FJIA025 Francouzská literatura IV I. La prose entre le 19^e et le 20^e siècles En route vers le modernisme, la prose suit - toutes proportions et spécificités gardées - une évolution analogue à celle de la poésie. La nature des différences tient en grande partie au caractère même des deux grands genres. Car la prose reste liée - sinon davantage, du moins de manière plus explicite - au propos discursif, descriptif, réflexif, elle se veut aussi plus complète, voire exhaustive là où la poésie se contente d’évoquer ou tout simplement de suggérer. Plus que la poésie, la prose est le domaine de l’épique, c’est-à-dire que, mieux que la poésie, elle peut, à l’intérieur d’un récit, représenter une histoire. Ce fait, dans le contexte du 19^e siècle est d’une importance capitale: parmi les disciplines humanitaires, ce sont sans doute la philologie et l’histoire qui donnent le ton. En effet, c’est au cours du 18^e et 19^e siècles grâce notamment à Giambattista Vico (Principi della scienza nuova, 1725), à Rousseau (Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, 1755; Le contrat social, 1762,) à Adam Smith, à Lamarck ou Darwin, mais surtout grâce à la philosophie allemande de Kant à Hegel que se dégage définitivement l’idée de l’histoire - l’image d’une réalité qui se transforme, en vertu des lois naturelles, dans le sens d’une évolution progressive qu’il s’agisse de la nature ou de la société humaine dans ses différents aspects (économie, politique, organisation sociale, langue, pensée, connaissance, morale). Bref, la société humaine est désormais envisagée comme une réalité non seulement changeante, mais ce changement même a un sens, celui du progrès, d’un meilleur où peut s’inscrire, justement l’activité présente. En ce qui concerne la prose, ce fait nous permettra peut-être de mieux comprendre deux phénomènes. D’une part la cristallisation et la fixation, vers 1830, en France du moins, des «formes classiques» (roman, récit, nouvelle) qui, à partir d’un foisonnement de formes et de potentialités narratives, élaborées et mises à disposition par la prose du 18^e siècle, effectue un tri qui correspond le mieux à la conception essentialiste et évolutive du moment. Bref, la prose trouve, ici, une méthode d’approche de la réalité, comparable à celles élaborées parallèlement par la philosophie, par l’histoire ou par la médecine. Celle-ci, d’autre part, se trouvent toujours encore sous l’emprise de la «pensée analogique». La proximité des discours «prosaïque», médical, historique, etc., est à ce moment patente, comme le montrent certaines études (cf. Françoise Gaillard, «Du traité de médecine au roman médical: ou la petite histoire du nervosisme», Romanica Wratislaviensia, XXII, Wroclaw 1984). Ce n’est pas un hasard si Balzac et Zola ont des prétentions scientifiques et si, de l’autre côté, un Augustin Thierry, un Guizot ou un Michelet entrent de plein droit dans l’histoire de la littérature. D’autre part, on constate le lien souvent assez étroit entre la prose et les différents courants d’idées et de pensée, telle la philosophie positiviste, ou plus tard l’anti-rationalisme bergsonien ou nietzschéen, le marxisme, ainsi que les divers types d’engagements politiques ou sociaux (nationalisme, catholicisme, etc.). Plus que la poésie, la prose est soudée au journalisme et par là aux divers engagements politiques. Enfin, ne l’oublions pas, c’est le 19^e siècle qui voit s’établir l’écart maximal entre la prose et la poésie, une différentiation qui tient aussi à ce qui vient d’être indiqué ci-dessus. À preuve: les périodes de rapprochement de la prose à la poésie (impressionnisme, symbolisme, expressionnisme, surréalisme) sont ceux où la pensée rationaliste - essentialiste - entre en crise. Ce sont aussi des moments où la narration et la technique narrative retrouvent ou redécouvrent certains procédés du 18^e siècle, c’est-à-dire d’avant la fixation de la forme «classique», tout en les insérant dans un contexte narratif nouveau. Rappelons brièvement les points saillants de l’approche essentialiste, qui nous intéressent ici: en premier lieu, c’est le maintien, dans les structures mentales d’une distinction nette et claire entre sujet et objet (monde objectal), un sujet connaissant, ressentant et agissant et un monde objectal à connaître, à décrire, à exprimer ou à transformer. Le sujet et l’objet sont dotés d’une nature (essence, substance) et dont la définition n’a pas beaucoup évolué depuis Platon et Aristote. L’homme est, toujours encore, conçu comme un «animal doué de raison, de coeur (volonté) et de sentiments». Dans cette conception, la langue est avant tout un «objet-instrument» et qui sert d’intermédiaire entre l’homme (sujet) et le monde (objet). C’est aussi, en accord avec la tradition rhétorique antique, toujours en vigueur, quoi que contestée, le maintien d’une distinction nette entre description, narration, raisonnement, réflexion, expression des sentiments, ainsi que celle entre différents arts et différents genres. En ce sens aussi, la prose garde souvent ses fonctions essentielles d’instrument de connaissance et de persuasion, la littérature n’étant considéré souvent que comme l’art de «mieux dire». La forme que revêt alors le roman, le récit et la nouvelle reflète bien cette optique. Le rapport entre le sujet connaissant et le monde objectal se reproduit, à l’intérieur d’un texte prosaïque, dans le narrateur à la fois omniscient, omnipotent et dépersonnalisé, c’est-à-dire se tenant absent du monde narré. Pour lui (et pour le narrataire - lecteur), le monde et les personnages sont transparents, sans secrets qui puissent lui échapper. Cette connaissance objective et, partant, dépersonnalisée s’exprime par la prédominance de la 3^e personne (er-forme) et du passé simple comme temps prédominant de l’histoire. Sur ce point, encore, le discours historique et le discours littéraire se réjoignent (cf. Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, «L’écriture du roman»). De plus, l’univers narré, ses personnages, mais aussi le narrateur et le narrataire sont inclus dans un espace-temps uniforme, continu, mesurable et régulier des coordonnées cartésiennes. La transparence d’un tel monde vient justement du fait que l’absence de discontinuités, d’ombres et d’irrégularités permet un déplacement facile et clair dans l’espace-temps. En somme, il s’agit d’un «espace-temps optimiste». Les romans de Balzac ou de Zola constituent pour leur majeure part le meilleur exemple, peut-être, d’une telle approche. Inutile de dire que l’évolution de la prose ira dans le sens de la négation et de la transformation. Celles-ci peuvent être suivies - parallèlement - sur trois niveaux, déjà mentionnés ci-dessus, l’accent étant mis tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre: 1^o l’adoption d’une optique de pensée (philosophique, sociale, etc.) non essentialiste, non scientiste (Bergson, Nietzsche, Husserl, Heidegger, Gabriel Marcel, Sartre); 2^o la reprise et l’adaptation de modes narratifs du 18^e siècle et l’introduction de nouveaux procédés; 3^o la transformation des catégories narratives: narrateur-narrataire, temps, espace, personnage. Nous tâcherons de donner quelques exemples qui nous serviront d’aperçu et de résumé des grands changements subis par la prose à la fin du 19^e eu au 20^e siècles. La dynamique des transformations, on le sait, n’est ni continue, ni ne procède en voie directe. Par exemple le processus de «désobjectivisation» (autrement de «subjectivisation», perceptible aussi chez Balzac et Zola, apparaît nettement chez Flaubert et chez Stendhal. Il faut noter, dans Flaubert, le renversement de l’optique narrative opéré par le recours au discours indirect libre, à l’imparfait et à la description de l’action remplaçant le récit lui-même. Flaubert a aussi une vision parodique de la mission de la connaissance objective scientiste et bourgeoise, à témoin son Bouvard et Pécuchet (cf. l’usage du reversement ironique de l’omniscience du narrateur). Stendhal, lui, fournit le modèle d’une écriture «égotiste»: d’un côté le narrateur-auteur intervient, à la manière de Diderot ou d’autres prosateurs du 18^e siècle, dans le cours du récit, qui est aussi un plaisir partagé par l’auteur et le lecteur, de l’autre côté, le lien entre l’auteur et les personnages de son monde fictif deviennent «personnels» et où l’«autobiographique» déborde (Lucien Leuwen, Vie d’Henry Brulard, etc.). L’opinion de ceux qui estiment que la prose moderne commence par Stendhal et Flaubert est juste. Mais la tendance devient bien plus évidente chez leurs successeurs. Édouard Dujardin (1861-1940) construit dans Les lauriers sont coupés (1888) un univers subjectivisé. La particularité du roman est la narration à la 1^ère personne, donc l’introduction d’un narrateur-personnage. Il s’agit d’une première étape importante de la subjectivisation de la prose, ici représentée par le stade du «je» objectivé, avec la «vision avec» (Jean Pouillon, Temps et roman, 1946) et un espace-temps transformé en fonction du narrateur-personnage: le lecteur ne connaît que ce que le personnage peut connaître, penser, observer. Dans un tel univers, il y a des coins d’ombre que le lecteur-narrataire ne pénétrera jamais. Marcel Proust, dans À la recherche du temps perdu (1913-1927), apporte un autre temps-espace. La poétique proustienne est fortement influencée par le vitalisme d’Henri Bergson et sa «philosophie expérimentale de la durée» (Essai sur les données immédiates de la Conscience, 1888; Matière et Mémoire 1896; Le Rire 1900) qui introduit une autre conception du temps, à savoir la distinction entre le temps (éntité mécanique) et la durée (entité du vivant). Ainsi chaque être est pourvu de son temps biologique (sa durée) avec sa dynamique propre, son rythme propre, sa mémoire propre. L’homme, selon Bergson est un être dédoublé plongé dans les deux dimensions