité, déchaîne une véritable agressivité de la salle dont l’attaque devient pour elle un moment de prise de conscience - de son animalité agressive. Honteux, les spectateurs finiront par assister au spectacle en gardant un silence abssolu. C’est la fin du dada zurichois. Tzara prend le train pour Paris. Arrivé à la Gare de l’Est, il sonne à la porte de Francis Picabia. Un autre groupe important d’artistes d’avant-garde se formera, pendant la guerre (1915-1918 à New York, autour d’Alfred Stieglitz qui lance les revues d’art Camera Work et 296. Parmi les membres du groupe newyorkais, il faut citer le dandy - poète-boxeur - Arthur Cravan (alias Fabian Lloyd), Francis Picabia, qui par la suite, servira de relais vers la Suisse et Paris, Man Ray et Marcel Duchamp. La nouveauté du dada newyorkais consiste sans aucun doute dans l’invention de plusieurs techniques en ce qui concerne les arts figuratifs: rayogrammes, photos-peintures (Man Ray); ready made (Marcel Duchamp). Marcel Duchamp, en particulier, est un fauteur de scandales brillant, ne serait-ce déjà par son refus absolu du travail créateur. Selon lui, la beauté se trouve partout autour de nous, il suffit de l’individualiser. D’où les fameux ready-mades: «Fountain» (en fait un urinoir). C’est lui aussi qui a eu l’idée de la «Joconde à moustaches». En Allemagne, le mouvement dada s’installe dans plusieurs hauts lieux de la culture dès la fin des hostilités. Par rapport aux autres pays, le dada allemand présente plusieurs spécificités: 1^o pris dans la tourmente des révolutions - qu’elles fussent de gauche ou de droite (Berlin, Munich) - et des coups d’État, le dada se radicalise et se politise. Anarchistes déjà de par le cacaractère de leur engagement artistique, les dadaïstes appartiendront, en général, à la gauche, plus tard à la gauche anti-nazie. 2^o le dada allemand maintiendra un rapport étroit entre les arts plastiques, figuratifs et la poésie. En comparaison avec le dada parisien, il sera moins littéraire. Les centres les plus importants seront Berlin, Hanovre et Cologne. Berlin (1918-1923) réunira dans ses cafés littéraires quelques noms célèbres: Raoul Hausmann et Richard Huelsenbeck (les deux R.H. & R.H.), le peintre et caricaturiste Georg Grosz, les deux frères Hertzfelde, Wieland et Johann, dont le dernier - épris de l’Amérique au point de préférer parler anglais même en public - se donne le nom de John Heartfield: ses photomontages deviendront célèbres. Le groupe berlinois perfectionne la poésie phonétique, pour laquelle ils trouvent, d’ailleurs, à Berlin de grands précurseurs: Paul Scheebart et Christian Morgenstern. Le dada de Hanovre sera dominé par la figure de Paul Schwitters, auteur de la fameuse Ur-sonate, chef d’oeuvre de la poésie simultanée. Avec Schwitters, la poésie et la peinture - sous forme de sculpture-collage - se transforme en une oeuvre en changement perpétuel, une sorte de journal quotidien: c’est la fameuse colonne de Hanovre. À Cologne, le dada aura dans Max Ernst son représentant le plus insigne. Max Ernst perfectionnera plusieurs techniques de l’expression artistique: collage, frottage, tableaux-poèmes (cf. Ceci n’est pas une pipe de Magritte). Il continuera sans cesse à se renouveler. Bientôt il rejoint, à Paris, le groupe surréaliste. Le dada parisien (1919-1924) est avant tout un dada littéraire, dominé qu’il est par les figures de Tristan Tzara, André Breton, Philippe Soupault, Francis Picabia ou Georges Ribemont-Dessaignes. Plusieurs revues paraissent: Dada (avec les séries des Manifestes, oeuvres successives de Tristan Tzara) qui prolonge en quelque sorte la période zurichoise), 391 - revue dirigée par Picabia, et finalement Littérature que Breton dirige conjointement avec Philippe Soupault et Louis Aragon. Comme à