François Rabelais Gargantua L’éducation idéale Après, en tel train d’étude le mit qu’il ne perdait heure quelconque du jour : ains tout son temps consommait en lettres et honnête savoir. S’éveillait donc Gargantua environ quatre heures du matin. Cependant qu’on le frottait, lui était lue quelque pagine de la divine Ecriture hautement et clairement, avec prononciation compétente à la matière, et à ce était commis un jeune page, natif de Basché, nommé Anagnostes. Selon le propos et argument de cette leçon, souventes fois s’adonnait à révérer, adorer, prier et supplier le bon Dieu, duquel la lecture montrait la majesté et jugements merveilleux. Puis allait ès lieux secrets faire excrétion des digestions naturelles. Là son précepteur répétait ce qu’avait été lu, lui exposant les points plus obscurs et difficiles. Considéraient l’état du ciel, si tel était comme l’avaient noté au soir précédent, et quels signes entrait le soleil, aussi la lune, pour icelle journée. Ce fait, était habillé, peigné, testonné, accoutré et parfumé, durant lequel temps on lui répétait les leçons du jour d’avant. Lui-même les disait par cœur et y fondait quelques cas pratiques et concernant l’état humain, lesquels ils étendaient aucunes fois jusque deux ou trois heures, mais ordinairement cessaient lorsqu’il était du tout habillé. Puis par trois bonnes heures lui était faite lecture. Ce fait, issaient hors, toujours conférant des propos de la lecture, et se déportaient en Bracque, ou ès prés, et jouaient à la balle, à la paume, à la pile trigone, galantement s’exerçant les corps comme ils avaient les âmes auparavant exercé. Tout leur jeu n’était qu’en liberté, car ils lassaient la partie quand leur plaisait, et cessaient ordinairement lorsque suaient parmi le corps, ou étaient autrement las. Adonc étaient très bine essuyés et frottés, changeaient de chemise, et, doucement se promenant, allaient voir si le dîner était prêt. Là attendant, récitaient clairement et éloquentement quelques sentences retenues de la leçon. Cependant Monsieur l’Appétit venait, et par bonne opportunité s’asseyaient à table. Au commencement du repas, était lue quelque histoire plaisante des anciennes prouesses, jusques à ce qu’il eût pris son vin. Lors, si bon semblait, on continuait la lecture, ou commençaient à deviser joyeusement ensemble, parlant, pour les premiers mois, de la vertu, propriété, efficace et nature de tout ce que leur était servi à table : du pain, du vin, de l’eau, du sel, des viandes, poissons, fruits, herbes, racines, et de l’apprêt d’icelles. Ce que faisant, apprit en peu de temps tous les passages à ce compétents en Pline, Athénée, Dioscorides, Julius Pollux, Galien, Porphyre, Oppian, Polybe, Héliodore, Aristoteles, Elien et autres. Iceux, propos tenus, faisaient souvent, pour plus être assurés, apporter les livres susdits à table. Et si bien et entièrement retint en sa mémoire les choses dites, que, pour lors, n’était médecin qui en sût à la moitié tant comme il faisait. Après, devisaient des leçons lues au matin, et, parachevant leur repas par quelque confection de cotoniat, s’écurait les dents avec un trou de lentisque, se lavait les mains et les yeux de belle eau fraîche et rendaient grâces à Dieu par quelques beaux cantiques faits à la louange de la munificence et bénignité divine. Ce fait, on apportait des cartes, non pour jouer, mais pour y apprendre mille petites gentillesses et inventions nouvelles, lesquelles toutes issaient d’arithmétique. En ce moyen entra en affection d’icelle science numérale, et, tous les jours après dîner et souper, y passait temps aussi plaisantement qu’il soulait ès dés ou ès cartes. A tant sut d’icelle et théorique et pratique si bien que Tunstal, Anglais qui en avait amplement écrit, confessa que vraiment, en comparaison de lui, il n’y entendait que le haut allemand. Et