temporelles: l’une superficielle, celle du temps cartésien (newtonien) - le temps de la quotidienneté; l’autre celle de son identité profonde, de sa durée, dans le subconscient. Un déclic - événement, senteur, impression - permet souvent de pénétrer d’un niveau à l’autre. C’est sur ce terrain que se situe la recherche proustienne. On entrevoit déjà ce qu’une telle conception apporte sur le plan des catégories narratives. Quant au narrateur, le subjectif et l’objectif tendent à se confondre. Le temps-espace n’aura que les dimensions du sujet narrant circnscrites par l’intimité particulière entre le narrateur (je) et le personnage (Marcel). Le rôle dévolu à la mémoire dont la part rationnelle n’est qu’une partie infime d’un immense iceberg du subconscient. Proust est, en France, le premier grand représentant de l’écriture du flux (courant) de la conscience (stream of consciousnes; cf. Virginia Woolf, James Joyce, Italo Suevo). Les romans d’André Gide (1869-1951) - Les caves du Vatican (1914), Les Faux Monnayeurs (1926) et autres constituent une phase importante dans le détournement de l’écriture. Contemporain de Proust, André Gide engage la modernité dans une voie différente, celle de l’affirmation de l’individualisme dans sa dimension existentielle: si Proust réalise encore son «moi» à travers la représentation d’un monde, pour Gide cette représentation devient secondaire, en fonction de son écriture. Ce fait est, pour le roman et pour la prose, d’une importance capitale. Chez Proust, encore, le roman se nourrit de l’illusion ou plutôt de la convention de la véridicité et de la vraisemblance: il s’agit encore de créer ou de recréer un univers. Or, les écrivains se font de plus en plus nombreux à rejeter le caractère conventionnel d’une telle approche. Paul Valéry (vers 1920) refuse d’écrire la phrase, devenue célèbre depuis, parce que souvent reprise y compris par les écrivains du nouveau roman: «la Marquise sortit à cinq heures». La question se pose en effet: «Qu’est-ce qui est vrai dans l’acte d’écrire?» Plusieurs réponses sont envisageables. Une première piste ira dans le sens d’une mise en question radicale du contenu du roman, c’est-à-dire du récit. À l’instar de l’abbé Brémond qui ouvre, en 1925, le débat sur la «poésie pure», les romanciers s’efforceront de réaliser l’idéal du roman abstrait - c’est la voie de certains écrivains du nouveaux roman (Robbe-Grillet, La Jalousie, avec le personnage absent; Djinn, dont l’intérêt se résume dans l’adjonction progressive des temps verbaux; Georges Perec, La Disparition, celle de la lettre «e»). Ou bien, le récit devient le terrain d’un jeu narratif (Georges Perec, Vie mode d’emploi; Raymond Queneau, Les fleurs bleues) - si cher au post-modernisme. Une troisième réponse à la question fondamentale, citée ci-dessus, consistera à souligner l’acte de l’écriture comme le seul fait véridique et authentifiant. Curieusement, André Gide se situe à un carrefour des pistes: on trouve, chez lui aussi bien le jeu littéraire que des tendances à la forme narrative abstraite, mais aussi l’affirmation de soi-même par l’écriture, justement, jointe souvent à la velléité de jouer un rôle (de témoin, d’intellectuel individualiste) dans le monde (cf. L’Immoraliste, Corydon, Si le grain ne meurt, Le Retour d’U.R.S.S.). Il semblerait, toutefois, que pour Gide le plus important est l’écriture elle-même en tant que révélatrice d’un moi révolté et en rupture des conventions morales. Plutôt que disciple de Bergson, Gide est celui de Nietzsche. Gide fait partie des auteurs qui reviennent volontiers à l’élégance de la prose d’avant le romantisme. Il reprend volontiers les procédés d’un Voltaire, d’un Diderot dans ce qu’ils ont de plus novateur. Le narrateur de Gide est celui qui ne cache plus le caractère fictif de son activité, il impose sa fiction - un monde où se passent des choses. Mais, par contre coup, c’est par ce monde fictif que se justifie l’existence de l’écrivain. Plus: les deux mondes s’interpénètrent, la limite entre le monde «réel» et fictif s’efface, ainsi que la limite entre la vie et la littérature (cf. Paludes, 1895; Le Journal des Faux-Monnayeurs, élaboré en même temps que le roman). Si les auteurs post-modernes devaient chercher un ancêtre, ce serait sans doute André Gide. Chez Gide les catégories narratives sont déportées vers un tout autre système de coordonnées où se produit le mélange, dans le temps-espace, des données concernant l’écriture et celles qui se raportent au monde représenté - à la fiction. Un des aboutissment de cet égotisme existentiel, mais sur un autre registre esthétique et linguistique est représenté par l’oeuvre de Louis-Ferdinand Céline (Voyage au bout de la nuit, 1932). Un autre filon de la prose du 20^e siècle - le détournement vers l’engagement - tire son origine de l’oeuvre de Maurice Barrès (1862-1923): le cycle romanesque Culte du moi (Sous l’oeil des barbares, 1888; Un Homme libre, 1889; Le Jardin de Bérénice 1891); les romans Les Déracinés (1897), La Colline inspirée (1913). Il s’agit moins de l’engagement en tant que tel - car de ce côté, la prose du 19^e siècle se pose souvent (explicitement ou implicitement) d’utilité sociale - que de la nature de cet engagement qui, à partir de Barrès, s’effectue consciemment en fonction de l’individualisme nietzschéen de la volonté de puissance: «Premier principe: Nous ne sommes jamais si heureux que dans l’exaltation. Deuxième principe: Ce qui augmente beaucoup le plaisir de l’exaltation, c’est de l’analyser. Conséquence: Il faut sentir le plus en analysant le plus possible» (Un Homme libre). L’écriture devient l’expression du désir de lier la pensée à l’action de sorte qu’elle puisse infléchir le cours des choses en y marquant la trace de l’individu. Ce positionnement de l’écriture, qui aura des résultats littéraires très divers, mais où l’irrationnel existentiel reste soujacent, sous-tend la vie et l’oeuvre de nombreux intellectuels français du 20^e siècle: André Malraux, Sartre, Camus, Régis Debray. Une voix analogue, combinant l’exhaltation du moi, mais sur le plan intellectuel, avec l’égotisme gidien et l’effort d’accomplir une prose pure, obéissant à la seule règle d’une écriture sachant tirer «l’attention du lecteur toujours de l’avant» - est celle de Paul Valéry et de son personnage Monsieur Teste: La Soirée avec Monsieur Teste (1896); Monsieur Teste (1946). On peut trouver, parmi les différentes stratégies de la prose moderne qui apparaissent au début du 20^e siècle, celle qui mettent en évidence non seulement le jeu de l’écriture, mais aussi son caractère fictif et gratuit. Ce sérieux de la subversion de l’écriture caractérise par exemple les proses d’Alfred Jarry (1873-1907) Le surmâle (1902) ou de Guillaume Apollinaire (1880-1918) L’Hérésiarque et compagnie (1910) ou le sérieux de la subversion de l’écriture. Une des questions fondamentale y est posée, celle de l’utilité de l’écriture, question que le post-modernisme, tout en continuant à écrire, ne cessera de se poser. II. L’existentialisme Si l’on devait chercher, au 20^e siècle, un phénomène de transfert culturel réussi, au sens le plus large du terme, le phénomène de l’existentialisme nous présenterait sans aucun doute un des terrains d’investigation les plus féconds. Le courant philosophique a ses racines en Europe centrale dans la philosophie allemande avant tout (Kierkegaard, Nietzsche, Husserl, Heidegger, Jaspers), mais aussi chez certains penseurs et écrivains russes (Berdiaïev, Dostoëvski). Or, c’est en France qu’il fait son entrée par la grande porte de la littérature et qu’il s’épanouit en grand mouvement à la fois littéraire, intellectuel et social. Pourquoi cette résonnance en France d’un phénomène somme toute importé? Facteurs de «longue durée»: 1^o Tradition de la «prose philosophique» en France: l’interaction de la philosophie et de la littérature date de Montaigne, Pascal et surtout des philosophes des Lumières: Voltaire, Diderot, Rousseau. Depuis le 19^e siècle, l’enseignement de la philosophie au lycée constitue un des piliers de la formation intellectuelle. Le public est sensibilisé au côté philosophique des textes littéraires: la pensée fait partie du plaisir esthétique. Du coup, certains écrivains jouissent, traditionnellement, du prestige de «maîtres à penser». 2^o La longue crise larvée de la pensée positiviste et du néo-kantisme, «doctrines officieuses» de la III^e république, suscite la recherche d’un nouvel humanisme, d’une nouvelle morale et politique des intellectuels. Facteurs de «courte durée»: 1^o Le climat de crise de la fin de la III^e république, radicalise la vie politique dans les années 1930 aussi bien à gauche qu’à droite: affaire Stavisky, «coup d’État» de février 1934; mai 1935, le Front Populaire de 1936. Le malaise s’aggrave sous l’effet de l’échec de la politique face à la guerre en Espagne et face à Hitler (Munich). 