Victor Hugo (1802-1885) Stella (Les Châtiments) Je m'étais endormi la nuit près de la grève. Un vent frais m'éveilla, je sortis de mon rêve, J'ouvris les yeux, je vis l'étoile du matin. Elle resplendissait au fond du ciel lointain Dans une blancheur molle, infinie et charmante. Aquilon s'enfuyait emportant la tourmente. L'astre éclatant changeait la nuée en duvet. C'était une clarté qui pensait, qui vivait; Elle apaisait l'écueil où la vague déferle; On croyait voir une âme à travers une perle. Il faisait nuit encor, l'ombre régnait en vain, Le ciel s'illuminait d'un sourire divin. La lueur argentait le haut du mât qui penche; Le navire était noir, mais la voile était blanche; Des goélands debout sur un escarpement, Attentifs, contemplaient l'étoile gravement Comme un oiseau céleste et fait d'une étincelle. L'océan, qui ressemble au peuple, allait vers elle Et, rugissant tout bas, la regardait briller, Et semblait avoir peur de la faire envoler. Un ineffable amour emplissait l'étendue. L'herbe verte à mes pieds frissonnait éperdue. Les oiseaux se parlaient dans les nids; une fleur Qui s'éveillait me dit: c'est l'étoile ma sœur. Et pendant qu'à longs plis l'ombre levait son voile, J'entendis une voix qui venait de l'étoile Et qui disait: - Je suis l'astre qui vient d'abord. Je suis celle qu'on croit dans la tombe et qui sort. J'ai lui sur le Sina, j'ai lui sur le Taygète; Je suis le caillou d'or et de feu que Dieu jette, Comme avec une fronde, au front noir de la nuit. Je suis ce qui renaît quand un monde est détruit O nations! je suis la Poésie ardente. J'ai brillé sur Moïse et j'ai brillé sur Dante. Le lion océan est amoureux de moi. J'arrive. Levez-vous, vertu, courage, foi! Penseurs, esprits, montez sur la tour, sentinelles! Paupières, ouvrez-vous! allumez-vous, prunelles ! Terre, émeus le sillon; vie, éveille le bruit; Debout, vous qui dormez ! — car celui qui me suit, Car celui qui m'envoie en avant la première, C'est l'ange Liberté, c'est le géant Lumière! Le Mendiant (Les Contemplations) Un pauvre homme passait dans le givre et le vent. Je cognai sur ma vitre; il s'arrêta devant Ma porte, que j'ouvris d'une façon civile. Les ânes revenaient du marché de la ville, Portant les paysans accroupis sur leurs bâts. C'était le vieux qui vit dans une niche au bas De la montée, et rêve, attendant, solitaire, Un rayon du ciel triste, un liard de la terre, Tendant les mains pour l'homme et les joignant pour Dieu Je lui criai: «Venez vous réchauffer un peu. Comment vous nommez-vous ? » II me dit : « Je me nomme Le pauvre.» Je lui pris la main: «Entrez, brave homme.» Et je lui fis donner une jatte de lait. Le vieillard grelottait de froid; il me parlait, Et je lui répondais, pensif et sans l'entendre. «Vos habits sont mouillés, dis-je, il faut les étendre Devant la cheminée.» Il s'approcha du feu. Son manteau, tout mangé des vers, et jadis bleu, Étalé largement sur la chaude fournaise, Piqué de mille trous par la lueur de braise, Couvrait l'âtre, et semblait un ciel noir étoile. Et, pendant qu'il séchait ce haillon désolé D'où ruisselait la pluie et l'eau des fondrières, Je songeais que cet homme était plein de prières, Et je regardais, sourd à ce que nous disions, Sa bure où je voyais des constellations. Nox facta est (Fin de Satan) Depuis quatre mille ans il tombait dans l'abîme. Il n'avait pas encor pu saisir une cime, Ni lever une fois son front démesuré, Il s'enfonçait dans l'ombre et la brume, effaré, Seul, et, derrière lui, dans les nuits éternelles, Tombaient plus lentement les plumes de ses ailes. Il tombait foudroyé, morne, silencieux, Triste, la bouche ouverte et les pieds vers les cieux, L'horreur du gouffre empreinte à sa face livide. II cria: Mort! - les poings tendus vers l'ombre vide. Ce mot plus tard fut homme et s'appela Caïn. Il tombait. Tout à coup un roc heurta sa main; II l'étreignit, ainsi qu'un mort étreint sa tombe, Et s'arrêta. Quelqu'un, d'en haut, lui cria: - Tombe! Les soleils s'éteindront autour de toi, maudit ! – Et la voix dans l'horreur immense se perdit. Et, pâle, il regarda vers l'éternelle aurore. Les soleils étaient loin, mais ils brillaient encore. Satan dressa la tête et dit, levant ses bras: - Tu mens ! - Ce mot plus tard fut l'âme de Judas. Pareil aux dieux d'airain debout sur leurs pilastres, II attendit mille ans, l'œil fixé sur les astres. Les soleils étaient loin, mais ils brillaient toujours. La foudre alors gronda dans les cieux froids et sourds. Satan rit, et cracha du côté du tonnerre. L'immensité, qu'emplit l'ombre visionnaire, Frissonna. Ce crachat fut plus tard Barabbas. Un souffle qui passait le fit tomber plus bas. Les Misérables Waterloo Ils étaient trois mille cinq cents. Ils faisaient un front d'un quart de lieue. C'étaient des hommes géants sur des chevaux colosses. Ils étaient vingt-six escadrons, et ils avaient derrière eux, pour les appuyer, la division de Lefebvre-Desnouettes, les cent six gendarmes d'élite, les chasseurs de la Garde, onze cent quatre-vingt-dix-sept hommes, et les lanciers de la Garde, huit cent quatre-vingts lances. Ils portaient le casque sans crins et la cuirasse de fer battu, avec les pistolets d'arçon dans les fontes et le long sabre-épée. Le matin toute l'armée les avait admirés quand, à neuf heures, les clairons sonnant, toutes les musiques chantant Veillons au salut de l’Empire, ils étaient venus, colonne épaisse, une de leurs batteries à leur flanc, l'autre à leur centre, se déployer sur deux rangs entre la chaussée de Genappe et Frischemont, et prendre leur place de bataille dans cette puissante deuxième ligne, si savamment composée par Napoléon, laquelle, ayant à son extrémité de droite les cuirassiers de Milhaud, avait, pour ainsi dire, deux ailes de fer. L'aide de camp Bernard leur porta l'ordre de l'empereur. Ney tira son épée et prit la tête. Les escadrons énormes s'ébranlèrent. Alors on vit un spectacle formidable. Toute cette cavalerie, sabres levés, étendards et trompettes au vent, formée en colonnes par division, descendit, d'un même mouvement et comme un seul homme, avec la précision d'un bélier de bronze qui ouvre une brèche, la colline de la Belle-Alliance, s'enfonça dans le fond redoutable où tant d'hommes déjà étaient tombés, y disparut dans la fumée, puis, sortant de cette ombre, reparut de l'autre côté du vallon, toujours compacte et serrée, montant au grand trot, à travers un nuage de mitraille crevant sur elle, l'épouvantable pente de boue du plateau de Mont-Saint-Jean. Ils montaient, graves, menaçants, imperturbables; dans les intervalles de la mousqueterie et de l'artillerie, on entendait ce piétinement colossal. Étant deux divisions, ils étaient deux colonnes; la division Wathier avait la droite, la division Delord avait la gauche. On croyait voir de loin s'allonger vers la crête du plateau deux immenses couleuvres d'acier. Cela traversa la bataille comme un prodige. Rien de semblable ne s'était vu depuis la prise de la grande redoute de la Moskowa par la grosse cavalerie; Murât y manquait, mais Ney s'y retrouvait. Il semblait que cette masse était devenue monstre et n'eût qu'une âme. Chaque escadron ondulait et se gonflait comme un anneau du polype. On les apercevait à travers une vaste fumée déchirée çà et là. Pêle-mêle de casques, de cris, de sabres, bondissement orageux des croupes des chevaux dans le canon et la fanfare, tumulte discipliné et terrible; là-dessus les cuirasses, comme les écailles sur l'hydre. Ces récits semblent d'un autre âge. Quelque chose de pareil à cette vision apparaissait sans doute dans les vieilles épopées orphiques racontant les hommes-chevaux, les antiques hippanthropes, ces titans à face humaine et à poitrail équestre dont le galop escalada l'Olympe, horribles, invulnérables, sublimes; dieux et bêtes. Bizarre coïncidence numérique, vingt-six bataillons allaient recevoir ces vingt-six escadrons. Derrière la crête du plateau, à l'ombre de la batterie masquée, l'infanterie anglaise, formée en treize carrés, deux bataillons par carré, et sur deux lignes, sept sur la première, six sur la seconde, la crosse à l'épaule, couchant en joue ce qui allait venir, calme, muette, immobile, attendait. Elle ne voyait pas les cuirassiers et les cuirassiers ne la voyaient pas. Elle écoutait monter cette marée d'hommes. Elle entendait le grossissement du bruit des trois mille chevaux, le frappement alternatif et symétrique des sabots au grand trot, le