Christophe CUSIMANO 1er chapitre : sujet et absence de sujet II. Phrases sans sujet Quelques mises en garde … Dans cette section, nous nous permettons d’émettre de sérieux doutes sur l’existence d’un sujet tel que nous l’avons défini jusqu’à présent (soit un constituant de P exocentrique qui se combine avec un SV ou tout autre constituant susceptible de commuter avec) dans la phrase nominale par exemple ou la phrase à verbe impersonnel en français. Les raisons qui nous amènent à en douter tiennent en deux questions essentielles : i. Peut-on trouver en français parmi les phrases nominales, tout comme dans celle à verbe impersonnel, des exemples dans lesquels le prétendu sujet est réellement un constituant immédiat de P ? ii. Y a-t-il toujours ou même seulement parfois au moins deux constituants dans les phrases monorèmes par exemple ? A cet effet, doit-on parler de sujet concernant ce type de phrase ? 28 ( 28 ) Christophe CUSIMANO 1er chapitre : sujet et absence de sujet 1. Phrases dont le prétendu sujet est un indice personnel V I.P. V Contrairement à la grammaire traditionnelle qui voit des sujets dans tous pronoms personnels dits « sujets », nous voudrions montrer qu’il faut être vigilant et sans doute critique sur ce point. Si nous semblons d’ores et déjà mettre en doute cette position, il nous faudra toutefois répondre à la question suivante : si les prétendus sujets ne sont pas des constituants immédiats de P, quelle est leur place par rapport à SV ou à V ? 29 ( 29 ) Christophe CUSIMANO 1er chapitre : sujet et absence de sujet Exercice 3 : dites pourquoi, selon vous, il serait délicat de faire commuter « M. de Norpois » avec « il » dans la phrase : « M. de Norpois, mille fois plus intelligent que moi, devait détenir cette vérité que je n’avais su extraire du jeu de la Berma, il allait me la découvrir ». (M. Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleur) Avec quel autre morphème (que la grammaire traditionnelle qualifie aussi de pronom) devrait-on faire commuter « M. de Norpois » pour conserver à la phrase sa configuration syntaxique ? Développez en quelques lignes les conclusions que l’on peut tirer de ces faits. Quelques ind ces …i i. Les tests rendant les phrases agrammaticales sont souvent utiles pour déterminer l’éventail des commutations non seulement possibles mais justes. C’est le cas ici. ii. Le test doit faire apparaître dans le cas qui nous occupe une bipartition dans la catégorie pronominale. 30 ( 30 ) Christophe CUSIMANO 1er chapitre : sujet et absence de sujet Solution : Tout d’abord, un premier constat qui n’aura échappé à personne : remplacer « M. de Norpois » par « il », donne lieu à une phrase agrammaticale. Le problème provient du fait que l’apposition (ici « mille fois plus intelligent que moi ») révèle une contrainte syntaxique inextricable en français : certains types de pronoms (« il » mais pas « elle » sauf le second « elle » dans des exemples tels que « Elle, elle … ») ne supportent pas d’être séparés du verbe. Pour cette raison, entre autres, ces pronoms sont appelés clitiques. D’un point de vue syntaxique, cela revient à dire que les clitiques n’entrent pas dans le paradigme du syntagme nominal, contrairement au nom propre par exemple. En d’autres termes, n’étant jamais des constituants immédiats de P, ils ne peuvent en aucun cas en être considérés comme sujets syntaxiques. Nous les nommerons désormais indices de personne, en ce sens qu’ils sont comparables aux désinences verbales de personne des autres langues romanes : nous les assimilons donc, par exemple, au « -o » (it. & port.) de « cant-o » dont on ne dirait jamais qu’il s’agit d’un sujet syntaxique. Ils se combinent donc directement avec le verbe. Ces morphèmes ne sauraient donc pas même « marquer l’accord » d’un supposé sujet avec le verbe comme on peut le lire dans certaines grammaires ; car, leur signifiant discontinu, ils sont tout à la fois la source de l’accord et l’accord lui même (/nu … 7/ par exemple, le morphème de 4e personne). À l’inverse, les pronoms accentués, pouvant faire office de sujet syntaxique, seront dits ProSN puisqu’ils appartiennent au paradigme des syntagmes nominaux. Cette terminologie permet en outre de corriger le manque de rigueur qu’implique la notion de pronom dans leur cas. Illustrons ceci par des exemples d’analyse. 31 ( 31 ) Christophe CUSIMANO 1er chapitre : sujet et absence de sujet Exercice 4 : faites l’analyse syntaxique (c’est-à-dire produisez le tableau des commutations et l’arbre syntaxique) de la phrase suivante : « On avait brodé cela sur quelque métier de palissandre » (G. Flaubert, Mme de Bovary). Quelques ind ces …i i. Cette phrase présente plusieurs difficultés dont la principale réside, comme nous le souhaitions, dans le statut syntaxique à accorder à « On ». Le choix des commutations se révèlera donc essentiel pour déterminer si ce morphème est constituant immédiat de P ou plutôt de V. ii. La deuxième difficulté tient au fait que le temps du verbe « broder » est un temps composé, le plus-que-parfait. Il faudra donc bien prendre la mesure, même grossière, de sa formation morphologique. 