CHAPITRE IV ASPECTS LINGUISTIQUES DE LA TRADUCTION (1) D'apres Bertrand Russell, « personne ne peut comprendre le mot fromage, s'il n'a pas d'abord une experience non linguistique du fromage » (2). Si, cependant, nous suivons le precepte fonda-mental du meme Russel, et mettons « Taccent sur les aspects linguistiques des problemes philosophiques traditionnels », alors nous sommes obliges de dire que personne ne peut comprendre le mot fromage s'il ne connait pas le sens assigne a ce mot dans le code lexical du francais. Tout representant d'une culture culi-naire ignorant le fromage comprendra le mot francais fromage s'il sait que dans cette langue ce mot signifie«aliment obtenupar la fermentation du lait caille» et s'il a au moins une connaissance linguistique de « fermentation » et « lait caille ». Nous n'avons jamais bu d'ambroisie ni de nectar et n'avons qu'une experience linguistique des mots ambroisie, nectar, et dieux — nom des etres mythiques qui en usaient ; neanmoins nous comprenons ces mots et savons dans quels contextes chacun d'eux peut s'em- ploy&. Le sens des mots francais fromage, pomme, nectar, connaissance, mais, settlement, ou de n'importe quel autre mot ou groupe de mots est decidement un fait linguistique — disons, pour Stre plus precis et moins etroits, un fait semiotique. Contre ceux qui (1) Publie en anglais dans R.A. Browe-c ed. : On Translation, Harvard University Press, 1959, pp. 232-239. (2) Bertrand Russell, * Logical Positivism », Revue Internationale de Philosophie, IV (1950), 18 ; cf. p. 3. PROBLEM ES GENER AU X. 79 assignent le sens (le signifie) non au signe, mais ä la chose elle-meme, le meilleur argument, et le plus simple, serait de dire que personne n'a jamais goüte ni hume le sens de fromage ou de pomme. II n'y a pas de signifie sans signe. On ne peut inferer lc sens du mot fromage d'une connaissance non linguistique du roque-f ort ou du Camembert sans Tassistance du code verbal. II est neces-saire de recourir ä toute une serie de signes linguistiques si Ton veut faire comprendre un mot nouveau. Le simple fait de mon-trer du doigt Tobjet que le mot designe ne nous apprendra pas si fromage est le nom du specimen donne ou de n'importe quelle boite de Camembert, du Camembert en general ou de n'importe quel fromage, de n'importe quel produit lacte, nourriture ou rafraichissement, ou peut-etre de n'importe quelle boite, inde-pendamment de son contenu. Finalement, le mot designe-t-il simplement la chose en question, ou implique-t-il Tidee de vente, d'offre, de prohibition ou de malediction ? (Montrer du doigt peut effectivement avoir le sens d*une malediction : dans cer-taines cultures, particulierement en Afrique, c'est un geste de mauvaise augure.) Pour le linguiste comme pour Tusager ordinaire du langage, lc sens d'un mot n'est rien d'autre que sa traduction par un autre signe qui peut lui etre substitue, specialement par un autre signe « dans lequel il se trouve plus completement developpe », comme l'enseigne Peirce, le plus profond investigateur de Tessence des signes (1). Le terme celibataire peut £tre converti en la designation plus explicite, personne non mariee, chaque fois qu'un plus haut degre de clarte est requis. Nous distinguons trois manieres d'interpreter un signe linguistique, selon qu'on le traduit dans d'autres signes de la meme langue, dans une autre langue, ou dans un Systeme de symboles non linguistique. Ces trois formes de traduction doivent recevoir des designations differentes : 1) La traduction intralinguale ou reformulation (rewording) consiste en Interpretation des signes linguistiques au moyen d'autres signes de la meme langue. 2) La traduction interlinguale ou traduction propre-ment dite consiste en Vinterpretation des signes linguistiques au moyen d'une autre langue. 3) La traduction intersemiotique ou transmutation consiste en rinterpretation des signes linguistiques au moyen de systemes de signes non linguistiques. (1) Cf. John l>e\vey, « Peiree's Theory of Linguistic Signs, Thought, and Moaning », The Journal of Philosophy, XVIII (1946), 91. 80 ESSAIS DE L1NGU1STIQUE GENÉHALE La traduction intralinguale d'un mot se sert d'un autre mot, plus ou moins synonyme, ou recourt á une circonlocution. Cepen-dant, en regie generále, qui dit synonymie ne dit pas equivalence complete : par exemple, « tout vieux garcon est un célibataire, mais tout célibataire n'est pas un vieux garcon. » Un mot ou un groupe de mots idiomatique, bref une unite du code apparte-nant au plus haut niveau des unites codées, ne peut étre pleine-ment interprétée qu'au*moyen d'une combinaison, qui lui est équivalente, ďunites du code, c'est-a-dire au moyen d'un message se référant á cette unite : « tout célibataire est une personne non mariée et toute personne non mariée est un célibataire », ou «tout vieux garcon est un homme qui a vieilli sans se marier, et tout homme qui a vieilli sans se marier est un vieux garcon. » De méme, au niveau de la traduction proprement dite, il n'y a ordinairement pas equivalence complete entre les unites codecs, cependant que des messages peuvent servir adéquatement d'in-terprétation des unites ou des messages étrangers. Le mot fran-cais fromage ne peut étre entiérement identifié á son hétéronyme en russe courant, sýr, parce que le fromage blanc est un fromage, mais pas un sýr. Les Russes disent prinesi sýru i ivorogu,« appor-tez du fromage et (sic) du fromage blanc ». En russe courant, 1'aliment obtenu á partir de la coagulation du lait ne s'appelle sýr que si un ferment special est utilise. Le plus sou vent, cependant, en traduisant ďune languo á ťautre, on substitue des messages dans Tune des langues, non á des unites séparées, mais ádes messages en tiers de 1'autre langue. Cette traduction est une forme de discours indirect; le traducteur recode et retransmet un message recu d'une autre source. Ainsi la traduction implique deux messages equivalents dans deux codes différents. L'equivalence dans la difference est le probléme cardinal du langage et le principal objet de la linguistique. Comme tout rece-veur de messages verbaux, le linguiste se comporte en interprete de ces messages. Aucun specimen linguistique ne peut étre interprete par la science du langage sans une traduction dessignes qui le composent en d'autres signes appartenant au méme systéme ou á un autre systéme. Dés que Ton compare deux langues, se pose la question de la possibilité de traduction de Tune dans ťautre et réciproquement ; la pratique étendue de la communication interlinguale, en particulier les activités de traduction, doivent étre un objet d'attention constante pour la science du langage. II est difficile de surestimer le besoin urgent, l'impor- PROBLEMES GENERAUX 81 tance theorique et pratique, de dictionnaires bilingues differentials, qui definiraient soigneusement et comparativement toutes les unites correspondantes, en extension et en comprehension. De m£me, des grammaires bilingues differentielles devraient definir ce qui rapproche et ce qui differencie deux langues du point de vue de la selection et de la delimitation des concepts grammaticaux. La pratique et la theorie de la traduction abondent en pro-blemes complexes; aussi, regulierement, des tentatives sont faites de trancher le nceud gordien, en elevant Timpossibilite de la traduction a la hauteur d'un dogme. « Monsieur Tout-le-Monde, ce logicien naturel », si vivement imagine par B. L. Whorf, est suppose tenir le bout de raisonnement suivant : « Les faits sont differents aux yeux de sujets a qui leur arriere-plan linguistique fournit une formulation differente de ces faits » (1). Dans les premieres annees de la revolution russe, il se trouva des vision-naires fanatiques pour plaider, dans les periodiques sovietiques, en faveur d'une revision radicale du langage traditionnel et en particulier pour reclamer la suppression depressions aussi trompeuses que le « lever » ou le « coucher » du soleil. Pourtant, nous continuons a employer cette imagerie ptolemaique, sans que cela implique le rejet de la doctrine copernicienne, et il nous est aise de passer de nos conversations courantes sur le soleil levant ou couchant a la representation de la rotation de la terre, tout simplement parce que tout signe peut se traduire en un autre signe dans lequel il nous apparait plus pleinement developpe et precise. La faculte de parler une langue donnee implique celle de parlor de cette langue. Ce genre d'operations « metalinguistiques » permet de reviser et de redefinir le vocabulaire employe. C*est Niels Bohr qui a mis en evidence la complementarite des deux niveaux — langage-objet et metalangage —: toute donnee experimental bien definie doit £tre exprimee dans le langage ordinaire, « ou il existe une relation complementaire entre Tusage pratique de chaque mot et Tessai de donner une definition precise de ce mot » (2). Toute experience cognitive peut etre rendue et classee dans n'importe quelle langue existante. L& ou il y a des deficiences, (1) Benjamin Lee Whorf, Language, Thought, and Reality (Cambridge, Mass., 1956), p. 235. (2) Niels Bohr, « On the Notions of Causality and Complementarity », Dialectic, I (1948), 317 sv. • 82 ESSAIS DE LINGUISTIQUE GENEBALE la terminologie sera modifiee et amplifiee par des emprunts, des caiques, des neologismes, des deplacements semantiques, et, finalement, par des circonlocutions. C'est ainsi que, dans la toute jeune langue litteraire des Chukchee du Nord-Est de la Siberie, « ecrou » est rendu par « clou tournant », « acier » par « fer dur », « etain » par « fer mince », « craie » par « savon a ecrire»,«montre» par « cceur martelant ». Meme des circonlocutions apparemment contradictoires, telles que ilektrifeskaja konka (« voiture a che-val electrique »), le premier nom russe du tramway sans chevaux, ou jena paragot (« vapeur volant»), le nom koryak de l'aeroplane, designent simplement Tanalogue electrique du tramway k chevaux et Tanalogue volant du bateau a vapeur, et ne genent pas la communication, pas plus qu'il n*y a de trouble ou de « bruit » semantique dans le double oxymoron : cold beef-and-pork hot dog (« un « chien chaud » froid au bceuf et au pore »). L*absence de certains procedes grammaticaux dans le langage de sortie ne rend jamais impossible la traduction litterale de la totalite de Tinformation conceptuelle contenue dans 1*original. Aux conjonctions traditionnelles and (« et») et or («ou») est venu s'aj outer en anglais un nouveau connectif, and for (« et/ou »), dont il a ete question il y a quelques annees dans ce livre spiri-tuel, Federal Prose, How to Write in andjor for Washington (« La prose federale, comment ecrire a et/ou pour Washington ») (1), De ces trois conjonctions, seule la derniere existe dans Tune des langues samoyedes (2). En depit de ces differences dans Tinven-taire des conjonctions, les trois types de messages observes dans la « prose federale » peuvent to us se trad u ire distinctement aussi bien en anglais (ou en fran^ais) traditionnel que dans la langue samoyede en question. Soit, en « prose federale » : 1) Jean et Pierre viendront; 2) Jean ou Pierre viendra, 3)Jean et/ou Pierre viendront. En francais traditionnel, cela donne : 3) Jean et Pierre viendront, ou bien seulement Tun d'eux. Et, en