10 F. Schleiermacher et W. von Humboldt: la traduction dans Vespace herméneutico-linguistique Peut-on presenter ensemble F. Schleiermacher et W. von Humboldt? Ce dernier, grand representant du classicisme alle-mand mais lie en fait á toutes les tendances de son temps, se cantonne toute sa vie dans un champ qui cotoie la philosophie, la littérature, la philologie, mais qui ne se laisse définir que comme un souci constant du langage Encore ne s*agit-il pas de philosophie du langage, á la maniere de Herder ou de Hamann, ni, évidemment, de linguistique au sens moderně. Dans ses textes se mélent reflexion abstraite et etude empirique des langues. Tels qu'ils sont, ces textes dégagent aujourd'hui encore — par ce melange qui parfois les rend obscurs - un fort pouvoir d'appel, et Ton comprend qu'ils aient sollicité des esprits aussi difFérents que Chomsky ou Heidegger. Peut-étre pourrait-on avancer qu'ils représentent la premiere approche moderně de ce qu'on a appelé depuis la dimension symbolique 2. 1, Schiller écrir en 1796 á Humboldt : « Vous avez á mes ycux tine nature telle qu'elle interdit de vous compter au nombre des hommes du concept, savants et spcculatifs - et une culture qui vous exclut du nombre des řiIs géniaux de la nature. Votre voie n'est surement pas celle de la production, mais pour vous accomplir, vous ave?, le jugement et la ferveur patiente », {in Introduction aux ajuvres de Humboldt, trad. Pierre Caussat, Le Seuil, Paris, 1974). Ce «Jugement » et cette « ferveur» concernent I'etude du langage. 2. « Ix systéme symbolique est formidablement mtrique, it est marque o'e cette Verschlungenheit [qui] designe 1'entrecroisement linguistique - tout symbole linguis-tisque aisément isolé est uon sculement solidaire de ťensemble, mais se recoupe et se Schleiermacher et W. von Humboldt 227 Et Schleiermacher? Membre actif dans sa jeunesse de YAthenäum, il consacre toute sa maturite ä elaborer, conjointement a une oeuvre de theologien et de traducteur (Piaton), une theorie de l'hermeneutique. De fait, il faut le considerer comme le fondateur de cette hermeneutique moderne qui se veut une theorie de la comprehension K De Schleiermacher ä Dilthey, I Husserl, le « premier» Heidegger, Gadamer et Ricoeur, il y a toute une lignee hermeneutique, qu'il faut distinguer des theories de Tinterpretation que sont, en un certain sens, les oeuvres de Nietzsche et de Freud 2. L'hermeneutique de la comprehension rompt avec les limites de Thermeneutique traditionnelle (essentiellement celle qui vise ä eriger les regies de Interpretation des textes sacres) et entend se constituer comme une theorie de la comprehension intersub-jective. Entendons, des processus de « lecture » qui se donnent au niveau de la communication de sujets-consciences. La comprehension d'un texte (objet exclusif de l'ancienne hermeneutique) est avant tout Celle du produit expressif d'un sujet. Elle est aussi celle d'un phenomene de langage objecttf qui se definit moins par son auteur que par sa situation dans l'histoire de la langue et de la culture. Theoriquement, la comprehension se meut sur tous les plans consume par toute une série d affluences, de surdéterminations oppositionnelles qui le constituent á la ibis dans plusieurs registres. Ce systéme du langage, dans lequel se f-déplace notre discours, iVcst-il pas quelque chose qui dépasse infiniment toute intention que nous pouvons y mettre et qui est seulcment momentanée?* (Jacques Lacan, Le Seminatre, tome I, Le Seuil, Paris, 1975, p. 65.) ■ 1. Voir Particle tie P, Szondi, dans Poétiques de t Idealisme allemand, Ed. de Minuit, Paris, 1975, p. 291-315. 2. Grossierement parlant, les theories dr la comprehension postu lent que le sens de ses « expressions » est accessible au sujee moyennant un mouvement hermeneutique d'auto-comprehensLnn Celles de l'interpretation postulent que le sujet, ďune certaine \ fa^on, n'a pas acces en tant que tel á une telle comprehension. C est tout le conHit \ de la psyc hana lyse et dr la phéuoménologie tel qu'il s'est manifeste chez Merleau- \ Ponty et Ricoeur. Le travail de Steiner sur la traduction se situe dans le cadre de la theorie de la comprehension, et il est frappant qu'il ne fasse jamais appel aux découvertes \ de la psychanalyse, pourtant de nature á changer notre vision des processus inter- et I intra-linguist iques. \ 228 Schleiermacher et W. von Humboldt qui peuvent concerner l'inter-expressivite des sujets. Mais on devine que son espace de jeu fondamental est le langage. D'abord, celui-ci est son médium d'explication. Ensuite, la comprehension est généralement axée sur les expressions lin-guistiques orales ou écrites A la limite, il y a aussi une comprehension des gestes, des actes, etc. Mais la scene de déploiement de ceux-ci et du degagement de leur sens est forcément le langage. Comme le dit Gadamer, qui tire la lecjon des intuitions de Schleiermacher : Nous devons au Romantisme allemand ďavoir anticipé la signification systcmatique que possěde le caractere langagier de la conversation á 1'égard de tout acte de comprendre. II nous a enseigné que comprendre et interpreter sont, en fin de compte, une seule et méme chose [...] I* langage est bien plutot le milieu universel dans lequel s'opire la comprehension elle-meme 2. Ainsi l'hermeneutique rencontre-t-elle, á partir de ses exigences propres, la dimension du langage comme sa dimension propre, et comme cette dimension avec laquelle l'homme entre-tient á la fois un rapport de sujétion et de liberté : Partout ou le discours (Rede) n'est pas totalement lié á des objets que Ton a sous les yeux ou á des faits exteneurs qu'il s'agit seulement cťénoncer, partout ou le parlant pense plus ou moins de maniere active et autonome, et done veut s'exprimer, il se trouve dans un double rapport au langage, et son discours ne sera exactement compris que dans la mesure ou ce rapport le sera également. Chaque homme, d'une part, est dominé (in der Gewalt) par la langue qu'il parle; lui et toute sa pensée sont des produits de celle-ci [...] D'autre part, chaque homme qui pense librement et de maniére active forme de son cóté la langue [...] En ce sens, e'est la force vivante de l'individu qui produit dans la matiere flexible de la langue de nouvelles formes [...] Si bien que tout discours libře et supérieur doit etre compris d'une double maniere \ 1. Schleiermacher propose en effet une lecture des expressions orales, e'est-a-dire de celles de la « conversation ». Cf. in Szondi, op. cit., p. 295 et 297. 