Christophe CUSIMANO Morphosyntaxe 2 B. Les unités d´analyse morphosyntaxique et leur classement I. Proposition, phrase, énoncé 1. Introduction aux notions de proposition et de phrase On entend traditionnellement par phrase complexe « les phrases qui comportent plusieurs propositions » (Wagner-Pinchon, 1962, 505) ou, comme le dit Marouzeau, toute phrase qui renferme « autant de propositions qu'elle comporte de prédicats» (Marouzeau, 1969, 177). On dira par exemple que la phrase : « Nous savons que Lucius Acilius, du temps de nos pères, fut appelé sage » (L. Laurand) est une phrase complexe, parce qu'elle est formée de deux propositions : une proposition dite principale (angl. main clause) « nous savons » et une proposition dite subordonnée (angl. subordinate clause) « L. Acilius ... sage », qui pourrait être remplacée par un SN à l'accusatif Or sans être fondamentalement inexacte, une telle définition de la phrase complexe a au moins l’inconvénient théorique d'impliquer la notion traditionnelle de proposition principale. a. Proposition dite principale Or cette notion de proposition principale, qui désigne normalement ce qui reste quand on enlève les subordonnées, « n'a de pertinence ni grammaticale ni logique », et est même, comme l'écrit un peu rudement Jean-Marie Zemb, une « absurdité pure et simple » (Zemb, 1969, 20). Car «ce qui reste lorsqu'on a éliminé les propositions subordonnées n'a très souvent plus aucun sens » (Jespersen, 1971, 135) et ne saurait pas former à soi seul un énoncé acceptable. Certes on trouvera des contextes particuliers comparables à: « Toute cette Grèce occupe, comme vous le savez, un petit territoire de l'Europe ». (Cicéron) « Tu diras que tu ne l’as pas achetée. Je sais, mille sesterces. — Oui, je crois. — Je le sais, je le répète ». (G. Rabaud) où « une forme verbale comme je sais semblera être le seul constituant d'une proposition » d'une phrase. Mais il s'agit toujours alors d'emplois où le contexte fournit au verbe savoir le contenu d'un second actant. Par contre si on supprime la subordonnée qui dans l'exemple de Cicéron permet à la forme verbale d'entrer dans une phrase latine, et si rien dans le contexte antérieur ou postérieur ne fournit l'équivalent sémantique de cette subordonnée, on se trouvera devant une forme verbale qui ne pourra en aucun cas constituer seule. En français, la situation est claire, dans la mesure où l'actant fourni par le contexte doit être repris par un anaphorique, ainsi que le montrent les traductions « comme vous le savez » ou « Je le sais » des exemples cités ci-dessus. Mais il existe des énoncés où suppression des subordonnées fournirait un résidu manifestement aberrant. Que dire des exemples : « II y a des gens (principale) qui estiment que la mort est la séparation de l'âme d'avec le corps » (J. Humbert). « Il n'est personne (principale) qui n'estime qu'il n'y avait pas d'autre moyen possible de faire obstacle a des procédés injustes » (H. de la Ville de Mirmont) Christophe CUSIMANO Morphosyntaxe 3 Jespersen proposait un exemple anglais encore plus aberrant : « (What surprises me) is (that he should get angry) ». « Ce (qui m'étonne) c'est (qu'il se mette en colère) » (cf. Touratier, 1980, 243). Quel sens cela aurait-il de dire que is en anglais et de c'est en français représentent des propositions principales? A vrai dire, ce n'est pas nous savons mais qui pourraient prétendre au statut de proposition. Car le verbe savoir a besoin de deux actants pour former un énoncé viable. Mais, ainsi redéfinie, la proposition principale ne se distingue plus de l'énoncé, puisqu'elle comprend tous les paradigmes fondamentaux qui constituent l'énoncé lui-même. Et il devient inutile de disposer d'un terme qui ferait double emploi avec celui d'énoncé. b. La proposition Le fait de récuser la notion de proposition principale n'implique nullement la condamnation de la notion de proposition subordonnée, ni même de celle de la proposition tout court. On peut en effet trouver à l'intérieur de certains énoncés des constituants qui, avec ou sans modification morphologique de détail, pourraient, dans une autre communication, former à eux seuls un énoncé. Ils ont donc une structure syntaxique d'énoncé tout en étant des constituants d'énoncé. C'est ce qu'on appellera des propositions, en donnant à ce terme la portée exclusivement syntaxique de constituants phrasoïdes de l'énoncé, pour reprendre l’adjectif forgé par Damourette et Pinchon (1911-1934, 4, 210 sqq.), c'est-à-dire de constituants de phrase qui a néanmoins une structure interne de phrase. Ainsi la phrase du Laeiius citée plus haut présente un constituant phrasoïde, la proposition infinitive ( « que Lucius Acilius, du temps de nos pères, fut appelé sage »). C'est en l'occurrence une proposition subordonnée. Quant à la construction nous savons <...