Jean-Arthur Rimbaud (1854-1891) «II s'agit d'arriver à l'inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n'est pas du tout ma faute. C'est faux de dire: Je pense. On devrait dire: On me pense. Pardon du jeu de mots. JE est un autre... » Lettre à Paul Demeny L'intelligence universelle a toujours jeté ses idées, naturellement; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau: on agissait par, on en écrivait des livres: telle allait la marche, l'homme ne se travaillant pas, n'étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains: auteur, créateur, poète, cet homme n'a jamais existé! La première étude de l'homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière; il cherche son âme, il l'inspecte, il la tente, l'apprend. Dès qu'il la sait, il doit la cultiver; cela semble simple: en tout cerveau s'accomplit un développement naturel; tant d'égoïstes se proclament auteurs; il en est bien d'autres qui s'attribuent leur progrès intellectuel! - Mais il s'agit de faire l'âme monstrueuse: à l'instar des comprachicos, quoi! Imaginez un homme s'implantant et se cultivant des verrues sur le visage. Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant! - Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu'il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu'aucun! Il arrive à l'inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues! Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables: viendront d'autres horribles travailleurs; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé! Je reprends: Donc le poète est vraiment voleur de feu. Il est chargé de l'humanité, des animaux même; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions; si ce qu'il rapporte de là-bas a forme, il donne forme; si c'est informe, il donne de l'informe. Trouver une langue; - Du reste, toute parole étant idée, le temps d'un langage universel viendra! Il faut être académicien, - plus mort qu'un fossile, - pour parfaire un dictionnaire, de quelque langue que ce soit. Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l'alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie! - Cette langue sera de l'âme pour l'âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. Le poète définirait la quantité d'inconnu s'éveillant en son temps dans l'âme universelle: il donnerait plus - que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès! Énormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès! Iluminations Enfance Je suis le saint, en prière sur la terrasse, - comme les bêtes pacifiques paissent jusqu'à la mer de Palestine. Je suis le savant au fauteuil sombre. Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque. Je suis le piéton de la grand'route par les bois nains; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d'or du couchant. Je serais bien l'enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet suivant l'allée dont le front touche le ciel. Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts. L'air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant. Aube J'ai embrassé l'aube d'été. Rien ne bougeait encore au front des palais. L'eau était morte. Les camps d'ombres ne quittaient pas la route du bois. J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit. La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom. Je ris au wasserfall blond qui s'échevela à travers les sapins: à la cime argentée je reconnus la déesse. Alors je levai un à un les voiles. Dans l'allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l'ai dénoncée au coq. A la grand'ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais. En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec ses voiles amassés, et j'ai senti un peu son immense corps. L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois. Au réveil il était midi. Bateau ivre Comme je descendais des Fleuves impassibles Je ne me sentis plus guidé par des haleurs: Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles, Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs. J’étais insoucieux de tous les équipages, Porteur de blés flamands ou de coton anglais. Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages, Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais. Dans les clapotements furieux des marées, Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants, Je courus ! et les Péninsules démarrées N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants. La tempête a béni mes éveils maritimes. Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes, Dix nuits, sans regretter l’oeil niais des falots. Plus douce qu’aux enfants la chaire des pommes sures, L’eau verte pénétra ma coque de sapin Et des taches de vins bleus et des vomissures Me lava, dispersant gouvernail et grappin. Et dès lors, je me suis baigné dans le poème De la mer, infusé d’astres et latescent, Dévorant les azurs verts où, flottaison blême Et ravie, un noyé pensif parfois descend, Où, teignant tout à coup les bleuités, délires, Et rythmes lents sous les rutilements du jour, Plus fortes que l’alcool, plus vastes que vos lyres, Fermentent les rousseurs amères de l’amour ! Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes, Et les ressacs, et les courants ; je sais le soir, L’aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes, Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir. J’ai vu le soleil bas taché d’horreurs mystiques, Illuminant de longs figements violets, Pareils à des acteurs des drames très antiques, Les flots roulant au loin leurs frissons de volets. J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies, Baisers montant aux yeux des mers avec lenteurs, La circulation des sèves inouïes, Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs. J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries Hystériques, la houle à l’assaut des récifs, Sans songer que les pieds lumineux des Maries Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs. J’ai heurté, savez-vous ! d’incroyables Florides Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux D’hommes, des arcs-en-ciel tendus comme des brides, Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux. J’ai vu fermenter les marais, énormes nasses Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan, Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces, Et les lointains vers les gouffres cataractant. Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises, Échouages hideux au fond des golfes bruns Où les serpents géants dévorés des punaises Choient des arbres tordus avec de noirs parfums. J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants. Des écumes de fleurs ont béni mes dérades Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants. Parfois, martyr lassé des pôles et des zones, La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux Montait vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes Et je restais ainsi qu’une femme à genoux, Presqu’île ballottant sur mes bords les querelles Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds ; Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles Des noyés descendaient dormir à reculons... Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses, Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau, Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau, Libre, fumant, monté de brumes violettes, Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur Qui porte, confiture exquise aux bons poètes, Des lichens de soleil et des morves d’azur, Qui courais taché de lunules électriques, Planche folle, escorté des hippocampes noirs, Quand les Juillets faisaient crouler à coups de triques Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs, Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues Le rut des Béhémots et des Maelstroms épais, Fileur éternel des immobilités bleues, Je regrette l’Europe aux anciens parapets. J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur : Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t’exiles, Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ? Mais, vrai, j’ai trop pleuré. Les aubes sont navrantes, Toute lune est atroce et tout soleil amer. L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes. Oh, que ma quille éclate ! oh ! que j’aille à la mer ! Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache Noire et froide où, vers le crépuscule embaumé, Un enfant accroupi, plein de tristesse, lâche Un bateau frêle comme un papillon de mai. Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames, Enlever leur sillage aux porteurs de coton, Ni traverser l’orgueil des drapeaux et de flammes, Ni nager sous les yeux horribles des pontons !