samoyede, 1) Jean et/ou Pierre viendront tous deux ; 2) Jean et/ou Pierre, Fun des deux viendra. Si telle categoric grammaticale n'existe pas dans une langue donnee, son sens peut se traduire dans cette langue a Taide de moyens lexicaux. Des formes duelles telles que le russe ancien (1) James R, Masterson and Wendell Brooks Phillips, Federal Prose (Chapel Hill, N. C., 1948.) p. 40 sv. (2) Cf. Knut Bergsland, « Finsk-ugrisk og almen sprakvitenskap », Nortik Tidsskrift for Sprogvidenskap, XV (1949), 374 av. PROBLĚMES GÉNÉHAťX 83 brata seront traduites á 1'aide de l'adjectif numeral : « deux fréres ». II est plus difficile de rester fiděle á 1'original quand il s'agit de traduire, dans une langue pourvue ďune certaine caté-gorie grammaticale, á partir ďune langue qui ignore cette categoric Quand on traduit la phrase franchise « elle a des frěres », dans une langue qui distingue le duel et le pluriel, on est oblige, soit de choisir entre deux propositions : « elle a deux frěres » — « elle a plus de deux fréres », soit de laisser la decision á l'auditeur et de dire : « elle a deux ou plus de deux frěres ». De méme, si on traduit, d'une langue qui ignore le nombre grammatical, en frangais, on est oblige de choisir Tune des deux possibilités — «frére » ou «frěres » — ou de soumettre au receveur du message un choix binaire : « elle a soit un soit plus ďun frěre. » Comme Fa finement observe Boas, le systéme grammatical d'une langue (par opposition á son stock lexical) determine les aspects de chaque experience qui doivent obligatoirement étre exprimés dans la langue en question : « II nous faut choisir entre ces aspects, et Tun ou l'autre doit ctre choisi»(l). Pour traduire correctement la phrase anglaise / hired a worker (« J'engageai(s) un ouvrier/une ouvriěre »), un Russe a besoin d'informations supplémentaires — Taction a-t-elle été accomplie ou non, l'ouvrier était-il un homme ou une femme ? — parce qu'il doit choisir entre aspect complétif ou non complétif du verbe — nanjal ou nanitnal — et entre un nom masculin ou féminin — rabotnika ou rabotnicu. Si, á un Anglais qui vient ďénoncer cette phrase, je demande si l'ouvrier était un homme ou une femme, il peut juger ma question non pertinente ou indiscrete, tandis que, dans la version russe de cette měme phrase, la réponse á cette question est obligatoire. D'autre part, quelles que soient les formes gram-maticales russes choisies pour traduire le message anglais en question, la traduction ne donnera pas de réponse á la question de savoir si«J hired ou / have hired a worker* ou si l'ouvrier(1'ou-vriěre) était un ouvrier determine ou indéterminé («le » ou « un », the ou a). Parce que l'information requise par les systěmes gram-maticaux du russe et de 1'anglais est dissemblable, nous nous trouvons confrontés á des ensembles tout á fait différents de choix binaires ; c'est pourquoi une série de traductions succes-sives d'une méme phrase isolée, de 1'anglais en russe et vice versa, pourrait finir par priver complětement un tel message de son contenu initial. Le linguiste genevois S. Karcevski comparait (1) Fran* Boas, « Language », Generál Anthropology, Boston, 1948, pp. 132 sv. Cf. ici-mémc, ch. x. 84 ĽSSAIS DE UNGUISTIQUE GĽNÉltALĽ volontiers une perte graduelle de ce genre á une série circulaire ďopérations de change défavorables. Mais évidemment, plus le contexte ďun message est riche et plus la perte ďinformation est limitée. Les langues different essentiellement par ce qu'elles doiveni exprimer, et non par ce qu'elles peuoeni exprimer. Dans une langue donnée, chaque verbe implique nécessairement un ensemble de choix binaires spécifiques : le proces de ľénoncé est-il concu avec ou sans reference á son accomplissement ? Le proces de ľénoncé est-il présenté ou non comme antérieur au proces de ľénonciation ? Naturellement, ľattention des locuteurs et audi-teurs indigenes sera constamment concentrée sur les rubriques qui sont obligatoires dans leur code. Dans sa fonction cognitive, le langage depend trés peu du systéme grammatical^ parce que la definition de notre experience est dans une relation complémentaire avec les operations méta-linguistiques —ľaspect cognitif du langage, non seulement admet mais requiert, ľ interpretation au moyen ďautres codes, par reco-dage, c'est-á-dire la traduction. L*hypothése de données cogni-tives ineffables ou intraduisibles serait une contradiction dans les termes. Mais, dans les plaisanteries, les réves, la magie, bref dans ce q u'on peut appeler la mythologie linguistique de tous les j ours et par dessus tout dans la poésie, les categories gram m a-ticales ont une tencur sémantique élevée. Dans ces conditions la question de la traduction sc complique et préte á beaucoup plus de discussions. Méme une catégorie comme celie du genre grammatical, que ľon a sou vent tenue pour purement formelle, joue un grand rôle dans les attitudes mythologiques ďune communauté linguistique. En russe, le féminin ne peut designer une personne de sexe masculin, et le masculin ne peut caractériser une personne comme appartenant spécifiquement au sexe féminin. La maniere de per-sonnifier ou ďinterpréter métaphoriquement les noms inanimés est influencée par leur genre. A ľ Institut Psychologique de Mos-cou, en 1915, un test montra que des Russes, enclins á personnifier les jours de la semaine, représentaient systématiquement le lundi, le mardi et le mercredi comme des étres masculins, et le jeudi, le vendredi et le samedi comme des étres féminins, sans sc rendre compte que cette distribution était due au genre masculin des trois premiers noms (ponedeľnik, vtornik, četverg) qui s'oppose au genre féminin des trois autres (sreda, pjatnica, subbota). Le fait que le mot désignant le vendredi est masculin dans certaines langues slaves et féminin dans dfautres se reflěte dans les tradi- PROBLĚMES GÉNÉRAUX 85 tions populaires des peuples correspondants, qui different dans leur rituel du vendredi. La superstition, répandue en Russie, ďaprés laquelle un couteau tombé presage un invité et une four-chette tombée une invitee, est déterminée par le genre masculin de nož (« couteau ») et le genre feminin de vilka (« fourchette ») en russe. Dans les langues slaves, et dans ďautres langues encore, oů «jour » est masculin et« nuit» feminin, le jour est représenté par les poětes comme l'amant de la nuit Le peintre russe Repin était déconcerté de voir le péché dépeint comme une femme par les artistes allemands : il ne se rendait pas compte que«péché» est feminin en allemand (die Sünde), mais masculin en russe (grex De méme un enfant russe, lisant des contes allemands en traduction, fut stupéfait de découvrir que la Mort, de toute evidence une femme (russe smerť, feminin), était representee comme un vieil homme (allemand der Tod, masculin). Ma sceur la vie, titre ďun recueil de poěmes de Boris Pasternak, est tout naturel en russe, oú « vie » est feminin (žizny)t mais c'etait assez pour réduire au désespoir le poete tchěque Josef Hora, qui a essayé de traduire ces poěmes, car en tchěque ce nom est masculin (život). II est trěs curieux que la toute premiere question qui fut sou-levée dans la littérature slave á ses débuts fut précisément celle de la difficulté éprouvée par le traducteur á rendre le symbolisme des genres, et de Tabsence de pertinence de cette difficulté du point de vue cognitif : c'est lá en effet le sujet principal de la plus ancienne ceuvre slave originale, la preface á la premiére traduction de YEvangéliaire, faite peu aprěs 860 par le fondateur des lettres et de la liturgie slave, Constantin le Philosophe, et qui a été récemment restituée et interprétée par André Vail-lant (1). « Le grec, traduit dans une autre langue, ne peut pas toujours étre reproduit identiquement, et c'est ce qui arrive á chaque langue quand on la traduit » dit Tapótre slave. « Des noms tels que potamos, « fleuve » et aster, « étoile », masculins en grec, sont féminins dans une autre langue, comme reka et zvezda en slave.» D'aprěs le commentaire de Vaillant, cette divergence efface Identification symbolique des fleuves aux demons et des étožles aux anges dans la traduction slave de deux versets de Matthieu (7:25 et 2:9). Maisá cet obstacle poétique, saint Constantin oppose résolument le précepte de Denys TAréopagite, (1) André Vaillant, « La Preface de rKvangóliairc vienx-slavo », Heime dra Etvde* Slaven, XXIV (1948), p. 5 av. 86 ESSAIS DE LINGUISTIQUE GENERALE selon lequel il faut etre d'abord attentif aux valeurs cognitives (sile razumu), et non aux mots eux-memes. En poesie, les equations verbales sont promues au rang de principe constructif du texte. Les categories syntaxiques et mor-phologiques, les racines, les affixes, les phonemes et leurs com-posants (les traits distinctifs) — bref, tous les constituants du code linguistique — sont confronted, juxtaposes, mis en relation de contiguity selon le principe de similarity et de contraste, et vehiculent ainsi une signification propre. La similitude phono-logique est sentie comme une parente semantique. Le jeu de mot, ou, pour employer un terme plus erudit et a ce qu'il me semble plus precis, la paronomase, regne sur Tart poetique ; que cette domination soit absolue ou limitee, la poesie, par definition, est intraduisible. Seule est possible la transposition creatrice : transposition a Finterieur d'une langue — d'une forme poetique a une autre —, transposition d'une langue a une autre, ou, finalement transposition intersemiotique — d'un systeme de signes a un-autre, par exemple de Fart du langage a la musique, a la danse, au cinema ou a la peinture. S'il nous fallait traduire en francais la formule traditionnelle Tradutiore, traditore, par « le traducteur est un traitre », nous pri-verions Tepigramme italienne de sa valeur paronomastique. D'ou une attitude cognitive qui nous obligerait a changer cet apho-risme en une proposition plus explicite, et a repondre aux questions : traducteur de quels messages ? traitre a quelles valeurs ? CHAPITRE V LINGUISTIQUE ET THEORIE DE LA COMMUNICATION (1) Pour Norbert Wiener, il n'existe « aucune opposition fonda-mentale entre les problěmes que rencontrent nos ingénieurs dans la mesure de la communication et les problémes de nos phikv-logues »(2). II est un fait que les coincidences, les convergences, sont frappantes, entre les étapes les plus récentes de Tanalyse linguistique et le mode ďapproche du langage qui caractérisc la théorie mathématique de la communication. Comme cha-cune de ces deux disciplines s'occupe, selon des voies d'ailleurs différentes et bien autonomes, du méme domaine, celui de la communication verbale, un étroit contact entre elles s'est révélé utile á toutes deux, et il ne fait aucun doute que cette collaboration sera de plus en plus profitable dans Tavennv Le flux du langage parle, physiquement continu, confronta á l'origine la théorie de la communication á une situation « consi-dérablement plus compliquée » que ce iťétait le cas pour Ten-semble fini ďéléments discrets que présentait le langage écrit(3). L'analyse linguistique, cependant, est arrivée á résoudre le dis-cours oral en une série finie ďunités ďinformation élémentaires. Ces unites discretes ultimes, dites traits distinctifs, sont (1) Public en anglais