non seulement d’icelle, mais des autres sciences mathématiques comme géométrie, astronomie et musique ; car, attendant la concoction et digestion de son past, ils faisaient mille joyeux instruments et figures géométriques, et de même pratiquaient les canons astronomiques. Après s’ébaudissaient à chanter musicalement à quatre et cinq parties, ou sur un thème à plaisir de gorge. Au regard des instruments de musique, il apprit jouer du luth, de l’épinette, de la harpe, de la flûte allemande et à neuf trous, de la viole et de la sacquebutte. L’après-midi de Gargantua Cette heure ainsi employée, la digestion parachevée, se remettait à son étude principal par trois heures ou davantage, tant à répéter la lecture matutinale qu’à poursuivre le livre entrepris, qu’aussi à écrire et bien traire et former les antiques et romaines letters. Ce fait, issaient hors leur hôtel, avec eux un jeune gentilhomme de Touraine nommé l’écuyer Gymnaste, lequel lui montrait l’art de chevalerie. Changeant donc de vêtements, montait sur un coursier, sur un roussin, sur un genet, sur un cheval barbe, cheval léger, et lui donnait cent carrières, le faisait voltiger en l’air, franchir le fossé, sauter le palis, court tourner en un cercle, tant à dextre comme à senestre. Là rompait, non la lance, car c’est la plus grande rêverie du monde dire : « J’ai rompu dix lances en tournoi ou en bataille », un charpentier le ferait bien ; mais louable gloire est d’une lance avoir rompu dix de ses ennemis. De sa lance donc, acérée, verte et roide, rompait un huis, enfonçait un harnois, acculait une arbre, enclavait un anneau, enlevait une selle d’armes, un haubert, un gantelet. Le tout faisait armé de pied en cap… Rabelais consacre alors deux pages à nous énumérer les exercices physiques qui feront de Gargantua un athlète et un homme de guerre accompli : voltige à cheval, maniement de toutes sortes d’armes, chasse à courre, lutte, course, saut, natation, canotage, escalade d’un arbre et d’une muraille, lancement de divers projectiles, haltères… etc… Gargantua s’adonne à ces exercices variés avec une ardeur et un sens pratique dont la citation suivante pourra donner une idée : « Nageait en profonde eau, à l’endroit, à l’envers, de côté, de tout le corps, des seuls pieds, une main en l’air, en laquelle tenant un livre transpassait toute la rivière de Seine sans icelui mouiller, et tirant par les dents son manteau comme faisait Jules César… Jetait le dard, la barre, la pierre, la javeline, l’épieu, la hallebarde, enfonçait l’arc, bandait ès reins les fortes arbalètes de passe, visait de l’arquebuse à l’œuil, afflûtait le canon, tirait à la butte, au papegai (perroquet), du bas en mont, d’amont en val, devant, de côté, en arrière comme les Parthes. » Le temps ainsi employé, lui frotté, nettoyé et rafraîchi d’habillements, tout doucement retournait, et, passant par quelques prés, ou autres lieux herbus, visitaient les arbres et plantes, les conférant avec les livres des anciens qui en ont écrit, comme Théophraste, Dioscorides, Marinus, Pline, Nicander, Macer et Galien, et en emportaient leurs pleines mains au logis, desquelles avait la charge un jeune page nommé Rhizotome, ensemble des marrochons, de pioches, serfouettes, bêches, tranches et autres instruments requis à bien herboriser. Eux arrivés au logis, cependant qu’on apprêtait le souper, répétaient quelques passages de ce qu’avait été lu et s’asseyaient à table. Notez ici que son dîner était sobre et frugal, car tant seulement mangeait pour réfréner les abois de l’estomac ; mais le souper était copieux et large car tant en prenait que lui était de besoin à soi entretenir et nourrir, ce qui est la vraie diète prescrite par l’art de bonne et sûre médecine, quoiqu’un tas de badauds médecins, harcelés en l’officine des Arabes, conseillent le contraire. Durant icelui