2. Gadamer, Méthnde et vérité, Le Seui), Paris, 1976, p. 235. 3. Sur les dtfférentes methodes de traduction, Schleiermacher, in Stórig, op. cit., p. 43-44. Schleiermacher et W. von Humboldt 229 11 ne s'agit plus seulement ici du langage en tant qu'ex-pression ou « postulat » (Novalis) de la pensee, mais du langage comme medium ultime de toute relation de l'homme a lui-meme, aux autres et au monde : bref, de cette dimension du langage et de la parole degagee par la linguistique moderne. L'hermeneutique est indispensable parce qu'il y a de l'opacite, sinon de l'incomprehensibilite, dans les expressions inter-humaines. Elle est le degagement du sens de ces expressions en tant qu'il n'est pas immediatement explicite. Le langage comme milieu, et non plus instrument, voila ce qui est nouveau. Car tout milieu, par nature, est, comme le dit Lacan, « quelque chose qui depasse infiniment toute intention que nous pouvons y mettre ». Les reflexions de Humboldt tournent egalement autour de cette nature du langage : Le langage est ainsi le moyen, sinon absolu, du moins sensible, par lequel l'homme donne forme en meme temps.a lui-meme et au monde, ou plutot devient conscient de lui-meme en projetant un monde hors de lui 1. La langue doit done revetir la double nature du monde et de l'homme si elle veut convertir en interaction feconde les sollicitations mutuelles de l'un et de I'autre; ou plus exactement, elle doit abolir la nature propre de chacune d'elles, la realite immediate de l'objet comme du sujet, pour, a partir de la, produire a nouveaux frais son etre propre, en ne retenant plus de ce double contenu que la forme ideale \ Les reflexions des deux penseurs sur Tacte de traduire (et nous nous attacherons ici essentiellement a celles de Schleiermacher, plus developpees) doivent etre situees rigoureusement dans ce nouveau cadre: le langage comme milieu ou comme « etre propre ». Car si Ton s'en tenait aux principes techniques 1. Lettre a Schiller citee par Caussat, op. ctt., p. 17. 2. ibid, dans l'essai Latium unci Hellas, p. 20. 230 Schleiermacher et W. von Humboldt ou éthiques de traduction qu'ils énoncent, on aurait un certain mal á les distinguer de ceux de Goethe ou méme d'A. W. Schlegel : méme exigence de « fidélité », de restitution exacte des valeurs du texte étranger, méme discours humanisté oü se réaffirment le mouvement de la Bildung et ľopposition aux traductions « ä la francaise ». Méme emphase sur la loi de la Bildung qui veut qu'on n'accede á soi que par ľexpérience deľ autre. Et c'est méme Schleiermacher qui a su probablement formuler cette loi de la maniere la plus precise, en évoquant « ľ étranger et sa nature médiatrice 1 ». Mais 1*horizon est tout de méme autre, parce que tous deux sont sensibles désormais au rapport naturel de ľhomme au langage, á la langue maternelle, á la realite de la difference des langues et, enfin, á ľopacité propre au médium linguistique, opacité qui n'est que ľune des faces de la Verschlungenheit évoquée par Freud et Lacan. II en résulte pour la traduction un nouvel espace de jeu, celui du langage naturel, et celui de ľinfinité, non moins entrecroisée, des rapports que tout homme peut entretenir avec sa langue maternelle et les autres langues 2. La traduction n'est plus chargée de dépasser celles-ci (YAthenäum), de s'en jouer souverainement (A. W. Schlegel) ou de les relativiser culturel-lement dans ľespace de la Weltliteratur (Goethe). II s'agit pour eile d'oeuvrer au sein de cette dimension, ni privée ni sociale, mais symbolique, dans laquelle il est question de ľhumain dans la constitution de son étre. Le 24 juin 1823, Schleiermacher donne ä ľAcadémie royale des Sciences de Berlin une conference intitulée : Sur les différentes méthodes de traduction. Cette conference, ultérieurement publiée 1. In Störig, op. cit., p. 69. 2. Ainsi F. Schleiermacher étudie-t-il conjointernent á la traduction les rapports des langues nationales, les cas de bi- ou plurilinguismes, les conditions de ľaccession de la langue maternelle a ľ etat de langue « cultivée ». La traduction se voit done située dans un espace « entreeroisé » oú le rapport aux langues peut revétir mille formes. Humboldt étudie le rapport des langues á kurs dialectes, á leurs communautés, etc. Schleiermacher et W. von Humboldt dans ses (Euvres completes, est liee aux recherches qu'il effectue a la meme epoque dans le domaine de Thermeneutique. On peut meme dire qu'elle en constitue un chapitre. Avant d'analyser ce texte, il importe de souligner ceci : il s'agit sans doute de la seule etude de cette epoque en Allemagne qui constitue une approche systematique et methodique de la traduction, Methodique, car il ne s'agit pas seulement pour Schleiermacher d'analyser, mais de deduire, a partir de definitions, les methodes possibles de traduction. Systematique : Schleiermacher cherche a delimiter l'aire de Facte de traduire dans le champ total de la comprehension, delimitation s'operant par Texclusion progressive de ce qui n'est pas cet acte et par sa situation articulee dans ce champ. Une fois effectuee cette delimitation, il devient alors possible de proceder a un examen (lui-meme systematique) des traductions existantes, et de creer une methodologie de la traduction appli-quee aux differents genres de Rede Cest la la demarche que suit son Hermeneutique. Nous sommes ici en presence d'un discours sur la traduction qui se veut rationnel et philosophique, et qui vise a constituer une theorie de la traduction fondee sur une certaine theorie de la subjectivite. Voila pourquoi, aussi, il y est constamment question de personnes: le traducteur, l'interprete, Tauteur, le lecteur, etc. A cet egard, nous verrons que la maniere dont Schleiermacher definit les deux types de traduction qui pour lui sont possibles est caracteristique : a la limite, il s'agit de deux types culturels, sociaux et psychologiques de traducteurs. La traduction est devenue ici un acte intersubjectif, le «jaillis-sement d'une portion de vie 2 ». Schleiermacher commence par une reflexion sur la traduction 1. Cette systematique en reste au stade programmatique. 