>, elle ne peut évidemment pas être considérée comme une proposition (principale autre) ; car, correspondant à l'énoncé lui-même, elle ne saurait être en même temps un de ses constituants. En effet si nous savons + < ...> n'est pas différent de l'énoncé lui-même. il en est de même d'une phrase comme nous savons les lettres grecques, que les grammaires considéreraient comme une proposition indépendante : une telle construction, étant une phrase, ne peut pas être en même temps un constituant phrasoïde. Cette limitation terminologique a l'avantage de ne pas rendre circulaires les définitions de la proposition et de la phrase, qui ainsi ne s'appuient pas toutes les deux l'une sur l'autre, et de ne pas conduire à fonder finalement la notion de proposition sur des bases plus logiques que linguistiques, contrairement à ce que font facilement les grammaires scolaires, qui assimilent plus ou moins explicitement la proposition grammaticale à ce que les logiciens appellent proposition. c. La phrase complexe S'il n'y a ni proposition indépendante ni proposition principale, on ne peut plus définir l'énoncé complexe comme une phrase formée de plus d'une proposition. Il semble que la définition de Peter Matthews est plus juste: «Une phrase ou une proposition, dit-il, peut être décrite comme complexe si elle inclut au moins une proposition plus petite » (d'après Matthews, 1981, 170). C'est le cas de la phrase du Laelius citée plus haut, dont la subordonnée infinitive est le seul constituant phrasoïde. C'est aussi le cas d'une phrase « avec coordination, comme « C'était la nuit et dans tout l'univers les corps las de travail prenaient l'apaisement du sommeil ». (J. Perret) Christophe CUSIMANO Morphosyntaxe 4 qui, ainsi que nous le verrons par la suite, contient deux constituants phrasoïdes. Mais cette définition doit être légèrement restreinte, car il existe des phrases qui contiennent des constituants phrasoïdes, mais que l'on n'a pas l'habitude de considérer comme des phrases complexes. Ce sont les phrases avec constituants extraposés, comme Toi, tu m’aimes qui, en tant que phrases endocentriques, sont formées d'un constituant étiqueté P. On qualifiera donc de complexes uniquement les phrases qui comptent parmi leurs constituants au moins une proposition dont le verbe est différent de celui de la phrase elle-même, ce qui exclut les phrases à constituant extraposé. d. Verbe principal Une phrase complexe ainsi définie peut fort bien contenir une ou plusieurs propositions subordonnées elles-mêmes complexes. Il serait en effet intéressant de disposer d'un critère qui permette de situer les différentes propositions subordonnées ainsi enchâssées les unes à l’intérieur des autres. La notion de principal pourrait avoir cette utilité, à condition qu’elle ne s’applique pas à une proposition, mais au verbe de la proposition. Dans ce cas, on peut définir la phrase complexe comme une phrase qui comprend au moins un constituant phrasoïde ayant un verbe ou un constituant central différent du verbe principal. e. Conclusion Les linguistes post-structuralistes du XXe siècle se sont montré embarrassés par le statut double de la phrase entre structure discursive (unité sémantique) et structure grammaticale (syntaxique). Dans beaucoup de grammaires, la phrase se définit encore surtout par rapport à la proposition : phrase simple si elle comporte une seule proposition, complexe lorsqu’elle en comporte plusieurs, coordonnées, juxtaposées ou subordonnées. La phrase ne deviendra véritablement une unité syntaxique que lorsqu’elle sera considérée comme le point de départ de l’analyse. Cette évolution se fera dans les années 1950 avec le développement du structuralisme américain, d’abord avec l’analyse en constituants, chère à l’analyse distributionnelle des structuralistes américains, puis avec la recherche de règles récursives propres à la grammaire générative. Le post-structuralisme né de Chomsky part de l’unité de la phrase et de la production d’énoncés nouveaux, et non plus du signe. On appelle alors phrase tous les types d’arrangements d’unités acceptables qu’engendre une grammaire.