2^o La situation s’exacerbe sous l’État Français (Vichy) et sous l’occupation allemande: le problème de l’engagement, du bien et du mal se pose avec toute son acuité, notamment aux intellectuels. La période 1940-1944 (1945) est une période dramatique. Ce n’est pas seulement la guerre perdue contre l’Allemagne et l’occupation subséquente, donc une guerre contre un ennemi extérieur, mais - à l’intérieur du pays - une guerre civile sans pitié entre le régime du maréchal Pétain et le gouvernement de Londres du général de Gaulle qui, de plus, rivalise avec le général Henri Giraud. Le problème de la loyauté à la patrie, au gouvernement, se complique de même que la question de la légalité du pouvoir. Est-on patriote en restant fidèle au maréchal Pétain? ou bien le devient-on en se ralliant à de Gaulle. De plus, les pétainistes et les résistants ont recours au même cadre légal, au même code pénal et aux mêmes lois (sur la haute trahison, notamment): ainsi, les résistants sont exécutés en vertu de la même loi que plus tard les pétainistes lors des épurations. De plus, la collaboration avec l’occupant est souvent difficile à définir. Mais les intellectuels, les acteurs, les cinéastes et les journalistes - les plus en vue devant l’opinion publique - sont, proportionnellement, bien plus frappés par les épurations, commencées dès 1943 en Algérie et continuées jusqu’en 1947. L’exécution de Robert Brasillach, celle de Georges Suarez, la mise en quarantaine de Jacques Chardonne, de Paul Morand, etc. constituent, pour certains des cas de conscience. La situation est compliquée par le fait que le combat des idées reste souvent inséparable du combat d’influence entre les groupes littéraires. Or les listes des collaborateurs publiées dans Les Lettres Françaises par les écrivains résistants (1944), ainsi que les activités du Comité National des Écrivains ou du Comité National d’Épuration des Gens de Lettres font partie intégrante des combats littéraires, avec des règlements de comptes et le jeu des amitiés et des antipathies. (Voir plus loin au chapitre V. La difficulté d’être à droite.) C’est dans cette constellation que le groupe existentialiste réussit à se poser comme non compromis, voire allié à la résistance tout en se présentant comme une alternative intellectuelle à la gauche communiste. 3^o L’intensité de la vie culturelle parisienne pendant l’occupation - cinéma, théâtre, peinture, mais aussi littérature - constitue un ferment stimulateur des oeuvres de Camus (L’Étranger, Le malentendu) et de Sartre (L’Être et le Néant, Les Mouches, Huis clos), publiées ou réalisées à cette période. Les cafés du quartier Saint-Germain - Flore, Les deux Magots ou Lipp - grâce aux poëles installés, deviennent de centres de ralliement et hauts lieux de la vie intellectuelle. 4^o La qualité des penseurs-écrivains de la taille de Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Simone de Beauvoir assure la réussite du mouvement existentialiste qui constitue un groupe relativement cohérent autour du journal Combat (Camus) et des Temps Modernes, dirigés par Jean-Paul Sartre. La philosophie de l’existence L’existentialisme se forme en Allemagne dans les années 1930, mais ses antécédents remontent à la moitié du 19^e siècle. Dès le début, la philosophie de l’existence se présente comme une réaction à la philosophie hégélienne et, partant, au modèle essentialiste. Dans la triade - ontologie, noétique, éthique - il privilégiera le point de vue noétiqe, c’est-à-dire la situation de l’homme-individu comme point de départ de la réflexion philosophique. En fait, ni chez Hegel, la réflexion sur «l’existant» individuel («das Seiende») n’est absente: «Il le décrit dans les termes mêmes que reprendra plus tard Heidegger, comme un être meurtri, déchiré, dans le besoin, comme un être fini aussi et dont la loi est finitude. Ce n’est pas le «Seiende» qu’il néglige, mais bien plutôt ses droits: «l’idéalisme de la philosophie consiste en la non-reconnaissance du fini comme être véritable» (cité d’après Benjamin Fondane, «Le lundi existentiel et le dimanche de l’histoire» in L’existence, essais par Albert Camus..., Gallimard 1945, p. 31). Selon Hegel, l’existant - contingent qu’il est - ne saurait constituer l’objet véritable de la philosophie, connaissance générale qui se doit de découvrir les lois dialectiques de l’Esprit régissant l’Histoire. Comme le dit Fondane en recourant à une des paraboles des Évangiles, entre la Loi et l’homme, Hegel choisit la Loi qu’il met au-dessus de l’homme, subordonné, désormais, à la marche objective de l’Histoire et ses résultats pratiques. Entre l’être et l’existant, Hegel opte pour l’être. Par contre, c’est sur l’existant et l’individuel que se baseront les «philosophies de l’exception»: notamment Kierkegaard et Nietzsche, le premier en forgeant le concept d’angoisse comme sensation fondamentale de l’existance, le second en orientant la «volonté de puissance» vers une dialectique de «dépassement perpétuel de soi-même» (le surhomme) et le «gai savoir». S’opposant à la logique hégélienne, Sören Aabye Kierkegaard (1813-1855) philosophe, théologien et écrivain danois, rejette l’identité de l’être et du non-être, du sujet et de l’objet, du spirituel et du matériel. Il distingue trois stades de l’existence entre lesquels aucune continuité ou rapport de dépassement dialectique n’est envisageable: chacun de ces stades isolés obéit à ses propres normes: - stade esthétique: il consiste à vivre dans le moment présent en suivant son goût et sa fantaisie; le danger en est l’ennui et le désespoir; - stade éthique: à ce stade, l’homme considère la morale comme le principe de son comportement; le danger en est la généralité, la dépersonnalisation et l’anonymat; - stade religieux: le stade de la plénitude de l’homme mis face-à-face avec l’absolu - Dieu. C’est ici que l’homme se rend compte de la finitude de son être, autrement dit de son néant, et de la marque indélébile du péché originel - d’où l’angoisse, le remords et le sentiment de sa limitation face à l’absolu. Or, c’est en cela que consiste aussi la plénitude de l’existence et le sentiment d’une vie authentique. Tout homme se trouve à l’un où à l’autre stade de cette prise de conscience: son devoir est de reconnaître le stade d’existence où il se trouve et la qualité de la vie qu’il y mène, éventuellement de décider si oui ou non passer à un stade supérieur. La vérité n’est pas dans la recherche d’une essence, but ultime du rationalisme philosophique depuis Platon à Spinoza et à Hegel, mais dans la subjectivité d’une existence authentique, dans l’homme et dans l’intensité de ses sentiments: d’où l’importance de l’idée du choix, de la décision, mais aussi une identification de l’essence avec l’existence. On voit là - chez Kierkegaard - certains concepts clés de l’existentialisme. Son anthropocentrisme individualiste contient, justement, les bases d’un nouvel humanisme possible. Mais c’est aussi le renouveau d’une convergence entre la pensée théologique et la philosophie. En ce sens, Kierkegaard renoue avec la tradition de saint Augustin, de Pascal, mais aussi de Kant, comme Jean-Paul Sartre ne manque pas de l’évoquer (L’Être et le Néant). L’existentialisme sera une philosophie qui n’exclut pas la foi religieuse et qui aura, à côté d’un courant athée (Sartre, Camus), également un courant religieux (Jaspers, Marcel, Waehlens). Karl Jaspers (1883-1969), psychologue et philosophe allemand (élève de Dilthey et de Husserl), ira dans le sens de la laïcisation et de la généralisation des idées du prêtre danois: grâce à lui une philosophie de l’exception accède à la généralité. Son analyse critique du savoir objectif aboutit à la constatation des limites du savoir et à l’impossibilité d’une ontologie rationnelle. En ce sens, l’homme ne peut jamais atteindre l’absolu, et la recherche de l’absolu n’a pas de sens. Pourtant l’homme ne peut pas se passer de transcendance: il ne peut s’abstenir de s’y confronter, en dépit de l’impossibilité d’y jamais pénétrer pleinement. Paradoxalement, c’est dans ce non-accomplisssement que l’homme s’accomplit pleinement: philosopher, c’est prendre conscience par rapport au monde, où l’on doit sans cesse engager sa liberté, et par rapport aux autres avec qui il faut tenter de communiquer. Les situations limites (souffrance, échec, mort) nous dévoilent notre finitude, mais nous font découvrir aussi l’exigence de cette transcendance (L’Être, l’Englobant), à laquelle il faut se mesurer pour déchiffrer le sens de l’existence et de l’histoire. Selon Jaspers, l’homme est un naufragé éternel et sa vie est à la fois une réussite et un échec perpétuel. Or, même dans l’échec, l’homme-individu s’accomplit grâce au sentiment de l’arrière-plan, c’est-à-dire grâce à la conscience de toutes les possibilités non réalisées qui constituent sa transcendance. Disciple d’Edmund Husserl, Martin Heidegger (1889-1976) veut renouveler la signification de l’ontologie fondamentale. Son souci premier n’est donc pas l’existence, mais l’être, ou plutôt l’être-là («Dasein»). L’être apparaît sous deux formes: comme spectacle (ce que nous voyons) et comme outil (ce dont nous nous servons). Mais ces formes de l’être ne sont pas immédiates, car un être authentique immédiat n’appartient qu’à l’homme. Le but de l’homme consiste donc à atteindre une existence véritable: pour cela, il faut qu’il quitte la sphère de l’inauthentique (spectacle, outil), vouée à la pression du social, celle de la vie quotidienne. En effet, dans l’existence banale, nous sommes parfaitement interchangeables (cf. Georg Lukásc et son concept marxiste de «réification»). Pour accéder à l’existence authentique, il faut traverser l’expérience limite de l’angoisse en éprouvant le Néant sur lequel se détache l’Être. Cette expérience seule nous amène à nous éprouver nous-mêmes dans le monde comme délaissés, sans secours, comme jetés dans le monde sans en apercevoir la raison. Selon Heidegger nous existons sans raison: nous sommes une existence sans essence. Donc, c’est nous qui devons créer notre essence par nos choix et par nos décisions: les esssences se déduisent à partir des existences. L’être peut s’authentifier en se transcendant: notre but est d’accomplir notre transcendance vers l’avenir et vers les autres hommes. C’est là, chez Heidegger, à la fois un élargissement et une négation de l’individualisme kierkegaardien. L’existentialisme allemand se prolonge en partie chez les philosophes de l’école de Francfort: von Weizsäcker, Hannah Arendt. III. L’existentialisme en France La réception de l’existentialisme s’effectue surtout par l’intermédiaire des philosophes qui entrent en contact avec la philosophie allemande. Jean-Paul Sartre en est le meilleur exemple: c’est le séjour à l’Instiut français de Berlin (1933-34) qui lui permet, en effet, de s’initier à la phénoménologie de