2. In Szondi, op. cit.f p. 297. 232 Schleiermacher et W. von Humboldt generalisee : il y a partout « traduction » la ou nous devons interpreter un discours : qu'un etranger nous parle dans une langue qui n'est pas la notre, qu'un paysan nous interpelle en patois, qu'un inconnu tienne des propos que nous comprenons mal, ou que nous nous penchions sur des propos que nous avons autrefois tenus, mais qui nous paraissent desormais obs-curs... dans tous les cas nous sommes conduits a un acte de « traduction » - le plus difficile n'etant pas forcement celui qui concerne une langue etrangere. Bref, toute communication est a quelque degre un acte de traduction-comprehension : Pensee et expression sont essentiellement et intimement la meme chose, et [...] sur cette conviction repose tout Tart de la comprehension du discours, et done aussi de toute traduction Mais Schleiermacher prend soin de distinguer aussitot cette traduction generalisee de la traduction restreinte, e'est-a-dire la traduction inter-langues. Cependant, tout acte de transmission inter-langues n'est pas forcement traduction. II faut operer une seconde distinction : celle entre le traducteur et Yinterprete. Et ceci sur la base suivante : l'interpretariat concernerait plus la « vie des affaires », et la traduction davantage les domaines de la « science » et de 1'« art » (e'est-a-dire de la philosophic et de la litterature). Cette distinction en recoupe une autre : l'interpretariat est essentiellement oral, la traduction essentiellement ecrite. II s'agit la de distinctions relevant du simple bon sens, et Schleiermacher va chercher a les fonder dans une autre distinction, plus essentielle : celle de Vobjectif et du subjectif: Moins, dans l'original, l'auteur apparait lut-meme, plus il agit uni-quement comme organe de saisie de l'objet [...] plus il s'agit, dans la traducrion, d'un simple type d'interpretariat;. 1. In Storig, op. cit., p. 60. 2. On retrouvc la meme distinction en hermeneutique, ou tout ne merite pas un acre de comprehension. G. Szondi, op. cit., p. 296. Schleiermacher et W. von Humboldt 233 Partout oü l'auteur apparalt comme le simple serviteur d'un contenu objectif, il y a done interpretariat - oral ou ecrit. Partout oü il tend a s'exprimer lui-meme, dans le domaine de la « science » ou de 1'« art», il y a traduction. Un peu plus loin, Schleiermacher tente d'approfondir sa distinction. Le champ de l'interpretariat est celui des discours oü le langage tend ä devenir pure designation sans epaisseur. Ici, non seulement celui-ci est simplifie a l'extreme, mais il n'a pas de valeur en lui-meme, il n'est que le vehicule indifferent d'un contenu. Mais en litterature et en philosophie, l'auteur et son texte sont pris dans ce double rapport au langage evoque plus haut : il y a ä la fois modification de la langue et expression du sujet. La sagesse philosophique, dit Schleiermacher, doit « s'epanouir dans ce Systeme de la langue 1 ». Le discours litteraire est aussi un « nouveau moment dans la vie de la langue 2», tout en restant Texpression unique d'un individu (sa parole). Ces deux plans sont ä la fois distincts et unis, et aussi bien l'hermeneute que le traducteur y ont affaire. Litterature et philosophie sont done du domaine du « subjectif», mais ce subjectif signifie aussi une intlmite avec la langue propre qui n'existe pas dans le cas des textes relevant de l'interpretariat. Collant au subjectif du sujet et a l'intime de la langue maternelle, le texte litteraire ou philosophique s'eloigne de toute objectivite. Cest la une vision qui prolonge en partie celle de XAthenäum, mais qui est liee aussi ä cette nouvelle perception du langage qui nait ä 1'epoque, selon laquelle celui-ci n'est pas tant representation qu expression : le langage, desormais, est cense « senraciner non pas du cote des choses pennies, mais du cote du sujet en son activite Voici done « deduite » l'aire de la traduction veritable : 1. In Störig, op. cit., p. 65. 2. Ibid., p. 44. 3. M. Foucault, Iss Man et les Choses, Gallimard, Paris, 1966, p. 301-304. 234 Schleiermacher et W. von Humboldt En vén té, étant donné que la langue est une chose historique, il n'existe pas de sens authentique de celle-ci sans un sens de son histoire. Les langues ne sont pas inventées, et tout travail purement volontaire sur elles et en elles est folie; mais elles sont peu á peu découvertes, et la science et Tart sont les forces par lesquelles cette découverte est real i see et achevée Cest au traducteur qu'il appartient de transmettre ces ceuvres de la science et de l'art qui font la vie historique d'une langue. Mais comment peut-il rendre dans sa langue á lui quelque chose qui ressortit á la fois á ťintimité de la langue étrangěre et á celle du sujet s'exprimant dans cette langue? Comment rendre V inferioritě de l'autre langue et celle de l'auteur étranger? « Le traduire, ainsi envisage, n'apparait-il pas comme une folle entreprise 2? n Face á cette « folie », Schleiermacher mentionne deux pratiques censées résoudre, tout en les esquivant, les difficultés de la traduction : la paraphrase et la recreation (Nachbildung). Dans les deux cas, le probléme est contourné, ou nié. Mais le traducteur veritable, qui veut faire réellement communiquer ces deux person nes entiérernent séparées, son écrivain et son lecteur, et mener ce dernier, sans l'obliger á sortir du cercle de la langue maternelle, á une jouissance et une comprehension aussi justes et completes que possible du premier, quels chemins peut-il prendre '? La réponse á cette question, qui définit de la maniere la plus subjective possible le processus general de toute traduction, est pratiquement incluse dans sa formulation méme. Supposons que je veuille faire rencontrer á un ami quelqu'un qu'il ne connaít pas : au niveau de ces deux personnes, ou bien mon ami ira voir ce quelqu'un, ou bien ce quelqu'un rendra visitě á mon ami. Cest ainsi que raisonne Schleiermacher pour la traduction : 1. In Storig, op. at., p. 52. 2. Ibid., p. 45. 