André GIDE (1869-1951) Les Caves du Vatican, livre V (Gallimard). 1 Les Caves du Vatican ĽACTE GRATUIT A-t-il bientôt fini de jouer avec la lumire ? pensait Lafcadio impatienté. Que fait-il présent ? (Non ! je ne lverai pas les paupires.) Il est debout... Serait-il attiré par ma valise ? Bravo ! Il constate qu'elle est ouverte. Pour en perdre la clef aussitôt, c'était bien adroit ďy avoir fait mettre, Milan, une serrure compliquée qu'on a d crocheter Bologne ! Un cadenas du moins se remplace... Dieu me damne : il enlve sa veste ? Ah ! tout de mme regardons. Sans attention pour la valise de Lafcadio, Fleurissoire, occupé son nouveau faux col, avait mis bas sa veste pour pouvoir le boutonner plus aisément ; mais le madapolam empesé, dur comme du carton, résistait tous ses efforts. -- Il n'a pas ľair heureux, reprenait part soi Lafcadio. Il doit souffrir ďune fistule, ou de quelque affection- cachée. Ľaideraije ! Il n'y parviendra pas tout seul... Si pourtant ! le col enfin admit le bouton. Fleurissoire reprit alors, sur le coussin o il ľavait posée prs de son chapeau, de sa veste et de ses manchettes, sa cravate et, s'approchant de la portire, chercha comme Narcisse sur ľonde, sur la vitre, distinguer du paysage son reflet. -- Il n'y voit pas assez. Lafcadio redonna de la lumire. Le train longeait alors un talus, qu'on voyait travers la vitre, éclairé par cette lumire de chaque compartiment projetée ; cela formait une suite de carrés clairs qui dansaient le long de la voie et se déformaient tour tour selon chaque accident du terrain. On apercevait, au milieu de ľun ďeux, danser ľombre falote de Fleurissoire ; les autres carrés étaient vides. -- Qui le verrait ? pensait Lafcadio. L, tout prs de ma main, sous ma main, cette double fermeture, que je peux faire jouer aisément ; cette porte qui, cédant tout coup, le laisserait crouler en avant ; une petite poussée suffirait ; il tomberait dans la nuit comme une masse ; mme on n'entendrait pas un cri... Et demain, en route pour les îles !... Qui le saurait ? La cravate était mise, un petit noeud marin tout fait ; présent Fleurissoire avait repris une manchette et ľassujettissait au poignet droit ; et, ce faisant, il examinait, au-dessus de la place qu'il occupait tout ľheure, la photographie (une des quatre qui décoraient le compartiment) de quelque palais prs de la mer. -- Un crime immotivé, continuait Lafcadio : quel embarras pour la police ! Au demeurant, sur ce sacré talus, n'importe qui peut, ďun compartiment voisin, remarquer qu'une portire s'ouvre, et voir ľombre du Chinois cabrioler. Du moins les rideaux du couloir sont tirés... Ce n'est pas tant des événements que j'ai curiosité, que de moi-mme. Tel se croit capable de tout, qui, devant que ďagir, recule... Qu'il y a loin, entre ľimagination et le fait !... Et pas plus le droit de reprendre son coup qu'aux échecs. Bah ! qui prévoirait tous les risques, le jeu perdrait tout intért !... Entre ľimagination ďun fait et... Tiens ! le talus cesse. Nous sommes sur un pont, je crois ; une rivire... Sur le fond de la vitre, présent noire, les reflets apparaissaient plus clairement. Fleurissoire se pencha pour rectifier la position de sa cravate. -- L, sous ma main, cette double fermeture -- tandis qu'il est distrait et regarde au loin devant lui -- joue, ma foi ! plus aisément encore qu'on et cru. Si je puis compter jusqu' douze, sans me presser, avant de voir dans la campagne quelque feu, le tapir est sauvé. Je commence : Une ; deux ; trois ; quatre ; (lentement ! lentement !) cinq ; six ; sept ; huit ; neuf... Dix, un feu !... Fleurissoire ne poussa pas un cri. Les Caves du Vatican, livre V, chap. 1 (Gallimard). [...] -- Voyez-vous, Lafcadio, dans le milieu o je vis Paris, parmi tous ceux que je fréquente: gens du monde, gens ďÉglise, gens de lettres, académiciens, je ne trouve vrai dire personne qui parler; je veux dire : qui confier les nouvelles préoccupations qui m'agitent. Car je dois vous avouer que depuis notre premire rencontre, mon point de vue a compltement changé. -- Allons, tant mieux! dit impertinemment Lafcadio. -- Vous ne sauriez croire, vous qui n'tes pas du métier, combien une éthique erronée empche le libre développement de la faculté créatrice. Aussi rien n'est plus éloigné de mes anciens romans que celui que je projette aujourďhui. La logique, la conséquence, que j'exigeais de mes personnages, pour la mieux assurer je ľexigeais ďabord de moi-mme; et cela n'était pas naturel. Nous vivons contrefaits, plutôt que de ne pas ressembler au portrait que nous avons tracé de nous ďabord : c'est absurde; ce faisant, nous risquons de fausser le meilleur. Lafcadio souriait toujours, attendant venir et s'amusant reconnaître ľeffet lointain de ses premiers propos. -- Que vous dirais-je, Lafcadio? Pour la premire fois je vois devant moi le champ libre... comprenez-vous ce que veulent dire ces mots : le champ libre?... Je me dis qu'il ľétait déj; je me répte qu'il ľest toujours, et que