Husserl. Or, l’existentialisme présente des faces multiples: - personnalisme (tendance chrétienne), représenté par Emmanuel Mounier (1905-1950), fondateur de la revue Esprit et auteur de plusiuers ouvrages - Révolution personnaliste et communautaire (1935), Introduction aux existentialismes (1946), Le Personnalisme (1949); - existentialisme chrétien de Gabriel Marcel (1889-1973; Être et Avoir, 1935; Homo viator, 1946) et du Belge Alphonse de Waehlens; - phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), professeur à la Sorbonne et au Collège de France, auteur de La Structure du Comportement (1941), Phénoménologie de la Perception (1945), Aventures de la Dialectique (1955), Humanisme et Terreur. À leur façon, Jean Grenier, maître d’Albert Camus, Maurice de Gandillac, Benjamin Fondane, Étienne Gilson, Louis Lavelle, Brice Parain, René Le Senne ou Jean-Paul Sartre représentent chacun un aspect différent de ce courant de pensée. On peut distinguer trois moments dans la constitution de l’existentialisme en France: - réception philosophique (cca 1935-1943) - diffusion littéraire (cca 1940-1950) - existentialisme - style de vie et phénomène social des caves du quartier Saint-Germain (cca 1945-1955); seule l’existence de ce stade de diffusion peut nous expliquer pourquoi certains personnalités comme Juliette Gréco, Boris Vian ou Françoise Sagan sont inclus d’habitude dans le courant existentialiste. Le rôle de Jean-Paul Sartre (1905-1980) reste toutefois le plus important, parce que central à maints égards: il sut être à la fois philosophe, romancier, auteur dramatique, critique littéraire, journaliste et organisateur. Directeur des Temps Modernes, il réunit autour de lui un groupe de collaborateurs: Simone de Beauvoir, Raymond Aron, Michel Leiris, Maurice Merleau-Ponty, Georges Bataille. Les idées du Sartre théoricien et essayiste sont concentrées dans plusieurs oeuvres fondamentales: L’Imagination (1936), Esquisse d’une Théorie des Émotions (1939), L’Àtre et le Néant (1943), Critique de la Raison dialectique (1960), L’Existentialisme est un humanisme (1946), Réflexions sur la question juive (1947). Le philosophe, chez Sartre, est doublé d’un styliste qui sait donner aux idées des tournures qui frappent par leur évidence: - l’homme est l’être chez qui l’existence précède l’essence, il surgit dans le monde comme pure contingence, il existe avant de se définir; on ne peut le déduire d’une réalité préexistante, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour le concevoir; l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait l’homme se définit par ses actes; - autre conséquence: l’homme est de trop, donc condamné à donner un sens à sa vie, sinon il reste inutile; de là aussi son expérience fondamentale, «purificatrice» celle de l’absurde; - le monde n’est pas intelligible a priori; il n’a d’autre signification que celle que lui donne l’homme; c’est à l’homme de choisir un sens pour ce monde; - si Dieu n’existe pas, si le monde est inintelligble en soi, l’homme n’a ni ordre, ni justification à recevoir d’autrui; l’homme est condamné à être libre, à s’inventer à chaque minute; - aussi l’homme est-il pleinement responsable de son existence; l’homme ne fait que ce qu’il a voulu et il n’a voulu que ce qu’il a fait; - si l’homme est libre, il n’y a ni le Bien, ni le Mal, parce qu’on ne peut choisir pour soi que le Bien. Le seul jugement qui puisse être porté sur les actes humains ne concene pas leur valeur, mais leur authenticité; invoquer une morale préétablie, en appeler aux opinions des autres ou à celle que nous nous faisons sur nous-mêmes, n’est que la «mauvaise foi» (nalhávání si), dénoncée par le témoignage de la conscience d’autrui, dont l’existence même apparaît comme une hantise insupportable - l’enfer c’est les autres. Sartre est aussi un intellectuel engagé dans la politique, marqué par une sensibilité de gauche: compagnon de route du Parti Communiste, ami de Castro, de Che Guevarra, maoïste de 1968. Organisateur de talent, directeur des Temps Modernes, puis de La Cause du Peuple et de Libération, il restera une des figures les plus influentes de la vie intellectuelle et politique française jusqu’aux années 1970. En 1964, il refuse le Prix Nobel de Littérature. Connu tout d’abord comme philosophe et prosateur, Sartre s’impose édgalement comme auteur dramatique de talent, en transformant ses oeuvres scène en tribune efficace de ses idées philosophiques. Proses: La Nausée (1938), Le Mur (1939), Les Chemins de la liberté (1943-1949): L’âge de raison, Le sursis, La mort dans l’âme; Les Mots (1964, écrit autobiographique); Théâtre: Les Mouches (1943), Huis Clos (1944), Morts sans sépulture (146), La Putain respectueuse (1946), Les Mains sales (1948), Le Diable et le Bon Dieu (1951), Kean (1954), Nékrassov (1956), Les Séquestrés d’Altona (1960); une adaptation des Troyennes d’Euripide (1965); avec Camus, il ouvre la voie à un théâtre philosophque et au théâtre de l’absurde (Ionesco, Beckett). Critique littéraire: Qu’est-ce que la littérature? (1947), Baudelaire (1947), L’Idiot de la famille: Gustave Flaubert (1971). Albert Camus (1913-1960), prix Nobel de 1957, fut d’abord un compagnon, puis un opposant de Jean-Paul Sartre. À la différence de Sartre, homme du nord, de la ville et de la société bourgeoise, Camus est un homme de la banlieue pauvre, de la Méditerranée, de la nature et de la mer: le soleil, la lumière, la mer, mais aussi la joie de vivre, le sentiment de la plénitude corporelle forment la tonalité fondamentale de son écriture et les thèmes récurrents. Camus se sent le représentant de la pensée méditerranéenne, autrement dit de la clarté (grecque, latine, classique). La clarté entre pour beaucoup dans sa conception de l’absurde et de l’homme absurde qui est avant tout celui qui reste lucide face à la vie. Cette attitude «hellène» ou «helléniste» est d’autant plus marquée que malgré son contact avec la culture arabe ou espagnole, Camus ne s’est jamais laissé influencer par l’islam qui lui reste fermé. L’existentialisme de Camus sera un existentialisme désespéré, mais aussi dépourvu de la nausée et du dégoût sartriens. C’est un désespoir clairvoyant, instaurateur de la grandeur de l’homme et de l’humanisme camusien. L’homme absurde est au centre de la réflexion de Camus. Comme chez les autres philosophes existentialistes, le sentiment de l’absurde est la conséquence du caractère infondé de l’existence de l’homme - être limité face à l’absolu, étranger jeté dans un monde indifférent. Mais, comme Camus le montre, l’absurde ne réside ni dans l’homme, ni dans l’univers: il est le résultat de leur rapport antinomique et de la conscience que l’homme en a. Plusieurs attitudes sont alors possibles. Camus refuse celles qui sont des attitudes d’évasion: le suicide, qui consiste à escamoter, en le supprimant, l’un des termes de la contradiction (la suppression de la conscience). Il récuse aussi les doctrines situant hors de ce monde les raisons et les espérances qui donneraient un sens à la vie: croyances religieuse, suicide philosophique de la pensée (Kierkegaard, Jaspers, Chestov). L’homme absurde est celui qui accepte lucidement le défi, c’est là le fondement de sa révolte qui le mène à assumer aussi bien sa liberté, mais aussi ses propres contradictions en décidant de vivre avec passion et seulement avec ce qu’il sait. Essais: Le Mythe de Sisyphe (1942), L’homme révolté (1951); Romans et récits: Noces (1938), L’Étranger (1944), La Peste (1947), L’été (1954), La Chute (1956), L’Exil et le Royaume (1957), Le premier homme (posthume, 1994; fiction autobiographique); Théâtre: Caligula (1944), Le Malentendu (1944), L’État de siège (1947), Les Justes (1950); Adaptations scéniques de: Le Temps du Mépris (Malraux), Les esprits (Larivey), La Dévotion à la Croix (Caldéron de la Barca), Requiem pour une nonne (Faulkner), Les Possédés (Dostoïevski). IV. Le «nouveau roman» Pendant longtemps, l’appellation elle-même est restée renfermée entre les guillements. Elle ne s’affirme, définitivement, qu’à la publication, en 1964, de l’essai critique d’Alain Robbe-Grillet Pour un nouveau roman. Cette appellation en remplace d’autres qui essayaient de cerner le phénomène: «école du regard», «école du refus», «école de l’objet», ou bien celle que Jean-Paul Sartre a employé en préfaçant la réédition (1953) de Portrait d’un inconnu de Nathalie Sarraute - «antiroman». Les remarques préliminaires nous permettent d’une part de situer le phénomène - les années 1950 et 1960, d’autre part, elles mettent en relief certains traits caractéristiques d’un des chapitres importants de ce que Gerda Zeltner appelle «la grande aventure du roman français» (La grande aventure du roman français au XX^e siècle, Das Wagnis des französischen Gegenwartsroman). Il est difficile de déterminer à quel point le nouveau roman constitue le courant principal de la période indiquée. Il en est sûrement un phénomène remarqué et largement commenté par la critique littéraire qui en augmente la répercussion. D’où aussi, l’effet d’amplification: les exigences «intellectualistes» de la critique littéraire exacerbant l’intellectualisme de l’écriture adressée à un public d’intellectuels. Toujours est-il que le nouveau roman est devenu un des traits marquants de la période indiquée, avec des prolongements importants jusqu’à nos jours où on parle du nouveau nouveau roman (cf. Jean-Philippe Toussaint La salle de bains, 1985, L’Appareil photo, 1989, La Réticence). Néanmoins, il ne faut pas oublier non plus que le nouveau roman ne représente qu’un des courants de l’époque et que son apparition n’amène nullement la disparition de la tradition romanesque française: car le nouveau roman est à la fois le résultat de cette tradition même et la rupture d’avec elle. En effet, le nouveau roman s’articule doublement à la tradition française. Entre les deux grands pôles - social (Balzac, Zola) et individualiste (Stendhal, Flaubert, Proust) - du roman français, le nouveau roman constitue le prolongement indéniable de la seconde tendance. Mais il est également le point le plus radical de la mise en doute du modèle essentialiste de l’écriture, notamment de la fiction littéraire. Si Marcel Proust peut croire encore au bien-fondé et à la réalité et la vraisemblance de son monde reconstitué, André Gide, lui, s’ingénie déjà, à jouer avec le caractère fictif de cette fiction même (cf. Les Faux-Monnayeurs, Les Caves du Vatican) - la seule vérité étant désormais l’écriture elle-même. Or, le nouveau roman se montre bien plus radical en s’acharnant contre la fiction elle-même: fictive, infondée, elle n’a pas de raison d’être. Toutes les catégories narratives traditionnelles - personnage (caractère, psychologie), action, récit, temps, espace - s’en trouvent bouleversées. Le nouveau roman est souvent une écriture de rupture: Claude Mauriac (fils de François Mauriac) intitule son essai L’Alittérature contemporaine (1958). Ceci explique, en retour, son succès auprès de la critique littéraire qui y voit, tel Roland Barthes, une machine de combat contre le roman traditionnel. Sous l’aspect de la modernité, le nouveau roman correspond à la révolution de la peinture et de la sculpture abstraites dans les arts figuratifs. Ici et là, un même effort est perceptible: celui d’éviter le «contenu» traditionnel ou plutôt de transformer la forme en contenu même de l’oeuvre. L’explication du succès du nouveau roman serait sans doute incomplète sans l’évocation du climat intellectuel et existentiel de l’époque: «Le dégoût de la littérature "conventionnelle" a sa source dans les tragédies de ce demi-siècle. La guerre de 1939-1945 a laissé des traces cruelles: l’Europe en a été marquée dans sa chair et son esprit a reçu un avertissement ineffaçable. La bombe d’Hiroshima - éclatant après l’ouverture des camps de concentration - a fait l’effet d’une sinistre Annonciation. Une humanité désenchantée éprouve aujourd’hui la fragilité du monde /.../. Bien entendu, pour ces romanciers désenchantés, il n’est plus question de faire "concurrence à l’état civil". /.../ C’est qu’ils ont conscience d’écrire "quand une connaissance véritable des hommes n’est plus possible, quand l’adéquation du roman à une réalité totale n’est plus possible, quand la vérité n’est plus possible".» (Pierre de Boisdeffre, Une histoire vivante de la littérature d’aujourd’hui) Le nouveau roman ressort, en quelque sorte, du même mal existentiel qui avait donné sa force au développement de l’existentialisme et du théâtre de l’absurde: «Bref, le romancier est entré dans ce que Nathalie Sarraute appelle "l’ère du soupçon". Invoquant les grands exemples de Joyce, de Proust, de Kafka, il affirme que le roman doit cesser d’être une description des êtres pour devenir une interrogation sur l’Être.» (Boisdeffre, ibidem) De nature individualiste et se présentant comme rupture, le nouveau roman ne constitue pas une école, ni un courant au sens traditionnel du mot, c’est-à-dire comme un phénomène de groupe ou groupement littéraire. Il n’y a pas eu de programme commun ou de manifestes dans lequel les membres du groupe pourraient se reconnaître. Il n’y a pas eu donc de «manifeste» du nouveau roman. Chaque auteur se forge sa propre poétique, soutenue par sa propre théorie. Si, malgré cela, on parle des «nouveaux romanciers», il s’agit d’une extrapolation ex-post de certrains traits généraux communs: 1^o volonté de rupture d’avec la forme tradtionnelle du roman; 2^o reconnaissance d’une filiation «moderniste» dans la tradition romanesque: Proust, Cendrars, Joyce, Faulkner, Kafka, certains surréalistes (problème de la créativité du langage); 3^o reconnaissance des affinités avec d’autres arts: peinture et sculpture abstraites, cinéma; 4^o reconnaissance du problème de la psychologie et de la psychanalyse (pour certains); 5^o concentration sur les techniques narratives; l’oeuvre littéraire est associée étroitement à une réflexion théorique (Sarraute, L’Ère du soupçon; Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman;, Butor, Répertoire I-IV; Claude Mauriac, De la littérature à l’alittérature); 6^o sujets: banalité du quotidien, lieux communs. Auteurs: Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Michel Butor, Claude Simon, Robert Pinget, Claude Mauriac, Marguerite Duras, etc. Nathalie Sarraute (1900-1999) Influencée par Proust, Virginia Woolf et Dostoïevski, Nathalie Sarraute poursuit, dès ses débuts, une entreprise de démystification du roman. Elle s’en explique dans son essai de critique littéraire L’Ère du soupçon (1956). Ce soupçon, c’est avant tout le soupçon légitime du lecteur vis-à-vis de l’auteur traditionnel (Nathalie Sarraute vise Marcel Proust) présentant en même temps et d’un seul souffle et la psychologie des personnages et l’action (l’intérieur et l’extérieur). Non seulement une action «construite» en intrigue (avec suspens et dénouement), mais aussi la psychologie sont une fiction inacceptable et qui montre le caractère conventionnel de toute écriture traditionnelle. Elle envisage comme solution le rejet de la psychologie (explications explicites du caractère, des motivations) en vue de la mise à jour du Moi véritable, débarrassé des enduits factices dont l’éducation, la vie en société, les préjugés et les lieux communs l’ont recouvert: cette effort vise à dépister ce qui est en dessous de la psychologie - les tropismes - mouvements involontaires, inconscients, réactions spontannés et réflexes conditionnés - dont l’écrivain décrit les indices. Ce sont ces indices que le lecteur doit recueillir pour en reconstituer le personnage. Disciple de Proust et de Virginia Woolf, Sarraute pousse encore plus loin la technique du flux de conscience, vers le monologue intérieur. Oeuvre: Tropismes (1939), Portrait d’un inconnu (1948), Martereau (1953), Le Planétarium (1959), Les Fruits d’or (1963), Vous les entendez? (1972), Disent les imbéciles (1976), L’Usage de la parole (1980), Enfances (1986), Tu ne t’aimes pas (1989), Ici (19995), Ouvrez (1997); drames: Le Silence (1966), Le Mensonge (1966), Elle est là (1978, Pour un oui, pour un non (1982). Alain Robbe-Grillet (* 1922) Pour comprendre l’écriture du romancier, il est utile de se reporter à son essai Pour un nouveau roman (1964), où il semble reprendre l’argumentation de Nathalie Sarraute et ses griefs au roman traditionnel. Comme Sarraute, il est le partisan de la technique des indices, mais ceux-ci ne doivent pas être d’ordre psychologique ou psychique, mais matériel. C’est par delà le matériel que le lecteur, éventuellement, peut remonter ou accéder à la représentation d’un personnage et de sa psychologie. Ainsi, aux dires de Pierre de Boisdeffre, «le roman devient expérience directe de l’entour de l’homme sans que cet homme puisse se prévaloir d’une psychologie, d’une métaphysique ou d’une psychanalyse. Le roman enseigne ainsi à regarder le monde non plus avec les yeux du confesseur, du médecin ou de Dieu, toutes hypostases du romancier classique, mais avec ceux d’un homme qui marche dans la ville sans autre horizon que le spectacle.» Selon Pierre de Boisdeffre, toujours, les romans de Robbe-Grillet cachent un récit intérieur (cf. le remarquable Voyeur, 1955). Car «l’objectivité au sens propre de ce terme est évidemment une chimère» (Robbe-Grillet). Par contre, Roland Barthes, a salué en Robbe-Grilet le Copernic du roman, lançant le modèle d’une écriture sans alibi, sans épaisseur et sans profondeur, privilégiant la promotion du visuel. Il le félicite d’avoir assassiné l’objet et l’espace classiques d’annoncer la naissance du roman futur: le roman de surface. Toujours est-il que c’est aussi une déshumanisation du roman. Oeuvres: Les Gommes (1953), Le Voyeur (1955, Jalousie (1957), Dans le labyrinthe (1959), La Maison de Rendez-vous (1965), Projet pour une révolution à New York (1970), Topologie d’une cité fantôme (1976), Souvenirs du triangle d’or (1978), Djinn (1981); collaboration cinématographique: L’Année dernière à Marienbad (1961), L’Immortelle (1963), Trans-Europe-Express (1966). Michel Butor (*1926) Les réflexions de Butor sur le roman semblent moins systématiques que celles de Robbe-Grillet, mais aussi plus variées (Répertoire I-IV): elle concernent par exermple le rôle des pronoms, les formes verbales, les temps, la temporalité (chaque instant constituant, par personnages interposés, l’intersection d’une infinité de temps-espaces), la représentation de l’espace, le rapport entre le lyrique et l’épique, etc. Michel Butor refuse résolument la littérature de divertissement et pense que le roman «évolue très lentement, mais inévitablement... vers une espèce nouvelle de poésie à la fois épique et didactique». Le grand modèle de Butor sont les romans de James Joyce, en particulier Ulysse et Finnegan’s Wake. C’est là l’idée qu’il se fait du récit moderne: un ouvrage dont l’«essence même» et de n’«être lisible et intelligible que graduellement», une «apparence de chaos», à l’intérieur duquel chacun peut entrer par des voies qui lui sont propres». Oeuvres: Passage de Milan (1954), L’Emploi du Temps (1956), La Modification (1957), Degrés (1960), Mobile, étude pour une représentation des États-Unis (1962), Description de San Marco (1963), 6 810 000 litres d’eau par seconde (1965), Portrait de l’artiste en jeune singe (1967), Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli (1971, Intervalle (1973), Le Rêve d’Irénée (1979), etc. L’apport du «nouveau roman consiste sans aucun doute dans l’expérimentation des nouvelles techniques scripturales et narratives et dans leur intégration dans le registre de la prose. Par sa recherche du «nouveau sérieux» de l’écriture (impact existentiel et philosophique), le nouveau roman préfigure le post-modernisme (Oulipo, Perec). V. La difficulté