3- Ibid., p. 47. Schleierrnacher et W. von Humboldt 235 Ou bien le traducteur laisse le plus possible Tecrivain en repos, et fait se mouvoir vers lui le lecteur; ou bien il laisse le lecteur le plus possible en repos, et fait se mouvoir vers lui lecrivain Dans le premier cas, le traducteur oblige le lecteur a sortir de lui-meme, a faire un effort de decentrement pour percevoir l'auteur etranger dans son etre d'etranger; dans le second cas, il oblige l'auteur a se depouiller de son etrangete pour devenir familier au lecteur. Ce qui est interessant ici, ce n'est pas tant la nature de la distinction (traduction ethnocentrique ou non ethnocentrique) que la maniere dont elle est enoncee: un processus de rencontre intersubjectif. Et non seulement, dans cette optique, il n'y a pas, il ne peut y avoir d'autres methodes, mais toutes les autres manieres de poser les « problemes » de la traduction sont subordonnees a celle-ci: Tout ce qu'on peut done dire des traductions qui suivent la lettre ou le sens, qui sont fide les ou libres [...] doit etre ramene a ces deux [methodes]. [...] Ce qu'il y a de fidele et de lie au sens, ou de trop litteral ou de trop libre dans l'une des methodes sera different de ce qu'il y a de fidele et de lie au sens, de trop litteral ou de trop libre dans Tautre methode 2. Cette fac;on de reordonner les choses n'a de sens que parce que la traduction est devenue ici un chapitre de la comprehension. Mais ce n'est pas tout: Schleiermacher consacre le reste de sa conference a analyser les deux methodes et a consacrer la premiere, en examinant ses conditions et son sens, puis en montrant Tabsurdite fonciere de la seconde. Car celle-ci pourrait se formuler ainsi: On doit traduire un auteur comme il aurait lui-meme ecrit en alle-mand \ 1. Ibid., p. 47. 2. Ibid., p. 49. 3. Ibid., p. 48. 236 Schleiermacher et W. von Humboldt Bref, la systematique de Schleiermacher tend a montrer qu'il y a une traduction authentique et une traduction inauthentique, tout comme il y a une comprehension et une communication authentiques, une comprehension et une communication inau-thentiques. La traduction qui s'efforce de donner ä son lecteur un texte tel que l'auteur etranger l'aurait ecrit s*il avait ete « allemand » est inauthentique, parce qu'eile nie le rapport profond qui lie cet auteur ä sa langue propre. C'est comme si, declare Schleiermacher, on tenait la paternite comme nulle : Oui, que repondra-t-on, si un traducteur dit au lecteur : je t'apporte le livre comme cet homme l'aurait ecrit s'tl l'avait ecrit en allemand, et que le lecteur lui repond : [...] c'est comme si tu m'apportais le portrait de cet homme tel qu'il aurait ete si sa mere l'avait conga avec un autre pere? Gar si l'esprit de l'auteur est la mere des oeuvres qui appartiennent [...] ä la science et a l'art, la langue natale (vaterländisches Sprache) est leur pere Cette theorie est ä la fois la negation des autres langues marernelles et la negation de sa propre langue maternelle — eile est negation de Videe meme de langue maternelle. Qui nie les autres se nie soi-meme. Et Schleiermacher montre (sans toutefois le developper) que ce type de traduction est lie, au moins en Allemagne, ä une situation culturelle dans laquelle la langue nationale ne s'est pas encore auro-affirmee, dans laquelle eile ne peut ni accueillir les autres langues dans leur difference, ni se poser comme une langue « cultivee »; situation dans laquelle les membres de la communaute linguistique peuvent etre tentes de parier d'autres langues plus « eduquees » : Aussi longtemps que la langue maternelle ne s'est pas formee, eile reste la langue maternelle partielle 3 1. Ibid.. p. 65. 2. Ibid., p. 61. Schleiermacher et W. von Humboldt 237 que viennent « completer» des langues etrangeres comme le latin ou le francais. Ainsi le bilinguisme culturel allemand bloquera-t-il a la fois, et pendant longtemps, Tessor litteraire de la langue maternelle et celui des traductions. Car ce bilinguisme ne signifie pas une ouverture sur l'etranger, mais plutot le fait d'etre domine par ce dernier. Des que la langue maternelle s'affirme comme langue de culture, la communaute qui se definit par elle peut songer a traduire des langues etrangeres au lieu de les parler. Inversement, la langue maternelle ne peut s'affirmer comme langue de culture tant qu'elle n'est pas deve-nue langue de traduction, tant que ceux qui la parlent ne s'interessent pas librement a qui est etranger. La traduction inauthentique correspond done a un rapport inauthentique a la langue maternelle et aux autres langues. Cest du moins ainsi que se formuleraient les choses pour la culture allemande. Car la traduction franchise, pour Schleiermacher, releve soit de la Nachbildung, soit de Toperation ethnocentrique. Le fran$ais est comme toutes les langues prisonnieres des liens trop etroits d'une expression classique, en dehors de laquelle tout est a rejeter. Ces langues prisonnieres peuvent chercher l'elargissement de leur domaine en se faisant parler par des etrangers qui ont t>esoin de quelque chose de plus que leur langue maternelle [...] Elles peuvent s'approprier des oeuvres etrangeres par des recreations, ou peut-etre par des traductions de l'autte sorte [ethnocen-triques]'. On voit comme le theme de la traduction « a la francaise » est ici resitue dans un panorama plus large, celui du type de rapport qu'une culture peut entretenir avec la langue maternelle. Ce qui pourrait se resumer dans les trois schemas suivants : 1. Ibid., p. 56. 238 Schleiermacher et W. von Humboldt 1. Langue francaise classique,-*» expansion/domination des prisonniere de canons langues etrangeres « partielles » ^^n. traductions-adaptations traductions ethnocentriques 2. Langue allemande pre-classique » langue partielle « completee » par des langues plus « for-mees»; bilinguisme intellec-tuel; sujetion traductions « amenant l'auteur au lecteur » -langue « libre », « ouverte » affirmation de la langue mater-^nelle et production d'oeuvres propres traductions non ethnocentriques De lä peuvent se deduire la nature et la possibility historique de la traduction authentique. Celle-ci, dit Schleiermacher, repose sur deux conditions, que la comprehension des ceuvres etrangeres soit devenue quelque chose de connu et de desire, et que la langue maternelle possede une certaine flexibilite Teiles sont les conditions qui prevalent a Toree du xixe siecle en Allemagne, A quoi il faut ajouter une autre condition : celle de 1' auto-affirmation de la langue nationale, meme si cette affirmation