dans les « Proceedings of Symposia in Applied Mathematics *, vol. XII, Structure of Language and it* Mathematical Axftects, American Mathematical Society, 1961, pp. 245*252. (2) Journal of the Acoustical Society of America, {JASA), vol. 22 (1060), p. 697. (3) C. E. Shannon et W. Weaver, The MaUiematiral Theory of Communication, Urbana, 1049, pp. 74 sv., 112 sv. 88 ESSAIS DE LINGUISTIQUE GENERALE groupées en « faisceaux » simultanes, appelés phonemes, qui á leur tour s'enchainent pour former des sequences. Ainsi done la forme, dans le langage, a une structure manifestement granu-laire et est susceptible d'une description quantique. Le but premier de la théorie de reformation, tel que le formule par exemple D. M. McKay, est d\< isoler de leurs contextes particuliers ces elements abstraits des representations qui peu-vent rester invariants á travers de nouvelles formulations » (1). L'analogue linguistique de ce probléme est la recherche, en pho-nologie, des invariants relationnels. Les diverses possibilités ouvertes á la mesure de la quantité ďinformation phonologique, qu'entrevoient les ingénieurs des communications — quand ils distinguent entre contenu ďinformation structural et métrique — peuvent fournir á la linguistique, tant synchro-nique qu'historique, de précieux matériaux, qui seront d'une importance particuliěre pour la typologie des langues, du point de vue purement phonologique comme du point de vue de Tinter-section entre la phonologie et le niveau lexico-grammatical. La découverte progressive, par la linguistique, qu'un principe dichotomique est á la base de tout le systéme des traits distinc-tifs du langage, se trouve corroborée par Temploi comme unité de mesure, chez les ingénieurs des communications, des signáux binaires (binary digits ou bits, pour employer le mot-valise devenu populaire). Quand les ingénieurs définissent l'information selective d'un message comme le nombre minimum de decisions binaires qui permettent au receveur de reconstruire ce qu'il doit apprendre du message sur la base des données déjá á sa disposition (2), cette formule realisté est parfaitement applicable au role des traits distinctifs dans la communication verbale. A peine avait-on commence á reconnaitre des lois universelles par Tétude des invariants, á peine avait-on esquissé une classification d'ensemble des traits distinctifs sur la base de ces prin-cipes, que le probléme de traduire les eritéres proposes par les linguistes en un « langage mathématique et instrumental » fut posé par D. Gabor dans ses conferences sur la théorie de la communication (3). Et récemment est parue une instructive etude de G. Ungeheuer, qui offre un essai ďinterprétation mathématique des traits distinctifs et de leur structure binaire (4). (1) Cybernetics : Transactions of the Eighth Conference, New York, 1952. p. 224. (2) Communication Theory, ed. by W. Jackson, New York, 1953, p. 2. (3) Lectures in Communication Theory, M.I.T., CambriJge, Mosh., 1951, p. 82. (4) Slndia IAnguistica, vol. 13 (1959), pp. 69-97. 4 PROBLEMES GENERAUX 89 La notion de redondance, empruntee par la theorie de la communication a une branche de la linguistique, la rhetorique, a^ acquis une place importante dans le developpement de cette theorie et a ete audacieusement redefinie comme equivalant a « un moins 1'entropie relative a; sous cet aspect, elle a fait sa rentree dans la linguistique actuelle, pour en devenir un des themes centraux. On s'apercoit maintenant de la necessite d'une stricte distinction entre differents types de redondance, et cela en theorie de la communication comme en linguistique, ou le concept de redondance embrasse d'une part les moyens pleo-nastiques en tant qu'ils s'opposent a la concision explicite (la brevitas de la rhetorique traditionnelle), et d'autre part ce qui est explicite par opposition a l'ellipse. Au niveau phonologique, les linguistes sont habitues a distinguer les traits phonologiques dis-tinctifs des variantes contextuelles ou combinatoires (allophones), mais le traitement, par la theorie de la communication, de pro-blemes etroitement lies, la redondance, la predictability et les probabilites conditionnelles, a permis de clarifier les rapports entre les deux principales classes de qualites phoniques — les traits distinctifs et les traits redondants. L'analyse phonologique, si elle se donne pour tache d'eliminer systernatiquement les redondances, fournit necessairement une solution optimale et sans ambiguite. La croyance superstitieuse de certains theoriciens, peu verses dans la linguistique, qu'« il ne reste aucune bonne raison de distinguer les traits phonologiques en distinctifs et redondants » (1), est manifestement contredite par des donnees linguistiques innombrables. Si, par exemple, en russe, la difference entre les voyelles d'avant et les voyelles d'arriere correspondantes est toujours accompagnee d'une difference entre les consonnes qui precedent, qui sont palatalisee devant les voyelles d'avant et non-palatalis6es devant les voyelles d'arriere, si d'autre part la difference entre consonnes palata-lisees et non-palatalisees se retrouve ailleurs que dans un voisi-nage vocalique, le linguiste est oblige de conclure qu'en russe la difference entre la presence et 1'absence de palatalisation conso-nantique est un trait distinctif, tandis que la difference entre voyelles d*avant et voyelles d'arriere apparait comme simple-ment redondante. Le caractere distinctif, d'une part, la redondance, de l'autre, loin d'etre des postulats\arbitraires de l'inves-tigateur, sont objectivement presents et distingues dans la langue. (1) Word, vol. 13 (1057), p. 328. 90 ESSAIS DE LINGUISTIQUE GENERALE Le prejuge qui tient les traits redondants pour non pertinents et les traits distinctifs pour les seuls pertinents est en train de disparaitre de la linguistique, et c'est une fois de plus la theorie de la communication, en particulier quand elle traite des probabilities transitionnelles, qui aide les linguistes a surmonter la tendance a voir les traits distinctifs et redondants comme etant respectivement pertinents et non-pertinents. D'apres McKay, le mot-cle de la theorie de la communication, c'est la notion de possibilites preconcues; la linguistique dit la mSme chose. Dans aucune des deux disciplines il n'y a eu le moin-dre doute sur le rdle fondamental joue par les operations de selection dans les activates verbales. L'ingenieur admet que I'emet-teur et le receveur d'un message verbal ont en commun a peu pres le m£me « systeme de classement » de possibilites prefabri-quees, et, de la meme maniere, la linguistique saussurienne parle de la langue qui rend possible l'echange de parole entre les interlocuteurs. Un tel « ensemble de possibilites deja prevues et preparees » (1) implique l'existence d'un code, et ce code est concu par la theorie de la communication comme « une transformation convenue, habituellement terme a terme et reversible»(2) par le moyen de laquelle un ensemble donne d'unites d'infor-mation est converti en une sequence de phonemes et vice versa. Le code assortit le signifiant au signifie et le signifie au signi-fiant. Aujourd'hui, grace au traitement par la theorie de la communication des problemes de codage, la dichotomie saussurienne entre langue et parole peut recevoir une nouvelle formulation, beaucoup plus precise, ce qui lui donne une valeur operation-nelle neuve. Reciproquement, dans la linguistique moderne, la theorie de la communication peut trouver de riches informations sur la structure stratifiee, aux aspects multiples et compliques, du code linguistique. La linguistique a deja decrit adequatement, dans ses grandes lignes, la structure du code linguistique, mais on oublie encore trop frequemment qu'on ne peut parler d'un ensemble fini de « representations standardises » que dans le cas des symboles lexicaux, de leurs constituants grammaticaux et phonologiques, et des regies grammaticales et phonologiques de combinaison. Seul ce secteur de la communication peut Stre defini comme une (1) CybernrlicH : Transactions of tfie Eighth Conference, New York, 1962, p. 183. (2) C. Cherry, On Human Communication, New York-Londrea, 1957, p. 7, GÉNÉRAUX 91 simple « activité de reproduction des representations ». D'un autre cóté, il reste opportun de rappeler que le code ne se limite pas á ce que les ingénieurs appellent « le contenu purement cognitif du discours » ; en fait, la stratification stylistique des symboles lexicaux tout comme les variations prétendues «libres », dans leur constitution comme dans les regies de leurs combinai-sons, sont« prévues et préparées » par le code. Dans son programme pour une science future des signes (la sémiotique), Charles Peirce notait ceci : « Un légisigne est une loi qui est un signe. Cette loi est ďordinaire établie par les homines. Tout signe conventionnel est un légisigne »(1). Les symboles linguistiques sont donnés comme un exemple frappant de légi-signes. Les interlocuteurs appartenant á la méme communauté linguistique peuvent étre définis comme les usagers effectifs d'un seul et méme code embrassant les mémes légisignes. Un code commun est leur instrument de communication, qui fonde effec-tivement et rend possible ťéchange de messages. C/est ici que reside la difference essentielle entre la linguistique et les sciences physiques, difference qu*a fait ressortir la théorie de la communication, et surtout l'ecole anglaise, qui trace une nette ligne de demarcation entre la théorie de la communication et celle de rinformation. Néanmoins, cette distinction, aussi étrange que cela paraisse, est parfois negligee par les linguistes. « Les stimuli recus de la Nature », comme Tindique sagement Colin Cherry, « ne sont pas des images de la réalité mais les documents á partir desquels nous construisons nos moděles personnels » (2). Tandis que le physicien crée des constructions théoriques, appliquant son propre systéme hypothétique de nouveaux symboles sur les indices extraits, le linguiste, lui, recode seulement, il traduit dans les symboles d'un métalangage les symboles déjá exis-tants qui sont en usage dans la langue de la communauté linguistique donnée (3). Les constituants du code, par exemple les traits distinctifs, sont littéralement presents et fonctionnent réellement dans la communication parlée. Pour le receveur comme pour Témetteur, ainsi que le signále R. M. Fano, Topération de selection forme (1) Colleeied Paper*, vol. 2, Corabridge, Maas., 1032, p. 142 sv. <2) Op. cit., p. 02. Cf. W. Meyer-Eppler, Grundlagen und Anwendungen der Informationstheorie, Berlin-Göttingen-Heidelberg, 1959, p. 260 sv. (3) NDT : Jakobson se refere toi a Ja Classification, faite par Peirce, des eignes en indices, icones et Symbolen. y^ ESSAIS DE LINGUISTIQUE GENP;RALE la base des « processus de transmission de reformation » (1). L'ensemble de choix par oui ou non qui est sous-jacent a chaque faisceau de ces traits discrets n'est pas combine arbitrairement par le linguiste : ces choix sont reellement effectues par le desti-nataire du message, chaque fois que les suggestions du contexte, verbal ou non verbalise, ne rendent pas inutile la reconnaissance des traits. Sur les deux plans, grammatical et phonologique, non seule-ment le destinataire