Théories contemporaines de la traduction (XX^e siècle) Valéry Larbaud (1881-1957), écrivain français, poète, romancier, essayiste, connaissant anglais, allemand, italien et espagnol. Il fit connaître les grandes œuvres étrangères en France. Il a consacré au métier de traducteur, que lui-même exerça avec assiduité, un livre volumineux Sous l’invocation de saint Jérôme (Paris, Gallimard, 1946, 341 pp.). Les traductologues français les plus marquants du XX^e siècle sont : Georges Mounin (1910-1993), Antoine Berman (1947-1991), Danica Seleskovitch (1921-2001), Henri Meschonnic, Jean-René Ladmiral, Marianne Lederer, Michel Ballard (Université d´Artois, Arras), Daniel Gile. (GUIDÈRE: Introduction à la traductologie, 2010, p. 30) Théories et approches de la traduction (GUIDÈRE, 2010, p. 41-65) À côté des approches qui désignent une orientation générale des études à partir d´un point de vue disciplinaire particulier (linguistique, sémiotique, pragmatique, communicationnel...), on trouve un certain nombre de théories spécifiques à la traduction. Les théories de la traduction sont des constructions conceptuelles qui servent à décrire, à expliquer ou à modeliser le texte traduit ou le processus de traduction. Même si elles peuvent s´inspirer des cadres conceptuels existants, elles présentent la particularité d´être exclusives, c´est-à-dire de proposer une réflexion centrée uniquement sur la traduction. Tandis que les approches de la traduction tendent à rattacher la traduction à des disciplines instituées, ces théories veulent renforcer l´autonomie et l´indépendance de la traductologie. Il n´en demeure pas moins que la nature même de la traduction fait de cette discipline (traductologie) le champ des études interdisciplinaires. Théories contemporaines de la traduction - Introduction (Morini, 2007, pp. 18-95) À partir de l´après-guerre (1945) naît la traductologie moderne qui recueille les informations et les formulations théoriques sur la traduction. Considérée comme art, travail, discipline relevant des sciences humaines ou objet d´une observation scientifique, la traduction est étudiée, dans la deuxième moitié du XX^e siècle, de manière plus systématique. Cela est dû aussi au fait que le progrès de la mondialisation met les langues en contact beaucoup plus intensif qu´avant, ce qui rend nécessaire une didactique de la traduction et donc aussi la refléxion théorique systématique et colléctive. Au cours des dernières décennies, la traductologie devient objet privilégié de la recherche accadémique et sont fondés les instituts privés et publiques, facultés et centres universitaires pour l´enseignement de la traduction. Notamment à partir des années quatre-vingts, les études sur la traduction deviennent assez populaires et de nombreux essais qui jusqu-l appartenaient à la philosophie, à l´histoire ou à la littérature sont affiliés au champ de la traductologie (voir p. ex. les essais de W. Benjamin). La deuxième moitié du XX^e siècle a vu s´alterner (et dans une certaine mesure s´opposer) deux écoles et deux branches théoriques principales : la traductologie linguistique et la traductologie littéraire. La traductologie linguistique fut la première à s´être libérée du caractère peu systématique des études précédentes. Dès les années cinquante, la traductologie linguistique donna naissance à toute une série de refléxions théoriques sur la nature du processus de la traduction et à une série d´études pratiques sur les rapports entre les langues existantes (voir la "stylistique comparée" de Vinay et Darbelnet). Ces réflexions et ces études ont nouri un espoir optimiste en la possibilité de forger des modèles linguistiques qui fixent toutes les modalités et mêmes les "règles" de la traduction. À l´époque des premiers expériments réussis en matière de la traduction automatique, il semblait possible d´envisager la traduction comme un simple transcodage linguistique. À partir des années cinquante jusqu´au début des années soixante, l´horizon de la traduction fut occupée presque entièrement par des chercheurs qui voualaient fonder l´étude "scientifique" du processus de la traduction sur l´analyse du transcodage linguistiuqe, ce qui fut notamment le cas des théoriciens allemands qui fondaient la Übersetzungswissenschaft (Otto Kade, Albrecht Neubert et Georg Jäger de l´École de Leipzig, et ensuite Werner Koller et Wolfram Wills). Jusqu´à la fin des années soixante, la prérogative de la Übersetzungswissenschaft fut l´exclusion des faits extralinguistiques de la description du processus de la traduction. Mais finalement, ces chercheurs ont dû admettre que l´on ne pouvait pas ignorer le contexte extralinguistique et l´exclure du champ de la traductologie. Et dont c´était précisément en Allemagne, et dans le cadre des études linguistiques, qu´ont vu le jour, à la fin des années soixante, les essais sur la taxonomie/typologie textuelle et sur la traductologie fonctionnelle qui constituent encore aujourd´hui une base théorique solide pour les praticiens et chercheurs dans le domaine de la traduction. À l´époque de la traductologie linguistique dominante, c´est-à-dire dans les années cinquante et soixante, les chercheurs littéraires, lorsqu´ils s´intéressaient à la traduction, se dédiaient d´une part aux observations purement empiriques des différences sémantiques et formelles entre les textes originaux et traduits, et d´autre part, ils se consacraient aux indications didactiques de nature stylistiques et éthique. C´était une vision purement subjective de l´acte de la traduction qui réagissait à la prétendue "scientificité" de la Übersetzungswissenschaft. Au cours des années soixante-dix, précisément dans le cadre des études littéraires comparées, naît une nouvelle école, dite ensuite des Translations Studies, qui se met dès le début en opposition critique vis-à-vis de la traductologie linguistique et aussi vis-à-vis de la traductologie littéraire précédente. Loin de vouloir fixer les règles stylistico-éthiques, voire scientifiques, les chercheurs de cette école (qui se développait au début en Grande Bretagne, au Pays Bas et en Israël) se proposaient d´oberver le mode en lequel le contexte sociale, idéologique, politique et culturel conditionne ce passage d´un texte à l´autre et d´une langue à l´autre, qui est communément défini comme "traduction". On pourrait (selon Massimiliano Morini) comparer la perspectives des Translations Studies avec celle du déconstructionnisme philosophique de Jacques Derrida : dans les deux cas, nous avons que faire avec les disciplines qui ne se préoccupent pas tellement de définir les méthodes et les principes, mais plutôt de remonter aux origines des méthodes et des principes qui avaient été définis par d´autres. L´influence théorique et pratique des Translations Studies (en tant que école traductologique particulière) est aujourd´hui telle que ce terme coïncide selon certains chercheurs avec la traductologie tout court. I. Théories linguistiques - les années 1950 et 1960 I. a) Théorie linguistique - „stylistique comparée“ Jean Darbelnet (1904-1990) Professeur émérite de l'Université Laval, Docteur honoris causa de l'Université d'Ottawa, Jean Darbelnet a consacré sa vie à l'étude comparée du français et de l'anglais. Auteur de plusieurs ouvrages et de très nombreux articles dans ce domaine, co-auteur de la célèbre Stylistique comparée du français et de l'anglais, il a jeté les bases d'un champ de recherches et de ré-flexions théoriques et pratiques utiles à tous les traducteurs. Jean-Paul Vinay (1910-1999) Phonéticien, linguiste, polyglotte, pédagogue, dessinateur, musicien et aussi traducteur, Jean-Paul Vinay était fort connu dans le monde universitaire de la traduction. Il a dirigé pendant de nombreuses années la section de linguistique, puis le département de linguistique de l’Université de Montréal où il a mis en place, outre un programme de formation en linguistique, des cours de traduction et d’interprétation. Ses préoccupations théoriques et pratiques en linguistique et en traduction l’ont tout naturellement amené à vouloir mieux « structurer » l’enseignement, à promouvoir la formation permanente et à participer à l’organisation de la profession de traducteur au Canada. En 1958, paraît aux éditions Didier à Paris et Beauchemin à Montréal, la Stylistique comparée du français et de l’anglais. Méthode de traduction de Jean-Paul Vinay et de Jean Darbelnet. Ce livre, bien connu dans tous les pays (l’ouvrage vient d’être traduit en anglais), est encore utilisé de nos jours. Il a connu plusieurs rééditions et révisions et a servi souvent de « manuel » de base à des générations d’étudiants en linguistique et en traduction. Inspiré des travaux de Charles Bally et d’Albert Malblanc, ce manuel a mis en valeur la nécessité de passer de « l’art » à la « systématisation » dans l’enseignement de la traduction. On ne peut que souligner à nouveau l’apport de ce manuel à la progression de la réflexion dans ce domaine que l’on appelle de nos jours la traductologie (Übersetzungswissenschaft). En octobre 1955, paraissait à Montréal le premier numéro du bulletin de l’Association canadienne des traducteurs diplômés, the Canadian Association of Certified Translators, ayant comme titre Journal des Traducteurs/Translators’ Journal. Dès le numéro 5 du premier volume, en octobre 1956, Jean-Paul Vinay, pour promouvoir les études de traduction et donner aussi au bulletin la stabilité voulue, en assure la direction et transporte le secrétariat à la section de linguistique de l’Université de Montréal. Pendant plus de dix ans, il a dirigé et animé cette revue. La revue a grandi, a changé et elle a pris, en 1966, avec le volume 11, le nom de META. En septembre 1966, Jean-Paul Vinay a abandonné la direction de la revue. Il a cependant, jusqu’à la veille de sa mort, gardé le contact et a joué le rôle de membre correspondant. La Stylistique comparée du français et de l´anglais (1958) de Jean-Paul Vinay (1910-1999) et Jean Darbelnet (1904-1990) est l´un des ouvrages qui « a le plus marqué les études de traduction » (selon Robert Larose, Théories contemporaines de la traduciton, Québec, 1989). Dans cet ouvrage, les auteurs canadiens revendiquent le rattachement de la traductologie à la linguistique, mais en même temps ils complètent leur approche de la traduction en faisant appel à d´autres disciplines telles que la stylistique, la rhétorique ou la psychologie. À l´époque, l´approche comparative constitue une innovation majeure dans le domaine des études traductologiques, parce qu´elle propose des principes généraux pour traduire ; il s´agit d´une véritable « méthode de traduction » (sous-titre de l´oeuvre de Vinay et Darbelnet). L´objectif des auteurs est de dégager « une théorie de la traduction reposant à la fois sur la structure linguistique et sur la psychologie des sujets parlants » (Vinay et Darbelnet, 1958 : 26). Ils s´efforcent alors de « reconnaître les voies que suit l´esprit, consciemment ou inconsciemment, quand il passe d´une langue à l´autre ». À partir d´exemples, ils procèdent à l´étude des attitudes mentales, sociales et cuturelles qui donnent lieu à des procédés de traduction. Afin d´établir ces procédés, Vinay et Darbelnet définissent des critères de base qui leur permettent d´analyser les traductions : 1) servitude et option ; 2) traduction et surtraduction ; 3) bon usage et langue vulgaire. L´application de ces critères leur permet de distinguer sept procédés techniques de traduction : trois procédés directs (l´emprunt, le calque, la traduction littérale) et quatre procédés obliques (la transposition, la modulation, l´équivalence, l´adaptation). Vinay et Darbelnet innovent en définissant comme objet d´analyse de ces procédés la notion d´unité de traduction, qui comprend trois volet : le lexique, l´agencement et le message. Mais la nature et la portée de ces unités vont susciter de nombreuses critiques. Vinay et Darbelnet définissent l´unité de traduction comme « le plus petit segment de l´énoncé dont la cohésion des signes est telle qu´ils ne doivent pas être traduits séparément ». À partir de cette définition, ils distinguent quatre types d´unités de traduction : 1) les unités fonctionnelles, qui ont les mêmes fonctions grammaticales dans les deux langues ; 2) les unités sémantiques, qui possèdent le même sens ; 3) les unités dialectiques, qui procèdent du même raisonnement ; 4) les unités prosodiques, qui impliquent la même intonation. Larose (1989) critique sur le plan méthodologique ces unités de traduction : seulement les unités 2, 3, et 4 sont des unités véritables au sens que leur attribuent Vinay et Darbelnet, c´est-à-dire des syntagmes qui fonctionnent comme autant de lexèmes au singulier. Les unités fonctionnelles semblent plutôt correspondre au découpage syntagmatique traditionnel en grammaire structurale. Il s´étonne de constater qu´un élément linguistique puisse appartenir à plus d´une catégorie à la fois. La conjonction car, par exemple, serait tout aussi bien une unité fontionnelle qu´une unité dialectique. Malgré ces critiques, Larose reconnaît l´importance de l´unité de traduction en tant que concept opératoire en traductologie : « bien que la traduction se ramène rarement au mot à mot, il est nécessaire de reconnaître les micro-unités textuelles (le mot ? la phrase ? etc.) et les macro-unités qui serviront d´éléments de mesure des textes traduits. Dans la pratique, il est plutôt question de traduction "phrase à phrase" dont l´objectif est de parvenir, à une traduction "texte à texte". En général, on peut dire que plus l´unité de traduction est grande, plus la traduction tend à ête "libre", tandis que lorsque les micro-unités sont traduites pour elles-mêmes, la traduction est "littérale"». Les sept procédés de traduction définis par Vinay et Darbelnet ont connu leur heure de gloire, mais ils ont également fait l´objet de nombreuses critiques, Par exemple, pour ce qui est des procédés obliques, Ladmiral (1979) fait remarquer que «l´équivalence n´est pas autre chose qu´une modulation lexicalisée», que «le concept d´équivalence a une validité extrêmement générale et qu´il tend désigner toute opération de traduction», et enfin que «l´adaptation n´est déjà plus une traduction ». Pour pallier les lacunes de cette approche, Larose (1989 : 26) propose le sémiotème comme unité de traduction : « On ne traduit pas des unités d´une langue par des unités d´une autre langue mais, comme le fait remarquer Jacobson (1963 : 80), des messages d´une langue en des messages d´une autre langue. ... Et bien qu´au niveau lexical l´analyse componentielle permette de résoudre de nombreux problèmes, c´est plutôt vers la découverte d´unités sémiotiques, de "sémiotèmes" pourrait-on dire, qu´il faudrait se tourner». Bref, l´approche "stylistique comparée" a été abandonnée parce qu´elle était orientée vers le transcodage, c´est-à-dire vers des correspondances virtuelles de mots au lieu de rechercher des équivalences de messages. (selon M. Morini, 2007, pp. 63-67) Dans les années cinquante, dans la suite de la stylistique moderne fondée par Charles Bally au début du XX^e siècle, est née la "stylistique comparée", ou l´étude comparée de deux ou de plusieurs systèmes linguistiques aux objectifs de traduction. Les deux auteurs canadiens de la Stylistique comparée du français et de l´anglais (1958), Jean-Paul Vinay (1910-1999) et Jean Darbelnet (1904-1990), se déclaraient persuadés qu´une confrontation des deux stylistiques (la française et l´anglaise) permettra de distinguer les lignes générales et dans certains cas même les lignes précises dont l´application puisse porter dans une certaine mesure à l´automatisation de la traduction. Les deux auteurs notaient que le passage d´une langue à l´autre se fait soit par traduction directe, soit par traduction oblique. Ils définissaient trois procédés techniques de traduction directe (l´emprunt, le calque, la traduction littérale) et quatre procédés relevant de la traduction oblique (la transposition, la modulation, l´équivalence, l´adaptation). (selon Ladmiral, 1995, 1979) Unité de traduction En traduction, on considérait longtemps comme unité fondamentale le mot. Selon les auteurs de la Stylistique comparée du français et de l´anglais, le mot, malgré son apparente commodité, n´est pas une unité satisfaisante de traduction. Mais nous ne pouvons nous en passer tout à fait, parce qu´un énoncé se divise en mots séparés par des espaces blancs et parce que nous retrouvons dans les dictionnaires les éléments ainsi délimités. Mais même dans la langue écrite les limites ne sont pas toujours très nettes (p. ex. on dit « face à face», mais « vis-à-vis », « porte-monnaie », mais « portefeuille » , « tout à fait », mais « sur-le-champ ». On observe les irrégularités concernant l´emploi du trait d´union aussi en anglais. Si nous passons à la langue parlée, nous constatons qu´en français tout au moins les frontières entre les mots disparaissent, les unités que perçoit l´oreille étant les syllabes et les groupes de marques phonologiques permettant de délimiter les mots entre eux. Le problème des unités existe donc et il avait déjà préoccupé Saussure : « La langue présente ce caractère étrage et frappant de ne pas offrir d´entités perceptibles de prime abord, sans qu´on puisse douter cependant qu´elles existent et que c´est leur jeu qui la constitue » (Cours de linguistique général, p. 149). Ce qui nous gêne pour adopter le mot comme unité, c´est qu´avec lui on ne voit plus clairement la structure double du signe, et que le signifiant prend une place exagérée par rapport au signifié. Le traducteur part du sens et effectue toutes ses opérations de transfert à l´intérieur du domaine sémantique. Il lui faut donc une unité qui ne soit pas exclusivement formelle, puisqu´il ne travaille sur la forme qu´aux deux extrémités de son raisonnement. Dans ces conditions, l´unité dégager est l´unité de pensée, conformément au principe que le traducteur doit traduire des idées et des sentiments et non des mots. J.–P. Vinay, Jean Darbelnet considèrent comme équivalents les termes : unités de pensées, unités lexicologiques et unités de traduction. Pour eux, ces termes expriment la même réalité considérée d´un point de vue différent. Leurs unités de traduction sont des unités lexicologiques dans lesquelles les éléments du lexique concourent à l´expression d´un seul élément de pensée. L´unité de traduction est pour eux le plus petit segment de l´énoncé dont la cohésion des signes est telle qu´ils ne doivent pas être traduits séparément. On peut distinguer plusieurs sortes d´unités de traduction selon le rôle particulier qu´elles jouent dans le message. les unités fonctionnelles sont celles dont les éléments participent à la même fonction grammaticale : Il habite/ Saint-Sauveur/ à deux pas/ en meublé/ chez ses parents. les unités sémantiques présentent une unité de sens : sur-le-champ : immediately (cf. on the spot) avoir lieu : to happen (cf. to také place)¨ les unités dialectiques articulent un raisonnement : en effet, or, puisqu´aussi bien les unités prosodiques sont celles dont les éléments participent à une même intonation (de l´énoncé) : „You dont say! : Ça alors!