depend dialectiquement du nouveau rapport avec l'etranger. La traduction inauthentique ne comporte ä Fevidence aucun risque pour la culture et la langue nationales, si ce n'est de manquer tout rapport avec l'etranger. Mais eile ne fait que refleter ou repeter a Tinfini le mauvais rapport avec celui-ci 3. Langue allemande classique / romantique 1. Ibid., p. 58 Schleiermacher et W. von Humboldt 239 qui existe dejä. La traduction authentique, eile, comporte évi-demment des risques. Affronter ces risques, cela suppose une culture qui ait déja confiance en eile, en sa capacité d'assimi-lation. Parlant de la traduction authentique, Schleiermacher dit: Faire cela avec art et avec mesure, sans se nuire et sans nuire á la langue, telle est peut-étre la plus grosse dimculté que notre traducteur doive surmonter '. Car presenter Tétranger dans la langue matemelle 2 voilá qui risque de menacer ce que Schleiermacher appelle de fa^on frappante das heimische Wohlbefinden der Sprache, le bien-étre familial (ainsi peut-on traduire ici heimische) de la langue. Ce que Herder appelait sa « virginité » : On a souvent entendu se plaindre qu'un tel type de traduction devait nécessairement nuire á la pureté de la langue et á son paisible dévelop-pement interne 2. Que ce «paisible développement interne» de la langue maternelle soit un mythe, toute la pensée de Schleiermacher le montre ici. Car ce qui existe, ce n'est pas un tel développement séparé, mais des rapports de domination entre les langues qui doivent étre remplacés par des rapports de liberté. L'allemand qui veut preserver sa virginité est une langue déja culturellement investie et dominée par le fran^ais. Justement, la ou Ton fait des traductions, il y a moins de rapports de domination. Mais le risque de passer brutalement d'un extreme 1. Ibid., p. 55. 2. Ibid., p. 56. 240 Scbleiermacher et W. von Humboldt á l'autre, et done de déséquilibrer le rapport á la langue maternelle, existe : Car aussi vrai que cela reste de dire [...] que e'est seulement par la comprehension de plusieurs langues que l'homme devient en un sens cultivé et citoyen du monde, nous devons cependant avouer que, de méme que nous ne considérons pas l'etat de citoyen du monde comme la citoyenneté authentique, de méme, dans le domaine des langues, un tel amour universel n'est pas non plus I'amour vrai et veritablement formateur [...] Tout comme l'homme doit se decider á appartenir á Un pays, il doit se decider á appartenir á Une langue ou á Une autre, sous peine de flotter sans repos dans un déplaisant entre-deux Ce déplaisant entre-deux est le risque que courent le tra-ducteur et ses lecteurs á vouloir s'ouvrir á 1'étranger, mais e'est la le prix de toute Bildung veritable. Et e'est la, pour Schleier-macher, une certitude découlant aussi bien de sa conscience d'her-meneuttcten que de sa conscience ďintellectuel allemand. Prenons un exemple un peu different pour éclairer cela. On peut interpreter l'Ancien Testament de faqon á dégager sa vérité propre, sans préjuger a priori de la nature de cette vérité, ou vouloir y lire ďemblée, entre les lignes, la vérité du Nouveau Testament. On peut aussi choisir un rapport á autrui ouvert et dialogique, ou préférer un rapport de domination. La traduction inauthentique, comme dirait Heidegger, est un « exis-tentiel » possible. Elle est aussi, Schleiermacher le montre bien, quelque chose de culturellement determine. Mais quelles que soient ces determinations historiques ou culturelles, il y a toujours un moment qui est de l'ordre du choix, méme si ce choix n'est pas forcément conscient. La Bildung, avec ses limites, ses dangers et sa positivitě propres, est un choix : celui de l'humanisme classique allemand. « Presenter 1'étranger dans la langue maternelle », accepter que celle-ci soit élargie, fécondée, transformée par cet « étranger », accepter la « nature médiatrice » 1. Ibid., p. 63. N'oublions pas que Schleiermacher parlait á 1'Académie de Berlin. Schleiermacher et W. von Humboldt 241 de celui-ci, c'est la un choix qui precede toute consideration etroitement methodologique. Or, un choix, c'est toujours un choix d'une methode, d'un met'hodos, d'un chemin, c'est toujours le trace d'un champ a parcourir, jalonner, cultiver. Et c'est le merite de Schleiermacher que d'avoir presente ce choix comme celui de Yauthenticite, en le confrontant a un autre choix possible, celui de Yinauthenticite. Car ces deux concepts unissent la dimension ethique et la dimension ontologique, la justice et la justesse. Sur cette base, Schleiermacher peut dire que la traduction jauthentique doit etre un processus massif: Ce type de traduction exige un processus en grand, une implantation de litteratures entieres dans une langue, et il n'a de sens et de valeur que chez un peuple qui a une tendance de' idee a s'approprier l'etranger. Les travaux isoles de ce genre n'ont qu'une valeur de signe precurseur '. Disons qu'il doit s'agir d'un processus a la fois systemaiique et pluriel: traduction de plusieurs langues, de plusieurs litteratures, traductions multiples d'une mime oeuvre, certes selon le chemin indique, pouvant se completer mutuellement, donner lieu a des confrontations, des discussions, etc. La traduction en grand, c'est en fait la constitution d'un champ de la traduction dans Nspace linguistique et litteraire, Et la traduction n'a de sens que dans un tel champ. Schleiermacher, en parlant de traduction « en grand », pense evidemment a ce qui vient de se produire en Allemagne avec Voss, A. W. Schlegel et lui-meme, et a ce choix historique qu'a fait, depuis Herder au rnoins, la culture allemande : Une necessity interne, dans laquelle s'exprime assez clairement un destin propre de notre peuple, nous a pousses a la traduction en masse; nous ne pouvons plus reculer, il faut aller de l'avant [...] Ainsi sentons-nous egalement que notre langue [...] ne peut vraiment croitre et developper I, Ibid. p. 57. 