32 ( 32 ) Christophe CUSIMANO 1er chapitre : sujet et absence de sujet Solution : La première ligne du tableau des commutations devrait retenir toute l’attention du lecteur : en effet, nous avons choisi de considérer l’indice personnel comme un simple morphème du verbe, lui étant inévitablement accolé. Par le biais du test de l’apposition, on voit bien qu’aucun morphème (ou construction) ne peut s’intercaler entre « on » et « avait brodé » (« * On, hier, avait brodé », etc.). Le verbe combiné à son indice de personne (et aux morphèmes temporels ici) forme donc une construction. Toutefois, il est délicat de le montrer par la commutation : c’est pourquoi, à la suite de Christian Touratier, nous choisissons de réunir par une astuce méthodologique les différents morphèmes entre crochets : [onavaitbrodé]. Notons encore que nous avons marqué ici d’une flèche le lien de discontinuité morphologique entretenu par les deux segments du même morphème du plus-que-parfait « avait » (noté PQP1) et « é » (PQP2). L’analyse morphologique de cette construction est contestable, car pas assez précise sans doute : nous aurions pu noter plus clairement « on [Pers3] av- [auxiliaire] ait [imparfait] brod [verbe] -é [participe passé] » ; mais l’essentiel n’est pas là pour un ouvrage de syntaxe, plutôt concerné par les branches supérieures des arbres. Une dernière précision reste à faire au sujet de la notation P : SV. Rappelons qu’il faut entendre par là que nous avons un syntagme verbal qui, sans équivaloir à une phrase standard faute de contenir un véritable sujet syntaxique, se comporte toutefois en tant que telle grâce à la présence de l’indice de personne et entre donc dans son paradigme. Ce faisant, le reste du tableau est sans surprise. 33 ( 33 ) Christophe CUSIMANO 1er chapitre : sujet et absence de sujet Comme nous pouvions le prévoir, l’indice de personne n’est autre qu’un constituant immédiat de V, au même titre que les désinences verbales, ici du plus-queparfait. Nous avons donc une nouvelle fois affaire à une phrase sans sujet. 1 2 3 4 5 6 34 ( 34 ) Christophe CUSIMANO 1er chapitre : sujet et absence de sujet Exercice 5 : faites l’analyse syntaxique de la phrase modifiée de l’exercice précédent : « Lui avait brodé cela sur quelque métier de palissandre » Un indice … Avoir remplacé un clitique « on » par un pronom accentué, à savoir « lui », devrait modifier toute la structure syntaxique de la phrase. Il s’agit donc de montrer comment. Pour s’aider, il est souhaitable de s’appuyer sur la correction de l’exercice précédent. 35 ( 35 ) Christophe CUSIMANO 1er chapitre : sujet et absence de sujet Solution : Le tableau des commutations subit une profonde modification : sachant que « lui », au contraire de « on », peut occuper la fonction syntaxique de sujet, celui-ci ne doit pas être perçu tel un constituant immédiat de V, mais de P. 36 1 2 3 4 5 6 7 ( 36 ) Christophe CUSIMANO 1er chapitre : sujet et absence de sujet Exercice 6 : faites l’analyse syntaxique de la phrase suivante : « Prendrai-je un thé à la camomille ? » (Site Internet Geekzone). Quelques ind ces …i i. Quel statut devons-nous attribuer à « je » ? Indice de personne ou proSN, il convient d’appliquer les tests que nous avons évoqués plus haut. ii. D’ailleurs, d’un point de vue morphologique, doit-on considérer le seul segment « je » comme morphème de personne 1 ? iii. Le dernier objectif de l’exercice est de voir si la forme interrogative est susceptible de modifier la possibilité des pronoms personnels d’être séparés du verbe dont ils dépendent. 37 ( 37 ) Christophe CUSIMANO 1er chapitre : sujet et absence de sujet Solution : Une remarque s’impose dès l’abord : si l’on s’en tient à un découpage en morphèmes et non en mots, il semblerait que ce n’est pas le seul segment « je » qui constitue le morphème de personne 1, mais plutôt « -ai-je », ce qu’une commutation avec « prendras-tu » par exemple rend évident. Quant à savoir s’il s’agit d’un clitique ou non, on notera nécessairement qu’en aucune manière, ce morphème n’est séparable du verbe. La forme interrogative n’influe en rien sur ce point. A l’inverse, si l’on considère traditionnellement « -ai » et « je » comme les deux segments d’un même morphème à signifiant discontinu12 , nous voyons que la forme interrogative réunit ici les deux segments. Mais l’important reste que ces deux segments constituent toujours un seul morphème. D’un point de vue morphologique toujours, il convient de consigner la présence d’un morphème du futur « -dr- ». Enfin, le verbe « faire » impliquant nécessairement un complément d’objet, il est inévitable que « un thé à la camomille » soit considéré comme un actant. Laissons toutefois cela en suspends jusqu’au prochain chapitre. Une dernière curiosité : nous avons fait commuter « la » et « camomille » non pas avec un nom propre ou un proSN comme on pourrait s’y attendre mais avec un verbe qui voisine de près avec cette catégorie, avec ce paradigme en d’autres termes. Consignons toutefois que cette commutation, si elle note l’unité de la construction, ne la démontre pas vraiment, puisque « boi-re » contient deux morphèmes. Gardons seulement à l’esprit qu’il s’agit d’une 38 12 Autrement dit d’un signifié associé à un signifiant dont les segments sont répartis de manière non-contiguës sur la chaîne parlée. ( 38 ) Christophe CUSIMANO 1er chapitre : sujet et absence de sujet commodité pas tout à fait rigoureuse, mais qui nous évite d’écrire [lacamomille] par exemple. L’arbre est absolument fidèle au tableau ci-dessus. 1 2 3 4 5 6 39 ( 39 )