“ En fait les trois dernières catégories constituent les unités de traductions de Vinay-Darbelnet. Les unités fonctionnelles, à moins d´être brèves, ne sont pas nécessairement limitées à une seule unité de pensée. Si nous considérons la correspondance entre les unités de traduction et les mots du texte, trois cas peuvent se présenter : unités simples : chacune d´elle correspond à un seul mot. C´est évidemment le cas le plus simple, et nous le mentionnons d´abord parce qu´il est fréquent et ensuite parce qu´il permet de mieux définir les deux autres. Dans la phrase : „il gagne cinq mille dollars.“ il y a autant d´unités que de mots et on peut remplacer chaque mot séparément sans changer la contexture de la phrase . Ex. „Elle reçoit trois cent francs.“ unités diluées : elles s´étendent sur plusieurs mots qui forment une unités lexicologique du fait qu´ils se partagent l´expression d´une seule idée. Ex. au fur et à mesure que : as dans la mesure où : in so far as unités fractionnaires : l´unité n´est alors qu´une partie d´un mot, ce qui veut dire que la composition du mot est encore sentie par le sujet parlant. Ex. „relever quelque chose qui est tombé“, mais non „relever une erreur“ ; „recréation“, mais non „récréation“. Les procédés techniques de la traduction Une fois posés les principes théoriques sur lesquels repose la stylistique comparée, il convient d´indiquer quels sont les procédés techiques auxquels se ramène la démarche du traducteur. Rappelons qu´au moment de traduire, le traducteur rapproche deux systèmes linguistiques, dont l´un est exprimé et figé, l´autre est encore potentiel et adaptable. Le traducteur a devant ses yeux un point de départ et élabore dans son esprit un point d´arrivée ; il va probablement explorer tout d´abord son texte : évaluer le contenu descriptif, affectif, intellectuel des unités de traduction qu´il a découpées ; reconstituer la situation qui informe le message ; peser et évaluer les effets stylistiques, etc. Mais il ne peut en rester là : bientôt son esprit s´arrête à une solution – dans certains cas, il y arrive si rapidement qu´il a l´impression d´un jaillissement simultané, la lecture de langue de départ appelant presque automatiquement le message en langue d´arrivée ; il ne lui reste qu´à contrôler encore une fois son texte pour s´assurer qu´aucun des éléments de la langue de départ n´a été oublié, et le processus est terminé. C´est précisément ce processus qu´il nous reste à préciser. Ses voies, ses procédés peuvent être ramenés à sept, correspondant à des difficultés d´ordre croissant, et qui peuvent s´employer isolément ou à l´état combiné. Il y a, grosso modo, deux directions dans lesquelles le traducteur peut s´engager : la traduction directe ou littérale, et la traduction oblique. En effet, il peut arriver que le message en langue de départ se laisse parfaitement transposer dans le message en langue d´arrivée, parce qu´il repose soit sur des catégorie parallèles (parallélisme structural), soit sur des conceptions parallèles (parallélisme métalinguistiques). Mais il se peut aussi que le traducteur constate dans la langue d´arrivée des lacunes qu´il faudra combler par des moyens équivalents, l´impression globale devant être la même pour les deux messages. Il se peut aussi que par la suite de divergences d´ordre structural ou métalinguistique certains effets stylistiques ne se laissent pas transposer en langue d´arrivée sans un bouleversement plus ou moins grand de l´agencement ou même du lexique. Dans ce cas, il faut donc avoir recours à des procédés beaucoup plus détournés, qui à première vue peuvent surprendre, mais dont il est possible de suivre le déroulement pour en contrôler rigoureusement l´équivalence : ce sont là des procédés de traduction oblique. Les procédés 1,2, et 3 sont directs. Les autres sont obliques. L´emprunt. Trahissant une lacune, généralement une lacune métalinguistique (technique nouvelle, concept inconnu), l´emprunt est le plus simple de tous les procédés de traduction. Ce ne serait même pas un procédé de nature à nous intéresser, si le traductuer n´avait besoin, parfois, d´y recourir volontairement pour créer un effet stylistique. Par exemple pour introduire une couleur locale, on se servira de termes étrangers, on parlera de „verstes“ en Russie, de „dollars“ et de „party“ en Amérique, de „tequila“ et de „tortillas“ au Mexique, etc. Une phrase telle que : „the coroner spoke“ se traduit mieux par un emprunt : „le coroner prit la parole“, que par la recherche plus ou moins heureuse d´un titre équivalent parmi les magistrats français. Il y a des emprunts anciens, qui n´en sont plus pour nous, puisqu´ils sont rentrés dans le lexique : „alcool“, „redingote“, „acajou“, etc. Ce qui intéresse le traducteur, ce sont les emprunts nouveaux et même les emprunts personnels. Il est à remarquer que souvent les emprunts entrent dans une langue par le canal d´une traduction, ainsi que les emprunts sémantiques ou faux-amis, contre lesquels il faut se prémunir soigneusement. La question de la couleur locale évoquée à l´aide d´emprunts intéresse les effets de style et par conséquent le message. Le calque Le calque est un emprunt d´un genre particulier : on emprunt à la langue étrangère le syntagme, mais on traduit littéralement les éléments qui le composent. On aboutit, soit à un calque d´expression, qui respecte les structures syntaxiques de la langue-cible, en introduisant un mode expressif nouveau, soit à un calque de structure, qui introduit dans la langue-cible une construction nouvelle. De même que pour les emprunts, il existe des calques anciens, figés, que nous citons au passage pour rappeler qu´ils peuvent, comme les emprunts, avoir subi une évolution sémantique qui en font des faux-amis. Plus intéressants pour le traducteur seront les calques nouveaux, qui veulent éviter un emprunt tout en comblant une lacune (cf. économiquement faible, calqué sur l´allemend) ; il y a avantage à recourir alors à la création lexicologique à partir du fonds gréco-latin ou à pratiquer l´hypostase. On éviterait ainsi des calques pénibles, tels que: „Thérapie occupationnelle“ (Occupational Therapy); „Banque pour le commerce et le Développement“; „les quatre Grands“; „le Premier français“. La traduction littérale La traduction littérale ou le mot à mot désigne le passage de la langue-source à la langue-cible aboutissant à un texte à la fois correct et idiomatique sans que le traducteur ait eu à se soucier d´autre chose que des servitudes linguistiques : „Where are you ?“ „Où êtes-vous ?“ On trouve les exemples les plus nombreux de la traduction littérale dans les traductions effectuées entre langues de même famille (français-italien) et surtout de même culture. Si l´on peut constater un certain nombre de cas de traduction littérale entre le français et l´anglais, c´est que les conceptions métalinguistique peuvent également souligner des coexistences physiques, des périodes de bilinguisme, avec l´imitation consciente ou inconsciente qui s´attache à un certain prestige intellectuel ou politique. On peut aussi les expliquer par une certaine convergenace des pensées et parfois des structures, que l´on observe bien dans les langues de l´Europe (cf. la création de l´article défini, le concept de culture et de civilisation, etc.) et qui a inspiré plusieurs articles intéressants aux tenants (partisants) de la Sémantique générale. Si la traduction littérale est reconnue inacceptable par le traducteur, il faut recourir à une traduction oblique. Par inacceptable, nous entendons que le message, tel qu´il se laisse rédiger littéralement, donne un autre sens n´a pas de sens est impossible pour des raisons structurales ne correspond à rien dans la métalinguistique de la langue d´arrivée correspond bien à quelque chose, mais non pas au même niveau de langue. Si nous considérons les deux phrases suivantes : (1) „He looked at the map“ (2) „He looked the picture of health“, nous pourrons traduire la première en appliquant les règles de la traduction littérale: „il regarda la carte“, mais nous ne pouvons traduire ainsi la seconde: „il paraissait l´image de la santé“, à moins de le faire pour des raisons expressives (cas du personnage anglais qui parle mal français dans un dialogue). Si le traducteur aboutit à un texte tel que celui-ci: „Il se portait comme un charme“, c´est qu´il reconnaît là une équivalence de messages, que sa position particulière, extérieure à la fois à la langue de départ et à la langue d´arrivée, lui fait apparaître clairement. L´équivalence de messages s´appuie elle-même, en dernier ressort, sur une identité de situation, qui seule permet de dire que la langue d´arrivée retient de la réalité certaines caractéristiques que la langue de départ na connaît pas. Si nous avions des dictionnaires de signifiés, il suffirait de chercher notre traduction l´article correspondant à la situation identifiée par le message en langue de départ. Comme il n´en existe pratiquement pas, nous partons des mots ou unités de traduction, et nous devons les soumettre à des procédés particuliers pour aboutir au message désiré. Le sens d´un mot étant fonction de la place qu´il occupe dans l´énoncé, il arrive que la solution aboutisse à un groupement de mots tellement éloigné de notre point de départ qu´aucun dictionnaire n´en fait mention. Étant donné les combinaisons infinies des signifiants entre eux, on comprend pourquoi le traducteur ne saurait trouver dans les dictionnaires des solutions toute faites à ses problèmes. Car lui seul possède la totalité du message pour l´éclairer dans son choix, et c´est le message seul, reflet de la situation, qui permet en dernière analyse de se prononcer sur le parallélisme de deux textes. La transposition Nous appelons ainsi le procédé qui consiste à remplacer une partie du discours par une autre, sans changer le sens du message. Ce procédé peut aussi bien s´appliquer à l´intérieur d´une langue qu´au cas particulier de la traduction. „Il a annoncé qu´il reviendrait“ devient par transposition du verbe subordonné en substantif: „Il a annoncé son retour“. Nous appelons cette seconde tournure : tournure transposée, par opposition à la première, qui est tournure de base. Dans le domaine de la traduction, nous serons appelés à distinguer deux espèces de transposition : la transposition obligatoire et la transposition facultative. Par exemple „dès son lever“ doit être obligatoirement transposé en „As soon as he gets up“, l´anglais n´ayant dans ce cas que la tournure de base. Mais en sens inverse, nous avons le choix entre le calque et la transposition, puisque le français possède les deux tournures. Au contraire, les deux phrases équivalentes „après qu´il sera revenu : after he comes back“ peuvent être toutes les deux rendues par une transposition : „après son retour : after his return“. La tournure de base et la tournure transposée ne sont pas nécessairement équivalentes au point du vue de la stylistique. Le traducteur doit donc être prêt à opérer la transposition si la tournure ainsi obtenue s´insère mieux dans la phrase ou permet de rétablir une nuance de style. On voit en effet que la tournure transposée a généralement un caractère plus littéraire. Le chassé-croisé est un cas particulièrement fréquent de transposition. La modulation La modulation est une variation dans le message, obtenue en changeant de point de vue, d´éclairage. Elle se justifie quand on s´aperçoit que la traduction littérale ou même transposée aboutit à un énoncé grammaticalement correct, mais qui se heurte au génie de la langue d´arrivée. De même que pour la transposition, nous distinguerons des modulations libres ou facultatives et des modulations figées ou obligatoires. Un exemple classique de la modulation obligatoire est la phrase : „The time when…“ qui doit se rendre obligatoirement par : „le moment où“; au contraire, la modulation qui consiste à présenter positivement ce que la langue de départ présentait négativement est le plus souvent facultative: „It is not difficult to show… : Il est facile de démontrer…“. La différence entre une modulation figée et une modulation libre est une question de degré. Dans le cas de la modulation figée, le degré de fréquence dans l´emploi, l´acceptation totale par l´usage, la fixation conférée par l´inscription au dictionnaire (ou la grammaire) font que toute personne possédant parfaitement les deux langues ne peut hésiter un instant sur le recours à la modulation figée. Dans le cas de la modulation libre, il n´y a pas eu de fixation, et le processus est à refaire chaque fois. Cependant, cette modulation n´est pas pour cela facultative. Elle doit, si elle est bien conduite, aboutir à une solution qui fait s´exclamer le lecteur : oui, c´est bien comme cela que l´on s´exprimerait en français. La modulation libre tend donc vers une solution unique. Et cette solution unique repose sur un mode habituel de pensée, imposé et non facultatif. On voit donc qu´entre la modulation figée et la modulation libre, il n´y a qu´une différence de degré, et qu´une modulation libre peut devenir une modulation figée dès qu´elle devient fréquente, ou dès qu´elle est sentie comme la solution unique (ceci ressort généralement de l´examen de textes bilingues ou de discussions au cours d´un conférence bilingue ou d´une traduction fameuse qui s´impose par sa valeur littéraire). L´évolution d´une modulation libre vers une modulation figée arrive à son terme lorsque le fait en question s´inscrit dans les dictionnaires et les grammaires et devient matière enseignée. À partir de cet instant, la non-modulation est une faute d´usage. L´équivalence Il est possible que deux textes rendent compte d´une même situation en mettant en oeuvre des moyens stylistiques et structuraux entièrement différents. Il s´agit alors d´une équivalence. Elle est le plus souvent de nature syntagmatique et intéresse la totalité du message. La plupart des équivalence sont donc figées et font partie d´un répertoire phraséologique d´idiotisme, de clichés, de proverbes, de locutions substantivales ou adjectivales, etc. Les proverbes offrent en général de parfaites illustrations de l´équivalence : „like a bull in a china ahop : comme un chien dans un jeu de quilles“ ; „Too many cooks spoil the broth : Deux patrons font chavirer la barque“. Il en va de même pour les idiotismes ; ils ne doivent se calquer à aucun prix; et pourtant, c´est ce qu´on observe chez les populations dites bilingues, qui souffrent du contact permanent de deux langues et finissent par n´en savoir aucune. Il se peut d´ailleurs que certains de ces calques finissent par être acceptés par l´autre langue, surtout si la situation qu´ils évoquent est neuve et susceptible de s´acclimater à l´étranger. Mais le traducteur devrait être conscient de la responsabilité que représente l´introduction de ces calques dans une langue parfaitement organisée : seul l´auteur peut se permettre semblables fantaisies, dont le succès ou l´échec rejaillira alors sur lui. Dans une traduction, il faut s´en tenir à des formes plus classiques, car le soupçon d´anglicisme, de germanisme, d´hispanisme s´attachera toujours à tout essai d´innovation dans le sens du calque. L´adaptation Avec ce septième procédé, nous arrivons à la limite extrême de la traduction ; il s´applique à des cas où la situation à laquelle le message se réfère n´existe pas dans la langue d´arrivée, et doit être créée par rapport à une autre situation, que l´on juge équivalente. C´est donc ici un cas particulier de l´équivalence, une équivalence de situations. Pour prendre un exemple, on peut citer le fait pour un père anglais d´embrasser sa fille sur la bouche comme une donnée culturelle qui ne passerait par telle quelle dans le texte français. Traduire : „he kissed his daughter on the mouth“ par „il embrassa sa fille sur la bouche“, alors qu´il s´agit simplement d´un bon père de famille rentrant chez lui après un long voyage, serait introduire dans le message en langue d´arrivée un élément qui n´existe pas dans le texte de départ; c´est une sorte particulière de surtraduction. Disons: „il serra tendrement sa fille dans ses bras“, à moins que le traducteur ne veuille faire de la couleur locale à bon marché. Le refus de procéder à des adaptations qui portent non seulement sur les structures, mais aussi sur le déroulement des idées et leur présentation matérielle dans le paragraphe, se trahit dans un texte parfaitement correct par une tonalité indéfinissable, quelque chose de faux qui décèle invariablement une traduction. C´est malheureusement l´impression que donnent trop souvent les textes publiés par les organisations internationales actuelles, dont les membres exigent par ignorance ou un souci mal placé de littéralité des traductions aussi calqués que possible. Le résultat est un galimatias qui n´a de nom dans aucune langue, mais que R. Etiemble a fort justement traité de „sabir Nord-Atlantique“. Un texte ne peut être un calque, ni sur le plan structural, ni sur le plan métalinguistique. Toutes les grandes traductions littéraires ont reconnu implicitement l´existence des procédés dont nous venons de faire le recensement. Et l´on peut se demander si les Américaions ne refusaient pas de prendre la SDN (Société des Nations) au sérieux parce que beaucoup de ces textes étaient des traductions non modulées et non adaptées d´un original français, de même que le sabir Nord-Atlantique ne s´explique que par des textes mal digérés à partir d´un original anglo-américain. Nous touchons là un problème des changement intellectuels, culturels et linguistiques que peut entraîner l´exeistence de documents importants, de livres, de films, etc. rédigés par des traducteurs qui ne peuvent pas ou qui n´osent pas s´aventurer dans les traductions obliques. Enfin, il est bien entendu que l´on peut, dans une même phrase, recourir à plusieurs de ces procédés, et que certaines traductions ressortissent parfois à tout un complexe technique qu´il est difficile de définir; par exemple la traduction de “private“ par “défence d´entrer“ est à la fois une transposition, une modulation et une équivalence. C´est une transposition parce que l´adjectif „private“ se rend par une locution nominale; une modulation, parce qu´on passe d´une constatation un avertissement (cf. „wet paint“ et „prenez garde à la peinture“); enfin, c´est une équivalence puisque la traduction est obtenue en remontant à la situation sans passer par la structure. (Selon M. Morini, 2007, pp. 63-65) Les deux chercheurs distinguaient ainsi entre les cas où ce sont les langues elles-mêmes qui dictent les règles de la traduction (dans le cas de la traduction littérale, les mots changent mais la syntaxe et le sens restent identiques) et entre les situations plus complexes, dans lesquelles c´est le traducteur qui doit opérer les modifications lexicales, syntaxique et culturelles. Selon Vinay et Darbelnet, pour certains unités de traduction est possible de trouver une correspondance entre langue de départ et langue d´arrivée ; pour d´autres, il faut opérer des modifications qui annulent la distance entre les deux systèmes linguistiques. Quelques années plus tard, John C. Catford a repris, avec une terminologie différente, les idées des deux auteurs canadiens, en distinguant entre la correspondance formelle et l´équivalence textuelle. La correspondance formelle est un fait relevant plutôt du système entier que des unités de traduction particulières et elle appartient au niveau de la langue plutôt qu´à celui de la parole. Le correspondant formel peut être n´importe quelle catégorie de la langue d´arrivée (unité, classe, structure). Pour Catford, comme pour Vinay et Darbelnet, l´équivalence textuelle entre en jeu lorsque la correspondance formelle s´avère comme inexistante, ce qui arrive assez souvent en réalité puisque la correspondance formelle est presque toujours approximative. (selon Virgilio Moya, 2010, 2004, pp. 20-36) Les apports positifs et les points faibles de la "stylistique comparée" des auteurs canadiens : Pourtant, on doit reconnaître que la "stylistique comparée" a apporté plusieurs éléments positifs dans la traductologie: 1) C´était avant tout l´effort de donner un caractère scientifique à l´étude de la traduction, de trouver un modèle théorique capable d´expliquer le résultat et le processus de la traduction. Ce point est commun aussi aux autres approches et théories linguistiques de l´époque. 