LES BELLES INFIDELES, OU L'AUTEUR RESPECTÉ (de Claude de Seyssel ä Perrot d'Ablancourt) Luce GUILLERM Universitě Charles-de-Gaulle - Lille III 1. Introduction Mon propos ne sera pas ici de pretendre refaire ce qui fut si bien fait : analyser pour elle-meme la methode de Perrot d'Ablancourt, en relation avec sa pratique de la traduction et le contexte d'ensemble dans lequel s'inscrivent cette methode et cette pratique. Je voudrais plus modestement tenter, pour eclairer de biais rhistoire des « representations » de Tactivite de traduction, de faire produire ce qui m'est apparu d'abord comme une evidence. Pour qui a frequente les prefaciers-theoriciens-traducteurs de la Renaissance franpaise, les elements du dispositif justificatif declines par Perrot d'Ablancourt dans ses prefaces critiques sonnent comme des « airs conniis » : agencement de topoT reperables depuis un bon siecle, et dont ■ les variations accompagnent, les reliant a tout un contexte — ideologique et textuel — les pratiques traductrices. Accompagnent, et non refletent, la relation des theories aux pratiques effectives releverait d'une tout 24 LUCE GUILLERM autre analyse. Les textes dont il s'agit sont des textes liminaires, ä functions de communication specifiques et multiples, que Ton peut dire « publicitaires », ä condition de prendre en compte l'ensemble des cibles visees par ces discours qui construisent la recevabilite du texte presente : du patron ou commanditaire, aux lecteurs potentiels, en passant par les ecrivains confreres bienveillants ou hostiles. Or cette fonction « pu-blicitaire » conduit ces textes ä travailler le lien du « theorique » aux pratiques effectives dans une double direction contradictoire : ä la fois dans le sens d'un relatif appauvrissement reflexif — Perrot d'Ablancourt sait bien pourquoi il rejette dans ses « remarques » les plus interessantes de ses reflexions precises de traductologue : Cecy veut un champ plus ample qu'une preface, precise-t-il (P.A. 1637, Ed. Zuber 1972 : 112) —, et d'un enrichissement dü ä ce qui seul peut assurer l'efficacite du message : la prise en compte et le renforcement de l'imaginaire actif des destinataires. C'est autour de ces representations imaginaires que se cristallisent done, dans leur repetition evolutive, les agencements topiques. C'est ä cela que je voudrais m'interesser, pour tenter de montrer en quoi, du point de vue ou je me place (celui d'un imaginaire de l'ecriture, de l'Auteur, des grands textes et de leurs fonctions : constellation d'enjeux qui cement la justification valorisee de la « belle infidele »), le discours de Perrot d'Ablancourt prolonge de fagon parfaite, quelle que soit la difference entre ses traductions et Celles des traducteurs de la Renaissance, un discours dont les elements se sont mis en place pres d'un siecle plus tot, sous la plume des traducteurs fran^ais du XVIe siecle . f 2. Permanence de la topique Je croy que deux ouvrages sont plus semblables quand its sont tous deux eloquens, que quand Vun est eloquent et que Vautre ne Vest point. Ce n'est pas que je veuille dire que celuy-ci soit eloquent, mais seulement que j'ay tousjours eu pour but la force du raisonnement et la beaute du discours. Ce seroit une supersitition Judaique de s'attacher aux mots et de quitter le dessein pour lequel on les employe. D 'ailleurs ce ne sont pas les paroles d 'un Dieu, pour avoir I tant de peur de les perdre ; Et apres tout ce n 'est rendre un 1 Je ne pourrai indiquer ici qu'ä grands traits revolution qui affecte le discours tenu sur ľactivité de traduction durant la premiére moitié du XVf siěcle. On trouvera dans Guillerm 1988 une bibliographie d'appareils liminaires critiques, les analyses sur lesquelles je nťappuie ainsi qu'un appendice rassemblant quelques- -------*----M^Ur^r \„\ LES BELLES INFIDIiLES OU L'AUTEUR RESPECTE 25 / Autheur qu'a demy, que de luy retrancher son eloquence. Comme il a este agreable en sa langue, il faut qu 'il le soit j encore en la nostre, et d 'autant que les beautez et les graces