quand il decode le message, mais aussi rencodeur peuvent pratiquer Tellipse ; en particulier Tencodeur peut omettre certains traits ou mGme certains de leurs groupe-ments simultanes ou successifs. Mais l'ellipse, elle aussi, est regie par des lois codifiees. Le langage n*est jamais monolithique ; le code total inclut un ensemble de sous-codes : des questions telles que celle des regies de transformation du code central, optimum, explicite, en differents sous-codes, elliptiques a divers degres, de meme que celle de la comparaison de ces differents codes du point de vue de la quantite d'information vehiculee, de telles questions exigent d'etre traitees a la fois par les linguistes et par les ingenieurs. Lecode convertible dela langue, avec toutes ses fluctuations de sous-code a sous-code et tous les changements qu'il subit continuellement, demande a £tre decrit systemati-quement et conjointement par la linguistique et la theorie de la communication. Une vue comprehensive de la synchronic dyna-mique de la langue, impliquant les coordonnees spatio-tempo-relles, doit remplacer le modele traditionnel des descriptions arbitrairement limitees a 1*aspect statique. Le linguiste descripteur, qui possede, ou acquiert, la maitrise de la langue qu'il observe, est, ou devient progressivement, un partenaire potentiel ou actuel de Techange des messages ver-baux parmi les membres de la communaute linguistique ; il devient un membre passif, ou m&me actif, de cette communaute. L'ingenieur des communications est parfaitement justifie de defendre, contre « certains philologues », la necessite absolument dominante d*« amener Tobservateur sur la scene », et de tenir, avec Cherry, que « la description la plus complete sera celle de robservateur-participant (2) ». Aux antipodes du participant, le spectateur detache et exterieur se comporte comme un cryp-tanalyste, qui re^oit des messages dont il n*est pas le destina- (1) The Transmit** ton of Information,-M.I.T., H<»carch Laboratory of KIco t-ronics. Technical Report N° 66 (1049) p. 3 sv. (2) For Roman Jakobson* La Ha ye, 1956, p. 61 a v. PHOBLEMES GENERAUX 93 taire et dont il ne connait pas le code (1). C'est en scrutant les messages qu'il s'efforce de degager le code. Dans la mesure du possible, ce niveau de la recherche linguistique ne doit consti-tuer qu*une etape preliminaire, qui doit faire place ensuite k une approche interne de la langue etudiee, Tobservateur s'adaptant aux locuteurs indigenes et decodant les messages dans leur langue maternelle, en passant par le code, Aussi longtemps que le chercheur ignore les signifies d'une langue donnee, et n'a d'acces qu'aux signifiants, il doit se resoudre bon gre mal gre, a faire appel a ses qualites de detective, et a tirer des donnees externes le maximum d'information qu'elles peuvent lui fournir sur la structure de la langue. L'etat present de Tetruscologie donne un bon exemple de cette technique. Mais si le linguiste est familiarise avec le code, c'est-a-dire s'il maitrisc le systeme de transformations par le moyen duquel un ensemble de signifiants est converti en un ensemble de signifies, alors il devient superflu de jouer les Sherlock Holmes, a moins que le chercheur ne desire precisement determiner jusqu'a quel point cette procedure artificielle peut fournir des donnees sures. II est difficile, cependant, de simuler 1'ignorance d'un code familier: les significations escamotees reviennent subrepticement fausser ui\e demarche qui se voulait cryptanalytique. Niels Bohr voit dans « le caractere inseparable du contenu objcctif et du sujet observant » une premisse de toute connais-sance bien definie (2). De toute evidence, cette remarque vaut pour la linguistique ; la position de Tobservateur par rapport a la langue observee et decrite doit etre exactement identified. Tout d'abord, comme Ta indique Jurgen Ruesch, Tinformation qu'un observateur peut recolter depend de sa situation a Tinte-rieur ou en dehors du systeme (3). De plus, si Tobservateur est situe d Vinterieux du systeme, il faut bien comprendre que le langage presente deux aspects tres differents selon qu'on se place du point de vue du destinateur ou de celui du destinataire, selon que le langage esi vu de Tune ou de Vautre extremite du canal de communication. En gros, le processus d'encodage va du sens au son, et du niveau lexico-grammatical au niveau pho-nologique, tandis que le processus de decodage presente la direc- (1) Of. R. Jakobson et Morris Halle. Fxmdarnndalu of Language, La Haye I960, p. 17-19 (= iei-merae, ch. VI, p. 117-118). (2) Atomic Physic* and Human Knowledge, New York, 1958, p. 30. (3) Toward a Unified Theory of Human Behavior, ed. by R. R. Griuker, New York, 1956, p. 54. 91 ESSAIS DE LINGUISTIQUE GĽNÉRALĽ Hon inverse — du son au sens, et des elements aux symboles. Tandis que Forientation (Einstellung, set) vers les constituants immédiats est au premier plan dans la production du discours, pour la perception le message est ďabord un processus stochas-tique. L'aspect probabiliste du discours trouve une expression insigne dans le probléme que les homonymes posent á Fauditeur, alors que pour le locuteur Fhomonymie n'existe pas. Quand il dit /por/, i) sait á Favance s'il veut dire « pore » ou « port », tandis que Fauditeur doit s'en remettre aux probabilités condi-nelles offertes par le contexte (1). Pour le receveur, le message présente nombre ďambiguités lá ou il n'y avait pas ďéquivoque pour Fémetteur. On peut dire que ce qui caractérise les ambi-guiítés de la poesie et du jeu de mot, e'est Futilisation, au niveau de Fémission du message, de cette proprietě de sa reception. II y a sans aucun doute feedback entre la parole et Fécoute, mais la hierarchie des deux processus s'inverse quand on passe de Fencodeur au décodeur. Ces deux aspects distincts du langage sont irréductibles Fun á Fautre ; tous deux sont également essen-tiels et doivent étre regardés comme complémentaires, au sens oú Niels Bohr emploie ce terme. L'autonomie relative du modele récepteur est illustrée par la prioritě temporelle trés répandue de Facquisition passive du langage chez les enfants comme chez les adultes. La requéte de L. Ščerba — que Fon délimite et élabore deux grammaires, Fune « active » et Fautre « passive » — a été récemment remise a Fordre du jour par de jeunes savants russes ; elle revét une égale importance pour la théorie linguis-tique, Fenseignement des langues, et la linguistique appliquée (2). Qu'un linguiste traite de Fun des deux aspects du langage comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, c*est-a-dire sans se rendre compte si ses observations concernent la source ou la reception, est en fait quelque chose de moins dangereux que les compromis arbitraires que Fon fait fréquemment entre des analyses portant sur Fémission et sur la reception ; e'est ce qui se passe, par exemple, dans le cas d'une grammaire active étudiant les operations generatrices sans faire appel au sens, en dépit de la nécessaire prioritě du sens pour Fencodeur. A Fheure actuelle la linguistique rec,oit de la théorie de la communication des sug- (1) Cf. R. Jakobson, « A new outline of Russian phonology », in International Journal of Slavic Linguistics and Poetic.% vols. 1-2 (1959), p. 286 sv. (repris dans Selected Writing*, I, p. 532 b\\). (2) Voir T. Revzin, Tezisy Konferencii po mashinnomu percvodu, Moscou, Go8. Fed. Inst, hwatrannyx Jazykov, 1958, pp. 23-25. PROBLEMES OENEHAUX 95 gestions particuliěrement précieuses pour F étude quelque peu negligee de la reception verbale. McKay nous met en garde contre la confusion entre Féchange de messages verbaux et 1*extraction d'information du monde physique, deux choses qui ont été abusivement unifiées sous 1*etiquette de « communication » ; pour McKay, ce mot a inévi-tablement une connotation anthropomorphique qui «embrouille toute la question » (1). Un danger semblable existe quand on interprete F intercommunication humaine en termes d'information physique. Les essais qui ont été tentés de construire un modele du langage sans relation aucune au locuteur ou á Faudi-teur, et qui hypostasient ainsi un code détachc de la communication effective, risquent de réduire le langage a une fiction scolastique. A cóté de Fencodage et du décodage, la procedure du recodage aussi, le passage d'un code á Fautre (code switching), bref les aspect varies de la traduction, commencent á préoccuper sérieusement les linguistes et les théoriciens de la communication, aux Etats-Unis comme en Europe occidentale ou orientale. C*est seule-ment depuis peu de temps que dcs problémes aussi fascinants que ceux des modes et des degrés de la comprehension mutuelle entre des sujets parlant certaines langues étroitement apparen-tées, par exemple le danois, le norvégien et le suédois, ont commence á attirer F attention des linguistes (2) ; ils promettent ďapporter des lumiěres sur le phénoměne connu dans la théorie de la communication sous le nom de « bruit sémantique » et sur le probléme, important théoriquement et pédagogiquement, des méthodes destinées á le surmonter. On sait que pendant une certaine periodě, la linguistique et la théorie de la communication furent tentées de traiter toute consideration relative au sens comme une sortě de bruit sémantique, et ďexclure la sémantique de ťétude des messages ver-baux. A present cependant, les linguistes témoignent ďune tendance á réintroduire la signification, tout en utilisant Fexpé-rience trěs instructive apportée par cet ostracisme temporaire. Un courant semblable peut étre observe dans la théorie de la communication. D'apres Weaver, Fanalyse de la communication k a si bien déblayé le terrain que la voie est maintenant (1) Cybernetics : Transactions of tlie Eighth Conference New York, 1962, p. 221. (2) Voir, on particulier, E. Haugen, NTSV, vol. 29, (1953), pp. 225-24U. ■ 96 ESSAIS DE LINGC1STIQLE GENERALE préte, pour la premiére fois peut-étre, pour une reelle théorie du sens » et spécialement pour aborder « un des aspects les plus importants mais aussi les plus difficiles de la question du sens, á savoir Tinfluence du contexte » (1). Les linguistes découvrent progressivement comment traiter les questions de sens, et en particulier celle de la relation entre signification generale et signification contextuelle, en tant que théme intrinsěquement linguistique, netteme/it distinct des problémes ontologiques de la denotation. La théorie de la communication, qui a maintenant maitrisé le domaine de reformation phonématique, peut aborder la táche de mesurer la quantité d'information grammaticale, puis-que le systéme des categories grammaticales, des categories morphologiques en particulier, est ostensiblement base sur une échelle d*oppositions binaires. C'est ainsi, par exemple, qu'il y a ncuf choix binaires á la base des plus de 100 formes conjuguées simples et composées d'un verbe anglais, donné, par exemple, en combinaison avec le pronom I («je ») (2). La quantité ďinfor-mation grammaticale véhiculée par le verbe anglais pourra ensuite étre confrontée aux données correspondantes relatives au nom en anglais, ou au verbe et au nom dans diverses langues : la relation entre reformation morphologique et reformation syntaxique en anglais de vra étre comparée á la relation équi-valente dans ďautres langues, et toutes ces données comparatives présenteront un important materiel, qui sera utile pour 1'élaboration d'une typologie des langues et pour la recherche des lois linguistiques universelles. 