242 Schleiermacber et W, von Humboldt pleinemem sa pleine force que par les contacts les plus multiples avec 1 'et ranger [..JA cause de son respect pour l'etranger et sa nature mcdiatrice, notre peuple est peut-etre destine ä unir tous les tresors des sciences et des arts etrangers avec les siens dans sa langue en formant pour ainsi dire un grand tout historique au centre et au coeur de l'Europe [...] Tel semble etre en fait le vrai but historique de la traduction en grand, telle qu'elle est maintenant familiere chez nous. Mais pour cela, seule est applicable la methode que nous avons consideree en premier [...] II ne faut pas craindre a cause de tous ces efforts de grands dommages pour notre langue. Car il est bon de constater que dans une langue ou la traduction est a ce point pratiquee en grand, il existe aussi un domaine de langage (Sprachgebiet) propre pour les traductions, et que bcaucoup de choses sont permises ä celles-ci, qui ne pourraient etre envisagees ailleurs [...] Nous ne pouvons meconnaitre que bien des choses belles et vigoureuses de notre langue ne se sont developpees que grace a la traduction, ou n'ont ete tirees de l'oubli que grace ä eile \ Ii faut un Sprachgebiet particulier pour les traductions, un champ qui leur soit propre ä l'interieur du champ culturel, pour que l'etranger puisse remplir sa fonction mediatrice. La creation de ce Sprachgebiet ne se definit pas comme un projet titanesque et poetisant, comme chez A. W. Schlegel, mais comme la realisation de cette Erweiterung de la langue mater-nelle que reclamaient Herder, Leibniz et Lessing. Que la reflexion de Schleiermacher resume l'experience en matiere de traduction de toute son epoque (ä l'exception de celle de Hölderlin), qu'elle fournisse la formulation la plus achevee de la loi de la Bildung, qu'elle nous invite ä une reflexion sur la traduction fondee sur des valeurs ethiques, ce n'est pas douteux. De ce point de vue, les textes de Humboldt que nous allons brievement examiner n'ajoutent pas grand-chose; mais ils ont le merke de tracer tres clairement les limites de la theorie humaniste de la traduction, limites que seul Hölderlin a su ä cette epoque outrepasser. En 1816, Humboldt publie sa traduction de XAgamemnon 1 Ibid., p. 69-70. Schleiermacher et W. von Humboldt 243 d'Eschyle a laquelle il travaillait depuis de nombreuses annees, en l'accompagnant d'une introduction dans laquelle il expose simultanement sa vision de la tragedie grecque, du langage et de la traduction. Cette introduction se distingue des textes contemporains d'A. W. Schlegel en ce qu'elle lie la theorie de la traduction a une theorie du langage. Theorie qui va bien au-dela de la theorie du langage-poesie d'A. W. Schlegel et tente d'exprimer ce qui est peut-etre inexprimable : Tintimite de la pensee et du langage : Un mot est si peu un signe d'un concept que le concept lui-meme ne peut surgir sans lui, et a plus forte raison se maintenir sans lui; Taction indeterminee de la force pensante se rassemble dans un mot, com me des nuages legers surgissent du fond du ciel serein. La voila maintenant un etre individuel, possedant un caractere et une force determines [...] Si Ton voulait penser humainement la naissance d'un mot (ce qui est deja en soi impossible, parce que l'expression de celui-ci suppose aussi la certitude d'etre compris, et que le langage en general ne peut etre pense que comme un produit d'une action reciproque et simultance dans laquelle Tun des termes n'est pas en mesure d'aider l'autre, et dans laquelle chacun doit affronter son propre travail et tous les autres), celle-ci ressemblerait au surgissement d'une figure ideale dans la fantaisie de l'artiste. Celle-ci, egalement, ne peut etre tiree de quelque chose de reel, elle surgit par une pure energie de l'esprit et, au sens le plus propre, du neant; mats a partir de cet instant, elle est vivante, reelle et durable l. Notons que ce « travail» de l'esprit (il s'agit desormais de « travail », non de « jeu poetique », malgre la comparaison avec l'artiste), Humboldt cherche, non a le definir lineairement, mais a le saisir dans toute sa mythique complexite. Un peu plus loin, il ecrit: Toutes les formes du langage sont des symboles, non les choses memes, non des signes convenus, mais des sons qui entretiennent avec les choses et les concepts qu'ils representent [...] des rapports reellement mystiques, 1. Ibid., p. 81 244 Scbleiermacher et W. von Humboldt si Ton peut dirt*, des rapports qui contiennent les objets de la realite pour ainsi dire en etat de dissolution dans les idees et qui peuvent, d'une maniere ä laquelle il n'est possible de penser aucune limite, changer, determiner, separer et relier Rarement a-t-on aussi bien decrit la deroutante epaisseur de la dimension linguistique, dans laquelle le producteur (l'esprit) est comme mille fois depasse par son produit et ses infinis enchevetrements. Cette dimension que les termes de « representation » et d'« expression » ne suffisent pas a determiner, c'est une dimension qui se morcelle elle-meme en autant de produits « locaux» de l'esprit: les langues. Et telle est la pluralite des visees internes au langage en general (represented symboliser? signifier? reveler? nommer? designer? exprimer? lier? separer? determiner?) et done des langues qu'aucune langue, de par son idiosyncrasie meme, n'est entierement « traduisible », e'est-a-dire entierement « cor-respondante » ä une autre : Comment un mot dont le sens n'est pas donne immediatement par les sens pourrait-il etre pleinement identique ä un mot d'une autre langue '? Dans Hellas und Latium, Humboldt va encore plus loin : [...] meme dans le cas d'objets purement sensibles, les termes employes par des langues differentes sont loin d'etre de veritables synonymes, et [...] en pronon^ant t7Uto<;, equus ou cheval, on ne dit pas exactement la meme chose. II en va a fortiori ainsi dans le cas d'objets non sensibles 2. Ici, la difference des langues acquiert une profondeur abyssale. Car qu'en est-il, si Innoc], equus et cheval ne disent pas la meme chose? Peut-etre v'tseni-'ils la meme chose et ne dtsent-'ils pas la meme chose? Que signifie alors dire} 1. Ibid,, p. 82. 