Gérard de Nerval (1808-1855) Notre-Dame de Paris Notre-Dame est bien vieille; on la verra peut-être Enterrer cependant Paris qu'elle a vu naître. Mais, dans quelque mille ans, le temps fera broncher Comme un loup fait un bœuf, cette carcasse lourde, Tordra ses nerfs de fer, et puis d'une dent sourde Rongera lentement ses vieux os de rocher. Bien des hommes de tous les pays de la terre Viendront pour contempler cette ruine austère, Rêveurs, et relisant le livre de Victor... — Alors, ils croiront voir la vieille basilique Toute ainsi qu'elle était puissante et magnifique, Se lever devant eux comme l'ombre d'un mort! Le soleil et la gloire Quiconque a regardé le soleil fixement Croit voir devant ses yeux danser obstinément Partout, à terre, au ciel — une tache livide! Ainsi bien jeune encore et plus audacieux Je vis briller la gloire et j'y fixai les yeux, — Hélas! c'en était trop pour mon regard avide! Depuis, m'importunant comme un oiseau de deuil, Partout, sur quelque objet que j'arrête mon oeil, Je la vois se poser aussi, la tache noire !... Quoi ! partout entre moi sans cesse et le bonheur! Oh! c'est que l'aigle seul, — malheur à nous, malheur – Contemple impunément le soleil et la gloire! Le réveil en voiture Voici ce que je vis: — Les arbres sur ma route Fuyaient mêlés, ainsi qu'une armée en déroute; Et sous moi, comme ému par les vents soulevés, Le sol roulait des flots de glèbe et de pavés. Des clochers conduisaient parmi les plaines vertes Leurs hameaux aux maisons de plâtre, recouvertes En tuiles, qui trottaient ainsi que des troupeaux De moutons blancs, marqués en rouge sur le dos. Et les monts enivrés chancelaient: la rivière Comme un serpent boa, sur la vallée entière Etendu, s'élançait pour les entortiller... — J'étais en poste, moi, venant de m'éveiller! Le relais En voyage, on s'arrête, on descend de voiture, Puis entre deux maisons on passe à l'aventure, Des chevaux, de la route et des fouets étourdi, L'œil fatigué de voir et le corps engourdi. Et voici tout à coup, silencieuse et verte, Une vallée humide et de lilas couverte, Un ruisseau qui murmure entre les peupliers, — Et la route et le bruit sont bien vite oubliés! On se couche dans l'herbe et l'on s'écoute vivre, De l'odeur du foin vert à loisir on s'enivre, Et sans penser à rien on regarde les cieux... Hélas! une voix crie: «En voiture, messieurs!» Fantaisie II est un air, pour qui je donnerais Tout Rossini, tout Mozart et tout Wèbre, Un air très vieux, languissant et funèbre, Qui pour moi seul a des charmes secrets. Or, chaque fois que je viens à l'entendre, De deux cents ans mon âme rajeunit... C'est sous Louis XIII — et je crois voir s'étendre Un coteau vert, que le couchant jaunit; Puis un château de brique à coins de pierre, Aux vitraux peints de rougeâtres couleurs, Ceint de grands parcs, avec une rivière Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs. Puis une dame, à sa haute fenêtre, Blonde aux yeux noirs, en son costume ancien Que dans une autre existence peut-être J'ai déjà vue et dont je me souviens! El desdichado Je suis le ténébreux, — le veuf, — l'inconsolé, Le prince d'Aquitaine à la tour abolie: Ma seule étoile est morte, — et mon luth constellé Porte le soleil noir de la Mélancolie. Dans la nuit du tombeau, toi qui m'as consolé, Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie, La fleur^6 qui plaisait tant à mon cœur désolé, Et la treille où le pampre à la rose s'allie. Suis-je Amour ou Phébus, Lusignan ou Biron? Mon front est rouge encor du baiser de la reine; J'ai rêvé dans la grotte où nage la sirène... Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron, Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée Les soupirs de la sainte et les cris de la fée. Myrtho Je pense à toi, Myrtho, divine enchanteresse, Au Pausilippe altier, de mille feux brillant, A ton front inondé des clartés d'Orient, Aux raisins noirs mêlés avec l'or de ta tresse. C'est dans ta coupe aussi que j'avais bu l'ivresse, Et dans l'éclair furtif de ton œil souriant, Quand aux pieds d'Iacchus on me voyait priant, Car la Muse m'a fait l'un des fils de la Grèce. Je sais pourquoi, là-bas, le volcan s'est rouvert... C'est qu'hier tu l'avais touché d'un pied agile, Et de cendres soudain l'horizon s'est couvert. Depuis qu'un duc normand brisa tes dieux d'argile, Toujours, sous les rameaux du laurier de Virgile, Le pâle Hortensia s'unit au Myrte vert! Aurélia Le Rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l'image de la mort: un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l'instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l'œuvre de l'existence. C'est un souterrain vague qui s'éclaire peu à peu, et où se dégagent de l'ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres; le monde des Esprits s'ouvre pour nous. Aurélia, 1,1. Ici a commencé pour moi ce que j'appellerai l'épanchement du songe dans la vie réelle. A dater de ce moment, tout prenait parfois un aspect double, et cela, sans que le raisonnement manquât jamais de logique, sans que la mémoire perdît les plus légers détails de ce qui m'arrivait. Seulement, mes actions, insensées en apparence, étaient soumises à ce que l'on appelle illusion, selon la raison humaine... Cette idée m'est revenue bien des fois, que, dans certains moments graves de la vie, tel Esprit du monde extérieur