2) L´avantage de l´étude contrastive des deux langues consiste aussi dans le fait que le traducteur (ou l´apprenti traducteur) se rend ainsi compte des différences structurelles entre ses deux langues de travail ; ceci peut contribuer à améliorer les connaissances linguistiques des étudiants en traductologie, mais uniquement au niveau de la langue (au niveau du système linguistique), pas au niveau de la parole (au niveau du texte, qu´il soit écrit ou oral). 3) L´étude comparée constituait aussi un apport utile pour la linguistique générale dont l´intérêt concernait à l´époque avant tout la description et l´étude structurale d´un système linguistique donné. Cette réorientation vers l´étude de plusieurs couples de langues pouvait enrichir aussi la linguistique générale, notamment la recherche sur les universels du langage. 4) La "stylistique comparée" a aussi fourni un métalangage permettant de formuler les réflexions théoriques sur la traduction, ce qui est utile pour l´autoréflexion des traducteurs et des apprentis traducteurs sur leur propre travail et ses résultats. Le métalangage est nécessaire non seulement pour le développement de la discipline théorique, mais aussi pour la communication mutuelle entre les traducteurs praticiens et les traductologues (théoriciens), et entre les traductologues et étudiants en traductologie. 5) Les sept procédés techniques de traduction s´avèrent fort utiles pour la description rétrospective du résultat de la traduction (de la traduction comme produit final). La connaissance passive de ces sept procédés par le traducteur augmente sa propre capacité de les employer dans sa propre activité traduisante (le traducteur qui est capable d´observer et de nommer explicitement ces procédés techniques dans un texte traduit sera probablement plus enclin à s´en servir dans la pratique qu´un traducteur qui ignorerait l´existence de ces procédés). L´utilité de ces procédés (l´emprunt, le calque, la traduction littérale, la transposition, la modulation, l´équivalence et l´adaptation) et de nos jours notamment propédeutique. 6) Pourtant, la connaissance des procédés techniques de traduction ne peut pas empêcher la faute. On pourrait reprocher aux auteurs canadiens Vinay et Darbelnet qu´ils ne s´occupent pas de la problématique de la faute dans leur théorie et ils n´abordent non plus la question de la non-traduction (ou de la traduction zéro, de l´équivalence zéro). 7) Leur "stylistique comparée" se concentre sur la comparaison des deux langues en tant que systèmes, plutôt que sur des textes rédigés en ces langues et issus des deux cultures différentes. 8) Un des défauts de la "stylistique comparée" consiste dans le fait qu´elle est orientée sur un équivalent préféré, elle accentue une solution au détriment d´autres qui seraient envisageables en d´autres contextes, si le texte était destiné à un autre public. 9) La "stylistique comparée" a tendance à accentuer l´étude de langues au détriement des cultures, même si la spécificité culturelle est parfois prise également en considération, mais de façon plutôt marginale. En ce qui concerne le vieux débat entre la traduction fidèle et libre, entre la traduction exotisante et traduction ethnocentrique, ou encore entre la traduction étrangéisante et la traduction-adaptation, Vinay et Darbelnet considèrent (implicitement, ils ne le disent pas de manière explicite) comme traduction réussie plutôt la traduction qui adapte la civilisation étrangère au public d´arrivée, même s´ils ne refusent pas non plus la traduction littérale de proverbes et dictons (mais ils recommandent à la fois l´équivalence et l´adaptation comme procédés applicables dans ces cas). I. b) Traductologie linguistique théorique Dans Les Problèmes théoriques de la traduction (1963), Georges Mounin (1910-1993) consacre la linguistique comme cadre conceptuel de référence pour l´étude de la traduction. Le point de départ de sa réflexion est que la traduction est "un contact de langues, un fait de bilinguisme". Son souci premier est la scientificité de la discipline, ce qui le conduit à poser une question obsédante à l´époque : "l´étude scientifique de l´opération traduisante doit-elle être une branche de la linguistique ?" Mounin lui-même précise dans sa thèse de doctorat (soutenue en 1963) qu´il étudie les problèmes généraux de la traduction dans le cadre de la linguistique générale contemporaine, essentiellement structuraliste. Cela se comprend facilement si l´on se rend compte qu´à l´époque, la linguistique est une science dominante parmi les sciences humaines. Mounin est persuadé que les questions concernant la possibilité ou l´impossibilité de l´opération traduisante ne peuvent être éclairées que dans le cadre de la science linguistique. L´objectif de Mounin est en réalité de faire accéder la traductologie au rang de "science", et comme il ne voit pas d´autre possibilité que de passer par la linguistique, il revendique pour l´étude scientifique de la traduction le droit de devenir une branche de la linguistique. Dans cette optique, son ouvrage Les Problèmes théoriques de la traduction est structuré suivant des distinctions binaires qui relèvent de la linguistique théorique : 1) Linguistique et traduction, 2) Les obstacles linguistiques, 3) Lexique et traduction, 4) Visions du monde et traduction, 5) Civilisations multiples et traduction, 6) Syntaxe et traduction. Pour traiter ces aspects, Mounin (Linguistique et traduction, Bruxelles, 1976) passe en revue les principales théories linguistiques de l´époque (Saussure, Bloomfield, Harris, Hjelmslev) pour affirmer la légitimité d´une étude scientifique de la traduction. La question de l´intraduisible occupe une place importante dans la réflexion de Mounin, amis sa réponse est nuancée. Selon lui, "la traduction n´est pas toujours possible ... Elle ne l´est que dans une certaine mesure et dans certains limites, mais au lieu de poser cette mesure comme éternelle et absolue, il faut dans chaque cas déterminer cette mesure, décrire exactement ces limites." (Mounin, 1963) "La linguistique contemporaine aboutit à définir la traduction comme une opération, relative dans son succès, variable dans les niveaux de la communication qu´elle atteint." (1963 : 278) Cependant, quoique cette dernière définition soit parfois reprise comme une définition acceptable de la traduction, elle présente l´inconvénient de faire sortir la traduction du champ de la linguistique pour la faire rattacher à celui de la communication (qui connaît aujourd´hui un essor équivalent celui de la linguistique dans les années 1950 et 1960). I. c) Traductologie linguistique appliquée La linguistique appliquée est une branche de la linguistique qui s´intéresse davantage aux applications pratiques de la langue qu´aux théories générales sur le langage. Pendant longtemps, la traduction a été perçue comme un champ d´investigation privilégié de la linguistique appliquée. L´exemple type de cette approche est le livre de John Catford (1917-2009) intitulé A Linguistic Theory of Translation (1965), portant le sous-titre éloquent : Essay in Applied Linguistics (essai de linguistique appliquée). Catford affirme son intention de se concentrer sur "l´analyse de ce que la traduction est" afin de mettre en place une théorie qui soit suffisamment générale pour être applicable à tous les types de traductions. Catford veut étudier les "processus de traduction" en ayant recours à la linguistique appliquée, mais en même temps il estime que la traductologie doit être rattachée à la linguistique comparée, puisque la théorie de la traduction s´intéresse à des relations entre les langues. Catford estime que la traduction n´est qu´un cas particulier de la théorie générale du langage : "La traduction est une opération réalisée sur les langues, un processus de substitution d´un texte dans une langue par un texte dans une autre langue". I. d) Traductologie linguistique communicationnelle - Jacobson, Nida, Cary Roman Jakobson (1896-1982) est un des représentants de la linguistique structurale. Il est né en Russie où il fut membre, dès 1915, de l´école des Formalistes russes. La linguistique de l´époque est influencée par l´école des néogrammairiens, concentrée sur l´étude de l´histoire et le développement des mots au cours du temps. Jacobson, qui aeu connaissance des travaux de Ferdinand de Saussure, se met à étudier la manière par laquelle la structure du langage elle-même permet de communiquer. En 1920, Jacobson part pour Prague (suite aux bouleversemets politiques en Russie)afin de poursuivre son doctorat. En 1926, avec Nikolaï Troubetzkoï, Vilém Mathesius et d´autres linguistes et théoriciens littéraires, il fonde le Cercle linguistique de Prague. Il enseignait depuis la Seconde guerre mondiale aux États-Unis. En 1949, il s´installe l´université de Harvard, où il enseigne jusqu´à sa mort. Au début des années 1960, il élargit ses travaux en une vue plus générale du langage et commence publier sur l'ensemble des sciences de la communication. Il a donné une impulsion désicive l´étude de différentes domaines de la linguistique - théorie générale, phonologie, morphologie, sémantique, poétique, métrique, et a marqué de son influence aussi d´autres sciences de l´homme - ethnologie, mythologie, anthropologie, psychanalyse, études littéraires, théorie de la communicatin. Il élabore un modèle de six fonctions langagières. (Voir Roman Jacobson : Essais de linguistique générale. 1. Les fondations du langage. Éditions de Minuit, 1963/2003, p. 209-221) Jakobson distingue six fonction dans le langage: 1/ la fonction référentielle ou représentative, où l'énoncé donne l'état des choses. Elle est aussi dénommée sémiotique ou symbolique. 2/ la fonction expressive, où le sujet exprime son attitude propre à l'égard de ce dont il parle. 3/ la fonction conative, lorsque l'énoncé vise à agir sur l'interlocuteur 4/ la fonction phatique, où l'énoncé révèle les liens ou maintient les contacts entre le locuteur et l'interlocuteur 5/ la fonction métalinguistique ou métacommunicative, qui fait référence au code linguistique lui-même 6/ la fonction poétique, où l'énoncé est doté d'une valeur en tant que telle, valeur apportant un pouvoir créateur. Chaque message relève de plusieurs de ces fonctions, mais l'une d'elle domine. On peut distinguer six facteurs constitutifs dans tout acte de communication verbale : le contexte, l´émetteur, le récepteur, le canal, le message, le code. A chacune des six fonctions correspond un des six facteurs constitutifs de tout acte de communication verbale : Le contexte - fonction dénotative ou référentielle L'émetteur - fonction expressive Le récepteur - fonction conative Le canal - fonction phatique Le message - fonction poétique Le code - fonction métalinguistique Dans son bref essai de 1959, Jakobson marque un tournant dans la théorie de la traduction. Il aborde la traduction comme un problème d´interprétation en démontrant que : „interpréter un élément sémiotique signifie le traduire en un autre élément (qui peut être un discours entier) et que par telle traduction l´élément interprété devient enrichi.“ La traduction comprend trois types d´interprétation d´un signe linguistique : 1/ la traduction intralinguale, 2/ la traduction interlinguale (ou traduction proprement dite) 3/la traduction intersémiotique ou transmutation. La traduction intralinguale a lieu à chaque fois quand un être humain reçoit un message verbal d´un autre être humain (Steiner, 1975, tr. it. 46). La traduction devient interlinguale lorsqu´elle travaille sur les textes appartenant à deux systèmes linguistiques divers. Enfin, la traduction intersémiotique est une transformation entre deux ou plusieurs systèmes sémiotiques (cinéma, peinture, musique, livre). Roman Jakobson écrit encore, dans son célèbre essai sur la traduction, que „les langues diffèrent essentiellement par ce qu´elles doivent exprimer, et non pas par ce qu´elles peuvent exprimer“ (1959, trad. it. 61). Un exemple en est la multitude de mots signifiant „la neige“ en langue esquimau, le nombre élevé de mots signifiant „chameau“ en arabe. (NERGAARD, Siri, 1995, p. 19-21) Edmond Cary : La traduction dans le monde moderne, Genève, 1956, Les grands traducteurs français, Genève, 1963, Comment faut-il traduire, 1958, (1985, PUL, Lille, Introduction de M. Ballard). Dans les années 1950 et 1960, à une époque où naissait la réflexion universitaire sur la traduction préparant le développement de la traductologie dans les année 1970, la pensée française en la matière fut très fortement marquée par un auteur d´origine russe, Edmond Cary, de son vrai nom Cyrille Znosko Borowsky, un interprète militant, mort dans un accident d´avion en 1966. Edmond Cary fut, juste après Valéry Larbaud, qu´il admirait, le fondateur de la discipline qu´on allait appeler l´histoire de la traduction. Et Stelling-Michaud, l´historien administrateur de l´École de Genève, lui ouvrit les portes des publications de l´Université de Genève. Ainsi, Cary publia La traduction dans le monde moderne (1956), puis Les grands traducteurs français (1963). Au-delà de la réflexion historique, Cary en vint à proposer une théorie complète de la traduction (Cary pourrait également figurer parmi les représentants des théories fonctionnalistes, voir chapitre IV/3). Rompant avec les théories linguistiques dominantes, pour ne pas dire seules existantes à l´époque, Cary fonde une théorie que l´on qualifiera plus tard de « théorie communicative axée sur le produit ». Pour lui, la traduction est une discipline de communication, un art, et non une science ; il oppose donc la traduction à la «science» des linguistes. Cary proposait une typologie des textes à traduire, des messages à communiquer et des exigeances qui sont attachées à ce travail. Il a posé plusieurs questions importantes qui invite les traducteurs à réflechir sur leur activité : "Que traduisez-vous ? On ne traduit pas de la même façon un classique et un roman policier." "Où et quand traduisez-vous ? Chaque pays, chaque culture n´a pas la même attitude en face des divers mots, des parties du discours, de la syntaxe." "Pour qui traduisez-vous ? Si le traducteur est appelé à bâtir une édition critique à l´usage d´un petit cercle de spécialistes, il travaillera dans un tout autre esprit que pour une édition commerciale." Dans Comment faut-il traduire, un ouvrage dont l´origine était une série d´émissions radiophoniques et qui fut édité par Michel Ballard en 1985, il dit : "Traduit-on de la même plume Tacite, Tarzan ou Labiche ? Pareille question fait sourire. La réponse paraît évidente. Elle l´est, en effet, condition que l´on admette la justesse du principe que nous avons énoncé selon lequel la traduction ne se réduit pas à une opération linguistique, mais que chaque genre possède ses règles propres. Si les critères linguistiques dominaient tous les genres ..., la traduction dans une langue donnée d´un texte d´une autre langue dépendrait par-dessus tout des rapports existant entre ces deux langues." (Cary, 1985 : 49) Eugene Nida (1914-2011) Conscient de la nécessité pour les traducteurs de disposer des meilleurs textes de base à partir desquels travailler, il dirige des projets importants concernant le Nouveau Testament grec et l’Ancien Testament hébreu. Ceux-ci donneront naissance au Greek New Testament de l’Alliance biblique universelle, principale édition du texte grec désormais utilisée par les biblistes et les traducteurs, et au Hebrew Old Testament Textual Project. Empruntant des concepts à la linguistique, aux études culturelles, aux sciences de la communication et à la psychologie, Eugene Nida développe alors une approche pratique de la traduction qu’il a appelée « équivalence dynamique », dont l’objectif était de rendre la traduction claire et compréhensible autant que juste. Nida est l´auteur qui a exercé une influence déterminante sur la discipline de traductologie (Translation Studies). Il est connu notamment en tant que traducteur de la Bible et linguiste s´occupant de problèmes pratiques liés à la traduction de la Bible dans les langues même très éloignée typologiquement et culturellement de l´hébreu et du grec. Dans son essai Toward a Science of Translating (1964) et Linguistics and Ethnology in Translation-Problems (1964), il aborde notamment les problèmes linguistiques que l´on peut rencontrer en tradusiant la Bible, mais ces difficultés sont souvent liés aux différents contextes extralinguistiques (aux faits culturels différents) dans la société proche-orientale de la Bible et dans les sociétés africains contemporains p. ex au Cameroun ou au Congo. Mais il s´avère difficile de pouvoir généraliser p. ex. l´idée exprimée par Nida «qu´il y a des cas dans lesquels le traducteur doit expliciter les informations qui sont seulement implicites dans le message original.» Dans son essai fondamental sur la traduction biblique Toward a Science of Translating (1964), Nida introduit deux concepts fondamentaux, ceux d´équivalence formelle et d´équivalence dynamique. Il est évident qu´il attribue une valeur primordiale au sens communicatif, donc l´objectif est de créer un message claire et intelligible en n´importe quelle langue. „Traduire signifie produire en langue d´arrivée l´équivalence naturelle la plus proche du message de la langue de déaprt, d´abord en signifié, ensuite en style.“ (1964, 121, cité par NERGAARD, Siri, 1995, p. 29) Tous les types de traduction comportent 1/ une perte d´information 2/ un ajout d´information 3/ une déviation (modification) d´information, ce que l´on peut comprendre en adoptant une vision ethnolinguistique de la communication. Le traducteur biblique a une tâche exégétique et non herméneutique, selon Nida ; son rôle n´est pas de transmettre la culture biblique (au lecteur contemporain), ma la valeur du message pour le mode actuel. Cela veut dire que la parole (de Dieu) doit devenir accessible à tout le monde. En quoi il est opposé à Henri Meschonnic qui n´est pas d´accord avec la division de Nida entre le „style“ et le „signifié“, qui ne sont pas deux entités d´un texte que l´on puisse dissocier, mais bien une seul entité qui doit être traduite en tant que telle. (NERGAARD, Siri, 1995, p. 30) Henri Meschonnic (1973, Poétique – 3 volumes) oppose deux pratiques de la traduction, le décentrement et l´annexion. Le décentrement est un rapport textuel entre deux textes en deux langues-cultures jusqu´à la structure linguistique de la langue, et cette structure linguistique est une valeur dans le système du texte. L´annexion en revanche est l´annulation d´un tel rapport, l´illusion du naturel, le comme-si, comme si le texte de la langue de départ était écrit en langue d´arrivée, sans rendre compte des différence de la culture, de l´époque, de structure linguistique.