Zurich, la provocation et le scandale seront méthodiquement appliqués. Les spectacles à scandale seront nombreux, à l’image des Mammelles de Tirésias de Guillaume Apollinaire (en 1918). Breton et Soupault composent et représentent les pièces comme S’il vous plaît (1920) ou Vous m’oublierez (26 mai 1920) dans la Salle Gaveau, spectacle placé sous le signe de Lautréamont, où Breton joue le rôle Robe de Chambre, Éluard celui de la Machine à Coudre et Soupault celui de Parapluie, alors sur scène traînent encore des paquets portant les noms de Tzara, Picabia et Soupault. Les spectacles ont souvent lieu au moment des vernissages des expositions, comme celle de Max Ernst (2 mai 1921), à la galerie Au Sans Pareil: «"Un premier prospectus rose promettait: dessins mécano-plastiques plasto-mécaniques peinto-peintures anaplastiques anantomiques antizymiques, aérographiques antiphonaires arrosables et républicains. Entrée libre - les mains dans les poches. Sortie facile. Tableau sous le bras. Au-delà de la peinture." - La scène était dans la cave et toutes lumières éteintes... Un autre farceur, caché derrière une armoire, injuriait les personnalités présentes... André Breton croquait des allumettes, G. Ribemont-Dessaignes criait à chaque instant: "Il pleut sur un crâne", Aragon miaulait, Ph. Soupault jouait à cache-cache avec Tzara, tandis que Benjamin Péret et Charchoune se serraient la main à chaque instant.» (Georges Hugnet, L’aventure dada 1916-1922). Or le public parisien, bien différent de celui de Zurich, car habitué aux changements de modes et aux scandales artistiques (et cela dans une parfaite continuité) se lasse vite. Pour innover, les dadaïstes essaient d’expérimenter la formule des excursions dada. Mais la toute première, au Saint-Julien-le-Pauvre (avril 1921), sera un échec (il pleuvait). Une autre manifestation du genre sera le Congrès International consacré à la question si «une locomotive est plus moderne qu’un haut-de-forme». Mais le congrès ne fera qu’accentuer les futures dissensions entre Tzara, continuant à cultiver l’esprit irrévérencieux, clownesque de la période zurichoise, et Breton, désireux d’imprimer au mouvement une tournure sérieuse et positive. Le «Procès Barrès», une autre idée «dada», confirmera les approches différentes. Tandis que pour Breton, Aragon, Éluard, il s’agit d’un véritable procès, un règlement de comptes devant un tribunal des jeunes, contre celui qui, ayant été leur idole de jeunesse, a trahi ses idéaux, pour Tzara et Ribemont-Dessaignes, ce sera tout simplement une autre «provocation cannibale» bouffonnesque. Breton, personnage dominant, cherche désormais une autre orientation. C’est ce qu’il a d’ailleurs déjà indiqué en mettant en oeuvre toutes ses relations pour faire publier dans l’influente Nouvelle Revue Française un article flatteur sur le dada, article qui ouvre aux dadaïstes les portes des salons mondains. Dès lors le dada est pris au sérieux. Tzara se détache de Breton autour duquel se concentre le groupe qui deviendra le promoteur du surréalisme. Bilan Le dada a profondément rénové les arts plastiques et figuratifs. Certaines de ses techniques - collage, assemblage, frottage, photomontage, ready-made, etc. - constituent des découvertes fondamentales de l’art moderne. Il a aussi lié, et pour longtemps, l’image à la parole et au récit: les tableaux de Max Ernst ce ne sont plus des «impressions» ou des «expressions», mais bien des «histoires» ou bien des «problèmes», le plus souvent ancrés dans l’imaginaire collectif (mythe). Le dada semble moins «productif», par contre, en ce qui concerne la littérature proprement dite, en France du moins. Pourtant, même dans le domaine littéraire, son apport reste capital: libération de l’imagination, découverte du hasard et de