d’être de droite Le chapitre que nous allons ouvrir nous permettra - non pas d’épuiser la riche matière littéraire que la littérature de l’après 1945 nous offre - du moins d’en circonscrire un des aspects importants et, jusqu’ici, peu traité. Selon un mot connu d’André Gide «ce n’est pas avec de bons sentiments qu’on fait de la bonne littérature». L’auteur indique par là non seulement le problème cardinal du positionnement de la littérature - sa nécessité de tendre à l’anticonformisme et à la marginalité (comme ingrédient, presque obligé, de l’originalité), mais il exprime en quelque sorte un des crédos de sa génération qui occupait le devant de la scène littéraire de l’entre-deux-guerres. Anticonformisme, scandalisation, provocation, révolte morale, révolte esthétique, révolte politique liée à un engagement souvent extrémiste contre le vieux monde pourri - telle est souvent le trait caractéristique de bon nombre d’auteurs. Le phénomène a été pertinemment saisi par Raymond Aron dans L’Opium des Intellectuels (1955): «Beaucoup d’intellectuels qui ne veulent rien savoir de la dialectique vont de l’athéisme à la Révolution /.../ parce qu’elle détruit un monde médiocre ou odieux. Entre l’avant-garde littéraire et l’avant-garde politique joue la complicité de la haine éprouvée contre l’ordre ou le désordre établi. La Révolution bénéficie du prestige de la Révolte.» Les paroles de Raymond Aron se rapportent à la situation de l’après 1945, et à la prépondérance de l’engagement à gauche mais elles pourraient tout aussi bien être appliquées à la situation de la fin de la III^e République: la seule différence consiste dans le fait que l’engagement, avant 1940, est non seulement une affaire de la gauche (André Malraux, Jean-Richard Bloch, le groupe surréaliste), mais aussi - et dans une large mesure - de la droite. Citons le pôle intellectuel important que constituait pour les jeunes, mais aussi pour les «anciens» comme Georges Bernanos, la rédaction de l’Action française, journal fondé en 1908 et animé par Charles Maurras (1868-1952), Léon Daudet (1867-1942) et Jacques Bainville (1879-1936). Ce courant de pensée était caractérisé par la critique, voire le refus du libéralisme et du scientisme du 19^e siècle, par la volonté de renouveler les valeurs nationales (latines, méditerranéennes) en exaltant la traditionnelle France catholique (avec renvoi à la modernité catholique d’un Charles Péguy) et en mettant l’accent sur le renouveau de l’énergie vitale (cf. le futurisme italien). Le programme politique de Maurras et de Daudet attirait sans doute par son caractère utopique (imaginaire) même: «nationalisme intégral», monarchie héréditaire, antiparlementaire et décentralisée, faisant de l’Église catholique le garant de l’ordre. Les vendeurs du journal organisés en une sorte de groupes de combat, appelés «camelots du Roy» ont été eux aussi à l’origine de la virulence du mouvement, désavoué par l’Église en 1926. La qualité littéraire de Maurras et de Daudet est toutefois incontestable, tout comme l’influence que tous les deux exerçaient sur les jeunes. Les souvenirs de Pierre Boutang (1916-1998), de Michel Déon ou de Jacques Laurent sont là pour le confirmer. Bref, l’Action française est devenue, dans l’entre-deux-guerres, notamment, une tribune des divers anticonformismes de droite, mais aussi une des tribunes de la nouvelle génération littéraire: Thierry Maulnier (1909-1988), Lucien Rebatet (1903-1972), Robert Brasillach (1909-1945). Ceux que Jean-Paul Sartre a caractérisé, assez judicieusement, comme des «anarchistes de droite» (article: «Qu’est-ce qu’un collaborateur?»). Mais la gamme d’auteurs de tendances analogues pourrait être bien plus large: Henri de Montherlant (1895-1972), Jacques Chardonne (1884-1968), Paul Morand (1888-1976), Céline (1894-1961), etc. La guerre a porté un coup fatal au radicalisme de droite. Certains, comme Charles Maurras et son Action française, démenagée, durant la guerre, à Lyon, cachent leurs sentiments anti-allemands en croyant se sacrifier à la cause nationale - par le soutien apporté à l’État Français du maréchal Philippe Pétain et à sa révolution nationale. D’autres, tel Robert Brasillach et la rédaction de Je suis partout, envisagent la révolution nationale selon le modèle italien et allemand: c’est parmi ces révolutionnaires de droite que se recrutent des collaborateurs convaincus. Pour d’autres, c’est aussi une affaire d’occasions à exploiter, comme celle de la direction de la Nouvelle Revue Française, prise par Drieu La Rochelle. Le résultat: à l’issue de la guerre, le radicalisme de droite est discrédité, et, avec lui, toute droite - chrétienne ou libérale - qui ne s’est rangée derrière Charles de Gaulle ou le Mouvement Républicain Populaire du catholique Georges Bidault. Il y a plus: le grand vainqueur idéologique du conflit, c’est l’autre radicalisme - celui du Parti Communiste se réclamant de ses 75.000 fusillés, chiffre aujourd’hui contesté, mais que personne, à l’époque n’osait mettre en doute. (On sait que le procès de Nuremberg n’a recensé que 29.660 Français fusillés, toutes tendances politiques et races confondues, par les Allemands.) Le Parti Communiste contrôle de fait un certain nombre d’organismes: Front National, Comité National des Écrivains, Union Nationale des Intellectuels, Maison de la Pensée Française - où la présence des non-communistes - François Mauriac, Mgr. Chevrot, le R.P. Chaillet - vrais otages des premiers - ne servait que de simple façade de la pluralité. Sous le couvert de l’union sacrée contre le fascisme, le Parti Communiste réussit à imposer ses hommes, ses vues, sa tactique. Aragon, grand maître du C.N.E. brusquement grossi, à la Libération, d’un flot d’écrivains dont la Résistance avait parfois été purement virtuelle, faisait régner la «terreur dans les Lettres». Sur la liste noire du C.N.E. figuraient non seulement des collaborateurs patentés, mais aussi des gêneurs dont il importait de fermer la bouche en leur interdisant de publier ou, au moins, en les couvrant de discrédit: Giono, Marcel Aymé, Jouhandeau, etc.). Les Lettres Françaises publient, le 9 septembre 1944 une première liste de 94 noms parmi lesquels figurent une bonne part de l’Académie Française et de l’Académie Goncourt. Une Commision d’Épuration est créée au sein du C.N.E. où figurent Paul Éluard, Gabriel Marcel, Raymond Queneau, Charles Vildrac, Vercors, Jacques Debû-Bridel, etc. En octobre une nouvelle liste «noire» est dressée qui comporte 158 noms. De nouveau, les collaborateurs convaincus y côtoient des personnalités aussi peu politisées que Jean Giono. La liste sert souvent d’indication aux tribunaux d’exception. Certains condamnés à mort sont exécutés (Robert Brasillach, Paul Chack, André Suarez), d’autres condamnés à mort finiront par être grâciés (Paul Rebatet), certains ne seront arrêtés que pour une garde à vue temporaire (éditeur Bernard Grasset, Jacques Chardonne), certains éviteront les ennnuis en s’exilant (Morand, en partie Céline), mais dans de nombreux cas la marque d’infamie, le déshonneur infligé sont un discrédit public qui empêchera ces auteurs d’être publiés pour une décennie au moins: Céline, Morand, Jouhandeau, Giono, etc. La liste «noire» a été largement diffusée (Lettres Françaises, Le Figaro). En 1946, le congrès mondial du PEN Club qui se tient à Stockholm accepte la diffusion mondiale de la liste. Louis Aragon s’attaque, à la une des Lettres Françaises, à André Gide en qui il voit le précurseur des collaborateurs à cause de ses écrits antisoviétiques (Retour d’U.R.S.S.). Les quelques détails que nous avons donnés sont destinés à illustrer à quel point le combat politique et le combat de politique littéraire restent imbriqués. Peu de voix de protestation s’élèvent au début, notamment celle de Jean Paulhan qui, après avoir démissionné du C.N.E (comme Duhamel, Gabriel Marcel, Jean Schlumberger) ose prendre, encore que sur le mode plaisant seulement, la défense des suspects dans une lettre adressée aux membres du C.N.E.: «Chers amis, l’épuration, vous le savez, mène la vie dure aux écrivains. Les ingénieurs, entrepreneurs et maçons qui ont bâti le mur de l’Atlantique, se promènent parmi nous bien tranquillement. Ils s’emploient à bâtir de nouveaux murs. Ils bâtissent les murs des nouvelles prisons, où l’on enferme les journalistes qui ont eu le tort d’écrire que le mur de l’Atlantique était bien bâti... Je me demande, quand je vous vois tous acharnés à la mort d’un Brasillach ou d’un Rebatet - furieux, et parlant avec Claude Morgan d’«insulte à tous nos martyrs» si d’aventure quelque victime vous échappe - je vous demande tout à fait innocents de ces hommes que, si allègrement, vous envoyez au poteau.» (Lettre aux membres du C.N.E. du 6 juillet 1947). François Mauriac est là aussi qui proteste en première page du Figaro en essuyant, encore une verte critique de Camus (Combat). La situation après 1945 est donc marquée par une rupture dans la continuité littéraire. La droite est en partie décimée, en partie discréditée. De plus, le discrédit a une valeur d’anticipation, étant tourné vers l’avenir. Après 1945, il est honteux, voire inadmissible de se déclarer de droite, ou, du moins, d’une certaine droite, en particulier dans les milieux intellectuels qui inclinent à penser, comme André Malraux, que la dignité de l’esprit réside dans l’accusation de la vie et que «toute pensée qui justifie l’univers s’avilit dès qu’elle est autre chose qu’un espoir» (cité d’après Pierre de Boisdeffre, Une histoire vivante de la littérature d’aujourd’hui). D’autant plus le communisme s’offre alors comme une voie (morale, politique, éthique, intellectuelle) digne d’être suivie: «Le communisme est notre tentation parce qu’il constitue de nos jours la seule conception du monde qui soit totale et vivante. Il est plus qu’une philosophie, plus qu’une morale, plus qu’une