sont differentes, nous ne devons point craindre de luy donner celles de nostre pays, puisque nous luy ravissons les siennes. Autrement nous ferons une meschante copie d'un admirable original (P.A. 1637, Zuber 1972 : 110). On aura reconnu la preface de la premiere traduction que Perrot d'Ablancourt offre au public, YOctavius de Minucius Felix. II serait facile de faire entendre, ne serait-ce qu'a partir de cette premiere formulation et de ce seul extrait les echos qu'il eveille immediatement de textes du XVIe siecle. Par exemple : Ce n'est pas que celuy-cy soit eloquent, mais j'ai tousjours eu pour but la force du raisonnement et la beaute du discours. Si je me feusse enhardy a le translater en plus de paroles Venergie, la grace, la force de son naturel fust perie (Lallemant 1549) Ce seroit une superstition Judaique de s'attacher aux mots et de quitter le dessein pour lequel on les emploie. II ne faut se fault pas asservir jusques a la que Ion rende mot pour mot [...] C'est superstition trop grande (diray-ie besterie ou ignorance). (Dolet 1540) Et apres tout ce nfest rendre un Auteur qu'a demy que de luy retrancher son eloquence. Comme il a este agreable en sa langue il faut qu 'il le soit encore en la nostre. Qu'il rende et exprime aussi naivement la naturelle grace, vertu, energie, la doulceur, elegance, dignite, force et vivaciti de son Auteur. (Fontaine 1555) D autant que les beautez et les graces sont differentes nous ne devons point craindre de luy donner celles de nostre pays, puisque nous luy ravissons les siennes. Je n'ay voulu estre tant curieux du langage que aucuns desireroient, ains j'ay suyvi Vorateur en tant que nostre langue francoise a peu porter [...] car la force et vertu des parolles d'un langage a aultre se perd ainsi que le goust et naif sue des plantes transportees d'un lieu en autre. (Lallemant 1549) Le montage est aise, et on remarquera que les textes cites datent du milieu du XVIe siecle. Ces materiaux discursifs, que Ton retrouverait dans répétitivement l'ensemble des prefaces critiques de Perrot d'Ablancourt, qui puise sa topique aux mémes sources anciennes, ä Cicéron (on aura repéré ici la reference implicite au De optimo genere orátorům) ou ä Quintilien. Mais il faut souligner que c'est précisément autour des années 1540-50 qu'on a appris ä recourir ä ces sources, et ä mettre en oeuvre cette topique dans un discours que viendra prolonger celui des traducteurs du siěcle suivant. Cest done le dispositif justificatif d'ensemble que ces matériaux viennent servir chez Perrot d'Ablancourt qu'il faut d'abord observer, avant de tenter de repérer sous la plume des traducteurs de la Renaissance les différents fils évolutifs qui viennent s'y nouer. 3. Structure argumentative Le passage cité de la preface de VOctavius propose dans un raccourci exemplaire la structure argumentative sur laquelle repose ce discours justificatif. La modulation du topos de Yexcusatio propter infirmitatem (« ce n'est pas que je veuille dire qu'il soit eloquent mais ») n'est pas pure concession ä la rhétorique préfacielle. Elle cadre le propos. C'est parce qu'il sait que sa version restera inférieure au texte original que le traducteur se donne pour but de réduire au maximum cet inevitable écart : d'oü précisément la méthode qui tend ä s'eloigner le plus possible de la meschante copie et ä se rapprocher le plus possible de Yadmirable original, Le dispositif justificatif d'ensemble en faveur d'une traduction « libre » s'appuie done d'abord sur le maintien de 1'exigence de « ressemblance », ou de « fidelité ». Mais eile oppose deux formes de fidélité. La premiere qui s'attache aux mots est, děs lors qu'il ne s'agit pas de textes sacrés, dénoncée comme supersitition aliénante ; la seconde se justifie de dépasser l'ouvrage lui-méme pour atteindre, ä travers lui, YAutheur, qu'il s'agit de rendre non pas ä demi mais complětement, c'est-ä-dire de faire entendre, au plus pres de ce qui fut sa voix, dans les effets qu'elle voulait produire. Respect pour une personne