l’insolite, découverte - par del la provocation, de l’humour noir, mais surtout la redécouverte de la force du langage, à la fois comme entité phonique (poésie abstraite, simultanée) et sémantique. Le dada transmettra toutes ces expériences au surréalime. VII. Surréalisme Le terme de «surréalisme» remonte à Guillaume Apollinaire qui en a aussi, dans les Caligrammes (1917-1918), pressenti le sens et l’orientation futures: Profondeurs de la conscience On vous explorera demain Et qui sait quels êtres vivants Seront tirés de ces abîmes Avec des univers entiers («Les collines») Mais le surréalisme, comme le note Maurice Nadeau, est aussi une prise de position existentielle: c’est la réaction de l’esprit aux possibilités illimitées, entravé par les conditions existentielles, c’est aussi un espoir dans la métamorphose de l’homme. Le surréalisme, dans sa dimension sociale, est une révolte. Une révolte bien plus «sérieuse» que celle du dada. À preuve le procès contre Maurice Barrès, cité ci-dessus, mais aussi d’autres réactions violentes et qui font scandale, comme celle qui survient à l’occasion des obsèques d’Anatole France le 12 octobre 1924. Écoeuré par le cercueil pompeusement exposé devant la maison de l’écrivain décédé, Philippe Soupault lance: «Puisqu’il ne s’agit aujourd’hui que de déposer une palme sur un cercueil, qu’elle soit aussi lourde que possible et qu’on étouffe ce souvenir.» Peu après, un tract collectif Un cadavre pose la question: «Avez-vous déjà giflé un mort?». Les réponses sont hallucinantes de violence: «Ce n’est qu’une France qui vient de mourir, il y en a plusieurs, il y en a qui naissent, étranges et terribles.» (Drieu La Rochelle); «Avec France, c’est un peu de la servilité humaine qui s’en va.» (Breton); «Le littérateur que saluent la fois aujourd’hui le tapir Maurras et Moscou la gâteuse». (Aragon); «Nous avons soif et nous avons faim. Anatole France, c’est le régime des hors-d’oeuvre!» (Joseph Delteil) Et le premier numéro de la Révolution surréaliste (décembre 1924) est encore plus radical: «Nous sommes certainement des Barbares puisqu’une certaine forme de civilisation nous écoeure.» («La Révolution d’abord et toujours»). Comme il a été déjà indiqué dans la partie précédente, le surréalisme cristallise au sein du dada, notamment autour d’André Breton qui dirige, conjointement avec Louis Aragon et Philippe Soupault la revue Littérature. La première série de la revue (mars 1919 - août 1921) reste encore largement ouverte au monde de littéraire (André Gide, Léon-Paul Fargue, Paul Valéry, André Salmon). C’est d’ailleurs l’époque où Breton lui-même, attiré par Mallarmé et par le symbolisme, cherche encore sa voie. Toutefois, la nouvelle poésie surgit: en 1919, Breton et Soupault sortent Les Champs magnétiques, où l’écriture automatique est appliquée. La deuxième série de la revue (mars 1922-juin 1924) se fait radicale, ne serait-ce que sous l’influence du dada dont elle publie 23 manifestes. Peu à peu, le noyau surréaliste se constitue: André Breton, Francis Picabia, Max Ernst, Robert Desnos, Paul Éluard, Louis Aragon, Benjamin Péret. Philippe Soupault, René Crevel, Georges Limbour, Jacques Prévert, Michel Leiris, Raymond Queneau, René Char, Marcel Duchamp; peintres: André Masson, Yves Tanguy, René Magritte, Juan Miró, Salvator Dali, Josef Šíma, Alberto Giacometti, Giorgio de Chirico; le photographe Man Ray, le cinéaste Luíz Buñuel, etc. Certains seront attirés par le mouvement sans toutefois accepter la tutelle de Breton: Pierre Reverdy, Antonin Artaud (théâtre de la cruauté); les fondateurs du Grand Jeu: Roger-Gilbert Lecomte, Roger Vailland, René Daumal (Josef Šíma); Georges Bataille, Jean Cocteau, etc. André Breton devient le chef indiscutable du mouvement: il impose tant par son érudition que par