s'incarnait tout à coup en la forme d'une personne ordinaire, et agissait ou tentait d'agir sur nous, sans que cette personne en eût la connaissance ou en gardât le souvenir. Mon ami m'avait quitté, voyant ses efforts inutiles, et me croyant sans doute en proie à quelque idée fixe que la marche calmerait. Me trouvant seul, je me levai avec effort et me remis en route dans la direction de l'étoile sur laquelle je ne cessais de fixer les yeux. Je chantais en marchant un hymne mystérieux dont je croyais me souvenir comme l'ayant entendu dans quelque autre existence, et qui me remplissait d'une joie ineffable. En même temps, je quittais mes habits terrestres et je les dispersais autour de moi. La route semblait s'élever toujours et l'étoile s'agrandir. Puis, je restai les bras étendus, attendant le moment où l'âme allait se séparer du corps, attirée magnétiquement dans le rayon de l'étoile. Alors je sentis un frisson ; le regret de la terre et de ceux que j'y aimais me saisit au cœur, et je suppliai si ardemment en moi-même l'Esprit qui m'attirait à lui, qu'il me sembla que je redescendais parmi les hommes. Une ronde de nuit m'entourait; - j'avais alors l'idée que j'étais devenu très grand, - et que, tout inondé de forces électriques, j'allais renverser tout ce qui m'approchait. Il y avait quelque chose de comique dans le soin que je prenais de ménager les forces et la vie des soldats qui m'avaient recueilli. Si je ne pensais que la mission d'un écrivain est d'analyser sincèrement ce qu'il éprouve dans les graves circonstances de la vie, et si je ne me proposais un but que je crois utile, je m'arrêterais ici, et je n'essayerais pas de décrire ce que j'éprouvai ensuite dans une série de visions insensées peut-être, ou vulgairement maladives... Étendu sur un lit de camp, je crus voir le ciel se dévoiler et s'ouvrir en mille aspects de magnificences inouïes. Le destin de l'Âme délivrée semblait se révéler à moi comme pour me donner le regret d'avoir voulu reprendre pied de toutes les forces de mon esprit sur la terre que j'allais quitter... D'immenses cercles se traçaient dans l'infini comme les orbes que forme l'eau troublée par la chute d'un corps ; chaque région, peuplée de figures radieuses, se colorait, se mouvait et se fondait tour à tour, et une divinité, toujours la même, rejetait en souriant les masques furtifs de ses diverses incarnations, et se réfugiait enfin, insaisissable, dans les mystiques splendeurs du ciel d'Asie. Cette vision céleste, par un de ces phénomènes que tout le monde a pu éprouver dans certains rêves, ne me laissait pas étranger à ce qui se passait autour de moi. Couché sur un lit de camp, j'entendais que les soldats s'entretenaient d'un inconnu arrêté comme moi et dont la voix avait retenti dans fa même salle. Par un singulier effet de vibration, il me semblait que cette voix résonnait dans ma poitrine et que mon âme se dédoublait pour ainsi dire, distinctement partagée entre la vision et la réalité. Un instant, j'eus l'idée de me retourner avec effort vers celui dont il était question, puis je frémis en me rappelant une tradition bien connue en Allemagne, qui dit que chaque homme a un double, et que, lorsqu'il le voit, la mort est proche. Je fermai les yeux et j'entrai dans un état d'esprit confus où les figures fantasques ou réelles qui m'entouraient se brisaient en mille apparences fugitives. Un instant, je vis près de moi deux de mes amis qui me réclamaient, les soldats me désignèrent ; puis la porte s'ouvrit, et quelqu'un de ma taille, dont je ne voyais pas la figure, sortit avec mes amis que je rappelais en vain. «Mais on se trompe ! m'écriai-je; c'est moi qu'ils sont venus chercher et c'est un autre qui sort!» Je fis tant de bruit, que l'on me mit au cachot. Aurélia, 1,3. Je ne sais comment expliquer que, dans mes idées, les événements terrestres pouvaient coïncider avec ceux du monde surnaturel, cela est plus facile à sentir qu'à énoncer clairement. Mais quel était donc cet esprit qui était moi et en dehors de moi ? Était-ce le Double des légendes, ou ce frère mystique que les Orientaux appellent Ferouïr ? - N'avais-je pas été frappé de l'histoire de ce chevalier qui combattit toute une nuit dans une forêt contre un inconnu qui était lui-même ? Quoi qu'il en soit, je crois que l'imagination humaine n'a rien inventé qui ne soit vrai, dans ce monde ou dans les autres, et je ne pouvais douter de ce que j'avais vu si distinctement. Une idée terrible me vint: «L'homme est double», me dis-je. - «Je sens deux hommes en moi », a écrit un Père de l'Église. Le concours de deux âmes a déposé ce germe mixte dans un corps qui lui-même offre à la vue deux portions similaires reproduites dans tous les organes de sa structure. Il y a en tout homme un spectateur et un acteur, celui qui parle et celui qui répond. Les Orientaux ont vu là deux ennemis: le bon et le mauvais génie. «Suis-je le bon? suis-je le mauvais? me disais-je. En tout cas, l'autre m'est hostile... Qui sait s'il n'y a pas telle circonstance ou tel âge où ces deux esprits se séparent? Attachés au même corps tous deux par une affinité matérielle, peut-être l'un est-il promis à la gloire et au bonheur, l'autre à l'anéantissement ou à la souffrance éternelle?» Un éclair fatal traversa tout à coup cette obscurité-Aurélia n'était plus à moi!... Aurélia, 1.9.