done, pour le « dessein » qui lui faisait utiliser ses propres mots, et qu'il faut retrouver et reproduire. C'est autour de cette affirmation renforcée de reconnaissance — qui a déplacé sur la personne de l'Auteur l'ancienne autoritě du texte — que le systéme tout entier pivote pour justifier au bout du compte la difference, au nom méme ďune ressemblance supérieure fondée sur 1'admiration. Défini par la relation qu'il établissait avec son public grace aux effets concertés (iďďéloquence) de son texte, l'Auteur ne peut qu'autoriser, voire méme inciter, le traducteur ä l'imiter pour ici et maintenant : c'est-ä-dire ä transposer ces effets ďagrément, par des moyens ici et aujourd'hui efficaces. Ou comment la « liberté » devient forme supreme de la contrainte reconnue. Non sans que subsistent quelques traces de la perception insistante d'une transgression : cette « transposition » dépouille tout de merne ľAuteur de ce qui lui appartenait en propre. Transgression dont le régle-ment symbolique passe encore par des personnes, nous et lui ; legitime par ľimage du don compensatoire qui vient racheter la faute, ľécart temporel et culturel des textes se souligne finalement et se revendique comme le moyen de combler ľécart initial ďinévitable infériorité. 4. Le fantóme de ľAuteur Au centre de ce dispositif, ľAuteur. Partout présente dans les prefaces de Perrot d'Ablancourt, la figure de ľAuteur qu'il traduit vient s'inscrire dans des mises en scéne insistantes. Que ce soit celle (parfaitement topique) de ľétranger ayant appris ä parier frangais : « Voici deux illustres Etrangers, qui ont apris votre Langue, pour avoir ľhonneur de vous entretenir » (P.A. 1662, Zuber : 190). Ou celle, plus originale, de ľétranger devenu frangais par passage dans un autre corps : « Ce n'est pas tant ici le portrait de Thucydide que Thucydide luy-mesme, qui est passé dans un autre corps, comme par une espece de Metempsycose, et de Grec est devenu Francois » (P.A., Ibid : 202). Ou encore celle de ľétranger dépouille, au lieu de se voir offrir comme il se doit les ornements et les atours de sa patrie d'accueil : « Ne pas luy rendre son eloquence, c'est prendre beaucoup de peine ä le deshonorer, ou ä le trahir ; c'est depouiller un homme de bonne maison que nous avons fait semblant de loger dans la nôtre » (Lettre de P.A. ä Conrart, Zuber 1968, 381). Ou enfin celle — mais le rapport s'inverse, car il s'agit d'une adaptation libre —, « des ambassadeurs qui ont coutume de s'habiller ä la mode du pais oü on les envoie de peur d'estre ridicules ä ceux ä qui ils tächent de plaire » (P.A. 1954, Zuber : 186). Roger Zuber a montré que ces mises en scenes de rapport de courtoisie, voire ďamitié, et merne de charite, entre le traducteur et son Auteur sont ä renvoyer, au delä des problémes de la traduction, aux representations d'ensemble qui gouveraent, dans la poétique de ľépoque, les relations aux textes de ľAntiquité. Mais il est interessant de recons-tituer en amont le trajet qui a progressivement autorisé ces representations. Voici done, ďabord, deux mises en scenes, qui en illustreront, sous la plume de traducteurs, ľ acte de naissance : ou comment la relation 28 LUCE GUILLERM au texte peut, děs le milieu du XVIe siěcle, s'exprimer comme relation á l'Auteur, figure en personne. II est extrémement rare dans les prefaces de traductions médie vales, et jusqu'au premier tiers du XVIe siěcle, que le traducteur mentionne, á l'appui de son choix de méthode, une indication qu'il serait allé puiser dans le discours méme de l'Auteur qu'il traduit. En voici pourtant un exemple. Lorsque, vers le milieu du XVe siěcle, traduisant les Stratagěmes de Frontin, Jean de Rovroy ajoute á son original des exemples tires d'autres Auctoritates, il ne fait en cela que suivre une méthode parfaitement autorisée pour un translateur-interprěte. Or, dans ce cas particulier, il se trouve qu'il s'en justifie en s'appuyant sur le prologue de son auteur, « qui dit que qui voudroit aucune chose adjouster a son livre il le fasse plus