son air majestueux et son sens de l’organisation. C’est «le pape du surréalisme». André Breton, Louis Aragon, Paul Éluard et Benjamin Péret contribueront le plus à la constitution de la théorie du surréalisme, exprimée, le plus souvent à travers les Manifestes dont le premier sera publié en 1924. La même année, Iwan Goll fonde la revue Surréalisme et Breton et ses amis La Révolution surréaliste. Ce sera l’organe officiel du mouvement qui, par ailleurs, fonde 15, rue de Grenelles, Le Bureau de recherches surréalistes, ouvert la nuit en permanence. Dès le premiers numéro, La Révolution surréaliste déclare: «... il faut aboutir à une nouvelle déclaration des droits de l’homme.» Par ailleurs, le groupe surréaliste sera fidèlement appuyé et servi par des éditeurs: René Hilsum, condisciple d’A. Breton au lycée Chaptal, propriétaire des éditions et de la galerie d’art Au Sans Pareil, et surtout José Corti. S’il est relativement aisé de suivre et dater les début du surréalisme, il est déj bien moins facile d’en fixer la fin. Le groupe constitué en 1924 connaît ses premières dissensions dès 1926. La plus importante crise du mouvement reste liée à la politique: la stalinisation des partis communistes, après 1929 fait éclater le front culturel de la gauche - les «orthodoxes», fidèles au P.C. rompent d’avec le mouvement (Aragon, Éluard, Desnos, Char), alors que Breton se rapproche de Trotski et de la IV^e Internationale. Toutefois, on assiste à un renouveau du surréalisme au lendemain de la guerre 1939-1949: le groupe COBRA (COpenhague, BRuxelles, Amsterdam) fondé à Paris en 1948, la Compagnie de l’Art Brut, en 1949; en 1965, on lance la revue Archibras. Toujours est-il que le surréalisme - mouvements et groupes organisés ou pas - a profondément transformé les arts et les lettres de notre siècle. Surréalisme - pensée théorique La position privilégiée du surréalisme, parmi les avant-gardes du 20^e siècle, est due en grande partie au fait qu’il a su conceptualiser ses procédés et créer ses bases théoriques (Manifestes du surréalisme, 1924, 1930; Breton, Les pas perdus, 1924; Breton, Légitime défense, 1926, Breton, Anthologie de l’humour noir, 1937, préface). De façon générale, deux points majeurs - et complémentaires - caractérisent le mouvement: la révolte (contre la tradition, la société, l’ordre, l’oppression) et une volonté de dépassement des limites jusqu’ici imposés à l’esprit humain. En cela, Breton reste l’élève fidèle de Rimbaud, Lautréamont et de Mallarmé. Mais il est aussi médecin de formation qui a pu découvrir les écrits de Freud et la psychanalyse. Toutefois, l’inconscient et le subconscient, dans la perspective surréaliste ne sont considérés que comme des aires d’extension des potentialités créatrices de l’homme et de sa libération de l’emprise limitative de la raison. Il faut dire que si Breton ne cesse de se réclamer de Freud, celui-ci, poliment, a toujours considérés les surréalistes comme des «fous purs» («purs comme l’alcool pur à 95%» - lettre à Stefan Zweig; sans doute en réaction à la visite d’André Breton et de Simone Kahn à Vienne en octobre 1921). Mais les surréalistes n’hésitent pas à faire appel à toutes les doctrines qui permettent de dépasser le cadre limité de la rationalité: - ésotérisme: Pythagore, Platon, Aristote (mystique des chiffres); - kabbale («tradition» en hébreux): Raymond Lulle, Corneille Agrippa, Paracelse; - numérologie, astrologie, alchimie; - mysticisme panthéiste (cf. le Grand Jeu et son panthéisme absolu), se fixant pour but le recherche «du point suprême». C’est là la dimension sacrale (contraire au profane) de la poésie surréaliste. Mais le surréalisme cherchera aussi un dépassement dans la sphère sociale. Il s’intéressera vivement aux idées socialistes et communistes. Parmi