“ Le principe de l´annexion serait basé sur une „illusion de transparence“. Cette même annexion est définie par Antoine Berman (1984) comme traduction etnocentrique (NERGAARD, Siri, 1995, p. 31) (Virgilio Moya, 2010) Les apports de Nida: Eugene Nida a mis en relief le sens, la fonction, le lecteur (récepteur) et sa réaction au texte traduit. Les notions clés de la théorie de Nida sont : la communication, la fonction, la situation communicationnelle, l´interculturalité, la situation pragmatique du texte. Pour toutes ces raisons, Nida a eu une influence sur la naissance de la traductologie allemande (Übersetzungswissenschaft) et sur ses représentants (Otto Kade, Albrecht Neubert, George Jägger, Wolfram Wills, Katharina Reiss, Werner Koller et d´autres). Eugene Nida et Cherles Taber (1969) admettent la possibilité de plusieurs traductions correctes d´un seul texte. Nida s´oriente sur le lecteur moyen ; il veut que le lecteur moyen saisisse le sens de la traduction ( x comparer avec Schleiermacher). Ce qui est primordial dans sa conception, ce que la traduction doit "fonctionner" : la traduction doit produire un effet identique sur son lecteur qu´a produit le texte original sur le sien. C´est la réaction du lecteur qui est un critère décisif pour l´évaluation de la traduction réussie. Le sens du texte l´emporte sur la forme (l´approche pragmatique de Nida). De la période récente (1996) date le tournant sociologique de Nida : il met encore plus en relief la sociologie de la réception des traductions. Il se rend à la fois compte du fait que les différences culturelles peuvent poser plus d´obstacles au traducteur que les différences linguistiques, elles peuvent créer une tension plus grande. Nida a aussi appliqué à la traduction les idées de Noam Chomsky sur la langue. Nida a utilisé la pratique appliquée à la traduction des textes techniques pour la traduction des Évangiles : il a voulu que tous les lecteurs / tous les croyants comprennent le message contenu dans les Évangiles. (Cela nous montre clairement que dans chaque traduction, ainsi que dans chaque théorie et stratégie de la traduction, l´idéologie est omniprésente. L´orientation sur la culture source ou cible est aussi influencée par les intérêts idéologiques du traducteurs / traductologues en question.) Le traducteur "dynamique" peut même être, selon Nida, plus "fidèle" que le traducteur "formel", parce que grâce à des explicitations, omissions, transformations, amplifications, etc., il communique plus d´informations à ses lecteurs (c´est du point de vue de l´apport au lecteur que Nida mesure la qualité d´une traduction). On peut cependant reprocher un nivellement du texte en ce qui concerne les différences culturelles entre la culture source et cible, dans les traductions faites selon les prémisses théoriques de Nida. I. e) Traductologie sociolinguistique La sociolinguistique étudie la langue dans son contexte social à partir du langage concret. Apparue dans les années 1960 aux États-Unis sous l´impulsion de William Labov, Gumperz et Hymes, elle a bénéficié de l´apport de la sociologie pour l´étude du langage. Parmi ses centre d´intérêts, on trouve les différences socioculturelles et l´analyse des interactions, mais aussi les politiques linguistiques et l´économie de la traductin ; bref, tout ce qui a trait au traducteur et l´activité de traduction dans son contexte social. Dans Les Fondements sociolinguistiques de la traduction (1978), Maurice Pergnier s´interroge sur la nature de la traduction en mettant en relief le caractère ambigu du terme-même. C´est pourquoi il distingue trois acceptions du terme de traduction : 1) Traduction comme "le texte traduit, le résultat, le produit fini" 2) Traduction comme "opération de reformulation mentale", "la manière de traduire" 3) Traduction comme "comparaison", "la mise en parallèle de deux idiomes" : les deux objects comparés sont des traductions. Pour Maurice Pergnier, la traduction couvre le même champ de problématiques langagières que la linguistique avec, en plus, une ouverture sur d´autres disciplines : "C´est une linguistique qui se déploie dans toutes les directions que suggère son objet, jusqu´à ses confins où elle rejoint d´une part la sociologie et l´anthropologie, et à l´autre extrême, al neurologie et la biologie." Il constate d´une manière implicite l´insuffisance des outils conceptuels de al linguistique pour l´analyse de la traduction et éprouve le besoin de faire appel à d´autres disciplines pour concevoir le phénomène traductologique. Il arrive à la conclusion que "la traduction est la meilleure lecture qui puisse être faite d´un message". I. f) Traductologie linguistique sémiotique - Peirce, Barthes, Greimas, Jacobson, Toury, Eco La sémiotique est l´étude des signes et des systèmes de signification. Elle s´intéresse aux traits généraux qui caractérisent ces systèmes quelle que soit leur nature : verbale, picturale, plastique, musicale. Le terme "sémiotique" est perçu, en français, comme synonyme de "sémiologie", même si l´un se réfère à la tradition anglo-saxone issue des travaux de Charles S. Peirce (1931), tandis que l´autre se rattache à la tradition francophone et française avec Ferdinand de Saussure, Roland Barthes (1964) et A. J. Greimas (1966). Le principe de base des deux traditions est qu´une comparaison des systèmes de signification peut contribuer à une meilleure compréhension du sens en général. Jacobson avait défini trois types de traduction : intralinguistique, interlinguistique et intersémiotique. La traduction intralinguale est "l´interprétation de signes verbaux par le biais d´autres signes de même langage". La traduction interlinguale est "l´interprétation de signes verbaux par le biais de signes d´autres langues". La traduction intersémiotique est "l´interprétation de signes verbaux par le biais de signes issus de systèmes de signification non verbaux". Seul le deuxième type est considéré par Jacobson comme de la "traduction à proprement parler". Mais afin de préserver la cohérence générale de l´approche sémiotique de al traduction, Toury (1986) propose de modifier la typologie jacobsonienne en deux grands volets: d´une part, la traduction "intrasémiotique" qui porterait sur tous les types de traduction à l´intérieur de n´importe quel système de signification ; et d´autre part, la traduction "intersémiotique" qui serait subdivisée en traduction "interlinguale" et en traduction "intralinguale" (p. ex. la paraphrase). La sémiotique textuelle offre des outils conceptuels intéressants pour traiter ces formes innovantes de signification. Le traducteur peut tirer profit notamment des distinctions suivantes: 1) La distinction entre le "texte", le "cotexte" et le "contexte" : le premier désigne les signes verbaux à traduire ; le deuxième, l´environnement immédiat de ces signes ; le troisième, l´arrière-plan socioculturel dans lequel s´inscrit l´ensemble. 2) La distinction entre "l´histoire", "l´intrigue" et le "discours" : le premier désigne les éléments du récit (ou fable) ; le deuxième, la chronologie et l´arrangement des séquences (ou des événements) ; le troisième, la manière d´organiser verbalement le récit et les événements. 3) La distinction entre le "genre", le "type" et le "prototype" ; le premier désigne la catégorie générale à laquelle renvoie le texte (la traduction audiovisuelle p. ex.) ; le deuxième, la nature précise du texte à traduire (texte argumentatif, informatif, etc.) ; le troisième, le "modèle" qui sert de référence implicite au texte (Molière pour les textes de théâtre, autre genre intersémiotique). L´approche sémiotique offre l´avantage de pouvoir traiter plusieurs "mondes" avec des outils conceptuels appropriés. Son intérêt réside dans l´élargissement de perspective qu´elle permet au traducteur en intégrant des signes issus de systèmes variés. I. g) Traductologie linguistique textuelle - Robert Larose L´approche textuelle part du postulat que tout discours peut être "mis en texte". Qu´il s´agisse d´une interaction orale ou écrite, le résultat est le même : c´est un "texte" qui possède des caractéristiques propres et un sens précis. Il en découle que toute traduction est censée être précédée d´una analyse textuelle, au moins au niveau typologique, pour assurer la validité de la compréhension, et donc de l´interprétation qui s´ensuit. Mais il existe plusieurs perspectives d´étude du "texte", ce qui rend l´analyse traductologique compliquée : 1) Le type de texte détermine la nature et les modalités de la traduction ; 2) La fonction envisagée pour le texte détermine la traduction ; 3) La finalité du texte détermine la traduction ; 4) Le sens du texte détermine la traduction ; 5) Le contexte ou le cadre du texte détermine la traduction ; 6) L´idéologie du texte détermine la traduction. En raison de la multiplicité des points de vue et de la diversité des perspectives textuelles, plusieurs traductologues se sont orientés vers une approche plus spécifiquement discursive de la traduction. L´analyse du discours offre un cadre d´étude plus rigoureux pour aborder les problèmes de traduction. Du point de vue de la linguistique, le terme "discours" recouvre non seulement la structure et l´organisation des productions langagières, les relations et les différences entre les séquences, mais aussi l´interprétation de ces séquences et la dimension sociale des interactions. Dans cette perspective, Jean Delisle (1980) a proposé une méthode de traduction fondée sur l´analyse du discours, mais il s´est intéressé uniquement aux "textes pragmatiques" qu´il définit ainsi : "Les écrits servant essentiellement à véhiculer une information et dont l´aspect littéraire n´est pas dominant." À travers l´analyse du discours, Delisle vise l´autonomisation de la traduction et l´institution d´une théorie "textologique" centrée sur la dynamique traductionnelle, donc sur l´analyse du "processus cognitif de l´opération". Du point de vue traductologique, l´analyse du discours permet en effet de se focaliser sur le "sens" en abordant deux niveaux principaux : le niveax du "genre" (cadres d´expressions linguistique et littéraire propres à une langue, p. ex. le "genre" "lettre de motivation", "roman policier" etc.), et le niveau du "texte" (des unités rhétoriques composées de séquences reliées et complémentaires : phrases, paragraphes). C´est d´autant plus important qu´il existe des phénomènes textuels tels que l´intertextualité qui concerne les liens implicites ou explicites entre les textes, tels que la reprise, la parodie, la pastiche ou la citation. Le traducteur doit savoir reconnaître ces liens afin de ne pas traduire prosaïquement par exemple un vers célèbre de poésie. Il est aussi important que le traducteur ait une sensibilité sociolinguistique, en particulier en ce qui concerne les formules de politesse selon les contexte et selon les cultures. Dans les domaines de spécialité, l´analyse du discours sert à montrer le marquage culturel de la terminologie. Aussi les métaphores apparaissent comme des marquers de visions culturelles différentes par excelence. Dans son ouvrage de synthèse intitulé Théories contemporaines de la traduction (1989), le linguiste canadien Robert Larose analyse les éléments constitutifs des discours sur la traduction au cours des années 1960-1980, en particulier ceux de Vinay et Darbelnet, Mounin, Nida, Catford, Steiner, Delisle, Ladmiral et Newmark. Il met en évidence les qualités et les limites de ces titres. II. Théories traductologiques littéraires Pour Edmond Cary “la traduction n’est pas une opération linguistique, c’est une opération littéraire” (cité par Mounin 1963:13) et il rajoutera que pour traduire de la poésie, il faut être poète. Aussi ces théories se réfèrent-elles uniquement à la traduction littéraire et surtout à la traduction de la poésie. Elles ont été fortement marquées par les idées des sémioticiens, comme Roland Barthes (“lectures plurielles du texte”) ou Umberto Eco (“Struttura apperta”) qui ont montré que c’est par le lecteur que le sens vient au texte, reprenant l’idée plus générale de Heidegger que c’est par la perception qu’en a l’être humain que le sens vient aux choses. C’est ce genre de théories qui a donné naissance aux Etats Unis aux “Writing and Creativity Workshops” et aux “Translation Workshops”, dont un des grands inspirateurs a été Ezra Pound. II. a) Ezra Pound et les ‘Translation Workshops’: Aux Etats Unis l’approche théorique s’est faite et se fait encore dans les ‘translation workshops’, dont un des plus connus est celui de l’université d’Iowa. On s’y occupe uniquement de traduction littéraire et principalement de la traduction de poèmes. Les idées qui ont le plus influencé le travail dans ces workshops sont celles d’Ezra Pound, même si souvent elles ont souvent été déformées et mal interprétées, jusqu’à faire dire le contraire de ce qu’il voulait dire. La ‘théorie’ de Pound était fondée sur le concept d’”énergie” dans la langue. Les mots sont en quelque sorte une cristallisation du vécu historique d’une culture, ce qui leur donne une force, une énergie toute particulière. C’est cette énergie qu’il faut traduire. Cette notion d’énergie véhiculée par les mots a donné lieu à des abus. Ainsi Frederic Will, qui a dirigé le translation workshop de l’université de Iowa à partir de 1964, a fait état de cette notion d’énergie derrière les mots, pour en déduire que les mots ne sont que des “indicateurs” de sens, que le traducteur doit saisir intuitivement et dont il doit s’inspirer pour créer son oeuvre à lui en langue cible. Source (http://www.interromania.com/studii/sunta/stefanink/stefanink_theo_trad.htm, le 1er septembre 2011) II. b) Les approches poétologiques - Baudelaire, Paul Valéry, Efim Etkind, Meschonnic La poétique est l´étude de l´art littéraire en tant que création verbale. Ainsi, Tzvetan Todorov distingue trois grandes familles de théories de la poésie dans la tradition occidnetale :le premier courant développe une conception rhétorique qui considère la poésie comme un ornement du discours, un "plus" ajouté au langage ordinaire ; le deuxième courant conçoit la poésie comme l´inverse du langage ordinaire, un moyen de communiquer ce que celui-ci ne saurait traduire ; le troisième met l´accent sur le jeu du langage poétique qui attire l´attention sur lui-même en tant que création davantage que sur le sens qu´il véhicule. Dans cette perspective, la traduction de la poésie occupe une place centrale. Ainsi, dans Un Art en crise (1982), Efim Etkind estime que la traduction poétique passe par une crise profonde dont il essaie de comprendre les causes. Ce sont selon lui notamment la rationalisation systématique de l´original (ce qui est caractéristique de l´approche française dans la traduction de la poésie), ensuite la défonctionnalisation (due à un nombre trop élevé de traductions publiées : les traducteurs traduisent parce qu´ils veulent publier des traductions à tout prix, et ainsi, ils ne font qu´augmenter la masse des versions sans fonction sociale). Etking regrette aussi l´absence d´une véritable critique susceptible de juger les traductions réalisées. Selon Etkind, il existe en matière de traduction poétique, deux grands courants représentés par deux poèters majeurs de la littérature française : Charles Baudelaire (1821-1867) et Paul Valéry (1871-1945). Pour Baudelaire, il n´est pas possible de traduire la poésie autrement que par la prose rimée. À l´inverse, pour Valéry, il ne suffit pas de traduire le sens poétique : il faut tenter de rendre la forme jusque dans la prosodie. "S´agissant de poésie, la fidélité restreinte au sens est une manière de trahison. Un poème au sens moderne doit créer l´illusion d´une composition indissoluble de sons et de sens." Etkind se place résolument du côté de Valéry. II. c) Les approches idéologiques - Andrei Fedorov, Antoine Berman, Henri Meschonnic L´idéologie est un ensemble d´idées orientées vers l´action politique. L´approche idéologique a connu un essor important dans le sillage du courant culturaliste, qui a mis les études sur les rapports de pouvoir au centre de ses préoccupations. Le domaine de la traduction a été maintes fois analysé suivant le paradigme idéologique. Plusieurs questions ont été posées : la traduction est-elle motivée idéologiquement ? Comment faire la différence entre "idéologie" et "culture" dans une traduction ? Comment séparer notre vision du monde de l´idéologie qui peut contaminer la traduction ? Dans les réponses à ces questions apparaissent des considérations hétérogènes concerants des aspects différents, dont 1) la censure des traductions, 2) l´impérialisme culturel, 3) le colonialisme européen. Les approches idéologiques apparaissent elles-mêmes comme marquées par l´idéologie. Antoine Berman fait par exemple distinction entre les traductions "ethnocentriques", qui mettent en avant le point de vue de la langue cible, et les traductions "hypertexteulles", qui privilégient les liens implicites netre les textes des différentes cultures. André Lefevere (1992) écrit : "Lorsque les considérations linguistiques entrent en conflit avec des considérations d´ordre idéologique ou poétologiques, ces dernières ont tendance à l´emporter." Lefevere pensait notamment à la censure des oeuvres "osées" dans certaines cultures. Louis Kelly (1979) montre qu´il est possible de réinterpréter toute l´historie de la traduction en adoptant un point de vue idéologique ou politique. L´auteur prend comme l´exemple le passage de la traduction à dominante "littérale" au Moyen Âge vers un mode de traduction plus "libre" à partir de la Renaissance. Dans le même état d´esprit, il ne semble pas étonnant que les traductions de l´époque romantique soient "romanticisées" ni que les traductions de l´époque communiste soient "révisées" selon les dogmes du communisme. Certains théoriciens occidentaux ont été également critiqués pour leur approche de la traduction qui se voulait "objective" et "neutre" alors qu´elle dissimulait une dimension idéologique latente. C´est le cas d´Eugene Nida, promoteur du concept d´équivalence dynamique, qui a été accusé par Henri Meschonnic (1986) de "pseudo-pragmatisme" et par Edwin Gentzler (1993) de cacher son côté "protestant" derrière son approche linguistique. Idéologie et traduction selon Henri Meschonnic Dans son oeuvre Pour la poétique II (1973), Henri Meschonnic insiste sur l´importance de l´idéologie dans l´étude de la traduction : "La théorie de la traduction des textes se situe dans el travail sur les rapports entre pratique empirique et pratique théorique, écriture et idéologie, science et idéologie. Une théorie translinguistique de l´énonciation consiste dans l´interaction entre une linguistique de l´énonciation et une théorie de l´idéologie." "Le traducteur transpose l´idéologie dite dominante dans une pratique de l´annexion." Dans ses formes les plus exacerbées, cette annexion relève de l´impérialisme. Pour donner des exemples de cet impérialisme