pour luy aidier que pour le reprendre de son congié ». Cest done bien 1'auteur qui semble autoriser le traducteur á étayer par des « lieux » adéquats, le sens de son texte, plutót que de le discuter. Mais pour intéressant que soit cet exemple d'une esquisse de dialogue, fort rare, répétons-le, celui-ci s'inscrit toutefois parfaitement dans le cadre d'une representation qui fait du traducteur 1'artisan d'un travail d'aide et d'appui á Vintention de son auteur. Voici ce qu'est devenu en 1551 (un siěcle plus tard et un siěcle avant Perrot d'Ablancourt), le méme dispositif. Le traducteur, Denis Sauvage, qui traduit La philosophie d'amour de Leone Ebreo, commence par cette remarque : « On feroit á mon advis bien grand tort a cet Auteur de ne le suyvre en le traduysant ». Et il explique comment, alors qu'il avait déjá bien avancé dans sa táche, il a découvert un passage ou l'Auteur dit explicitement — et le traducteur de le citer, page et reference á l'appui — « qu'il ne se pourroit contenter qu'on entreprist á dire beaucoup par dessus luy ». Et d'ajouter : « cela m'a tellement fait resserrer, que quand j'ay eu traduit le premier livre en paraphrase pour le faire plus entendible, je laissay cette traduction, me mettant á le suyvre de plus pres ». Non sans quelque regret, pourtant, car « il n'est pas que ma facilité accoustumée ne s'y veuille faire entendre, malgré ma deliberation, mais j'espere que ce ne sera point en lieu duquel VAuteur me voulust reprendre s'il vivoit ». Véridique ou pas — et cela importe peu —, cette mise en scene génétique traduit deux données essentielles : d'une part, et littéralement, le fantome de 1'auteur vient hanter le traducteur, dans un travail qui se dit désormais impatiemment comme éeriture contrainte, sous la dictée d'un Autre ; et d'autre part, cette impatience et cette contrainte produisent leur envers révé, um facilité qui veut se faire entendre, expression d'un Auteur libře et propriétaire de son invention propre, celle qu'imagine á Firréel du regret dans la méme preface le méme traducteur : « J'aymerois trop mieux me contenir en estude franche et libre, et qui me pleust, et faire oeuvre qui LES BELLES 1NFIDELES OU L'AUTEUR RESPECTE peust mieux estre dite mienne, qu'estant contraint en tel travail, n'oser presque encore appeler mien ce qui en sortiroit ». Perrot d'Ablancourt dit-il autre chose, fut-ce pour aboutir a un resultat tout different, lorsque dans sa preface a Thucydide, il recourt a l'auto-risation expresse de son Auteur : « Les libertez que j'ay prises ne blessent ni la verite de son histoire, ni I'intention de Thucydide. Car il dit luy mesme qu'il s'est contente de garder le but de ceux qui parlaient, et d'ajuster les choses conformement au sujet ; si bien qu'il nous degage par son exemple du scrupule que Ton nous voudroit donner » (P.A. 1662, Zuber : 205). Et ses regrets d'une liberte d'auteur que brimerait la position de traduction, s'inscrivent, eux aussi, dans le prolongement exact de ceux du traducteur de la Renaissance : « Et comme un homme libre qu'un malheur a rendu esclave se sent tousjours de sa liberte, l'esprit du Traducteur ne peut s'empescher d'eclater en quelques endroits » (P.A. 1646, Zuber : 139). Avec le traducteur de Leone Ebreo, nous sommes en 1555 et il y a deja une quinzaine d'annees que ce qui s'exprime ici a pris forme dans le discours des traducteurs : j'ai pu montrer ailleurs (Guillerm 1988 : 430-452) comment surgit a partir de 1540 la representation, absolument nouvelle a cette date, du traducteur en esclave, et de la traduction comme labeur contraint, inferieur et sans gloire, dans ce discours ambigu par lequel les traducteurs font de ces representations negatives le premier mouvement d'une argumentation justificative de l'utilite culturelle et lin-guistique de leur travail. Je n'en retiendrai ici que 1'element central, que l'on vient d'illustrer : celui qui fait de la traduction cette confrontation entre deux « sujets », a l'occasion de laquelle s'esquissent les traits modernes de la