2. Caussat, op. cit., p. 22. Schleiermacher et W. von Humboldt 245 La traduction, en cela precedee par la litterature, est ce qui promeut la Bildung de la langue : La traduction, et precisement Celle des poetes, est [...] Tun des travaux les plus necessaires dans une litterature, en partie parce qu'elle ouvre a ceux qui ignorent les langues etrangeres des formes de l'art et de l'humanite qui leur resteraient sans cela tout ä fait inconnues [...] en partie et surtout parce qu'elle conduit a l'elargissement de la capacite signifiante et expressive de la langue propre '. Cette täche est d'abord Celle de la litterature : toute langue, et meme le plus humble des dialectes, dit Humboldt, est capable d'exprimer le plus haut et le plus profond, le plus fort et le plus tendre 2. Mais ces sons sommeillent comme dans un instrument dont on ne joue pas, jusqu'a ce que la nation les eveille -\ Ce qui veut dire que la litterature met subtilement en branle 1 edifice entier des symboles linguistiques pour les affiner, c'est-a-dire les rendre capables de toujours plus de « significabilite » et d'expressivite : On peut donner ä ces symboles un sens plus haut, plus profond, plus delicat [...] et ainsi le langage, sans changement qui soit ä proprement parier perceptible, est hausse jusqu'a un sens superieur, et s elargit jusqu'a un sens qui se represente de maniere multiple 2. La traduction, ici, ne fait que prolonger cet affinement de rinstrument symbolique. Historiquement, Humboldt le sait, cet affinement de la langue par la traduction a joue en Alle- 1. Ibid., p. 81. 2. Ibid., p. 82. 246 Schleiermacher et W. von Humboldt magne un role majeur l. Et en quelques lignes décisives, carac-téristiques du classicisme allemand, aussi chargées de poids, sinon plus, que celles de Goethe ou de Schleiermacher, il définit ce qu'il en est de la « fidélité » de la traduction, essayant d'en proposer un concept qui évite aussi bien la voie « franchise » que celle de la « littéralité » brute : Si la traduction doit apportcr á la langue et á l'esprit de la nation ce qu'ils ne possědent pas, ou possédent diríéremment, la premiere exigence est celle de la fidélité. Cette fidélité doit étre dirigée sur le veritable caractěre d'original et non [...] sur ce qu'il y a ďaccidentel en lui; de méme, d'une facpn generále, toute bonne traduction doit naitre d'un amour simple et sans pretention de l'original [...] A ce point de vue est nécessairement lie le fait que la traduction porte en elie un certain colons d'étrangeté, mais les limites a partir desquelles cela devient une iaute [...] sont ici trěs faciles á tracer. Aussi longtemps que Ton sent l'etranger, mais non 1'étrangeté, la traduction a atteint ses buts suprémes; mais la oú apparait 1'étrangeté comme telle, obscurcissant peut-etre l'etranger, le traducteur trahit qu'il nest pas á la hauteur de son original. Le sentiment du lecteur non prévenu ne manquera guere ici la ligne de partage 2. Relisons la phrase decisive de ce texte : « Aussi longtemps que Ton sent l'etranger, mais non 1'étrangeté, la traduction a atteint ses buts suprémes; mais lá ou apparait 1'étrangeté comme telle, obscurcissant peut-étre l'etranger, le traducteur trahit qu'il n'est pas á la hauteur de son original. » D'un cóté, ce qu'enonce Humboldt est la vérité méme : il y a une littéralité inauthen-tique, une étrangeté insignifiante qui n'a aucun rapport avec la veritable étrangeté du texte. De méme, il y a un rapport inauthentique á 1'étrangeté, qui la rabaisse á ce qui est exotique, incomprehensible, etc. Cest bien lá ce qu'A. W. Schlegel repro-chait á Voss : avoir créé un sabir de grec et d'allemand beaucoup trop « étrange ». Mais le probléme, e'est de savoir si la ligne de partage entre l'etranger, das Fremde, et 1'étrangeté, die Fremd- 1. Ibtd., p. 82. 2 Ibid., p. 83-84. Schleiermacher et W. von Humboldt 247 heit, peut étre « facilement» tracée. Si oui, comment? Et par qui? Humtx)ldt répond : par le lecteur « non prévenu ». Mais qui est le lecteur non prévenu? Un lecteur non prévenu, qu'est-ce que c'est? De plus : si la täche de la traduction est ďélargir la capacité signifiante et expressive d'une langue, ďune litté-rature, d'une culture, d'une nation, et done du lecteur, eile ne peut pas étre totalement définie par ce <\\ia priori la sensibilitě de ce dernier peut accucillir; justement, tout le prix de la traduction est (théoriquement) ďélargir cette sensibilitě. La Fremdheit n'est pas seulement l'insignifiance de ce qui est inutilement choquant; ou, pour évoquer un probléme que n'importe quel traducteur connalt bien, une traduction qui « sent la traduction » n'est pas forcément mauvaise (alors qu'in-versement, on pourrait dire qu'une traduction qui ne sent pas du tout la traduction est forcément mauvaise). La Fremdheit, c'est aussi 1'étrangeté de 1'étranger dans toute sa force: le different, le non-semblable, ce ä quoi on ne peut donner la semblance du méme qu'en le tuant. Ce peut étre le terrible de la difference, mais aussi la merveille de celle-ci; ainsi, toujours, est apparu 1'étranger: démon ou déesse. La ligne de partage entre 1'étranger, das Fremde, et 1'étrangeté, die Fremdheit (qui peut étre YUnheimltchkeit de Rilke et de Freud, 1'« in-quiétante-étrangeté »), est aussi difficile ä tracer que Celle entre 1'étrangeté inauthentique et 1'étrangeté authentique. Ou plutöt, c'est une ligne qui se déplace sans cesse, tout en continuant ä exister. Et c'est sur cette ligne, trěs précisément, que le clas-sicisme allemand (mais aussi bien le Romantisme) se séparé de Hölderlin. Ou plutöt encore, on peut dire que Hölderlin est parvenu ä faire reculer cette ligne au-delä de ce qui était pensable, concevable, pour un Humboldt ou un Goethe (lesquels, pourtant, plus libéraux qu'un A. W. Schlegel, aeeeptaient les grécisations de Voss). Ce qui donne ä penser que la traduction se situe justement dans cette region obscure et dangereuse ou 1'étrangeté démesurée de loeuvre étrangěre et de sa langue 248 Schleiennacher et W, von Humboldt risque de s'abattre de toute sa force sur le texte du traducteur et sa langue, ruinant ainsi son entreprise et ne laissant au lecteur qu'une Fremdheit inauthentique. Mais si ce danger n'est pas couru, on risque de tomber immédiatement dans un autre danger : celui de tuer la dimension de Tétranger. La táche du traducteur consiste á affronter ce double danger et, d'une certaine faqon, á tracer lui-méme, sans aucune consideration du lecteur, la ligne de partage. Humboldt, en exigeant de la traduction qu'elle nous fasse sentir Tétranger, mais non l'etran-geté, a trace les limites de toute la traduction classique. II a trace aussi les limites de ce qui, dans la conception classique de la culture et du rapport des langues, doit étre