froissement des cuirasses, le cliquetis des sabres, et une sorte de grand souffle farouche. Il y eut un silence redoutable, puis, subitement, une longue fîle de bras levés brandissant des sabres apparut au-dessus de la crête, et les casques, et les trompettes, et les étendards, et trois mille têtes à moustaches grises criant: Vive l'Empereur! toute cette cavalerie déboucha sur le plateau, et ce fut comme l'entrée d'un tremblement de terre... /.../ Les cuirassiers se ruèrent sur les carrés anglais. Ventre à terre, brides lâchées, sabre aux dents, pistolets au poing, telle fut l'attaque. Il y a des moments dans les batailles où l'âme durcit l'homme jusqu'à changer le soldat en statue, et où toute cette chair se fait granit. Les bataillons anglais, éperdument assaillis, ne bougèrent pas. Alors ce fut effrayant. Toutes les faces des carrés anglais furent attaquées à la fois. Un tournoiement frénétique les enveloppa. Cette froide infanterie demeura impassible. Le premier rang, genou en terre, recevait les cuirassiers sur les bayonnettes, le second rang les fusillait; derrière le second rang les canonniers chargeaient les pièces, le front du carré s'ouvrait, laissait passer une éruption de mitraille et se refermait. Les cuirassiers répondaient par l'écrasement. Leurs grands chevaux se cabraient, enjambaient les rangs, sautaient par-dessus les bayonnettes et tombaient, gigantesques, au milieu de ces quatre murs vivants. Les boulets faisaient des trouées dans les cuirassiers, les cuirassiers faisaient des brèches dans les carrés. Des files d'hommes disparaissaient broyées sous les chevaux. Les bayonnettes s'enfonçaient dans les ventres de ces centaures. De là une difformité de blessures qu'on n'a pas vue peut-être ailleurs. Les carrés, rongés par cette cavalerie forcenée, se rétrécissaient sans broncher. Inépuisables en mitraille, ils faisaient explosion au milieu des assaillants. La figure de ce combat était monstrueuse. Ces carrés n'étaient plus des bataillons, c'étaient des cratères; ces cuirassiers n'étaient plus une cavalerie, c'était une tempête. Chaque carré était un volcan attaqué par un nuage ; la lave combattait la foudre. La mort de Gavroche Il rampait à plat ventre, galopait à quatre pattes, prenait son panier aux dents, se tordait, glissait, ondulait, serpentait d'un mort à l'autre, et vidait la giberne ou la cartouchière comme un singe ouvre une noix. De la barricade, dont il était encore assez près, on n'osait lui crier de revenir, de peur d'appeler l'attention sur lui. Sur un cadavre, qui était un caporal, il trouva une poire à poudre. - Pour la soif, dit-il, en la mettant dans sa poche. A force d'aller en avant, il parvint au point où le brouillard de la fusillade devenait transparent. Si bien que les tirailleurs de la ligne rangés et à l'affût derrière leur levée de pavés, et les tirailleurs de la banlieue massés à l'angle de la rue, se montrèrent soudainement quelque chose qui remuait dans la fumée. Au moment où Gavroche débarrassait de ses cartouches un sergent gisant près d'une borne, une balle frappa le cadavre. - Fichtre! fit Gavroche. Voilà qu'on me tue mes morts. Une deuxième balle fit étinceler le pavé à côté de lui. Une troisième renversa son panier. Gavroche regarda, et vit que cela venait de la banlieue. Il se dressa tout droit, debout, les cheveux au vent, les mains sur les hanches, l'œil fixé sur les gardes nationaux qui tiraient, et il chanta: On est laid à Nanterre, C'est la faute à Voltaire, Et bête à Palaiseau, C'est la faute à Rousseau. Puis il ramassa son panier, y remit, sans en perdre une seule, les cartouches qui en étaient tombées, et, avançant vers la fusillade, alla dépouiller une autre giberne. Là une quatrième balle le manqua encore. Gavroche chanta: Je ne suis pas notaire, C'est la faute à Voltaire, Je suis petit oiseau. C'est la faute à Rousseau. Une cinquième balle ne réussit qu'à tirer de lui un troisième couplet : Joie est mon caractère, C'est la faute à Voltaire Misère est mon trousseau. C'est la faute à Rousseau. Cela continua ainsi quelque temps. Le spectacle était épouvantable et charmant. Gavroche, fusillé, taquinait fusillade. Il avait l'air de s'amuser beaucoup. C'était le moineau