culturel dans la pratique de la traduction, Meschonnic cite deux formes communes de décentrement et d´annexion : "La poétisation (ou littéralisation), choix d´éléments décoratifs selon l´écriture collective d´une société donnée à un moment donné, est une des pratiques les plus courantes de cette domination esthétisante. De même la récriture : première traduction "mot à mot" par un qui sait la langue de départ mais qui ne parle pas le texte (n´est pas poète p. ex.), puis rajoute de la "poésie" par un qui parle le texte mais pas la langue." II. d) L´approche herméneutique - Friedrich von Schleiermacher, George Steiner Le mot "herméneutique" signifie à l´origine "comprendre, expliquer " (du grec), mais il a fini par désigner un courant et une méthode d´interprétation initiée par les auteurs romantiques allemands. Le principal promoteur de cette méthode dans le domaine de la traduction est Friedrich Schleiermacher (1767-1834). Pour lui, la traduction doit être fondée sur un processus de compréhension de type empatique, dans lequel l´interprétant se projette dans le contexte concerné et s´imagine à la place de l´auteur pour essayer de ressentir ce qu´il a senti et réfléchir comme lui. Le traducteur est invité à aborder le texte source de façon subjective et à adopter un point de vue interne pour être le plus proche possible de la "source". La méthaphore-clé du courant herméneutique pourrait être "se mettre dans la peau de l´auteur". L´herméneutique traductionnelle selon George Steiner Dans After Babel (1975), George Steiner affirme que "comprendre, c´est traduire". C´est d´ailleurs le titre du premier chapitre de son livre. Le sous-titre de la traduction française du livre rend suffisamment compte de son programme philosophique : Une Poétique du dire et de la traduction. Pour mesurer la difficulté de l´interprétation en traduction, Steiner rappelle quelques évidences : "il n´est pas deux lectures, pas deux traductions identiques" ; "le travail de traduction est constant, toujours approximatif" ; " tout modèle de communication est en même temps un modèle de traduction". Pour Steiner, les trois champs conceptuels que sont la traduction, le langage et la communication sont étroitement liés. Mais Steiner refuse la linguistique pour l´étude de la traduction à cause de son stade d´évolution encore peu avancé - "la linguistique est encore au stade des hypothèses mal formées en ce qui concerne les questions essentielles". C´est pourquoi Steiner propose son parcours herméneutique en quatre phase qui vise la "bonne traduction" et offre l´avantage de proposer un modèle dynamique. Dans la première phase herméneutique, celle "d´un élan de confiance", le traducteur "se soumet" au texte source et lui "fait confiance" en se disant qu´il doit bien "signifier" quelque chose, amlgré son caractère totalement "étranger" de prime abord. S´il ne place pas sa foi dans le texte, il ne pourra pas le traduire ou bien fera des traductions littérales et indigestes. La deuxième phase est celle de "l´agression". Le traducteur s´attaque au texte, "fait une incursion" (envahissement, intrusion) pour extraire le sens qui l´intéresse. Il n´est plus dans une position passive mais active et conquérante. La troisième phase est celle de "l´incorporation". Elle est encore plus agressive que la précédente, car le traducteur rentre chez lui - dans sa tribu - avec le butin conquis (= le sens qu´il a bien voulu extraire et emporter dans sa langue). Si le traducteur s´arrête à cette étape, il produira des "traductions assimilatrices" qui gomment toute trace de l´origine étrangère. La quatrième phase est celle de la "restitution" : ici, le traducteur retrouve la paix intérieure et recherche la fidélité au texte en se faisant exégète. Il rétablit l´équilibre des forces entre la source et la cible. Il "restitue" ce qu´il avait volé, répare ce qu´il avait détruit, par souci éthique. Les deux phases centrales du processus, "l´agression" et "l´incorporation" ne laissent aucun doute quant au caractère conquérant de la traduction ni quant à la violence exacerbée qui l´accompagne. Ce n´est pas un hasard d´ailleurs si le livre de Steiner a ouvert la voie aux études idéologiques sur la traduction, notamment de la traduction comme reflet de l´impérialisme et du colonialisme. III. La théorie interprétative La théorie interprétative de la traduction est connue sous la dénomination de «l´École de Paris» parce qu´elle a été développée au sein de l´École supérieure d´interprète et de traducteurs (ESIT, Paris, fondée en 1957). On doit cette théorie essentiellement à Danica Seleskovitch (1921-2001) et Marianne Lederer, mais elle compte aujourd´hui de nombreux adeptes et promoteurs en particulier dans le monde francophone. À l´origine de cette théorie se trouve la pratique professionnelle de Danica Seleskovitch, qui s´est appuyée sur son expérience en tant qu´interprète de conférence pour mettre au point un modèle de traduction en trois temps : interprétation, déverbalisation, réexpression. Ce modèle emprunte ses postulats théoriques aussi bien à la psychologie qu´aux sciences cognitives de son époque, avec un intérêt particulier pour le processus mental de la traduction. La préoccupation centrale de la théorie interprétative est la question du «sens». Celui-ci est de nature non verbale parce qu´il concerne aussi bien ce que le locuteur a dit (l´explicite) que ce qu´il a tu (l´implicite). Pour saisir ce «sens», le traducteur doit posséder un «bagage cognitif» qui englobe la connaissance du monde, la saisie du contexte et la compréhension du vouloir-dire de l´auteur. À défaut de posséder ce bagage, le traducteur sera confronté au problème de l´ambiguïté et de la multiplicité des interprétations, lequel problème risque de paralyser son élan de traduction. Pour Danica Seleskovitch, il s´agit avant tout d´un questionnement de la perception : la perception de l´outil linguistique (interne) et la perception de la réalité (externe). Cela signifie que le processus de traduction n´est pas direct, mais pas nécessairement par une étape intermédiaire, celle du sens qu´il faut déverbaliser. C´est un processus dynamique de compréhension puis de réexpression des idées. Dans la lignée de Seleskovitch, Jean Delisle (1980) a formulé une version plus détaillée et plus didactique de la théorie interprétative de la traduction, en ayant recours à l´analyse du discours et à la linguistique textuelle. Il a étudié en particulier l´étape de conceptualisation dans le processus de transfert interlinguistique. Pour lui, le processus de traduction se déploie en trois phases. Il a concentré en deux phases seulement les trois étapes de Seleskovitch, la compréhension (1+2) et la reformulation (3), mais il ajoute encore une quatrième étape, celle de 4) l´analyse justificative dont l´objectif est de vérifier l´exactitude de la traduction réalisée. D´abord, la phase de compréhension qui consiste à décoder le texte source en analysant les relations sémantiques entre les mots et en déterminant le contenu conceptuel par le biais du contexte. Ensuite, la phase de reformulation, qui implique la re-verbalisation des concepts du texte source dans une autre langue, en ayant recours au raisonnement et aux associations d´idées. Enfin, la phase d´analyse justificative / vérification, qui vise à valider les choix faits par le traducteur en procédant à une analyse qualitative des équivalents, à la manière d´une rétro-traduction. Dans La Traduction aujourd´hui (1994), Marianne Lederer intègre ces idées et présente une vue générale qui permet de saisir les tenants et les aboutissants du modèle interprétatif. Trois postulats essentiels sont à la base du modèle (Lederer, 1994 : 9-15) 1) tout est interprétation 2) on ne peut pas traduire sans interpréter 3) la recherche du sens et sa réexpression sont le dénominateur commun à toutes les traductions. À partir de ces postulats, Lederer (1994 : 11) résume les principaux acquis de la théorie interprétative de la traduction : « la théorie interprétative ... a établit que le processus de traduction consistait à comprendre le texte original, à déverbaliser sa forme linguistique et exprimer dans une autre langue les idées comprises et les sentiments ressentis.» L´originalité de la théorie interprétative réside principalement dans la seconde phase, celle de déverbalisation. Ce modèle remet en cause les approches traditionnelles fondées sur la distinction d´une étape de compréhension dans la langue source, à laquelle succède une étape d´expression dans la langue cible. Interpréter le sens d´un texte exige de préciser le niveau auquel on se situe : « Il faut faire le partage entre la langue, sa mise en phrases, et le texte ; car si l´on peut «traduire» à chacun de ces niveaux, l´opération de traduction n´est pas la même selon que l´on traduit des mots, des phrases ou des textes» (Lederer, 1994 : 13). Cette distinction (mots, phrases, textes) amène l´École de Paris à distinguer deux types de traduction : «J´englobe sous l´appellation traduction linguistique la traduction de mots et la traduction de phrases hors contexte, et je dénomme traduction interprétative, ou traduction tout court, la traduction des textes » (Lederer, 1994 : 15). Pour Marianne Lederer, la véritable traduction n´est concevable que par rapport aux textes, c´est-à-dire dans le cadre d´un discours et en fonction d´un contexte : «La traduction interprétative est une traduction par équivalences, la traduction linguistique est une traduction par correspondances. La différence essentielle entre équivalences et correspondances est que les premières s´établissent entre textes, les secondes entre des éléments linguistiques » (Lederer, 1994 : 51). La théorie du sens sous-jacente à la théorie interprétative est basée sur l’opposition entre l’implicite et l’explicite. Au niveau des mots Les mots ne dévoilent /n’explicitent jamais qu’un aspect de la chose qu’ils désignent, et ceci de façon différente d’une langue à l’autre. Ainsi le français dans trou de serrure trouvera pertinent et mettra en relief le fait que le trou se trouve dans la serrure, alors que l’anglais insistera sur la finalité du trou, qui est d’y pouvoir introduire une clé et l’appelera key hole, un trou pour une clé. (En tchèque, on dira klíčová dírka, le trou pour la clé, donc cela correspond l´anglais). De même le français et l’anglais explicitent un autre aspect du mot tiroir (français tiroir, angl. drawer mettant en relief le fait que pour ouvrir le tiroir il faut tirer) que l’allemand Schublade (Schub- de schieben = “pousser”). Le tchèque a le mot zásuvka (dérivé du verbe zasouvat," fermer en poussant légèrement"). Au niveau des phraséologismes La même idée peut être exprimée de façon différente selon les langues. Ainsi l’anglais explicite l’idée de ‘faire quelque chose de superflu’ par le phraséologisme to bring coal to Newcastle, le français par le phraséologisme porter de l’eau à la rivière, l’allemand par Eulen nach Athen tragen (=porter des chouettes à Athènes), le tchèque par nosit dříví do lesa (porter du bois dans le bois). L’implicite est le même, l’explicite est différent. Au niveau du texte Le même chose vaut pour le sens au niveau du texte. Le sens ne se livre pas immédiatement. Avant de traduire, le traducteur doit se faire interprète, il doit dégager le sens du texte, c’est-à-dire “le vouloir dire” de l’auteur. Et c’est ce sens qu’il doit traduire. Bagage cognitif/contexte cognitif La saisie du sens ne se fait pas sur un fond de virginité. Au cours de sa vie le récepteur du texte a accumulé dans sa mémoire un vécu cognitif et affectif, que Lederer (1994) résume, pour plus de simplicité, sous le terme de “bagage cognitif”, se basant pour cela sur la constatation de Jean Piaget que “La vie affective et la vie cognitive sont inséparables, bien que distinctes” (Lederer 1994:37) Le sens d’un texte jaillit de la mise en contact du bagage cognitif du récepteur avec les mots du texte qui servent quasiment de détonateur, et déclenchent ce jaillissement du sens. La “compréhension” d’un nouvel élément de vécu – et la lecture d’un texte en fait partie – consiste mettre ce nouveau vécu en rapport avec des expériences vécues similaires et de l’évaluer par rapport à ce fonds de vécu existant dans la mémoire. Un autre élément intervenant dans la compréhension d’un élément du texte, c’est le contexte cognitif, le savoir accumulé tout au long de la lecture du texte. La Déverbalisation C’est l’acte essentiel à la saisie du sens, par lequel le traducteur transcende le niveau des mots pour s’approprier le sens d’un texte, qu’il devra ensuite reverbaliser dans la langue cible, en tenant compte des conditionnements du récepteur (langue, culture, etc). (Guidère, 2010): Approche de la linguistique textuelle (ou plutôt l´approche basée sur l´analyse du discours) : Jean Delisle, dans son oeuvre L´analyse du discours comme méthode de traduction : initiation à la traduction française de textes pragmatiques anglais : théorie et pratique, Éditions de l´Université d´Ottawa (1984), a proposé une méthode de traduction fondée sur l´analyse du discours, mais il s´est intéressé uniquement aux "textes pragmatiques" qu´il définit comme les textes non-littéraires : le texte pragmatique est plus dénotatif que connotatif, renvoie à une réalité plus ou moins objective, se prête généralement à une seule interprétation possible du sens, est souvent rédigé dans une langue codifiée, est d´une utilité pratique immédiate, et est plus ou moins didactique (Virgilio Moya, 2010, 75). À travers l´analyse du discours, Delisle vise l´autonomisation de la traduction et l´institution d´une théorie "textologique" centrée sur la dynamique traductionnelle, donc sur l´analyse du "processus cognitif de l´opération". Du point de vue traductologique, l´analyse du discours permet en effet de se focaliser sur le "sens" en abordant deux niveaux principaux : le niveax du "genre" (cadres d´expressions linguistique et littéraire propres à une langue, p. ex. le "genre" "lettre de motivation", "roman policier" etc.), et le niveau du "texte" (des unités rhétoriques composées de séquences reliées et complémentaires : phrases, paragraphes). C´est d´autant plus important qu´il existe des phénomènes textuels tels que l´intertextualité qui concerne les liens implicites ou explicites entre les textes, tels que la reprise, la parodie, la pastiche ou la citation. Le traducteur doit savoir reconnaître ces liens afin de ne pas traduire prosaïquement par exemple un vers célèbre de poésie. Il est aussi important que le traducteur ait une sensibilité sociolinguistique, en particulier en ce qui concerne les formules de politesse selon les contexte et selon les cultures. Dans les domaines de spécialité, l´analyse du discours sert à montrer le marquage culturel de la terminologie. Aussi les métaphores apparaissent comme des marquers de visions culturelles différentes par excelence. (selon Virgilio Moya, 2010, 2004) : L´utilité pratique de la théorie interprétative est incontestable en ce qui concerne notamment la didactique de l´interprétation (consécutive et simultannée). Cette théorie s´avère également appliquable dans la traduction des textes pragmatiques, c´est-à-dire des textes dont la fonction dominante n´est pas la fonction esthétique. Par contre, en ce qui concerne les textes littéraires, (donc les textes avec la fonction esthétique dominante), l´application de cette théorie est plus problématique. Les textes informatifs se prêtent généralement à une seule interprétation possible du sens, de plus, ils sont souvent rédigés dans une langue codifiée, renvoient à la réalité objective et sont d´une utilité pratique immédiate (définition des textes dénotatifs - pragmatiques selon Jean Delisle). Toutes ces caractéristiques des textes dénotatifs(informatifs, pragmatiques) expliquent pourquoi on peut très bien appliquer la théorie interprétative (théorie du sens) à leur traduction. Utilité de la distinction terminologique : La distinction terminologique de la théorie du sens de l´ESIT entre la signification et le sens appartient également parmi les apports incontestables de cette école traductologique. a) La signification appartient au niveau de la langue et dans le domaine de la traduction, c´est le transcodage qui y correspond. Le transcodage est donc une sorte de "traduction" au niveau des unités isolées de langue. Elle est possible (voire nécessaire) pour la traduction des chiffres, des noms propres, et des termes monosémiques ; il s´agit d´une "traduction" sans interprétation préalable du sens. b) Par contre, le sens appartient au niveau de la parole et c´est à ce niveau que se situe dans la plupart des cas la véritable traduction (la traduction interprétative). C´est la traduction précédée de l´étape de l´interprétation de sens. Cette traduction s´applique pour la plupart de mots, syntagmes, propositions, phrases en contexte. Les mots clés de la théorie interprétative sont le sens, le discours, le message, l´information, la communication authentique. À un sens dans une langue (ou plutôt à une acception d´un mot), plusieurs sens peuvent correspondre dans l´autre langue, c´est pourquoi il faut toujours interpréter le sens du mot dans le contexte pour bien traduire la phrase et le texte. Parfois, il peut cependant arriver que le résultat du transcodage (l´équivalent trouvé dans le dictionnaire) et de la traduction (interprétation en contexte) coincident ; il s´agit dans ces cas de la traduction mot à mot dont le traducteur "interprétatif" se servira rarement (ou presque jamais, selon l´ESIT). IV. La théorie du jeu (GUIDÈRE, 2010) La théorie du jeu a été mise au point par le mathématicien John von Neumann pour décrire les relations d´intérêt conflictuelles qui ont un fondement rationnel. L´idée est de trouver la meilleure stratégie d´action dans une situation donnée, afin d´optimiser les gains et de minimiser les pertes : c´est la « stratégie minimax ». Cette théorie a été successivement appliquée à divers champs d´activité humaine, dont l´activité de traduction. C´est l´idée d´optimisation qui a retenu l´attention des traductologues : comment aider le traducteur à optimiser le processus de décision sans perdre trop de temps ? Jiří Levý (1967) estime que la théorie du jeu peut y contribuer : «La théorie de la traduction a tendance à être normative : elle vise à apprendre aux traducteurs les solutions optimales. Mais le travail effectif du traducteur est pragmatique. Le traducteur a recours à la solution qui offre le maximum d´effet pour un minimum d´effort déployé. Le traducteur recourt intuitivement à la stratégie minimax. » Levý définit la traduction comme une situation dans laquelle le traducteur choisit parmi les instructions, c´est-à-dire des choix sémantiques et syntaxiques possibles afin d´atteindre la solution optimale. Gorlée (1993) adopte la même approche mais en partant des postulats théoriques différents. S´inspirant de la notion de jeu de langage élaborée par Ludwig Wittgenstein dans son Tractatus Logico-Philosophicus, elle entreprend l´étude de ce qu´elle appelle le «jeu de la traduction». La traduction est comparée à un puzzle puis à un jeu d´échecs : «Le jeu de la traduction est un jeu de décision personnelle fondé sur des choix rationnels et réglés entre des solutions alternatives » (Gorlée, 1993 : 73). La comparaison avec le jeu se justifie, selon Gorlée, par le fait qu´un jeu a toujours pour but de trouver la solution la plus adéquate en fonction de règles instituées pour le jeu en question. Ce rapprochement permet de mettre en lumière la dimension générique de la traduction. Comme le jeu, la traduction présente une part d´imprécision qui possède à la fois des avantages et des inconvénients. Par exemple, l´analogie avec le jeu d´échecs permet de mettre en parallèle les règles qui le régissent avec celles qui déterminent le langage. Mais en traduction, il ne s´agit pas de gagner ni de perdre au jeu, mais de réussir ou d´échouer à trouver la solution optimale (Gorlée 1993 : 75). La théorie du jeu ne prend pas en considération les facteurs émotionnels, psychologiques et idéologiques qui peuvent interférer dans le processus de traduction, en particulier pour certains types de textes. Elle ne prend pas non plus en compte les lacunes de formation et d´information qui peuvent affecter le traducteur ou le texte. Il s´agit d´une approche formalle et idéalisée de la traduction qui ne tient pas en compte des contraintes, parfois aléatoires, de la réalité professionnelle. Par ailleurs, ce qui rend problématique l´application de la théorie du jeu à la traduction, c´est l´absence de la dimension ludique dans la traduction. Mathieu Guidère estime que si l´objectif de la traduction selon la théorie du jeu est de rechercher systématiquement la solution optimale, il est plus pertinent de restreindre cette approche à la traduction pragmatique (soit de textes informatifs, scientifiques ou techniques). Enfin, Mathieu Guidère ajoute que le concept central de stratégie n´est pas applicable tel quel la traduction parce que le traducteur ne maîtrise pas la totalité du processus de traduction. Par exemple, il n´est pas l´auteur du texte source, et ce contenu original lui échappe totalement. Le traducteur n´est pas non plus récepteur du texte traduit et l´interprétation de la traduction lui échappe en grande partie puisque chaque public se l´approprie à sa manière et suivant sa culture. Tout cela fait qu´il ne peut pas fixer une stratégie globale et l´appliquer rigoureusement, sans tenir compte des paramètres influents dans le système d´accueil. V. La théorie de l´action (Justa Holz-Mänttäri) (selon GUIDÈRE, 2010) La théorie actionnelle de la traduction a été développée en Allemagne par Justa Holz-Mäntäri, traductrice professionnelle allemande vivant en Finlande (Translatorisches Handeln: Theorie une Methode, Helsinki, 1984). Dans le cadre de cette théorie, la traduction est envisagée avant tout comme un processus de communication interculturelle visant à produire des textes appropriés à des situations spécifiques et à des contextes professionnels. Elle est considérée de ce fait comme un simple outil d´interaction entre des experts et des clients. Pour développer cette conception toute pragmatique de la traduction, Holz-Mäntäri s´est appuyée sur la théorie de l´action et, dans une large mesure, sur la théorie de la communication. Elle a pu ainsi mettre en évidence les difficultés culturelles que le traducteur doit surmonter lorsqu´il intervient dans certains contextes professionnels. L´objectif premier de la théorie actionnelle est de promouvoir une traduction fonctionnelle permettant de réduire les obstacles culturels qui empêchent la communcation de se faire de façon efficace. Pour y parvenir, Holz-Mäntäri (1984 : 139) préconise tout d´abord une analyse minimale du texte source qui se limite à la construction et la fonction. Pour elle, le texte source est un simple outil pour la mise en oeuvre des fonctions de la communication interculturelle. Il n´a pas de valeur intrinsèque et est totalement tributaire de l´objectif communicationnel que se fixe le traducteur. La principale préoccupation du traducteur est le message qui doit être transmis au client. Avant de décider de l´équivalence à employer, le traducteur doit penser le message dans la culture cible et évaluer à quel point le thème est acceptable dans le contexte culturel visé. Ainsi par exemple, la théorie actionnelle de la traduction préconise le remplacement d´éléments culturels du texte source par d´autres éléments plus appropriés à la culture cible, même s´ils parraissent éloignés des éléments originaux. L´essentiel est de parvenir au même but recherché dans le cadre de la communication interculturelle. C´est l´action seule qui détermine, en définitive, la nature et les modalités de la traduction. Le traducteur apparaît comme un chaînon principal qui relie l´émetteur original du message à son récepteur final. Il est l´interlocuteur privilégié du client, envers lequel il a d´ailleurs une responsabilité éthique majeure. Holz-Mänttäri (1986 : 363) explique longuement les qualités professionnelles requises et les éléments de formation nécessaires pour développer ces qualités. Ainsi conçue, la théorie actionnele de la traduction est un simple cadre de production des textes professionnels en mode multilingue. L´action du traducteur est définie en référence à sa fonction et à son but. Le texte source est envisagé comme un contenant de composants communicationnels, et le produit final est évalué en référence au critère de la fonctionnalité. Un cahier de charges (la consigne de la traduction) précis définit les spécifications du produit qu´est la traduction finale : il précise le but de la communication, le mode de réalisation, la rémunération prévue, les délais imposées, etc. La fonction détermine alors l´ensemble du travail du traducteur qui doit prendre en compte les besoins humains dans la situation de communication visée et les rôles sociaux dans la culture d´arrivée. Holz-Mänttäri (1984 : 17) distingue au moins sept rôles en fonction des situations : l´initiateur de la traduction, le commanditaire, le producteur du texte source, le traducteur, l´applicateur du texte cible, le récepteur final, le diffuseur. Dans la succession de ces rôles, le traducteur est considéré comme un simple «transmetteur de messages» : il doit produire une communication particulière, à un moment donné et suivant un but précis. Mais il doit aussi agir en tant qu´expert en interculturalité en conseillant le client commanditaire et, au besoin, en négociant avec lui le meilleur moyen d´atteindre son but. Selon Holz-Mänttäri, le traducteur doit prendre toutes les mesures qu´il juge utiles pour surmonter les obstacles culturels qui empêchent d´atteindre le but recherché. De plus, il doit négocier avec le commanditaire le moment opportun ainsi que les conditions les plus favorables pour diffuser sa traduction. Bref, le traducteur est responsable du succès comme de l´échec de la communication dans la culture cible. Cette théorie un peu radicale a été critiquée par plusieurs traductologues, y compris par les tenants de l´approche fonctionnelle comme Christiane Nord (Text Analysis in Translation, Amsterdam/ Atlanta, 1991 : 28). Ils lui reproche notamment de ne pas prendre en compte le fait qu´en réalité, le traducteur ne peut pas toujours décider de tout (il doit prendre de telles décisions qui soient conformes à la loyauté au client). (selon Ch. Nord, 2008) Justa Holz-Mänttäri, traductrice professionnelle allemande vivant en Finlande, traductologue et formatrice de traducteurs professionnels, va encore plus loin que Vermeer. Dans sa théorie et méthodologie de « l´action traductionnelle » (translatorisches Handeln), présentée pour la première fois en 1981, puis sous une forme détaillée en 1984, Holz-Mänttäri évite même d´utiliser le mot traduction au sens strict, ce qui lui permet de s´éloigner des concepts traditionnels et des attentes liées à ce mot. Sa théorie se base sur les principes de la théorie de l´agir (von Wright 1968) ; elle est conçue pour couvrir toutes les formes de transfert interculturel, y compris celle qui n´impliquent pas l´existence d´un texte, source ou cible. Elle préfère parler de transmetteurs de messages, qui consistent en du matériel textuel combiné avec d´autres médias tels que les images, les sons et les gestes. Dans le modèle de Holz-Mänttäri, la traduction est définie comme une «action complexe conçues pour réaliser une finalité déterminée » (Holz-Mänttäri et Vermeer 1985 : 4). Le terme générique qui décrit ce phénomène est « l´action traductionnelle ». La finalité de « l´action traductionnelle » est d´effectuer le transfert des messages à travers les barrières culturelles et langagières, au moyen des transmetteurs de messages produits par des experts. Les traducteurs sont des experts dans la production des transmetteurs de messages appropriés dans une situation de communication inter-culturelle ou trans-culturelle, ou selon la terminologie de Holz-Mänttäri, ils sont experts dans la co-opération communicative : « l´action traductionnelle est le processus de production d´un transmetteur de message d´une certaine sorte, conçue pour être utilisée dans des systèmes d´action supérieurs, afin de co-ordonner la co-opération actionnelle et communicative » (1984 : 17). Holz-Mänttäri souligne les aspects actionnels du processus de traduction, par le biais de l´analyse des rôles des participants (l´initiateur, le traducteur, l´utilisateur, le récepteur du message) ainsi que les conditions situationnelles (les aspects temporels et géographiques, le médium) dans lesquelles ont lieu les activités des participants. Une des considérations les plus importantes pour Holz-Mänttäri est le statut du traducteur dans un monde caractérisé par la répartition des tâches. Sa conception de la formation professionnelle met en valeur le rôle du traducteur en tant qu´expert professionnel. VI. La théorie du skopos et d´autres approches fonctionnalistes VI. a) Les approces fonctionnalistes - survol historique et la théorie du skopos NORD, Christiane : La traduction : une activité ciblée, 2008, p. 15-26) Les approches fonctionnalistes de la traduction ne datent pas d´hier. Au cours de l´Histoire, on trouve des traducteurs, pour la plupart de textes littéraires ou de la Bible, qui ont affirmé que la traduction était fonction de la situation. Néanmoins, le concept de bonne traduction était souvent associé à une fidélité mot-à-mot au texte source, bien que le résultat ne soit pas toujours conforme à la finalité recherché. Cicéron (106-43 av. J.-C.) explique ainsi le dilemme : J´ai en effet traduit, des plus éloquents des Attiques, Eschine et Démosthène, les deux discours les plus célèbres ; et je les ai traduits non en interprète, mais en orateur, avec la même présentation des idées et des figures, en adaptant les mots à notre propre langue. Pour ceux-ci je n´ai pas jugé nécessaire de les rendre mot pour mot, mais j´ai conservé dans son entier le genre des expressions et leur valeur. Je n´ai pas cru en effet que je dusse en rendre au lecteur le nombre, mais en quelque sorte le poids. (Cicéron, L´Orateur. Du meilleur genre d´orateur. Paris, 1964, p. 114) De nombreux traducteurs de la Bible sont d´avis que le processus de traduction doit comprendre les deux démarches : d´une part, la reproduction fidèle des caractéristiques formelles du texte source et, de l´autre, l´adéquation aux lecteurs cibles. St Jérôme (348-420) et Martin Luther (1483-1546) estimaient que, pour certains passages de la Bible, le traducteur doit reproduire « jusqu´à l´ordre des mots » (St Jérôme, Lettre à Pammachius, lettre 48.21) ou s´en tenir « à la lettre» (Luther, Épître sur l´Art de Traduire et l´Intercession des Saints, 1530 – traduction fr. de Bosc, 1964). Pour d´autres passages, en revanche, il importait davantage de «rendre le sens» (St Jérôme) ou d´adapter le texte aux besoins et aux attentes des lecteurs cibles. De même, Eugène A. Nida (Toward a Science of Translating. With special reference to principles and procedures involved in Bible translating, Leiden, 1964) fait une distinction, en traduction, entre l´équivalence formelle et l´équivalence dynamique, la première faisant référence à une reproduction fidèle des éléments formels du texte source, tandis que la deuxième rend compte de l´équivalence d´effet communicatif extralinguistique : Une traduction visant l´équivalence dynamique cherchera à créer une expression totalement naturelle, afin de placer le destinataire devant des modes de comportement propres à sa culture ; une telle traduction ne cherche pas à ce que le destinataire comprenne les comportements culturels de la situation source afin d´appréhender le message (1964 : 159). Les approches fonctionnelles modernes de la traduction sont essentiellement inspirées des travaux du linguiste britannique John Rupert Firth (1890-1960). On en trouve l´illustration p. ex. dans l´ouvrage de John Catford : A Linguistic Theory of Translation (1965). J. R. Firth rejetait la conception du langage comme un simple code servant à transmettre l´information - c´est le cadre de la théorie de la communication à l´époque - et définissait le sens en terme de fonction relative à un contexte particulier. Dans la perspective fonctionnaliste, le contexte a une importance cruciale et renvoie à un certain nombre d´éléments tels que les actants, l´action, l´espace et le temps, qui doivent être pris en compte pour saisir le sens du message. Dans A Framework for the Analysis and Evaluation of Theories of Translation (dans Richard Brislin (ed.) Translation. Application and Research, New York, 1976, 47-91. Lignes directrices pour l´analyse et l´évaluation des théories de la traduction), Eugene Nida met accet sur la finalité de la traduction, sur les rôles respectifs du traducteur et des destinataires, ainsi que sur les implications culturelles du processus de traduction : Quand on s´interroge sur la supériorité éventuelle d´une traduction sur une autre, la réponse ne peut être donnée sans avoir réponse à une autre question : «Supérieure pour qui ? ». Dans le cas de différentes traduction d´un même texte, l´adéquation relative de chacune d´elles est toujours fonction de la mesure où chaque traduction arrive à remplir la finalité recherché. C´est-à-dire que la validité relative de chaque traduction sera jugée selon la capacité des destinataires à réagir au message (pour ce qui est du contenu aussi bien que de la forme), par rapport à : 1. la réaction que l´auteur du texte source voulait que soit la réaction chez les destinataires en langue source ; 2. la réaction réelle de ceux-ci. Il est évident que les réactions ne sauraient jamais être identiques, puisque la communication interlinguale implique toujours des différences de type culturel, notamment des différences entre les systèmes de valeurs, les présupposés conceptuels et les antécédents historiques (Nida, 1976 : 64 sqq). Nida qualifie cette approche de sociolinguistique. Pourtant, l´application de cette approche à la traduction en général l´amène à proposer un modèle à trois étapes pour le processus de traduction. Dans celui-ci, les éléments de surface du texte source (la syntaxe, le sens, les connotations) sont analysés en tant que noyaux linguistiques, ou structures quasi-noyaux, qui peuvent être transférés dans la langue cible au moyen d´une restructuration afin de former des éléments de surface dans la langue cible (Nida 1976 : 75 et Nida, Charles Taber, The Theory and Practice of Translation, Leiden, 1969 : 202). Cette approche essentiellement linguistique qui ressemble à la théorie de Noam Chomsky sur la syntaxe et la grammaire générative (1957, 1965) a exercé plus d´influence sur le développement de la traductologie en Europe pendant les années 1960 et 1970 que ne l´a fait l´idée de l´équivalence dynamique. Que l´approche de Nida ait été accueillie à partir des implications linguistiques correspond à un contexte historique. Pendant les années 1950 et 1960, la linguistique représentait sans doute la discipline humaniste dominante. Les toutes premières expériences dans le domaine de la traduction automatique devaient nécessairement puiser dans les représentations contrastives des langues. Dans un même temps, la linguistique structurale, s´appuyant sur l´idée du langage comme code et sur le concept des universaux du langage, avait encouragé l´illusion que le langage – et la traduction en tant qu´opération linguistique – pourrait faire l´objet de recherches strictement scientifiques, comme tout autre objet dans le domaine des sciences naturelles. La traduction avait jusqu´alors été considérée comme un art ou une pratique professionnelle ; désormais, les traductologues se réjouissaient de voir leur domaine d´activité reconnu comme une science et admis dans le cercle restreint des recherches universitaires sous l´égide de la linguistique appliquée. C´est ainsi que, à cette époque, de nombreuses définitions de la traduction soulignent cet aspect linguistique : La traduction peut se définir comme suit : le remplacement des éléments textuels dans une langue (langue source) par des éléments équivalents dans une autre langue (langue cible) (Catford, 1965 : 20). Toutes ces approches linguistiques ne voyaient dans la traduction qu´une opération de transcodage. Au début des années 1970, grâce à une vision plus pragmatique, l´attention s´est déplacée du mot et de la phrase comme unité de traduction vers le texte, sans que toutefois l´orientation fondamentalement linguistique n´en soit modifiée. L´idée d´équivalence comme concept fondamental voire constitutif de la traduction n´a jamais vraiment été mise en question. Par exemple, pour Wilss : La traduction part d´un texte en langue source pour mener à la production d´un texte en langue cible qui en soit l´équivalent le plus proche possible et qui présuppose une compréhension du contenu et du style du texte d´origine (Wolfram Wills, Übersetzungswissenschaft. Probleme und Methoden, Tübingen, 1977 : 70). Les approches linguistiques fondées sur l´idée d´équivalence se concentraient donc sur le texte source, dont les caractéristiques devaient être préservés dans le texte cible. De telles définitions étaient normatives. Elles présupposaient que tout texte cible qui ne saurait avoir un lien d´équivalence le plus proche possible ne serait pas une traduction. De nombreux chercheurs sont toujours de cet avis, bien que certains aient reconnu qu´il peut y avoir des cas de non-équivalence en traduction à cause des différences pragmatiques entre les cultures source et cible. Les partisans de l´approche basée sur l´équivalence ont tendance à accepter plus facilement des procédures de traduction non-littérales dans le cas des textes pragmatiques (mode d´emploi, textes publicitaires) que pour les textes littéraires. Il existe ainsi de normes diverses, voire contradictoires, pour la traduction de différents genres ou types de textes, ce qui rend l´approche basée sur l´équivalence plutôt ambiguë. Ceci pourrait expliquer pourquoi certains traductologues, dans les institutions de formation de traducteurs, ont commencé à privilégier l´approche fonctionnaliste par rapport aux approches basées sur l´équivalence. Katharina Reiss et la catégorie fonctionnelle de la critique de traduction (Nord, 2008) Dès 1971, Katharina Reiss avait introduit la catégorie de la fonction dans son approche objective de la critique de traduction. Bien qu´ancré encore dans la théorie basée sur le concept d´équivalence, son ouvrage intitulé Möglichkeiten und Grenzen