11 restera encore á confronter la quantité ďinformation grammaticale potentiellement contenue dans les paradigmes d'une langue donnée (étude statistique du code) avec la quantité ďinformation similaire dans les actes de parole, dans les occurrences effectives des diverses formes grammaticales á Tintérieur d'un certain corpus de messages. Feindre d'ignorer cette dualitě et de limiter Tanalyse et le calcul linguistiques soit seulement au code, soit seulement au corpus, c'est appauvrir la recherche. Quelle relation existe-t-il entre la structure des constituants du code (1) Shannon et Weaver, op. tit. p. 110. Cf. McKay,« TUo Place of« Meaning » in the Theory of Communication », Information Theory, ed. by C. Cherry. New York, 1056. (2) 1. Preterit (oppose u non-preterit), 2. parfait, 3. pi«ogressif, 4. cxpectif, 5. d6termin6 moralement, 6. contingent, 7. potentiel, 8. assertorique, 9. pas»if. Cf. ici-meme, ch. X, ot W. F. Twaddell, The English Verb Auxiliaries, Providence 1900. PROBLEMES GENERAUX 97 verbal, et leur frequence relative, dans le code, et dans Vusage qui en est fait ? Voilä une question cruciale, qu'il n'est pas possible de passer sous silence. La definition semiotique du sens d'un symbole comme etant sa traduction en d'autres symboles trouve une appplication effi-cace dans l'examen linguistique de la traduction intra- et interlinguale ; en abordant de cette maniere reformation semantique, on rencontre la proposition de Shannon de definir reformation comme « cela qui reste invariant ä travers toutes les operations reversibles d'encodage ou de traduction, bref, comme la classe d'equivalence de toutes ces traductions » (1). Dans l'etude des significations, grammaticales ou lexicales, il nous faut veiller soigneusement ä ne pas faire un mauvaise usage des notions polaires de regularity et de deviation. Cest souvent parce qu'on perd de vue la structure stratifiee, hie-rarchisee, du langage, qu'on a recours ä l'idee de deviation. Un element secondaire est cependant tout autre chose qu'un element aberrant, deviant. Nous ne sommes justifies ä consi-derer comme aberrants, ni, chez Kurylowicz, la derivation syntaxique par rapport ä la fonction primaire (2), ni, chez Chomsky, les transformations, par opposition aux rioyaux (3), ni, chez Bloomfield, les significations marginales (transferees) en face de la signification centrale, du mot (4). Les creations metaphoriques ne repr&entent pas des deviations ; ce sont des procedes reguliers, relevant de certaines varietes stylistiques qui sont des sous-codes du code total ; si, ä 1'interieur d'un sous-code de ce genre, Marvell assigne une epi-thete concrete ä un nom abstrait (ce qui est proprement un hypallage) — a green thought in a green shade (une verte pen-see dans une ombre verte) —, si Shakespeare transpose meta-phoriquement un non inanime dans la classe feminine — the morning opes her golden gates (le matin —pour ainsi dire « neutre» en anglais — ouvre ses — au feminin — portes d'or) ou si Dylan Thomas, comme le note la communication de Putnam, emploie metonymiquement « douleur » au lieu de « moment douloureux » — A grief ago I saw him there (litt. « II y a une douleur je Tai vu lä. ») — toutes ces expressions doivent Store tenues pour (1) Cybernetics : Transactions of tlte Seventh Conference, New York, 1951, p. 167. (2) Bulletin de la SocUii de Linguistique de Paris, n" 110 (1936), pp. 79-92. (3) Syntactic Structures, La Haye, 1957. (4) Language, New York, 1933, p. 149. 98 ESSAIS DE LINGUISTIQUE GENERALE réguliéres et non aberrantes. Contrairement aux constructions agrammaticales du type « les filles dort », les expressions citées sont douées de sens, et toute phrase douée ďun sens peut étre soumise ä une épreuve de vérité, exactement de la merne maniere que ľ affirmation : « Pierre est un vieux renard » pourrait s'atti-rer la réplique : « Ce n'est pas vrai ; Pierre n'est pas un renard mais un cochon, c'est Jean qui est un renard. » Soit dit en passant, ni ľellipse, ni la reticence ni ľanacoluthe ne peuvent étre tenues pour des structures irréguliéres ; tout comme le style reláché, le sous-code brachylogique auquel elles appartiennent, elles ne sont rien d'autre que des derives réguliers des formes centrales contenues dans le modéle courant explicite. Une fois de plus, cette « variabilite du code », qui permet de comprendre pourquoi le modéle courant ne se trouve pas realise dans cer-taincs conduites patentes, a été méconnu plutôt par les linguistes que par les ingénieurs, moins embarrasses de préjugés. En resume, il existe un vaste ensemble de questions qui récla-ment la cooperation des deux disciplines distinctes et indépen-dantes qui sont ici en cause. Les premieres étapes parcourues dans cette direction se sont révélées heureuses. J'aimerais con-clure en évoquant ce qui est sans doute ľexemple le plus ancien, et peut-étre le plus spectaculaire jusqu'il y a trés peu de temps, de la collaboration entre la linguistique, tout particuliérement ľétude du langage poétique, ď une part, et ľanalyse mathéma-tique des processus stochastiques d'autre part. L'école russe de métrique doit une partie de sa renommée internationale au fait qu'il y a quelque quarante ans, des chercheurs tels que B. Toma-chevski, verses tout á la fois dans les mathématiques et la philo- logie, surent utiliser les chaines de Markov pour ľétude statis-tique du vers ; ces matériaux, completes par une analyse linguistique de la structure du vers, donnérent au debut des années 20 une théorie du vers basée sur le calcul des probabilités condi-tionnelles et des tensions entre anticipation et surprise consi-dérées comme des valeurs rythmiques mesurables ; le calcul de ces tensions, que nous avons baptisées « attentes frustrées », a fourni de surprenantes indications pour ľétablissement sur une base scientifique de la métrique descriptive, historique,comparative et générale (1). (1) Cf. Boris Tomachevski, O at ixe, Leningrad, 192Ö ; R. Jakobson, O éešs-kom stixe, Berlin-Moscou, 1923, et « Linguistique et poétique » (ici-méme, ch. xi, p. 225-227). PROBLEMES GENEKAUX 99 Je suis convaincu que les methodes recemmeut developpees en linguistique structurale et en th&me de la communication, appli-quees ä l'analyse du vers, et ä beaucoup d'autres provinces du langage, ouvriront de vastes perspectives pour une coordination ulterieure des efforts des deux disciplines. Esperons que notre attente ne sera pas frustree (1). (1) J aimeraie dedier cet article ä la memoire de mon pere, I'ingöiiieur O. A Jakobson. 212 ESSAIS DE LINGUISTIQUE GENEKALE ches syntaxiques et morphologiques ne peuvent etre supplantees par une grammaire normative, et, de meme, aucun manifeste, debitant les gouts et opinions propres a un critique sur la littera-ture creatrice, ne peut se substituer a une analyse scientifique objective de Tart du langage. Qu'on ne s'imagine pas, cependant, que nous prdnons le principe quietiste du laissez-faire (1) : toute culture verbale imphque des entreprises normatives, des programmes, des plans. Mais pourquoi devrait-on faire une nette distinction entre la linguistique pure et la linguistique appliquec, entre la phonetique et l'orthophonie, et non entre les etudes litter aires et la critique ? Les etudes litteraires, avec la poetique au premier rang, portent, tout comme la linguistique, sur deux groupes de problemes : des problemes synchroniques, et des problemes diachroniques. La description synchronique envisage non seulement la production litteraire d'une epoque donnee, mais aussi cette partie de la tradition litteraire qui est restee vivante ou a ete ressuscitee a l'epoque en question. C'est ainsi qu'a Theure actuelle, dans le monde poetique anglais, il y a une presence vivante de Shakespeare, d*une part, de Donne, Marvell, Keats, Emily Dickinson, de l'autre, tandis que l'ceuvre de James Thomson ou celle de Longfellow, pour le moment, ne comptent pas au nombre des valeurs artistiques viables. Le choix qu'un nouveau courant fait parmi les classiques, la reinterpretation qu'il en donne, voila des problemes essentiels pour les etudes litteraires synchroniques. II ne faut pas confondre la poetique synchronique, pas plus que la linguistique synchronique, avec la statique : chaque epoque distingue des formes conservatrices et des formes novatrices. Chaque epoque est vecue par les contemporains dans sa dyna-mique temporelle ; d'autre part, l'etude historique, en poetique comme en linguistique, a affaire, non seulement & des change-ments, mais aussi a des factcurs continus, durables, statiques. La poetique historique, tout comme Thistoire du langage, si elle se veut vraiment comprehensive, doit etre con$ue comme une superstructure, batie sur une serie de descriptions synchroniques successives. L'insistance a tenir la poetique a l'ecart dc la linguistique nc se justifie que quand le domaine de la linguistique se trouve abusivement restreint, par exemple quand certains linguistes voient dans la phrase la plus haute construction analysable, ou (1) En franca dans 1c tcxte 213 quand la sphere de la linguistique est confine a la seule grammaire, ou uniquement aux questions non semantiques de forme externe,' ou encore ä Tinventaire des precedes denotatifs ä F exclusion des variations libres. Voegehn (1) a mis le doigt sur les deux tres im-portants problemes, d'ailleurs apparentes, qui se posent ä la linguistique structurale : il nous faut reviser IV hypothese du langage monolithique » et reconnaitre Y « interdependance de diverses structures ä Tinterieur d'une rm!me langue». Sans aucun doute, pour toute communaute" linguistique, pour tout sujet parlant, il existe une unite de la langue, mais ce code global represente un Systeme de sous-codes en communication recipro-que ; chaque langue embrasse plusieurs systemes simultanes dont chacun est caracterise par une fonction differente. Nous serons evidemment d'accord avec Sapir pour dire que, dans Tensemble,«Tideation regne en maitre dans le langage...»(2), mais cette Suprematie n'autorise pas la linguistique ä ndgliger les « facteurs secondaires ». Les elements emotifs du discours qui, ä en croire Joos, ne pourraient £tre decrits « au moyen d'un nom-bre fini de categories absolues », sont classes par lui parmi les « elements non linguistiques du monde reel ». Aussi, conclut-il, «ils restent pour nous des phenomenes vagues, proteiques, fluc-tuants, et nous refusons de les tolerer dans notre science » (3). Joos est ä vrai dire un brillant expert en experiences de reduction ; en exigeant aussi carrement que Ton expulse les elements emotifs de la science du langage, il s'embarque dans une radi-cale experience de reduction — de redudio ad absurdum. Le langage doit etre etudie dans toute la variete de ses functions. Avant d'aborder la fonction poetique, il nous faut determiner quelle est sa place parmi les autres functions du langage. Pour donner une idee de ces fonctions, un apercu sommaire por-tant sur les facteurs constitutifs de tout proces linguistique, de tout acte de communication verbale, est necessaire. Le desti-nateur envoie un message au destinataire. Pour etre operant, le message requiert d'abord un contexte auquel il renvoit (c'est ce qu'on appelle aussi, dans une terminologie quel-que peu ambigue, le « referent»), contexte saisissable par le destinataire, et qui est, soit verbal, soil susceptible d'etre verbalise ; ensuite, le message requiert un code, commun, en tout ou au (1) CP. Vocgelin : « Casual and Noncamial Utterances within Unified Structure » in SL (= Style in Language), pp. 57-08. (2) Cf. Sapir, Le langage. (fl) M. Joos, « Description of Language Design », J ASA, 22.701-708 (1950). 