figure de TAuteur qui y trouve, sur le mode du regret ou du fantasme, sa premiere possibilite d'expression. Meme si, on le voit, Perrot d'Ablancourt place bien encore au centre de son dispositif justificatif le respect du a TAuteur, les images qu'il propose, et qui font de celui-ci le lieu d'echanges courtois et compen-satoires, voire d'une metamorphose respectueuse, (naturalisation, par la langue, le costume ou meme le passage dans un autre corps et une autre vie) sont, en apparence, tres eloignees de cette premiere figure d'un Auteur sujet manifestant sur le traducteur son pouvoir tout puissant. En apparence seulement, car cette figure n'est elle-meme qu'une etape, la cristallisation, en quelque sorte, devolutions convergentes qu'il suffira en realite de prolonger pour parvenir au discours de Tauteur des Belles Infideles. 5. Admiration-rivalité-transgression i Cest par la perception méme ďun « pouvoir » de l'Auteur, qu'il faut commencer, en rappelant qu'une telle perception déplace radicalement la position antérieure des traducteurs, qui — et c'est tout different — mettaient leur travail d'interprete au service des Auctoritates, leur táche étant de servir et ďéclaircir au mieux, que ce fut par la paraphrase ou les ajouts, ou par le suivi de la lettre, le sens á transmettre. Et le terme ^intention de 1'auteur était alors interchangeable avec celui de sentence, ď*entendement\ bref de sens. Aucune perception de contrainte dans cette naturelle transmission de VAuctoritas, Les seuls risques étaient ceux ďerrer hors du sens, ou de produire un texte non entendible . Le passage de cette soumission non problématique au sens du texte á traduire á la perception d'une contrainte, ďun pouvoir de l'Auteur, trouve sa premiere explication (qu'illustre á 1'évidence revolution du discours des traducteurs, de Claude de Seyssel á Antoine Macault, ou Pierre Saliat, soit du debut du siěcle aux années 35-40) dans ce geste de mise á distance respectueuse des grands textes anciens qui caractérise le premier humanisme : places sur un perron pour étre vus de tous, pour reprendre 1'expression de Jacques Colin présentant en 1527 les versions des grands historiens anciens par Seyssel, ces précepteurs du genre humain suscitent chez les traducteurs la perception d'une infranchissable distance, celle-lá méme qui interdit désormais l'ancienne paraphrase familiěre, au nom d'une admiration qui concerne le texte entier érigé en « modele » inaccessible et intouchable. Cest désormais en termes de confrontation avec ces admirables moděles (et non plus seulement en termes de transmission de leur sentence) que va se définir la traduction : c'est encore cette confrontation qui organise pour Perrot d'Ablancourt l'opposition entre méchante copie et admirable original. Trés vite, et la encore pour longtemps, cette transformation des Auctoritates en moděles assortit la distance admirative de son revers de tentation de rivalité, tentation qui s'accompagne, et pour longtemps aussi, de la perception de son caractěre transgressif, et quasiment profanatoire. Cest dans ce systéme en tension — admiration-rivalité-transgression —, qui fait de la traduction ce terrain d'affrontement entre le traducteur et son Auteur, que s'inscrira désormais le discours des traducteurs, jusqu'a 2 Cf. par exemple Raoul de Presles traduisant Saint-Augustin vers 1370 : « Si je ne ensuy en ceste translation les propres mos du texte [...], il me sera pardonne comme vous m'avez commands pour la matiere esclaircir que je ensuyve la vraye simple et clere sentence et le vray entendement sans ensuyvre proprement les mos du texte ». laisser les traces qu'on en a reperees dans le dispositif justificatif de Perrot d'Ablancourt. 