doctrine /.../. Il apparaît comme la seule doctrine capable de combler l’abîme creusé par la faillite du christianisme et de l’individualisme classique. Marx a succédé à saint Thomas et à Descartes, comme un âge nouveau succède à un âge révolu». (Paul Van den Bosch, Les Enfants de l’Absurde) La «gamme intellectuelle» de l’après-guerre s’en trouve quelque peu réduite. Les courants principaux correspondent, curieusement au tripartisme politique d’alors: marxistes, existentialistes et personnalistes se partagent le gouvernement des esprits. Rares sont ceux qui, dans une conjoncture personnelle et intellectuelle particulière comme celle de Georges Bernanos (1888-1848) réussisent à garder le privilège d’un radicalisme de droite et qui ne soit pas perçu comme le prolongement d’un traditionalisme bienpensant. Le parcours intellectuel de Bernanos peut en effet sembler surprenant: catholique, nationaliste, camelot du Roy puis journaliste de l’Action Française jusqu’à la rupture d’avec Maurras; anticommuniste et partisan du général Franco en Espagne jusqu’au moment où il se rend compte des atrocités commis par les franquistes (Les grands cimetières sous la lune, 1938); anglophobe, il s’élève contre la capitulation de la diplomatie française à Munich; écoeuré par l’Europe, il émigre au Paraguay, puis au Brésil où il passera toute la guerre en écrivant des textes combatifs, publiés par la résistance (Lettre aux Anglais, Enfants humiliés, 1949): c’est la dénonciation d’une civilisation trahie par ses élites, la dénonciation, aussi, du «réalisme politique» conduisant à la servitude au même titre que le machinisme et la déshumanisation totalitaire du monde moderne. C’est à ce personnage que le jeune Roger Nimier rend visite à l’hôtel parisien que Bernanos habite à son retour du Brésil. Nimier en tire un essai admiratif Le grand d’Espagne (1950). La «vision chevaleresque», anticonformiste du grand écrivain catholique qu’a la jeune génération montante, celle de Nimier, est significative. Que devient, dans le contexte de l’après 1945 l’idée de l’anticonformisme? Elle s’incarne en partie dans l’existentialisme: mais là, elle est orientée par l’engagement sartrien vers une utilité politique ou sociale, le plus souvent en accord avec l’autre grand engagement, celui des communistes. Il y a aussi le surréalisme renaissant sous la houlette d’André Breton rentré des États-Unis, mais il reste plutôt limité. Autrement dit, il se manifeste rarement parmi les intellectuels de gauche dont la pensée, dominante à l’époque, est taxée par Marcel Aymé de nouveau conformisme (Le Confort intellectuel, 1949). Il y a bien sûr plusieurs exceptions éclatantes: Roger Vailland (1907-1965), l’ancien surréaliste du Grand Jeu, et dont l’engagement communiste (Beau Masque, 1945) n’explique nullement ses chef- d’oeuvres dandy et libertins (Drôle de jeu, 1945; La loi, 1957). C’est aussi le cas d’un autre anticonformiste «anarchiste», avec des amitiés existentialistes et de gauche, qu’est Boris Vian (1920-1959; romans L’écume des jours, 1947; L’automne à Pékin, 1947; L’Herbe rouge, 1950; L’arrache-coeur, 1953; mais aussi J’irai cracher sur vos tombes, 1946; Elle se rendent pas compte, Et on tuera tous les affreux, 1948; théâtre: L’Équarrrissage pour tous, 1948, Les Bâtisseurs d’empire, 1959; poésie: Cantilènes en gelée, 1950). Toutefois, le nouvel anticonformisme - provocateur, volontairement cynique - devient dans la période de l’après-guerre l’apanage de la jeune droite littéraire. En effet, par suite des événements - épurations, listes noires, émigrations, interdictions ou refus de publier - le champ littéraire a été évacuée par l’ancienne droite, celle qui s’était compromise par la collaboration ou par sa loyauté envers le régime de Vichy. Cet espace vide, abhorré par l’opinion bienpensante et où nombreux sont ceux qui craignent de s’engager est investi par une génération de jeunes non compromis par la guerre, donc assez jeunes pour échapper, tout en affichant leur anarchisme de droite, aux accusations dont fait l’objet l’ancienne droite. Ces jeunes finissent par s’imposer à partir de 1950. On les désigne du nom des hussards que leur a donné Bernard Frank, un jeune rédacteur des Temps Modernes sartriens. Ce sont eux qui, dans les années 1950, créent une alternative aussi bien au non- conformisme de l’existentialisme, qu’au nouveau roman. Leur seconde heure de gloire viendra au déclin de ce dernier dans les années 1970 et elle se poursuit jusqu’à nos jours. Il s’agit de jeunes, nés vers 1925: Roger Nimier (1925-1962), Jacques Laurent (* 1919), Antoine Blondin (1922-1991), Michel Déon (* 1919), à qui on joint parfois François Nourissier (* 1927), Françoise Sagan (* 1935) et d’autres. Trop jeunes pour être compromis par les événements de la guerre, mais déjà conscients de toutes les humiliations subies (occupation allemande, guerres et défaites d’Indochine et d’Algérie) et dont ils ne manquent pas d’accuser leurs aînés, ces parents bienpensants, libéraux, matérialistes et corrompus: «Vingt ans et les fumées d’Hiroshima pour nous apprendre que le monde n’était ni sérieux, ni durable /.../. Chargées de cadavres, quelques années ont glissé parmi nos rires, notre dégoût. Fâchés contre ce pays, mécontents de sa fausse gloire, une belle carrière de révolté s’ouvrait devant nous /.../. Hélas! À peine avions-nous fait un pas dans cette voie, nous reculions avec horreur: il y avait une académie de la révolution, un conseil supérieur du désordre et la poussière collait sur une flaque de sang, précieusement conservée comme emblème national. Quitte à désespérer nos vieilles tantes démocrates, il fallait trouver autre chose /.../.» (Roger Nimier, Le Grand d’Espagne) Tout en refusant à la fois l’engagement sartrien et la démocratie «bienpensante», condamnée pour sa médiocrité, ces non-conformistes de droite se stylisent souvent dans des attitudes dandys, attitudes des années folles 1920 (voitures, voyages), cultivant l’art de l’arrogance hautaine, du désengagement, s’il n’est littéraire. Plus question des cheveux en bataille ni du col roulé, finies les signatures au bas des pétitions et tracts. La nouvelle mode consiste en une mise soignée qui devient de règle: chemises propres, cravates choisies, complets décents. Le mileu littéraire est placé entre les salons et certains cafés de Saint-Germain (brasserie Lipp, Rhumerie Martiniquaise). C’est aussi le culte des belles voitures: la Delahaye que Roger Nimier, la Jaguar de Françoise Sagan. Littérairement, ils se situent résolument dans le filon de la tradition individualiste, d’apparence la plus classique possible, mais en fait expérimentatrice et souvent subversive, ayant pour modèles Stendhal, Musset, Benjamin Constant, Mme de Lafayette et, bien sûr, les grands dandys des années 1920 - Morand, Chardonne, Cocteau, Jouhandeau, André Fraigneau. Cas à part, Roger Nimier ne cessera de combattre pour la réhabilitation littéraire de Céline. Certains ne désavoueront jamais non plus leur affinité avec Maurras, Bainville, Léon Daudet et l’Action Française (Déon, Laurent). À l’intérieur du champ littéraire contemporain, ils se montrent adversaires de l’existentialisme qu’ils ridiculisent. Jacques Laurent compare dans Paul et Jean-Paul deux écrivains à thèse - Paul Bourget et Sartre - pour montrer qu’en fait les existentialistes ne savent même pas écrire dans un français correct. Mais ils n’épargnent pas non plus François Mauriac (Mauriac sous de Gaulle, 1964). Bientôt, le groupe aura sa tribune littéraire. D’abord La Table Ronde, dirigée par Mauriac, plus tard Opéra, dirigé par Nimier, la revue Arts, sous la direction de Jacques Laurent, et La Parisienne, une revue de luxe dirigée par Laurent, ensuite par Nourissier, et financée largement par Pierre Lazareff. La rédaction reste ouverte à une pléiade d’auteurs comme Michel Déon, Félicien Marceau, Guy Dupré, Michel Mohrt, Antoine Blondin, Stéphen Hecquet, mais elle négocie également le retour progressif des anciens - Morand, Emmanuel Berl, Jouhandeau, Fraigneau. Les traits dominants qui caractérisent les hussards concernent tant la thématique que la conception de l’écriture. Dans leurs romans nous recontrons souvent les jeunes dandys désenchantés, révoltés contre la génération des pères dont ils condamnent la médiocrité, la grisaille. Ces jeunes chevaliers, respectueux du prix de l’amitié et de l’amour, sont les déçus de l’histoire et de la vie. Le sentiment tragique se cache sous l’humour, l’ironie et le sarcasme. Optant pour une écriture néo-classique, apparemment contraire aux expériences du nouveau roman, les hussards développent néanmoins une poétique expérimentale du «sérieux de la fiction» et du jeu. La conception ludique de la littérature va de paire avec les expériences de l’OULIPO. Elle anticipe les tendances post-modernes des années 1970. C’est la période où les hussards rencontrent enfin la faveur du public et où deux d’entre eux - Michel Déon et Jacques Laurent - entrent à l’Académie française. On commence à parler, également, des «nouveaux hussards»: Patrick Modiano (* 1945), Denis Tillinac (* 1947), Patrick Besson (* 1956), Eric Neuhoff (* 1957). Roger Nimier: romans Les Épées (1948), Perfide (1950), Le hussard bleu (1950), Les enfants tristes (1951), Histoire d’un amour (1953), D’Artagnan amoureux ou cinq ans avant (1962), L’Étrangère (1968); récits Les Indes Galandes (1990); eseje Les écrivains sont-ils bêtes? (1990), Le Grand d’Espagne (1949), Amour & Néant (1951). Antoine Blondin: romans L’Europe Buissonnière (1949), Les Enfants du Bon Dieu (1952), L’Humeur vagabonde (1955), Un singe en hiver (1959), Monsieur Jadis ou l’école du soir (1970), Quat’saisons (1975). Michel Déon: romans Je ne veux jamais l’oublier (1950), La corrida (1952), Le Dieu pâle (1971), Les Trompeuses espérances (1956), La carotte et le bâton (1960), Tout l’amour du monde, 2 volumes (1955, 