der Übersetzungskritik (La Critique des traductions, ses possibilités et ses limites) peut être considéré comme le point de départ de la recherche universitaire en traduction en Allemagne. Prenant pour base le concept d´équivalence, Reiss élabore un modèle critique de traduction fondé sur la relation fonctionnelle entre les textes source et cible. Selon Reiss, la traduction idéale serait celle où «la finalité dans la langue cible serait d´obtenir une situation d´équivalence en ce qui concerne le contenu conceptuel, la forme linguistique et la fonction communicative d´un texte en langue source». Reiss désigne cette forme de traduction par l´expression «performance communicationnelle intégrale». VI. b) La théorie du skopos (Guidère, 2010) Les aspects fondamentaux de la théorie du skopos Le mot grec skopos signifie la visée, le but ou la finalité (cf. lo scopo en italien). Il est employé en traductologie pour désigner la théorie initiée en Allemagne par Hans Vermeer à la fin des années 1970. Parmi ses promoteurs, on trouve également Christiane Nord (1988) et Margaret Ammann (1990). Du point de vue conceptuel, la théorie du skopos s´inscrit dans le même cadre épistémologique que la théorie actionnelle de la traduction, en ce sens qu´elle s´intéresse avant tout aux textes pragmatiques et à leurs fonctions dans la culture cible. La traduction est envisagée comme une activité humaine particulière (le transfert symbolique), ayant une finalité précise et un produit final qui lui est spécifique (le translatum). Vermeer (1978) est parti du postulat que les méthodes et les stratégies de traduction sont déterminées essentielement par le but ou la finalité du texte à traduire. La traduction se fait, en conséquence, en fonction du skopos. D´où le qualificatif de fonctionnelle attribué à cette théorie. Mais il ne s´agit pas de la fonction assignée par l´auteur du texte source ; bien au contraire, il s´agit d´une fonction prospective rattachée au texte cible et qui dépend du commanditaire de la traduction (du client). C´est le client qui fixe un but au traducteur en fonction de ses besoins et de sa stratégie de communication. Pourtant, cela ne se fait pas en dehors de tout cadre méthodologique. Le traducteur doit respecter deux règles principales. D´une part, la règle de cohérence (intratextuelle) qui stipule que le texte cible (translatum) doit être suffisamment cohérent en interne pour être correctement appréhendé (compris) par le public cible, comme une partie de son monde de référence. D´autre part la règle de fidélité (cohérence intertextuelle) qui stipule que le texte cible doit maintenir un lien suffisant avec le texte source pour ne pas paraître comme une traduction trop libre. Grâce à l´influence de Katharina Reiss (K. Reiss, Hans J. Vermeer: Grundlegung einer allgemeinen Tranlationstheorie, [Éléments fondamentaux d´une théorie générale de la traduction], Tübingen, 1984), Vermeer a précisé sa théorie en élargissant son cadre d´étude pour englober des cas spécifiques qui n´étaient pas pris en compte jusqu-là. Il a intégré par exemple la problématique de typologie textuelle de Reiss. Si le traducteur parvient à rattacher le texte source à un type textuel ou à un genre discursif, cela l´aidera à mieux résoudre les problèmes qui se poseront à lui dans le processus de traduction. Vermeer prend en considération les types de textes définis par K. Reiss (informatifs, expressifs, opérationnels) pour mieux préciser les fonctions qu´il convient de préserver lors du transfert. Ainsi, le texte source est désormais conçu comme une offre d´information fait par un producteur en langue A à l´attention d´un récepteur de la même culture. La traduction est envisagée comme une offre secondaire d´information, puisqu´elle est censée transmettre plus ou moins la même information, mais à des récepteurs de langue et de culture différentes. Dans cette optique, la sélection des informations et le but de la comunication ne sont pas fixés au hasard ; ils dépendent des besoins et des attentes des récepteurs ciblés dans la culture d´accueil. C´est le skopos du texte. Ce skopos peut être identique ou différent entre les deux langues concernées : s´il demeure identique, Vermeer et Reiss parlent de permanence fonctionnelle ; s´il varie, ils parlent de variance fonctionnelle. Dans un cas, le principe de la traduction est la cohérence intertextuelle, dans l´autre, l´adéquation au skopos. La nouveauté de l´approche consiste dans le fait qu´elle laisse au traducteur le soin de décider quel statut accorder au texte source. En fonction du skopos, l´original peut être un simple point de départ pour une adaptation ou bien un modèle à transposer fidèlement. Cela signifie qu´un même texte peut avoir plusieurs traductions acceptables parce que chacune répond à un skopos particulier. Le skopos est le critère d´évaluation, et sans skopos, il n´est point de traduction valide. Cette position extrême a été critiquée parce qu´elle rompt le lien originel existant entre le texte source et le texte cible au profit exclusif de la relation translatum (texte cible) – skopos (finalité). Mary Snell-Hornby (Université de Vienne en Autriche, 1990 : 84) estime que les textes littéraires – contrairement aux textes pragmatiques – ne peuvent pas être traduits seulement en fonction du skopos : selon elle, la fonction de la littérature dépasse largement le cadre pragmatique délimité par Vermeer et Reiss. Peter Newmark (1916-2011, professeur britannique de traductologie, l´université de Surrey) (1991 : 106) critique la simplification excessive du processus de traduction et la mise en relief du skopos au détriment du sens en général. Andrew Chesterman (1994 : 153) fait remarquer que la focalisation sur le skopos peut conduire à des choix inappropriés sur d´autres plans : le traducteur peut forcer ses choix lexicaux, syntaxique ou stylistiques, uniquement pour coller à son skopos. Malgré ces quelques critiques, la théorie de Vermeer demeure l´un des cadres conceptuels les plus cohérents et les plus influents de la traductologie. La consigne La consigne établit les critères de traduction du texte. La consigne idéale comprend une information explicite ou implicite concerant les finalités du texte cible, le destinataire, le moyen de transmission, le lieu, la date et éventuellement, la motivation de production ou de réception du texte. Voilà pourquoi il incombe à celui qui joue le rôle de donneur d´ouvrage (mais cela peut être parfois le traducteur) de décider du skopos pour le texte à traduire. Il est clair pourtant que souvent, le client et le traducteur doivent négocier pour déterminier le skopos, surtout si le client n´a qu´une idée assez vague, voire incorrecte, du type de texte qui convient la situation donnée. Dans bien des cas, le traducteur expérimenté est en mesure d´inférer le skopos (implicite) à partir de la situation traductionnelle. Comme l´explique Vermeer (1989 : 183), «sauf indication contraire, nous prendrons pour acquis, dans notre culture, qu´un article technique au sujet d´une découverte astronomique, sera traduit comme un article technique pour des astronomes ... .» C´est ce que nous considérons comme une consigne conventionnelle, puisqu´elle se base sur la présomption générale que, dans une culture donnée, à une époque donnée, certains types de texte sont normalement traduits selon certaines approches traductionnelles. La corrélation établie par Katharina Reiss entre le type de texte et la méthode de traduction (1971) est précisément fondée sur cette présomption. La cohérence inter- et intra-textuelle Alors que pour Reiss le texte source doit être le critère le plus important dans la prise de décisions par le traducteur (Reiss 1988 : 70), Vermeer le considère plutôt comme une «offre d´information» à partir de laquelle chaque récepteur choisit ce qui lui semble intéressant ou important (Reiss et Vermeer 1984). Ce concept dynamique ne nous permet pas de parler d´un seul sens, pour un seul texte source, qui serait transféré à l´intention de récepteurs dans la culture cible. Conformément à la consigne, le traducteur sélectionnera certaines informations de l´offre d´information présentée dans la culture source, afin de formuler une nouvelle offre d´information dans la langue cible, qui servira de point de départ pour la sélection, par les récepteurs cibles, de ce qui leur semble significatif dans le contexte de leurs circonstances culturelles. Dans de telles conditions, le processus de la traduction devient un acte irréversible (une retraduction philologique en langue source ne donnerait pas le même résultat qu´était le texte source). Le rôle du traducteur est de produire un texte qui puisse transmettre une signification aux récepteurs de la culture cible. Le traducteur doit notamment respecter, la règle de cohérence intratextuelle qui stipule que le texte cible (translatum) doit être suffisamment intelligible pour le récepteur et avoir un sens dans la situation communicationnelle et culturelle d´accueil, comme une partie de son monde de référence. D´autre part, il doit exister un lien entre le texte traduit et le texte source. Ce lien, Vermeer l´appelle la règle de cohérence intertextuelle, ou la la règle de fidélité. La forme de cette cohérence intertextuelle sera dictée par l´interprétation que donne le traducteur du texte source et ensuite, par le skopos de la traduction. La cohérence intertextuelle est subordonnée à la cohérence intratextuelle et toutes deux sont à leur tour subordonnées à la règle du skopos. Si la finalité (skopos) exige un changement de fonction du texte, la norme ne sera plus alors la cohérence intertextuelle avec le texte source, mais l´adéquation et la conformité à la finalité (Reiss et Vermeer, 1984 : 139). Qui plus est, si la finalité exige une incohérence intra-textuelle, comme dans le cas du théâtre de l´absurde, la norme de la cohérence intra-textuelle ne tient plus. Il faut toutefois noter que le concept du skopos peut s´appliquer non seulement à des textes entiers mais aussi à des segments ou à des éléments textuels, tels que les exemples, les notes de bas de pages et les citations. Le skopos de telles unités moins grandes sera parfois différent de celui des autres segments textuels ou du texte entier. La culture et la spécificité culturelle La définition de la culture proposée par Vermeer met l´accent sur les normes et les conventions comme aspects les plus importants d´un culture. Selon Vermeer, une culture comprend l´ensemble des normes et des conventions qui doit connaître un individu, en tant que membre d´une société, pour être «comme tout le monde» ou pour pouvoir se différencier des autres membres de cette société. (Vermeer, 1987) Vermeer nomme «culturèmes» les éléments spécifiques d´une culture. Le culturème est un phénomène social de la culture X que l´on tient comme ayant une certaine pertinence aux yeux des membres de cette culture et qui, si on le compare avec un phénomène correspondant de la culture Y, est spécifique à la culture X. Le terme «correspondant» veut dire ici que les deux phénomènes sont comparables dans certaines conditions qu´il est possible de préciser. Par exemple, ils peuvent varier quant à leur forme tout en ayant une fonction similaire ou vice versa (par exemple, to have coffee le matin en Angleterre, et tomar un café en Espagne après le dîner, ou le Kaffetrinken en Allemagne, l´après-midi, et prendre un café après le dîner ou à n´importe quel autre moment en France). Un phénomène culturellement spécifique existe sous une forme particulière ou avec une fonction particulière, dans une des deux cultures que l´on compare (il peut d´ailleurs exister dans d´autres cultures que celles mises en contact dans une situation de traduction). La traduction implique la comparaison des cultures. Le traducteur interprète des phénomènes de la culture source à partir de sa propre connaissance culturelle, spécifique de cette culture. Cette interprétation se fait de l´intérieur ou de l´extérieur de la culture source, selon la direction de la traduction : vers la langue et la culture maternelles du traducteur ou vers la langue et la culture étrangères. Nous ne pouvons comprendre une culture étrangère que par comparaison avec notre propre culture, celle de notre première «culturation» (Witte, 1987). Il n´existe point de perspective neutre dans cette comparaison. Tout ce que nous observons comme étant différent de notre culture sera, pour nous, spécifique à l´autre culture. Les concepts de notre culture formeront ainsi les points de référence pour la perception de l´altérité. Qui plus est, notre attention sera focalisée sur les phénomènes qui seront soit différents de notre culture (là où nous nous attendions à la similarité) ou bien similaires à notre culture (là où nous nous attendions la différence). L´adéquation et l´équivalence Après avoir examiné plusieurs définitions du concept d´équivalence, Katharina Reiss établit un lien entre celui-ci et le concept hypéronymique d´adéquation (Reiss et Vermeer, 1984). Il faut remarquer que Reiss emploie le concept d´adéquation dans un sens presque contraire à celui qu´il a chez d´autres traductologues. Par exemple, Gideon Toury explique que « c´est le respect des normes de la culture source qui détermine l´adéquation d´un texte traduit au texte source » (Descriptive Translation Studies and Beyond, Amsterdam & Philadelphia, 1995). Toury cite également la définition d´Even-Zohar : « Une traduction adéquate est celle qui arrive à créer dans la langue cible les liens textuels d´un texte source sans pour autant enfreindre le système linguistique fondamentale de la langue cible » (Itamar Even-Zohar, article Decision in Translating Poetry 1975, traduction de Toury). Katharina Reiss, dans le contexte de la théorie du skopos, donne au terme d´adéquation un sens différent. L´adéquation fait selon elle référence aux qualités d´un texte cible par rapport à la consigne de traduction. L´adéquation est un concept dynamique qui entretient un lien étroit avec le processus d´action traductionnelle qui comprend « la sélection fonctionnelle des signes considérés comme étant appropriés à la finalité communicationnelle telle qu´elle est précisée dans la consigne de traduction » (Reiss, 1989). L´équivalence est en revanche un concept statique lié au résultat de l´action traductionnelle ; l´équivalence décrit un rapport de valeur communicationnelle égale entre deux textes, ou entre des syntagmes, des phrases, des structures syntaxiques etc. L´idée de valeur fait référence à la signification, aux connotations stylistiques ou à l´effet communicationnel. Reiss distingue encore entre le concept d´équivalence utilisé en linguistique contrastive (focalisé sur l´étude des langues) et en traductologie (qui se focalise sur la parole et les actes de parole, avec la prise en compte de l´emploi des signes linguistiques dans des situations culturelles spécifiques). Dans la théorie du skopos, l´équivalence implique l´adéquation à un skopos qui exige que le texte puisse fonctionner de la même manière communicative que le texte source, préservant ainsi «l´invariance fonctionnelle entre texte source et texte cible» (Reiss et Vermeer, 1984, et voir aussi les concepts de fidélité et de cohérence intertextuelle de Vermeer). Le concept de l´équivalence de trouve ainsi limité à une «équivalence fonctionnelle», au niveau textuel de ce que Reiss appelle la «traduction communicative». Le rôle des typologies de texte La typologie de textes de Reiss, introduite dès 1968, est basée sur le modèle organique des fonctions langagières proposé par le psychologue allemand Karl Bühler en 1934. Reiss, comme de nombreux autres linguisties et traductologues allemand, fait une distinction entre deux typologies de textes qui se situent à des niveaux différents d´abstraction. D´une part, les types de textes qui sont classés selon la fonction communicative dominante (le texte informatif, le texte expressif et le texte opératif) ; d´autre part, les genres ou sortes de textes (Textsorten) qui sont classifiés selon des caractéristiques ou des conventions linguistiques (par ex. les ouvrages de référence, les cours magistraux, les textes satiriques, les textes publicitaires etc.). La fonction principale des textes informatifs est de donner au lecteur des informations concernant les choses et les phénomènes du monde réel. Le choix des formes linguistiques et syntaxiques est subordonné à cette fonction. Le choix des formes s´applique également aux deux cultures, source et cible. Dans une situation traductionnelle où les textes source et cible sont du type informatif, le traducteur devra chercher à représenter de manière correcte et complète le contenu du texte source, se laissant guider, en ce qui concerne les choix stylistiques, par les normes dominantes de la langue et de la culture cibles. Comme l´explique Reiss dans une description plus récente de cette typologie, le texte informatif doit aussi comprendre « la communication purement phatique, où l´information est sans valeur mais où le message réside dans le processus de communication en tant que tel » (1989). Dans les textes expressifs, l´aspect informatif est complété, voire dominé, par une composante esthétique. Les choix stylistiques faits par l´auteur contribuent à la signification du texte, produisant ainsi un effet esthétique sur le lecteur. Cet effet doit être pris en compte dans le processus de la traduction. Si le texte cible doit appartenir à la même catégorie que le texte source (ce qui n´est pas le cas dans les éditions bilingues de poésie, par exemple), le traducteur du texte expressif devra chercher à produire un effet stylistique semblable. Dans ce cas, les choix stylistiques seront naturellement guidés par ceux du texte source. Dans les textes opératifs (modes d´emploi, guides d´utilisateur, recette de cuisine etc.), tant le contenu que la forme sont subordonnés à l´effet extralinguistique que doit produire le texte. La traduction des textes opératifs devra se laisser guider par le but principal, à savoir, susciter chez les destinataires du texte cible une réaction identique à celle des destinataires du texte source, même si pour ce faire il faudra modifier le contenu ou des éléments stylistiques du texte source. Reiss et Vermeer (1984) établissent une corrélation entre concept textuel, type de traduction et visée traductionnelle. Reiss souligne le fait que tout type de traduction (le mot à mot, la traduction littérale ou la traduction philologique) peut se justifier dans des circonstances particulières pour une finalité traductionnelle particulière ; elle ne cache pas cependant que, pour elle, le type de traduction idéal est le type communicatif. Elle cherche donc un texte cible dont la forme linguistique ne trahit pas celle de l´original, mais qui sert des finalités communicationnelles identiques pour devenir un équivalent parfait de l´original, du point de vue syntaxique, sémantique et pragmatique. Christiane Nord et son modèle d´analyse textuelle en traduction Christiane Nord, traductrice professionnelle et enseignante à l´Institut de Traduction et d´Interprétation à l´Université de Heidelberg, se penchant sur les aspects de la traduction indépendante des langues a mis au point son «modèle d´analyse textuelle en traduction» (1988, 1991). Le modèle repose