becquetant les chasseurs. Il répondait à chaque décharge par un couplet. On le visait sans cesse on le manquait toujours. Les gardes nationaux et les soldats riaient en l'ajustant! Il se couchait, puis se redressait, s'effaçait dans un coin de porte, puis bondissait disparaissait, reparaissait, se sauvait, revenait, ripostait à la mitraille par des pie de nez, et cependant pillait les cartouches, vidait les gibernes et remplissait son panier. Les insurgés, haletants d'anxiété, le suivaient des yeux. La barricade tremblait; lui, il chantait. Ce n'était pas un enfant, ce n'était pas un homme; c'était un étrange gamin fée. On eût dit le nain invulnérable de la mêlée. Les balles couraient après lui, il était plus leste qu'elles. Il jouait on ne sait quel effrayant jeu de cache-cache avec la mort; chaque fois que la face camarde du spectre s'approchait, le gamin lui donnait une pichenette. Une balle pourtant, mieux ajustée ou plus traître que les autres, finit pari atteindre l'enfant feu follet. On vit Gavroche chanceler, puis il s'affaissa. Toute la barricade poussa un cri ; mais il y avait de l'Antée dans ce pygmée; pour le gamin toucher le pavé, c'est comme pour le géant toucher la terre; Gavroche n'était tombé que pour se redresser; il resta assis sur son séant, un long filet de sang rayait son visage, il éleva ses deux bras en l'air, regarda du côté d'où était venu le coup, et se mit à chanter: Je suis tombé par terre, C'est la faute à Voltaire, Le nez dans le ruisseau, C'est la faute à... II n'acheva point. Une seconde balle du même tireur l'arrêta court. Cette fois il s'abattit la face contre le pavé, et ne remua plus. Cette petite grande âme^ venait de s'envoler. La Préface de Cromwell Nous voici parvenus à la sommité poétique des temps modernes. Shakespeare, c'est le Drame; et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie, le drame est le caractère propre de la troisième époque de poésie, de la littérature actuelle. Ainsi, pour résumer rapidement les faits que nous avons observés jusqu'ici, la poésie a trois âges, dont chacun correspond à une époque de la société: l'ode, l'épopée, le drame. Les temps primitifs sont lyriques, les temps antiques sont épiques, les temps modernes sont dramatiques. L'ode chante l'éternité, l'épopée solennise l'histoire, le drame peint la vie. Le caractère de la première poésie est la naïveté, le caractère de la seconde est la simplicité, le caractère de la troisième, la vérité. [...] L'ode vit de l'idéal, l'épopée du grandiose, le drame du réel. Enfin, cette triple poésie découle de trois grandes sources: la Bible, Homère, Shakespeare. [...] La société, en effet, commence par chanter ce qu'elle rêve, puis raconte ce qu'elle fait, et enfin se met à peindre ce qu'elle pense. C'est, disons-le en passant, pour cette dernière raison que le drame, unissant les qualités les plus opposées, peut être tout à la fois plein de profondeur et plein de relief, philosophique et pittoresque. Du jour où le christianisme a dit à l'homme: «Tu es double, tu es composé de deux êtres, l'un périssable, l'autre immortel, l'un charnel, l'autre éthéré, l'un enchaîné par les appétits, les besoins et les passions, l'autre emporté sur les ailes de l'enthousiasme et de la rêverie, celui-ci enfin toujours courbé vers la terre, sa mère, celui-là sans cesse élancé vers le ciel, sa patrie» ; de ce jour le drame a été créé. Est-ce autre chose en effet que ce contraste de tous les jours, que cette lutte de tous les instants entre deux principes opposés qui sont toujours en présence dans la vie, et qui se disputent l'homme depuis le berceau jusqu'à la tombe? La poésie née du christianisme, la poésie de notre temps est donc le drame; le caractère du drame est le réel; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la poésie complète, est dans l'harmonie des contraires. [Que] le poète remplisse pleinement le but multiple de l'art, qui est d'ouvrir au spectateur un double horizon, d'illuminer à la fois l'intérieur et l'extérieur des hommes; l'extérieur, par leurs discours et leurs actions; l'intérieur, par les a parte et les monologues; de croiser, en un mot, dans le même tableau, le drame de la vie et le drame de la conscience.