1960), Les gens de la nuit (1958), Les poneys sauvages (1970), Un taxi mauve (1973), Le jeune homme vert (1975), Les vingt ans du jeune homme vert (1977), Je vous écris d’Italie (1984), Un déjeuner de soleil (1981), La Montée du soir (1987), Madame Rose (1998). Jacques Laurent sous le preudonyme Cecil Saint-Laurent: romans Caroline chérie (1948), Le Fils de Caroline chérie (1950), Un caprice de Caroline chérie (1951), Lucrèce Borgia (1953), L’Assassin frappe avant d’entrer (1954), La Fille de Mata Hari (1954), Clarisse (1980), L’erreur (1987); Jacques Laurent: romans Les Corps tranquilles (1949), Le Petit Canard (1954), Les Bêtises (1971), Les sous-ensembles flous (1981), Les Dimanches de Mlle Beaunon (1982), Le Dormeur debout (1986), Le Miroir aux tiroirs (1990); Stendhal/Laurent, Lamiel suivi de La fin de Lamiel (1965). VI. Littérature comme «un jeu sérieux» - Collège de pataphysique, Club des Savanturiers, Ouvroir de littérature potentielle À côté des hussards, la fiction littéraire reste au centre de l’intérêt d’autres auteurs qui, peu à peu s’affirment dans le champ littéraire et culturel. Si dans les années 1950, encore, ces auteurs sont considérés comme marginaux, extravagants, dès les années 1960, ils s’affirment comme grands auteurs: Boris Vian, Raymond Queneau ou Georges Perec sont aujourd’hui les grands classiques. Là encore, nous n’avons pas affaire à une école littéraire au sens traditionnel, mais à des associations libres d’auteurs pour qui la fiction reste au coeur de leur jeu littéraire. Le cas de Raymond Queneau ou de Boris Vian sont caractéristiques. Pendant longtemps la critique (et le public) n’arrivaient pas à cerner ni à jauger leurs oeuvres: s’agit-il de simples canulars littéraires (cf. les pseudonymes Vernon Sullivan chez Vian et Sally Mara chez Queneau) ou faut-il, au contraire, les prendre au sérieux? Ou bien, faut-il adopter une attitude libre de tout préjugé traditionnel, celle qu’exprime par exemple Claude Simonnet: «/.../ il est essentiel qu’on puisse, à propos de Chiendent, parler de Parménide, du cogito, de phénoménologie existentielle ou de théologie gnostique, mais il est tout aussi essentiel qu’on puisse très bien ne pas en parler.» (Claude Simonnet, Queneau déchiffré). Un autre point commun avec les hussards semblerait être le rapport que la fiction assume face à l’Histoire. Au fond, il s’agit, peut-être, de la même réaction contre le «sens de l’Histoire», contre la «raison historique», contre l’«optimisme historique» au profit du hasard, du particulier, de l’individuel. Par là, ces auteurs aussi préfigurent les tendances post-modernistes qui s’imposeront, en France, après 1968. Les auteurs de cette tendance ne forment ni un mouvement, ni une génération compacts. Raymond Queneau est né en 1903, Boris Vian en 1920, Georges Perec en 1936. Les groupes auxquels ils participent ont dès le début une forme d’associations libres, «non sérieuses»: dans les années 1950 ce sont le Club des Savaturiers (club qui se destine à la promotion de la science-fiction; Queneau, Vian), le Collège de Pataphysique qui perpétue la mémoire du grand pataphysicien Alfred Jarry et au sein duquel Queneau et Vian auront le grade de Satrapes. En 1961 est fondé l’OULIPO (OUvroir de LIttérature POtentielle) par Raymond Queneau, François le Lionnais, Jean Lescure, Jacques Roubaud, Noël Arnaud, Jacques Bens, Claude Berge, Jacques Duchateau, Marcel Duchamp, Ross Chambers, etc. Plus tard, Georges Perec rejoindra le mouvement. Le but en est de «proposer aux écrivains de nouvelles «structures», de nature mathématique ou bien encore inventer de nouveaux procédés artificiels ou mécaniques, contribuant à l’activité littéraire» (Paul Gayot, Raymond Queneau). Ainsi «au temps des créations CRÉÉES qui furent ceux des oeuvres littéraires que nous connaissons, devrait succéder l’ère des créations CRÉANTES, susceptibles de se développer à partir d’elles-mêmes et au-delà d’elles-mêmes, d’une manière à la fois prévisible et inépuisablement imprévue» (Ibidem). Voici quelques-unes des nouvelles méthodes proposées: 1^o La méthode S+7 Elle consiste à remplacer, dans un texte pris au hasard tous les substantifs (S) par d’autres, ceux que l’on trouve dans un dictionnaire et qui y figurent à la 7^e place à compter à partir du substantif de départ. Texte primitif (Le Monde, 6.5. 1961): «Marché alourdi: Des prises de bénéfice ont eu lieu, aujourd’hui encore, mais les offres ont été absorbées beaucoup moins aisément que la veille.» Texte transformé: «Marécage alourdi: Des privautés de bénitier ont eu lieu encore aujourd’hui, mais les oiseaux ont été absorbés beaucoup moins facilement que le vélocipède.» 2^o Les permutations Il s’agit de permutations qui s’effectuent entre deux mots appartenant à la même catégorie du discours selon les différents schémas des rimes de la versification française (permutations plates, croisées, embrassées, etc.). Voici un exemple des permutations plates d’après Musset: Comme il fait noir dans la forme J’ai cru qu’une vallée voilée Flottait là-bas sur la prairie Elle sortait de la forêt. L’herbe rasait son pied fleuri... 3^o Les isomorphismes Il s’agit de réécrire un texte en conservant les mêmes morphèmes (isovocalisme, isoconsonantisme) ou le même schéma grammatical (isosyntaxisme): Le liège le titane et le sel aujourd’hui Vont-ils nous repiquer avec un bout d’aine ivre Ce mac pur oublié que tente sous le givre Le cancanant gravier des coqs qui n’ont pas fui (transformation de «Le vierge, le vivace...» de Mallarmé) 4^o L’écriture lipogrammatique Elle consiste dans la contrainte d’une absence: on s’abstient d’utiliser une lettre, une forme grammaticale, etc. Exemple le roman de Georges Perec La Disparition d’où la lettre "e" est absente. L’inventaire des procédés mentionnés n’a d’autre valeur qu’indicative. Il permet néanmoins de mettre en relief le rôle de la contrainte, d’un ordre librement accepté ou imposé comme la condition même de l’écriture. Sur ce point, également, l’OULIPO rejoint la poétique des hussards et leur néo-classicisme. Les deux se retrouvent ainsi à l’opposé de l’éthique de l’avant-garde qui, elle, mettait l’accent sur la liberté de création qu’apporte la nouveauté dans l’art. La poétique basée sur la contrainte et le détournement de l’ordre n’en est pas moins innovatrice. Queneau a raison d’affirmer: «Nous sommes les Copernic des futurs Kepler.» (Ibidem) En cela aussi L’OULIPO précède la post-modernité des années 1970. Raymond Queneau (1903-1976) Licencié de philosophie, membre du groupe surréaliste (sous-groupe de la rue du Château avec Prévert, Tanguy, Marcel Duhamel) jusqu’en 1929, il est aussi un grand novateur du langage. Son but est de remplacer la vieille langue littéraire, pétrifiée, par la langue vivante. C’est aussi le pont de départ du roman Le Chiendent qui, à l’origine devait être une traduction du Discours de la méthode de Descartes en français «moderne». Mais la base de sa poétique est sans aucun doute le «jeu sérieux». Cela se voit, également dans sa poésie: Au petit jour naît la petite aube, la microaube puis c’est le soleil bien à plat sur sa tartine il finit par s’étaler, on le bat avec le blanc des nuages et la farine des fumées de la nuit et le soir meurt, la toute petite crêpe, la crépuscule. (Le Chien à la Mandoline) Poésie: Bucoliques (1947), Si tu t’imagines (1951) contient plusieurs recueils antérieurs Chêne et Chien (1937), Les Ziaux (1943), L’Instant fatal (1948), Petite suite (1948) et Petite cosmogonie portative (1950); Le Chien à la mandoline (1965), réunit deux reueils précédents Le Chien à la Mandoline (1958) et Sonnets (1958); Courir les rues (1967). Prose: Le Chiendent (1933), Les Derniers Jours (1937), Odile (1937), Les Enfant du Limon (1939), Un rude hiver (1939), Pierrot mon ami (1942), Exercices de style (1947), Saint Glinglin (1948), Le Dimanche de la Vie (1952), Les Oeuvres complètes de Sally Mara (1962) comprenant On est toujours trop bon avec les femmes (1947), Journal intime (1950) et Foutaises (1944); Les Fleurs bleues (1965). Georges Perec (1936-1982) Comme Raymond Queneau, il est un auteur multiforme. Son oeuvre conjugue plusieurs aspects: éléments autobiographiques encodés dans les fictions romanesques (W ou le souvenir d’enfance, 1975), sensibilité marxisante (Les Choses, 1965), voire anarchisante (Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour? (1966), expérimentation avec l’écriture. Celle-ci concerne d’une part la narration et les catégorie narratives (Un homme qui dort, 1967; Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, 1975), d’autre part elle est attirée par les procédés oulipiens mis en oevre notamment dans les romans lipogrammatiques La Disparition (1969; la lettre "e" est absente du texte) et Les Revenentes (1972; seule la lettre "e" est utilisée) ou dans le roman-puzzle La Vie mode d’emploi (1978). Toutefois, plus que par l’expérimentation et la créativité pleine d’humour et d’ironie, l’oeuvre de Perec attire par la vérité humaine dont elle dépositaire. Jacques Roubaud (* 1932) Mathématicien, il a appartenu aux piliers du groupe OULIPO en appliquant la théorie combinatoire aux genres codés et aux phénènes culturels consacrés par la tradition: la poésie de troubadours, le roman courtois, la poésie japonaise. Poésie: 0 (1967; 0 = symbol mathématique «appartenant à», avec l’application du jeu «go»), Mono no aware (1970), Trente et un au cube (1973), Autobiographie, chapitre 10 (1977), Les Animaux de tout le monde (1984), Échanges de la lumière (1990), Pluralité des mondes de Lewis (1991), Les Animaux de personne (1991). Théâtre: Graal-Théâtre (1977), Joseph d’Arimathie et Merlin l’Enchanteur. Graal-Théâtre II (1981). Romans: Graal-Fiction (1978), Le Chevalier Silence (1997), Le Grand incendie de Londres: récit avec incises et bifurcations (1989), La Boucle (1993), Mathématique (1997), Poésie (2000).