les précurseurs du marxisme, un penseur, notamment, les attirera: Charles Fourier et sa vision de la vie sociale organisée en phalanges, constituant «Harmonie» - la nouvelle société. Visionnaire, Fourier a de quoi plaire au surréalistes de mème que, dans l’ordre de la morale, le divin marquis» de Sade. Le surréalisme a réussi surtout par la richesse des procédés d’écriture qu’il a su inventer et appliquer - par delà toutes les idées théoriques: 1^o écriture automatique (mais aussi peinture automatique de Masson), liée souvent à la notation du rêve éveillé: il s’agit de recueillir le message subliminal de notre inconscient, au moment où la censure de notre «ego» est affaiblie. En fait, dans la pratique surréaliste, c’est encore «une technique apprise». 2^o désintégration-réintégration: postulat théorique de plusieurs procédés (décomposition et recomposition sous forme de contrepèterie, de l’interprétation kabbalistique, du collage, etc.). Il faut un point de départ pour arriver d’abord au point suprême de la négation (des formes existantes) avant de reconstruire les éléments à partir d’un point de vue privilégié. En fait, peu nombreux - dont Breton, Aragon, Soupault - ont su travailler en synthèse surréaliste. 3^o dérèglement «raisonné» des sens (cf Rimbaud) avec le but de briser les liens habituels avec la réalité, les liens logiques, rationnnels à l’aide de drogues, d’alcool, de sommeil (cf. Desnos - le rêveur, Daumal, Gilbert-Lecomte, Artaud). 4^o humour objectif - humour noir seront conceptualisés par Breton - en deux étapes toutefois. Dans les années 1920, Breton reprend le terme de Hegel d’«humour objectif» basé sur la distinction des phénomènes nécessaires et accidentels (dus au hasard). Ces derniers, exploités par la poésie, deviennent source de l’humour. L’humour a non seulement une fonction cognitive et esthétique, mais aussi une fonction morale dans la mesure où il permet de dominer l’accidentel dans la vie. Les surréalistes croyaient en tirer la critique des mécanismes mentaux, l’humour devenant la force négative, susceptible de les rompre. Dans les années 1930, Breton élabore la conception de l’humour noir qui trouvera sa place dans la préface de la célèbre Anthologie de l’humour noir (1937): Breton y soutient que le langage humain est «coloré» - humour rouge du peuple (gaulois), humour rose du monde élégant, humour jaune (tolléré à contre-coeur) et humour noir - celui (à contre-coeur) de l’homme qui se sait écrasé, mais qui rit de se voir écrasé. C’est un rire insultant, une expression du moi révolté. Et d’évoquer les ancêtres: Sade, Swift, Gide, Poe, Villiers de l’Isle-Adam. En ce sens, l’humour noir est un moyen de se sortir du nihilisme par la créativité. 5^o surprise: la poésie ne peut naître de la représentation de la réalité conforme aux lois habituelles. Les images poétiques doivent bouleverser, surprendre, créer l’insolite. Souvent, comme Reverdy, les surréalites appliqueront la méthode des «rapprochements éloignés» (comparaisons et images non isotropes). 6^o hasard: il est identifié, par certains, avec l’irruption du rêve dans la poésie, soit il est considéré (Breton) comme le produit des circonstances. Georges Bataille parlera du «hasard objectif» comme de l’extrême du possible. Le surréalisme en a tiré non seulement le fameux jeu du «cadavre exquis», mais surtout toute une attitude face à la réalité dont Nadja de Breton ou Le Paysan de Paris d’Aragon seront les meilleurs exemples. L’ampleur et l’influence exercée par le surréalisme sur les génération suivantes font du surréalisme l’un des mouvements les plus importants du 20^e siècle (voir les extraits de Jean Arp, Paul Éluard, Antonin Artaud, Tristan Tzara, André Breton, Louis Aragon, Robert Desnos, Philippe Soupault, Michel Leiris).