214 ESSAIS DE LINGUISTIQUE GENERALE moins en partie, au destinateur et au destinataire (ou, en d'autres termes, á ľencodeur et au décodeur du message) ; enfin, le message requiert un contact, un canal physique et une connexion psychologique entre le destinateur et le destinataire, contact qui leur pennet ďétablir et de maintenir la communication. Ces différents facteurs inaliénables de la communication verbale peuvent étre schématiquement représentés comme suit : CONTEXTE DESTINATEUR ......MESSAGE......DESTINATAIRE. CONTACT CODE Chacun de ces six facteurs donne naissance á une fonction iinguistique différente. Disons tout de suite que, si nous distín-guons ainsi six aspects fondamentaux dans le langage, il serait difficile de trouver des messages qui rempliraient seulement une seule fonction. La diversité des messages reside non dans le monopole dt ľune ou ľautre fonction, mais dans les differences de hierarchie entre celles-ci. La structure verbale ďun message depend avant tout de la fonction prédominante. Mais, merne si la visée du referent, ľorientation vers le contexte — bref la fonction dite « denotative », « cognitive », referentielle — est la täche dominante de nombreux messages, la participation secondaire des autres fonctions á de tels messages doit étre prise en consideration par u n linguiste attentif. La fonction dite « expressive » ou emotive, centrée sur le destinateur, vise á une expression directe de ľattitude du sujet á ľégard de ce dont il parle. Elle tend á donner ľimpression ďune certaine emotion, vraie ou feinte ; e'est pourquoi la denomination de fonction « emotive », proposée par Marty (1) s'est révélée preferable á celie de « fonction émotionnelle ». La couche purement emotive, dans la langue, est présentée par les interjections. Celles-ci s'écartent des procédés du langage référentiel á la fois par leur configuration phonique (on y trouve des sequences phoniques particuliéres ou méme des sons mhabituels partout ailleurs) et par leur rôle syntaxique (une interjection n'est (1) A. Marty : Untersuchungen zur Grundlegung der allgemeinen Grammatik und &prarhj)hiloRophie% vol. 1, Hallo, 1008. POÉTIQUE 215 pas un element de phrase, mais ľéquivalent ďune phrase complete). « Ti í Ti ! dit McGinty » : ľénoncé complet, proféré par le personnage de Conan Doyle, consiste en deux clicks de suc-cion. La fonction émotive, patente dans les interjections, colore á quelque degré tous nos propos, aux niveaux phonique, grammatical et lexical. Si on analyse le langage du point de vue de ľinformation qu'il véhicule, on n'a pas le droit de restreindre la notion dMnformation á ľaspect cognitif du langage. Un sujet, utilisant des elements expressifs pour indiquer ľironie ou le courroux, transmet visiblement une information, et il est certain que ce comportement verbal ne peut étre assimilé á des activités non sémiotiques comme celie, nutritive, qu'évoquait, á titre de paradoxe, Chatman (« manger des pamplemousses ») (1). La difference, en francais, entre [si] et [si:], avec allongement empha-tique de la voyelle, est un element linguistique conventionnel, code, tout autant que, en tchéque, la difference entre voyelles breves et longues, dans des paires telies que [vi] « vous » et [vi:] « sait » ; mais, dans le cas de cette paire-ci, ľinformation diffé-rentielle est phonématique, tandis que dans la premiére paire elle est ďordre émotif. Tant que nous ne nous intéressons aux invariants que sur le pian distinctif, /i/ et /i:/ en francais ne sont pour nous que de simples variantes ďun seul phoneme ; mais si nous nous occupons des unites expressives, la relation entre invariant et variantes se renverse : c'est la longueur et la brié-veté qui sont les invariants, realises par des phonemes variables. Supposer, avec Saporta (2), que les differences émotives sont des elements non linguistiques, « attribuables á ľexécution du message, non au message lui-méme », c'est rédu ire arbitrairement la capacité informationnelle des messages. Un ancien acteur du theatre de Stanislavski á Moscou m'a raconté comment, quand il passa son audition, le fameux metteur en scéne lui demanda de tirer quarante messages différents de ľexpression Segodnja večerom « Ce soir », en variant les nuances expressives. U fit une liste de quelque quarante situations émo-tionnelles et emit ensuite ľexpression en question en conformité avec chacune de ces situations, que son auditoire eut á recon-naitre uniquement ä partir des changements dans la configuration phonique de ces deux simples mots. Dans le cadre des recher-ches que nous avons entreprises (sous les auspices de la Fondation (1) 8. Chatman, « Comparing Metrical Styles », in SL, pp. 140-172. (2) Sol Saporta : « The Application of Linguistics to the Study of Poetic Language », in SL, pp. 82-03. 216 ESSAIS DE LINGUISTIQUE GENERALE Rockefeller) sur la description et l'analyse du russe courant con-temporain, nous avons demande ä cet acteur de repeter Tepreuve de Stanislavski. II nota par ecrit environ cinquante situations impliquant toutes cette m£me phrase elliptique et enregistra sur disque les cinquante messages correspond ants. La plupart des messages furent decodes correctement et dans le detail par des auditeurs d'origine moscovite. J'ajouterai qu'il est facile de soumettre tous les procedes emotifs de ce genre ä une analyse linguistique. L'orientation vers le destinataire, la fonction c o n a t i v e, trouve son expression grammaticale la plus pure dans le vocatif et Timperatif, qui, du point de vue syntaxique, morphologique, et souvent meme phonologique, s'ecartent des autres categories nominales et verbales. Les phrases imperatives different sur un point fondamental des phrases declaratives : celles-ci peuvent et celles-lä ne peuvent pas etre soumises ä une epreuve de verite. Quand, dans la piece d'O'Neill, La Fontaine, Nano « (sur un violent ton de commandement) » dit « Buvez ! », Timperatif ne peut pas provoquer la question « est-ce vrai ou n'est-ce pas vrai? », qui peut toutefois parfaitement se poser apres des phrases telles que : « on buvait », « on boira », « on boirait». De plus, con-trairement aux phrases ä Timperatif, les phrases declaratives peuvent etre converties en phrases interrogatives : « buvait-on ? * « boira-t-on ? », « boirait-on ? » Le modele traditionnel du langage, tel qu'il a ete elucide en particulier par Bühler (1), se limitait a ces trois functions —emotive, conative et referentielle — les trois sommets de ce modele triangulaire correspondanYlTIa premiere personne, le destinateur, ä la seconde personne, le destinataire, et ä la « troisieme personne » proprement dite — le « quelqu'un » ou le « quelque chose » dont on parle. A partir de ce modele triadique, on peut dejä inferer aisement certaines fonctions linguistiques supplemen-taires. C'est ainsi que la fonction magique ou incantatoire peut se comprendre comme la conversion d'une «troisieme personne » absente ou inanimee en destinataire d'un message conatif. « Puisse cet orgelet se dessecher, tfu, tfu, tfu, tfu » (2). « Eau, reine des rivieres, aurore ! Empörte le chagrin au delä de la mer bleue, au fond de la mer, que jamais le chagrin ne vienne alourdir le cceur (1) Cf. K. Bühlcr : « Die Axiomatik der 8pra<•hwiasonachaft, » Kanl-Stttdirn, 38.19-00 (Berlin, 1933). (2) Formulo magique lithuanienne, cf. V.T. Mansikka, Litauische Zaubersprüche. Folklore Fellows Cowmwnicatiovs, 87 (1929), p. 69 POÉTIQUE 217 léger du serviteur de Dieu, que le chagrin s'en aille, qu'il sombre au loin » (1), « Soleil, arréte-toi sur Gabaôn, et toi, lune, sur la vallée d'Ayyalôn ! Et le soleil s'arréta et la lune se tint immobile »(2). Nous avons toutefois reconnu ľexistence de trois autres facteurs constitutifs de la communication verbale ; ä ces trois facteurs correspondent trois fonctions linguistiques. II y a des messages qui servent essentiellement á établir, pro-longer ou interrompre la communication, á verifier si le circuit fonctionne (« Alio, vous m'entendez ? »), á attirer ľattention de ľinterlocuteur ou á s'assurer qu'elle ne se reläche pas (« Dites, vous m'écoutez ? » ou, en style shakespearien, « Prétez-moi ľoreille I » — et, á ľautre bout du fil, « Hm-hm ! »). Cette accentuation du contact — la f onction p h a t i q u e, dans les termes de Malinowski (3) — peut donner lieu á u n échange prof us de formulas ritualisées, voire á des dialogues entiers dont ľ unique objet est de prolonger la conversation. Dorothy Parker en a sur-pris ďéloquents exemples : « Eh bien ! » dit le jeune homme. « Eh bien I » dit-elle. « Eh bien, nous y voilá, » dit-il, « Nous y voilá, n'est-ce pas,» dit-elle.«Je crois bien que nous y sommes, » dit-il, « Hop! Nous y voilá. » «Eh bien I » dit-elle. « Eh bien! » dit-il, « eh bien. » Ľeffort en vue ďétablir et de maintenir la communication est typique du langage des oiseaux parleurs ; ainsi la fonction phatique du langage est la seule qu'ils aient en commun avec les étres humains. (ľest aussi la premiére fonction verbale á étre acquise par les enfants ; chez ceux-ci, la tendance ä communiquer precede la capacité ďémettre ou de recevoir des messages porteurs ď information. Une distinction a été faite dans la logique moderne entre deux niveaux de langage, le « langage-objet », parlant des objets, et le « métalangage » parlant du langage lui-méme. Mais le méta-langage n'est pas seulement un outil scientifique nécessaire á ľusage des logiciens et des linguistes ; il joue aussi un role important dans le langage de tous les j ours. Comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, nous pratiquons le métalangage sans nous rendre compte du caractére métalinguis-tique de nos operations. Chaque fois que le destinateur et/ou le destinataire jugent nécessaire de verifier s'ils utilisent bien le (1) Incantation du Norfint que tel, l'accent mis sur le message pour son prgpre^compte, est ce qui caractérise la fonction p o é t i q u e -ílu langage. Cette fonction ne peut étre étudiée aveč profit ši on perd de vue les problémes généraux du . langage, et, d'un autre coté, une analyse minutieuse du langage \ exige que Ton prenne sérieusement en consideration la fonction poétique. Toute tentative de réduire la sphere de la fonction poétique á la poesie, ou de confiner la poesie á la fonction poétique, n'aboutirait qu'a une simplification excessive et trom-i peuse. La fonction poétique n'est pas la seule fonction de Tart du langage, elle en est seulement la fonction dominantě, determinante, cependant que dans les autres activités verbales elle ne 1 joue qu'une role snbsidiaire, accessoire. Cette fonction, qui met ' en evidence