seules jusqu' présent, m'obligeaient ďimpures considérations de carrire, de public, et de juges ingrats dont le pote espre en vain récompense. Désormais je n'attends plus rien que de moi. Désormais j'attends tout de moi; j'attends tout de ľhomme sincre; et j'exige n'importe quoi; puisque aussi bien je pressens présent les plus étranges possibilités en moi-mme. Puisque ce n'est que sur le papier, j'ose leur donner cours. Nous verrons bien! Il respirait profondément, rejetait ľépaule en arrire, soulevait ľomoplate la manire presque ďune aile déj, comme si ľétouffaient demi de nouvelles perplexités. Il poursuivait confusément, voix plus basse: -- Et puisqu'ils ne veulent pas de moi, ces Messieurs de ľAcadémie, je m'apprte leur fournir de bonnes raisons de ne pas m'admettre; car ils n'en avaient pas. Ils n'en avaient pas. Sa voix devenait brusquement presque aiguë, scandant ces derniers mots; il s'arrtait, puis reprenait, plus calme : André GIDE (1869-1951) Les Caves du Vatican, livre V (Gallimard). 2 -- Donc, voici ce que j'imagine... Vous m'écoutez? -- Jusque dans ľâme, dit en riant toujours Lafcadio. -- Et me suivez? -- Jusqu'en enfer. . Julius humecta de nouveau son mouchoir, s'assit dans un fauteuil; en face de lui, Lafcadio se mit fourchon sur une chaise : -- Il s'agit ďun jeune homme, dont je veux faire un criminel. -- Je n'y vois pas difficulté. -- Eh! eh! fit Julius, qui prétendait la difficulté. -- Mais, romancier, qui vous empche? et du moment qu'on imagine, ďimaginer tout souhait? -- Plus ce que j'imagine est étrange, plus j'y dois apporter de motif et ďexplication. -- Il n'est pas malaisé de trouver des motifs de crime. -- Sans doute... mais précisément, je n'en veux point. Je ne veux pas de motif au crime; il me suffit de motiver le criminel. Oui; je prétends ľamener commettre gratuitement le crime ; désirer commettre un crime parfaitement immotivé. Lafcadio commençait prter une oreille plus attentive. -- Prenons-le tout adolescent : je veux qu' ceci se reconnaisse ľélégance de sa nature, qu'il agisse surtout par jeu, et qu' son intért il préfre couramment son plaisir. -- Ceci n'est pas commun peut-tre... hasarda Lafcadio. -- N'est-ce pas! dit Julius tout ravi. Ajoutons-y qu'il prend plaisir se contraindre... -- Jusqu' la dissimulation. -- Inculquons-lui ľamour du risque. -- Bravo! fit Lafcadio toujours plus amusé : S'il sait prter ľoreille au démon de la curiosité, je crois que votre élve est point. Ainsi tour tour bondissant et dépassant, puis dépassé, on et dit que ľun jouait saute-mouton avec ľautre : JULIUS. -- Je le vois ďabord qui s'exerce; il excelle aux menus larcins. LAFCADIO. -- Je me suis maintes fois demandé comment il ne s'en commettait pas davantage. Il est vrai que les occasions ne s'offrent ďordinaire qu' ceux-l seuls, ľabri du besoin, qui ne se laissent pas solliciter. JULIUS. -- A ľabri du besoin; il est de ceux-l, je ľai dit. Mais ces seules occasions le tentent qui exigent de lui quelque habileté, de la ruse... LAFCADIO. -- Et sans doute ľexposent un peu. JULIUS. -- Je disais qu'il se plait au risque. Au demeurant il répugne ľescroquerie; il ne cherche point s'approprier, mais s'amuse déplacer subrepticement les objets. Il y apporte un vrai talent ďescamoteur. LAFCADIO. -- Puis ľimpunité ľencourage... JULIUS. -- Mais elle le dépite la fois. S'il n'est pas pris, c'est qu'il se proposait jeu trop facile. LAFCADIO. -- II se provoque au plus risqué. JULIUS. -- Je le fais raisonner ainsi... LAFCADIO. -- tes-vous bien sr qu'il raisonne? JULIUS, poursuivant. -- C'est par le besoin qu'il avait de le commettre que se livre ľauteur du crime. LAFCADIO. -- Nous avons dit qu'il était trs adroit. JULIUS. -- Oui; ďautant plus adroit qu'il agira la tte froide. Songez donc: un crime que ni la passion, ni le besoin ne motive. Sa raison de commettre le crime, c'est précisément de le commettre sans raison. LAFCADIO. -- C'est vous qui raisonnez son crime; lui, simplement, le commet. JULIUS. -- Aucune raison pour supposer criminel celui qui a commis le crime sans raison. LAFCADIO. -- Vous tes trop subtil. Au point o vous ľavez porté, il est ce qu'on appelle : un homme libre. JULIUS. -- A la merci de la premire occasion. LAFCADIO. -- II me tarde de le voir ľoeuvre. Qu'allez-vous bien lui proposer? JULIUS. -- Eh bien, j'hésitais encore. Oui; jusqu' ce soir, j'hésitais... Et tout coup, ce soir, le journal, aux dernires nouvelles, m'apporte tout précisément ľexemple souhaité. Une aventure providentielle! C'est affreux : figurez-vous qu'on vient ďassassiner mon beau-frre ! LAFCADIO. -- Quoi! le petit vieux du wagon, c'est... JULIUS. -- C'était Amédée Fleurissoire, qui j'avais prté mon billet, que je venais de mettre dans le train. Une heure auparavant il avait pris six mille francs ma banque, et, comme il les portait sur lui, il ne me quittait pas sans craintes; il nourrissait des idées grises, des idées noires, que sais-je? Les Caves du Vatican, livre V, chap. III (Gallimard).