l'essentiel : promouvoir l'equilibre du mouvement de la Bildung, mais sans exposer ce mouvement á la démesure de la « motion violente » de Tétranger. Ce qui signifie peut-étre en fin de compte : refuser Tétrangeté de Tétranger tout aussi profondément que Tethno-centrisme du classicisme fran^ais \ 1. Dans le domaine de la traduction, les limites de la théorie herméneurique - de Schleiennacher á Steiner — paraissent étre les suivantes : dissoudre la spécificité du traduire en en faisant un cas particulier de processus interprétatif, étre incapable d'aborder, cn tarn que throne de la conscience, la dimension inconsciente dans laquelle se jouent les processus linguistiques — et done la traduction. Kn ce qui concerne le premier point, affirmer que la traduction est une interpretation, un acte de « comprehension », etc. est une evidence égarante. Qu'il y ait de l'inter-prétation dans toute traduction ne signifie pas que toute traduction ne soit qu'inter-prétation ou repose essentiellement sur de ^interpretation. Le rapport á 1'ceuvre et á la langue étrangéres qui se joue dans la traduction est sui generis, ne peut étre saisi qu'a partir de lui-méme. ^interpretation vise toujours un sens. Or, la traduction depend si peu d'une captation totale du sens qu'a la limite, il faut toujours traduire des textes et des langues qu'on ne « comprend » pas entierement. L'acte de traduire produit son propre mode de comprehension de la langue et du texte étrangers, qui est different d'une comprehension herméneutico-critique. D'ou il s'ensuit que la traduction ne repose jamais sur une interpretation pré-existante. Par exemple, la sůreté dune traduction philosophique ne depend pas de la comprehension critique du texte á traduire, méme si un travail ďinterprétation et d'analyse est bien entendu indispensable. On pourrait dire que 1'analyse textuelle á laquelle un traducteur doit se livrer — com me repérer dans un roman le réseau des termes et des associations fondamentaux, le « systéme » de son éeriture, etc. — est a priori déterminée par le fait qu'il va traduire : lire pour traduire, e'est illuminer le texte dune lumtere qui nest pas de I'ordre de rherméneurique seulement, e'est opérer une lecture-traduaion - une pre-traduction. Cette pré-traduction peut apparaitre si Ton regarde les mots, les phrases ou les segments Schleiermacher et W. von Humboldt 249 de phrases qu'un traducteur a soulignés dans l'ouvrage á traduire avant de commencer la traduction proprement dite: non seulement les mots et les passages qu'il ne «comprend» pas (que Ton supposera peu nombreux), mais ceux qui, á la premiére lecture, posent un probléme de traduction á cause de leur grande distance par rapport á la « langue ďarrivée ». On a lá les lignes de créte de 1'étrangeté de l'oeuvre, ou sa ligne de resistance á la traduction. Et cette ligne coincide en grande partie avec lc systéme original de l'oeuvre dans sa langue. De lá, est possible une certaine lecture de l'oeuvre, qui peut se transformer en lecture « critique ». Traduire est en ce sens une connaissance de l'oeuvre. Le criticism by translation est un mode de critique irréductible á la critique interpretative. La théorie herméneutique méconnaít cette dimension. Logiquement, eile en vient á considérer le traducteur comme le parent p«uvre du critique. Elle ne permit pas la positivitě de la lecture traduisante. Pour eile, il vaudrait toujours mieux lire l'ouvrage dans sa langue originale. La traduction serait un pis-aller. Mais cela est faux : rout comme, pour l'oeuvre, l'etre-traduir est un mouvement enrichissant, et non un déracinement, la lecture d'une traduction est pour le lecteur une operation originale; non seulement parce qu'il s'agit ďun ouvrage étranger, mais parcc que c'est un type ďécrirure et de texte particuliers. Disons aussi : le mode de lecture «normal » d'un texte étranger, c'est celui de sa traduction. Lire un livrc dans sa langue d'origine constituera toujours une exception, et une operation pleine de limitations. Telle est la situation culturelle normale, á laquelle aueun apprentissage des langues ne peut ni ne doit remédier, car eile n'a rien de négatif. II y a lieu, ici, de procéder á un radical renversement des valeurs. La traduction n'est pas un pis-aller, mais le mode ďexistence par lequel une oeuvre étrangére parvient jusqu'a nous en tant qu'etrangere. La bonne traduction maintient cette étrangeté en nous rendant 1'ceuvre accessible. En fait, on presuppose toujours que celui qui peut lire l'oeuvre dans sa langue d'origine est mieux place pour la goůter et la connaítre que celui qui doit se contenter d'une traduction. Celle-ci serait á l'original ce qu'une photo de femme esr á une femme reelle. Mais les deux lecteurs ont affaire á un texte étranger, qui leur reste toujours étranger, traduit ou non. Cette étrangeté est irréductible. Nous, Francois, ne lirons jamais un poéme anglais comme le lit un Anglais. La difference entre les deux lecteurs n'est que de degré. Combattre l'occulration sempiternelle de cet etat de choses (qui est un phénoméne historique qu'il faudrait étudier, tout comme on a commence á étudier ce qu'est, culturellement parlant, une « mauvaise » traduction) est Tune des täches d'une théorie de la traduction. Que la traduction qui « sent» la traduction soit par ailleurs considérée comme mauvaise, c'est la un contresens, qui méconnaít que l'ecriture d'une traduction est un mode ďécriture irréductible : une éeriture qui accueille dans sa langue propre l'ecriture d'une autre langue, et qui ne peut, sous peine d'imposture, faire oublier qu'elle est cette operation. II faut méme aller plus loin, et dire que dans toute éeriture lirtéraire, il y a toujours trace d'un tel rapport. Tout comme dans notre parole, die Bakhtine, il y a toujours la parole d'autrui, et que cet entrelacement des deux paroles constitue la structure dialogique du langage humain. Si toute éeriture implique un horizon de traduction (tel serait, profondément, le sens de la Weltliteratur goethéenne), il est absurde de demander á une traduction ďapparaítre comme une « pure * éeriture qui est elle-méme un mythe. Une discipline comme la littérature comparée vit de l'oc-cultation ou de l'oubli de cette problématique, que nous avons mentionnée déjá á propos de Don Quichotu.