le cóté palpable des signes, approfondit par lá méme la dichotomie fondamentale des signes et des objets. Aussi, traitant de la fonction poétique, la linguistique ne peut se limiter au domaine de la poesie. « Pourquoi dites-vous toujours Jeanne et Marguerite, et jamais Marguerite et Jeanne ? Préférez-vous Jeanne á sa sceur jumelle ? » « Pas du tout, mais ca sonne mieux ainsi. » Dans une suite de deux mots coordonnés, et dans la mesure oii aucun probléme de {1) Cf ici-mřme. ťh. II. 3e partie. i .i POETIQUE 219 hierarchie n'interfere, le locuteur voit, dans la preseance donnee au nom le plus court, et sans qu'il se l'explique, la meilleure configuration possible du message. Un jeune fille parlait toujours de « l'affreux Alfred. » « Pour-quoi affreux ? » « Parce que je le deteste. » « Mais pourquoi pas terrible, horrible, insupportable, degoutant ? » « Je ne sais pas pourquoi, mais affreux lui va mieux. » Sans s'en douter, elle appliquait le procede poetique de la paronomase. Analysons brievement le slogan politique / like Ike : il consiste en trois monosyllabes et compte trois diphtongues /ay/, dont chacune est suivie symetriquement par un phoneme consonan-tique, /..l..k..k/. L'arrangement des trois mots presente une variation : aucun phoneme consonantique dans le premier mot, deux autour de la diphtongue dans le second, et une consonne finale dans le troisieme. Hymes (1) a note la dominance d'un semblable noyau /ay/ dans certains sonnets de Keats. Les deux colons de la formule I like / Ike riment entre eux, et le second des deux mots k la rime est completement inclus dans le premier (rime en echo), /layk/ - /ayk/, image paronomastique d'un sentiment qui enveloppe totalement son objet. Les deux colons for-ment une alliteration vocalique, et le premier des deux mots en alliteration est inclus dans le second : /ay/ - /ayk/, image paronomastique du sujet aimant enveloppe par Tobjet aime. Le rdle secondaire de la fonction poetique renforce le poids et Feffica-cite de cette formule electorate. Comme nous Tavons dit, Tetude linguistique de la fonction poetique doit outrepasser les limites de la poesie, et, d'autre part, Tanalyse linguistique de la poesie ne peut se limiter k la fonction poetique. Les particularites des divers genres poetiques impliquent la participation, a cdte de la fonction poetique predo-minante, des autres fonctions verbales, dans un ordre hierar-chique variable. La poesie epique, centree sur la troisieme per-sonne, met fortement k contribution la fonction referentielle ; la poesie lyrique, orientee vers la premiere personne, est intime-ment liee a la fonction emotive ; la poesie de la seconde personne est marquee par la fonction conative, et se caracterise comme supplicatoire ou exhortative, selon que la premiere personne y est subordonnee a la seconde ou la* seconde k la premiere. Maintenant que notre rapide description des six fonctions de (1) Dell Hymes : « Phonological Aspects of Style : Some English Sonnets », in SL, pp. 100-131. 220 ESSAIS DE LINGUISTIQUE GENERALE base de la communication verbale est plus ou moins complete, nous pouvons completer le schema des six facteurs fondamen-taux par un schema correspondant des functions : RfiFfiRENTIELLE EMOTIVE POfiTIQUE CONATIVE PHAT1QUE MfiTALINGUISTIQUE Selon quel entere linguistique reconnait-on empiriquement la fonetion poetique ? En particulier, quel est l'element dont la presence est indispensable dans toute oeuvre poetique ? Pour repondre ä cette question, il nous faut rappeler les deux modes fondamentaux d'arrangement utilises dans le comportement verbal : la selection et la combinaison (1). Soit« enfant » le theme d'un message : le locuteur fait un choix parmi une serie de noms existants plus ou moins semblables, tels que enfant, gösse, mio-che, gamin, tous plus ou moins equivalents d'un certain point de vue ; ensuite, pour commenter ce theme, il fait choix d'un des verbes semantiquement apparentes — dort, sommeille, repose, somnole. Les deux mots choisis sc combinent dans la chaine parlee. La selection est produite sur la base de l'equivalence, de la similarity et de la dissimilarity, de la synonymie et de l'anto-nymie, tandis que la combinaison, la construction de la sequence, repose sur la contigüite. La fonetion poetique projette le principe d* equivalence de Faxe de la selection sur Vaxe de la combinaison, L'equivalence est promue au rang de procede constitutif de la sequence. En poesie, chaque syllabe est mise en rapport d'equi-valence avec toutes les autres syllabes de la meme sequence; tout accent de mot est cense etre egal ä tout autre accent de mot ; et de meme, inaccentue egale inaccentue ; long (prosodiquement) egale long, bref egale bref ; frontiere de mot egale frontiere de mot, absence de frontiere egale absence de frontiere ; pause syntaxique egale pause syntaxique, absence d'e pause egale absence de pause. Les syllabes sont converties en unites de mesure, et il en va de mdme des mores ou des accents. On peut faire remarquer que le metalangage lui aussi fait un usage sequentiel d'unites equivalentes, en combinant des expressions synonymes en une phrase equationnelle : A = A (« La (1) Of. ici-m£rae, ch. II. 2e ot 5e parties. POÉTIQUE 221 jutnent est la femelle du cheval »). Entre la poesie et le métalan-gage, toutefois, il y a une opposition diamétrale : dans le méta-langage, la sequence est utilisée pour construire une equation, tandis qu'en poesie c'est Tequation qui sert á construire la sequence. En poesie, et jusqu'a un certain point dans les manifestations latentes de la fonction poétique, les sequences délimitées par des frontiěres de mot deviennent commensurabies, un rapport est pergu entre elles, qui est soit d'isochronie, soit de gradation. Dans « Jeanne et Marguerite », nous voyons á Foeuvre le principe poétique de la gradation syllabique, ce méme principe qui, dans les cadences des épopées populaires serbes, a été élevé au rang de loi obligatoire (1). Sans les deux dactyles qui la composent, Texpression anglaise innocent bystander serait difficilement deve-nue un cliche (2). Cest la symetrie des trois verbes dissyllabiques avec consonne initiale et voyelle finale identiques qui donne sa splendeur au laconique message de victoire de César : « Ve/ií, vidi, vici. » La mesure des sequences est un procédé qui, en dehors de la fonction poétique, ne trouve pas d'application dans le langage. Cest seulement en poesie, par la reiteration réguliěre ďunités équivalentes, qu'est donnée, du temps de la chaine parlée, une experience comparable á celle du temps musical — pour citer un autre systéme sémiotique. Gerard Manley Hopkins, qui fut un grand pionnier de la science du langage poétique, a défini le vers comme « un discours répétant totalement ou partiellement la méme figure phonique » (3). La question que Hopkins pose ensuite : « Mais tout ce qui est vers est-il poesie ? » peut recevoir une réponse definitive á partir du moment oil la fonction poétique cesse d'etre arbitrairement confinée au domaine de la poesie. Les vers mnémoniques cites par Hopkins — du genre « Tes pere et mere honoreras... » — les modernes bouts-rimés publici- (1) Gf. T. Maretic : « Metrika narodnih nasth pjesama », Rod Yugoslavenske Akademije, 168, 170 (Zagreb, 1007). (2) NDT : Le lecteur fraucais n'aura pas de peine a trouver des exeuiples au nioins aussi frappants. Dans < OAS, assassins • /o-a-es a-sa-se/, on trouve applique le principe d'isochronie ; l'equivalence des sons induit l'equivalence dee sens. Dans a OAS, SS »/o-a-es es-es/, le second terme, echo aniplifie, dedou-ble, de la derniere syllabe du premier terme, sur le plan du son, offre 1'image paronomastique des sequelles f&cheuses de Taction de l'OAS, sur le plan du sens. Ces exemples indiquent assez l'importance de la fonction poutiquc, son action structurante, cristallisatrice, sur la realtte sociale et culturelle. (3) G.M. Hopkins : The Journals and Papers, H. House, cd., Londres (1959). 222 ESSAIS DE LINGUISTIQUE GENERALE taires, les lois medievales versifiees qufa mentionne Lotz (1), ou encore les traites scientifiques sanscrits en vers — que la tradition indienne distingue strictement de la vraie poesie (kavya)— tous ces textes metriques font usage de la fonction poetique sans toutefois assigner a cette fonction le rdle contraignant, determinant, qu'elle joueen poesie. En fait done, le vers depasse les limites de la poesie, mais en meme temps le vers implique tou-jours la fonction poetique. Et apparemment aucune culture n'ignore la versification, cependant qu'il existe beaucoup de types culturels ou le « vers applique » est inconnu ; de plus, meme dans les cultures qui connaissent a la fois le vers pur et le vers applique, celui-ci apparalt toujours comme un phenomene secondaire, incontestablement derive. L'utilisation de moyens poetiques dans une intention heterogene ne masque pas leur essence premiere, pas plus que des elements de langage emotif, utilises dans la poesie, ne perdent leur nuance emotive. Un flibustier (2) peut bien reciter Hiawatha parce que ce texte est long, la poesie (poeticalness) n'en reste pas. moins le but premier du texte lui-mSme. II va de soi que F existence de sous-produits commer-ciaux de la poesie, de la musique ou de la peinture ne suffit pas a separer les questions de forme — qu'il s'agisse du vers, de la musique ou de la peinture — de l'etude intrinseque de ces differents arts eux-memes. En resume, 1'analyse du vers est entierement de la competence de la poetique, et celle-ci peut Stre definie comme cette partie de la linguistique qui traite de la fonction poetique dans ses relations avec les autres fonctions du langage. La poetique au sens large du mot s'occupe de la fonction poetique non seulement en poesie, ou cette fonction a le pas sur les autres fonctions du langage, mais aussi en dehors de la poesie, oil l'une ou 1'autre fonction prime la fonction poetique. La « figure phonique » reiterative, dans laquelle Hopkins voyait le principe constitutif du vers, peut Stre determined de maniere plus precise. Une telle figure utilise toujours au moins un (ou plus d'un) contraste binaire entre le relief relativement haut et relativement bas des differentes sections de la sequence phonematique. (1) J. Lotz : « Metric Typology », in ttL, pp. 135-148. (2) NDT : « Flibustier » est le nom domic, aux Etats-Unis, aux parlemcn-taircs qui, dans le but de faire de ^obstruction, gardent la parole á la tribune le plus longtemps possible, en discourant sur n'importe quel sujet. Hiawatha est 1c titre ďun célěbre poéme de Longfellow. POETIQUL 223 A I'interieur d'une syllabe, la partie proeminente, nucleaire, syllabique, constituant le sommet de la syllabe, s'oppose aux phonemes moins salllants, marginaux, non syllabiques. Toute syllabe contient un phoneme syllabique, et Fintervalle entre deux phonemes syllabiques successifs est, toujours dans certaines langues, tres souvent dans les autres, rempli par des phonemes marginaux non syllabiques. Dans la versification dite syllabique, le nombre des phonemes syllabiques dans une chaine metriquc-ment delimitee (unite de duree) est une constante, tandis que la presence d'un phoneme ou d'un groupe de phonemes non syllabiques entre deux syllabiques consecutifs dans