repas était continuée la leçon du dîner tant que bon semblait : le reste était consommé en bons propos, tous lettrés et utiles ; Après grâces rendues, s’adonnaient à chanter musicalement, à jouer d’instruments harmonieux, ou de ces petits passe-temps qu’on fait ès cartes, ès dés et gobelets et là demeuraient faisant grand’chère, et s’ébaudissant aucunes fois jusques à l’heure de dormir ; quelquefois allaient visiter les compagnies de gens lettrés, ou de gens qui eussent vu pays étranges. En plaine nuit, devant que soi retirer, allaient au lieu de leur logis le plus découvert voir la face du ciel, et là notaient les comètes, si aucunes étaient, les figures, situations, aspects, oppositions et conjonctions des astres. Puis, avec son précepteur, récapitulait brièvement, à la mode des Pythagoriques, tout ce qu’il avait lu, vu, su, fait et entendu au décours de toute la journée. Si priaient Dieu le créateur, en l’adorant et ratifiant leur foi envers lui, et le glorifiant de sa bonté immense, et, lui rendant grâce de tout le temps passé, se recommandaient à sa divine clémence pour tout l’avenir. Ce fait, entraient en leur repos. S’il advenait que l’air fût pluvieux et intempéré, tout le temps devant dîner était employé comme de coutume, excepté qu’ils faisaient allumer un beau et clair feu, pour corriger l’intempérie de l’air. Mais après dîner, en lieu des exercitations, ils demeuraient en la maison, et, par manière d’apothérapie, s’ébattaient à botteler du foin, à fendre et scier du bois et à battre les gerbes en la grange. Puis étudiaient en l’art de peinture et sculpture… Semblablement, ou allaient voir comment on tirait les métaux, ou comment on fondait l’artillerie ; et monnayeurs, ou les hautelissiers, les tissoutiers, les veloutiers, les horlogers, mirailliers, imprimeurs, organistes, teinturiers, et autres sortes d’ouvriers, et partout donnant le vin, apprenaient et considéraient l’industrie et invention des métiers. Allaient ouïr les leçons publiques, les actes solennels, les répétitions, les déclamations, les plaidoyers des gentils avocats, les concions des prêcheurs évangéliques. Lettre de Gargantua à Pantagruel Encore que mon feu père, de bonne mémoire, Grandgousier, eût adonné tout son étude à ce que je profitasse en toute perfection et savoir politique et que mon labeur et étude correspondît très bien, voire encore outrepassât son désir, toutefois, comme tu peux bien entendre, le temps n’était tant idoine ni commode ès lettres comme est de présent, et n’avais copie de tels précepteurs comme tu as eu. Le temps était encore ténébreux et sentant l’infélicité et calamité des Goths qui avaient mis à destruction toute bonne littérature. Mais, par la bonté divine, la lumière et dignité a été de mon âge rendue ès lettres, et y vois tel amendement que de présent à difficulté serais-je reçu en la première classe des petits grimauds, qui, en mon âge viril, étais (non à tort) réputé le plus savant dudit siècle. (…) « Maintenant toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées : grecque, sans laquelle c’est honte qu’une personne se dise savant : hébraïque, chaldaïque, latine. Les impressions tant élégantes et correctes en usance, qui ont été inventées de mon âge par inspiration divine, comme, à contre-fil, l’artillerie par suggestion diabolique. Tout le monde est plein de gens savants, de précepteurs très doctes, de librairies très amples, et m’est avis que ni au temps de Platon, ni de Cicéron, ni de Papinien n’était telle commodité d’étude qu’on y voit maintenant ; et ne se faudra plus dorénavant trouver en place ni en compagnie, qui ne sera bien expoli en l’officine de Minerve. Je vois les brigands, les bourreaux, les aventuriers, les palefreniers de maintenant plus doctes que les docteurs et prêcheurs de mon temps. « Que dirai-je ? Les femmes et filles ont