sur l´analyse des aspects extra-textuels et intra-textuels de l´action communicationnelle. Il est conçu pour repérer les éléments fonctionnels du texte source et ceux du texte cible à produire selon la consigne de traduction. Grâce à la comparaison entre le skopos et les fonctions du texte source avant de commencer à traduire, le traducteur devrait être capable de repérer les difficultés susceptibles de se poser lors du processus de traduction et de concevoir ainsi une stratégie globale qui lui permettra de surmonter ces difficultés (Nord, 1996). La traduction documentaire et la traduction instrumentale de Nord (1989) Pour synthétiser les concepts avancés par House et par Reiss, Christiane Nord a proposé une typologie des traductions plus élaborée, qui implique une distinction entre la fonction de l´acte de traduction et la fonction du texte cible qui en résulte. Elle identifie deux types fondamentaux de processus de traduction. Le premier vise la production dans la langue cible d´une sorte de document qui témoigne de (certains aspects de) l´interaction communicative, dans laquelle un émetteur de culture source entre en communication avec un public de culture source au moyen du texte source, et ceci dans les conditions de cette culture source. Le deuxième type vise la production dans la langue cible d´un instrument qui doit permettre une nouvelle interaction communicative entre l´émetteur de culture source et le public de culture cible, en se servant de (certains aspects du) texte source comme modèle ou point de départ. Nord différencie alors traduction documentaire et traduction instrumentale (1997). Les formes documentaires de la traduction Dans une traduction documentaire, la fonction principale du texte cible est métatextuelle. Le texte cible témoignera en effet d´un autre texte, ou d´un ou de plusieurs de ses aspects spécifiques. Il existe plusieurs formes de traduction documentaire, selon qu´elles portent sur des aspects différents du texte source. Une traduction documentaire qui se focalise sur les caractéristiques morphologiques, lexicales ou syntaxiques du système langagier source telles qu´on les observe dans le texte source, est appelé traduction mot à mot ou interlinéaire. Cette forme de traduction est utilisée en linguistique comparative ou dans les dictionnaires encyclopédiques, avec pour but de montrer les caractéristiques structurelles d´une langue par l´intermédiaire d´une autre. Si une traduction documentaire est censée reproduire les paroles du texte original par l´adaptation de la syntaxe, des structures et de l´utilisation idiomatique du vocabulaire aux normes de la langue cible, nous pouvons qualifier celle-ci de traduction littérale. Cette forme de traductin est souvent employée dans les cours de langue, pour traduire en discours indirect les déclarations d´homes politiques étrangers dans les articles de journaux ainsi que pourl es citations littérales d´ouvrages scientifiques, ou bien, en combinaison avec la traduction interlinéaire, dans les études interculturelles lorsqu´il est fair référence à une langue inconnue du lecteur. Si une traduction documentaire reproduit le texte source de manière assez littérale, mais qu´elle y ajoute les explications nécessaires concernant la culture source ou les particularités de la alngue source sous forme de notes en bas de pasge ou de glossaires, nous pouvons la qualifier de traduction philologique. On trouve souvent cette forme de traduction dans la traduction des textes anciens (tels que ceux d´Homère), de la Bible ou de textes de cultures éloignées de celle du lecteur cible. Si la traduction documentaire d´un texte de fiction préserve le cadre culturel de l´histoire, elle peut créer une impression d´étrangeté exotique ou de distance culturelle pour les lecteurs de la culture cible. On aprle alors d´uen traduction exotisante. La traduction est en ce cas de nature documentaire en ce qu´elle change la fonction communicative du texte source. Ce qui est de nature appellative dans le texte source (par exemple, le fait de rappeler aux lecteurs des phénomènes de leur propre culture) devient alors informatif pour les lecteurs cibles (sert à les renseigner quant à la culture source). Les formes documentaires de la traduction - tab. 1 Fonction de la traduction document d´une interaction communicative dans la culture source, à l´intention des lecteurs de la culture cible Fonction du texte cible fonction métatextuelle Type de traduction TRADUCTION DOCUMENTAIRE Forme de traduction traduction interlinéaire traduction littérale traduction philologique traduction exotisante Finalité de la traduction reproduction du système de la langue source reproduction des formes de la langue source reproduction des formes et du contenu du texte reproduction des formes, du contenu et de la situation du texte source Ancrage du processus de traduction structures lexicales + syntaxiques de la langue source unités lexicales du texte source unités syntaxiques du texte source unités textuelles du texte source Exemple linguistique comparative citations dans des textes journalistiques ouvrages classiques prose littéraire contemporaine Les formes instrumentales de la traduction Le texte qui résulte d´une traduction instrumentale peut remplir les mêmes fonctions potentielles qu´un texte original. Si la fonction du texte cible est identique à celle du texte source, nous qualifions cette traduction d´équifonctionnelle (Nord). En revanche, s´il existe une différence de fonction entre texte source et texte cible, la traduction sera alors hétérofonctionnelle ; enfin, si le statut littéraire du texte cible dans le corpus des textes de cette culture correpsond au statut littéraire du texte original à l´intérieur du corpus de textes de la culture source, on parle de traduction homologue. La traduction équifonctionnelle s´applique aux textes techniques, aux manuels d´instruction pour ordinateur et autres textes pragmatiques tels que les modes d´emploi, les recettes, les brochures d´information touristique ainsi que les informations sur les produits. C´est ce que Reiss décrit comme la traduction communicative, où les récepteurs ne remarquent pas, ou ne sont mêmes pas intéressés de savoir qu´ils sont en train de lire une traduction. Cela ne signifie pourtant pas que tout texte technique doive être traduit de façon instrumentale. Exemple de traduction équifonctionnelle des interdictions : No entry. Prohibido entrar. Défense d´entrer. Une traduction hétérofonctionnelle sera choisie si la fonction ou les fonctions du texte original ne peuvent être préservées dans leur intégralité, ou s´il est impossible de conserver la même valeur hiérarchique des fonctions pour des raisons de nature culturelle ou d´éloignement dans le temps. Si on traduit par exemple le Gulliver´s Travels de Jonathan Swift, ou le Don Quichote de Cervantes, pour les enfants, la fonction satirique (appellative), devenue d´ailleurs obsolète pour la majorité des lecteurs contemporains qui ne connaissent pas la situation originale, cèdera la place à la fonction ludique d´une historie amusante dans un cadre exotique. D´ailleurs, le concept d´équivalence dynamique de Nida veut aussi que la fonction référentielle soit modifiée afin de sauvegarder la fonction appellative. Dans une traduction homologue, le tertium comparationis entre le texte source et le texte cible représente un certain statut dans le cadre d´un corpus ou d´un système, principalement au regard des textes poétiques ou littéraires. Dans ces cas, on pourrait supposer que le texte cible présente un degré analogue d´originalité à l´égard des corpus propres aux deux cultures. Cela signifie par exemple que l´hexamètre grec ne se traduira pas par un hexamètre anglais mais par des vers blanc ou par un autre mètre qui serait aussi connu que l´était le vers hexamètre dans la poésie de la Grèce classique. Pour Jakobson, les traductions homologues sont une forme de transposition créative. Bien qu´elles soient souvent exclues du domaine de la « traduction proprement dite », dans le contexte du fonctionnalisme elles respectent quand même un skopos déterminé et sont tout aussi justifiables que toute autre forme de transfert interculturel. Vues de cette manière, les traductions homologues s´opposent aux traductions interlinéaires, qui se trouvent, pour ainsi dire, à l´autre bout du continuum des relations possibles entre texte source et texte cible. À la lecture d´une traductin instrumentale, les lecteurs ne sont pas censés se rendre compte qu´ils lisent une traduction. La forme du texte s´adapte normalement aux normes et aux conventions de la culture cible en ce qui concerne de type de texte, le genre, le registre et la teneur. Il y a les conventions de genre, les conventions stylistiques générales, les conventions du comportement non-verbal et les conventions traductionnelles, qui sont propres à une culture donnéeet peuvent varier donc sensiblement d´un pays à l´autre (même dans le cadre des pays francophones, germanophones, anglophones etc.). Quant aux conventions traductionnelles, donnons un exemple concernant la traduction des noms propres. Il existe en effet différentes conventions régulatrices qui régissent la traduction des noms propres. En français, les noms propres dans les textes de fiction ne servent pas de marqueurs culturels (le nom propre peut donc soit rester en allemand, soit être traduit en français, Gregor Samsa peut soit rester Gregor soit devenir Grégoire - voir F. Kafka : La Métamorphose), contrairement à ce qui se passe dans la littérature allemande. Dans un roman allemand, le nom Carlos par exemple indique de manière conventionnelle une personne d´origine espagnole, tandis qu´un Français s´appellerait Charles. Mais par contre, dans un roman espagnol, une Allemande peut s´appeler par exemple Federica et son ami français Carlos, indépendamment du contexte situationnel. Les formes instrumentales de la traduction - tab. 2 Fonction de la traduction Instrument visant une interaction communicative en culture cible, basée sur une interaction communicative en culture source Fonction du texte cible fonction référentielle/ expressive/ appellative/ phatique et divereses sous-fonctions Type de traduction TRADUCTION INSTRUMENTALE Forme de traduction traduction équifonctionnelle traduction hétérofonctionnelle traduction homologue Finalité de la traduction Remplir les fonctions du texte source pour le lecteur cible Remplir les fonction similaires à celles du texte source Produire un effet homologue à celui du texte source Ancrage de la traduction unités fonctionnelles du texte source fonction transférables du texte source degré d´originalité du texte source Exemple mode d´emploi Gulliver´s Travels traduit pour un public d´enfants la poésie traduite par un poète Une taxinomie fonctionnaliste des problèmes de traduction (Nord, 2008, p. 85-87) La traduction fonctionnaliste aborde les problèmes de traduction par une analyse descendante (top-down), soit un processus de traduction commençant au niveau pragmatique, pour déterminer la fonction recherchée du texte cible (documentaire ou instrumentale). Ensuite, on distingue les éléments fonctionnels du texte qui devront être reproduits tels quels de ceux qui devront être adaptés au savoir contextuel, aux attentes et aux besoins communicationnels du destinataire ; il faudra également tenir compte des contraintes relatives au support et à la déixis. Le type de traduction déterminera enfin si le texte traduit doit se conformer aux conventions de la culture source ou à celles de la culture cible en ce qui concerne le style. Le concept de fonctionnalité et de loyauté (Nord, 2008) Pour Ch. Nord, la responsabilité du traducteur envers ses partenaires dans l´interaction traductionnelle est désignée par la notion de loyauté. Cette loyauté engage le traducteur tant envers la situation source qu´envers la situation cible. Il ne faut pas confondre la notion de loyauté avec celles de fidélité ou d´exactitude, notions qui se réfèrent généralement à la relation entre les textes source et cible. La loyauté, en revanche, désigne une catégorie interpersonnelle qui renvoie à un lien social entre des personnes. Le modèle de fonctionnalité et de loyauté tient compte des intérêts légitimes des trois participants de l´acte traductionnel : l´initiateur (qui veut un certain type de traduction), le récepteur cible (qui est en droit d´attendre une certaine relation entre les textes source et cible), l´auteur du texte source (qui est en droit d´exiger qu´on respecte ses intentions et s´attend donc à un certain rapport entre le texte source qu´il a produit et la traduction de ce texte). S´il existe un conflit entre les intérêts des trois partenaires du traducteur, c´est ce dernier qui doit jouer le rôle de médiateur et, si nécessaire, chercher la coopération de toutes les parties (et si c´est possible). VII. La théorie du polysystème (GUIDÈRE, 2010) La théorie du polysystème désigne le cadre conceptuel développé dans les années 1970-1980 par Itamar Even-Zohar (1939, Tel Aviv, de langue maternelle hébraïque). Il est parti du concept de système initié par les formalistes russes tel que Tynjanov (1929) et l´a appliqué à l´étude de la littérature considérée comme un système de système, l´objectif étant d´analyser et de décrire le fonctionnement et l´évolution des systèmes littéraires en prenant comme exemple la littérature traduite en hébreu. Par polysystème, Even-Zohar (1990) désigne un ensemble hétérogène et hiérarchisé de systèmes qui interagissent de façon dynamique au sein d´un système englobant (le polysystème). Ainsi, la littérature traduite ne serait qu´un niveau parmi d´autres au sein du système littéraire, lequel est inclus dans le système artistique en général, mais ce dernier fait également partie intégrante du système religieux ou encore politique. Bref, il s´agit d´un polysystème ayant des racines socioculturelles. Au sein de ce polysystème, l´idée centrale est celle de la concurrence qui existe entre les différents niveaux ou strates de système. Il y a ainsi une tension permanente entre le centre et la périphérie du système, c´est-à-dire entre les genres littéraires dominants à un moment donné et ceux qui tendent à devenir dominants. Car le polysystème littéraire regroupe aussi bien les oeuvres majeures que les types textuels moins canoniques tels que les contes pour enfants ou romans policiers traduits. Even-Zohar analyse cette compétition entre formes littéraires en termes de principes «premiers» et de principes «secondaires» : les uns sont innovateurs, les autres sont conservateurs. Ainsi, quand une forme littéraire «première» accède au centre du système, elle tend à devenir de plus en plus figée et conservatrice, jusqu´à se faire écarter par une forme «secondaire», plus dynamique et novatrice, et ainsi de suite. Appliquée aux oeuvres traduites, la théorie du polysystème s´est intéressée à deux aspects : d´une part, le rôle que joue la littérature traduite au sein d´un système littéraire particulier ; et d´autre part, les implications de l´idée de polysystème sur les études traductologiques en général. Concernant le premier aspect, Even-Zohar estime que les traducteurs ont tendance à se plier aux normes du système littéraire d´accueil, tant au niveau de la sélection des oeuvres qu´au niveau de leur reformulation / écriture des traductions. La littérature traduite occupe en général une position périphérique dans le système d´accueil, mais le degré d´éloignement du centre est variable selon les systèmes. Even-Zohar identifie trois types de situations : 1/ La première est celle des «jeunes littératures» en formation : dans ce cas, la littérature traduite tend à jouer un rôle important comme porteuse d´innovations et de repères de comparaison. 2/ La seconde est celle des littératures nationales «périphériques» : dans ce cas, la littérature traduite tend à occuper une place centrale parce qu´elle émane d´une nation nation plus puissante et plus influente. Cela est valable aussi bien dans le domaine francophone qu´anglophone ou hispanophone. 3/ La troisième est celle des littératures «en crise» : dans ce cas, la littérature traduite tend occuper le vide laissé par les auteurs nationaux et à devenir centrale dans le champ littéraire de la langue cible. Dans tous ces cas, il s´agit d´une prise de pouvoir imprévisible et évolutive, car la littérature traduite dépend de la position des autres formes au sein du polysystème. Even-Zohar insiste sur ce point (1990 : 51) : «La traduction ne constitue plus un phénomène dont la nature et les frontières sont fixées une fois pour toutes, mais une activité tributaire des relations internes à un système culturel particulier.» La théorie du polysystème conduit ainsi à considérer la traduction comme un sous-système dépendant du cadre culturel général de la société d´accueil. Elle n´est pas un système autonome ayant sa propre logique, mais elle est soumise aux interactions des autres systèmes en présence. Cette conception de la traduction induit plusieurs implications théoriques et pratiques : 1/ Le processus de traduction n´est pas envisagé comme un transfert inter-langues mais inter-systèmes. Cela signifie que la traduction s´inscrit dans un contexte socioculturel plus large et qu´il faut tenir compte de cet hyper-contexte lors du transfert. 2/ L´oeuvre traduite n´est pas analysée en référence à la notion d´équivalence mais est envisagée en soi comme un objet autonome. Elle est une entité à part entière qui s´inscrit dans le cadre général du système cible. 3/ Les procédés de traduction en sont pas analysés en fonction de chaque système linguistique, mais en fonction des «normes» spécifiques au contexte socioculturel au sens large (genre littéraire, idéologie dominante, contexte politique). Ces perspectives d´étude ont été développées par Gideon Toury (Descriptive Translation Studies and Beyond. Amsterdam-Philadelphia: John Benjamins, 1995) dans le cadre de sa traductologie descriptive. Gideon Toury s´est donné pour objectif de rendre compte des phénomène traductologiques de façon systématique et dans un cadre théorique unifié. Il définit la traduction en terme de transfert et établit que toute opération de transfert comprend d´une part «un invariant sous la transformation», et d´autre part, «trois configurations basiques de relations» : 1) entre chacune des deux entités et le système dans lequel elles s´intègrent ; 2) entre les deux entités elles-mêmes ; 3) entre les systèmes respectifs. Ces trois types de relations sont interdépendants et permettent de définir la traduction comme un transfert interlingual ou plus précisément intertextuel. Toury (1995 : 14) suggère, en s´inspirant des Familienähnlichkeiten de Wittgenstein, de «penser la traduction comme une classe de phénomènes dans laquelle les relations entre ses membres s´apparentent à celles au sein d´une famille». La théorie du polysystème sert à développer une traductologie analytique de nature systémique. Elle s´inscrit dans le prolongement des approches traductologiques fortement ciblistes, parce qu´elle envisage la traduction au sein des systèmes culturels d´accueil. Mais son analyse des rapports de force entre littératures nationales et étrangères revêt une coloration idéologique qui peut fausser la perception de la traduction en général.