6. La langue native Si, des avant le milieu du siecle, les poemes laudatifs liminaires des grandes traductions placees sous la caution royale claironnent dejä la victoire des performances des traducteurs frangais sur leurs modeles anciens, si Ton peut par exemple lire au seuil de Ylliade de Salel, en 1545, que plus grande que soi or se fait Vlliade, le discours propre des traducteurs reste quant ä lui plus modeste, lorsqu'ils comparent le resultat de leur travail avec leur admirable original. Mais c'est sur un autre terrain qu'affleurent au meme moment les premiers discours capables d'esquiver les risques de transgression profanatoire : celui de la mise en rivalite des langues. C'est d'abord en se faisant instrument de demonstration des poten-tialites de la langue frangaise que l'entreprise de traduction s'autorise ä se dire en termes de rivalite. Ainsi sont presentes, des les premieres tenta-tives de traduction de textes d'eloquence, puis de textes poetiques, les objectifs des traducteurs. Seyssel pouvait dejä s'appliquer ä suivre Justin de pres pour retenir la plus grande partie de la venuste et elegance du latin (Seyssel, v. 1510, edite 1559). Mais pour Pierre Saliat, qui traduit Salluste et Ciceron en 1537, l'objectif est plus ambitieux : il s'agit de manifester « que nostre langue vulgaire n'est point du tout si maigre, si pauvre, ni si affamee, qu'elle ne puisse bien se mettre en place et presenter peut estre aussi ornement richement, et triumphamment sur les rengs comme le feroient la grecque et la latine », et Claude Chappuis, Libraire de Francois Ier, saluait des 1534 la meme demonstration au seuil de la traduction du Pro Marcello par Antoine Macault : « II a si bien garde la dignite / De nostre langue : Et la grace exprimee / De la Latine, avec facilite / Que lune n'est plus que lautre estimee ». Cette possibility de demonstration, mieux, d'exhibition, s'appuie tres tot sur Taffirmation d'une confiance en la langue native, dont on oppose les possibilites naturelles de maniement ä Celles, artificielles done difficiles, des grandes langues anciennes. L'evacuation par le haut de 1*inaccessible qualite de ces grandes langues s'assortit du deplacement d'une hierarchie indepassable sur une nouvelle opposition : ä la langue naturelle, maternelle, domestique, sucee avec le lait de la nourrice (Saliat 1537, Peletier 1541) s'opposent les langues artificielles, apprises ä grand coüt de peine et de temps. C'est sur cet argument que s'appuie Jacques Peletier, ä la fois pour refuser les inutiles efforts des neo-latins, et pour justifier l'entreprise de traduction : « Je veux bien dire qu'a une langue 32 LUCE GUILLERM peregrine il ne faut faire si grand honneur prerogatif qu'on la doive priser pour rejeter et contemner la sienne domestique [...]. Quant a ceux qui totalement se vouent a une langue peregrine (j'entends peregrine pour le respect de la domestique), il me semble qu'il ne leur est possible d'atteindre a celle naive perfection des anciens, non plus que a l'Art d'imiter nature pour quelque similitude qu'il y pretende » (Peletier 1541). Et c'est ainsi que, cessant d'etre seulement un outil imparfait, mais devenue milieu naturel du scripteur, la langue frangaise, liee a l'affir-mation de l'identite nationale, commence a pouvoir definir l'espace d'une absorption naturalisante des modeles. Car il faut constater que ce glissement s'accompagne de definitions des potentialites de la langue dont les termes (en l'absence d'une possibility d'approche proprement linguistique des phenomenes) metaphorisent plus en realite les effets expressifs qui caracterisent un texte litteraire ou poetique qu'ils ne designent une specificite linguistique : la dignite de la langue frangaise est faite de subtilites et vehemences, de graces, de richesses propres, qu'il convient de respecter dans la traduction. Le celebre traite de Dolet donne le premier et meilleur exemple d'une telle description « litteraire » de la langue : « Chaque langue a ses proprietes, translations en diction, locutions, subtilites et vehemences a elles particulieres » (Dolet 1540). II sera suivi par bien d'autres traducteurs, comme Jean Lallemant qu'on a vu plus haut utiliser la metaphore du naif sue des plantes qui risque de se perdre a etre transplantees, pour justifier l'utilisation des ressources propres du fran