aspiré à cette louange et manne céleste de bonne doctrine. Tant y a qu’un l’âge où je suis, j’ai été contraint d’apprendre les lettres grecques, lesquelles je n’avais contemnées comme Caton, mais je n’avais eu loisir de comprendre en mon jeune âge, et volontiers me délecte à lire les Moraux de Plutarque, les beaux Dialogues de Platon, les Monuments de Pausanias et Antiquités d’Atheneus, attendant l’heure qu’il plaira à Dieu mon créateur m’appeler et commander issir de cette terre. « Par quoi, mon fils, je t’admoneste qu’emploies ta jeunesse à bien profiter en étude et en vertu. Tu es à Paris, tu as ton précepteur Epistémon, dont l’un par vives et vocales instructions, l’autre par louables exemples, te peut endoctriner. J’entends et veux que tu apprennes les langues parfaitement, premièrment la grecque, comme le veut Quintilien, secondement la latine, et puis l’hébraïque pour les saintes lettres, et la chaldaïque et arabique pareillement, et que tu formes ton style, quant à la grecque, à l’imitation de Platon, quant à la latine, à Cicéron ; qu’il n’y ait histoire que tu ne tiennes en mémoire présente, à quoi t’aidera la cosmographie de ceux qui en ont écrit. Des arts libéraux, géométrie, arithmétique et musique, je t’en donnai quelque goût quand tu étais encore petit, en l’âge de cinq à six ans ; poursuis le reste, et d’astronomie saches-en tous les canons. Laisse-moi l’astrologie divinatrice et l’art de Lullius, comme abus et vanités. Du droit civil, je veux que tu saches par cœur les beaux textes et me les confères avec philosophie. « Et quant à la connaissance des faits de nature, je veux que tu t’y adonnes curieusement, qu’il n’y ait mer, rivière ni fontaine dont tu ne connaisses les poissons ; tous les oiseaux de l’air, tous les arbres, arbustes et fructices des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés auv entre des abîmes, les pierreries de tout Orient et Midi, rien ne te soit inconnu. « Puis, soigneusement revisite les livres des médecins grecs, arabes et latins, sans contemner les talmudistes et cabaliste, et par fréquentes anatomies acquiers-toi parfaite connaissance de l’autre monde qui est l’homme. Et par quelques heures du jour commence à visiter les saintes letters, premièrement en grec le Nouveau Testament et Epîtres des Apôtres, et puis en hébreu le Vieux Testament. Somme, que je voie un abîme de science, car dorénavant que tu deviens homme et te fais grand, il te faudra issir de cette tranquillité et repos d’étude et apprendre la chevalerie et les armes pour défendre ma maison et nos amis secourir en tous leurs affaires contre les assauts des malfaisants. Et veux que, de bref, tu essaies combien tu as profité, ce que tu ne pourras mieux faire que tenant conclusions en tout savoir, publiquement, envers tous et contre tous, et hantant les gens lettrés qui sont tant à Paris comme ailleurs. « Mais parce que, selon le sage Salomon, sapience n’entre point en âme malivole, et science sans conscience n’est que ruine de l’âme, il te convient servir, aimer et craindre Dieu et en lui mettre toutes tes pensées et tout ton espoir, et par foi, formée de charité, être à lui adjoint, en sorte que jamais n’en sois désemparé par péché. Aie suspects les abus du monde. Ne mets ton cœur à vanité, car cette vie est transitoire, mais la parole de Dieu demeure éternellement. Sois serviable à tous tes prochains et les aime comme toi-même. Révère tes précepteurs, fuis les compagnies de gens esquels tu ne veux point ressembler, et, les grâces que Dieu t’a données, icelles ne reçois en vain. Et quand tu connaîtras que auras tout le savoir de par delà acquis, retourne vers moi afin que je te voie et donne ma bénédiction devant que mourir. « Mon fils, la paix et grâce de Notre Seigneur soit avec toi, amen. D’Utopie, ce dix-septième jour du mois de mars, Ton père, GARGANTUA.