une chaine me-trique n'est une constante que dans les langues qui prescrivent roccurence de phonemes non syllabiques entre les syllabiques, et, de plus, dans les systemes de versification qui proscrivent l'hiatus. Une autre manifestation de la tendance a un modelc syllabique uniforme consiste a eviter les syllabes fermees a la fin du vers ; c'est ce qu'on observe, par exemple, dans les chants epiques serbes. Le vers syllabique italien montre une tendance a trailer une suite de voyelles non separees par des phonemes consonantiques comme une seule syllabe metrique (1). Dans certains types de versification, la syllabe est la seule unite constante dans la mesure du vers, et une limite grammatical est la seule ligne de demarcation constante entre les sequences mesurees, tandis que, dans d'autres types, les syllabes a leur tour sont dichotomisees en proeminentes et non-proeminentes, et/ou deux niveaux de limites grammaticales sont distingues du point de vue de la fonction metrique, les frontieres de mots et les pauses syntaxiques. Si Ton excepte les varietes du vers dit libre qui sont basees sur la combinaison des intonations et des pauses, tout metre utilise la syllabe comme unite de mesure au moins dans certaines sections du vers. Ainsi, dans le vers accentuel pur (sprung rhythm— « rythme bondissant » — dans la terminologie de Hopkins), le nombre de syllabes sur le temps faible (slack — « mou » — selon Hopkins) peut varier, mais le temps fort (ictus) ne contient jamais qu'une seule syllabe. Dans toute forme de vers accentuel, le contraste entre proemi-uence et non-proeminence est obtenu en recourant a la distinction entre syllabes accentuees et inaccentuees. La plupart des types accentuels jouent essentiellement du contraste entre syl- (2) Cf. Levi, A. : « Delia versificazione italiana », Arehivum Romanuminf 14. 140-520 (1930), sections VIII-IX. 224 ESSAIS DE LINGUIST1QUE GENEKALE labes porteuses et syllabes non porteuses de I*accent de mot, mais certaines varietes de vers accentuel utilisent les accents syn-taxiques ou accents de groupe, ceux que Wimsatt et Beardsley (1) designent comme « les accents principaux des mots principaux » et qui sont opposes comme proeminents aux syllabes d^pourvues de tels accents syntaxiques principaux. Dans le vers quantitatif (« chronematique »), les syllabes lon-gues et breves s'opposent mutuellement comme etant respecti-vement proeminentes et non-proeminentes. Ce contraste est nor-malement assure par les centres de syllabes, phonologiquement longs et brefs. Mais, dans des types metriques comme ceux de 1'arabe et du grec ancien, qui identifient longueur « par position » ct longueur « par nature »les syllabes minimales consistant en un phoneme consonantique plus une voyelle d'une more s'opposent aux syllabes comportant un surplus (une seconde more ou unc consonne terminale) comme des syllabes simples et non-proemi-nentes s'opposant a des syllabes complexes et proeminentes. La question reste pendante de savoir si, a cfite du vers accentuel et du vers quantitatif, il existe un type «toncmatique » de versification dans les langues oil les differences d'intonation syl-labique sont utilisees pour distinguer les significations des mots (2). Dans la poesie chinoise classique (3), les syllabes a modulations (en chinois /se, «tons deflechis ») s'opposent aux syllabes non modulees (p'ing, «tons etales »), mais il semble bien qu'un principe quantitatif sous-tende cette opposition ; c'est ce qu'avait deja entrevu Polivanov, et Wang Li en a donne une judicieuse interpretation (4). II apparait que dans la tradition metrique chinoise les tons etales s'opposent aux tons deflechis comme des sommets de syllabe tonaux longs a des sommets brefs, de sorte que le vers est base sur l'opposition long/bref. Joseph Greenberg a attire mon attention sur une autre variete de versification tonematique — c'est levers des enigmesEfik, qui est base sur la particularite prosodique de registre ou de niveau (5). (1) Wimsatt, W.K. Jr et M.C. Beardsley : « The Concept of Meter : an Exercise in Abstraction », Publications of the Modern Language Association of America, 74.586-598 (1959); résumé dans SL pp. 191-196. (2) R. Jakobson : O čeiskom stixe... Berlin-Moscou, 1923. (3) Bishop, J.L. : a Prosodic Elements in T'ang Poetry », Indiana University Conference on Oriental Western Literary Relations, Ohapel Hill, 1955. (4) (a) Polivanov, E.D.: < O metričeskom xaraktere kitajskogo stixosloženija» Doklady Rossijskoj Akademii Nauk, scrija V, 156-158 (1924) ; (6) Wang Li : Han-yú shih-lu-kauěh (= « Versification chinoise ») Changhai, 1958. (6) Cf. ici-meme, ch. VI, « Phonologic et phonétique », 3.31. POETIQUE 225 Dans les exemples cites par Simmons (1), la question et la reponse forment deux octosyllabes, presentant la meme distribution de phonemes syllabiques a tons hauts (h) et bas (b) ; de plus, dans chaque hemistiche, les trois dernieres des quatre syllabes pre-sententun schema tonematiqueidentique : bhhbjhhhbj Ibhhbjhhhb. Tandis que la versification chinoise se presente com me une variete particuliere du vers quantitatif, le vers des enigmes Efik est lie au vers accentuel habitue! par l'opposition de deux d eg res dans le relief (force ou hauteur) du ton vocal. De sorte qu'un systeme metrique de versification ne peut £tre base que sur l'opposition des sommets et des marges de syllabe (vers syllabique), sur le niveau relatif des sommets (vers accentuel) ou sur la longueur relative des sommets syllabiques ou des syllabes entieres (vers quantitatif). Dans les manuels de litterature, on trouve parfois ex prime le prejuge que le syllabisme, par opposition a la vivante pulsation du vers accentuel, se reduit a un compte mecanique des syllabes. Si, cependant, on examine les metres binaires caracteristiques d'un type de versification a la fois strictement syllabique et accentuel, on y observe deux successions homogenes de sommets et de depressions semblables a des vagues. De ces deux courbes ondu-latoires, Tune, la syllabique, est faite de phonemes nucleaires sur la crete et habituellement de phonemes marginaux dans les creux de la vague. Quant a la courbe accentuelle qui se superpose a la courbe syllabique, en regie generate elle fait alterner les syllabes accentuees et inaccentuees sur les cretes et dans les creux respectivement. En vue d'une comparaison avec les metres anglais, j'attirerai votre attention sur les formes similaires du vers binaire en russe, formes qui, au cours des cinquante dernieres annees, ont vraiment ete soumises a une etude exhaustive (2). La structure du vers peut etre tres completement decrite et interpretee en termes de probabilites enchainees. En plus de la frontiere de mot obliga-toire entre les vers, qui est un invariant dans tous les metres russes, dans le type classique du vers russe syllabique et accentuel («syllabo-tonique » dans la terminologie indigene), on observe les constantes suivantes : (1) le nombre de syllabes dans le vers, (1) Simmons, B.C. : « Specimens of Efik Folklore », Folklore, 00. 417-424 (1955). (2) Voir on partieulier Taranovski, K. : Ruaki dvoilelni ritmovi, Belgrade, 1955. 226 ESSA1S DE L1NGU1STIQUE GENERÁLE du debut au dernier temps marque, est stable; (2) ce tout der- 1 nier temps marqué porte un accent de mot; (3) une syllabe accen-tuée ne peut tomber sur le temps non-marque si un temps marque est occupé par une syllabe inaccentuée appartenant au méme mot (de sorte qu'un accent de mot ne peut coincider avec un temps non-marqué que dans le cas oů il appartient á un mot monosyllabique). A cóté de ces caractéristiques qui sont obligatoires pour tout vers compose dans un metre donné, il y a des elements qui pré-sentent une haute probabilitě d'occurrence sans étre constam-ment presents. A cóté des signaux á occurrence certaine (« pro-babilité un »), des signaux á occurrence probable (« probabilitě inférieure á un ») interviennent dans la notion du metre. En repre-nant les termes dans lesquels Cherry (1) décrit la communication humaine, on pourrait dire que, évidemment, le lecteur de poesie « peut étre incapable d'attacher des frequences numéríques » aux constituants du metre, mais que, dans la mesure oil il sai-sit la forme du vers, il se fait inconsciemment une idée de leur ordre hiérarchique (rank order). Dans les metres russes binaires, toutes les syllabes impaires en comptant á reculons á partir du dernier temps marqué — en bref, to us les temps non-marqués — sont normalement occupées par des syllabes inaccentuées, si on excepte un pourcentage trěs faible de monosyllabes accentués. Toutes les syllabes paires, á | nouveau en comptant á partir du dernier temps marqué, montrent une assez nette tendance á étre des syllabes porteuses de Taccent de mot, mais les probabilités d'occurrence en sont inégalement distribuées parmi les temps marqués successifs du vers. Plus la frequence relative des accents de mot est élevée pour un temps marqué donné, plus la proportion est basse pour le temps marqué précédant. Comme le dernier temps marqué est toujours accentué, Tavant-dernier présente le plus bas pourcentage d'ac-cents de mots ; sur le temps marqué précédant la quantité en est á nouveau plus élevée, sans atteindre le maximum manifeste par le dernier temps marqué ; si on remonte encore d'un temps marqué vers le debut du vers, le pourcentage des accents dimi-nue á nouveau, sans atteindre le minimum représenté par 1'avant-dernier; et ainsi de suite. Ainsi la distribution des accents de mots parmi les temps marqués á 1'intérieur du vers, le clivage en temps \ marqués forts et faibles, crée une courbe ondulatoire regressive (1) C. Cherry : On Human Communication, New York, 1957 POÉTIQUE 227 qui se superpose á 1'alternance balancée des temps marqués et des temps non-marqués. Incidemment, disons qu'il serait interessant de rechercher quelle est la relation entre les « temps marques forts » et les accents de groupe. II y a done dans le metre russe binaire trois couches super-posées, stratifiées, de courbes ondulatoires : (1) Talternance des centres et des marges de syllabes ; (2) la division des centres de syllabes en temps marqués et temps non-marqués alternés ; (3) l'alternance de temps marqués forts et faibles. Par exemple, le tétramětre iambique masculin des xixe et xxe siěcles peut étre représenté par la figure I ; un systéme triadique semblable se retrouve dans les formes anglaises correspondantes. Fig. i Trois temps marqués sur cinq sont privés d'accent de mot dans le vers iambique de Shelley : Laugh with an inextinguishable laughter. Sept temps marqués sur seize sont inaccentués dans le quatrain suivant, que nous extrayons d'un recent poéme de Pasternak, éerit en tétramětres iambiques, Zemlja (« La Terre ») : I úlica za panibráta S okónnicej podslepovátoj, I béloj nóči i zakátu Ne razminúťsja u rekí. Comme une majorité considerable de temps marqués coincident avec des accents de mots, Tauditeur ou le lecteur de vers russes est prepare á rencontrer, selon un haut degré de probabilitě, un accent de mot sur toute syllabe paire des vers iambiques, mais, au debut měme du quatrain de Pasternak, á la quatriéme, et, un peu plus loin, á la sixiéme syllabe — et cela dans le premier et dans le second vers — il se trouve en position